mercredi 23 décembre 2020

La Mère - Maxime Gorki

 


La Mère - Maxime Gorki


 

 

UNE VISITE À ANNA ZALOMOVA

 

lhéroïne de la Mère.

 

À deux kilomètres de la ville de Gorki[1], dans une petite pièce dune bourgade ouvrière, une mère tricote des chaussettes pour en faire cadeau à son fils. Elle a un sourire caressant ; derrière les lunettes, son regard est étonnamment vif et intelligent. Des mèches argentées lui tombent sur le front. Cette femme est encore vaillante, forte, joyeuse de vivre.

Cest Anna Kirillovna Zalomova, que des millions de lecteurs connaissent sous le nom de Pélaguée Nilovna Vlassova, héroïne du roman de Maxime Gorki, la Mère. Elle est âgée de 85 ans. Elle a dix-huit petits-fils et douze arrière-petits-fils. Son beau cœur est toujours le même ; elle se réjouit des victoires de l’édification socialiste, de la réalisation de lidéal pour lequel avait lutté son fils préféré, Piotr Zalomov, le Pavel Vlassov du roman.

 

Nous faisons connaissance des la façon la plus simple. Le visage éclairé du sourire extrêmement doux dun être dune cordialité et dune modestie extraordinaires, elle dit :

Cela fait longtemps, que jai lu la Mère. Javais appris quun écrivain nous avait choisis, mon fils et moi, pour sujet de son livre. Lorsque Piotr était en prison, Alexëi Maximovitch[2] lui portait le dîner, lui envoyait de largent tous les mois, prenait soin de lui

Je prie Anna Kirillovna de me parler un peu delle-même.

Mais une fois de plus, elle parle de son fils, de son caractère, de sa maîtrise, du passé.

Il est tellement obstiné, mon fils Le 1er mai, à Sormovo, il y eut cinq cents manifestants, mais on nen a arrêté que sept. Dertev et Moïsséev, des étudiants, Piotr, le serrurier Samyline, et un autre, je ne sais plus qui Le lendemain, jallai chez ma fille, pour savoir ce quil était advenu de mon filsÀ cette époque-là, il vivait chez elle. Chemin faisant, je rencontrai une femme :

« Où vas-tu ? Sais-tu, le meneur, celui qui portait le drapeau, on la blessé à coups de baïonnette Cest pas assez : il aurait fallu le tuer.

« Moi, je répondis : cest faux. Il est mon fils, il vit, il na fait aucun mal aux hommes.

« Elle faillit tomber, et moi :

« — Pourquoi avez-vous peur, je ne vous ai rien fait. »

Une grande flamme merveilleuse éclaire les yeux de la mère qui raconte :

Piotr a adhéré au Parti lorsquil avait quinze ans On lui avait dit plus dune fois : « Tu verras, tu finiras sur la potence ou devant un peloton dexécution. » Cela ne lavait pas effrayé. On les a jugés et déportés tous dans le gouvernement de lEnisséï, au village de Maklakovka. Cela se passait en 1903 ; puis, il s’évada En 1905, il combattit sur les barricades, à Moscou. Puis, il fallut partir pour Kostroma, où nous sommes restés cinq mois, puis pour Soudja Sa femme est institutrice. Il se faisait appeler Anton Fédorovitch Il vivait sous un faux nom, mon fils.

Et vous-même, avez-vous participé à laction révolutionnaire.

Mais oui. En 1899 ou en 1900, jallai à Ivanovo- Voznessensk Pour porter des proclamations. Piotr en avait envoyé quelques milliers. Au début, on voulait les confier à mon frère, mais jeus peur« Mieux vaut que jy aille, moi » On venait de réduire les salaires des tisserands Il fallait leur porter des tracts

« Je men souviens très bien. Je mengageai dans une ruelle. Une dame apparut sur un perron Jentrai dans la cour ; des menuisiers y étaient en train de travailler. Soudain, sortant dune cave une femme dun certain âge se précipita vers moi :

« — Vous êtes Anna Kirillovna ? » Et de membrasser « Venez, venez vite ». Elle moffrit du thé Elle voulait me persuader de rester Puis arriva un jeune tisserand qui emporta les proclamations

Ce ne fut pas pour rien, ajoute Anna Kirillovna en souriant, les ouvriers ont eu gain de cause

« Une autre fois, je transportai des tracts de Pétchory à Sormovo, dans un seau. Je mis des choux par-dessus, comme si javais des choux. Jallais monter lorsquon me dit : « Où vas-tu avec tes seaux ? Comme sil ny avait pas de choux à Sormovo ? » Et moi, je réponds : « Pas de choux comme ça, cest une sorte spéciale »

« En 1902, à Kovalikha, vivait un infirmier, Ivan Pavlovitch. On devait transporter des drapeaux, de chez lui jusqu’à Sormovo Je viens chez lui Je passe dans la chambre et je les enroule autour de ma taille, sous la blouse Puis, je ressors. « Et les drapeaux, dit-il, vous les avez oubliés ? Mais non, Ivan Pavlovitch, je nai rien oublié. » Tout se passa très bien

Vous aimez votre fils, Anna Kirillovna ?

Tu es drôle ! Est-ce quune mère peut ne pas aimer son fils ? Attends, je vais te raconter comment il est, le mien On lavait jugé au Tribunal régional et mis en prison Aucun détenu navait le droit de recevoir des visites. Ils décidèrent de faire la grève de la faim. Certains se bornèrent à ne pas manger, et lui, il refusa de boire, tellement il est entêté

« Un jour, jarrive à la prison, et le gardien me dit : « Pas la peine de venir : ton fils nest pas là On la emporté à linfirmerie Je ne pense pas que tu le trouves vivant ».

« Je me dirige à linfirmerie. Je supplie le substitut, je supplie le procureur lui-même.

« — Ayez pitié, un homme à lagonie ne peut-il donc pas voir sa mère ? Vous si votre toutou est malade, vous faites venir le médecin

« — Il la voulu, répond le procureur.

« Je sors dans la rue, je me sens défaillir, je tombe Un attroupement se forme. « Pour lamour de Dieu, dis-je, donnez-moi un verre deau » Un homme compatissant mapporte à boire.

« Mais le policier fait circuler : « Va-ten, va-ten, ne te vautre pas ici ».

« Pendant un moment, je me promène devant la prison. Ensuite, je décide dagir par la ruse. Je demande ladresse de linfirmier

« — Par là, me dit-on, dans cette maisonnette.

« Jentre Je vois une jeune femme. Des traits doux. Je linterroge : « Jai un fils, Piotr ; vit-il ? »

« — Vous avez de la chance, dit-elle, on a eu de la peine à le sauver » Ce que jai pu être heureuse

La mère nous raconte des épisodes remarquables de son existence passionnante. Elle parle, en termes chaleureux et caressants, de l’écrivain Gorki quelle a connu tout gosse. « Il était bien vif, Lionia il était toujours fourré dans les livres et apprenait lallemand. Je suis allé plus dune fois à la teinturerie des Kachirine[3]. »

Je minforme de la santé dAnna Kirillovna. « Mes forces diminuent Par ailleurs, ça va. Ce que jaime, cest lire. Les vieilles de mon âge me reprochent mon goût pour la lecture »

Lorsquelle apprend que je vais voir son fils, Piotr Zalomov, elle me tend les grosses chaussettes tricotées et dit en souriant :

Donne-les à Pétia, mon petit. Dis-lui que je laime et que je pense à lui

 

S. Orlov.

1935

 

 

 

 

Première partie

 

 

I

 

Tous les jours, dans latmosphère enfumée et grave du faubourg ouvrier, la sirène de la fabrique jetait son cri strident. Alors, des gens maussades, aux muscles encore las, sortaient rapidement des petites maisons grises et couraient comme des blattes effrayées. Dans le froid demi-jour, ils sen allaient par la rue étroite vers les hautes murailles de la fabrique qui les attendait avec certitude et dont les innombrables yeux carrés, jaunes et visqueux, éclairaient la chaussée boueuse. La fange claquait sous les pieds. Des voix endormies résonnaient en rauques exclamations, des injures déchiraient lair ; et une onde de bruits sourds accueillait les ouvriers : le lourd tapage des machines, le grognement de la vapeur. Sombres et rébarbatives comme des sentinelles, les hautes cheminées noires se profilaient au-dessus du faubourg, pareilles à de grosses cannes.

Le soir, quand le soleil se couchait, et que ses rayons rouges brillaient aux vitres des maisons, lusine vomissait de ses entrailles de pierre toutes les scories humaines, et les ouvriers, noircis par la fumée, se répandaient de nouveau dans la rue, laissant derrière eux des exhalaisons moites de graisse de machines ; leurs dents affamées étincelaient. Maintenant, il y avait dans leur voix de lanimation et même de la joie : les travaux forcés étaient finis pour quelques heures ; à la maison les attendaient le souper et le repos.

La fabrique engloutissait la journée, les machines suçaient dans les muscles des hommes toutes les forces dont elles avaient besoin. La journée était rayée de la vie sans laisser de traces ; sans sen apercevoir, lhomme avait fait un pas de plus vers sa tombe ; mais il pouvait se livrer à la jouissance du repos, aux plaisirs du cabaret sordide, et il était satisfait.

Les jours de fête, on dormait jusque vers dix heures du matin ; puis les gens sérieux et mariés revêtaient leurs meilleurs habits et sen allaient à la messe, reprochant aux jeunes gens leur indifférence en matière religieuse. Au retour de l’église, on mangeait des pâtés, ensuite on se couchait de nouveau jusquau soir.

La fatigue amassée pendant de longues années enlevait lappétit ; afin de pouvoir manger, il fallait boire beaucoup, exciter lestomac indolent par les brûlures aiguës de lalcool.

Le soir venu, on se promenait paresseusement dans les rues ; ceux qui possédaient des caoutchoucs les mettaient lors même quil faisait sec ; ceux qui avaient un parapluie le prenaient, même par un beau soleil. Il nest pas donné à tout le monde davoir des caoutchoucs et un parapluie, mais chacun désire surpasser son voisin, dune manière ou de lautre.

Quand on se rencontrait, on sentretenait de la fabrique, des machines, on invectivait les contremaîtres. Les paroles et les pensées ne se rapportaient qu’à des choses liées au travail. Lintelligence malhabile et impuissante ne jetait que de solitaires étincelles, quune faible lueur dans la monotonie des jours. En rentrant, les maris cherchaient querelle aux femmes et les battaient souvent, sans épargner leurs forces. Les jeunes gens restaient au cabaret ou organisaient de petites soirées chez lun ou chez lautre, jouaient de laccordéon, chantaient des chansons stupides et ignobles, dansaient, se racontaient des histoires obscènes et buvaient avec excès. Exténués par le travail, ces hommes senivraient facilement et dans chaque poitrine se développait une surexcitation maladive, incompréhensible, qui voulait une issue. Alors, pour nimporte quel prétexte, ils sattaquaient mutuellement avec une irritation de fauves. Il se produisait des rixes sanglantes.

Dans les relations des ouvriers entre eux, ce même sentiment danimosité aux aguets dominait ; il était aussi invétéré que la fatigue des muscles. Ces êtres naissaient avec cette maladie de l’âme, héritage de leurs pères ; et comme une ombre noire, elle les accompagnait jusquau tombeau, les poussant à accomplir des actes hideux par leur cruauté inutile.

Les jours de fête, les jeunes gens rentraient tard, les vêtements en lambeaux, couverts de boue et de poussière ; les visages meurtris, ils se vantaient des coups quils avaient portés à leurs camarades ; les injures subies les courrouçaient ou les faisaient pleurer, ils étaient pitoyables et ivres, malheureux et répugnants. Parfois, c’étaient les parents qui ramenaient à la maison leurs fils quils avaient trouvés ivres-morts dans la rue ou au cabaret ; les injures et les coups pleuvaient sur les enfants abrutis ou excités par leau-de-vie ; puis on les mettait au lit avec plus ou moins de précaution et, le matin, on les réveillait dès que le rugissement de la sirène fendait lair.

Bien quon injuriât les enfants et quon les frappât, leur ivrognerie et leurs rixes semblaient choses naturelles aux parents ; quand les pères étaient jeunes, ils avaient bu et s’étaient battus aussi ; et leurs pères et mères les avaient corrigés également. La vie avait toujours été pareille ; elle s’écoulait on ne sait où, régulière et lente comme un fleuve fangeux.

Parfois, apparaissaient dans le faubourg des étrangers qui, dabord, attiraient lattention, tout simplement parce quils étaient inconnus ; mais bientôt on shabituait à eux et ils passaient inaperçus. Il ressortait de leurs récits que partout la vie de louvrier est la même. Et du moment quil en était ainsi, à quoi bon en parler ?

Il sen trouvait cependant qui disaient des choses encore nouvelles pour le faubourg. On ne discutait pas avec eux ; on ne prêtait quune attention incrédule à leurs paroles bizarres, qui excitaient chez les uns une irritation aveugle, chez les autres une sorte dinquiétude, tandis que dautres encore se sentaient troublés par un vague espoir et se mettaient à boire encore plus que de coutume pour chasser cette émotion.

Si l’étranger manifestait quelque trait extraordinaire, les habitants du faubourg lui en tenaient longtemps rigueur et le traitaient avec une répulsion instinctive, comme sils craignaient de le voir apporter dans leur existence quelque chose qui en troublerait le cours pénible, mais calme. Accoutumés à être opprimés par la vie, ces gens considéraient toutes les transformations possibles comme propres seulement à rendre leur joug encore plus lourd.

Résignés, ils faisaient le vide autour de ceux qui prononçaient des paroles étranges. Alors ceux-ci disparaissaient on ne sait où ; sils restaient à la fabrique, ils vivaient à l’écart, narrivant pas à se fondre dans la foule uniforme des ouvriers.

Après avoir vécu ainsi une cinquantaine dannées, lhomme mourait.

 

 

 

 

II

 

Cest ainsi que vivait le serrurier Mikhaïl Vlassov, homme sombre, aux petits yeux méfiants et mauvais, abrités sous d’épais sourcils. C’était le meilleur serrurier de la fabrique et lhercule du faubourg. Mais il était grossier envers ses chefs ; c’était pourquoi il gagnait peu ; chaque dimanche, il rossait quelquun ; tout le monde le craignait, personne ne laimait. À plusieurs reprises, on avait tenté de le rouer de coups, mais sans y parvenir. Quand Vlassov prévoyait une agression, il saisissait une pierre, une planche, un morceau de fer, et, solidement planté sur ses jambes écartées, attendait lennemi en silence. Son visage couvert depuis les yeux jusquau cou dune barbe noire, ses mains velues excitaient la terreur générale. On avait surtout peur de ses yeux, perçants et aigus, qui vrillaient les gens comme une pointe dacier ; quand on rencontrait leur regard, on se sentait en présence dune force sauvage, inaccessible à la crainte, prête à frapper sans pitié.

Eh donc ! allez-vous-en, canailles ! disait-il sourdement.

Dans l’épaisse toison de son visage, ses grosses dents jaunes brillaient, féroces. Ses adversaires reculaient tout en linvectivant.

Canailles ! leur criait-il encore, et ses yeux étincelaient de sarcasmes acérés comme une alène. Puis, redressant, la tête dun air provocant, il suivait ses ennemis en criant de temps à autre :

Eh bien, qui veut mourir ?

Personne ne voulait.

Il parlait peu. Son expression favorite était « canaille ». Il qualifiait ainsi les chefs de la fabrique et la police ; il employait cette épithète en sadressant à sa femme.

Canaille, tu ne vois pas que mes pantalons sont déchirés ?

Quand son fils Pavel eut quatorze ans, lenvie vint un jour à Vlassov de le prendre aux cheveux une fois de plus. Mais Pavel, semparant dun lourd marteau, fit brièvement :

Ne me touche pas

Quoi ? demanda le père, se dirigeant vers lenfant aux formes sveltes et élancées (on aurait dit une ombre tombant sur un bouleau).

Assez ! dit Pavel, je ne te laisserai plus faire

Et il secoua le marteau, tandis que ses grands yeux noirs s’élargissaient.

Le père le regarda, cacha ses mains velues derrière son dos, et dit en ricanant :

Cest bien

Puis il ajouta avec un profond soupir :

Ah ! canaille !

Bientôt il déclara à sa femme :

Ne me demande plus dargent pour vous nourrir, Pavel et toi.

Tu boiras tout ? osa-t-elle demander.

Il frappa la table du poing et s’écria :

Ce nest pas ton affaire, canaille ! Je prendrai une maîtresse.

Il ne prit pas de maîtresse ; mais depuis ce moment-là jusqu’à sa mort, pendant deux ans environ, il ne regarda plus son fils et ne lui adressa pas une fois la parole.

Il avait un chien aussi gros et velu que lui-même. Chaque matin lanimal laccompagnait jusqu’à la porte de la fabrique, où il lattendait le soir. Les jours de fête Vlassov sen allait au cabaret. Il marchait sans mot dire, et comme sil eût cherché quelque chose, égratignant du regard les gens au passage. Toute la journée, le chien le suivait, tenant basse sa grosse queue épaisse. Quand Vlassov, ivre, rentrait à la maison, il soupait et donnait à manger au chien dans sa propre assiette. Il ne battait jamais lanimal, pas plus quil ne linvectivait ou ne le caressait. Après le repas, si sa femme navait pas réussi à enlever le couvert au moment opportun, il jetait la vaisselle à terre, plaçait devant lui une bouteille deau-de-vie, et, le dos appuyé au mur, la bouche grande ouverte et les yeux fermés, il entonnait dune voix sourde une chanson mélancolique. Les sons discordants sembarrassaient dans ses moustaches, doù tombaient des miettes de pain ; le serrurier lissait de ses gros doigts les poils de sa barbe et chantait. Les paroles de la chanson étaient incompréhensibles, traînantes, la mélodie rappelait le hurlement des loups en hiver. Il chantait tant quil y avait de leau-de-vie dans la bouteille ; puis il sallongeait sur le banc ou posait sa tête sur la table et dormait ainsi jusqu’à lappel de la sirène. Le chien se couchait à côté de lui.

Il mourut dune hernie, après une longue agonie. Pendant cinq jours, noirci par la souffrance, il sagita sans cesse dans son lit, les paupières closes, les dents grimaçantes. Parfois, il disait à sa femme :

Donne-moi de larsenic empoisonne-moi.

Elle fit venir le médecin, qui ordonna des cataplasmes, ajoutant quune opération était indispensable et quil fallait conduire le malade à lhôpital le jour même.

Va-ten au diable canaille je mourrai bien tout seul ! répondit Vlassov.

Lorsque le docteur fut parti, sa femme en pleurs voulut lexhorter à se soumettre à lopération ; Mikhaïl lui déclara en la menaçant du poing :

Nessaye pas Si je guéris, tu le paieras cher !

Il mourut un matin, tandis que la sirène appelait les ouvriers au travail. On le coucha dans son cercueil ; il avait les sourcils froncés et la bouche ouverte. Il fut conduit à sa demeure dernière par sa femme, son fils, son chien, ainsi que par Danilo Vessoftchikov, vieux voleur ivrogne chassé de la fabrique, et par quelques miséreux du faubourg. La femme pleura un peu. Pavel avait les yeux secs. Ceux qui rencontraient le cortège funèbre sarrêtaient et se signaient en disant :

Sans doute, Pélaguée est bien contente de la mort de son mari.

Quelquun corrigea :

Il nest pas mort, il a crevé.

Après la descente du cercueil, les gens sen retournèrent ; le chien resta, couché sur la terre fraîche, et flaira longtemps. Quelques jours plus tard il fut tué, on ne sait par qui.

 

 

 

 

III

 

Un dimanche, une quinzaine après la mort de son père, Pavel rentra ivre à la maison. Il arriva en chancelant dans la première pièce et cria à sa mère, en assénant un coup de poing sur la table, comme le faisait Mikhaïl :

Le souper ?

Pélaguée sapprocha, sassit à ses côtés, et lenlaçant, elle attira sur sa poitrine la tête de son fils. Il la repoussa, en posant le bras sur son épaule et dit :

Vite, maman !

Petit bêta, répondit-elle dune voix triste et caressante.

Moi aussi, je veux fumer donne-moi la pipe du père grogna-t-il en remuant péniblement sa langue rebelle.

C’était la première fois quil était ivre. Lalcool avait affaibli son corps, mais navait pas éteint sa conscience ; il se demandait :

Je suis ivre ? Suis-je ivre ?

Les caresses de sa mère le rendaient confus ; il était touché par la tristesse de son regard. Il avait envie de pleurer ; et, pour vaincre ce désir, il feignait d’être plus ivre quil l’était en réalité.

Et la mère caressait ses cheveux en désordre et couverts de sueur en disant doucement :

Tu naurais pas dû faire cela

Pavel commençait à avoir des nausées. Après une série de vomissements, il fut mis au lit par la mère, qui plaça un essuie-mains mouillé sur le front pâle. Il se remit un peu ; mais tout tournait autour de lui et sous lui ; ses paupières étaient pesantes ; il avait dans la bouche un goût répugnant et amer ; il regardait le visage de sa mère et avait des pensées sans suite.

Cest encore trop tôt pour moi les autres boivent sans être malades ; moi, jai des nausées.

La douce voix de sa mère arrivait à ses oreilles, comme lointaine :

Comment pourras-tu me nourrir, si tu te mets à boire ?

Il dit en fermant les yeux :

Tous boivent

Pélaguée soupira profondément. Il avait raison. Elle savait que les gens nont pas dautre endroit que le cabaret pour y chercher du plaisir, quils nont pas dautre jouissance que lalcool. Pourtant, elle répondit :

Tu nas pas besoin de boire ! Le père a assez bu pour toi Et il ma assez tourmentée tu pourrais bien avoir pitié de ta mère.

En écoutant ces paroles mélancoliques et résignées, Pavel pensa à lexistence silencieuse et effacée de cette femme, toujours dans lattente des coups de son mari. Les derniers temps, Pavel était resté peu à la maison, pour ne pas voir son père ; il avait un peu oublié sa mère ; tout en revenant à son état normal, il lexaminait.

Elle était grande et légèrement voûtée ; son corps pesant, brisé par un labeur incessant et par les mauvais traitements, se mouvait sans bruit, obliquement, comme si elle craignait de se heurter à quelque chose. Le large visage ovale, découpé par les rides et légèrement boursouflé, était illuminé par des yeux noirs à lexpression triste et inquiète, comme chez presque toutes les femmes du faubourg. Au front, une profonde balafre faisait un peu remonter le sourcil droit, il semblait que loreille droite aussi était plus haute que lautre, ce qui donnait au visage un air craintif Il y avait dans l’épaisse chevelure noire des mèches grises pareilles à des marques de coups terribles Toute sa personne respirait la douceur, une résignation douloureuse.

Et le long de ses joues, des larmes coulaient lentement

Attends ! Ne pleure pas ! supplia Pavel à voix basse. Donne-moi à boire !

Je vais tapporter de leau avec de la glace

Lorsquelle revint, il dormait. Elle resta immobile un instant, retenant sa respiration ; la cruche tremblait dans sa main, les morceaux de glace se heurtaient contre le métal. Puis, après avoir posé lustensile sur la table, Pélaguée se mit à genoux devant les saintes images et pria silencieusement. Les vitres des fenêtres tremblaient sous les ondes sonores de la vie obscure et ivre du dehors. Dans les ténèbres et lhumidité dune nuit dautomne, un accordéon grinçait ; quelquun chantait à pleine voix ; on entendait des paroles viles et obscènes ; des voix de femmes résonnaient, alarmées ou irritées.

 

Dans le petit logis des Vlassov, la vie s’écoulait uniforme, mais plus calme et paisible quauparavant, différant ainsi de lexistence générale au faubourg. La maison était située à lextrémité de la grand-rue, au sommet dune courte descente très rapide, au bas de laquelle se trouvait un marais.

La cuisine occupait le tiers de la demeure ; une mince cloison qui narrivait pas jusquau plafond la séparait dune petite chambre où couchait la mère. Le reste formait une pièce carrée, à deux fenêtres ; dans un angle, le lit de Pavel, dans lautre, deux bancs et une table. Quelques chaises, une commode où lon serrait le linge, une petite glace, une malle à habits, une horloge et deux images saintes, c’était tout.

Pavel essayait de vivre comme les autres. Il faisait tout ce qui convient à un jeune homme ; il sacheta un accordéon, une chemise à plastron empesé, une cravate voyante, des caoutchoucs et une canne. En apparence, il ressemblait à tous les adolescents de son âge. Il allait à des soirées, apprenait à danser le quadrille et la polka ; le dimanche, il rentrait ivre. Le lendemain matin, il avait mal à la tête, la fièvre le consumait, son visage était blême et abattu.

Un jour, sa mère lui demanda :

Eh bien, tu tes amusé hier soir ?

Il répondit avec une sombre irritation :

Je me suis ennuyé atrocement ! Mes camarades sont tous comme des machines Jaime mieux aller à la pêche ou macheter un fusil.

Il travaillait avec zèle ; jamais il n’était mis à lamende ou ne chômait. Il était taciturne. Ses yeux bleus, grands comme ceux de sa mère, avaient une expression de mécontentement. Il ne sacheta pas de fusil et nalla pas à la pêche ; mais il abandonna la voie battue que suivaient ses camarades, fréquenta de moins en moins les soirées, et, bien quil continuât de sortir le dimanche, il rentrait sobre. Pélaguée lexaminait sans mot dire et voyait le visage basané de Pavel devenir de plus en plus décharné, le regard toujours plus grave et les lèvres se serrer avec une sévérité bizarre. Il semblait souffrir de quelque maladie ou de quelque colère mystérieuse. Auparavant, ses camarades lui faisaient des visites, mais, comme il n’était jamais à la maison, ils cessèrent de venir. La mère voyait avec plaisir que son fils nimitait pas les jeunes gens de la fabrique ; mais lorsquelle remarqua cette obstination à s’éloigner du torrent obscur de la vie monotone, un sentiment de vague inquiétude envahit son âme.

Pavel apportait des livres ; au début, il essaya de les lire en cachette. Parfois, il copiait quelque chose sur un morceau de papier.

Tu nes pas bien, mon fils ? lui demanda un jour Pélaguée.

Si, je suis bien ! répondit-il.

Tu es tellement maigre ! soupira-t-elle.

Il garda le silence.

Ils parlaient peu et ne se voyaient guère. Le matin, le jeune homme prenait son thé en silence et sen allait au travail ; à midi, il venait dîner ; à table, on n’échangeait que des paroles insignifiantes ; et ensuite il disparaissait de nouveau jusquau soir. Puis, la journée finie, il se lavait avec soin, soupait et lisait ses livres. Le dimanche, il sen allait dès le matin pour ne rentrer que tard dans la nuit. La mère savait quil se rendait en ville, fréquentait le théâtre ; mais personne ne venait de la ville pour le voir. Il lui semblait que, plus les jours passaient, moins son fils lui adressait la parole ; et, en même temps, elle remarquait que, de plus en plus, il employait des mots nouveaux, incompréhensibles pour elle, tandis que les grossières expressions coutumières disparaissaient de ses discours.

Il attacha plus de soin à la propreté de son corps et de ses vêtements ; il se mouvait avec plus dadresse et daisance ; il devint plus simple dapparence, plus doux ; il inquiétait sa mère. Il la traitait dune manière nouvelle, faisait son lit lui-même le dimanche, en général, sans phrases, sans ostentation, il sefforçait de lui alléger la besogne. Personne nagissait ainsi dans le faubourg

Un jour, il rapporta un tableau quil accrocha au mur, et qui représentait trois personnages aux traits empreints de décision, de courage.

Cest le Christ ressuscité se rendant à Emmaüs ! expliqua le jeune homme.

Le tableau plut à Pélaguée, mais elle pensa :

Tu honores le Christ et tu ne vas pas à l’église

Puis, dautres tableaux encore vinrent orner les murs, le nombre des livres augmenta sur le beau rayon quun menuisier, un camarade de Pavel, avait placé. La chambre prenait un aspect agréable.

Le jeune homme disait souvent « vous » à sa mère et lappelait « maman ». Parfois, il lui adressait quelques brèves paroles :

Mère, ne soyez pas inquiète, je vous en prie, je reviendrai tard ce soir

Et sous ces mots, elle sentait quil y avait quelque chose de fort et de sérieux, qui lui plaisait.

Mais son anxiété grandissait sans cesse, et comme elle ne sen expliquait pas avec Pavel, c’était devenu comme un pressentiment de quelque chose dextraordinaire qui lui étreignait de plus en plus le cœur. Parfois elle pensait :

Les autres vivent comme des créatures humaines, mais lui, il est comme un moine Il est trop sérieux Ce nest pas de son âge

Elle se demandait :

Peut-être a-t-il une amie ?

Mais, pour être aimé des demoiselles, il faut de largent, et il lui donnait presque tout son salaire.

Cest ainsi que passèrent les semaines, les mois, presque deux ans, dune vie bizarre et silencieuse, pleine de pensées, de craintes confuses sans cesse croissantes.

 

 

 

 

IV

 

Un soir, après le souper, Pavel ayant tiré les rideaux devant les fenêtres, sassit dans un coin et se mit à lire, après avoir suspendu au mur, au-dessus de sa tête, une lampe d’étain. La mère avait fini de serrer la vaisselle à la cuisine ; elle sapprocha de lui. Il leva la tête et la regarda dun air interrogateur.

Ce nest rien, Pavel, cest comme ça ! fit-elle vivement.

Et elle s’éloigna en remuant les sourcils dun air confus. Mais, après être restée immobile un instant, au milieu de la cuisine, elle se lava les mains et revint, pensive et préoccupée.

Je voulais te demander ce que tu lis sans cesse, fit-elle doucement.

Il posa son livre.

Assieds-toi, maman

Pélaguée sassit lourdement à côté de lui, se redressa et prêta loreille, dans lattente de quelque chose de grave.

Sans la regarder, à mi-voix, très rudement, Pavel parla.

Je lis des livres défendus. On en interdit la lecture, parce quils disent la vérité sur notre vie, sur celle du peuple On les imprime en cachette, et si on les trouvait chez moi, on me mettrait en prison en prison pour avoir voulu savoir la vérité. As-tu compris ?

Elle eut soudain de la peine à respirer et fixa des yeux hagards sur son fils, qui lui parut changé, étranger. Il avait une autre voix, plus épaisse, plus basse, plus sonore. De ses doigts effilés, il tordait ses fines moustaches soyeuses et jetait un regard bizarre en dessous. Elle eut peur pour lui.

Pourquoi cela, Pavel ? dit-elle.

Il leva la tête, lexamina et répondit tranquillement :

Je veux savoir la vérité.

Sa voix était basse, mais ferme, un désir obstiné brillait dans ses yeux. Pélaguée comprit que son fils s’était voué à jamais à quelque chose de mystérieux et de terrible. Tout dans la vie lui avait toujours paru inévitable ; elle s’était accoutumée à se soumettre sans réfléchir ; elle commença donc à pleurer doucement, sans trouver de mots dans son cœur serré par langoisse et la douleur.

Ne pleure pas ! dit Pavel dune voix caressante et il sembla à la mère quil lui disait adieu réfléchis, quelle vie est la nôtre ! Tu as quarante ans et pourtant as-tu vraiment vécu ? Le père te battait Je comprends maintenant que cest son chagrin quil exprimait ainsi sur ton dos le chagrin de la vie qui loppressait, et il ne savait pas lui-même doù cela lui venait. Il a travaillé trente ans, il a commencé quand la fabrique noccupait que deux corps de bâtiment, et aujourdhui elle en a sept ! Les fabriques se développent et les gens meurent en travaillant pour elles.

Pélaguée l’écoutait, tout à la fois avec crainte et avidité. Les beaux yeux clairs du jeune homme étincelaient ; la poitrine appuyée contre la table, il s’était rapproché de sa mère et, touchant presque sa figure baignée de larmes, il lui disait son premier discours sur la vérité, telle quil la comprenait. Avec la naïveté de la jeunesse et lardeur dun écolier fier de ses connaissances et sincèrement convaincu de leur importance, il parlait de tout ce qui lui paraissait si évident, il parlait autant pour se contrôler lui-même que pour convaincre sa mère. Il sarrêtait parfois quand les mots lui manquaient, et alors il voyait le visage inquiet dans lequel brillaient de bons yeux voilés de larmes, pleins de terreur, de perplexité. Il eut pitié de sa mère et, de nouveau, il lui parla delle-même.

Quelles joies as-tu connues ? demanda-t-il. Quas-tu de bon dans ton passé ?

Elle hocha tristement la tête, elle éprouvait un sentiment nouveau, inconnu encore, douloureux et joyeux à la fois, qui caressait délicieusement son cœur endolori. Pour la première fois, on lui parlait delle et de sa propre vie, et des pensées vagues, endormies depuis longtemps, se réveillaient en elle, ranimaient les sentiments éteints de vague mécontentement, les pensées et les souvenirs de sa jeunesse lointaine. Elle parla de sa vie, de ses amies, elle parla longuement de tout ; mais, comme les autres, elle ne savait que se plaindre ; personne nexpliquait pourquoi la vie est si pénible et si dure Et voici que son fils était assis devant elle, et tout ce que les yeux de Pavel, son visage, ses paroles, lui disaient delle, la saisissait au cœur, la remplissait de fierté ; c’était son fils à elle qui avait compris la vie de sa mère, qui lui disait la vérité sur ses souffrances, qui la plaignait.

On ne plaint pas les mères, en général.

Elle le savait. Elle ne comprenait pas que Pavel ne parlait pas seulement delle, mais tout ce quil avait dit de la vie féminine était la vérité, la cruelle vérité. Cest pourquoi il lui semblait que dans sa poitrine sagitait une foule de sensations qui la réchauffaient comme une caresse, inconnue.

Que veux-tu faire ? lui demanda-t-elle en linterrompant.

Apprendre et ensuite enseigner aux autres. Nous devons apprendre, nous autres, nous devons savoir, nous devons comprendre pourquoi la vie est si pénible pour nous.

Il était doux à la mère de voir les yeux bleus de son fils, toujours sérieux et sévère, briller de tendresse, éclairant en lui quelque chose de rare pour elle. Un sourire satisfait vint aux lèvres de Pélaguée, bien quelle eût encore des larmes dans les rides des joues. Un double sentiment la partageait : elle était fière du fils qui voulait le bonheur de tous les hommes, qui les plaignait tous et voyait la douleur de la vie ; et, en même temps, elle ne pouvait oublier quil était jeune, quil ne parlait pas comme ses camarades, quil avait résolu dentrer seul en lutte contre la vie coutumière quelle et les autres menaient. Elle eut envie de lui dire :

Chéri ! que peux-tu faire ? On t’écrasera tu périras.

Mais elle craignit de cesser dadmirer le jeune homme qui soudain s’était révélé à elle, si intelligent, si changé et un peu étranger.

Pavel voyait le sourire sur les lèvres de sa mère, lattention quelle lui prêtait, lamour éclatant dans ses yeux, il crut lui avoir fait comprendre la vérité quil avait découverte, et la jeune fierté de la force de sa parole exalta sa foi en lui-même. Plein dexcitation, il parlait toujours, tantôt riant, tantôt fronçant les sourcils ; par moments, la haine résonnait dans sa voix, et quand Pélaguée entendait ces rudes accents, elle hochait craintivement la tête et demandait à mi-voix :

Est-ce bien ainsi ?

Oui ! reprenait-il dune voix forte et ferme.

Et il lui parlait de ceux qui voulaient le bien du peuple, qui semaient la vérité et qui pour cela étaient traqués comme des fauves, envoyés en prison, exilés au bagne, par les ennemis de la vie

Jai vu des gens de ce genre ! s’écria-t-il avec ardeur. Ce sont les meilleures âmes de la terre !

Ces êtres excitaient la terreur de la mère et elle avait envie de demander encore à son fils :

Est-ce bien ainsi ?

Mais elle ne se décidait pas, elle écoutait célébrer ces gens quelle ne comprenait pas, et qui avaient appris à son fils une manière de penser et de parler si dangereuse pour lui.

Il va bientôt faire jour si tu te couchais si tu dormais. Il faut aller au travail demain.

Je vais me coucher, acquiesça-t-il.

Et, se penchant vers elle, il demanda :

Mas-tu compris ?

Oui ! soupira-t-elle.

De nouveau, les larmes jaillirent, de ses yeux, et elle ajouta en sanglotant :

Tu périras !

Il se leva, se mit à aller et venir dans la chambre.

Eh bien, tu sais maintenant ce que je fais, où je vais ! Je tai tout dit ! Je ten supplie, mère, si tu maimes, ne me retiens pas !

Mon chéri, s’écria-t-elle. Il aurait peut-être mieux valu ne rien me dire !

Il lui prit la main quil serra avec force entre les siennes.

Elle fut frappée par ce mot de « mère », prononcé avec une ardeur juvénile, et ce serrement de mains, nouveau et bizarre.

Je ne ferai rien pour te contrarier, dit-elle dune voix saccadée. Seulement, prends garde à toi, prends garde !

Et sans savoir à quoi il devait prendre garde, elle ajouta tristement :

Tu maigris de plus en plus.

Et, enveloppant le corps robuste et harmonieux du jeune homme dun regard caressant, elle dit à voix basse :

Que Dieu soit avec toi ! Vis comme tu veux, je ne ten empêcherai pas ! Je ne te demande quune chose : ne parle pas à la légère. Il faut se méfier des gens, ils se haïssent tous mutuellement ! Ils vivent par lavidité, ils vivent par lenvie ! Tous sont heureux de faire le mal Quand tu voudras les accuser, les juger, ils te haïront, ils te feront périr !

Debout sur le seuil, Pavel écoutait ces paroles douloureuses ; il répondit en souriant :

Les gens sont méchants, oui Mais quand jai appris quil y avait une vérité sur la terre, ils mont semblé meilleurs !

Il sourit de nouveau et continua :

Je ne comprends pas moi-même comment cest arrivé ! Dans mon enfance, javais peur de tout le monde Quand jai grandi, je me suis mis à haïr les uns pour leur lâcheté les autres, je ne sais pourquoi Mais maintenant, il nen est plus de même, jai pitié deux, je crois Je ne comprends pas comment, mais mon cœur est devenu plus tendre quand jai su quil y avait une vérité pour les hommes, et quils ne sont pas tous coupables de lignominie de leur vie

Il se tut un instant, comme pour écouter quelque chose en lui-même, puis il reprit, pensif :

Voilà comment respire la vérité !

Elle lui jeta un coup d’œil et dit faiblement :

Tu tes transformé dune manière dangereuse, ô mon Dieu !

Quand il se fut endormi, Pélaguée se leva sans bruit et sapprocha du lit de Pavel. Le visage basané aux traits sévères et obstinés se dessinait distinctement sur loreiller blanc. Les mains jointes sur la poitrine, pieds nus et en chemise, la mère resta là, ses lèvres remuaient en silence, et de ses yeux s’échappaient lentement de grosses larmes troubles

 

 

 

 

V

 

La vie recommença pour eux ; de nouveau, ils étaient proches et lointains.

Une fois, un jour de fête, au milieu de la semaine, Pavel dit à sa mère, au moment de sen aller :

Il viendra des gens chez moi, samedi !

Quelles gens ? demanda-t-elle.

Les uns dici dautres, de la ville.

De la ville, répéta la mère en hochant la tête.

Soudain, elle se mit à sangloter.

Pourquoi pleurer maman ? s’écria Pavel mécontent. Pourquoi ?

Elle répondit dune voix faible en essuyant ses larmes :

Je ne sais pas comme cela

Il fit quelques pas dans la chambre, sarrêta devant elle et demanda :

Tu as peur ?

Oui ! avoua-t-elle. Ces gens de la ville sait-on qui cest ?

Il se pencha vers elle et fit dune voix irritée, comme son père :

Cest à cause de cette peur que nous périssons tous ! Et ceux qui nous commandent profitent de cette peur et nous effrayent encore plus. Comprenez-le donc : tant que les gens auront peur, ils pourriront, comme les bouleaux, là, dans le marais.

Il s’éloigna en ajoutant :

Nimporte on se réunira chez moi.

La mère pleura :

Ne men veuille pas ! Comment ne pas avoir peur ? Jai vécu ma vie entière dans la crainte mon âme en est toute pleine.

Il répondit à mi-voix, plus doucement :

Excusez-moi ! Je ne puis pas faire autrement !

Et il sortit.

Pendant trois jours, Pélaguée trembla ; son cœur cessait de battre quand elle se rappelait que des étrangers allaient venir dans la maison. Elle ne pouvait se les représenter, mais il lui semblait quils devaient être terribles. C’étaient eux qui avaient montré à son fils la voie quil suivait maintenant

Le samedi soir, Pavel revint de la fabrique, se débarbouilla, changea de vêtements et sortit, en disant sans regarder sa mère :

Si lon vient, dis que je serai de retour à linstant Quon mattende Et naie pas peur, sil te plaît Ce sont des gens comme les autres

Elle se laissa tomber sur le banc. Son fils la regarda en fronçant le sourcil et lui proposa :

Tu veux peut-être sortir ?

Elle soffensa. Hochant négativement la tête, elle dit :

Non ! cest égal Pourquoi sortirais-je ?

On était à la fin de novembre. Pendant la journée, une neige fine et sèche était tombée sur le sol gelé, quon entendait grincer sous les pieds de Pavel qui sen allait. Des ténèbres épaisses se collaient aux vitres des fenêtres. La mère, affaissée sur le banc, attendait, les yeux tournés vers la porte.

Il lui semblait que, dans lobscurité, des êtres silencieux, aux vêtements étranges, se dirigeaient de toutes parts vers la maison, quils avançaient en se dissimulant, courbés et regardant de tous côtés. Il y avait déjà quelquun près de la maison et qui se tenait aux murs.

On entendit un coup de sifflet qui serpenta dans le silence comme un mince filet mélodieux et triste ; il errait dans le désert de la nuit, approchait Soudain, il disparut sous la fenêtre, comme sil eût pénétré dans le bois de la cloison.

Des bruits de pas résonnèrent ; la mère frémit et se leva, les yeux dilatés.

On ouvrit la porte. Dabord apparût une grosse tête coiffée dune casquette de fourrure, puis un long corps penché se glissa lentement, se redressa, leva le bras droit sans hâte et soupira bruyamment, dune voix de poitrine :

Bonsoir !

La mère sinclina sans mot dire.

Pavel nest pas encore rentré ?

Lhomme ôta avec lenteur une veste de fourrure, leva un pied, fit tomber avec sa casquette la neige qui recouvrait sa chaussure, répéta le geste pour lautre botte, jeta sa coiffure dans un coin et entra dans la chambre en se dandinant sur ses longues jambes. Il sapprocha dune chaise, lexamina comme pour sassurer de sa solidité, sassit enfin et se mit à bâiller en recouvrant sa bouche de sa main. Il avait la tête ronde et tondue de près, les joues rasées et de longues moustaches dont la pointe retombait. Après avoir considéré la chambre de ses gros yeux bombés et grisâtres, il croisa les jambes et demanda en se balançant sur sa chaise :

La chaumière vous appartient-elle ou la louez-vous ?

La mère, assise en face de lui, répondit :

Nous la louons.

Elle nest pas fameuse ! observa lhomme.

Pavel reviendra bientôt, attendez-le ! dit faiblement Pélaguée.

Cest ce que je fais ! répliqua-t-il tranquillement.

Son calme, sa voix douce, la simplicité de son visage rendirent du courage à la mère. Il la regardait franchement, dun air bienveillant ; une gaie étincelle brillait au fond de ses yeux transparents, et il y avait quelque chose damusant et de sympathique dans cette créature anguleuse et voûtée perchée sur de longues jambes. Lhomme était vêtu dun pantalon noir dont le bas était rentré dans les bottes et dune blouse bleue. La mère avait envie de lui demander qui il était, doù il venait, sil connaissait son fils depuis longtemps, lorsque soudain il sagita et dit :

Qui est-ce qui vous a troué le front, petite mère ?

Il parlait dune voix caressante, et souriait des yeux. Mais la question irrita la femme. Elle serra les lèvres et, après un instant de silence, elle sinforma avec une froide politesse :

Et quest-ce que cela peut vous faire, petit père ?

Il se tourna vers elle de tout son corps :

Mais ne vous fâchez donc pas ! Je vous ai demandé cela parce que ma mère adoptive avait aussi la tête trouée tout à fait comme vous. C’était son conjoint qui lavait battue, avec un embauchoir ! Il était cordonnier. Elle était blanchisseuse. Elle mavait déjà adopté quand, pour son malheur, elle a trouvé cet ivrogne on ne sait où ! Il la battait, je ne vous dis que ça ! Jen avais tellement peur que la peau me craquait.

Pélaguée se sentit désarmée par cette franchise, et elle se dit que peut-être Pavel ne serait pas content si elle se montrait impolie envers cet original. Elle reprit avec un sourire confus :

Je ne me fâche pas mais vous mavez surprise. Cest un cadeau de mon mari, que Dieu ait son âme ! Vous n’êtes pas Tatar, vous ?

Lhomme secoua les jambes et eut un sourire si large que ses oreilles mêmes semblèrent reculer vers la nuque. Puis il dit avec gravité :

Pas encore je ne suis pas Tatar !

Vous ne parlez pas tout à fait comme un Russe ! expliqua la mère en souriant : elle avait compris sa plaisanterie.

Mon langage vaut mieux que le russe ! s’écria gaiement le visiteur en hochant la tête. Je suis Petit-Russien, de la ville de Kaniev.

Y a-t-il longtemps que vous êtes ici ?

Jai demeuré en ville près dun an et il y a un mois que je suis venu ici, à la fabrique Jy ai trouvé de braves gens votre fils dautres, mais pas beaucoup. Je veux me fixer ici, ajouta-t-il en tortillant sa moustache.

Il plaisait à Pélaguée, et pour le remercier de l’éloge quil venait de faire de Pavel, elle proposa :

Voulez-vous du thé ?

Comment, en prendre tout seul ? répondit-il en haussant les épaules. Quand nous serons tous réunis, vous nous en offrirez

De nouveau, on entendit des pas, la porte souvrit brusquement, la mère se leva. Mais à son grand étonnement, ce fut une jeune fille légèrement et pauvrement vêtue, de petite taille, à physionomie de paysanne, qui entra dans la cuisine. La visiteuse, dont les cheveux blonds formaient une épaisse natte, demanda :

Je ne suis pas en retard ?

Mais non ! répondit le Petit-Russien, resté dans la chambre. Vous êtes venue à pied ?

Bien entendu ! Vous êtes la mère de Pavel Mikhaïlovitch ? Bonsoir ! Je mappelle Natacha.

Et du nom de votre père ? demanda la mère.

Vassilievna. Et vous ?

Pélaguée Nilovna.

Eh bien, nous avons fait connaissance, maintenant !

Oui, dit la mère, en soupirant un peu.

Et elle examina la jeune fille avec un sourire.

Le Petit-Russien demanda :

Il fait froid ?

Oui, très froid, dans les champs ! Le vent souffle.

Elle avait une voix moelleuse, claire ; sa bouche était petite et ronde, toute sa personne potelée et fraîche. Après avoir enlevé son manteau, elle frotta énergiquement ses joues colorées avec ses petites mains rougies par le froid, en marchant dans la chambre à pas rapides ; les talons de ses bottines faisaient résonner le plancher.

Elle na pas de caoutchouc ! pensa la mère.

Oui ! dit la jeune fille en traînant les mots, je suis transie, gelée.

Je vais tout de suite préparer le samovar, tout de suite, fit vivement la mère.

Et elle sortit.

Il lui semblait quelle connaissait la jeune fille depuis longtemps et quelle laimait dun véritable amour de mère. Elle était contente de la voir ; tout en songeant aux yeux bleus un peu clignotants de son hôte, elle souriait de satisfaction ; elle prêta loreille à la conversation.

Pourquoi êtes-vous triste André ? demanda la jeune fille.

Comme ça ! répondit le Petit-Russien à mi-voix. La veuve a de bons yeux et je pensais que, peut-être, ceux de ma mère sont pareils Je pense souvent à ma mère, vous savez il me semble toujours quelle est vivante

Vous disiez quelle était morte

Non, cest ma mère adoptive Je parle de ma vraie mère Je me figure quelle demande laumône quelque part à Kiev et quelle boit de leau-de-vie

Pourquoi ?

Comme ça Et quand elle est ivre, les agents de police la frappent au visage

Ah ! le pauvre homme ! pensa la mère en soupirant.

Natacha se mit à parler rapidement, mais à mi-voix. Puis la voix sonore du Petit-Russien résonna de nouveau :

Vous êtes encore jeune ! vous navez pas beaucoup dexpérience ! Chacun a une mère, et pourtant les gens sont mauvais. Il est difficile daccoucher, mais il est encore plus difficile denseigner le bien à lhomme.

Voyez-vous ! sexclama intérieurement la mère.

Elle aurait voulu pouvoir répondre au Petit-Russien, lui dire que, elle, par exemple, aurait été heureuse denseigner le bien à son fils, mais quelle ne savait rien elle-même.

Mais la porte souvrit lentement et livra passage à Vessoftchikov, fils du vieux voleur Danilo, et misanthrope célèbre dans tout le faubourg. Il se tenait toujours à l’écart et chacun se moquait de lui à ce propos. La mère demanda, étonnée :

Que veux-tu ?

Il la regarda de ses petits yeux gris, essuya de la large paume de sa main son visage grêlé aux larges pommettes et, sans répondre à la salutation de Pélaguée, il demanda dune voix sourde :

Pavel est à la maison ?

Non.

Il jeta un coup d’œil dans la chambre et y pénétra en disant :

Bonsoir, camarades

Lui aussi ! Est-ce possible ? pensa la mère avec hostilité.

Et elle fut très étonnée de voir Natacha tendre la main au nouveau venu avec un air joyeux et affectueux.

Puis survinrent deux autres jeunes gens, des enfants presque. La mère connaissait lun deux : c’était le neveu de Fédor Sizov, vieil ouvrier de la fabrique ; il avait les traits aigus, un front très haut et des cheveux bouclés. Lautre, aux cheveux plats, lui était inconnu, mais ne la terrifiait pas, il paraissait modeste. Enfin, Pavel revint, accompagné de deux camarades ; elle les reconnut ; c’étaient deux ouvriers de la fabrique. Son fils lui dit aimablement :

Tu as préparé le thé ? Merci !

Faut-il acheter de leau-de-vie ? proposa-t-elle, ne sachant comment lui exprimer sa reconnaissance de quelque chose quelle ne comprenait pas encore.

Non, cest inutile, répondit Pavel en enlevant son manteau, et il lui sourit avec bonté.

Soudain, lidée lui vint que son fils avait exagéré à dessein le danger de la réunion pour se moquer delle.

Et cest ceux-là qui sont des gens dangereux ?

Parfaitement ! dit Pavel en passant dans la chambre.

Ah ! fit la mère, le suivant dun regard caressant.

Et en elle-même elle pensa :

Cest encore un enfant !

 

 

 

 

VI

 

Lorsque leau du samovar fut en ébullition, elle le porta dans la chambre. Les hôtes étaient assis autour de la table ; Natacha, un livre à la main, s’était placée dans le coin sous la lampe.

Afin de comprendre pourquoi les gens vivent si mal, disait Natacha.

Et pourquoi ils sont si mauvais, intervint le Petit-Russien.

Il faut voir comment ils ont commencé à vivre

Regardez, mes enfants, regardez, chuchota la mère, en préparant le thé.

Tous se turent.

Que dites-vous, maman ? demanda Pavel en fronçant le sourcil.

Moi ?

Voyant tous les yeux fixés sur elle, elle expliqua avec embarras :

Je me parlais à moi-même je disais : regardez !

Natacha se mit à rire, ainsi que Pavel ; le Petit-Russien s’écria :

Merci, petite mère, pour le thé !

Vous ne lavez pas encore bu et vous remerciez déjà ! répliqua-t-elle.

Puis elle ajouta en regardant son fils :

Je ne vous gêne pas ?

Ce fut Natacha qui répondit :

Comment pouvez-vous gêner vos hôtes, vous qui êtes la maîtresse de maison ?

Et elle s’écria, dune voix enfantine et plaintive :

Chère âme ! donnez-moi vite du thé ! Je tremble de froid jai les pieds gelés

Tout de suite ! tout de suite ! dit vivement Pélaguée.

Après avoir bu son thé, Natacha soupira bruyamment, rejeta sa natte par-dessus l’épaule et ouvrit un gros livre illustré à couverture jaune. La mère remplissait les verres, sefforçant de ne pas les entre-choquer et écoutait, avec toute lattention dont son cerveau peu habitué à travailler était capable, la lecture harmonieuse de la jeune fille. La voix sonore de Natacha se mêlait à la petite chanson pensive du samovar ; et dans la chambre se déroulait et frissonnait comme un ruban magnifique, lhistoire simple et claire des sauvages qui vivaient dans les cavernes et assommaient les bêtes avec des pierres. C’était comme une légende ; à plusieurs reprises, la mère jeta un coup d’œil sur son fils, désireuse de savoir ce quil y avait de défendu dans cette histoire de sauvages. Mais bientôt, elle cessa d’écouter et, sans quon sen aperçut, se mit à examiner ses hôtes.

Pavel était assis à côté de Natacha ; c’était le plus beau de tous. La jeune fille, penchée sur son livre, remontait souvent les cheveux fins et bouclés qui lui tombaient sur le front. Parfois, elle secouait la tête, et, avec un regard caressant à ses auditeurs, elle ajoutait quelques remarques en baissant la voix. Le Petit-Russien avait appuyé sa large poitrine contre le coin de la table ; il effilait sa moustache, dont il essayait dapercevoir les pointes en louchant. Vessoftchikov était assis sur une chaise, raide comme un mannequin, les mains posées sur les genoux ; son visage grêlé, dépourvu de sourcils, orné dune maigre moustache, était immobile comme un masque. Sans mouvoir ses yeux étroits, il contemplait obstinément ses traits que réfléchissait le cuivre brillant du samovar ; il paraissait ne pas respirer. Le petit Fédia écoutait la lecture en remuant les lèvres ; il se répétait les paroles du livre ; son camarade aux cheveux bouclés se penchait, les coudes sur les genoux, et souriait pensivement, le visage appuyé dans ses mains. Un des jeunes gens venus avec Pavel était roux, frisé et mince ; ses yeux verts avaient une expression joyeuse ; il avait envie de dire quelque chose et faisait des gestes dimpatience ; lautre, aux cheveux blonds et courts, se caressait la tête en regardant le plancher ; son visage n’était pas visible.

Il faisait chaud dans la chambre, ce qui était tout particulièrement agréable ce soir-là. Dans le gazouillement de la voix de Natacha, mêlé à la chanson tremblante du samovar, la mère se rappelait les soirées bruyantes de sa jeunesse, les mots grossiers des garçons, qui puaient lalcool, leurs plaisanteries cyniques. À ces souvenirs, son cœur humilié se serrait de pitié pour elle-même.

Elle revécut en pensée le moment où son mari défunt lavait demandée en mariage. C’était pendant une soirée ; il lavait arrêtée dans un corridor obscur, lavait serrée contre le mur de toute sa force, et lui avait proposé dune voix sourde et irritée :

Veux-tu te marier avec moi ?

Elle s’était sentie outragée ; il lui faisait mal en lui pétrissant la poitrine de ses gros doigts, il reniflait et lui envoyait au visage son haleine chaude et humide. Elle essaya de sarracher à son étreinte, de lui échapper

Où vas-tu ? hurla-t-il. Réponds-moi dabord !

Elle avait gardé le silence, haletante de honte et de colère.

Ne fais pas dembarras, nigaude ! Je vous connais, vous autres ! Au fond, tu es bien contente

Quelquun ayant ouvert une porte, il avait quitté la jeune fille sans se hâter en disant :

Je tenverrai demander en mariage dimanche.

Il avait tenu parole.

Pélaguée ferma les yeux et soupira profondément.

Je nai pas besoin de savoir comment les hommes ont vécu, mais comment il faut vivre, dit soudain Vessoftchikov dune voix sourde et mécontente.

Il a raison ! ajouta le jeune homme roux en se levant.

Je ne suis pas daccord ! s’écria Fédia. Si nous voulons aller de lavant, nous devons tout savoir.

Cest vrai ! dit le frisé à mi-voix.

Une discussion animée sensuivit. La mère ne comprenait pas pourquoi on criait. Tous les visages étaient rouges dexcitation ; mais personne n’était irrité ; on nentendait pas les mots tranchants et grossiers auxquels elle était habituée.

Ils se gênent devant la demoiselle, conclut-elle.

Elle était charmée par le visage sérieux de Natacha, qui surveillait attentivement tout le monde, comme si les jeunes gens présents eussent été des enfants pour elle.

Attendez, camarades ! dit soudain la jeune fille.

Et tous se turent, les yeux tournés vers elle.

Ceux qui disent que nous devons tout savoir sont dans le vrai. Nous devons nous allumer nous-mêmes à la flamme de la raison pour que les gens obscurs nous voient ; nous devons répondre à tout avec honnêteté, avec vérité. Il faut connaître toute la vérité, tout le mensonge.

Le Petit-Russien hochait la tête au rythme des paroles de Natacha. Vessoftchikov, le jeune homme roux et louvrier venu avec Pavel formaient un groupe distinct ; ils déplaisaient à la mère, sans quelle sût pourquoi.

Lorsque Natacha eut terminé, Pavel se leva et demanda tranquillement :

Est-ce des repus seulement que nous voulons être ? Non ! se répondit-il en regardant avec fermeté le trio, nous voulons être des hommes. Nous devons montrer à ceux qui nous exploitent et qui nous ferment les yeux, que nous voyons tout, que nous ne sommes ni des idiots, ni des brutes, que ce nest pas seulement manger que nous voulons, mais aussi vivre comme il convient aux hommes de vivre. Nous devons montrer aux ennemis que la vie de bagne quils nous ont faite ne nous empêche pas de nous mesurer avec eux par lintelligence et de les dépasser par lesprit

La mère écoutait ces paroles ; elle frémissait de fierté en entendant son fils parler si bien.

Il y a beaucoup de gens repus, mais aucun deux nest honnête ! dit le Petit-Russien. Construisons un pont qui franchisse le marais de notre infecte vie et qui nous conduise au royaume à venir de la bonté sincère voilà notre tâche, camarades !

Quand le moment de se battre est venu, on na pas le temps de se panser la main ! répliqua sourdement Vessoftchikov.

En outre, on nous cassera les os, et avant la bataille encore ! s’écria gaiement le Petit-Russien.

Il était déjà passé minuit quand le cercle se dispersa. Le jeune homme roux et Vessoftchikov partirent les premiers, ce qui ne plut pas à sa mère

Voyez-vous comme ils sont pressés ! pensa-t-elle en les saluant.

Vous maccompagnez, André ? demanda Natacha.

Comment donc ! répliqua le Petit-Russien.

Pendant que Natacha shabillait dans la cuisine, la mère lui dit :

Vous avez des bas bien minces pour un temps pareil ! Si vous le permettez, je vous en tricoterai une paire en laine.

Merci, Pélaguée Nilovna ; les bas de laine, ça chatouille ! répondit la jeune fille en riant.

Je vous en ferai qui ne vous chatouilleront pas ! dit la mère.

Natacha la considéra en clignant un peu ; et ce regard fixe embarrassa la mère.

Excusez ma bêtise cest de bon cœur ! ajouta-t-elle à voix basse.

Comme vous êtes bonne ! répliqua Natacha, à mi-voix aussi, en lui serrant la main.

Bonsoir, petite mère ! dit le Petit-Russien en la regardant en face ; et il sortit en se baissant, à la suite de Natacha.

La mère jeta un coup d’œil vers son fils ; debout sur le seuil de la chambre, il souriait :

Pourquoi ris-tu ? demanda-t-elle avec confusion.

Comme ça je suis content !

Je suis vieille et bête je le sais mais je comprends quand même ce qui est bien ! fit-elle, vexée.

Et vous avez raison ! répliqua-t-il en secouant la tête. Allez vous coucher cest le moment

Et pour toi aussi Je vais tout de suite au lit

Elle tournait autour de la table tout en enlevant la vaisselle ; elle était heureuse : tout s’était bien passé et terminé en paix.

Tu as eu une bonne idée, mon fils, dit-elle, ce sont de braves gens Le Petit-Russien est bien gentil ! Et la demoiselle Ah ! quelle est intelligente ! qui est-ce ?

Une maîtresse d’école, répondit brièvement Pavel, marchant de long en large dans la pièce.

Cest pour cela quelle est si pauvre ! Ah ! quelle est mal habillée ! Elle va prendre froid ! Où sont ses parents ?

À Moscou !

Et Pavel, sarrêtant près de sa mère, lui dit, dune voix basse et sérieuse :

Son père est très riche ; cest un marchand de fer qui possède plusieurs maisons. Il la chassée, parce quelle a pris cette voie Elle a été élevée dans le luxe, tous les siens la gâtaient, lui donnaient ce quelle voulait et en ce moment-ci, elle fait sept kilomètres à pied, seule

Ces détails frappèrent Pélaguée. Debout au milieu de la chambre, elle regardait, son fils sans mot dire, les sourcils levés d’étonnement.

Puis elle demanda à mi-voix :

Elle va en ville ?

Oui.

Ah ! elle na pas peur ?

Non, elle na pas peur ! dit Pavel en souriant.

Mais pourquoi ? Elle aurait pu passer la nuit icielle aurait couché avec moi.

Ce n’était pas possible. On laurait vue ici demain matin ; et nous navons pas besoin de cela. Ni elle non plus.

La mère se souvint, regarda vers la fenêtre dun air pensif et reprit doucement :

Je ne comprends pas ce quil y a là de dangereux, de défendu ? Il ny a pas de mal à ces choses-là, nest-ce pas mon fils ?

Elle nen était pas sûre et elle aurait voulu obtenir de Pavel une réponse négative. Il la regarda avec calme et déclara dun ton ferme :

Nous ne faisons ni ne ferons rien de mal. Et pourtant, cest la prison qui nous attend, sache-le.

Les mains de Pélaguée se mirent à trembler. Dune voix brisée elle questionna :

Peut-être Dieu permettra quil en soit autrement.

Non ! dit Pavel, dun ton caressant mais assuré. Je ne veux pas te tromper. Il ne peut pas en être autrement.

Il sourit et ajouta :

Couche-toi ! Tu es fatiguée ! Bonne nuit !

Restée seule, la mère sapprocha de la fenêtre et regarda dans la rue. Le vent soufflait et chassait la neige du toit des petites maisons endormies, il battait les murs en chuchotant on ne sait quoi, tombait à terre, et faisait courir le long de la rue de blancs nuages de flocons secs.

Jésus-Christ, ayez pitié de nous ! pria-t-elle à voix basse.

Les larmes samassaient dans son cœur, lattente du malheur dont son fils parlait avec tant de calme et de certitude, frémissait en elle, pareille à un papillon de nuit. Devant ses yeux se déroula une plaine couverte de neige. Le vent ébouriffé y tourbillonnait en sifflant. Au milieu de la plaine, une petite silhouette de jeune fille cheminait, solitaire et chancelante. Le vent senroulait autour de ses jambes, gonflait ses jupes, lui lançait à la figure des flocons cinglants. La marche était difficile pour les petits pieds qui enfonçaient dans la neige. Il faisait froid et les ténèbres étaient effrayantes. La jeune fille sinclinait comme un brin dherbe secoué par le souffle rapide du vent dautomne. À sa droite, dans le marais, une forêt dressait sa sombre muraille, où les bouleaux et les grêles sapins tremblaient et bruissaient tristement. Bien loin, devant elle, scintillaient les lumières de la ville.

Seigneur ! ayez pitié de nous ! dit encore la mère, frissonnante de froid et de peur.

 

 

 

 

VII

 

Les jours glissaient, les uns après les autres ; comme les boules dun boulier, ils sadditionnaient en semaines et en mois. Tous les samedis, les camarades se réunissaient chez Pavel ; et chaque séance était comme une marche dun long escalier en pente douce qui conduisait bien loin, on ne sait où, élevant lentement ceux qui montaient, et dont on ne voyait pas le sommet.

Des figures nouvelles apparaissaient sans cesse. La petite chambre des Vlassov devenait trop étroite. Natacha continuait à venir, transie de froid, fatiguée, mais toujours gaie et animée. La mère lui avait tricoté des bas quelle avait voulu mettre elle-même aux petits pieds. Natacha avait ri dabord, puis s’était tue ; et ayant réfléchi un instant :

Javais une bonne, dit-elle à voix basse elle était aussi étonnamment dévouée ! Comme cest étrange, Pélaguée Nilovna ; le peuple a une vie si dure, si pleine dhumiliations ; et pourtant, il a plus de cœur, plus de bonté que les autres.

Elle avait agité le bras, en désignant quelque endroit, très éloigné delle.

Et vous donc ! lui avait dit la mère de Pavel vous avez sacrifié vos parents et tout le reste

Elle ne parvint pas à achever sa pensée, soupira et se tut en regardant Natacha. Elle lui était reconnaissante sans savoir de quoi et restait assise sur le sol, devant la jeune fille, qui souriait, pensive, la tête baissée.

Jai sacrifié mes parents avait répété Natacha. Ce nest pas le plus pénible. Mon père est si stupide et grossier mon frère aussi et il boit. Ma sœur aînée est malheureuse, elle fait pitié. Elle sest mariée avec un homme beaucoup plus âgé quelle, très riche, avare et ennuyeux Mais cest maman que je regrette ! Elle est simple comme vous, toute petite comme une souris Elle court toujours et a peur de tout le monde Quelquefois jai un tel désir de la revoir, ma maman

Pauvre petite ! dit la mère de Pavel, en secouant tristement la tête.

La jeune fille se redressa soudain et s’écria :

Oh ! non ! Il y a des moments où j’éprouve une telle joie, un tel bonheur !

Son visage avait pâli et ses yeux bleus lançaient des étincelles. Et, posant la main sur l’épaule de Pélaguée, elle dit dune voix profonde, avec un accent venu du cœur :

Si vous saviez si vous pouviez comprendre quelle œuvre joyeuse et grande nous accomplissons Vous le sentirez ! s’écria-t-elle.

Une impression voisine de lenvie sempara du cœur de la mère. Elle fit tristement en se levant :

Je suis trop vieille pour cela trop ignorante, trop vieille.

 

Pavel parlait beaucoup, il discutait avec une ardeur toujours croissante et maigrissait. Pélaguée croyait remarquer que lorsquil causait avec Natacha ou la considérait, son regard sévère sadoucissait, que sa voix se faisait plus caressante, quil devenait plus simple.

Que Dieu le veuille ! pensait-elle. Et elle souriait à lidée que Natacha pourrait devenir sa bru.

Lorsque, dans les réunions, les discussions prenaient un caractère trop ardent, le Petit-Russien se levait et, se dandinant comme le battant dune cloche, il disait de sa voix sonore des paroles claires et simples qui faisaient renaître le calme. Le taciturne Vessoftchikov poussait constamment ses camarades à des actes mal définis ; c’était toujours lui et Samoïlov, le jeune homme roux, qui animaient les discussions. Ils avaient pour partisan Ivan Boukine, le jeune homme à la tête ronde, aux sourcils blancs, et qui semblait délavé par le soleil. Jacob Somov, toujours modeste, propre et bien coiffé, parlait peu et brièvement, dune voix basse et sérieuse. Avec Fédia Mazine, ladolescent au grand front, il était toujours du même avis que Pavel et le Petit-Russien.

Parfois, au lieu de Natacha, c’était Nicolas Ivanovitch qui venait de la ville. Il portait des lunettes et avait une petite barbe blonde. Originaire dune province éloignée, il discourait avec un accent particulier et chantant, sur des thèmes très simples, sur la vie de famille, les enfants, le commerce, la police, le prix de la viande et du pain, sur ce qui est la vie de tous les jours. Et en tout il découvrait des erreurs, de la confusion, des choses stupides, amusantes parfois, mais toujours désavantageuses pour les hommes. Il semblait à la mère que Nicolas Ivanovitch était venu de loin, dun autre royaume où lexistence était facile et honnête, et que, ici, tout lui était déplaisant. Il avait le teint jaunâtre ; de petites rides rayonnaient autour de ses yeux, sa voix était basse et ses mains toujours chaudes. Quand il saluait la mère Vlassov, il lui entourait la main de ses longs doigts vigoureux, et ce geste soulageait l’âme de Pélaguée.

Il venait encore dautres personnes de la ville, ainsi une demoiselle à la taille élancée, aux grands yeux, au visage maigre et pâle. On lappelait Sachenka. Il y avait quelque chose de masculin dans ses gestes et dans sa démarche ; elle fronçait ses noirs sourcils dun air irrité ; quand elle parlait, les minces narines de son nez bien dessiné frémissaient.

Ce fut elle qui dit un jour, la première :

Nous autres, socialistes

Quand la mère entendit ce mot, elle regarda la jeune fille avec une terreur silencieuse.

Elle savait que les socialistes avaient tué un tsar. C’était pendant sa jeunesse ; on avait dit alors que les propriétaires fonciers, irrités contre lempereur qui avait affranchi les serfs, avaient juré de ne pas se couper les cheveux avant quil fût assassiné. Aussi, elle ne pouvait pas comprendre pourquoi son fils et ses camarades s’étaient faits socialistes.

Quand tout le monde fut parti, elle demanda à Pavel :

Pavloucha, est-ce vrai que tu es socialiste ?

Oui, répondit-il, ferme et franc comme toujours.

La mère soupira profondément et reprit en baissant les yeux :

Est-ce bien, mon fils ? Car ils sont contre le tsar ils en ont déjà tué un !

Pavel se mit à aller et venir dans la chambre en se caressant la joue, puis il dit avec un sourire :

Nous navons pas besoin de cela !

Il lui parla longtemps dun ton sérieux. Elle le considérait et réfléchissait. Puis le mot terrible se répéta de plus en plus souvent, il devint aussi familier aux oreilles de la mère quune foule dautres termes incompréhensibles pour elle. Mais Sachenka ne lui plaisait pas ; quand elle était là, la mère se sentait mal à laise, anxieuse

Un soir, elle dit au Petit-Russien, avec une moue de mécontentement :

Elle est bien sévère, Sachenka ! Elle commande sans cesse : faites ceci, faites cela !

Le Petit-Russien rit bruyamment.

Cest bien vrai ! Vous avez touché juste ! Nest-ce pas, Pavel ?

Et, clignant de l’œil, il dit dun ton railleur :

La noblesse !

Pavel répliqua avec sécheresse :

Cest une vaillante fille !

Et il prit un air maussade.

Cest vrai aussi ! confirma le Petit-Russien. Seulement, elle ne comprend pas que cest elle qui doit et que cest nous qui voulons et pouvons.

La mère remarqua aussi que Sachenka était tout particulièrement sévère envers Pavel, quelle le réprimandait parfois. Pavel souriait, gardait le silence, et contemplait la jeune fille avec le regard adouci quil avait auparavant pour Natacha. Et Pélaguée nen était pas satisfaite.

On se réunissait deux fois par semaine ; et quand la mère voyait avec quelle attention passionnée les jeunes gens écoutaient les discours de son fils et du Petit-Russien, les intéressants récits de Natacha, de Sachenka, de Nicolas Ivanovitch et des autres visiteurs de la ville, elle oubliait ses inquiétudes et, au souvenir des ennuyeux jours de sa jeunesse, hochait tristement la tête.

Souvent, la mère était surprise des accès dune joie tumultueuse qui saisissait soudain les jeunes gens. Le fait se produisait généralement quand ils avaient lu dans les journaux des nouvelles de la classe ouvrière de l’étranger. C’était un bonheur bizarre, comme enfantin ; chacun riait dun rire clair et gai, et frappait amicalement sur l’épaule de son voisin.

Ils ont bien travaillé, nos camarades allemands proclamait nimporte qui, comme ivre dextase.

Vivent nos compagnons dItalie ! s’écriait-on une autre fois.

Et quand ils envoyaient ces acclamations au loin aux amis inconnus, ils paraissaient certains que ceux-ci les entendaient et partageaient leur enthousiasme.

Le Petit-Russien, plein dun amour qui embrassait tous les êtres, déclarait :

Il faudrait leur écrire, nest-ce pas, camarades, pour quils sachent quils ont, dans la Russie lointaine, des amis, des ouvriers qui professent la même religion queux, des camarades qui ont le même but queux et se réjouissent de leurs victoires

Et le sourire aux lèvres, on parlait longuement des Français, des Anglais, des Suédois, comme d’êtres chers dont on partageait les bonheurs et les souffrances.

Et dans l’étroite pièce, naissait le sentiment de la parenté spirituelle, unissant les ouvriers de cette terre, dont ils étaient à la fois les maîtres et les esclaves. Cette confraternité qui leur faisait une seule âme impressionnait la mère et, quoiquelle lui fût inaccessible, elle se redressait sous cette force joyeuse, triomphante, enivrante et jeune, caressante et pleine despoirs.

Comme vous êtes, tout de même ! dit-elle un jour au Petit-Russien. Pour vous, tous sont des camarades les Juifs, les Arméniens et les Autrichiens vous parlez deux comme si c’étaient des amis, vous vous attristez et vous vous réjouissez avec tout le monde.

Avec tous, petite mère, avec tous ! sexclama-t-il. Le monde est à nous ! Le monde est aux ouvriers ! Pour nous, il ny a ni nations, ni races, il ny a que des camarades et des ennemis. Tous les ouvriers sont nos amis, tous les riches, tous ceux qui détiennent lautorité sont nos ennemis. Quand on regarde la terre avec de bons yeux, quand on voit combien nous, les ouvriers, nous sommes nombreux, quelle puissance spirituelle nous représentons, on a le cœur envahi de joie et de bonheur, comme si on célébrait une fête solennelle. Et le Français, et lAllemand éprouvent le même sentiment, et les italiens aussi se réjouissent. Nous sommes tous des enfants de la même mère, de la grande, de linvincible fée de la fraternité des ouvriers, de tous les pays de la terre. Elle se développe, elle nous réchauffe de sa chaleur, cest le second soleil au ciel de la justice ; et ce ciel est dans le cœur de louvrier. Quel quil soit, quelque nom quil se donne, le socialiste est notre frère en esprit, toujours, maintenant et à jamais, aux siècles des siècles.

Cette exubérance enfantine, cette foi lumineuse et inébranlable se manifestaient de plus en plus souvent dans le petit groupe, avec une force croissante

Et quand Pélaguée voyait cette joie, elle sentait instinctivement que, en vérité, quelque chose de grand et de rayonnant était né au monde, comme un soleil pareil à celui quelle voyait au ciel.

On chantait souvent ; on chantait gaiement et à pleine voix des chansons familières ; parfois, on en apprenait de nouvelles, mélodieuses aussi, mais sur des airs mélancoliques et étranges. Alors, on baissait la voix, les physionomies se faisaient graves, pensives, comme pour un hymne religieux. Les visages devenaient pâles, les chanteurs sanimaient et on sentait quune grande force se cachait dans les paroles sonores. Lune surtout de ces chansons nouvelles troublait et inquiétait la mère. Elle ne disait pas les gémissements, les perplexités de l’âme outragée qui erre solitaire dans les sentiers obscurs des incertitudes douloureuses, ni les cris de l’âme incolore et informe assaillie par la misère, abrutie par la peur. Elle ne répétait pas les soupirs languissants de l’être avide despace, ni les cris de défi de laudace fougueuse prête à détruire le mal et le bien, indifféremment. Laveugle sentiment de la vengeance et de la haine, capable de tout anéantir, impuissante à rien créer, y faisait défaut ; il ny avait dans cette chanson aucune trace de lancien monde, du monde des esclaves.

Les paroles dures, la mélodie austère ne plaisaient pas à Pélaguée, mais il y avait dans cette chanson comme une force immense qui étouffait le son et les mots, éveillant dans le cœur le pressentiment de quelque chose de trop grand pour la pensée. La mère voyait ce quelque chose sur les visages, dans les yeux des jeunes gens, et, cédant à cette puissance mystérieuse, elle écoutait toujours la chanson avec une attention redoublée, avec une profonde inquiétude.

Il serait temps de lentonner dans la rue ! disait le sombre Vessoftchikov, aux premiers jours du printemps naissant.

Lorsque son père, une fois de plus, fut mis en prison pour vol, il déclara tranquillement :

Maintenant, nous pourrons nous réunir chez moi

Presque tous les soirs après le travail, lun ou lautre des camarades venait chez Pavel ; ils lisaient ensemble, copiaient des passages dans des brochures. Ils étaient soucieux et navaient plus le temps de se débarbouiller. Ils soupaient et prenaient le thé sans poser les livres ; et leurs propos devenaient de plus en plus incompréhensibles à la mère

Il nous faut un journal, répétait Pavel très souvent.

La vie devenait fiévreuse et agitée ; les gens couraient toujours plus rapidement de lun à lautre, dun livre à lautre, comme des abeilles qui volent de fleur en fleur.

On commence à parler de nous, dit un soir Vessoftchikov. Probablement que nous serons bientôt pris

Les cailles sont faites pour être prises au filet ! fit le Petit-Russien.

Il plaisait toujours davantage à Pélaguée. Quand il lappelait « petite mère », il lui semblait quune douce main denfant lui caressait la joue. Le dimanche, si Pavel était occupé, c’était lui qui fendait du bois ; un jour, il arriva portant une planche ; il prit la hache et remplaça adroitement une marche pourrie du perron ; une autre fois, il répara la palissade qui menaçait ruine. Tout en travaillant, il sifflait de beaux airs mélancoliques

La mère dit un jour à Pavel :

Si nous prenions le Petit-Russien en pension ? Ce sera plus commode pour vous, au lieu de courir sans cesse lun chez lautre.

Pourquoi vous donner ce tracas ? demanda Pavel en haussant les épaules.

Quelle idée ? Pendant toute ma vie, je me suis tourmentée sans savoir pourquoi, je puis bien faire ça pour un brave homme.

Faites comme vous voulez ! répliqua Pavel. Sil accepte, je serai content.

Et le Petit-Russien vint habiter chez eux

 

 

 

 

VIII

 

La petite maison de lextrémité du faubourg excitait lattention ; déjà, bien des regards méfiants en avaient franchi les murs. Les ailes de la rumeur publique sagitaient au-dessus delle ; on essayait de découvrir le mystère qui sy cachait. La nuit, on venait regarder à la fenêtre ; parfois quelquun frappait à la vitre, puis senfuyait, bien vite.

Un jour, dans la rue, le cabaretier Bégountzev arrêta la mère de Pavel. C’était un joli petit vieillard, qui portait toujours un foulard de soie noire autour de son cou rouge et ridé. Des lunettes d’écaille surmontaient son nez brillant et pointu, ce qui lui avait valu le surnom de « Yeux dos ».

Sans reprendre haleine, ni attendre les réponses, il avait surpris Pélaguée par une avalanche de paroles sèches et pétillantes :

Comment allez-vous, Pélaguée Nilovna ? Et votre fils ? Vous ne le mariez pas encore ? Ce jeune homme a vraiment l’âge quil faut pour prendre femme. Quand ils marient leurs fils de bonne heure, les parents sont plus tranquilles. Lhomme qui vit en famille se porte mieux, tant de corps que desprit, il se conserve comme un champignon au vinaigre. Moi, à votre place, je le marierais. Les temps actuels exigent quon ouvre l’œil sur l’être humain ; les gens se mettent à vivre à leur idée et se laissent aller à toute sorte dactes blâmables. On ne voit plus les jeunes gens au temple de Dieu ; ils s’éloignent des lieux publics, mais ils se réunissent en cachette, dans les coins, et chuchotent. Pourquoi chuchotent-ils, permettez-moi de vous le demander ? Pourquoi se cachent-ils ? Quest-ce que lhomme nose pas dire en public, au cabaret, par exemple ? Ce sont des mystères. Mais la place des mystères, cest notre sainte Église apostolique ! Tous les autres mystères, accomplis en cachette, proviennent de l’égarement de lesprit. Je vous souhaite le bonjour.

Et il souleva sa casquette avec un geste prétentieux, lagita en lair et sen alla, laissant la mère toute perplexe.

Une autre fois, Maria Korsounova, la voisine des Vlassov, veuve dun forgeron, qui vendait des comestibles à la fabrique, dit à Pélaguée quelle rencontra au marché :

Surveille ton fils, Pélaguée !

Pourquoi ?

Il court des bruits sur lui, chuchota Marie dun air mystérieux. De vilaines choses ! On dit quil organise une espèce de corporation, dans le genre des flagellants. Ça sappelle des sectes. Ils se fustigeront mutuellement, comme les flagellants.

Assez de bêtises, Maria !

Cest celui qui fait des bêtises quil faut gronder, mais non celle qui te les narre, répliqua la marchande.

La mère rapporta ces propos à son fils ; il haussa les épaules sans répondre. Quant au Petit-Russien, il se mit à rire de son gros rire bienveillant.

Les jeunes filles aussi sont irritées contre vous ! dit-elle. Vous êtes de bons partis, vous travaillez bien et vous ne buvez pas Cependant, vous ne regardez même pas les demoiselles ! On dit que des personnes de mauvaise réputation viennent de la ville pour vous rendre visite.

Bien entendu ! s’écria Pavel avec une grimace de dégoût.

Dans un marais, tout sent la pourriture ! dit le Petit-Russien en soupirant. Vous feriez mieux dexpliquer à ces jeunes sottes ce que cest que le mariage, petite mère, elles ne seraient plus si pressées de se faire rompre les côtes !

Ah ! sexclama Pélaguée, elles le savent bien, mais comment sen passeraient-elles ?

Elles ne comprennent pas, sinon elles trouveraient autre chose ! fit Pavel.

La mère jeta un regard sur le visage irrité de son fils.

Cest à vous de le leur enseigner ! Invitez les plus intelligentes

Ce nest pas possible ! répondit Pavel avec sécheresse.

Si tu essayais ! demanda le Petit-Russien.

Après un instant de silence, Pavel répondit :

On se mettra à se promener par couples, puis quelques-uns se marieront, et ce sera tout.

La mère se plongea dans des réflexions. Laustérité monacale de son fils la déconcertait. Elle voyait quil était obéi par ses camarades, même plus âgés que lui, comme le Petit-Russien par exemple, mais il lui semblait que tout le monde le craignait et quon naimait pas ses manières froides.

Une fois quelle était couchée, alors que Pavel et le Petit-Russien lisaient encore, elle prêta loreille à leurs propos, à travers la mince cloison.

Natacha me plaît, sais-tu ? fit soudain le Petit-Russien à mi-voix.

Oui, je le sais

Pavel navait pas répondu tant de suite.

La mère entendit le Petit-Russien se lever lentement et se mettre à arpenter la pièce. Ses pieds nus traînaient sur le sol. Il sifflota un air triste, puis sa voix retentit de nouveau :

La-t-elle remarqué ?

Pavel garda le silence.

Quen penses-tu ? demanda son camarade en baissant la voix.

Elle la remarqué ! répondit Pavel. Et cest pourquoi elle ne vient plus

Le Petit-Russien continua à marcher lourdement, en se remettant à siffler. Il reprit :

Et si je lui disais

Quoi ?

Que je reprit le Petit-Russien, à voix basse.

Pourquoi le dire ? interrompit Pavel.

La mère entendit rire le Petit-Russien :

Moi, vois-tu, je crois que quand on aime une jeune fille, il faut le lui dire, sinon il nen résulte rien

Pavel ferma son livre à grand fracas, et demanda :

Quel résultat espères-tu ?

Tous deux se turent pendant quelques minutes.

Hé bien ? demanda le Petit-Russien.

Il faut se représenter clairement ce quon veut, André, reprit Pavel avec lenteur. Supposons quelle aussi taime je ne le crois pas mais supposons-le. Vous vous mariez. Cest une union intéressante que celle dune jeune fille instruite et dun ouvrier Des enfants naîtront tu seras obligé de travailler seul et beaucoup. Votre vie sera celle de tout le monde, vous lutterez pour avoir de quoi vous nourrir, vous loger, vous et vos enfants Et vous serez perdus pour l’œuvre, tous les deux.

Un silence se fit, puis Pavel continua dune voix adoucie :

Laisse tout cela, André ! Tais-toi, ne la trouble pas

Et pourtant, Nicolas Ivanovitch prêchait la nécessité de vivre la vie intégrale, avec toutes les forces de l’âme et du corps tu ten souviens ?

Oui, mais pas pour nous ! répondit Pavel. Comment atteindrais-tu à lintégralité ? Elle nexiste pas pour toi. Quand on aime lavenir, il faut renoncer à tout dans le présentà tout, frère !

Cest pénible ! répliqua le Petit-Russien dune voix étouffée.

Comment pourrait-il en être autrement, réfléchis !

De nouveau le silence se fit. On nentendait que la pendule de lhorloge qui battait en mesure, découpant les secondes du temps.

Le Petit-Russien dit :

La moitié du cœur aime, lautre hait Et cest un cœur, cela, hein ?

Je te le demande : comment pourrait-il en être autrement ?

Un bruit de livre quon feuillette : sans doute Pavel s’était remis à lire. La mère restait étendue, les yeux fermés, sans oser faire un mouvement. Elle avait profondément pitié du Petit-Russien, mais encore plus de son fils. Elle disait : Mon chéri mon martyr ! mon sacrifié

Soudain le Petit-Russien reprit :

Ainsi, je dois me taire ?

Cest plus honnête, André, dit Pavel à voix basse.

Eh bien, cest cette voie-là que nous prendrons ! décida le Petit-Russien.

Un instant après, il ajouta tristement :

Tu souffriras Pavel, quand ton tour viendra

Il est venu, je souffre déjà cruellement

Toi aussi ?

Le vent soufflait autour de la maison.

Ce nest pas drôle ! prononça le Petit-Russien avec lenteur.

Pélaguée enfouit son visage dans les oreillers et pleura.

Le lendemain matin, André lui parut comme rapetissé physiquement, et elle le sentit plus près de son cœur. Comme toujours, son fils se redressait maigre, silencieux et raide. Jusqualors, elle avait appelé le Petit-Russien André Onissimovitch ; ce jour-là, sans le vouloir, sans sen apercevoir, elle lui dit :

Vous devriez raccommoder vos bottes, mon André sinon vous aurez froid aux pieds ?

Jen achèterai dautres, quand je toucherai mon salaire ! répondit-il ; puis il se mit à rire et lui demanda brusquement, en posant sa longue main sur son épaule :

Peut-être est-ce vous qui êtes ma vraie mère ? seulement vous ne voulez pas lavouer, parce que vous me trouvez trop laid ? nest-ce pas ?

Sans mot dire, elle lui frappa sur la main. Elle aurait voulu lui dire des mots caressants, mais son cœur se serrait de pitié et sa langue refusait de lui obéir

 

 

 

 

IX

 

Dans le faubourg, on commençait à soccuper des socialistes qui répandaient partout des feuilles écrites à lencre bleue. Ces pages parlaient avec méchanceté des règlements imposés aux ouvriers, des grèves de Pétersbourg et de la Russie méridionale ; elles exhortaient les travailleurs à se liguer et à lutter pour défendre leurs intérêts.

Les gens dun certain âge, qui occupaient de bonnes places à la fabrique, sirritaient de ces proclamations et disaient :

Ces agitateurs, il faudrait les rosser dimportance !

Et ils apportaient les feuillets à leurs chefs.

Les jeunes gens, enthousiasmés par ces écrits, s’écriaient avec feu :

Ils disent la vérité !

La plupart des ouvriers, éreintés par le travail, indifférents à tout, songeaient paresseusement :

Il nen résultera rien

Cependant, les feuilles volantes intéressaient tout le monde, et, quand elles faisaient défaut, on se disait mutuellement :

Il ny en a point aujourdhui, on a cessé de les publier.

Mais lorsque, le lundi, elles réapparaissaient, les ouvriers sagitaient de nouveau sourdement.

À la fabrique et dans les cabarets, on apercevait des gens que personne ne connaissait. Ils questionnaient, examinaient, flairaient et frappaient chacun par leur prudence suspecte.

La mère savait que toute cette agitation était l’œuvre de son fils. Elle voyait les gens se presser autour de lui ; il n’était plus seul, et c’était moins dangereux. Et la fierté davoir un tel fils se joignait en elle à lanxiété que lui inspirait lavenir : c’étaient les travaux mystérieux du jeune homme qui se mêlaient comme un clair ruisseau au torrent boueux de la vie.

Un soir, Maria Korsounova frappa à la vitre, et lorsque la mère eut entrouvert le vasistas, la voisine chuchota :

Eh bien, Pélaguée, prépare-toi ! ils ont fini de rire, tes petits pigeons ! Cette nuit, on viendra perquisitionner chez toi, chez Mazine, et chez Vessoftchikov

La mère nentendit que les premières paroles, les dernières se fondirent en une rumeur sourde et menaçante.

Les lèvres épaisses de Maria claquaient avec rapidité, son nez charnu reniflait, ses yeux clignaient et louchaient de côté et dautre, comme si elle cherchait quelquun dans la rue.

Et moi je ne sais rien, et je ne tai rien dit, ma bonne, je ne tai même pas vue aujourdhui, tu comprends ?

Elle disparut.

Pélaguée ferma la fenêtre et se laissa tomber sur une chaise, la tête vide, sans forces. Mais la conscience du danger qui menaçait son fils, la fit se lever soudain ; elle shabilla à la hâte, senveloppa la tête dun châle et courut chez Fédia Mazine, qui était malade et gardait la chambre. Quand elle entra, il était assis près de la fenêtre et lisait en berçant de sa main gauche la main droite dont le pouce se tenait écarté des autres doigts. À louïe de la mauvaise nouvelle, il se leva vivement, son visage devint blême.

Quelle histoire ! et moi qui ai un abcès au doigt ! grogna-t-il.

Que faut-il faire ? demanda la mère en essuyant dune main tremblante la sueur de son visage.

Attendez nayez pas peur ! répliqua Fédia, en caressant ses cheveux bouclés de sa main valide.

Mais vous avez peur vous-même ! s’écria-t-elle.

Moi ?

Les joues du jeune homme rougirent brusquement, et il dit en souriant avec embarras :

Oui, cest vrai, de par le diable ! Il faut prévenir Pavel Je vais lui envoyer quelquun Rentrez chez vous ce ne sera rien On ne nous battra pas, voyons !

Sitôt chez elle, Pélaguée fit un tas de tous les livres, les prit sur ses bras et les transporta dans toute la maison, cherchant un coin pour les cacher ; elle regarda sous le poêle, dans le fourneau, dans le tuyau du samovar et même dans le tonneau plein deau. Elle pensait que Pavel abandonnerait son travail et rentrerait immédiatement ; pourtant, il ne venait pas. À la fin, vaincue par la fatigue, elle sassit sur un banc à la cuisine, arrangea les livres sous ses jupes et resta là, sans bouger, jusquau retour de son fils et du Petit-Russien.

Vous savez ? s’écria-t-elle sans se lever.

Nous savons ! répondit Pavel avec un tranquille sourire. Tu as peur ?

Il ne faut pas avoir peur ! dit André. Cela ne sert à rien.

Tu nas même pas préparé le samovar ! s’écria Pavel.

La mère se leva et, montrant les livres, elle expliqua avec embarras :

Cest à cause deux

Le Petit-Russien et Pavel éclatèrent de rire, ce qui soulagea Pélaguée. Puis son fils prit quelques-uns des volumes et sortit pour les cacher dans la cour ; André se mit en devoir dallumer le samovar et dit :

Il ny a rien de terrible à cela ; seulement, on est honteux de penser que les gens soccupent de bêtises pareilles. Il viendra des hommes gris, avec un sabre au côté, des éperons aux talons, et ils fouilleront partout. Ils regardent sous les lits et sous le poêle ; sil y a une cave, ils y descendent ; sil y a un grenier, ils y montent. Les toiles daraignée leur tombent sur le museau et ils ruent. Ils sennuient, ils ont honte, cest pourquoi ils font semblant d’être très méchants et se montrent très irrités contre les gens. Leur besogne est malpropre et ils le savent. Une fois, ils sont venus perquisitionner chez moi, nont rien trouvé et sont repartis une autre fois, ils mont pris avec eux. Puis, on ma mis en prison et jy suis resté quatre mois. De temps à autre, on venait me prendre et lon me faisait traverser les rues avec une escorte de soldats ; on me demandait toute sorte de choses. Ce ne sont pas des êtres intelligents, ils ne savent pas parler dune manière raisonnable ; ensuite ils ordonnaient aux soldats de me reconduire en prison. Et cest ainsi quils vous font aller et venir : il faut bien quils gagnent leurs appointements. Enfin, on ma remis en liberté, et voilà tout !

Quelle manière de parler, mon André ! s’écria la mère avec mécontentement.

Agenouillé devant le samovar, le Petit-Russien soufflait de toute sa force dans le tuyau ; il leva sa figure, rougie par leffort, et demanda en effilant sa moustache de ses deux mains :

Et comment est-ce que je parle ?

Mais comme si jamais personne ne vous avait offensé !

Il se leva, sapprocha de la mère et, ayant secoué la tête, il repartit en souriant :

Y a-t-il au monde une âme qui ne soit pas offensée ? Mais on ma déjà tellement outragé que je suis las de me mettre en colère. Que faire, puisque les gens ne peuvent agir autrement ? Les outrages me gênent beaucoup, ils mempêchent de faire mon ouvrage mais on ne peut pas les éviter et, quand on sy arrête, on perd son temps. Telle est la vie ! Autrefois, je me fâchais contre les gens puis quand la réflexion est venue, jai vu quils avaient tous le cœur brisé. Chacun a peur d’être frappé par son voisin, aussi tâche-t-il de le frapper le premier. La vie est ainsi, petite mère !

Ses phrases se déroulaient tranquillement et faisaient s’évanouir lanxiété de la mère. Les yeux bombés de lhomme souriaient, lumineux et tristes ; toute sa personne était souple et élastique, quoique dégingandée.

La mère soupira et dit avec ardeur :

Que Dieu vous donne le bonheur, mon André !

Le Petit-Russien retourna au samovar, saccroupit de nouveau et marmotta :

Si on me donne le bonheur, je ne le refuserai pas, mais je ne le demanderai pas et je ne le prendrai jamais !

Et il se mit à siffler.

Pavel revint de la cour.

On ne trouvera rien ! dit-il dun ton assuré.

Il commença sa toilette. Puis, il ajouta en sessuyant soigneusement les mains :

Si vous leur montrez que vous avez peur, maman, ils se diront quil y a quelque chose. Et nous navons encore rien fait rien ! Vous le savez vous-même, nous ne voulons rien de mal ; la vérité et la justice sont de notre côté, nous travaillerons pour elles toute notre vie : voilà notre crime ! Pourquoi donc trembler ?

Je prendrai courage, Pavel, promit-elle.

Puis, tout aussitôt, elle s’écria avec angoisse :

S « ils » venaient seulement tout de suite !

Mais « ils » ne vinrent pas cette nuit-là. Le lendemain matin, prévoyant quon allait la plaisanter de ses terreurs, la mère fut la première à rire delle-même.

 

 

 

 

X

 

« Ils » arrivèrent au moment où on ne les attendait pas, presque un mois plus tard. Vessoftchikov, André et Pavel étaient réunis et parlaient de leur journal. Il était tard, près de minuit. La mère était déjà couchée, elle sendormait et entendait vaguement les voix soucieuses et basses des jeunes gens. André se leva soudain, traversa la cuisine sur la pointe des pieds et ferma doucement la porte derrière lui. Dans le corridor résonna le bruit dun seau renversé. La porte souvrit toute grande, le Petit-Russien dit à haute voix :

Écoutez ce bruit d’éperons dans la rue !

La mère se leva brusquement, prit sa robe dune main tremblante ; mais Pavel apparut sur le seuil et lui dit avec tranquillité :

Restez couchée vous n’êtes pas bien

On entendit des frôlements furtifs sous lauvent. Pavel sapprocha de la porte et, la heurtant de la main, il demanda :

Qui est là ?

Rapide comme l’éclair, une haute silhouette sencadra sur le seuil ; il y en avait encore une autre ; les deux gendarmes repoussèrent le jeune homme quils placèrent entre eux ; une voix aiguë et irritée résonna :

Pas ceux que vous attendiez, nest-ce pas ?

Celui qui parlait était un jeune officier, grand et mince, à la moustache noire. Fédiakine, lagent de police du faubourg, se dirigea vers le lit de la mère portant une main à la visière de sa casquette, il désigna de lautre la femme couchée en disant avec un regard terrible :

Voici sa mère, Votre Honneur !

Puis, agitant le bras dans la direction de Pavel, il ajouta :

Et le voilà lui-même !

Pavel Vlassov ? demanda lofficier en clignant des yeux.

Le jeune homme, ayant hoché affirmativement la tête, il continua en effilant sa moustache :

Je dois perquisitionner chez toi Lève-toi, la vieille ! Qui est là-bas.

Et jetant un coup d’œil vers la chambre, il sy rendit à grands pas.

Votre nom ? lentendit-on questionner.

Deux autres personnages apparurent encore : c’étaient le vieux fondeur Tvériakov et son locataire, le chauffeur Rybine, un homme à chevelure noire et de bonne conduite ; ils étaient requis comme témoins par la police.

Rybine s’écria dune voix épaisse et forte :

Bonsoir, Pélaguée !

La mère shabillait et, pour se donner du courage, se disait :

Voilà encore ! venir la nuit ! les gens sont couchés et ils arrivent !

La chambre semblait petite et une forte odeur de cirage s’était répandue. Les deux gendarmes et le commissaire de police du quartier, Riskine, enlevaient à grand fracas les livres des rayons et les empilaient sur la table, devant lofficier. Les deux autres donnaient des coups de poing contre les murs, regardaient sous les chaises ; lun se hissa péniblement sur le poêle. Le Petit-Russien et Vessoftchikov, serrés lun contre lautre, se tenaient dans un coin ; le visage grêlé du second était couvert de plaques rouges, et ses petits yeux gris ne pouvaient se détacher de lofficier. Le Petit-Russien tortillait sa moustache, et quand la mère entra dans la chambre, il lui fit un signe de tête amical.

Pour cacher sa terreur, elle se mouvait, non pas de côté comme dhabitude, mais la poitrine en avant, ce qui lui donnait un air dimportance affectée et risible. Elle marchait avec bruit et ses sourcils tremblaient.

Lofficier prenait prestement les livres du bout de ses doigts blancs et effilés ; il les feuilletait, les secouait, et, dun geste adroit, les jetait de côté. Parfois, un volume tombait à terre avec un petit bruissement. Tout le monde se taisait, on nentendait que les reniflements des gendarmes échauffés, le cliquetis des éperons ; de temps à autre, une voix demandait :

Tu as regardé ici ?

La mère se plaça à côté de Pavel, contre le mur ; comme lui, elle croisa les bras sur sa poitrine et voulut examiner lofficier. Ses genoux chancelaient, un brouillard voilait ses yeux.

Soudain la voix de Vessoftchikov résonna, tranchante :

À quoi bon lancer les livres par terre ?

La mère frémit, Tvériakov hocha la tête, comme si on lavait frappé à la nuque ; Rybine grogna et considéra attentivement le coupable.

Lofficier cligna des yeux et plongea son regard dans le visage grêlé et immobile du jeune homme Puis ses doigts feuilletèrent encore plus rapidement les pages des livres. Par moment, il ouvrait si grand ses yeux gris, quon pouvait croire quil souffrait atrocement, quil allait crier, furieux et impuissant contre la douleur.

Soldat ! dit de nouveau Vessoftchikov, ramasse les livres

Les gendarmes se tournèrent tous vers lui, puis regardèrent lofficier. Celui-ci leva encore la tête et, lançant un coup d’œil scrutateur sur le grêlé, il ordonna en nasillant :

Hé bien, ramassez les livres !

Lun des gendarmes se baissa et, tout en examinant Vessoftchikov du coin de l’œil, se mit à relever les livres en lambeaux.

Il ferait mieux de se taire, chuchota la mère en sadressant à son fils.

Il haussa les épaules. Le Petit-Russien tendit le cou.

Quest-ce que ces chuchotements ? Je vous prie de vous taire ! Qui est-ce qui lit la Bible, ici ?

Moi, répondit Pavel.

Ah ! Et à qui sont tous ces livres ?

À moi ! dit-il encore.

Bien ! fit lofficier en sappuyant au dossier de la chaise.

Il fit craquer les doigts de sa main blanche, allongea les jambes sous la table, lissa sa moustache et interpella Vessoftchikov :

Cest toi qui es André Nakhodka ?

Cest moi ! répondit le grêlé en savançant.

Le Petit-Russien tendit le bras, larrêta par l’épaule et le fit reculer.

Il sest trompé ! cest moi qui suis André

Lofficier leva la main et, menaçant Vessoftchikov du petit doigt, lui dit :

Prends garde !

Il se mit à fouiller dans ses papiers.

De ses yeux indifférents, la nuit lumineuse et claire regardait à travers la fenêtre. Quelquun allait et venait devant la maison, et la neige criait sous les pas.

Tu as déjà été poursuivi pour délits politiques, Nakhodka ? demanda lofficier.

Oui, à Rostov et à Saratov Seulement là, les gendarmes me disaient « vous ».

Lofficier cligna de l’œil droit, le frotta, puis reprit, en découvrant ses petites dents :

Eh bien, Nakhodka, connaissez-vous peut-être, oui, connaissez-vous les scélérats qui répandent dans la fabrique des brochures et des proclamations interdites ?

Le Petit-Russien sagita, il allait dire quelque chose avec un large sourire, lorsque la voix énervante de Vessoftchikov résonna de nouveau :

Cest la première fois que nous voyons des scélérats !

Le silence se fit pendant un instant.

La balafre de la mère pâlit, tandis que son sourcil droit remontait. La barbe noire de Rybine se mit à trembler dune manière bizarre ; il baissa la tête et étira lentement sa moustache :

Faites sortir cet animal ! ordonna lofficier.

Deux gendarmes saisirent le jeune homme sous le bras et lentraînèrent dans la cuisine. Là, il parvint à sarrêter, et, se retenant au plancher de toute la force de ses pieds, il s’écria :

Attendez, je veux mettre mon manteau !

Le commissaire de police, qui avait été fouiller dans la cour, revint en disant :

Il ny a rien, nous avons regardé partout.

Bien entendu ! sexclama lofficier avec ironie. Je le savais bien ! Nous avons affaire à un homme expérimenté !

La mère écoutait cette voix faible, frémissante et cassante ; et quand elle considérait le visage jaunâtre de lhomme, elle sentait que c’était un ennemi, un ennemi impitoyable, au cœur plein de mépris pour le peuple. Jadis, elle navait vu que peu de personnes de ce genre et, les dernières années, elle avait même oublié quil en existait.

Cest ceux-là que nous inquiétons ! pensa-t-elle.

Monsieur André Onissimov Nakhodka, fils de père inconnu, je vous arrête !

Pourquoi ? demanda celui-ci avec calme.

Je vous le dirai plus tard ! répondit lofficier avec une politesse malveillante.

Et se tournant vers Pélaguée, il lui cria :

Sais-tu lire et écrire ?

Non ! intervint Pavel.

Ce nest pas toi que jinterroge ! fit sévèrement lofficier ; il reprit :

Réponds, la vieille, sais-tu lire et écrire ?

Envahie par un sentiment de haine instinctive envers cet homme, la mère se redressa soudain, toute tremblante, comme si elle eût plongé dans un fleuve glacé ; sa balafre devint écarlate et son sourcil sabaissa.

Ne criez pas ! dit-elle en tendant le bras vers lofficier. Vous êtes encore jeune, vous ne savez pas ce que cest que la souffrance

Calmez-vous, maman ! interrompit son fils.

Il vaut mieux retenir son cœur et se taire ! conseilla le Petit-Russien.

Attends, Pavel ! s’écria la mère avec un élan vers la table Pourquoi arrêtez-vous les gens !

Ça ne vous regarde pas taisez-vous ! cria lofficier en se levant. Ramenez Vessoftchikov !

Et il se mit à lire un papier, en l’élevant à la hauteur de son visage.

On introduisit le jeune homme.

Enlève ta casquette ! cria lofficier, interrompant sa lecture.

Rybine sapprocha de Pélaguée et, la poussant de l’épaule, lui dit à voix basse :

Ne vous échauffez pas, la mère !

Comment pourrais-je enlever ma casquette quand on me tient les mains ? demanda Vessoftchikov.

Lofficier lança le procès-verbal sur la table.

Signez ! fit il brièvement.

La mère regarda les assistants signer le document, son excitation était tombée, le courage lui manquait ; damères larmes dimpuissance et dhumiliation montaient à ses yeux. Pendant les vingt années de sa vie conjugale elle avait pleuré des larmes de ce genre ; mais elle avait presque oublié leur brûlure cuisante depuis son veuvage. Lofficier la regarda et fit avec une grimace dédaigneuse :

Vous hurlez trop tôt, ma bonne ! Vous verrez, il ne vous restera plus assez de larmes pour lavenir.

Elle lui répondit, de nouveau irritée :

Les mères ont assez de larmes pour tout pour tout ! Si vous en avez une, elle doit certainement le savoir !

Lofficier plaça vivement ses papiers dans un portefeuille tout neuf, à la serrure étincelante. Il dit en sadressant au commissaire de police :

Ils sont tous dune indépendance révoltante, les uns comme les autres !

Quelle insolence ! marmotta le commissaire.

Marche ! commanda lofficier.

Au revoir, André, au revoir, Nicolas ! dit Pavel avec chaleur en serrant la main de ses camarades.

Oui, parfaitement, au revoir ! déclara lofficier avec ironie.

Sans parler, Vessoftchikov serrait la main de la mère de ses doigts courts. Il respirait à grandpeine ; son gros cou était congestionné, ses yeux brillaient de rage. Le Petit-Russien souriait et secouait la tête ; il dit quelques mots à Pélaguée ; elle fit le signe de la croix sur lui, en lui répondant :

Dieu reconnaît les justes !

Enfin la troupe des hommes aux capotes grises disparut au coin de la maison, avec un cliquetis d’éperons. Rybine fut le dernier à sortir ; ses yeux noirs scrutèrent Pavel ; il dit dun air pensif :

Eh bien, adieu !

Et il sen alla sans se presser, en toussant dans sa barbe.

Les mains croisées derrière le dos, Pavel se mit à aller et venir à pas lents, entre les paquets de linge et de livres qui gisaient sur le sol ; il s’écria dune voix sombre :

Tu as vu comment cela se passe ?

Tout en considérant la chambre en désordre dun air déconcerté, la mère chuchota, angoissée :

On te prendra aussi on te prendra aussi ! Pourquoi Vessoftchikov a-t-il été grossier ?

Il a eu peur probablement ! dit Pavel à voix basse. Il ne faut pas leur parler on ne peut rien faire avec eux ! Ils sont incapables de comprendre

Ils sont venus, ils lont pris, ils lont emmené ! chuchota la mère, en agitant les bras.

Son fils lui restait. Le cœur de Pélaguée se mit à battre plus tranquillement ; sa pensée simmobilisait devant un fait quelle ne pouvait concevoir.

Il se moque de nous, cet homme jaune, il nous menace

Assez, mère ! dit soudain Pavel avec décision. Viens, rangeons tout cela

Il lui avait dit « mère » et « tu », comme il le faisait quand il devenait plus démonstratif. Elle sapprocha de lui, le regarda en face et demanda à voix basse :

Ils tont humilié ?

Oui ! répliqua-t-il. Cest pénible jaurais préféré aller avec eux

Il sembla à la mère quil avait les larmes aux yeux ; et pour le consoler de son chagrin, quelle devinait vaguement, elle dit en soupirant :

Patience tu seras pris aussi !

Je le sais, répondit-il.

Après un instant de silence, la mère ajouta avec un accent de tristesse :

Comme tu es cruel, mon fils ! Si seulement tu me calmais Mais non, je dis des choses terribles, et tu men réponds de plus terribles encore !

Il lui jeta un coup d’œil, sapprocha delle, et lui dit à voix basse :

Je ne sais pas vous répondre, maman ! Je ne peux pas mentir ! Il faut vous y habituer

Elle soupira et se tut ; puis, elle reprit, frissonnante :

Et qui sait ? on dit quils torturent les gens, quils leur déchirent le corps en lambeaux et leur brisent les os. Quand jy pense jai peur, Pavel, mon, chéri

Ils broient l’âme et non le corps Cest encore plus douloureux que la torture, quand on touche à votre âme avec des mains sales.

 

 

 

 

XI

 

Le lendemain matin, on apprit que Boukine, Samoïlov, Somov et cinq autres personnes encore avaient été arrêtées. Le soir, Fédia Mazine accourut : on avait perquisitionné chez lui aussi ; il était satisfait de la chose et se considérait comme un héros.

Tu as eu peur, Fédia ? demanda la mère.

Il pâlit, son visage se creusa, ses narines frémirent.

Jai eu peur d’être frappé par lofficier ! Il avait une barbe foncée, il était gros ; ses doigts étaient velus, il portait des lunettes noires, ou aurait dit quil lui manquait des yeux. Il a crié, frappé du pied : Je te ferai pourrir en prison ! ma-t-il dit Et moi, on ne ma jamais battu, ni mon père, ni ma mère, parce que j’étais fils unique et quils maimaient. On bat tout le monde, mais moi, jamais on ne ma touché

Il ferma pendant un instant ses yeux rougis et serra les lèvres ; dun geste rapide, il rejeta ses cheveux en arrière et dit en regardant Pavel :

Si quelquun me frappe, je me plongerai en lui comme un couteau, je le déchiquetterai avec mes dents Il vaudrait mieux massommer du coup !

Tu es bien maigrelet et chétif ! s’écria la mère. Comment pourrais-tu te battre ?

Et pourtant je me battrai ! répondit Fédia à voix basse.

Lorsquil fut parti, la mère dit à son fils :

Il sera brisé avant tous les autres

Pavel garda le silence.

Quelques minutes plus tard, la porte de la cuisine souvrit lentement et Rybine entra.

Bonsoir ! fit-il en souriant, cest encore moi. Hier soir, on ma obligé de venir ; ce soir, je viens de moi-même, oui !

Il secoua la main de Pavel avec force, prit la mère par l’épaule en demandant :

Moffres-tu du thé ?

Pavel examina en silence le large visage basané de son hôte, son épaisse barbe noire et ses yeux intelligents. Il y avait quelque chose de grave dans leur regard calme ; toute la personne du nouveau venu, à la carrure dathlète, inspirait la sympathie par sa fermeté assurée.

La mère sen alla dans la cuisine préparer le samovar. Rybine sassit, caressa sa moustache, et, saccoudant sur la table, enveloppa Pavel du regard.

Ainsi donc commença-t-il, comme sil reprenait une conversation interrompue. Il faut que je te parle ouvertement. Je tai longuement examiné avant de venir chez toi. Nous sommes presque voisins, jai vu que tu recevais beaucoup de monde et que personne ne senivrait, ni ne faisait de scandale. Ça, cest la première chose. Quand les gens se conduisent bien, on les remarque du coup, on voit tout de suite ce quils sont. Moi aussi, jattire lattention parce que je vis à l’écart, sans commettre de vilenies

Il parlait lentement, avec aisance ; il avait des accents qui donnaient confiance en lui.

Ainsi donc, tout le monde parle de toi. Mon propriétaire tappelle « hérétique », parce que tu ne vas pas à l’église. Je ny vais pas non plus. Ensuite ces feuilles, ces papiers sont survenus Cest toi qui as eu cette idée ?

Oui ! répondit Pavel sans détacher son regard du visage de Rybine.

Celui-ci le fixait aussi.

Allons donc ! s’écria la mère inquiète en sortant de la cuisine, tu n’étais pas seul

Pavel sourit, Rybine également.

Ah ! fit celui-ci.

La mère renifla avec bruit et sortit, un peu irritée quils neussent pas fait attention à ses paroles.

C’était une bonne idée, ces feuilles Elles troublent le peuple Il y en a eu dix-neuf ?

Oui ! répondit Pavel.

Je les ai donc toutes lues ! Bon Il sy trouve des choses incompréhensibles, superflues ; quand lhomme parle beaucoup, il lui arrive de parler pour rien

Rybine sourit, il avait les dents blanches et saines.

Ensuite, cette perquisition, cest elle surtout qui ma prévenu en ta faveur. Et toi, comme le Petit-Russien et Vessoftchikov, vous vous êtes tous montrés

Comme il ne trouvait pas lexpression voulue, il se tut, jeta un coup d’œil vers la fenêtre et frappa du doigt sur la table.

Vous avez montré, votre décision. Cest comme si vous aviez dit : Faites votre ouvrage, Votre Honneur, nous, nous ferons le nôtre ! Le Petit-Russien aussi est un brave garçon. Quelquefois, à la fabrique, je l’écoutais parler et je pensais : « Celui-là on ne pourra pas l’écraser ; la mort seule le vaincra. Il en a des muscles, ce type ! » Tu me crois, Pavel ?

Oui ! répondit le jeune homme en hochant la tête.

Bon Jai quarante ans, jai le double de ton âge, jai lu vingt fois plus de choses que toi. Jai été soldat pendant plus de trois ans ; jai été marié deux fois, ma première femme est morte ; lautre, je lai quittée. Jai été au Caucase, jai vu les doukhobors Ils nont pas su vaincre la vie, frère, oh ! non !

La mère écoutait avec avidité ces paroles ; il lui était agréable de voir un homme d’âge respectable venir à son fils comme pour se confesser. Mais elle trouvait que Pavel traitait son hôte avec trop de sécheresse et pour effacer cette impression, elle demanda à Rybine :

Tu mangerais peut-être quelque chose, Mikhaïl Ivanovitch ?

Non, merci, mère ! Jai déjà soupé. Ainsi donc, Pavel, tu penses que la vie ne va pas comme il faudrait ?

Le jeune homme se leva et arpenta la pièce, les bras croisés derrière le dos.

Non, elle va bien ! répondit-il. Ainsi, elle vous a conduit à moi, maintenant que vous avez l’âme ouverte. Elle nous unit peu à peu, nous tous qui travaillons sans cesse ; le temps viendra où elle nous unira tous ! Les choses sont arrangées dune manière injuste et pénible pour nous ; mais la vie elle-même nous ouvre les yeux, nous découvre son sens amer ; cest elle-même qui montre à lhomme comment il doit en diriger le cours.

Cest vrai ! Mais attends ! interrompit Rybine. Il faut renouveler lhomme, voilà ce que je crois ! Quand on attrape la gale, on se baigne, on se lave, on met des vêtements propres et on guérit, nest-ce pas ? Et quand cest le cœur qui est attaqué, il faut en arracher la peau, quand même on saignerait, il faut le laver, le vêtir à neuf, nest-ce pas ? Mais comment purifier lhomme en dedans ? Hein ?

Pavel parla avec ardeur de Dieu, de lempereur, des autorités, de la fabrique, de la résistance que les travailleurs de l’étranger opposaient à ceux qui voulaient limiter leurs droits. Rybine souriait parfois ; puis il frappait du doigt sur la table, comme pour ponctuer le discours de Pavel. Mais il ne s’écria pas une seule fois :

Cest comme ça !

Pourtant il dit à mi-voix après un petit rire :

Hé ! tu es encore jeune ! Tu ne connais pas les gens !

Pavel, debout devant lui, répliqua gravement :

Ne parlons pas de la jeunesse, ni de la vieillesse. Voyons plutôt quelle opinion est la meilleure ?

Ainsi donc, daprès toi, on se serait servi de Dieu lui-même pour nous tromper ? Cest comme cela. Je crois aussi que notre religion est nuisible et erronée.

La mère sinterposa. Quand son fils parlait de Dieu, des choses sacrées et chères qui se reliaient à la foi quelle avait en son créateur, elle essayait toujours de rencontrer le regard de Pavel pour lui demander tacitement de ne pas déchirer son cœur avec des paroles dincrédulité, tranchantes et aiguës. Mais, elle sentait que, malgré son scepticisme, son fils était croyant et cela la tranquillisait.

Comment pourrais-je comprendre ses pensées ? se disait-elle.

Elle se figurait quil devait être désagréable et outrageant pour Rybine, un homme d’âge mûr, dentendre les paroles de Pavel. Mais quand lhôte eut tranquillement posé cette question à Pavel, elle perdit patience :

Soyez donc plus prudents en parlant de Dieu ! dit-elle brièvement, mais avec obstination. Faites comme vous voudrez

Puis, après avoir repris haleine, elle continua avec plus de force encore :

Sur qui mappuierai-je dans mon chagrin, moi qui suis vieille, si vous menlevez mon Dieu ?

Ses yeux se remplirent de larmes. Elle lavait la vaisselle avec des doigts tremblants.

Vous ne mavez pas compris, maman ! dit doucement Pavel.

Excuse-nous, mère ! ajouta Rybine dune voix lente et épaisse, et il jeta un coup d’œil à Pavel en souriant. Jai oublié que tu étais trop vieille pour quon te coupe tes verrues !

Je ne parlais pas du Dieu bon et miséricordieux auquel vous croyez, continua Pavel, mais de celui dont les prêtres nous menacent comme dun bâton au nom duquel on veut forcer la totalité des hommes à se soumettre à la volonté mauvaise de quelques-uns

Cest comme ça, oui ! sexclama Rybine, en frappant du doigt sur la table. On nous a changé Dieu lui-même ; tout ce quils ont entre les mains, nos ennemis le dirigent contre nous. Rappelle-toi, mère, Dieu a créé lhomme à son image, donc il ressemble à lhomme, si lhomme lui ressemble ! Mais nous, ce nest plus à Dieu que nous ressemblons, mais à des bêtes sauvagesÀ l’église, cest un épouvantail quon nous montre à sa place Il faut transformer Dieu, mère, il faut le purifier ! On la revêtu de mensonge et de calomnie, on a mutilé son visage pour tuer notre âme

Il parlait à voix basse, mais avec une netteté étonnante ; chacune de ses paroles portait à la mère un coup douloureux. Elle était effrayée par ce grand visage taciturne encadré dune barbe noire, et le sombre reflet de ses yeux lui devenait insupportable.

Non, jaime mieux men aller ! dit-elle en secouant la tête. Je nai pas la force d’écouter des choses pareilles je ne peux pas

Et elle senfuit dans la cuisine, tandis que Rybine s’écriait :

Tu vois, Pavel ! Ce nest pas par la tête, cest par le cœur quil faut commencer Le cœur, cest un endroit de l’âme humaine sur lequel il ne pousse rien que

Que la raison ! acheva Pavel avec fermeté. Cest la raison seule qui affranchira lhomme.

La raison ne donne pas la puissance, répliqua Rybine dune voix vibrante et obstinée. Cest le cœur qui donne la force, et non pas le cerveau !

La mère s’était déshabillée et couchée sans avoir fait ses prières. Elle avait froid et se sentait mal à laise. Rybine, qui lui avait semblé si sensé, si posé au début, excitait en elle une sourde hostilité.

Hérétique ! agitateur ! pensa-t-elle en prêtant loreille à la voix sonore qui sortait avec aisance dune poitrine large et bombée. Il avait bien besoin de venir !

Et Rybine disait, tranquille et sûr :

Un lieu saint ne peut rester vide. La place où Dieu vit en nous est attaquée, sil tombe de l’âme, une plaie se formera, voilà ! il faut inventer une foi nouvelle, Pavel Il faut créer un Dieu juste pour tous, un Dieu qui ne soit ni un juge, ni un guerrier, mais lami des hommes !

Mais cest ce que fut Jésus ! s’écria Pavel.

Attends ! Jésus n’était pas ferme desprit« Éloigne de moi cette coupe », a-t-il dit. Et il reconnaissait César Dieu ne peut reconnaître une autorité humaine régnant sur les hommes, car cest Lui qui est la Toute-Puissance ! Il na pas divisé son âme en partie divine et en partie humaine, et puisquil a confirmé sa divinité, il na besoin de rien dhumain. Jésus a aussi reconnu comme légitimes le commerce et le mariage Et cest injustement quil a condamné le figuier ; celui-ci était-il coupable de sa stérilité ? Ce nest pas non plus par sa propre faute que l’âme ne porte pas de bons fruits Est-ce moi qui ai semé le mal en elle ? Ainsi

Les deux voix résonnaient sans interruption dans la pièce, comme si elles senlaçaient et se combattaient en un jeu animé et passionnant. Pavel allait et venait à grands pas, et le plancher grinçait sous ses pieds. Quand il parlait, tous les sons se fondaient dans le bruit de sa voix ; quand Rybine répliquait avec calme et tranquillité, on entendait le tic-tac du balancier et le sec craquement du gel qui frôlait de ses griffes aiguës les murs de la maison.

Je vais te parler comme un vrai chauffeur que je suis : Dieu ressemble au feu. Oui, cest comme ça. Il naffermit rien, il ne le peut pas Il brûle et fond en éclairant Il allume les églises, mais ne les construit pas. Il vit dans le cœur. Il est dit : « Dieu est le Verbe » et le Verbe cest lesprit.

La raison ! corrigea Pavel avec obstination.

Cest comme ça ! Donc, Dieu est dans le cœur, et dans la raison, et non pas dans l’église. Et voilà la misère, la douleur et tout le malheur de lhomme : cest que nous sommes tous arrachés de nous-mêmes ! Le cœur est repoussé par la raison, et la raison est partie Lhomme nest plus un Dieu unit lhomme en un tout en un globe Dieu crée toujours des choses rondes : ainsi, la terre, les étoiles ; tout ce qui est visible ce qui est aigu, cest lhomme qui la fait Quant à l’église, cest le tombeau de Dieu et de lhomme

La mère sendormit, elle nentendit pas sortir Rybine

Celui-ci revint souvent. Quand lun ou lautre des camarades de Pavel se trouvait là, le chauffeur sasseyait dans un coin et gardait le silence ; de temps à autre, il disait :

Voilà Cest comme ça !

Une fois, il promena son regard noir sur les assistants, et s’écria dun ton mécontent :

Il faut parler de ce qui est ; ce qui sera, nous ne le savons pas ! Quand le peuple sera libre, il verra lui-même ce quil aura de mieux à faire On lui a fourré dans la tête déjà assez de choses quil ne voulait pas ! Cela suffit ! Quil examine lui-même ! Peut-être repoussera-t-il tout, toute la vie et toutes les sciences ; peut-être verra-t-il que tout est dirigé contre lui comme par exemple le Dieu de l’église. Donnez-lui seulement tous les livres en main, et il répondra lui-même, voilà ! Mais il faudrait quil comprît que plus le collier est étroit, plus le travail est pénible.

Quand Pavel était seul, Rybine et lui se mettaient aussitôt à discuter, tranquillement, longuement. La mère inquiète les écoutait, les suivait du regard en silence, essayant de comprendre. Parfois, il lui semblait que tous deux étaient devenus aveugles. Dans les ténèbres, entre les parois de la petite chambre, ils erraient de côté et dautre, à la recherche de la lumière ou dune issue ; ils se raccrochaient à tout de leurs mains vigoureuses mais inhabiles, ils agitaient tout, remuaient tout, laissant tomber à terre des choses quils piétinaient ensuite. Ils se heurtaient partout, tâtaient et repoussaient tout, sans hâte, sans perdre lespoir, ni la foi

Ils lavaient accoutumée à entendre une foule de paroles terribles par leur simplicité et leur audace ; ces mots-là ne loppressaient plus avec la même violence quau début. Rybine ne plaisait pas à la mère ; cependant, la répulsion quil lui inspirait au commencement avait disparu.

Une fois par semaine, Pélaguée se rendait à la prison pour y porter du linge et des livres au Petit-Russien ; elle obtint un jour lautorisation de le voir ; en rentrant elle raconta avec attendrissement :

Il est resté le même qu’à la maison. Il est gentil avec tout le monde, chacun plaisante avec lui. On dirait quil a toujours le cœur en fête La vie lui est pénible, il souffre, mais il ne veut pas le montrer.

Cest comme ça quil faut faire ! répliqua Rybine. Nous sommes tous enveloppés dans le chagrin comme dans une seconde peau nous respirons le chagrin, nous nous revêtons de chagrin Mais il ny a pas de quoi se vanter Tout le monde na pas les yeux crevés, il y en a qui se les ferment eux-mêmes voilà ! Mais quand on est bête il faut sattendre à souffrir

 

 

 

XII

 

La vieille petite maison grise des Vlassov attirait de plus en plus lattention du faubourg. Parfois, un ouvrier y venait et, après avoir regardé de tous côtés, il disait à Pavel :

Eh bien, frère, toi qui lis les livres, tu dois connaître les lois. Ainsi, explique-moi

Et il racontait quelque injustice de la police ou de ladministration de la fabrique. Dans les cas compliqués, Pavel envoyait le visiteur avec un mot de recommandation à un avocat de ses amis, et quand il le pouvait, il donnait des conseils lui-même.

Peu à peu, les habitués du faubourg éprouvèrent un sentiment de respect pour ce jeune homme rangé, qui parlait de tout avec simplicité et hardiesse, qui ne riait presque jamais, qui regardait et écoutait toutes choses avec attention, se plongeant dans limbroglio de chaque affaire particulière et découvrant toujours le fil qui reliait les gens entre eux par des milliers de nœuds tenaces

La mère voyait s’étendre linfluence de son fils, elle commençait à saisir le sens des travaux de Pavel, et, quand elle avait compris, elle éprouvait une joie enfantine.

Pavel grandit encore dans lopinion publique, lors de lhistoire du « kopek du marais ».

Un large marais planté de sapins et de bouleaux entourait la fabrique comme dun fossé infect. En été, une buée jaunâtre et opaque sen dégageait avec des nuées de moustiques qui se répandaient dans le faubourg en y semant les fièvres. Le marais appartenait à la fabrique ; le nouveau directeur, voulant en tirer parti, conçut le projet de lassécher et den extraire la tourbe en même temps. Cette opération, dit-il aux ouvriers, assainirait les environs et améliorerait les conditions de leur existence à tous, de sorte quil donna lordre de retenir un kopek par rouble sur les salaires, pour lasséchement du marais.

Les ouvriers sagitèrent : ils étaient surtout irrités du fait que le nouvel impôt n’était pas applicable aux employés

Le samedi où la décision du directeur fut affichée, Pavel était malade et navait pas été travailler ; il ne savait rien de lhistoire. Le lendemain matin, après la messe, le fondeur Sizov, beau vieillard, le serrurier Makhotine, homme de haute taille, très irascible, vinrent chez lui pour lui raconter ce qui était arrivé.

Les plus âgés dentre nous se sont réunis, dit posément Sizov, nous avons discuté ; et voilà, nos camarades nous ont envoyés pour te demander puisque tu es un homme éclairé sil y a une loi qui permette au directeur de combattre les moustiques avec notre argent ?

Songe donc, ajouta Makhotine, en roulant ses yeux bridés, il y a quatre ans, ces voleurs ont quêté pour pouvoir construire un établissement de bainsOn a ramassé trois mille huit cents roubles Où sont-ils, et où sont les bains ?

Pavel expliqua que cet impôt était injuste, que la fabrique retirerait un grand avantage de ce projet. Sur quoi, les deux ouvriers sen allèrent avec des airs renfrognés. Après les avoir reconduits, la mère s’écria avec un sourire :

Voilà des vieillards qui viennent chez toi faire provision desprit, Pavel !

Sans répondre, le jeune homme sassit et se mit à écrire dun air soucieux. Quelques instants après, il dit à sa mère :

Je ten prie, va immédiatement à la ville et porte ce billet

Cest dangereux ? demanda-t-elle.

Oui. Cest là quon imprime notre journal Il faut absolument que cette histoire du kopek paraisse dans le prochain numéro !

Cest bien, cest bien ! répliqua-t-elle en shabillent à la hâte. Jy vais

C’était la première commission que lui donnait son fils ! Elle fut heureuse de voir quil lui disait franchement de quoi il était question, et de pouvoir lui être utile dans son œuvre.

Je comprends, Pavel ! reprit-elle Cest un vol Comment sappelle-t-il : Iégor Ivanovitch ?

Elle revint tard dans la soirée, fatiguée, mais contente.

Jai vu Sachenka ! dit-elle à son fils. Elle te salue. Quil est amusant, ce Iégor ! il plaisante sans cesse.

Je suis enchanté quils te plaisent, répondit Pavel à mi-voix.

Quels gens simples ! Cest agréable quand les gens sont simples ! Et ils testiment, tous

Le lundi, Pavel ne put aller à la fabrique, il avait mal à la tête. Mais à midi, Fédia Mazine accourut, agité et heureux ; il annonça dune voix essoufflée :

Toute la fabrique est soulevée ! On menvoie te chercher ! Sizov et Makhotine disent que tu expliqueras laffaire mieux que tous les autres ! Si tu voyais ce qui se passe là-bas !

Pavel shabilla sans mot dire.

Les femmes se sont rassemblées et elles piaillent

Jy vais aussi ! déclara la mère. Tu nes pas bien, cest peut-être dangereux. Que font-ils là-bas ? Je veux y aller

Va ! dit Pavel brièvement

Ils partirent rapidement sans échanger une parole. La mère, haletante et émue, sentait que quelque chose de grave allait survenir. À lentrée de la fabrique, une masse de femmes hurlaient et se querellaient. Pélaguée vit que toutes les têtes étaient tournées du même côté, vers le mur des forges. Là, Sizov, Makhotine, Valov et cinq autres ouvriers influents et d’âge mûr, s’étaient juchés sur un tas de vieille ferraille ; leurs gestes violents se détachaient sur le fond de briques rouges.

Voilà Vlassov ! s’écria quelquun.

Vlassov ! amenez-le ici !

On entraîna Pavel, on le poussa en avant. La mère resta seule.

Silence ! cria-t-on simultanément à diverses places.

Tout près de Pélaguée, résonna la voix égale de Rybine :

Ce nest pas pour notre kopek quil faut résister, mais pour la justice, voilà ! Ce nest pas notre kopek qui nous est cher, il nest pas plus rond que les autres, mais il est plus lourd ; il y a plus de sang humain en lui que dans un seul rouble du directeur !

Ses paroles tombaient sur la foule avec force et soulevaient dardentes exclamations :

Cest vrai ! Bravo, Rybine !

Silence, diables !

Tu as raison, chauffeur !

Voilà Vlassov !

Les voix se fondirent en un tourbillon bruyant, étouffant le sourd fracas des machines et les soupirs de la vapeur. De toutes parts accouraient des gens qui se mettaient à discuter en agitant les bras, sexcitant mutuellement par des paroles fébriles et caustiques. Lirritation qui dormait dans les poitrines fatiguées s’était réveillée ; elle s’échappait des lèvres et senvolait triomphante. Au-dessus de la foule planait un nuage de poussière et de suie ; les visages couverts de sueur étaient en feu, la peau des joues pleurait des larmes noires. Sur le fond sombre des physionomies, les yeux et les dents étincelaient.

Enfin Pavel apparut aux côtés de Sizov et de Makhotine ; on entendit son cri :

Camarades !

La mère vit que le visage du jeune homme était pâle et que ses lèvres tremblaient ; involontairement elle voulut avancer en se frayant un chemin dans la foule. On lui disait avec aigreur :

Reste à ta place, la vieille !

On la poussait. Mais elle ne se découragea pas ; de l’épaule et des coudes, elle écartait les gens et se rapprochait lentement de son fils, poussée par le désir daller se placer à côté de lui.

Et Pavel, après avoir prononcé des paroles dans lesquelles il avait accoutumé de mettre un sens profond, se sentit la gorge serrée par le spasme de la joie de combattre. Le désir de se livrer à la force de sa croyance de jeter aux gens son cœur consumé par le rêve ardent de la justice, lenvahit.

Camarades ! répéta-t-il, en puisant dans ce mot de l’énergie et de lenthousiasme, nous sommes ceux qui construisent les églises et les fabriques, qui fondent largent et forgent les chaînes Cest nous qui sommes la force vivante qui nourrit et amuse tout le monde, depuis le berceau jusqu’à la tombe

Cest ça ! s’écria Rybine.

Toujours et partout, nous sommes les premiers au travail, tandis quon nous relègue aux derniers rangs dans la vie. Qui soccupe de nous ? Qui nous veut du bien ? Qui nous considère comme des hommes ? Personne !

Personne ! répéta une voix pareille à un écho.

Reprenant possession de lui-même, Pavel se mit à parler avec plus de simplicité et de calme. La foule savançait lentement vers lui, comme un corps sombre à mille têtes. Elle regardait le jeune homme avec des centaines dyeux attentifs, aspirait ses paroles ; le bruit sapaisait un peu.

Nous naurons pas un meilleur lot tant que nous ne nous sentirons pas solidaires, tant que nous ne formerons pas une seule famille damis, étroitement liés par le même désir celui de lutter pour nos droits

Parle de laffaire ! s’écria une voix rude à côté de la mère.

Ne linterrompez pas ! Taisez-vous ! répliqua-t-on de divers points.

Les visages noircis avaient une expression dincrédulité maussade ; quelques regards seulement se posèrent sur Pavel avec gravité.

Cest un socialiste, mais il nest pas bête ! fit quelquun.

Cest un révolutionnaire ! dit un autre.

Comme il parle hardiment ! s’écria un ouvrier, un grand gaillard borgne, en poussant la mère de l’épaule.

Camarades ! Le moment est venu de résister à la force avide qui vit de notre travail, le moment est venu de se défendre ; il faut que chacun comprenne que personne ne viendra à notre secours, si ce nest nous-mêmes ! Un pour tous, tous pour un, telle doit être notre loi, si nous voulons vaincre lennemi

Il dit la vérité, frères ! s’écria Makhotine. Écoutez la vérité !

Et, dun geste large, il agita son poing fermé.

Il faut faire venir le directeur immédiatement ! continua Pavel. Il faut lui demander

Soudain, on eût dit quun ouragan avait fondu sur la foule. Elle se courba comme le flot sous la rafale ; quelques dizaines de voix crièrent ensemble :

Que le directeur vienne !

Quil sexplique !

Amenez-le !

Envoyons-lui des députés

Non !

Parvenue au premier rang, la mère regardait son fils qui la dominait. Elle se sentait pleine de fierté : Pavel était là au milieu des vieux ouvriers les plus estimés, tout le monde l’écoutait et lapprouvait. Pélaguée admirait son sang-froid, sa simplicité ; il parlait sans se fâcher, ni jurer comme les autres.

Les exclamations, les cris de mécontentement, les invectives pleuvaient comme des grêlons sur un toit de zinc. Pavel regardait la foule et, de ses yeux grands ouverts, il semblait chercher quelque chose parmi les groupes.

Des députés !

Que Sizov parle !

Vlassov !

Rybine ! Il a des dents terribles !

Enfin, on désigna Pavel, Sizov et Rybine comme porte-parole, et lon allait faire chercher le directeur quand, soudain, quelques faibles exclamations retentirent.

Il vient de lui-même !

Le directeur !

Ah ! Ah !

La foule sentrouvrait pour laisser passer un personnage grand et sec, visage allongé, la barbe en pointe.

Permettez ! disait-il en écartant la foule dun petit geste, mais sans leffleurer. Il clignait des yeux, et dun regard de manieur dhommes expérimenté, scrutait les visages des ouvriers. Ceux-ci sinclinaient, enlevaient leurs casquettes pour le saluer. Il ne répondait pas à ces marques de respect, il semait le silence et lembarras autour de lui ; on sentait déjà, sous les sourires gênés et le ton assourdi des paroles, comme le repentir denfants conscients davoir fait des sottises.

Le directeur passa devant la mère, lui jeta un coup d’œil sévère et sarrêta au pied du tas de ferraille. Den haut, quelquun lui tendit la main ; il ne la prit pas ; dun mouvement vigoureux et souple, il se hissa et se mit au premier rang, puis il demanda dune voix froide et autoritaire :

Que signifie ce rassemblement ? Pourquoi avez-vous quitté le travail ?

Pendant quelques secondes, le silence fut complet Les têtes des ouvriers se balançaient comme des épis. Sizov agita sa casquette, haussa les épaules et baissa la tête

Répondez ! cria le directeur.

Pavel se plaça à côté de lui et dit à haute voix, en montrant Sizov et Rybine :

Nous trois, nous avons été chargés par nos camarades dexiger que vous reveniez sur votre décision, relativement à la retenue du kopek

Pourquoi ? demanda le directeur sans regarder le jeune homme.

Nous considérons cet impôt comme injuste ! répliqua Pavel dune voix sonore.

Ainsi, vous ne voyez dans mon projet que le désir dexploiter les ouvriers, et non pas le souci que jai daméliorer leur existence, nest-ce pas ?

Oui ! répondit Pavel.

Et vous aussi ? dit le directeur en sadressant à Rybine.

Nous sommes tous du même avis ! répliqua celui-ci.

Et vous, brave homme ? demanda le directeur en se tournant vers Sizov.

Moi aussi, je vous prie de nous laisser notre kopek.

Puis, baissant de nouveau la tête, Sizov sourit dun air embarrassé.

Le directeur promena lentement son regard sur la foule et haussa les épaules. Ensuite, il jeta un coup d’œil scrutateur sur Pavel et dit :

Vous êtes un homme assez instruit, je crois ; comment ne comprenez-vous pas tous les avantages de cette mesure ?

Chacun les comprendrait si la fabrique asséchait le marais à ses propres frais

La fabrique ne soccupe pas de philanthropie ! répliqua le directeur. Je vous ordonne à tous de reprendre immédiatement le travail.

Et il se mit en devoir de descendre en tâtant avec précaution le fer de la pointe de sa bottine, sans regarder personne.

Une rumeur de mécontentement retentit.

Quoi ? demanda le directeur en sarrêtant.

Tous se turent ; seule, dans le lointain, une voix solitaire répliqua :

Travaille toi-même !

Si dans un quart dheure, vous navez pas repris le travail, je vous ferai tous mettre à lamende, déclara le directeur dun ton sec.

Et il reprit son chemin au milieu de la foule, mais derrière lui un sourd murmure s’élevait ; puis il s’éloignait, plus le bruit se faisait aigu.

Allez donc parler avec lui !

Et voilà nos droits ! Ah ! fichu sort !

On sadressait à Pavel en criant :

Hé, juriste, que faut-il faire maintenant ?

Pour parler tu as parlé, mais il est venu et le vent a tourné !

Eh bien, Vlassov, que faire ?

Les questions se faisaient plus insistantes, Pavel déclara :

Camarades, je vous propose dabandonner le travail, jusqu’à ce que le directeur renonce à linjuste retenue

Des paroles excitées résonnèrent :

Tu nous prends pour des imbéciles !

Cest ce quil faut faire !

La grève ?

Pour ce kopek ?

Eh bien ! faisons grève !

Nous serons tous mis à la porte !

Et qui travaillerait ?

On trouvera dautres ouvriers !

Lesquels ? Des traîtres !

 

 

 

XIII

 

Pavel descendit du tas de ferraille et se plaça à côté de sa mère. Autour deux, tout le monde se mit à parler bruyamment, à discuter, à sagiter en criant :

La grève ne se fera pas ! dit Rybine en sapprochant de Pavel ; quoique le peuple soit rapace quand il sagit dargent, il est trop poltron. Il y en aura peut-être trois cents qui seront de ton avis, pas plus. On ne peut pas remuer un pareil tas de fumier avec une seule fourche

Pavel garda le silence. Devant lui, la foule avec son énorme visage noir sagitait et le considérait comme si elle eût exigé quelque chose de lui. Son cœur battait avec anxiété. Il lui semblait que ses paroles avaient disparu sans laisser de traces sur ces hommes, telles des gouttes de pluies clairsemées tombant sur une terre crevassée par la longue sécheresse. Lun après lautre, les ouvriers sapprochaient de lui, le félicitaient de son discours, mais doutaient de la réussite de la grève, et se plaignaient de ce que le peuple ne comprît ni sa force, ni ses intérêts.

Une impression de désenchantement gagnait Pavel, il ne croyait plus en sa force. Il avait mal à la tête et se sentait comme vide ! Auparavant, dans les moments où il se représentait le triomphe de la vérité qui lui était chère, lenthousiasme dont son cœur était rempli lui donnait envie de pleurer. Et maintenant quil avait exprimé sa foi devant le peuple, elle lui avait paru pâle, impuissante, incapable de toucher qui que ce fût. Il sen accusait lui-même ; il avait limpression quil avait paré son rêve de vêtements informes, sombres et misérables, et quainsi personne nen avait vu la beauté.

Il rentra chez lui triste et fatigué. Sa mère et Sizov le suivaient :

Tu parles bien, disait Rybine marchant à ses côtés, mais tu ne touches pas le cœur, voilà ! Il faut jeter l’étincelle au plus profond du cœur. Ce nest pas par la raison que tu prendras les gens. Cette chaussure-là est trop fine et trop étroite pour le peuple ; son pied ny entre pas. Si même il y entrait, le soulier serait bientôt éculé, voilà !

Sizov disait à la mère :

Cest le moment pour nous, les vieux, daller au cimetière ! Un nouveau peuple se lève Comment avons-nous vécu ? Nous avons rampé sur nos genoux, constamment courbés vers la terre. Et maintenant, on ne sait pas au juste si les gens ont repris connaissance ou sils se trompent encore plus que nous En tout cas, ils ne nous ressemblent pas. Voilà la jeunesse qui se met à parler au directeur, comme à un égal oui. Ah ! si mon fils était vivant Au revoir, Pavel Mikhaïlovitch tu es un brave garçon, tu prends la défense du peuple Si Dieu le veut, tu trouveras peut-être des voies et des issues que Dieu le veuille !

Et il sen alla.

Eh bien, mourez donc ! grommela Rybine. Déjà maintenant, vous n’êtes plus des hommes, mais du mortier bon à boucher les fissures Pavel, as-tu remarqué quels étaient ceux qui ont crié le plus fort pour que tu fusses désigné comme député ? C’étaient ceux qui disent que tu es un révolutionnaire, un perturbateur voilà ! Oui, ceux-là Ils ont pensé que tu serais chassé de la fabrique, c’était ce quil leur fallait.

Ils ont raison à leur point de vue

Les loups aussi ont raison quand ils se déchirent entre eux.

Rybine avait lair morose, sa voix tremblait dune manière bizarre.

Les hommes nont pas confiance dans la parole toute nue il faut la tremper dans le sang

Toute la journée, Pavel se sentit malheureux, comme sil avait perdu quelque chose et quil pressentît sa perte sans comprendre encore en quoi elle consisterait.

Pendant la nuit, alors que la mère dormait déjà et quil lisait au lit, les gendarmes revinrent et recommencèrent à fouiller avec rage partout, dans la cour et au grenier. Lofficier au teint jaune se comporta comme la première fois dune manière railleuse et outrageante, prenant plaisir à blesser Pavel et sa mère. Assise dans un coin, Pélaguée gardait le silence, le regard fixé sur le visage de Pavel. Celui-ci essayait de cacher son trouble, mais quand lofficier riait, les doigts du jeune homme avaient un mouvement bizarre ; la mère sentait quil avait de la peine à ne pas répondre au gendarme, quil lui était dur de supporter ses plaisanteries. Elle était moins effrayée que lors de la première perquisition, mais elle éprouvait plus de haine envers ces hôtes nocturnes vêtus de gris, aux éperons cliquetants, et la haine étouffa la peur.

Pavel parvint à lui chuchoter :

Ils memmènent

Baissant la tête, elle répondit à voix basse :

Je comprends

Elle comprenait : on le mettait en prison pour les paroles quil avait dites aux ouvriers. Mais ceux-ci lavaient approuvé et tout le monde allait prendre sa défense ; par conséquent, il ne resterait pas longtemps absent.

Elle aurait voulu pleurer, enlacer son fils ; mais, à côté delle, lofficier la regardait avec un air malveillant, ses lèvres frémissaient, ses moustaches sagitaient et Pélaguée crut que cet homme attendait avec joie des larmes, des supplications, des lamentations. Rassemblant toutes ses forces, parlant le moins possible, elle serra la main de son fils et dit à voix basse, en retenant sa respiration :

Au revoir, Pavel tu as pris tout ce quil faut ?

Oui, ne tennuie pas

Que le Seigneur soit avec toi

Lorsquon leut emmené, la mère se laissa tomber sur le banc et sanglota doucement, les paupières baissées. Adossée au mur, comme son mari le faisait jadis, torturée par langoisse et le sentiment de son impuissance, elle pleura longtemps, faisant passer dans ses larmes la douleur de son cœur blessé. Elle voyait devant elle, pareille à une tache immobile, une physionomie jaune, aux fines moustaches, aux yeux clignotants, à lair satisfait. Dans sa poitrine senroulaient, comme un peloton noir, de lexaspération et de la colère contre les gens qui enlevaient un fils à sa mère, parce quil cherchait la vérité

Il faisait froid, les gouttes de pluie rebondissaient contre les vitres, quelque chose bruissait le long des murs ; on aurait dit que, dans les ténèbres, des silhouettes grises aux larges visages rouges sans yeux, et aux longs bras, rôdaient en épiant. Et leurs éperons cliquetaient faiblement.

Ils auraient mieux fait de me prendre aussi ! pensa-t-elle.

La sirène siffla, ordonnant aux gens de reprendre le travail. Ce matin-là, le signal était sourd, bas et hésitant. La porte souvrit, Rybine entra. Il sapprocha de la mère, et tout en essuyant les gouttes de pluie répandues sur sa barbe, il demanda :

Ils lont emmené ?

Oui, quils soient maudits ! répondit-elle en soupirant.

Quelle affaire ! dit Rybine en souriant. Moi, on ma fouillé, on a cherché partout On ma injurié mais on ne ma pourtant pas arrêté Donc, ils ont emmené Pavel ? Le directeur a fait un signe, le gendarme sest précipité, et voilà un homme enlevé ! Ils saccordent comme larrons en foire. Les uns soccupent de traire le peuple, tandis que les autres le tiennent au museau.

Vous devriez prendre la défense de Pavel, vous autres ! s’écria la mère en se levant. Car cest à cause de vous quil sest compromis.

Qui devrait prendre sa défense ?

Vous tous !

Voyez-vous ça ! Non, ny comptez pas ! Il a fallu des milliers dannées pour amasser leur force Ils nous ont planté dinnombrables clous dans le cœur, comment serait-il possible de nous unir dun coup ? Il faut dabord que nous nous enlevions mutuellement nos échardes de fer Ce sont ces échardes qui empêchent nos cœurs de se joindre en une masse compacte.

Et avec petit rire, il sen alla lourdement. Ses paroles cruelles et désespérées avaient encore augmenté le chagrin de Pélaguée.

On peut le tuer, le torturer

Et elle se représenta le corps de son fils roué de coups, déchiré, ensanglanté, et, comme une couche dargile glacée, la peur descendue de son cœur la suffoquait. Les yeux lui firent mal.

Elle nalluma pas son fourneau, ne se prépara pas de dîner, ne prit pas le thé ; tard dans la soirée, elle mangea un morceau de pain. Quand elle se coucha, elle se dit que jamais encore, de toute sa vie, elle ne s’était sentie aussi humiliée, isolée, comme nue. Les dernières années, elle s’était habituée à vivre dans lattente constante de quelque chose dimportant, dheureux. Autour delle, les jeunes gens sagitaient, bruyants et vaillants, dominés par son fils au visage grave, son fils, le maître et le créateur de cette vie pleine dinquiétude, mais bonne. Et maintenant quil n’était plus là, tout avait disparu.

 

 

 

 

XIV

 

La journée passa lentement, suivie dune nuit sans sommeil. Le lendemain lui parut plus long encore. Elle attendait on ne sait qui, mais personne ne vint. Le soir tomba, puis la nuit. La pluie glaciale soupirait en frôlant les murs ; le vent soufflait dans les tuyaux de cheminée ; le plancher craquait. La mélancolique et douloureuse mélodie des gouttes deau tombant du toit, telles des larmes, emplissait lair. Il semblait que la maison tout entière vacillât faiblement, et quune angoisse figeât lambiance.

On frappa doucement à la vitre. La mère était habituée à ce signal, il ne leffrayait plus ; elle tressaillit, comme si on lui avait fait au cœur une petite piqûre bienfaisante. Un vague espoir la fit se lever brusquement. Jetant un châle sur ses épaules, elle ouvrit la porte

Samoïlov entra, suivi dun autre personnage qui cachait son visage dans le col relevé de son manteau ; sa casquette était rabattue jusquaux sourcils.

Nous vous avons réveillée ? demanda Samoïlov sans la saluer.

Contre son habitude, il avait lair soucieux.

Je ne dormais pas ! répondit la mère.

Et elle jeta un coup d’œil interrogateur sur les nouveaux venus.

Avec un soupir rauque et profond, le compagnon de Samoïlov enleva sa casquette et tendit à la mère une main large aux gros doigts.

Bonsoir, grand-mère ! Vous ne mavez pas reconnu ? lui dit-il amicalement comme à une vieille connaissance.

Cest vous ! s’écria Pélaguée dun ton joyeux. Iégor Ivanovitch, cest vous !

Cest moi ! répondit-il en inclinant sa grosse tête.

Il avait les cheveux longs comme un chantre d’église. Un bon sourire éclairait son visage rond ; ses petits yeux gris considéraient la mère avec une expression caressante. Il ressemblait à un samovar avec son petit corps rond, son gros cou et ses bras courts. Sa figure reluisait ; il respirait avec bruit ; dans sa poitrine bouillonnait et ronflait constamment on ne sait quoi

Allez dans la chambre, je vais mhabiller ! proposa la mère.

Nous avons quelque chose à vous dire ! répondit Samoïlov dun air préoccupé en la regardant en dessous.

Iégor passa dans la pièce voisine en disant :

Chère grand-mère, ce matin, un de nos amis est sorti de prison Il y est resté trois mois et onze jours Il a vu le Petit-Russien et Pavel qui vous envoient leurs salutations ; de plus, votre fils vous prie de ne pas vous inquiéter à son sujet et de vous dire que, dans la voie quil a choisie, cest la prison qui sert de lieu de repos ; ainsi en ont décidé nos autorités toujours soucieuses de notre bien-être Maintenant, grand-mère, arrivons au fait. Savez-vous combien de personnes ont été arrêtées hier ?

Non. Pavel ne serait-il pas le seul ? s’écria la mère.

Cest le quarante-neuvième ! interrompit Iégor Ivanovitch avec calme. Et il faut sattendre à ce que lautorité en arrête encore une dizaine. Ce monsieur-là entre autres

Moi-même ! dit Samoïlov dun air sombre.

Pélaguée se sentit respirer plus facilement.

Il nest pas seul là-bas ! se dit-elle.

Lorsquelle fut habillée, elle entra dans la chambre, souriant avec vaillance à ses hôtes.

On ne les gardera sans doute pas longtemps sils sont si nombreux !

Vous avez raison ! répliqua Iégor Ivanovitch. Et si nous parvenons à gâter le jeu de nos adversaires, ils ne seront pas plus avancés quauparavant Voici de quoi il retourne : si nous cessons de propager nos brochures maintenant, les fichus gendarmes ne manqueront pas de le remarquer et porteront ce fait au compte de Pavel et des camarades, compagnons de sa captivité.

Comment cela ? Pourquoi ? s’écria la mère effrayée.

Cest bien simple, grand-mère ! dit Iégor Ivanovitch doucement. Parfois, les gendarmes eux-mêmes raisonnent avec justesse. Pensez donc : tant que Pavel était en liberté, il y avait des brochures et des feuillets ; dès quil est en prison, plus de brochures, plus de proclamations ! Cest donc lui qui les répandait ! Et alors les gendarmes se mettront à dévorer tout le monde ils adorent déchiqueter les gens.

Je comprends, je comprends ! dit tristement la mère. Que faire ? Ah ! mon Dieu !

De la cuisine arriva la voix de Samoïlov.

On a arrêté presque tous les nôtres, que le diable memporte ! Il faut continuer à travailler comme auparavant, non seulement pour la cause mais aussi pour sauver les camarades

Et il ny a personne pour travailler ! ajouta Iégor avec un petit rire. Nous avons des brochures excellentes je les ai faites moi-même ; mais comment les introduire dans la fabrique ? Je nen sais rien

On fouille maintenant tout le monde à lentrée, expliqua Samoïlov.

La mère devinait quon voulait quelque chose delle.

Et alors, que faire ? Que faire ? demanda-t-elle vivement.

Samoïlov sarrêta sur le seuil de la porte et dit :

Pélaguée Nilovna, vous connaissez la marchande Korsounova ?

Oui, pourquoi ?

Parlez-lui ; peut-être se chargera-t-elle de nos brochures

La mère agita la main dun air négatif.

Oh ! non ! cest une bavarde non ! Et on saura que cest par moi que cest de notre maison non non !

Et soudain, éclairée par une idée subite, elle sexclama dun ton joyeux :

Donnez-les moi ! donnez-les moi ! Je trouverai quelque chose Je marrangerai ! Je demanderai à Maria de me prendre pour laider. Car il faut bien que je travaille, si je veux manger ! Je porterai aussi le dîner des ouvriers à la fabrique Je marrangerai

Les mains serrées sur la poitrine, elle affirma à ses hôtes quelle saurait agir sans être découverte, et elle conclut avec une exclamation triomphante :

Ils verront que même lorsque Pavel Vlassov est en prison, sa main les atteint ils verront !

Tous les trois avaient repris courage. Iégor sourit en se frottant vigoureusement les mains et dit :

Bravo, grand-mère ! Si vous saviez comme cest bien, cest tout bonnement ravissant !

Si vous réussissez, je serai aussi heureux en prison que si j’étais assis dans un fauteuil ! déclara Samoïlov avec le même geste et en riant.

Vous êtes un trésor, grand-mère ! cria Iégor dune voix rauque.

Pélaguée sourit. C’était clair : si elle parvenait à introduire des brochures à la fabrique, on comprendrait que ce n’était pas Pavel qui les distribuait. Et, se sentant capable daccomplir sa tâche, la mère était toute frémissante de joie.

Quand vous irez faire une visite à Pavel, dites-lui quil a une bonne mère ! reprit Iégor.

Je le verrai avant le jour des visites ! promit Samoïlov en riant.

Dites-lui bien que je ferai tout ce quil faudra faire. Quil le sache bien !

Et si on ne larrête pas ? demanda Iégor en désignant Samoïlov.

Alors que faire ? Il faut se résigner !

Tous se mirent à rire. Quand elle eut compris sa bévue, elle fut aussi égayée, mais un peu gênée.

Quand on regarde les siens, on voit mal les autres qui sont derrière, dit-elle en baissant les yeux.

Cest naturel ! s’écria Iégor. À propos de Pavel, ne vous inquiétez pas à son sujet et ne vous attristez pas. Il sortira de prison encore meilleur quauparavant. On sy repose, on sy instruit, ce que nous navons pas le temps de faire quand nous sommes en liberté, nous autres. Jai été en prison trois fois, sans grand plaisir, mais mon cœur et ma raison en ont chaque fois profité

Vous avez de la peine à respirer, dit-elle en le regardant affectueusement.

Il y a pour cela des raisons spéciales ! répliqua-t-il en levant un doigt en lair.

Ainsi donc, cest entendu, grand-mère Demain nous vous apporterons les choses en question et de nouveau la roue qui anéantit les ténèbres séculaires se mettra en mouvement. Vive la parole libre, grand-mère, et vive le cœur maternel ! En attendant, au revoir !

Au revoir ! dit Samoïlov, en serrant avec force la main de Pélaguée. Moi, je ne peux pas souffler mot de tout cela à ma mère.

Tout le monde finira par comprendre ! dit-elle, pour lui être agréable, tout le monde !

Lorsquils furent partis, elle ferma la porte et, sagenouillant au milieu de la chambre, se mit à prier sous le bruit de la pluie. Elle pria sans prononcer de paroles ; ce fut comme une seule grande pensée ; elle pria pour tous ceux que Pavel avait introduits dans leur vie. Elle les voyait passer entre elle et les images saintes, et ils étaient si simples, si étrangement proches lun de lautre, et si isolés dans la vie.

De bonne heure, elle se rendit chez Maria Korsounova.

La bruyante marchande, sa robe couverte de graisse comme toujours, laccueillit avec compassion.

Tu tennuies ! demanda-t-elle en frappant de la main sur l’épaule de Pélaguée. Console-toi ! On la pris, on la emmené, la belle affaire ! Il ny a pas de mal à cela ! Autrefois, on mettait les gens en prison quand ils avaient volé ; maintenant on les enferme parce quils disent la vérité. Pavel a peut-être dit des choses quil ne fallait pas dire, mais c’était pour défendre les camarades, et cela, tout le monde le comprend, naie pas peur On sait bien que cest un brave garçon, même si on ne le dit pas Je voulais aller chez toi, mais je nai pas eu le temps Je cuisine sans cesse, j’écoule ma marchandise, et pourtant je suis sûre de mourir pauvre. Ce sont les amants qui me ruinent, les sacripants ! Ils avalent, avalent, on dirait des blattes qui engloutissent un pain Dès que jai une dizaine de roubles, voilà quun de ces hérétiques arrive et me les vole Oui ! Cest une mauvaise affaire que d’être femme ! Quelle vie dégoûtante ! Il est difficile de vivre seule, et encore plus de vivre à deux !

Et moi, je suis venue pour te demander de me prendre comme aide, dit Pélaguée, interrompant ce flot de paroles.

Comment cela ? demanda Maria ; puis, lorsque son amie eut fini de parler, elle hocha la tête en acquiesçant.

Je veux bien ! Te souviens-tu, que de fois tu mas cachée quand mon mari me cherchait ? Maintenant, cest moi qui te cacherai de la misère. Chacun doit te venir en aide, car ton fils souffre pour une affaire qui regarde tout le monde. Cest un brave garçon, tous le disent, et tous le plaignent. Moi, je prétends que ces arrestations ne porteront pas bonheur à la fabrique ; vois plutôt ce qui sy passe ! On y entend de ces paroles, ma chère ! Les chefs pensent que lhomme quils ont mordu au talon nira pas loin ! Et pourtant, il se trouve que, pour dix qui sont atteints, il y en a cent qui se fâchent ! Il faut prendre des précautions quand on veut toucher au peuple, il supporte longtemps, puis, un jour, il éclate !

Les deux femmes tombèrent daccord. Le lendemain, à lheure du dîner déjà, la mère de Pavel portait à la fabrique deux grandes terrines pleines de soupe que Maria avait préparée, tandis que, de son côté, la cuisinière se rendait au marché.

 

 

 

 

XV

 

Les ouvriers remarquèrent aussitôt la vieille femme. Les uns sapprochèrent delle en lui disant amicalement :

Tu as trouvé de louvrage, mère Pélaguée ?

Et ils la consolaient, lui assurant que Pavel serait bientôt libéré, quil était dans son droit. Dautres troublaient son cœur douloureux par de prudentes paroles de compassion ; dautres encore invectivaient ouvertement le directeur et les gendarmes, et réveillaient en elle un écho sincère. Il y avait aussi des gens qui la regardaient avec un plaisir malveillant ; Isaïe Gorbov, ouvrier pointeur, dit en serrant les dents :

Si j’étais gouverneur, je ferais pendre ton fils, pour lui apprendre à dérouter le peuple.

Ces mots la glacèrent dun froid mortel. Elle ne répondit rien à Isaïe, elle jeta seulement un regard sur son petit visage couvert de taches de rousseur, puis baissa les yeux avec un soupir.

Elle voyait quil y avait de lagitation dans lair ; les ouvriers se rassemblaient par petits groupes, discutaient à mi-voix, mais passionnément ; les contremaîtres soucieux rôdaient partout ; par moments des invectives, des rires irrités résonnaient.

À ce moment, elle vit deux agents de police entraîner Samoïlov.

Une centaine douvriers environ le suivaient et accablaient les agents de moqueries et dinjures.

Tu vas te promener, ami ? cria quelquun.

Honneur à notre camarade ! dit un autre. On lui donne une escorte

Et une volée de jurons retentit.

Il est moins profitable dattraper les voleurs, à ce quil paraît ! s’écria avec irritation le grand borgne. On sen prend aux honnêtes gens !

Si encore ça se passait de nuit ! continua quelquun dans la foule. Mais non, ces canailles, ils nont pas honte dagir en plein jour

Les agents de police marchaient vite et avaient lair sombre ; ils sefforçaient de ne rien voir, de ne pas entendre les injures quon leur lançait de toutes parts. Trois ouvriers savancèrent contre eux, portant une longue barre de fer, dont ils les menacèrent en criant :

Attention, pécheurs !

Lorsquil passa devant la mère, Samoïlov secoua la tête en riant et dit :

On entraîne un humble serviteur de Dieu

Elle garda le silence et sinclina profondément touchée par le spectacle de ces jeunes gens honnêtes, intelligents et sombres qui sen allaient vers les prisons, le sourire aux lèvres. Sans quelle sen doutât, elle commençait à leur porter un compatissant amour de mère. Et il lui était agréable dentendre les paroles de blâme à ladresse des directeurs, elle y sentait linfluence de son fils.

Lorsquelle eut quitté lusine, elle passa la journée chez Maria, laidant à sa besogne, prêtant loreille à son bavardage. Elle ne rentra que très tard dans sa maison vide, froide, hostile. Longtemps, elle erra de coin en coin, sans savoir que faire ni où sasseoir. Elle était inquiète en voyant que Iégor n’était pas encore venu, comme il lavait dit.

Au dehors, les lourds flocons grisâtres dune neige dautomne tombaient. Ils se collaient aux vitres, glissaient sans bruit et fondaient en laissant des traces mouillées. La mère pensait à Pavel

On frappa avec précaution à la porte ; elle courut vivement tirer le verrou, et Sachenka entra. La mère ne lavait pas vue depuis longtemps ; lembonpoint anormal de la jeune fille la frappa.

Bonsoir, dit-elle, heureuse davoir une compagnie, de n’être pas seule une partie de la nuit. Il y a longtemps que je ne vous ai vue. Vous étiez loin dici ?

Non ! En prison ! répondit Sachenka en souriant, en même temps que Nicolas Ivanovitch. Vous vous souvenez de lui ?

Comment pourrait-on loublier ! s’écria la mère. Iégor ma dit hier quon lavait relâchémais on ne ma pas parlé de vous Personne ne ma dit que vous étiez en prison

À quoi bon en parler ! Il faut que je me déshabille avant que Iégor vienne ! dit la jeune fille en regardant autour delle.

Vous êtes toute mouillée !

Jai apporté les brochures

Donnez ! donnez ! fit vivement la mère.

Tout de suite.

La jeune fille entrouvrit rapidement son manteau, se secoua et aussitôt des paquets de brochures senvolèrent sur le sol, avec un bruissement de feuilles tombées. La mère les ramassait en riant :

Et moi qui pensais en vous voyant si grosse que vous étiez mariée et attendiez un enfant ! dit-elle. Ah ! quelle quantité vous en avez apporté Et vous êtes venue à pied ?

Oui, dit Sachenka.

La jeune fille était de nouveau mince et élancée comme autrefois. La mère vit que ses joues s’étaient creusées et que ses yeux agrandis se cernaient de grandes ombres noires.

On vient de vous remettre en liberté vous devriez vous reposer, et, au lieu de cela, vous portez un pareil fardeau pendant sept kilomètres ! s’écria la mère Pélaguée en soupirant et en hochant la tête.

Il le fallait ! répondit Sachenka en frémissant. Dites-moi comment est Pavel Mikhaïlovitch ? il na pas été trop ému ?

Elle parlait sans regarder la mère et, inclinant la tête, elle arrangeait sa coiffure avec des doigts mal assurés.

Non ! répondit la mère. Oh ! il ne se trahira pas

Il a une santé robuste, nest-ce pas ? continua la jeune fille dune voix basse et légèrement tremblante.

Il na jamais été malade ! dit la mère. Comme vous tremblez ! Attendez, je vais vous faire du thé, je vous donnerai des confitures aux framboises.

Ce serait bon ! s’écria Sachenka avec un faible sourire. Seulement, pourquoi prendre cette peine ? Il est tard, laissez-moi faire le thé moi-même.

Mais vous êtes si fatiguée ! répliqua la mère dun ton de reproche ; et elle se mit à allumer le samovar. Sachenka la suivit dans la cuisine, sassit sur le banc et, joignant les mains au-dessus de la tête, reprit :

Oui, je suis fatiguée ! Malgré tout, la prison épuise ! Quelle maudite inaction ! Il ny a rien de plus pénible On reste là une semaine, un mois, on sait toute la besogne quil y a à faire les gens comptent sur vous pour les instruire on sait quon peut leur donner ce quil leur faut et on est en cage, comme une bête féroce Cest cela qui dessèche le cœur.

Qui vous récompensera ? demanda la mère.

Et elle répondit elle-même en soupirant :

Personne, excepté Dieu ! Vous non plus, vous ne croyez pas en lui, probablement ?

Non ! répondit la jeune fille.

Et moi, je ne vous crois pas ! déclara la mère en sanimant soudain.

Tout en essuyant à son tablier ses mains salies par le charbon, elle continua avec une conviction profonde :

Vous ne comprenez pas votre croyance. Comment peut-on se vouer à une vie pareille sans croire en Dieu ?

Sous lauvent, des pas bruyants résonnèrent, une voix grommela. La mère frémit ; la jeune fille sauta brusquement sur ses pieds et chuchota :

Nouvrez pas ! Si ce sont les gendarmes, vous ne me connaissez pas je me suis trompée de maison je suis entrée chez vous par hasard, je me suis évanouie, vous mavez déshabillée et vous avez trouvé les brochures vous comprenez ?

Pourquoi cela, ma chère ? demanda la mère avec attendrissement.

Attendez ! dit Sachenka en prêtant loreille. Je crois que cest Iégor

C’était lui, trempé de pluie, harassé.

Ah ! le samovar est prêt, s’écria-t-il, cest ce quil y a de meilleur au monde, grand-mère ! Vous êtes déjà là, Sachenka !

Et, remplissant la petite cuisine des sons rauques de sa voix, il enleva prestement son lourd pardessus et continua, sans reprendre haleine :

Voilà une demoiselle bien désagréable pour les autorités, grand-mère ! Comme un des geôliers lavait insultée, elle lui a déclaré quelle se laisserait mourir de faim sil ne lui présentait pas des excuses ; et pendant huit jours elle na rien mangé, cest pourquoi elle est presque partie pour un monde meilleur. Ce nest pas mal, nest-ce pas ? Que dites-vous de mon petit ventre ?

Il secoua sa panse ballonnée de grosses brochures quil soutenait de ses bras courts et passa dans la chambre, refermant la porte derrière lui.

Vous êtes vraiment restée huit jours sans manger ? demanda la mère, avec étonnement.

Il fallait quil me fasse des excuses, répondit la jeune fille en remuant frileusement les épaules.

Ce calme et cette opiniâtreté austères firent naître chez la mère quelque chose qui ressemblait à un blâme.

« Ah ! cest comme cela ! » pensa-t-elle.

Et elle demanda encore :

Et si vous étiez morte ?

Que faire, je serais morte ! répliqua la jeune fille à voix basse. Il a fini par sexcuser. On ne doit pas pardonner les outrages

Oui dit lentement la mère. Et pourtant, nous autres femmes, on nous outrage toute notre vie.

Je me suis allégé ! déclara Iégor, en ouvrant la porte. Le samovar est prêt ? Permettez, je vais le prendre

Il sempara du samovar et ajouta en le portant dans la chambre.

Mon papa buvait au moins vingt verres de thé par jour, cest pourquoi il a passé soixante-treize ans sur cette terre paisiblement et sans être malade. Il pesait plus de cent kilos et était sacristain du village de Vosskressenski

Vous êtes le fils du père Ivan ? s’écria la mère.

Justement. Comment le savez-vous ?

Je suis aussi de Vosskressenski !

Alors, nous sommes pays ? Quel était votre nom de jeune fille ?

Séréguine Nous étions voisins

Vous êtes la fille de Nile le boiteux ? Cest un personnage que je connais bien, il ma tiré les oreilles plus dune fois.

Ils étaient restés debout et riaient en sinterrogeant. Sachenka les regardait et souriait, tout en préparant le thé. Le bruit de la vaisselle entrechoquée rappela la mère à ses devoirs.

Oh ! Excusez ! je me mets à bavarder et vous oublie Cest si agréable de voir un pays

Cest moi qui dois vous demander pardon de m’être servie ! dit Sachenka. Mais il est déjà onze heures et jai encore une longue route à faire

Pour aller où ? à la ville ? questionna la mère avec étonnement.

Oui !

Il fait nuit, il pleut, vous êtes fatiguée ! Restez ici ! Iégor couchera à la cuisine et nous deux ici

Non, il faut que je parte ! déclara simplement la jeune fille.

Oui, payse, il faut que cette demoiselle disparaisse. On la connaît ici. Et si elle se montrait demain dans la rue, ce ne serait pas bien ! confirma Iégor.

Comment ? elle va sen aller toute seule !

Oui, dit Iégor avec un petit rire.

La jeune fille se versa encore du thé, prit un morceau de pain de seigle, le sala et se mit à manger en regardant pensivement la mère.

Comment en êtes-vous capable ? Et Natacha aussi ? Moi je ne le ferais pas, jaurais peur ! dit la mère.

Mais elle aussi, elle a peur ! déclara Iégor. Nest-ce pas, Sachenka ?

Oui ! répondit la jeune fille.

Pélaguée lui jeta un coup d’œil et sexclama faiblement :

Comme vous êtes courageuse !

Après avoir pris le thé, Sachenka serra sans mot dire la main dIégor et sen alla dans la cuisine, suivie par Pélaguée.

Si vous voyez Pavel Mikhaïlovitch, saluez-le de ma part, dit la jeune fille.

Et elle avait déjà la main sur le loquet de la porte, mais, se retournant brusquement, elle demanda à mi-voix :

Puis-je vous embrasser ?

Sans répondre, la mère la prit dans ses bras avec chaleur.

Merci ! dit la jeune fille à voix basse.

Et elle sortit en secouant la tête.

Rentrée dans la chambre, la mère regarda avec anxiété du côté de la fenêtre. Dans les ténèbres épaisses et humides, tombaient lentement les flocons de neige à demi fondus.

Tout rouge et suant, Iégor était assis, les jambes écartées et soufflait bruyamment sur son thé ; il avait lair satisfait.

La mère sassit aussi et, jetant un regard attristé sur son hôte, dit lentement :

La pauvre Sachenka ! Comment arrivera-t-elle ?

Elle sera fatiguée ! dit Iégor. La prison la bien éprouvée ; elle était plus robuste auparavant De plus elle na pas été élevée à la dure je crois quelle a déjà les poumons attaqués

Qui est-elle ? sinforma la mère à voix basse.

La fille dun propriétaire foncier. Son père est un homme riche et une grande canaille. Vous savez probablement quils saiment beaucoup et quils veulent se marier, grand-mère ?

Qui ?

Pavel et elle oui ! Mais voilà, ils ny parviennent pas quand il est en liberté, cest elle qui est en prison, et vice versa.

Je ne le savais pas, répondit la mère après un silence. Pavel ne parle jamais de lui-même.

Et elle eut encore plus de pitié pour la jeune fille.

Vous auriez dû laccompagner, reprit-elle en regardant son hôte avec une hostilité involontaire.

Cest impossible ! répondit tranquillement Iégor. Jai une foule de choses à faire ici, et toute la journée il faudra que je marche sans marrêter. Cest une occupation désagréable quand on est asthmatique comme moi

Quelle brave fille ! reprit la mère, pensant vaguement à ce que Iégor venait de lui annoncer.

Elle était vexée dapprendre la nouvelle dune autre bouche que celle de son fils ; elle pinça les lèvres avec force et ses sourcils sabaissèrent.

Oui ! dit Iégor en secouant la tête. Je vois quelle vous fait pitié Vous avez tort ! vous naurez pas assez de cœur si vous vous mettez à avoir pitié de nous tous, les révoltés Personne na la vie bien douce, à parler franchement Il y a quelque temps, un de mes camarades est revenu dexil quand il arriva à Nijni, sa femme et son enfant lattendaient à Smolensk, et quand il arriva à Smolensk, ils étaient déjà en prison à Moscou. Maintenant, cest au tour de la femme daller en Sibérie Moi aussi, javais une femme, une excellente créature, mais cinq années de cette vie lont conduite au tombeau

Il vida dun trait son verre de thé et continua à discourir. Il compta ses années et ses mois de détention, dexil, raconta diverses catastrophes, parla de la famine en Sibérie, des massacres dans les prisons La mère le regardait et l’écoutait, s’étonnant de la simplicité calme avec laquelle il dépeignait cette vie pleine de persécutions et de tortures

Eh bien, arrivons à notre affaire

Sa voix se transforma, son visage se fit grave. Il lui demanda comment elle pensait pouvoir introduire les brochures dans la fabrique, et la mère fut surprise de constater quil connaissait à fond toutes sortes de détails.

Puis, lorsquils eurent tout arrangé, ils parlèrent encore de leur village. Tandis quIégor plaisantait, Pélaguée remontait le cours des années de son passé, qui lui paraissait étrangement pareil à un marais, parsemé de monticules monotones et planté de trembles qui sagitaient peureusement, de petits sapins, de blancs bouleaux égarés parmi les tertres. Les clairs bouleaux poussaient lentement et, après avoir vécu cinq ou six ans sur ce sol pourri et mouvant, tombaient et se décomposaient à leur tour La mère considérait ce tableau avec un regret indicible et mystérieux. Devant elle se dressa une silhouette de jeune fille aux traits nets et obstinés. Elle sen allait, sous les flocons de neige humide, fatiguée et solitaire Et son fils était enfermé dans une petite pièce à la fenêtre grillée Peut-être ne dormait-il pas encore à cet instant, il réfléchissait sans doute Mais il ne pensait pas à la mère, car il y avait quelquun qui lui était plus cher encore ! Comme un nuage bigarré et informe, des pensées pénibles glissaient vers elle et envahissaient son âme avec violence.

Vous êtes fatiguée, grand-mère ! Allons-nous coucher ! dit Iégor en souriant.

Elle lui souhaita une bonne nuit et passa dans la cuisine, marchant de biais, avec précaution, le cœur plein dune amertume cuisante.

Le lendemain matin, en prenant le thé, Iégor lui dit :

Et si on vous attrape et quon vous demande où vous avez pris toutes ces brochures hérétiques, que répondrez-vous ?

« Cela ne vous regarde pas ! » voilà ce que je répondrai.

Oui, mais ils ne voudront jamais en convenir ! répliqua Iégor. Ils sont profondément convaincus que cest justement leur affaire Et ils vous interrogeront longuement.

Mais je ne dirai rien !

On vous mettra en prison !

Quimporte ! Grâce à Dieu, je serai au moins bonne à quelque chose ! dit-elle en soupirant. Qui a besoin de moi ? Personne. Et on torture plus, à ce quon dit

Hum ! on ne vous torturera pas Mais une brave femme comme vous doit se ménager.

Ce nest pas avec vous quon apprend à le faire !

Iégor garda le silence et se mit à arpenter la chambre, puis il revint près de la mère et dit :

Cest pénible, payse ! Je sens que cela vous est très pénible !

Tout le monde en est réduit là ! répondit-elle avec un geste de la main. Peut-être est-ce plus facile pour ceux qui comprennent Mais, moi aussi, je comprends un peu ce que veulent les braves gens

Et, du moment que vous comprenez, grand-mère, vous leur êtes utile, à tous, à tous ! déclara Iégor dun ton grave.

Elle lui jeta un coup d’œil et sourit.

Vers midi, lair calme et affairé, elle glissa des brochures dans son corsage. En voyant avec quelle adresse elle les dissimulait, Iégor fit claquer sa langue de satisfaction et s’écria :

Sehr gut ! comme disent les Allemands quand ils vident un tonneau de bière. La littérature ne vous a pas transformée, grand-mère, vous êtes restée une brave femme. Que les dieux bénissent votre entreprise !

Une demi-heure après, avec le même sang-froid et courbée sous le poids de son fardeau, la mère se tenait à la porte de la fabrique. Deux gardiens, irrités par les moqueries des ouvrières, avec qui ils échangeaient des injures, tâtaient sans ménagement tous ceux qui entraient dans la cour. Un agent de police se promenait non loin de là, ainsi quun individu aux yeux fuyants, aux jambes courtes, au visage rouge. La mère lexaminait du coin de l’œil tout en changeant sa palanche d’épaule ; elle devinait que c’était un espion.

Un grand gaillard aux cheveux bouclés, la casquette sur la nuque, criait aux gardiens qui le fouillaient :

Cherchez donc dans la tête et non pas dans les poches, diables !

Lun des gardiens répondit :

Tu nas rien du tout dans la tête, sauf les poux

Hé bien, cherchez-les, cest une besogne digne de vous ! répliqua louvrier.

Lespion lui jeta un méchant coup d’œil et cracha à terre.

Laissez-moi passer ! demanda la mère. Vous voyez, ma charge est pesante jai le dos cassé !

Va, va ! cria le gardien avec irritation. Ne parle pas tant

Arrivée à sa place, Pélaguée posa ses pots de soupe à terre et regarda autour delle en essuyant la sueur de son visage.

Deux serruriers, les frères Goussev, sapprochèrent aussitôt ; laîné, nommé Vassili, lui demanda dune voix retentissante, en fronçant les sourcils :

Y a-t-il des pâtés ?

Jen apporterai demain ! répondit-elle.

C’était une phrase convenue. Le visage des deux hommes s’éclaira. Incapable de se maîtriser, Ivan s’écria :

Ah ! tu es une bonne mère !

Vassili saccroupit, regarda le pot de soupe, et en même temps un paquet de brochures glissa dans son sein.

Ivan ! dit-il à haute voix, à quoi bon aller à la maison ! dînons ici ! Et il enfonça les feuillets compromettants dans la tige de ses bottes. Il faut soutenir la nouvelle marchande.

Cest vrai ! approuva Ivan, et il se mit à rire.

Et la mère criait de temps à autre, tout en regardant avec prudence autour delle :

De la soupe ! du vermicelle chaud ! du rôti !

Peu à peu, elle tirait les brochures de son corsage et les distribuait aux frères sans être vue. Chaque fois quun paquet glissait de ses mains, le visage de lofficier de gendarmerie apparaissait brusquement devant elle comme une tache jaune, pareille à la clarté dune allumette, dans une chambre obscure, et elle lui disait en pensée, avec un sentiment de malveillance satisfaite :

Tiens, mon petit père !

Et en donnant le paquet suivant, elle ajoutait, heureuse :

Tiens, en voilà encore !

Quand les ouvriers sapprochaient, leur assiette à la main, Ivan Goussev riait bruyamment ; la mère cessait sa distribution, versait de la soupe aux choux et des vermicelles ; les deux Goussev lui disaient en plaisantant :

Elle est adroite, la mère Pélaguée !

La misère nous apprend à attraper même les souris, fit dun ton morose un chauffeur. On lui a enlevé celui qui gagnait son pain Oui. Les canailles ! Eh bien, pour trois kopeks de vermicelle Prends courage, mère ! Tout ça sarrangera !

Merci de cette bonne parole ! dit la mère en souriant.

Il grommela en s’éloignant :

Elle ne me coûte pas cher, cette bonne parole !

Mais on na personne à qui ladresser, répliqua un forgeron en riant.

Et il ajouta dun air étonné, en haussant les épaules :

Voilà la vie, mes enfants on na personne à qui dire une bonne parole personne nen est digne nest-ce pas ?

Vassili Goussev se leva, et sexclama en boutonnant soigneusement son pardessus :

Jai mangé chaud, et pourtant le froid me prend.

Puis il sen alla ; son frère Ivan se leva aussi et s’éloigna en sifflotant.

La mère criait de temps en temps avec un sourire engageant :

De la soupe chaude ! du vermicelle ! de la soupe aux choux !

Elle se disait quelle raconterait sa première expérience à son fils. La face jaune de lofficier, irrité et stupéfait, se dessinait sans cesse devant elle ; les moustaches noires sagitaient confusément, et, sous la lèvre supérieure, contractée par une moue de colère, brillait livoire des dents serrées. Pareille à un oiseau, une joie aiguë frémissait et chantait dans le cœur de la mère ; ses sourcils remuaient et, tout en accomplissant son œuvre avec adresse, elle se disait :

Tiens, en voilà encore encore !

 

 

 

 

XVI

 

Toute la journée, elle éprouva un sentiment nouveau pour elle et qui lui caressait agréablement le cœur. Le soir, sa besogne achevée, et comme elle prenait son thé, le piétinement dun cheval résonna sous la fenêtre et une voix connue retentit. La mère se dressa brusquement, s’élança à la cuisine, vers la porte ; quelquun venait à grands pas ; sa vue se troubla, elle sappuya au montant et poussa la porte du pied.

Bonsoir, petite mère ! fit une voix connue, et des mains sèches et longues se posèrent sur ses épaules.

Elle fut envahie par la douleur du désenchantement autant que par la joie de revoir André. Et ces deux sentiments se mêlèrent en une immense onde brûlante qui la souleva et la jeta contre la poitrine du Petit-Russien. Celui-ci l’étreignit avec force ; ses mains tremblaient. La mère pleurait doucement sans mot dire ; André lui caressa les cheveux, et lui dit, toujours de la même voix chantante :

Ne pleurez pas, petite mère, ne fatiguez pas votre cœur ! Je vous en donne ma parole dhonneur, on le mettra bientôt en liberté ! Ils nont aucune preuve contre lui, les camarades ne parlent pas plus que des poissons frits

Et, entourant de son long bras les épaules de Pélaguée, il lentraîna dans la chambre ; elle se serra contre lui avec le mouvement rapide dun écureuil ; puis elle aspira avec avidité, de toute sa poitrine, la voix dAndré !

Pavel vous envoie ses salutations, il est bien portant et aussi joyeux quil peut l’être. On est à l’étroit, en prison ! On a arrêté plus de cent personnes, ici comme en ville ; on en met trois ou quatre dans la même cellule. Il ny a rien à dire de la direction de la prison ; ils ne sont pas méchants, mais éreintés : ces diables de gendarmes leur procurent tant douvrage ! Par conséquent on nest pas trop sévère ; on nous disait constamment : Soyez un peu plus tranquilles, messieurs, ne nous occasionnez pas de désagréments Et comme cela, tout allait bien Nous pouvons nous parler, échanger des livres, partager la nourriture. Quelle charmante prison ! Elle est vieille et sale, mais douce et légère. Les criminels de droit commun étaient aussi de braves gens, ils nous rendaient beaucoup de services. On nous a libérés, Boukine, moi et encore quatre autres, la place faisant défaut Et bientôt on relâchera Pavel, cest plus que certain. Cest Vessoftchikov qui restera en prison le plus longtemps, car on est très irrité contre lui. Il insulte tout le monde, sans cesse. Les gendarmes lont en horreur. Il finira par passer en jugement, à moins quon le rosse. Pavel essaie de le calmer et lui dit : Tais-toi, Nicolas, à quoi bon les injurier ? Ils nen deviendront pas meilleurs ! Et lui, il hurle : Je les arracherai de la terre, ces ulcères ! Pavel se conduit très bien, il est ferme et calme avec tout le monde. Je vous dis quon le libérera bientôt

Bientôt ! dit la mère apaisée, en souriant. Je le sais, ce sera bientôt !

Et ce sera très bien ! Versez-moi donc du thé. Quavez-vous fait ces derniers temps ?

André la regardait en souriant, il était tout proche du cœur de la mère ; dans la profondeur bleue de ses yeux ronds, sallumait une étincelle aimante et un peu attristée.

Je vous aime beaucoup, André ! dit la mère après avoir poussé un profond soupir ; elle considéra son visage maigre, couvert de bizarres petites touffes de poils.

Un peu suffirait pour moi Je sais que vous maimez, vous pouvez aimer tout te monde, vous avez un grand cœur ! répondit le Petit-Russien en se balançant sur sa chaise.

Non, je vous aime tout particulièrement ! fit-elle avec insistance. Si vous aviez une mère, les gens lenvieraient davoir un fils pareil

Le Petit-Russien hocha la tête et se la frotta vigoureusement des deux mains.

Moi aussi, jai une mère quelque part, dit-il à voix basse.

Savez-vous ce que jai fait aujourdhui ? s’écria Pélaguée.

Et, bégayant de plaisir, elle raconta vivement, en amplifiant un peu, comment elle avait introduit des brochures à la fabrique.

Dabord, il écarquilla les yeux, tout surpris, puis il se frappa la tête du doigt et s’écria, plein de joie :

Oh ! mais ce nest pas une plaisanterie ! Cest une affaire sérieuse ! Cest Pavel qui va être content ! Cest très bien cela, petite mère ! Aussi bien pour Pavel que pour tous ceux qui ont été arrêtés en même temps que lui !

Il faisait claquer ses doigts de ravissement, sifflait, se balançait. Sa joie rayonnante éveillait un écho puissant dans l’âme de Pélaguée.

Mon cher André, dit-elle, comme si son cœur s’était ouvert et quil en coulât un clair ruisseau de paroles radieuses, quand je pense à ma vie, ah ! Seigneur Jésus ! Pourquoi donc ai-je vécu ? Pour travailler et être battue Je ne voyais personne sauf mon mari, je ne connaissais rien que la peur Je nai pas vu comment Pavel a grandi Je ne sais même pas si je laimais tant que mon mari était de ce monde ! Toutes mes pensées, tous mes soucis se rapportaient à une seule chose : nourrir cette bête fauve, afin quil fût satisfait et repu, quil ne se mît pas en colère, et m’épargnât les coups, ne fût-ce quune fois Mais je ne me souviens pas quil lait fait. Il me frappait avec tant de violence quon eût dit quil châtiait non pas sa femme, mais tous ceux contre lesquels il était irrité Jai vécu ainsi pendant vingt ans Ce qui était avant mon mariage, je ne men souviens pas ! Quand jessaie de me rappeler, je ne vois rien, cest comme si j’étais aveugle. Avec Iégor Ivanovitch nous sommes du même village nous parlions dernièrement de ceux-ci, de ceux-là je me souvenais des maisons, je revoyais les gens, mais javais oublié comment ils vivaient, ce quils disaient, ce qui leur était arrivé. Je me souviens des incendies, de deux incendies Mon mari ma tellement battue quil nest plus rien resté en moi ; mon âme était hermétiquement fermée, elle était devenue aveugle et sourde

La mère reprit haleine et aspira lair avec avidité, comme un poisson sorti de leau ; elle se pencha en avant et continua en baissant la voix :

Quand mon mari est mort, je me suis raccrochée à mon fils et il a commencé à soccuper de ces choses. Cest alors quil ma fait pitié. « Comment vivrai-je toute seule sil périt ? » me disais-je. Que de craintes et dangoisses jai éprouvé ; mon cœur se déchirait quand je pensais à son sort

Elle se tut, hocha doucement la tête, puis reprit dun ton expressif :

Il est impur, notre amour, à nous autres femmes ! nous aimons ce dont nous avons besoin et quand je vous vois penser à votre mère Pourquoi en avez-vous besoin ? Et tous les autres qui souffrent pour le peuple quon envoie en prison et en Sibérie, qui meurent là-bas ou quon pend ces jeunes filles qui sen vont seules dans la nuit, par la neige, la boue et la pluie, qui font sept kilomètres pour venir nous voir qui donc les pousse à cela ? Cest quils aiment Ils aiment purement Ils ont la foi Ils ont la foi, André ! Mais moi, je ne sais pas aimer comme cela, jaime ce qui est à moi, ce qui mest proche

Vous avez raison ! dit le Petit-Russien en détournant le visage ; puis il se frotta la tête, les joues et les yeux vigoureusement, comme toujours. Tous aiment ce qui leur est proche, mais pour un grand cœur, même ce qui est éloigné est proche ! Vous pouvez beaucoup aimer, vous avez un grand amour maternel.

Que Dieu le veuille ! répondit-elle à voix basse. Je le sens, il est bien de vivre ainsi. Vous, par exemple, je vous aime, mieux que Pavel peut-être Il est si renfermé ! Ainsi, tenez, il veut épouser Sachenka, et il ne men a pas parlé, à moi, la mère

Ce nest pas vrai ! répliqua le Petit-Russien. Je le sais, ce nest pas vrai. Il laime et elle laime, en effet. Quand à se marier, non. Elle voudrait bien, mais Pavel

Ah ?, sexclama la mère pensivement et ses yeux regardèrent André avec tristesse. Oui, cest comme ça ! Les gens renoncent à eux-mêmes

Pavel est un homme extraordinaire ! dit le Petit-Russien à mi-voix. Cest une nature de fer

Et maintenant, il est en prison ! continua la mère. Cest inquiétant, cest effrayant, mais pas autant quautrefois La vie nest plus la même, ni linquiétude Et mon âme a aussi changé, elle a ouvert les yeux, elle regarde, elle est joyeuse et triste en même temps. Il y a bien des choses que je ne comprends pas ; il mest si cruel de savoir que vous ne croyez pas en Dieu Enfin, il ny a rien à faire ! Mais je le vois et je le sais, vous êtes de braves gens ! Vous vous êtes condamnés à une vie pénible pour servir le peuple, pour propager la vérité Jai aussi compris votre vérité : tant quil y aura des riches, des puissants, le peuple nobtiendra ni justice, ni joie, ni rien Cest comme ça, André Je vis au milieu de vous Parfois, la nuit, je me remémore le passé, ma force foulée aux pieds, mon jeune cœur brisé et jai amèrement pitié de moi-même ! Mais pourtant, ma vie sest améliorée.

Le Petit-Russien se leva et se mit à aller et venir, en sefforçant de ne pas traîner les pieds ; il était pensif.

Cest vrai, ce que vous dites ! sexclama-t-il. Cest vrai ! Il y avait à Kertch un jeune Juif qui écrivait des vers, et voici ce quil a composé un jour :

Et les innocents mis à mort

Seront ressuscités par la force de la vérité

Il fut lui-même assassiné par la police, là-bas, à Kertch, mais cela na pas dimportance. Il connaissait la vérité et la semée dans le cœur des hommes Vous aussi, vous êtes une créature innocente mise à mort Il sest bien exprimé

Je parle, je parle, et je m’écoute moi-même, et je nen crois pas mes oreilles, continua-t-elle. Je me suis tue toute ma vie, je ne pensais qu’à une chose : à éviter pour ainsi dire la journée, à la vivre sans quon maperçoive, pour quon mignore Et maintenant je pense à tous je ne comprends peut-être pas très bien vos affaires mais tout le monde mest proche, jai pitié de tous et souhaite le bonheur de tous le vôtre surtout, mon cher André !

Il sapprocha delle et dit :

Merci, ne parlons plus de moi.

Et prenant la main de la mère entre les siennes, il la serra avec vigueur, la secoua et se détourna vivement. Fatiguée par l’émotion, Pélaguée lavait la vaisselle sans se hâter, gardant le silence ; un sentiment de vaillance lui réchauffait le cœur.

Tout en marchant à grands pas, le Petit-Russien lui dit :

Petite mère, vous devriez bien, tâcher dadoucir Vessoftchikov ! Son père est dans la même prison que lui, cest un repoussant petit vieux. Quand le fils le voit par la fenêtre, il linjurie. Ce nest pas bien ! Le jeune homme est bon, il aime les chiens, les souris, et toutes les créatures, excepté les gens ! Et voilà jusqu’à quel point on peut corrompre un homme !

Sa mère a disparu sans laisser de traces ; son père est un voleur et un ivrogne, dit Pélaguée dun ton pensif.

Lorsque André alla se coucher, elle traça un signe de croix sur sa poitrine sans quil sen aperçût ; une demi-heure après, elle demanda à mi-voix :

Vous ne dormez pas, André ?

Non pourquoi ?

Rien Bonne nuit !

Merci, merci, répondit-il avec reconnaissance.

 

 

 

 

XVII

 

Lorsque, le lendemain, la mère arriva à la porte de la fabrique, chargée de son fardeau, les gardiens larrêtèrent avec rudesse, lui ordonnèrent de poser ses pots à terre et lexaminèrent soigneusement.

La soupe va se refroidir ! dit-elle dun ton calme, tandis quils la fouillaient sans gêne.

Tais-toi ! répliqua lun des hommes dune voix rébarbative.

Lautre ajouta avec conviction en le poussant légèrement à l’épaule :

Je te dis quon les jette par-dessus la palissade !

Le vieux Sizov fut le premier à sapprocher delle ; il lui demanda à voix basse, en regardant de tous côtés :

Tu as entendu, mère ?

Quoi ?

Les brochures ont de nouveau fait leur apparition. On en a semé partout, comme du sel sur du pain. Les arrestations et les perquisitions nont pas servi à grandchose. Mon neveu Mazine est en prison ton fils aussi et pourtant, les feuillets sont distribués comme avant ce n’était donc pas eux

Et Sizov conclut en se lissant la barbe :

Ce nest pas une affaire de personnes, mais de pensées et les pensées, on ne peut pas les attraper comme les puces

Il rassembla sa barbe dans sa main, la considéra et dit en s’éloignant :

Pourquoi ne viens-tu jamais chez nous ! Cest ennuyeux de prendre le thé toute seule

Elle remercia. Tout en criant ses marchandises, elle suivait attentivement de l’œil leffervescence extraordinaire de la fabrique. Tous les ouvriers semblaient contents ; on courait dun atelier à lautre. Les voix étaient excitées, les visages satisfaits et joyeux ; dans lair plein de suie, on sentait comme un souffle daudace et de vaillance. Tantôt dun coin, tantôt dun autre, partaient des exclamations approbatives, des railleries, parfois des menaces. Les jeunes gens surtout étaient animés ; plus prudents, les ouvriers âgés se contentaient de sourire. Les chefs et les contremaîtres allaient et venaient, lair soucieux ; des agents de police accouraient ; à leur vue les travailleurs se séparaient lentement, ou, sils restaient sur place, se taisaient et regardaient sans mot dire les visages irrités et furieux des policiers.

Tous les ouvriers semblaient dune propreté excessive. La haute silhouette de laîné des Goussev apparaissait çà et là ; son frère le suivait de près en riant.

Un maître menuisier nommé Vavilov et le pointeur Isaïe passèrent devant la mère sans se hâter. Ce dernier, un petit gros, avait rejeté la tête en arrière et penché le cou à gauche ; il regardait le visage impassible et boursouflé du menuisier, en hochant le menton ; il dit vivement :

Voyez, Ivan Ivanovitch, ils rient, ils sont satisfaits, quoique cette affaire ait rapport à la destruction de lEmpire, comme la dit M. le Directeur. Ce nest pas sarcler, mais labourer quil faudrait

Vavilov, les bras croisés derrière le dos, serrait ses doigts avec force.

Imprimez tout ce que vous voulez, fils de chiens, fit-il à haute voix, mais nessayez pas de parler de moi !

Vassili Goussev sapprocha de la mère en déclarant :

Donne-moi à manger, ta marchandise est bonne

Puis, baissant la voix, il ajouta en clignant de l’œil :

Vous voyez ! le but est atteint cest bien ! Cest très bien, petite mère !

La mère lui fit un signe de tête amical. Elle était heureuse de voir ce gaillard, le pire garnement du faubourg, lui parler en secret avec tant de politesse ; à la vue de la fièvre de la fabrique, elle se disait, heureuse :

Et dire que si je navais pas été là !

Trois ouvriers sarrêtèrent non loin delle ; lun dit à mi-voix dun ton de regret :

Je nen ai point trouvé

Il faudrait pouvoir la lire Moi, je ne sais même pas épeler, mais je vois quelle sert à quelque chose.

Le troisième regarda autour de lui, puis il proposa :

Allons à la chambre de chauffe, je vous la lirai !

Elles font leur effet, les brochures, chuchota Goussev avec un clignement de paupières.

Pélaguée rentra chez elle, satisfaite : elle avait vu par elle-même que les proclamations atteignaient le but visé.

Les ouvriers regrettent leur ignorance ! dit-elle à André Quand j’étais jeune, je savais lire, mais jai oublié

Il faut rapprendre, proposa le Petit-Russien.

À mon âge ! À quoi bon faire rire le monde !

Mais André prit un livre sur le rayon et demanda, en désignant une lettre du titre avec la pointe de son couteau :

Quest-ce que cest ?

R ! répondit-elle en riant.

Et cela ?

A !

Elle était un peu embarrassée et humiliée. Il lui semblait que les yeux dAndré se moquaient delle avec un rire dissimulé, et elle les évita. Mais la voix de lhomme était douce et calme ; la mère lui jeta un coup d’œil oblique : il avait lair sérieux.

Vous pensez réellement à minstruire, André ? demanda-t-elle en riant involontairement.

Et pourquoi pas ? répliqua-t-il. Essayons ! Puisque vous avez appris à lire, vous vous souviendrez plus facilement. Si nous réussissons, tant mieux ; sinon, vous ne vous en porterez pas plus mal

On dit aussi quon ne devient pas saint rien quen regardant les images sacrées ! répondit la mère.

Ah ! fit le Petit-Russien en hochant la tête, il y a beaucoup de proverbes. Celui qui dit : « Moins on sait, mieux on dort ! » nest-il pas vrai aussi ? Cest lestomac qui pense en proverbes ; il en tisse des lisières pour l’âme, afin de mieux pouvoir la diriger Il faut la paix au ventre et lespace à l’âme Quest-ce que cette lettre ?

L !

Bien ! Voyez comme elle est écartée ! Et celle-ci ?

Sappliquant de son mieux, remuant les sourcils, elle se remémorait avec effort les signes oubliés ; elle était si profondément plongée dans sa besogne, quelle en oubliait tout le reste. Mais ses yeux furent bientôt fatigués. Des larmes de lassitude sy amassèrent, suivies de larmes de chagrin.

Japprends à lire ! sexclama-t-elle en sanglotant. Cest le moment de mourir, et moi, je me mets à apprendre

Ne pleurez pas ! dit le Petit-Russien, dune voix basse et caressante. Vous ne pouviez pas vivre autrement, et cependant, vous comprenez maintenant que les gens vivent mal Il y en a des milliers qui peuvent le faire mieux que vous et ils végètent comme des brutes, non sans se vanter de bien vivre Et quy a-t-il de bon dans leur existence ? Un jour ils travaillent et mangent, le lendemain, ils travaillent et mangent, et ainsi tous les jours de leur vie. Entre temps, ils engendrent des enfants ; ils sen amusent dabord, puis quand les petits se mettent aussi à manger beaucoup les parents se fâchent, les injurient et leur disent : Dépêchez-vous de grandir, gloutons, allez travailler ! Ils aimeraient faire de leurs mioches des animaux domestiques Mais les enfants se mettent à bûcher à leur tour pour leur propre ventre et la vie continue Jamais leur âme nest effleurée dune joie, dune pensée qui réjouisse le cœur. Les uns mendient sans cesse comme des pauvres, les autres, comme des voleurs, dérobent à autrui ce dont ils ont besoin. On a fait des lois scélérates, on a préposé à la garde du peuple des gens armés de bâtons, en leur disant : Faites respecter nos lois, elles sont commodes, elles nous permettent de sucer le sang de lhomme. Si lhomme ne cède pas quand on le comprime de lextérieur, on lui introduit de force dans la tête des préceptes qui gênent sa raison

Accoudé sur la table, il regardait la mère de ses yeux pensifs ; il ajouta :

Ceux-là seulement sont des hommes qui arrachent les chaînes du corps et de la raison de leur prochain Ainsi vous, vous vous êtes mise à cette besogne, selon vos propres forces

Moi ? s’écria-t-elle, comment pourrais-je

Oui, vous ! Cest comme la pluie : chaque gouttelette abreuve un grain de blé. Et quand vous saurez lire

Il se mit à rire, se leva et parcourut la chambre à grands pas.

Oui, vous apprendrez Quand Pavel reviendra, il sera étonné

Ah ! non, André ! dit la mère. Tout est facile quand on est jeune ; mais quand on vieillit, on a beaucoup de chagrin, peu de force et plus du tout de tête

Le soir, le Petit-Russien sortit. Elle alluma la lampe et sassit près de la table en tricotant un bas. Mais elle se leva bientôt, fit quelques pas, indécise ; puis elle alla à la cuisine, ferma la porte dentrée au verrou et revint dans la chambre. Après avoir tiré les rideaux devant la fenêtre, elle prit un livre sur le rayon, sassit à sa place, près de la table, se pencha sur les pages et ses lèvres commencèrent à se mouvoir Lorsquun bruit arrivait de la rue, elle fermait le livre en tremblant et écoutait Puis, les yeux tantôt ouverts, tantôt fermés, elle chuchotait :

L A V I E

 

 

 

 

XVIII

 

On frappa à la porte ; la mère se leva brusquement, jeta le livre sur le rayon et demanda avec anxiété en traversant la cuisine :

Qui est là ?

Moi

Rybine entra. Les premières salutations échangées, il caressa longuement sa barbe, jeta un regard dans la chambre, et dit :

Avant tu laissais entrer les gens sans demander qui c’était Tu es seule ?

Oui !

Ah ! je croyais que le Petit-Russien était là Je lai vu aujourdhui La prison ne corrompt pas lhomme Cest la bêtise qui nous corrompt plus que tout le reste, voilà !

Il passa dans la chambre, sassit et continua :

Eh bien, je veux te dire quelque chose Il mest venu une idée, vois-tu

Il avait un air grave et mystérieux qui inquiétait vaguement Pélaguée. Elle sassit en face de lui et attendit, soucieuse, sans mot dire.

Tout coûte de largent ! commença-t-il de sa voix pesante. On ne naît ni ne meurt gratis Voilà ! Et les brochures et les feuillets coûtent aussi de largent. Maintenant, sais-tu doù vient largent qui paie ces brochures ?

Je ne sais pas ! dit la mère à voix basse, devinant un danger.

Voilà. Je ne le sais pas non plus. Secondement : qui compose ces brochures ?

Des savants

Des seigneurs, des gens au-dessus de nous, répliqua brièvement Rybine.

Ses intonations devenaient plus profondes ; son visage barbu était rouge et tendu.

Donc, ce sont les grands qui composent ses brochures. Et ces brochures sont dirigées contre les grands, les puissants, ceux qui nous commandent. Maintenant, dis-moi, quel avantage ont-ils à perdre leur argent à soulever le peuple contre eux hein ?

La mère ferma brusquement les yeux, puis elle les rouvrit tout grands et s’écria avec effroi :

Que penses-tu ? Dis-le !

Ah ! ah ! reprit Rybine en sagitant pesamment sur sa chaise, comme un ours. Voilà Moi aussi jai eu froid, quand jen suis arrivé à cette pensée

Quest-ce que ce serait ? As-tu appris quelque chose ?

Cest de la tromperie ! répliqua Rybine. Je sens que cest de la tromperie. Je ne sais rien, mais je vois quil y a de la tromperie Voilà ! Les nobles, les hommes instruits veulent raffiner Et moi, je ne veux pas Il me faut la vérité Et je comprends la vérité, je lai comprise Et je ne veux pas mallier aux riches Quand ils ont besoin de vous, ils vous poussent en avant afin que vos os servent de pont pour aller plus loin

Ses paroles acerbes serraient le cœur de la mère.

Seigneur ! s’écria-t-elle avec angoisse. Comment Pavel na-t-il pas compris ? Et tous ceux qui viennent de la ville seraient-ils vraiment ?

Les visages sérieux et honnêtes de Nicolas Ivanovitch, de Iégor, de Sachenka se dressèrent devant elle ; son cœur tressaillit :

Non ! non ! continua-t-elle en hochant la tête. Je ne puis le croire Cest leur conscience qui les pousse Ils nont pas de mauvais desseins, non

De qui parles-tu ? demanda Rybine pensif.

De tous, de tous ceux que jai vus, sans exception. Ils ne trafiqueraient pas du sang humain

Des gouttes de sueur apparurent sur son visage ; ses doigts tremblaient.

Ce nest pas là quil faut regarder, mère, mais plus loin ! dit Rybine en baissant la tête. Ceux qui se rapprochent le plus de nous ne savent peut-être rien eux-mêmes Ils croient quils agissent bien ils aiment la vérité. Mais peut-être y en a-t-il dautres derrière eux qui ne voient que leur propre avantage Lhomme ne travaille pas contre lui-même sans quil y ait une raison

Et il ajouta, avec la gauche certitude du paysan, imbu dune incrédulité séculaire :

Jamais il ne sortira rien de bon de la main des seigneurs et des gens instruits ! Voilà !

Quas-tu décidé ? demanda la mère, de nouveau en proie à un doute vague.

Moi ? Rybine la considéra, garda le silence pendant un instant et répéta : il ne faut pas sallier avec ceux qui sont au-dessus de nous Voilà !

Puis il se tut de nouveau : on eût dit quil se pelotonnait sur lui-même.

Je men vais, mère. Jaurais voulu me joindre aux camarades et travailler comme eux Je suis bon pour cette besogne, je suis obstiné et pas bête, je sais lire et écrire. Et surtout, je sais ce quil faut dire aux gens. Voilà ! Et maintenant, je men vais. Puisque je ne peux pas croire, je dois men aller. Je le sais, mère, les âmes des gens sont souillées Tous sont pleins denvie, tous veulent dévorer. Et comme les proies sont rares, chacun cherche à dévorer son prochain

Il baissa la tête et se plongea dans ses réflexions.

Je men irai seul par les hameaux et les villages. Je soulèverai le peuple. Il faut que le peuple lui-même parte à la conquête de la liberté. Sil sait comprendre, il trouvera une issue Jessaierai donc de lui faire comprendre quil na personne en qui mettre son espoir, excepté lui-même, point de raison, si ce nest la sienne. Voilà !

La mère eut pitié de Rybine, son sort leffrayait. Il lui avait toujours été antipathique ; mais maintenant, il lui devenait soudain plus proche, plus familier.

Pavel va dun côté et lui de lautre Pavel aura moins de peine, pensa-t-elle involontairement ; elle dit à voix basse :

On tattrapera !

Rybine lui jeta un coup d’œil et répondit :

On me relâchera. Et je recommencerai

Les paysans eux-mêmes te livreront Et tu pourras rester en prison

Jen sortirai. Et jirai de nouveau à mon ouvrageQuant aux paysans ils me livreront une ou deux fois puis ils comprendront quils feraient mieux de m’écouter. Je leur dirai : Ne me croyez pas, écoutez-moi seulement Et sils m’écoutent ils me croiront !

Les deux interlocuteurs parlaient lentement, comme sils pesaient chaque mot avant de le prononcer.

Je naurai pas beaucoup de joies, mère, continua Rybine. Jai vécu ici ces derniers temps et jai remarqué bien des choses. Voilà ! Jen ai compris quelques unes. Et maintenant, il me semble que jenterre un enfant

Tu périras, Mikhaël Ivanovitch, déclara tristement la mère en hochant la tête.

Il fixa sur elle ses yeux noirs et profonds, avec un air dinterrogation. Son corps vigoureux était penché en avant, ses mains sappuyant au siège de la chaise, son visage basané semblait pâle dans le cadre noir de la barbe.

Tu sais ce que Jésus a dit du grain de blé : « Il ne mourra pas, mais ressuscitera en un nouvel épi » Lhomme est un grain de vérité, voilà Je ne suis pas encore près de mourir je suis rusé

Il se remua sur sa chaise et se leva sans hâte.

Je vais au cabaret, je resterai un peu en compagnie Le Petit-Russien ne vient pas Il a repris sa besogne ?

Oui, dit la mère en souriant. Ils sont tous les mêmes : dès quils sortent de prison, ils retournent à leurs affaires

Cest ce quil faut. Tu lui répéteras ce que je tai dit ?

Ils passèrent lentement dans la cuisine et échangèrent quelques brèves paroles sans se regarder.

Oui ! promit-elle.

Eh bien, adieu !

Adieu ! Quand toucheras-tu ton salaire ?

Je lai déjà touché.

Et quand pars-tu ?

Demain matin de bonne heure, adieu !

Il se pencha et sortit lourdement, à contre-cœur. Pendant un instant, la mère resta sur le seuil, prêtant loreille aux pas pesants qui s’éloignaient et aux doutes éveillés dans son cœur. Puis, elle rentra ; arrivée dans la chambre, elle leva le rideau et regarda par la fenêtre. Des ténèbres épaisses se plaquaient aux vitres ; elles semblaient attendre on ne sait quoi, avec leur gueule ouverte et sans fond.

Je vis la nuit ! pensa-t-elle, toujours la nuit.

Elle avait pitié du paysan grave à la barbe noire : il était si large de poitrine, si robuste et pourtant, limpuissance était en lui comme dans tous les hommes

André arriva bientôt, animé et joyeux. Lorsque la mère lui eut parlé de Rybine, il s’écria :

Il part ! Eh bien, quil sen aille dans les villages, répandre la vérité, réveiller le peuple Il lui était difficile de rester avec nous Il a dans la tête des idées particulières qui lempêchent dadopter les nôtres

Il a parlé des riches, des seigneurs, des gens instruits, il paraît quil y a quelque chose de louche ! dit la mère avec prudence. Pourvu quils ne nous trompent pas !

Cela vous tracasse, mère ? s’écria le Petit-Russien en riant. Ah ! largent ! Si seulement nous en avions Nous vivons encore sur le compte dautrui ainsi Nicolas Ivanovitch qui reçoit soixante-quinze roubles par mois nous en remet cinquante. Les autres font de même. Les étudiants affamés se cotisent aussi et nous envoient de petites sommes, amassées kopek par kopek Cest bien sûr, il y a des hommes de toutes sortes Les uns nous trompent, les autres nous empêchent davancer mais les meilleurs dentre eux nous accompagneront jusqu’à la victoire.

Il continua en se frottant les mains avec vigueur :

Mais ce triomphe est encore bien lointain ! En attendant, nous allons organiser un petit Premier Mai ! Ce sera très gai !

Ses paroles et son animation calmèrent linquiétude que Rybine avait semée dans le cœur de la mère. Le Petit-Russien arpentait la pièce, en traînant les pieds ; il se caressa dune main la tête et de lautre la poitrine, et reprit, les yeux fixés à terre :

Si vous saviez quelle étrange sensation j’éprouve parfois ! Il me semble que partout où je vais, les hommes sont des camarades, que tous sont embrasés du même feu, que tous sont bons, doux et joyeux On se comprend sans parole, personne, noffense plus son prochain, personne nen a plus besoin. On vit en bonne harmonie, chaque cœur chante sa chanson et comme les ruisseaux, toutes ces chansons se fondent en une seule rivière, qui se jette, majestueuse et calme, dans la mer des lumineuses clartés de la vie libre Et je me dis que tout cela sera ! Et cela ne pourra pas ne pas être, si nous voulons que ce soit ! Et alors mon cœur étonné se gonfle de joie jai envie de pleurer, tant je suis heureux !

La mère ne bougeait pas, afin de ne pas le troubler, ni linterrompre. Elle lavait toujours écouté plus attentivement que ses camarades, car il parlait avec plus de simplicité ; ses paroles touchaient le cœur plus profondément. Pavel aussi dirigeait son regard en avant comment ne pas le faire quand on suit une voie pareille ? mais il restait solitaire et ne disait jamais à personne ce quil avait vu. Il semblait à la mère quAndré, lui, envisageait toujours lavenir avec son cœur : toujours la légende du triomphe de toutes les créatures de la terre revenait dans ses discours. Et, aux yeux de la mère, cette légende éclairait le sens de la vie et du travail entrepris par son fils et par ses camarades.

Et quand je reviens à moi continua le Petit-Russien, secouant la tête et laissant tomber les bras quand je regarde autour de moi je vois que tout est froid et sale ! Les hommes sont las, irrités, leur vie est souillée, fripée

Il sarrêta devant Pélaguée, puis, hochant la tête, il continua dune voix basse et triste, le regard voilé de chagrin :

Cest humiliant on ne peut plus croire en lhomme, il faut même le craindre et le haïr ! Lhomme se dédouble, la vie le coupe en deux. On voudrait pouvoir aimer seulement ; comment serait-ce possible ? Comment pardonner à celui qui se précipite sur vous comme une bête féroce, qui ne veut pas reconnaître en vous une âme vivante, qui frappe votre visage humain ? Il est impossible de lui pardonner. Ce nest pas à cause de moi, je supporterais tous les outrages sil ne sagissait que de moi, mais je ne veux pas avoir de connivences avec les oppresseurs ; je ne veux pas quils se servent de mon dos pour apprendre à battre les autres

Une froide lueur brillait dans ses yeux ; il penchait la tête dun air obstiné et parlait avec plus de fermeté.

Je ne dois pardonner aucune chose mauvaise, même si elle ne me nuit pas. Je ne suis pas seul sur la terre ! Admettons quaujourdhui je me laisse insulter sans répondre à linjure ; jen rirai peut-être, car elle ne me blesse pas mais demain linsulteur qui a essayé sa force sur moi tentera d’écorcher quelque autre Et voilà pourquoi il ne faut pas considérer les gens tous de la même manière ; il faut retenir son cœur, voir qui sont les ennemis et qui sont les amis Cest juste, mais ce nest pas réjouissant !

Sans savoir pourquoi, la mère pensa à Sachenka et à lofficier. Elle dit en soupirant :

Comment peut-on faire du pain avec du blé qui nest pas semé ?

Voilà le malheur ! s’écria le Petit-Russien. Il faut regarder avec des yeux différents Il y a deux cœurs qui battent dans la poitrine : lun aime le monde, et lautre nous dit : Arrête-toi, prends garde ! Et lhomme se partage

Oui, s’écria la mère.

Dans sa mémoire se dessinait la silhouette de son mari, grossière et maussade, pareille à une grosse pierre couverte de mousse. Elle se représenta le Petit-Russien marié à Natacha, et son fils uni à Sachenka.

Et pourquoi cela ? reprit André en s’échauffant. On le voit si bien que cest même risible. Cest parce que les gens ne sont pas tous placés au même niveau Il suffit donc de les aligner en une seule file ! Et ensuite il faut leur distribuer par parts égales tout ce que la raison a élaboré, tout ce que les mains ont fait. On ne se gardera plus mutuellement dans lesclavage de la peur, dans les chaînes de lavidité et de la bêtise

Le Petit-Russien et la mère eurent souvent des conversations de ce genre.

André avait de nouveau été embauché à la fabrique ; il remettait tout son gain à Pélaguée, qui acceptait cet argent aussi simplement que de Pavel.

Parfois, avec un sourire dans le regard, André proposait à la mère :

Si nous comptions, petite mère, hein ?

Elle refusait en plaisantant. Le sourire dAndré lembarrassait, et elle pensait, un peu vexée : « Si tu ris, pourquoi en parler ? »

Le Petit-Russien observa que la mère lui demandait plus fréquemment la signification des mots savants quelle ignorait. Elle prenait alors une voix indifférente et parlait sans le regarder. Il devinait quelle sinstruisait elle-même en cachette ; il comprit sa gêne et cessa de lui proposer de lire avec lui. Elle lui déclara un jour :

Ma vue baisse, mon André Jaimerais avoir des lunettes

Bien ! répliqua-t-il. Dimanche prochain nous irons à la ville ensemble, chez un docteur que je connais ; il vous examinera, et nous achèterons des lunettes

 

 

 

 

 

XIX

 

Par trois fois déjà, elle avait demandé lautorisation de voir Pavel ; chaque fois, elle avait essuyé un refus bienveillant de la part du général de gendarmerie, vieillard à cheveux blancs, aux joues écarlates et au grand nez.

Dans une semaine, bonne femme, pas avant ! Nous verrons cela dans une semaine aujourdhui, cest impossible

Il était rond et replet et rappelait, on ne sait pourquoi, un pruneau mûr et un peu blet qui commencerait à se recouvrir de moisissures duveteuses. Il grattait sans cesse ses petites dents blanches avec au cure-dents pointu ; ses petits yeux ronds et verdâtres souriaient ; sa voix avait une expression amicale et douce.

Il est très poli ! racontait la mère au Petit-Russien. Il sourit constamment. Ce nest pas bien, selon moi Quand on est général et quon soccupe de pareilles choses, on ne devrait pas ricaner ainsi

Oui ! oui ! reprit André. Ils sont gentils, aimables, ils sourient toujours. On leur dit : Voyez cet homme intelligent et honnête, il est dangereux pour nous, pendez-le donc. Ils sourient et pendent lhomme puis ils se remettent à sourire

Celui qui est venu perquisitionner valait mieux, il était plus simple ! reprit la mère. On voyait du coup que c’était une canaille

On dirait que ce ne sont plus des hommes, mais des marteaux, des instruments pour assourdir le peuple. Ils servent à nous façonner pour que nous soyons dun usage plus facile pour le gouvernement. Ils ont été eux-mêmes accommodés à la main qui nous dirige ; ils peuvent faire tout ce quon leur ordonne, sans réfléchir, sans demander pourquoi.

Quel ventre il a !

Oui ! Plus le ventre est plein, plus l’âme est vile

Enfin, lautorisation fut accordée à Pélaguée. Le dimanche venu, elle se rendit au greffe de la prison et sassit modestement dans un coin. Il y avait dautres visiteurs dans la pièce étroite et sale, au plafond bas. Sans doute, ce n’était pas la première fois quils étaient là ; ils se connaissaient entre eux. La conversation se traînait lentement, à voix basse.

Vous savez ? disait une grosse femme au visage flétri, avec une valise sur les genoux, ce matin à la première messe, le maître de chapelle de la cathédrale a de nouveau presque arraché une oreille à un enfant de chœur.

Un individu d’âge mur, vêtu dun uniforme de soldat, retraité, toussa avec bruit et répliqua :

Ces enfants de chœur sont de tels polissons !

Un petit bonhomme chauve, aux jambes courtes, aux longs bras, à la mâchoire proéminente, arpentait la pièce dun air affairé. Sans sarrêter, il disait dune voix inquiète :

La vie devient plus chère, cest pourquoi les hommes sont pires que jamais Le bœuf de seconde qualité coûte quatorze kopeks la livre, le pain deux kopeks et demi

Parfois entraient des prisonniers vêtus de gris et chaussés de gros souliers de cuir. Quand ils pénétraient dans la pièce à demi obscure, leurs yeux papillotaient. Lun deux avait des chaînes au pied.

Il semblait que les visiteurs étaient habitués depuis longtemps à ce spectacle, quils s’étaient résignés à la situation ; les uns restaient assis, les autres montaient la garde, dautres encore sadressaient aux prisonniers dun ton de lassitude. Le cœur de la mère tremblait dimpatience ; elle regardait avec perplexité tout ce qui lentourait, et la pénible simplicité de la vie l’étonnait.

À côté delle se trouvait une petite vieille aux joues ridées et aux yeux jaunes. Elle prêtait loreille à la conversation, tendait son cou mince et dévisageait tout le monde dun air étrangement irascible.

Qui avez-vous ici ? lui demanda doucement la mère.

Mon fils, un étudiant ! répondit la vieille dune voix sonore. Et vous ?

Mon enfant aussi, un ouvrier.

Comment sappelle-t-il ?

Vlassov.

Je ne le connais pas. Il est là depuis longtemps ?

Sept semaines

Et le mien depuis dix mois ! dit la vieille.

Et Pélaguée entendit tinter dans sa voix quelque chose qui ressemblait à de la fierté.

Une dame de haute taille, vêtue de noir, à la figure longue et pâle dit lentement :

Bientôt on mettra tous les gens honorables en prison On ne peut plus les supporter.

Oui, oui, répliqua le vieillard chauve. La patience manque. Tout le monde se fâche et crie et tout augmente de prix et les gens diminuent de valeur en conséquence On nentend aucune voix conciliante

Cest parfaitement exact ! dit le militaire. Quelle horreur ! Il faut quune voix ferme ordonne enfin : Taisez-vous ! Voilà ce quil faut, une voix ferme

La conversation se fit plus générale et plus animée. Chacun formulait son opinion sur la vie, mais tous parlaient à mi-voix ; et la mère sentait dans ces paroles quelque chose qui lui était étranger. Chez elle, on parlait autrement, dune manière plus compréhensible, plus naturelle et plus ouverte.

Un gros surveillant à la barbe carrée et rousse cria :

Femme Vlassov !

Il examina la mère de la tête aux pieds et lui dit :

Viens !

Il s’éloigna en boitillant ; la mère avait envie de le pousser, afin davancer plus vite. Enfin, dans une petite chambre, elle vit Pavel qui souriait en lui tendant la main. La mère saisit cette main, se mit à rire, en clignant de l’œil, et dit à voix basse :

Bonjour bonjour !

Calme-toi, maman ! dit Pavel en lui rendant son étreinte.

Oui oui

Mère ! dit le surveillant, éloignez-vous un peu pour quil y ait une distance entre vous Cest le règlement

Il soupira et bâilla. Pavel demanda à Pélaguée des nouvelles de sa santé, de la maison Elle attendait dautres questions, elle les chercha dans les yeux de son fils, mais ne les trouva pas. Comme toujours, il était calme ; plus pâle seulement, et ses yeux semblaient plus grands.

Sachenka tenvoie ses salutations, dit-elle.

Les paupières de Pavel tressaillirent et sabaissèrent. Son visage sadoucit et sillumina dun sourire. Une amertume aiguë tenailla le cœur de la mère.

Te laissera-t-on bientôt sortir ? reprit-elle avec une irritation soudaine. Pourquoi ta-t-on arrêté ? Car ces feuillets ont fait de nouveau leur apparition

Les yeux de Pavel eurent un éclair de joie.

Vraiment ? sexclama-t-il.

Il est défendu de parler de ces choses-là ! déclara le surveillant dun ton nonchalant. Il ne faut parler que daffaires de famille

Est-ce que ce ne sont pas des affaires de famille, ces choses-là, répliqua la mère.

Je nen sais rien. Seulement, cest défendu. On peut parler de la nourriture, du linge, mais de rien autre, expliqua le surveillant ; cependant, sa voix restait indifférente.

Bien ! dit Pavel. Parlons de ménage, maman ! Que fais-tu ?

Elle répondit tandis quelle éprouvait un sentiment de jeune audace :

Je porte à la fabrique toutes sortes de choses

Elle sarrêta et reprit en souriant :

De la soupe, du rôti, tout ce que Maria cuisine et toute espèce dautre nourriture

Pavel avait compris. Son visage se convulsa dun rire quil retint, il rejeta ses cheveux en arrière, et il dit, dune voix caressante quelle ne lui connaissait pas :

Ma bonne, ma chère mère comme cest bien ! Je suis heureux que tu aies une occupation tu ne tennuies pas. Nest-ce pas, tu ne tennuies pas ?

Et quand les feuillets ont reparu, on ma aussi fouillée ! déclara-t-elle, non sans forfanterie.

Encore ! cria le surveillant qui se fâchait. Je vous dis que cest interdit ! On prive un homme de sa liberté afin quil ne sache rien, et toi, mère, tu bavardes. Il faut comprendre que ce qui est interdit est interdit.

Eh bien, ne parle plus de cela, maman ! dit Pavel, Matvé Ivanovitch est un brave homme, il ne faut pas lirriter. Nous nous accordons bien ensemble Cest par hasard quil assiste aux entrevues aujourdhui ; dhabitude, cest le directeur qui est là. Et Matvé Ivanovitch a peur que tu dises des choses superflues

La visite est finie ! déclara le surveillant en regardant sa montre.

Merci, maman ! dit Pavel. Merci, ma chérie ! Ne sois pas inquiète je serai bientôt libéré

Il l’étreignit avec force et lembrassa ; la mère, heureuse et touchée, se mit à pleurer.

Séparez-vous ! s’écria le surveillant, et il reconduisit la mère tout en grommelant :

Ne pleure pas il sortira bientôt ! On relâchera beaucoup de monde il ny a plus de place ils sont trop ici

À la maison, elle dit au Petit-Russien :

Je lui ai parlé adroitement il a compris

Puis elle soupira avec tristesse :

Oui, il a compris, sinon, il ne maurait pas embrassée comme il la fait c’était la première fois

Ah ! dit André en riant. Les gens désirent toutes sortes de choses, mais les mères ne demandent que des caresses

Mais si vous aviez vu les autres visiteurs ! s’écria-t-elle soudain, reprise par l’étonnement. On dirait quils y sont habitués. On leur a pris leurs enfants pour les mettre en prison et cela ne leur fait rien. Ils viennent, ils sasseyent, ils attendent, ils causent entre eux. Du moment que les gens instruits saccoutument si bien à cela, que dire alors des ouvriers ?

Cest bien naturel ! répondit le Petit-Russien avec un sourire. La loi est tout de même plus douce pour eux que pour nous et ils ont plus besoin delle que vous. Aussi, quand la loi les atteint, ils se contentent de faire la grimace, mais pas trop La loi les protège un peu tandis que, nous autres, elle nous lie, afin que nous ne puissions pas ruer

 

 

 

 

 

XX

 

Un soir, tandis que la mère tricotait, assise près de la table et quAndré lisait à haute voix lhistoire du soulèvement des esclaves romains, quelquun frappa violemment à la porte ; quand le Petit-Russien eut ouvert, Vessoftchikov entra, un paquet sous le bras, sa casquette rabattue sur ses sourcils et couvert de boue jusquaux genoux :

En passant, jai vu que vous aviez de la lumière et je suis entré pour vous saluer. Je sors de prison à linstant ! expliqua-t-il dune voix bizarre ; puis, semparant de la main de la mère, il la secoua avec vigueur et dit :

Pavel vous envoie ses amitiés

Et se laissant tomber sur une chaise avec hésitation, il fouilla la chambre de son regard maussade et soupçonneux.

Il déplaisait à la mère ; il y avait dans sa tête anguleuse et tondue et dans ses petits yeux, quelque chose qui effrayait toujours la vieille femme ; mais elle fut cependant contente de le revoir et elle lui dit, souriante et affectueuse :

Tu as bien maigri ! André ! Faisons-lui du thé !

Je prépare déjà le samovar ! répondit de la cuisine le Petit-Russien.

Eh bien, comment va Pavel ? En a-t-on libéré dautres que toi ?

Vessoftchikov répondit en baissant la tête :

Pavel est encore en prison il prend son mal en patience. On na relâché que moi.

Il leva les yeux, regarda la mère et continua lentement, les dents serrées :

Je leur ai dit : Laissez-moi aller, jen ai assez Sinon, je tue nimporte qui et je me suicide ensuite. Ils mont libéré Et ils ont bien fait Jaurais tenu parole

Oui ! dit la mère en s’éloignant de lui ; ses yeux papillotaient involontairement quand ils rencontraient le regard aigu du grêlé.

Et comment va Fédia Mazine ? cria de la cuisine le Petit-Russien. Il écrit toujours des poésies ?

Oui ! Je ny comprends rien ! dit le jeune homme en hochant la tête. Est-ce que cest un pinson ? On le met en cage et il chante Il y a une chose que je sais : je nai pas envie daller à la maison

En effet, quy trouverais-tu ? répondit la mère en réfléchissant. Elle est vide, le poêle nest pas allumé, il doit y faire froid

Vessoftchikov se tut, ferma à demi les yeux, puis, sortant de sa poche un étui à cigarettes, il se mit à fumer lentement. Du regard, il suivait les nuages de fumée grise qui se dissipaient au-dessus de sa tête, et soudain il éclata dun rire étrange, pareil à laboiement dun chien irrité :

Oui, il doit y faire froid Des blattes gelées parsèment probablement le plancher les souris aussi ont dû crever de froid Pélaguée Nilovna, permets-moi de passer la nuit chez toi, veux-tu ?

Il parlait dune voix sourde, sans regarder la mère.

Bien entendu ! répondit-elle vivement. Elle était gênée, mal à laise avec lui ; elle ne savait de quoi parler.

Mais il reprit dune voix étrangement brisée :

Maintenant le temps est venu où les enfants ont honte de leurs parents

Quoi ? demanda la mère avec un tressaillement.

Il lui jeta un coup d’œil, ferma les paupières, et son visage grêlé devint impassible.

Je dis que les enfants commencent à avoir honte de leurs parents, répéta-t-il, et il soupira bruyamment. Naie pas peur, ce nest pas de toi que je parle. Jamais tu ne feras honte à Pavel Mais moi, jai honte de mon père Et je ne veux plus retourner chez lui Je nai plus ni père, ni demeure ! Je suis sous la surveillance de la police, maintenant, sinon, je serais parti en Sibérie Je crois quun homme qui ne ménagerait pas sa peine peut faire beaucoup de choses en Sibérie Jaurais donné la liberté aux exilés, je les aurais aidés à senfuir

Grâce à son cœur subtil, la mère sentait que le jeune homme souffrait ; mais la douleur du grêlé nexcitait pas sa compassion.

Oui, bien entendu sil en est ainsi, il vaut mieux partir ! dit-elle pour ne pas loffenser en gardant le silence.

André sortit de la cuisine, et demanda en riant :

Quest-ce que tu racontes, hein ?

La mère se leva et dit :

Je vais préparer quelque chose à manger.

Vessoftchikov regarda fixement le Petit-Russien et déclara soudain :

Je dis quil y a des gens quil faut tuer !

Hou ! Et pourquoi ? demanda le Petit-Russien avec tranquillité.

Pour quils nexistent plus !

Tu as donc le droit de transformer en cadavres des vivants ? Où las-tu pris ?

Les hommes me lont donné

Le Petit-Russien, grand et sec, resta au milieu de la pièce, balançant son long corps ; il examinait le grêlé du haut en bas, les mains dans les poches. Vessoftchikov était assis, enveloppé dun nuage de fumée ; des plaques rouges apparaissaient sur son visage blême.

Les hommes me lont donné ! répéta-t-il en faisant le poing. Du moment quon me lance des coups de pied, jai le droit de riposter de frapper au museau aux yeux Si on ne me touche pas, je ne touche personne. Si on me laisse vivre comme je veux, je vivrai tranquillement, sans déranger personne, je le jure ! Admettons que je veuille minstaller dans la forêt. Je my construirai une hutte dans un ravin, au bord dun ruisseau et je resterai là tout seul

Eh bien fais-le ! dit le Petit-Russien en haussant les épaules.

Maintenant ? demanda le jeune homme.

Il hocha la tête, et se frappant le genou du poing :

Maintenant, ce nest plus possible !

Qui ten empêche ?

Les hommes ! Je suis étroitement lié à eux jusqu’à ma mort ils ont enlacé mon cœur avec de la haine ils mont attaché à eux par le mal et cest un lien solide Je les hais, et partout où jirai, je les empêcherai de vivre tranquilles. Ils me gênent, et moi je les gênerai. Je réponds de moi de moi seul et je ne peux répondre de personne autre Et si mon père est un voleur

Ah ! dit le Petit-Russien à mi-voix en sapprochant de Vessoftchikov.

Jarracherai la tête à Isaïe Gorbov, tu verras !

Pourquoi ? demanda André sérieux, à voix basse.

Pour quil nespionne et ne rapporte plus. Cest à cause de lui que mon père sest dégradé et cest sur lui que mon père compte pour entrer dans la police secrète ! répondit Vessoftchikov en regardant André avec hostilité.

Voilà laffaire ! s’écria le Petit-Russien, mais qui te reprocherait la vie même de ton père ? Les imbéciles !

Les imbéciles et les gens desprit aussi ! Ainsi toi, tu es un garçon intelligent, Pavel aussi eh bien, me considérez-vous de la même manière que Fédia Mazine ou Samoïlov, ou comme vous vous considérez mutuellement ? Ne mens pas, je ne te croirais pas quand même vous tous, vous me poussez de côté, vous me mettez à l’écart

Tu as l’âme malade, ami ! répondit le Petit-Russien dune voix douce et affectueuse, en sasseyant à côté de lui.

Oui. La vôtre aussi souffre Seulement vous croyez que vos ulcères sont plus nobles que les miens Nous agissons tous en canailles les uns envers les autres voilà ce que je dis Et que peux-tu me répondre hein ?

Il fixa son regard aigu sur André et attendit en découvrant ses dents. Son visage blême était impassible ; seules ses lèvres épaisses tremblaient comme si elles eussent été brûlées et contractées par quelque liquide caustique.

Je ne te répondrai rien ! répliqua le Petit-Russien en caressant le regard hostile de Vessoftchikov avec le sourire lumineux et triste de ses yeux bleus Je le sais bien vouloir discuter avec quelquun dont le cœur saigne, cest seulement lirriter je le sais, frère !

On ne peut pas discuter avec moi, je ne sais pas discuter ! grommela le jeune homme, en baissant les yeux.

Je crois que chacun de nous a marché pieds nus sur des éclats de verre, continua André, chacun de nous a respiré dans ses heures sombres, comme tu le fais maintenant

Tu ne peux rien dire qui mapaise ! dit Vessoftchikov lentement. Rien ! Mon âme hurle comme un loup.

Je nen ai pas lintention. Seulement, je sais que cela passera Peut-être pas tout de suite, mais cela passera

Il se mit à rire et reprit en frappant sur l’épaule du jeune homme :

Cest une maladie de lenfance dans le genre de la rougeole, frère Nous en avons tous été atteints, avec plus ou moins de violence, selon que nous étions forts ou faibles Elle attaque les gens de notre espèce quand on se trouve tout seul, quon ne comprend pas encore la vie et quon ne voit pas la place qui nous est destinée ; il semble quon soit le seul vrai homme de la terre et que personne ne se soucie de nous, excepté pour nous dévorer. Plus tard, dans quelque temps, quand tu verras quil y a aussi une bonne âme dans dautres poitrines que la tienne, tu seras soulagé et un peu honteux alors davoir cru que seul tu donnais la note juste, et davoir voulu grimper au clocher, quand ta cloche est si petite quon ne lentend pas dans la sonnerie des jours de fête Ensuite tu tapercevras que tu nes quune voix à peine perceptible, mais nécessaire cependant, dans le chœur puissant et magnifique de la vérité Comprends-tu ce que je veux dire ?

Je comprends répondit Vessoftchikov en hochant la tête. Seulement, je ne te crois pas !

Le Petit-Russien se mit à rire, se leva soudain et arpenta bruyamment la chambre.

Moi non plus, je nai pas voulu croire Hé tu nes quune charrette !

Pourquoi ? dit le jeune homme en regardant André dun air morne.

Tu ressembles à une charrette !

Le grêlé riait aussi, la bouche fendue jusquaux oreilles.

Quas-tu ? demanda le Petit-Russien étonné, en sarrêtant devant lui.

Je me disais que celui qui tinsulterait serait un imbécile !

Mais comment pourrait-on minsulter ? répliqua André en haussant les épaules.

Je nen sais rien, répondit le grêlé avec un sourire condescendant. Je disais seulement que lhomme qui taura insulté sera joliment confus, après !

Ah ! voilà où tu voulais en venir ! dit le Petit-Russien en riant.

André, venez prendre le samovar ! appela la mère.

André sortit.

Resté seul, Vessoftchikov jeta un coup d’œil autour de lui ; il étendit sa jambe, chaussée dune lourde botte, la considéra, se pencha, tâta son gros mollet, puis il leva la main, en examina attentivement la paume et le dos. Sa main était épaisse et couverte dun duvet jaune ; les doigts courts. Il les agita en lair et se leva.

Quand André revint, portant le samovar, le grêlé devant le miroir, laccueillit par ces paroles :

Il y avait longtemps que je navais vu mon museau

Il ajouta en souriant et en hochant la tête :

Je suis bien laid

Quest-ce que cela peut te faire ? demanda André en le considérant avec curiosité.

Sachenka dit que le visage est le miroir de l’âme, expliqua lentement le jeune homme.

Ce nest pas vrai ! s’écria le Petit-Russien. Elle a un nez crochu, des pommettes pointues comme des ciseaux et l’âme pareille à une étoile dune pureté

Ils sassirent pour prendre le thé et manger.

Vessoftchikov sempara dune grosse pomme de terre, sala un morceau de pain et se mit à mâcher tranquillement, lentement, comme un loup.

Et comment vont les affaires ici ? reprit-il, la bouche pleine.

Lorsque André lui eut raconté avec enthousiasme combien la propagande socialiste se développait à la fabrique, il redevint sombre et dit dune voix rauque :

Cest bien long, tout cela ! Il faut aller plus vite

La mère lui jeta un coup d’œil ; un sentiment hostile sagita dans son cœur.

La vie nest pas un cheval, on ne la fait pas avancer à coups de fouet ! répliqua André.

Mais le grêlé hochait la tête avec opiniâtreté :

Cest trop long ! Je nai pas assez de patience Que faut-il que je fasse ?

Il laissa tomber ses bras avec découragement, regarda le Petit-Russien et se tut, attendant une réponse.

Nous devons tous apprendre et enseigner aux autres, voilà notre tâche ! dit André en baissant la tête.

Vessoftchikov demanda :

Et quand nous battrons-nous ?

On nous battra encore plus dune fois auparavant, je le sais bien Mais jignore quand le moment de lutter viendra pour nous ! Vois-tu, il faut dabord armer la tête et après seulement les mainsà mon avis

Le jeune homme garda le silence et se remit à manger. Sans quil sen aperçût, la mère examinait son large visage grêlé, essayant dy trouver quelque chose qui la réconciliât avec la personne massive et pesante du jeune homme. Et quand elle rencontrait le regard perçant de ses petits yeux, elle remuait les sourcils. André se prenait la tête entre les mains et, lair agité, tantôt se mettait à parler et à rire, tantôt, sinterrompant brusquement, sifflotait un air.

Il semblait à la mère quelle comprenait la cause de linquiétude du jeune homme. Vessoftchikov était taciturne ; quand le Petit-Russien linterrogeait sur nimporte quoi, il répondait brièvement, avec une répugnance visible.

Les deux habitants de la chaumière se sentaient à l’étroit et mal à leur aise dans la petite chambre et jetaient tour à tour un furtif coup d’œil à leur visiteur. Enfin, celui-ci se leva en disant :

Jaimerais me coucher Jai été longtemps enfermé, on ma lâché subitement, je suis parti je suis fatigué

Lorsquil fut dans la cuisine, il remua encore un peu ; le bruit cessa, puis un silence de mort se fit. La mère chuchota à André :

Il a des pensées terribles !

Cest un garçon pas commode ! acquiesça le Petit-Russien, en hochant la tête. Mais cela passera. Moi aussi, j’étais comme lui. Quand le cœur ne brûle pas avec ardeur, il sy accumule beaucoup de suie Allez vous coucher, petite mère, je veux lire encore un moment

Elle alla dans un angle, où se trouvait un lit couvert dindienne. Assis à la table, André entendit le chaud murmure de ses prières et de ses soupirs. Tout en tournant avec rapidité les pages de son livre, il sessuyait le front fiévreusement, effilait sa moustache avec ses longs doigts, remuait les pieds Le balancier de lhorloge résonnait ; aux fenêtres, le vent glissait sur les vitres en gémissant. Et la mère disait à voix basse :

Ô Seigneur ! Que de gens il y a au monde et chacun se plaint à sa manière où sont ceux qui sont heureux ?

Il y en a, il y en a ! Et bientôt, ils seront nombreux ah ! si nombreux ! déclara le Petit-Russien.

 

 

 

 

 

XXI

 

La vie s’écoulait rapide, les jours étaient bariolés et divers Chacun deux apportait quelque chose de nouveau, qui ne troublait plus la mère. De plus en plus souvent, des inconnus arrivaient la nuit ; ils conversaient à mi-voix avec André, dun air soucieux ; puis, très tard, ils sen allaient par les ténèbres, prudents, sans faire de bruit, le col relevé, la visière de leur casquette rabattue. Et lon sentait que chacun deux retenait son excitation, que tous auraient voulu chanter et rire, mais quils nen avaient pas le loisir ; ils étaient toujours pressés. Les uns, ironiques et graves, les autres franchement joyeux, vibrants de jeunesse, dautres encore, pensifs et silencieux, ils avaient tous, aux yeux de la mère, quelque chose dopiniâtre et dassuré. Pour elle, toutes ces figures, si différentes fussent-elles, se fondaient en un seul visage, maigre, calme, résolu, un clair visage au regard profond, caressant et sévère, comme celui de Jésus à Emmaüs.

La mère les comptait, et se les représentait entourant Pavel comme dune foule ; ainsi il devenait moins visible aux yeux des ennemis.

Un soir, une jeune fille alerte, aux cheveux bouclés, arriva de la ville ; elle apportait un paquet à André ; en sortant, elle dit à la mère, avec un regard joyeux et étincelant :

Au revoir, camarade !

Au revoir ! répondit la mère, en réprimant un sourire.

Et, après avoir reconduit la jeune fille, elle revint à la fenêtre et regarda sa « camarade » sen aller par la rue, trottinant, fraîche comme une fleur printanière, légère comme un papillon.

« Camarade ! » se dit la mère, lorsque la jeune fille eut disparu. Ah ! ma chérie ! que Dieu te donne un bon camarade pour la vie entière !

Elle remarquait que souvent ceux qui venaient de la ville avaient quelque chose denfantin sur leurs traits ; elle souriait alors avec condescendance ; mais, en même temps, un étonnement joyeux la touchait en face de cette foi, dont elle sentait de plus en plus la profondeur ; leurs rêves du triomphe de la justice la charmaient et la réchauffaient ; quand ils en parlaient, elle soupirait sans le vouloir, en proie à un chagrin inconnu. Mais ce qui l’émouvait surtout, c’était leur simplicité, leur si beau et si généreux oubli de soi-même.

Elle comprenait déjà bien des choses lorsque ses hôtes discutaient de la vie ; elle sentait quils avaient, en effet, trouvé la vraie source du malheur des hommes, et elle saccoutumait à approuver leurs opinions. Mais, au fond de son âme, elle ne croyait pas quils pourraient transformer lexistence à leur idée, ni quils auraient suffisamment de force pour attirer tous les ouvriers à eux. Chacun veut être rassasié le jour même, personne ne veut remettre son dîner, ne fût-ce que dune semaine, sil peut le manger à linstant. Ceux qui prendraient cette voie lointaine seraient peu nombreux ; les yeux ne verraient pas tous quelle menait au royaume légendaire de la fraternité des hommes. Et cest pourquoi tous ces braves gens, malgré leur barbe et leur visage souvent fatigué, étaient des enfants à ses yeux.

Mes chéris ! pensait-elle en hochant la tête.

Ils vivaient tous maintenant dune vie bonne, sérieuse et intelligente ; tous parlaient du bien ; et désireux denseigner aux gens ce quils savaient, ils le faisaient sans s’épargner. La mère comprenait quon pouvait aimer une existence pareille, malgré ses dangers ; et avec un soupir, elle regardait en arrière, là où son passé sallongeait en une étroite bande, sombre et plate. Sans quelle sen doutât, la conscience d’être indispensable à cette nouvelle vie lui venait peu à peu ; autrefois, elle ne s’était jamais sentie utile à qui que ce fût ; et maintenant, elle voyait nettement que beaucoup de gens avaient besoin delle ; c’était une sensation nouvelle et agréable, qui lui faisait redresser la tête.

Elle introduisait régulièrement des brochures à la fabrique, avec le sentiment du devoir accompli ; elle avait imaginé toutes sortes de ruses très habiles ; les agents de police, habitués à la voir, ne faisaient plus attention à elle. À plusieurs reprises cependant, on la fouilla, mais toujours le lendemain du jour où les feuillets avaient été distribués. Lorsquelle navait rien de compromettant sur elle, elle savait exciter les soupçons des gardiens et des espions ; ils larrêtaient, la palpaient. Alors elle feignait d’être outragée, se querellait avec les agents ; puis, après les avoir confondus, elle sen allait, fière de son adresse. Le jeu commençait à lui plaire.

Vessoftchikov ne fut pas repris à la fabrique ; il sembaucha comme ouvrier chez un marchand de bois ; du matin au soir il accompagnait dans le faubourg des chargements de poutres, de bois de chauffage, de planches. La mère le voyait presque chaque jour. Une paire de chevaux noirs avançaient leurs jambes tremblantes sous la tension, fortement appuyées sur le sol ; c’étaient de vieilles bêtes osseuses ; leur tête sagitait triste et fatiguée, leurs yeux ternes clignotaient de lassitude. Derrière eux, sallongeait une poutre trépidante et mouillée ou un tas de planches dont les extrémités résonnaient avec fracas ; et à côte, sans tenir les rênes marchait le grêlé, sale, déguenillé, chaussé de lourdes bottes, la casquette sur loreille, gauche et équarri comme une bûche quon na pas encore façonnée. Il secouait la tête, les yeux à terre, pour ne rien voir. Ses chevaux marchaient aveuglément sur les gens, sur les charrettes qui venaient en sens inverse ; autour du jeune homme voltigeaient, comme des bourdons, des cris de colère ; des invectives furieuses. Sans lever la tête, sans répondre, il sifflait dune manière assourdissante, aiguë, et grommelait sourdement à ses chevaux :

Eh bien, prends, prends !

Chaque fois quon se rassemblait chez André pour lire une brochure, le dernier numéro dun journal étranger, Vessoftchikov venait, sasseyait et écoutait sans mot dire une heure ou deux. La lecture terminée, les jeunes gens discutaient longuement ; mais le grêlé ne prenait jamais part à la controverse ; il sen allait le dernier. Quand il restait seul avec André, il lui posait des questions, dun air morne.

Qui est le plus coupable de tous ?

Cest celui qui a dit le premier : Cest à moi ! Cet homme est mort il y a des milliers dannées, il est donc inutile de se fâcher contre lui ! disait le Petit-Russien en plaisantant, mais ses yeux avaient une expression inquiète.

Mais les riches et les puissants ? Et ceux qui les défendent ont-ils raison ?

Le Petit-Russien se prenait la tête entre les mains, tortillait sa moustache et parlait longuement de la vie des hommes, avec des paroles simples et claires. Mais il ressortait toujours de ses propos que tous les hommes en général étaient fautifs, ce qui ne satisfaisait pas le grêlé. Les lèvres épaisses fortement pincées, celui-ci hochait la tête et déclarait dun ton méfiant quil nen était pas ainsi, et sen allait mécontent et sombre.

Il s’écria une fois :

Non il doit y avoir des coupables ils sont là ! Je te le dis, il faut que nous labourions à fond la vie tout entière, sans pitié, comme un champ couvert de mauvaises herbes

Cest ce quIsaïe le pointeur a dit une fois en parlant de vous ! observa la mère.

Isaïe ? demanda Vessoftchikov, après un instant de silence.

Oui ! Quel méchant homme ! Il surveille et épie tout le monde, il questionne il sest mis à venir souvent dans notre rue, il regarde nos fenêtres

Vos fenêtres ! répéta Vessoftchikov.

La mère était déjà couchée et ne pouvait pas voir sa physionomie. Mais elle comprit quelle avait trop parlé ; lorsque le Petit-Russien s’écria vivement, dun ton conciliant :

Peu importe ! quil vienne dans cette rue et quil regarde chez nous ! Il a des loisirs et il se promène.

Non, attends ! sexclama le jeune homme dune voix sourde. Le voilà, le coupable !

Coupable de quoi ? demanda André, d’être bête ?

Mais le grêlé ne répondit pas et sen alla.

Le Petit-Russien marchait de long en large, lentement, avec lassitude, traînant doucement ses pieds minces comme des pattes daraignée. Il avait enlevé ses bottes, comme toujours, pour ne pas faire de bruit ni déranger la mère. Mais elle ne dormait pas.

Jai peur de lui ! dit-elle, avec inquiétude, après le départ du grêlé. On dirait un poêle chauffé à blanc, il ne donne pas de chaleur, mais il brûle

Oui ! répondit le Petit-Russien, appuyant sur les mots. Cest un gamin irascible. Ne lui parlez jamais dIsaïe, petite mère Cet Isaïe est vraiment un espion il est même payé pour ça

Ce nest pas étonnant ! Son meilleur ami est un gendarme !

Vessoftchikov finira par l’égorger ! reprit André avec inquiétude. Là, voyez-vous quels sentiments messieurs les commandants de notre vie font naître dans les rangs inférieurs ! Quand tous ceux qui ressemblent au grêlé prendront conscience de leur situation humiliante et quils perdront patience mon Dieu, quarrivera-t-il ? Le ciel sera éclaboussé de sang, et la terre écumera comme si une mousse rouge la recouvrait.

Cest terrible, mon André ! articula fébrilement la mère.

Nos ennemis nauront que ce quils méritent Et pourtant, petite mère, chaque gouttelette de leur sang aura été lavée à lavance par les lacs de larmes du peuple

Il se mit soudain à rire et ajouta :

Cest juste, mais ce nest pas consolant

 

 

 

 

 

XXII

 

Un dimanche, lorsque la mère, revenant de l’épicerie, ouvrit la porte dentrée et parut sur le seuil, elle fut envahie par une joie subite, pareille à une pluie d’été : elle avait entendu résonner dans la chambre la forte voix de Pavel.

La voilà ! s’écria le Petit-Russien.

La mère remarqua la rapidité avec laquelle son fils se tourna vers elle ; elle vit son visage silluminer dun sentiment qui promettait de grandes choses.

Te voilà revenuà la maison ! chuchota-t-elle, toute déconcertée par la surprise, et elle sassit.

Pavel se pencha vers elle, très pâle ; de petites larmes lumineuses brillaient au coin de ses yeux et ses lèvres frémissaient. Pendant un instant, il garda le silence ; Pélaguée le considérait sans mot dire.

Le Petit-Russien passa devant eux en sifflotant, tête baissée, et sortit.

Merci, maman ! dit Pavel dune voix basse et profonde, en lui serrant la main de ses doigts tremblants. Merci, chérie !

Joyeusement émue par lexpression du visage de son fils et les accents de sa voix, elle lui caressait les cheveux et, réprimant les battements de son cœur, elle dit doucement :

Que Dieu soit avec toi ! Pourquoi me remercier ?

De ce que tu nous aides à accomplir notre grande œuvre ! Merci ! reprit-il. Cest un grand bonheur pour lhomme quand il peut dire de sa mère quelle lui est parent par lesprit aussi

Elle ne répondit pas ; le cœur épanoui, elle aspirait avec avidité les paroles de Pavel, le contemplait, ravie ; il lui semblait si lumineux, si proche

Je me taisais, maman je voyais bien que des choses dans ma vie te froissaient javais pitié de ton âme, et je ne pouvais rien faire, je ne savais pas comment my prendre ! Je croyais que jamais tu ne te joindrais à nous, que tu nadopterais jamais nos opinions mais que tu continuerais à tout supporter en silence, comme tu las fait toute ta vie Cela m’était pénible !

André ma fait comprendre bien des choses ! dit-elle, désireuse de rappeler le Petit-Russien à son fils.

Il ma raconté tout ce que tu faisais ! reprit Pavel en riant.

Iégor aussi. Nous sommes du même village André voulait même mapprendre à lire

Et tu as eu honte et tu tes mise à étudier toute seule, en cachette

Ah ! il ma espionnée ! s’écria-t-elle avec embarras. Et, agitée par lexcès de joie qui remplissait son cœur, elle proposa à Pavel :

Il faut lappeler ! Il est sorti pour ne pas nous gêner. Il na pas de mère

André ! cria Pavel, en ouvrant la porte dentrée. Où es-tu ?

Ici, je vais fendre du bois

Tu as bien le temps, viens !

Oui

Mais il ne rentra pas immédiatement et, sur le seuil de la cuisine, il déclara dun air affairé :

Il faut dire à Vessoftchikov quil apporte du bois, il nen reste plus beaucoup. Vous voyez comme la prison a fait du bien à Pavel Au lieu de punir les révoltés, le gouvernement les engraisse

La mère se mit à rire, son cœur tressaillit doucement ; elle était comme grisée de bonheur ; mais déjà un sentiment de prudence lui faisait désirer de voir son fils calme comme il l’était toujours. Son âme trop heureuse voulait que la première joie de sa vie se repliât dun coup dans son cœur pour rester pour toujours aussi forte et aussi vive. Comme si elle eût craint que son bonheur ne samoindrît, elle se hâta de le recouvrir, tel loiseleur qui a pris par hasard un oiseau merveilleux.

Tu nas pas encore mangé, allons dîner, Pavel ! proposa-t-elle.

Non. Le surveillant ma appris hier quon avait décidé de me libérer et depuis lors je nai eu ni faim ni soif La première personne que jai rencontrée ici, cest le vieux Sizov, raconta-t-il à André. En me voyant, il a traversé la rue pour me dire bonjour je lai engagé à être plus prudent, puisque je suis un homme dangereux, sous la surveillance de la police ! Cela ne fait rien, ma-t-il répondu. Et sais-tu ce quil ma demandé au sujet de son neveu ? Fédor sest-il bien conduit en prison ? Quentendez-vous par bien se conduire quand on est en prison ? Eh bien, ne pas bavarder au sujet des camarades ! Quand je lui ai appris que Fédor est un garçon honnête et intelligent, il sest caressé la barbe en me déclarant fièrement : Nous autres Sizov, nous navons pas de coquins dans la famille

Il nest pas bête, ce vieillard, dit André en secouant la tête. Nous parlons souvent ensemble cest un brave homme ! Fédia sera-t-il bientôt libéré ?

Ces jours-ci, probablement Je crois quon relâchera tout le monde. On na point de preuves contre nous, sauf les dépositions dIsaïe ; et que pouvait-il savoir ?

La mère allait et venait, et contemplait son fils. André écoutait le jeune homme, debout devant la fenêtre, les bras croisés derrière le dos. Pavel arpentait la chambre à grands pas. Il avait laissé pousser sa barbe, qui bouclait sur ses joues en petits anneaux noirs et fins et atténuait la vigueur de son teint basané. Ses yeux cernés avaient un regard sombre.

Asseyez-vous ! dit la mère en servant le dîner.

Tout en mangeant, André mit la conversation sur Rybine. Quand il eut achevé de raconter ce qui était arrivé, Pavel fit, dune voix pleine de regrets :

Si javais été là, je ne laurais pas laissé partir ainsi ! Quemporte-t-il avec lui ? Un sentiment de révolte et des idées embrouillées !

Hé ! s’écria André en riant, quand un homme a quarante ans, quil a lui-même longtemps lutté contre les doutes et les soupçons de son âme, il est difficile de le transformer

Ils discutèrent en employant des termes que la mère ne comprenait pas. Le dîner était achevé quils continuaient encore à se bombarder sans pitié de paroles savantes. Parfois, ils sexprimaient plus simplement :

Nous devons suivre notre voie, sans nous en écarter dun seul pas déclara Pavel avec fermeté.

Et nous heurter en chemin à des dizaines de millions dhommes qui nous considèrent comme des ennemis

La mère écoutait ; elle put saisir que Pavel naimait pas les paysans, tandis quAndré prenait leur défense et trouvait quil fallait leur enseigner le bien à eux aussi. Elle comprenait mieux André, il lui semblait quil avait raison ; chaque fois quil disait quelque chose à Pavel, elle tendait loreille et retenait sa respiration, attendant avec impatience la réponse de son fils, afin de savoir si le Petit-Russien ne lavait pas offensé. Mais ils discutaient sans se fâcher.

De temps en temps, Pélaguée demandait à son fils :

Cest bien comme ça, Pavel ?

Et il répondait en souriant :

Oui !

Ainsi vous, monsieur, disait le Petit-Russien dun ton malicieux, vous avez bien mangé et vous navez pas mâché suffisamment et il vous est resté un morceau dans la gorge Vous vous gargarisez

Ne dîtes pas de bêtises, conseillait Pavel.

Moi ! Je suis aussi sérieux qu’à un enterrement !

La mère riait en hochant la tête

 

 

 

 

 

XXIII

 

Le printemps approchait, la neige fondait, découvrant la fange et la suie des cheminées de la fabrique, quelle avait dissimulées sous sa blancheur.

Chaque jour, la boue se faisait plus agressivement apparente, le faubourg tout entier semblait sale et couvert de guenilles. Le jour, les toits dégouttaient et les murs gris des maisons fumaient comme sils transpiraient. La nuit, des glaçons pendaient partout et scintillaient faiblement. Le soleil se montrait de plus en plus souvent, et les ruisseaux indécis se mettaient à couler doucement vers le marais. À midi, la chanson caressante des espoirs printaniers palpitait au-dessus du faubourg.

On se préparait à fêter le Premier Mai.

Des feuillets avaient été répandus à la fabrique et dans le quartier : ils expliquaient la signification de cette fête ; et même des jeunes gens qui navaient rien de commun avec les socialistes, disaient en les lisant :

Il faut arranger ça !

Vessoftchikov s’écriait avec un sourire maussade :

Ce nest pas trop tôt, cest assez joué à cache-cache !

Fédia Mazine se réjouissait. Il avait beaucoup maigri, et la nervosité de ses gestes et de ses propos faisait songer à une alouette en cage. Il était toujours accompagné de Jacob Somov, garçon taciturne, très sérieux malgré son jeune âge et qui travaillait maintenant en ville, Samoïlov, dont les cheveux et la barbe étaient devenus encore plus rouges en prison, Vassili Goussev, Boukine, Drégounov et quelques autres jugeaient quil était indispensable de se munir darmes ; mais Pavel, le Petit-Russien, Somov et leurs amis n’étaient pas de cet avis.

Iégor arriva alors ; comme toujours, il était fatigué, haletant et couvert de sueur. Il dit en plaisantant :

La transformation de lorganisation actuelle est une grande œuvre, camarades, mais, pour quelle marche plus facilement, il faut que je machète des souliers neufs ! (Il montra ses bottines éculées et trempées deau.) Mes caoutchoucs aussi sont bien malades ; tous les jours, je me mouille les pieds. Je ne veux pas descendre au sein de la terre avant que nous ayons renié le vieux monde dune manière publique et visible ; cest pourquoi, repoussant la motion du camarade Samoïlov relativement à une démonstration armée, je propose quon me chausse dune paire de solides bottes, car je suis profondément convaincu que cest plus utile pour le triomphe de notre cause que la plus vaste échauffourée !

Toujours dans le même langage imagé, il dit comment le peuple avait essayé daméliorer son sort, dans divers pays. La mère aimait à entendre ses discours ; ils produisaient sur elle un effet bizarre. Elle se représentait alors que les pires ennemis du peuple, ceux qui le trompaient si souvent et avec la plus grande cruauté, c’étaient de petits hommes, à la grande panse, aux joues rouges, rapaces, rusés, impitoyables et fourbes. Si le pouvoir des tsars leur rendait la vie difficile, ils excitaient le monde ouvrier à semparer de lautorité ; puis, quand le peuple se soulevait et arrachait le pouvoir des mains de lempereur, les petits hommes le leur enlevaient adroitement et envoyaient les travailleurs dans leur taudis ; et si ceux-ci voulaient discuter avec eux, ils les massacraient par centaines et par milliers.

Pavel dit une fois en parlant dIégor :

Tu sais, André, les gens qui rient le plus souvent sont ceux dont le cœur souffre sans cesse.

Après un instant de silence, le Petit-Russien répondit en fermant à demi les paupières :

Ce nest pas vrai ! Sil en était ainsi, la Russie tout entière mourrait de rire !

Natacha revint aussi ; elle avait été en prison, dans une autre ville, mais elle navait pas changé. La mère remarqua que lorsque la jeune fille était présente, le Petit-Russien devenait plus gai, plaisantait tout le monde avec une malice sans méchanceté et excitait les rires de Natacha. Mais, quand elle était partie, il se mettait à siffler tristement ses innombrables chansons ; et il se promenait à travers la chambre en traînant les pieds.

Sachenka venait souvent ; elle était toujours morose et pressée ; elle devenait sans cesse plus âpre, plus anguleuse.

Une fois que Pavel était sorti de la maison pour laccompagner, sans refermer la porte derrière lui, la mère entendit une rapide conversation :

Cest vous qui porterez le drapeau ? demandait la jeune fille à voix basse.

Oui !

Cest décidé ?

Oui, cest mon droit !

Et de nouveau la prison ?

Pavel garda le silence.

Vous ne pourriez pas reprit Sachenka.

Puis elle sinterrompit.

Quoi ? demanda Pavel.

Laisser un autre

Non ! dit-il résolument.

Réfléchissez vous avez tant dinfluence on vous aime. Vous êtes les chefs ici, André et vous que de choses vous pouvez faire en étant libres ! réfléchissez ! Car on vous exilera pour cela très loin et pour des années !

Il parut à la mère quil y avait dans la voix de la jeune fille des sentiments quelle-même connaissait bien : de la peur et de lanxiété. Et les paroles de Sachenka tombèrent sur son cœur de mère, comme de grosses gouttes deau glacée

Non, je suis décidé ! répondit Pavel. Je ny renoncerai pour rien au monde

Même si je vous en priais même si je

Pavel linterrompit vivement, dune voix particulièrement sévère :

Il ne faut pas parler ainsià quoi pensez-vous ? Vous ne devez pas parler ainsi !

Je suis une créature humaine ! plaida-t-elle.

Une bonne et douce créature ! répliqua Pavel à voix basse, dun ton bizarre, comme sil avait de la peine à respirer, une créature qui mest chère si chère ! Et cest pour cela cest pour cela quil ne faut pas parler ainsi.

Adieu ! dit la jeune fille.

Et au bruit de ses talons, la mère comprit que Sachenka sen allait avec rapidité, presque en courant. Pavel la suivit dans la cour.

Une terreur accablante, atroce, envahit la mère. Elle navait pas compris de quoi il était question, mais elle devinait quun nouveau malheur la guettait, un grand malheur obscur. Et cette question : « Que veut-il faire ? » pénétra dans son cerveau comme un clou.

Pavel rentra dans la cuisine avec André ; celui-ci disait en hochant la tête :

Ah ! cet Isaïe de malheur ! que faut-il faire de lui ?

Il faut lui conseiller de renoncer à lespionnage, répondit Pavel morose.

Il dénoncera ceux qui lavertiront ! reprit le Petit-Russien, et il jeta sa casquette dans un coin.

Que veux-tu faire, Pavel ? demanda la mère en baissant la tête.

Quand ? Maintenant ?

Le Premier le Premier Mai ?

Ah ! sexclama Pavel en baissant la voix, je veux porter notre drapeau Je me placerai à la tête du cortège, l’étendard à la main On me mettra de nouveau en prison, probablement

Les yeux de la mère devinrent brûlants ; une sécheresse fiévreuse lui remplit soudain la bouche. Pavel lui prit la main et la caressa :

Il me faut cela, mère ! Cest là quest le bonheur !

Je nai rien dit ! prononça-t-elle lentement, en levant la tête.

Mais lorsque ses yeux eurent rencontré le regard obstiné de Pavel, elle baissa de nouveau la tête.

Il laissa tomber la main de sa mère, poussa un soupir, et reprit dun ton de reproche :

Tu devrais te réjouir et non pas te chagriner Quand il y aura des mères qui enverront leurs enfants avec joie même à la mort

Hop, hop ! grogna le Petit-Russien. Notre bonhomme a enfourché son dada, et il va, il va !

Je nai rien dit ! répéta la mère. Je ne tempêche pas Si jai pitié de toi, cest mon affaire

Pavel s’éloigna un peu delle ; elle lentendit prononcer des paroles tranchantes et acerbes :

Il y a des affections qui empêchent lhomme de vivre.

Elle tressaillit et, de peur quil dît encore dautres choses pour repousser son cœur, elle s’écria vivement :

Ne parle pas ainsi, Pavel Je comprends tu ne peux agir autrement, à cause des camarades

Non ! dit-il. Cest pour moi que jirai Je pourrais ne pas le faire, mais je le veux et jirai !

André sarrêta sur le seuil ; il semblait placé sur un cadre ; il était plus haut que la porte et ployait les genoux dune manière bizarre, appuyant une épaule contre un montant et projetant en avant le cou, la tête et lautre épaule.

Vous feriez mieux de ne pas tant bavarder, monsieur ! dit-il en fixant dun air sombre ses yeux bombés sur Pavel. Il ressemblait à un lézard caché dans la fente dune pierre.

La mère avait envie de pleurer ; mais ne voulant pas que Pavel sen aperçût, elle marmotta soudain :

Ah ! voilà que jai oublié

Et elle sortit. Sous lauvent, elle appuya sa tête contre le mur, dans un coin, et donna libre cours à ses larmes ; elle pleurait sans bruit, sans gémissement, défaillant comme si le sang de son cœur s’échappait par ses yeux. Par lentre-bâillement de la porte mal fermée, des bruits sourds de discussion arrivaient jusqu’à elle.

Tu te plais à la tourmenter ! disait le Petit-Russien.

Tu nas pas le droit de me parler ainsi !

Je ne serais pas un bon camarade, si je me taisais devant tes cabrioles stupides Pourquoi as-tu dit cela ? Le sais-tu ?

Il faut toujours parler avec fermeté, quoi quon ait à dire.

À ta mère ?

À tous ! Je ne veux pas dun amour ou dune amitié qui marrête ou qui mentrave

Quel héros ! Mouche-toi ! et ensuite va dire cela à Sachenka Cest à elle que tu aurais dû parler ainsi.

Je lai fait !

Aussi durement ? Ce nest pas vrai ! À elle, tu as parlé dune voix caressante, avec tendresse Je ne tai pas entendu, mais je le sais Mais devant ta mère, tu manifeste ton héroïsme nest-ce pas ? Comprends-le donc, animal, ton héroïsme ne vaut rien

Pélaguée essuya vivement ses larmes. Elle craignait que le Petit-Russien offensât son fils ; elle ouvrit la porte, et, rentrant dans la cuisine, elle dit, toute tremblante de chagrin et de peur :

Oh ! comme il fait froid ! Et cest le printemps

Et tout en déplaçant des ustensiles sans savoir pourquoi, elle continua en haussant la voix pour tâcher de dominer le bruit de la conversation des jeunes gens :

Tout a changé les gens s’échauffent et le temps se refroidit Autrefois, à cette époque, il faisait déjà chaud, le ciel était clair, le soleil brillait

Le silence se fit dans la chambre. La mère resta immobile au milieu de la cuisine, attendant on ne sait quoi.

Tu as compris ? demanda André à voix basse. Il faut comprendre que diable ! Elle est plus riche de cœur que toi !

Voulez-vous du thé ? dit la mère dune voix entrecoupée. Et, sans attendre la réponse, elle s’écria pour dissimuler son trouble :

Quai-je donc ? je suis transie de froid !

Pavel sortit lentement de la chambre. Il regarda sa mère furtivement, et un sourire embarrassé tremblait sur ses lèvres.

Pardonne-moi, mère ! murmura-t-il, je suis encore un enfant, un nigaud

Ne me gronde plus ! dit la mère avec tristesse, en serrant la tête de Pavel contre sa poitrine. Ne me dis plus rien Que Dieu soit avec toi ! Ta vie, cest ton affaire Mais ne touche pas à mon cœur ! Comment une mère pourrait-elle ne pas avoir pitié de son fils ? Cest impossible Jai pitié de vous tous Ah ! comme vous êtes tous de la même race ! Vous êtes tous bons Et qui vous prendrait en pitié, sinon moi ? Tu as choisi cette voie dautres tont suivi et ont tout laissé et sont partis ils sont partis, Pavel

Une grande pensée sagitait dans son cœur, lui donnait des ailes et la remplissait dune joie angoissée et martyrisée ; mais la mère ne trouvait pas de paroles pour lexprimer et elle regardait son fils avec des yeux brillant dune douleur aiguë et ardente

Cest bon, maman ! Pardonne Jai tort ! chuchota Pavel en baissant la tête. Il lui jeta un coup d’œil rapide en souriant ; puis il ajouta en se détournant, confus, mais apaisé :

Je ne loublierai jamais, parole dhonneur !

L’écartant delle, Pélaguée passa dans la chambre et fit dune voix suppliante, à André :

André, ne le grondez pas ! Je sais bien que vous êtes laîné mais

Le Petit-Russien, qui lui tournait le dos, ne bougea pas et se mit à crier dune voix bizarre et comique :

Hou ! hou ! hou ! Si, je le querellerai je le rosserai même !

La mère se dirigea lentement vers lui, la main tendue et dit :

Mon bon ami !

Le Petit-Russien se détourna, pencha la tête en avant comme un taureau et senfuit à la cuisine, les mains cachées derrière le dos. Sa voix résonna bientôt, ironique et sombre :

Va-t-en, Pavel, si tu ne veux pas que je tarrache la tête ! Je plaisante, petite mère, ne me croyez pas ! Je prépare le samovar ! Oui, parfaitement Il est mauvais, notre charbon il est humide quil aille à tous les diables !

Il se tut. Lorsque la mère rentra dans la cuisine, il était assis sur le sol et allumait le samovar. Sans la regarder, il reprit :

Nayez pas peur, petite mère, je ne le toucherai pas ! Je suis bon et doux comme un navet bouilli Et moi aussi, je laime ! N’écoute pas, toi, le héros ! Mais cest son gilet que je naime pas Il a mis un gilet neuf, voyez-vous, et qui lui plaît beaucoup ; il marche le ventre en avant et pousse tout le monde afin quon voie bien son gilet ! Il est joli, cest vrai, mais à quoi bon bousculer son prochain ! Il y a déjà si peu de place !

Pavel demanda en souriant :

Grogneras-tu encore longtemps ? Tu mas déjà fait des remontrances, ça suffit

Le Petit-Russien, toujours assis à terre, avait placé entre ses jambes le samovar et le contemplait. La mère, debout près de la porte, fixait ses yeux attristés et affectueux sur la nuque ronde et sur le long cou dAndré. Il se renversa en arrière, les mains appuyées au plancher, et regarda la mère et le fils avec des yeux un peu rougis :

Vous êtes vraiment de braves gens ! dit-il à mi-voix.

Pavel se pencha et lui saisit le bras.

Ne tire pas ! dit le Petit-Russien sourdement. Tu vas me faire tomber Va-t-en

Pourquoi vous gênez-vous ? demanda la mère avec tristesse. Vous feriez mieux de vous embrasser, bien fort.

Veux-tu ? dit Pavel à voix basse.

Pourquoi pas ? répondit André en se levant.

Pavel se mit à genoux et les deux hommes s’étreignirent ; pendant un instant, les deux corps neurent quune seule âme qui brûlait dune ardente amitié.

Des larmes coulaient sur le visage de la mère, mais elles navaient rien damer. Elle dit avec embarras en les essuyant :

Les femmes aiment à pleurer elles pleurent de joie comme de chagrin

Le Petit-Russien écarta Pavel dun léger mouvement de la main et fit, en se frottant les yeux :

Assez ! Quand les veaux ont folâtré pendant quelque temps, on en fait du rôti. Ah ! quel diable de charbon ! Jai tant soufflé que jen ai plein les yeux

Pavel sassit près de la fenêtre, la tête inclinée :

Il ne faut pas avoir honte de pleurer ces larmes-là ! dit-il doucement.

La mère sapprocha de lui et sassit à ses côtés. Son cœur s’était rempli dun sentiment de vaillance, doux et chaud.

Quimporte ! pensait-elle, en caressant la main de son fils. Il est impossible quil en soit autrement il faut que ce soit ainsi !

Et dautres pensées familières tournoyaient dans sa mémoire, mais elle nen trouva aucune qui pût exprimer ce quelle éprouvait en cet instant.

Je serrerai la vaisselle petite mère, restez assise, dit le Petit-Russien en se levant et passant dans la pièce voisine. Reposez-vous On vous a fait assez souffrir

Et sa voix chantante se fit plus sonore, lorsquil fut hors de vue :

Il nest pas bien de se vanter et, pourtant, nous venons de vivre un moment dune vie bonne, humaine, pleine damour ! Cest sain

Oui ! dit Pavel en jetant un coup d’œil sur la mère.

Tout a changé ! répliqua-t-elle. Le chagrin est autre, la joie est autre Je ne sais plus je ne comprends plus ce qui me fait vivre et je ne puis rien dire avec des paroles !

Tout a changé ! Oui, et cest ainsi quil doit en être ! déclara le Petit-Russien. Cest parce quun nouveau cœur se développe dans la vie, petite mère. Les cœurs sont tous brisés par la diversité des intérêts, rongés par lavidité aveugle, mordus par lenvie, couverts de plaies et de blessures purulentes de mensonge, de poltronnerie Les hommes sont tous malades, ils ont peur de vivre on dirait quils errent dans le brouillard chacun ne connaît que sa propre douleur. Mais voilà quil survient un homme qui éclaire la vie du feu de la raison et qui crie et appelle : Hé ! les pauvres insectes égarés ! Il est temps de comprendre que vous avez tous les mêmes intérêts, que chacun a le droit de vivre, de se développer ! Il est isolé, cet homme qui crie, et cest pourquoi il clame à haute voix ; il lui faut des amis. Il se sent triste tout seul, il a froid. Et à son appel, tous les cœurs se joignent en un seul, par ce quils ont de meilleur, formant un cœur immense, fort, profond, sensible, comme une cloche dargent Et voici ce quelle nous dit, cette cloche : Unissez-vous, hommes de tous les pays, ne formez quune seule famille ! Cest laffection qui est la mère de la vie et non la haine. Frères, jentends déjà cette cloche !

Et moi aussi ! dit Pavel.

La mère serra ses lèvres avec force, pour les empêcher de trembler et ferma les yeux pour retenir ses larmes.

Que je sois couché ou que je men aille nimporte où, jentends cette cloche résonner partout et jen suis heureux. Je le sais : la terre est lasse de supporter linjustice et la douleur, elle bruisse comme si elle répondait à la sonnerie, elle frémit doucement pour souhaiter la bienvenue au soleil nouveau qui se lève dans la poitrine de lhomme !

Pavel agita la main ; il allait parler lorsque la mère lui saisit le bras et le tira, en chuchotant :

Ne linterromps pas !

Savez-vous ? continua le Petit-Russien, debout près de la porte, les yeux étincelants, il y a encore bien des douleurs en réserve pour les hommes, des mains avides leur prendront encore beaucoup de sang mais tout cela, toute ma douleur et tout mon sang ne sont quune faible rançon pour ce que je possède déjà en moi, dans mon cerveau, dans la moelle de mes os ! Je suis déjà riche, comme une étoile est riche en rayons je supporterai tout jendurerai tout car jai en moi une joie que personne, ni rien ne tuera jamais, et cette joie, cest ma force !

Et jusqu’à minuit leur conversation se poursuivit, harmonieuse et sincère, sur la vie, les hommes, lavenir.

Quand une pensée lui devenait claire, Pélaguée choisissait en soupirant nimporte quoi dans son passé c’était toujours quelque chose de pénible et de grossier et sen servait comme dune pierre pour consolider cette pensée dans son cœur. Sous la chaude influence de cet entretien, son inquiétude fondait ; elle éprouvait les mêmes sentiments que le jour où son père lui avait dit, dun ton rébarbatif :

Inutile de faire des grimaces ! Il y a un imbécile qui veut t’épouser, prends-le. Toutes les filles se marient, toutes les femmes font des enfants ; pour tous les parents, les enfants sont un chagrin. Tu nes donc pas une créature humaine ?

Elle avait alors vu se dessiner devant elle un sentier inévitable qui sallongeait sans but, autour dun lieu désert et obscur. Et linéluctabilité de sa destinée avait rempli son cœur dun calme aveugle. Il en était de même maintenant. Mais en pressentant la venue dun nouveau malheur, elle disait intérieurement, on ne sait à qui :

Tenez, prenez !

Et elle soulageait ainsi la peine de son cœur qui chantait en frémissant dans sa poitrine, comme une corde tendue

Dans la profondeur de son âme troublée par lanxiété de lattente, un espoir vacillait, faible mais contenu : on ne lui prendrait pas tout, on ne lui arracherait pas tout, peut-être Il resterait quelque chose

 

 

 

 

 

XXIV

 

De grand matin, alors quAndré et Pavel venaient à peine de sortir, Maria Korsounova frappa à la fenêtre avec violence et cria :

Isaïe a été assassiné ! Allons voir !

La mère tressaillit ; le nom du meurtrier lui avait traversé lesprit comme une flèche.

Qui a fait le coup ? demanda-t-elle en jetant un châle sur ses épaules.

Lassassin nest pas resté à côté dIsaïe ; il a frappé et sest sauvé ! répondit Maria.

Dans la rue, elle reprit :

On recommencera de nouveau à fouiller partout pour trouver le coupable. Cest heureux que tes deux hommes aient été à la maison je puis en témoigner Jai passé devant chez vous après minuit, jai jeté un coup d’œil par la fenêtre vous étiez tous les trois assis autour de la table

Mais Maria ! Comment pourrait-on les accuser ? sexclama la mère terrifiée.

Qui la tué ? Ce sont des vôtres sûrement ! répondit Maria avec conviction. Tout le monde sait quil les espionnait

La mère sarrêta, haletante, et posa la main sur sa poitrine.

Quas-tu donc ? Naie pas peur Isaïe na eu que ce quil méritait Allons vite, on va lenlever

Pélaguée se mit à marcher sans se demander pourquoi elle allait voir le cadavre ; elle chancelait en pensant à Vessoftchikov.

Il est arrivé à son but ! pensa-t-elle, hébétée.

Non loin de la fabrique, sur les décombres dune maison récemment consumée par lincendie, une foule de gens rassemblés bruissaient comme un vol de bourdons et piétinaient les débris calcinés en soulevant un nuage de cendres. Il y avait là beaucoup de femmes, encore plus denfants, des boutiquiers, des garçons du cabaret voisin, des agents de police et le gendarme Pétline, grand vieillard à barbe dargent. Plusieurs médailles décoraient sa poitrine.

Isaïe était à demi couché sur le sol ; son dos sappuyait à une poutre noircie par le feu ; sa tête retombait sur l’épaule droite. Il avait la main droite dans la poche de son pantalon ; les doigts de la gauche senfonçaient dans la terre friable.

La mère regarda le visage du mort, lun des yeux ternis se fixait sur sa casquette placée entre les jambes allongées ; la bouche était entrouverte, comme par une expression d’étonnement ; la barbiche rousse pendait, lamentable. Le corps maigre, avec la tête pointue et le visage osseux couvert de taches de rousseur, semblait encore diminué, comprimé par la mort. La mère se signa en soupirant. De son vivant, lhomme lui avait été antipathique ; maintenant, il lui inspirait un peu de pitié.

Il ny a pas de sang ! fit quelquun à mi-voix. On laura frappé à coups de poings

Il est peut-être encore vivant ? hein ?

Va-t-en cria le gendarme en l’écartant.

Le docteur est venu et il a dit que c’était fini ! déclara quelquun.

On a fermé la bouche à un dénonciateur et on a bien fait !

Le gendarme s’émut et, écartant de la main la foule des femmes qui lentouraient, il demanda dune voix menaçante :

Qui est-ce qui raisonne ainsi ?

Les gens reculaient à son approche. Quelques-uns senfuirent vivement. Un rire malveillant résonna.

La mère retourna chez elle.

Personne na pitié de lui ! pensa-t-elle.

Et la silhouette massive du grêlé se dressa devant elle ; ses yeux étroits avaient un éclat froid et rude ; sa main droite se balançait, comme si elle était blessée.

Lorsque André et Pavel rentrèrent dîner, la mère les accueillit en demandant :

Eh bien ? On na arrêté personneà cause dIsaïe ?

Je nai rien entendu dire ! répondit le Petit-Russien.

Elle vit que les jeunes gens étaient tous deux sombres et soucieux.

On ne parle pas de Vessoftchikov ? sinforma-t-elle à voix basse.

Le regard sévère de son fils se posa sur elle ; il répondit en pesant sur les mots :

Non ! On ne pense même pas à lui. Il est absent. Hier à midi, il est parti pour aller à la rivière et nest pas encore rentré ! Jai demandé de ses nouvelles

Dieu merci ! fit la mère avec un soupir de soulagement. Dieu merci !

Le Petit-Russien lui jeta un coup d’œil et baissa la tête.

Isaïe est étendu à terre, reprit Pélaguée, toute pensive, on dirait quil est étonné Personne ne le regrette, personne na une bonne parole pour lui Il est tout petit, tout chétif comme un fragment qui se serait détaché de quelque chose et qui gît-là

Pendant le dîner, Pavel lança soudain sa cuiller sur la table et s’écria :

Je ne puis pas comprendre ça !

Quoi ? demanda André, jusque-là triste et silencieux.

Quon tue une bête féroce, un oiseau de proie cest admissible Je crois que je pourrais tuer un homme qui serait devenu un fauve pour ses semblables Mais comment a-t-on pu lever le bras pour assassiner un être aussi pitoyable et répugnant ?

André haussa les épaules, puis il dit :

Il était aussi nuisible quune bête féroce

Je le sais

Nous écrasons bien le moustique qui boit un peu de notre sang, ajouta le Petit-Russien à voix basse.

Oui, cest vrai. Mais ce nest pas de cela que je parle ! Je dis que cest répugnant !

Quy faire ? répliqua André, haussant de nouveau les épaules.

Tu pourrais tuer un être de ce genre ? demanda pensivement Pavel, après un long silence.

Le Petit-Russien le regarda de ses yeux ronds ; puis il jeta un coup d’œil rapide sur la mère, et répondit tristement, mais avec fermeté :

Sil ne sagit que de moi, je ne toucherai personne ! Pour les camarades, pour la cause, je ferais tout ! Je tuerais même mon propre fils, sil le fallait !

Oh ! soupira la mère.

Il lui sourit et dit :

Impossible dagir autrement ! Cest la vie qui le veut !

Oui ! répéta Pavel avec lenteur, cest la vie qui le veut !

Comme sil obéissait à une impulsion intérieure, André se leva soudain et se mit à gesticuler.

Quy faire ? s’écria-t-il. On est obligé de haïr lhomme pour que le temps où on pourra ladmirer sans réserve vienne plus tôt. Il faut détruire celui qui gêne le cours de lexistence, qui vend les autres pour sacheter des honneurs ou du repos. Sil se trouve sur la voie des justes un Judas qui les attend pour les trahir, je serais moi-même un traître si je ne lanéantissais pas Cest criminel ? On nen a pas le droit ? Et les autres, nos maîtres, ils auraient le droit de se servir des soldats et des bourreaux, des maisons publiques et des prisons, du bagne et de toutes les choses infâmes pour protéger leur sécurité, leur bien-être ? Et si, parfois, je suis obligé de prendre leur gourdin dans mes mains que faire ? Je le prends, je ne refuse pas. Nos maîtres nous assassinent par centaines et par milliers ; cela me donne le droit de lever le bras et de labaisser sur la tête dun ennemi, de celui qui sest le plus avancé vers moi et qui est le plus nuisible aux œuvres de ma vie. Je sais que le sang de mes ennemis ne crée pas, il nest pas fertile leur sang Il disparaît sans laisser de traces, car il est pourri ; mais quand le nôtre arrose la terre comme une pluie serrée, la vérité se développe avec force, je le sais aussi ! Mais si je vois quil est indispensable de tuer, je tuerai et revendiquerai la responsabilité de mon crime ! Car je ne parle que pour moi Mon péché mourra avec moi, il ne souillera pas lavenir dune seule tache, il ne salira personne, personne, excepté moi !

Il allait et venait à grands pas, en agitant les bras devant son visage, comme sil eût coupé quelque chose en lair. Pleine de tristesse et dinquiétude, la mère le regardait ; elle sentait quil y avait un ressort brisé en lui et quil souffrait. Elle n’était plus inquiète en pensant au meurtre : puisque Vessoftchikov n’était pas lassassin, aucun des autres camarades de Pavel ne pouvait l’être pensait-elle. Son fils écoutait le Petit-Russien, la tête baissée.

Quand on veut aller de lavant, il faut lutter contre soi-même. Il faut savoir tout sacrifier, tout son cœur Il nest pas difficile de consacrer sa vie à la cause ni de mourir pour elle ! Mais il faut lui donner plus encore, il faut lui donner ce quon a de plus cher dans la vie et alors ce quon a de plus cher, la vérité, grandira en puissance !

Il sarrêta au milieu de la chambre ; le visage pâli, les yeux à demi fermés, et reprit, la main levée en un geste de promesse solennelle :

Je le sais, il viendra un temps où les hommes sadmireront mutuellement, où chacun deux luira comme une étoile aux yeux des autres, où chacun écoutera son prochain comme si sa voix était de la musique. Il y aura sur la terre des hommes libres, des hommes grands par leur liberté ; chacun aura le cœur ouvert, purifié de toute avidité et de toute convoitise. Alors la vie ne sera plus la vie, mais un culte rendu à lhomme ; son image sera exaltée très haut, car pour les hommes libres, tous les sommets sont accessibles ! Alors, on vivra dans la liberté et dans l’égalité, pour la beauté ; alors, les meilleurs seront ceux qui sauront le mieux embrasser le monde dans leur cœur, ceux qui laimeront le plus profondément, ceux qui seront les plus libres car cest en eux quil y aura le plus de beauté ! Alors la vie sera grande, et grands seront ceux qui la vivront

Il se tut, se redressa, se balança comme le battant dune cloche, et reprit dune voix qui vibrait de toute son énergie :

Et au nom de cette vie, je suis prêt à tout Je marracherai le cœur sil le faut, et je le foulerai moi-même aux pieds

Son visage frémit ; ses traits gardèrent leur expression dexcitation lumineuse ; lune après lautre, de grosses larmes pesantes coulèrent de ses yeux.

Pavel leva la tête et le regarda ; il était pâle, lui aussi, et avait les yeux dilatés. La mère se souleva un peu de sa chaise ; elle sentait une inquiétude croître et se rapprocher delle.

Quas-tu André ? demanda Pavel à voix basse.

Le Petit-Russien secoua la tête, tendit son corps comme une corde, et dit en regardant la mère :

Jai vu je sais

Pélaguée se leva, courut à lui, toute tremblante ; elle sempara de ses mains ; il essaya de dégager sa main droite, mais la mère le tenait avec force et chuchotait :

Calme-toi, mon André ! mon enfant calme-toi !

Attendez ! murmura le Petit-Russien dune voix sourde, je veux vous dire comment cest arrivé

Non ! non ! chuchota la mère en le regardant, les yeux pleins de larmes, non, non !

Pavel sapprocha de son camarade ; ses mains tremblaient ; il était blême.

La mère a peur que ce soit toi dit-il à mi-voix avec un rire bizarre.

Je nai pas peur Je sais que ce nest pas lui ! Même si je lavais vu, je ne le croirais pas !

Attendez ! reprit le Petit-Russien sans les regarder ; il hochait la tête, et essayait toujours de dégager sa main. Ce nest pas moi mais jaurais pu empêcher le crime

Tais-toi, André ! dit Pavel.

Et, saisissant dune main celle du Petit-Russien, il lui posa lautre sur l’épaule, comme pour arrêter le tremblement qui secouait le corps de son ami. Celui-ci pencha la tête vers Pavel, et reprit dune voix basse et saccadée :

Je nai pas cherché tu le sais bien, Pavel ! Voilà comment cest arrivé : quand tu nous as quittés, nous sommes restés au coin de la rue, Dragounov et moi Isaïe est survenu brusquement il est resté un peu à l’écart il ricanait en nous regardant Dragounov me dit : Tu vois ? Il mespionne toutes les nuits. Je finirai par lui faire son affaire. Et il sest éloigné pour rentrer chez lui, à ce que je croyais Alors, Isaïe sest approché de moi

Le Petit-Russien poussa un soupir.

Jamais personne ne ma aussi bassement outragé que ce chien-là.

Sans parler, la mère le tirait vers la table ; elle parvint enfin à asseoir André sur une chaise. Elle se laissa tomber à ses côtés. Pavel resta debout devant elle, tiraillant sa barbe dun air sombre.

Il me dit que nous étions tous connus de la police, que les gendarmes avaient l’œil sur nous et quon nous coffrerait avant le Premier Mai Je ne répondis rien, me contentai de rire, mais mon cœur commençait à bouillonner. Ensuite, il me dit que j’étais un garçon intelligent, que je ne devrais pas prendre cette voie

Le Petit-Russien sarrêta, sessuya le visage de la main gauche ; ses yeux étaient secs et brillants.

Je comprends ! dit Pavel.

Oui ! Il ma dit quil valait mieux entrer au service de la police

Le Petit-Russien tendit le poing.

Quelle âme maudite que cet Isaïe ! Il aurait mieux valu quil me frappât au visage cela maurait été moins pénible et ça aurait peut-être mieux valu pour lui aussi ! Mais jai perdu patience quand il ma ainsi craché dans le cœur son infecte salive !

André dégagea convulsivement sa main de la main de Pavel, et ajouta avec dégoût, dune voix plus sourde :

Je lai frappé en pleine figure et suis parti Derrière moi, jentendis Dragounov dire tout bas : Tu es bien attrapé. Il était resté caché au coin de la rue sans doute

Après un instant de silence, le Petit-Russien reprit :

Je ne me suis pas retourné et pourtant je sentais je comprenais la possibilité Puis jentendis un bruit Je suis parti tout tranquillement comme si je venais de pousser du pied un crapaud Quand je suis arrivé à la fabrique, on criait ; Isaïe a été tué ! Je ne voulais pas le croire. Mais ma main ma fait mal Je nen suis plus maître elle ne me fait pas souffrir, mais on dirait quelle sest raccourcie

Il jeta un coup d’œil rapide sur sa main et continua :

Je ne réussirai sans doute Jamais à laver cette tache impure !

Pourvu que ton cœur soit pur, mon chéri ! dit la mère en pleurant.

Je ne maccuse pas oh non ! reprit le Petit-Russien avec fermeté. Mais cest répugnant Il nest pas agréable davoir une boue pareille dans la poitrine, je nai pas besoin de cela !

Que penses-tu faire ? demanda Pavel en le regardant dun air soupçonneux.

Ce que je veux faire ? répéta André.

Il se plongea dans ses réflexions, baissa la tête, puis, la redressant, il dit avec un petit rire :

Je ne crains pas de dire que cest moi qui lai frappé Mais jai honte de lavoir fait !

Il laissa tomber ses bras, se leva et répéta :

Je ne puis pas le dire, jai honte !

Je ne te comprends pas bien, dit Pavel en haussant les épaules. Ce nest pas toi qui la tué, et si même

Frère, cest un homme malgré tout Lassassinat est une chose répugnante Savoir quun autre assassine et ne pas lempêcher cest peut-être une infâme lâcheté

Pavel répliqua avec fermeté :

Je ne te comprends pas du tout !

Il ajouta après un moment de réflexion :

Ou plutôt je puis comprendre mais non éprouver ce sentiment.

La sirène résonna. Le Petit-Russien pencha la tête sur l’épaule pour écouter lappel autoritaire, et déclara en se secouant :

Je ne veux pas aller travailler

Moi non plus ! répliqua Pavel.

Je veux aller aux bains ! répliqua André avec un petit rire.

Et, s’étant habillé à la hâte, il sortit, maussade

La mère laccompagna dun regard de compassion, et dit à son fils :

Tu diras ce que lu voudras, Pavel. Je le sais : cest un péché que de tuer un homme et pourtant, je trouve que personne nest coupable En regardant Isaïe je me suis rappelée quil mavait menacée de te faire pendre Je navais plus dirritation contre lui, ni de joie de ce quil était mort Mais jen avais pitié, tout bonnement Et maintenant, voici quil ne me fait plus même pitié

Elle sinterrompit, réfléchit un instant et reprit en souriant d’étonnement :

Seigneur Jésus ! Pavel, entends-tu ce que je dis ?

Pavel ne lavait sans doute, pas écoutée. Tête baissée, il arpentait lentement la chambre ; il s’écria dune voix sombre :

La voilà, la vie, maman ! Tu vois comme on a excité les hommes les uns contre les autres ! Bon gré, mal gré, on est obligé de frapper. Et qui ? Un homme aussi privé de droits que soi-même, un homme encore plus malheureux que soi, parce quil est bête Les agents de police, les gendarmes, les espions, ce sont tous des ennemis pour nous, et pourtant, ce sont des gens comme nous ; on les exploite, eux aussi ; on ne les considère pas non plus comme des hommes. Et ainsi, on a opposé les hommes les uns aux autres ; on les a aveuglés par la bêtise et la peur, on leur a lié les mains et les pieds ; on les opprime et on les exploite, on les écrase et on les frappe les uns au moyen des autres. On a transformé les hommes en carabines, en gourdins, en cailloux, et on appelle cela de la civilisation ! Cest le Gouvernement, l’État

Il sapprocha de sa mère.

Cest cela qui est crime, mère ! Un atroce assassinat de millions dhommes, un meurtre d’âmes ! Comprends-tu ? on tue les âmes ! Tu vois la différence entre nos ennemis et nous : quand lun de nous frappe un homme, il en est honteux, dégoûté, il en souffre mais il est surtout écœuré. Les autres, en revanche, ils assassinent les gens par milliers, tranquillement, sans pitié, sans frémir ; ils tuent avec joie, oui, avec joie ! Et ils oppriment ainsi tout le monde, uniquement pour conserver le bois de leur maison, leurs meubles, leur or, largent, des chiffons de papier inutiles, toutes ces misérables vétilles qui leur donnent de lautorité sur leurs semblables. Penses-y, ce nest pas pour se protéger eux-mêmes quils tuent le peuple, quils mutilent les âmes, ce nest pas pour eux-mêmes quils le font, mais pour défendre leur propriété.

Pavel saisit la main de sa mère et l’étreignit en se penchant vers elle :

Si tu pouvais ressentir toute cette abomination, cette infecte pourriture tu comprendrais que nous avons raison tu verrais comme notre cause est grande et belle !

La mère se leva, tout émue ; elle était pleine du désir de fondre son cœur avec celui de son fils en un même brasier.

Attends, Pavel attends ! chuchota-t-elle, haletante. Je comprends, je sens attends !

 

 

 

 

 

XXV

 

Sous lauvent, quelquun venait darriver et remuait avec bruit. La mère et le fils se regardèrent en tressaillant.

La porte souvrit lentement et livra passage à Rybine, qui entra en se courbant.

Voilà ! dit-il en relevant la tête et en souriant. Ah ! je me suis bien ennuyé de vous et je suis heureux de vous revoir !

Il était vêtu dune courte pelisse, toute tachée de goudron, et chaussé de souliers de tille ; des moufles noires pendaient à sa ceinture ; il était coiffé dune casquette de fourrure.

Comment va la santé ? On ta relâché, Pavel ? Comment vas-tu, mère ?

Rybine souriait en montrant ses dents blanches ; sa voix était plus douce quautrefois ; son visage, encore plus mangé par sa barbe. Contente de le revoir, la mère alla au-devant de lui, serra sa grande main noire, et dit en aspirant lodeur de goudron violente et saine quil apportait avec lui :

Ah ! cest toi Eh bien, je suis heureuse !

Tu fais un beau paysan, dit Pavel en souriant.

Rybine répondit en se débarrassant de son manteau, sans se presser :

Oui, je suis redevenu campagnard. Vous autres, vous vous transformez peu à peu en messieurs, mais moi, je retourne en arrière, voilà !

Et tout en arrangeant sa blouse de coutil, il passa dans la chambre, quil examina dun coup d’œil circulaire.

Vous navez pas plus de meubles quavant, à ce que je vois, fit-il, ce sont les livres seulement qui ont augmenté voilà ! Cest la plus précieuse propriété quon puisse avoir maintenant cest vrai ! Eh bien, comment vont les affaires ? Racontez !

Il sassit en écartant largement les jambes, appuya la paume de ses mains sur ses genoux, fixa un regard inquisiteur et attentif sur son hôte. Content et comme rafraîchi, il attendait la réponse de Pavel avec un bon sourire.

Les affaires vont bien, déclara Pavel.

Cest réjouissant, très réjouissant dit Rybine.

Veux-tu du thé ? demanda la mère.

Volontiers, et aussi un petit verre deau-de-vie et, si vous moffrez à manger, je ne refuserai pas non plus. Je suis content de vous revoir voilà !

Comment allez-vous, Mikhaïl Ivanovitch ? reprit Pavel en sasseyant en face de lui.

Assez bien. Je me suis arrêté à Eguildiévo ; vous connaissez Eguildiévo ? Cest un bon village. Il y a deux foires par année et plus de deux mille habitants. Ce sont des gens méchants. Il ny a pas de terre pour cultiver, on loue les terrains dapanage, mais ils sont mauvais. Je suis engagé comme manœuvre chez un exploiteur du peuple ; il nen manque pas chez nous de ces sangsues, cest comme des mouches sur un cadavre. Nous fabriquons du charbon, nous extrayons du goudron de bouleau. Je travaille deux fois plus quici et reçois quatre fois moins, voilà ! Nous sommes sept ouvriers chez cette sangsue ce sont tous des jeunes gens du pays, excepté moi ils savent tous lire et écrire Il y en a un, Jéfim, qui est très débrouillard

Et vous parlez souvent avec eux ? demanda Pavel avec animation.

Bien entendu. Jai emporté avec moi toutes vos brochures ; jen ai trente-quatre. Mais jaime mieux me servir de ma Bible, on y trouve tout ce quon veut, et cest un gros livre autorisé, cest le Saint-Synode qui le publie, on peut y croire.

Il cligna de l’œil avec malice et continua :

Seulement, ce nest pas suffisant. Je suis venu ici pour chercher de la lecture Comme nous allions livrer du goudron, ce Jéfim et moi, nous avons fait un crochet pour venir chez toi Donne-moi des livres avant que Jéfim vienne il est inutile quil sache tout

La mère regardait Rybine, il lui semblait quen enlevant son veston, il s’était dépouillé dautre chose encore. Il était moins grave quautrefois et son regard avait plus de ruse.

Maman ! dit Pavel, allez chercher les livres Dites que cest pour la campagne on saura ce quil faut vous donner

Bien ! répondit la mère. Jirai dès que le samovar sera prêt.

Et toi aussi, tu toccupes de ces choses, mère ? demanda Rybine en riant. Il y a beaucoup damateurs de livres dans mon village. Linstituteur lui-même y prend goût. On dit que cest un bon garçon, quoiquil ait été élevé au séminaire. Il y a aussi une maîtresse d’école, à sept verstes de là Mais ils ne veulent pas se servir de livres interdits, ils ont peur, cest le gouvernement qui les paie et voilà ! Il me faut des livres défendus, bien piquants je les distribuerai en cachette. Et si le prêtre ou quelquun de la police sen aperçoit, ils croiront que ce sont les maîtres d’école qui font de la propagande. Moi, personne ne me soupçonnera !

Heureux de sa trouvaille, il se mit à rire.

Vois-tu ça ! pensa la mère. Tu as lair dun ours et tu es un renard

Pavel se leva et, tout en arpentant la chambre, il dit, dun ton de reproche :

Nous vous donnerons des livres, Mikhaïl Ivanovitch ; seulement, ce que vous vous proposez de faire nest pas bien !

Pourquoi cela ? demanda Rybine, les yeux écarquillés.

Parce quil faut toujours répondre de ce quon fait Cest mal darranger les affaires de manière à en rendre responsables dautre que soi !

La voix de Pavel était sévère.

Rybine regarda à terre, hocha la tête et répliqua :

Je ne comprends pas ce que tu dis !

Quen pensez-vous ? demanda Pavel en sarrêtant devant lui. Les instituteurs seront-ils mis en prison si on les soupçonne de répandre des livres interdits ?

Oui et quest-ce que cela fait ?

Mais, puisque cest vous qui aurez distribué les livres et non eux, cest vous qui devez aller en prison !

Que tu es drôle ! sexclama Rybine en riant et en se frappant le genou. Qui me soupçonnerait, moi simple paysan, de moccuper de choses pareilles ? est-ce que cela arrive ? Les livres, cest laffaire des messieurs, cest eux qui doivent en répondre

La mère voyait que Pavel ne comprenait pas Rybine. Il avait à demi fermé les paupières, ce qui indiquait quil était fâché. Elle sinterposa avec douceur :

Mikhaïl Ivanovitch veut bien faire laffaire, mais à condition que dautres soient châtiés pour lui

Voilà ! acquiesça Rybine en se caressant la barbe.

Maman, répliqua Pavel avec sécheresse, si lun dentre nous, André, par exemple, commettait quelque infraction aux lois et quon me remît en prison, que dirais-tu ?

La mère tressaillit, regarda son fils, toute déconcertée, et répondit en hochant la tête :

Comment pourrait-on agir ainsi envers un camarade ?

Ah ! ah ! fit Rybine. Je te comprends maintenant, Pavel !

Et, avec un sourire sardonique, il dit à la mère :

Cest une affaire délicate, cela, mère !

Puis, sadressant de nouveau à Pavel, il reprit dun ton doctoral :

Tu es encore bien naïf, frère ! Il ne faut pas soccuper dhonneur quand on travaille à une cause secrète. Réfléchis donc : premièrement, cest la personne chez laquelle on trouvera les livres qui sera mise en prison tout dabord, et non linstituteur. Secondement, le contenu des livres autorisés que les maîtres d’école distribuent est le même que celui des livres interdits, les mots seuls sont changés, et il y a moins de choses vraies que dans les nôtres Donc les instituteurs ont le même but que moi, mais eux font des détours, tandis que je prends la route la plus directe Pourtant aux yeux des autorités, nous sommes également coupables, nest-ce pas ? Troisièmement, frère, je nai rien à faire avec eux. Les piétons sont de mauvais compagnons pour les cavaliers. Je nagirais peut-être pas ainsi envers un paysan. Le maître d’école est un fils de prêtre ; linstitutrice, la fille dun propriétaire foncier ; je ne sais pas pourquoi ils se mettent à soulever le peuple. Moi, paysan, je ne puis connaître leurs pensées de gens instruits. Je sais ce que je fais, mais jignore ce quils veulent. Pendant des milliers dannées, les grands étaient de vrais seigneurs et écorchaient les paysans ; brusquement ils se réveillent et se mettent à ouvrir les yeux à leurs victimes Je ne suis pas un amateur de contes de fées, frère, et cela en est un. Pour moi, les gens riches et instruits, quels quils soient, me sont lointains. En hiver, quand on traverse les champs, on aperçoit parfois quelque chose de vivant qui sagite au loin. Est-ce un renard, un loup, un chien ? on ne peut le distinguer, on en est trop éloigné

La mère jeta un coup d’œil sur son fils. Il avait lair triste.

Les yeux de Rybine étincelaient dun éclat sombre ; content de lui-même, il continua fébrilement en passant ses doigts dans sa barbe :

Je nai pas le temps de faire laimable Le moment est trop sérieux chacun doit travailler selon sa conscience chaque oiseau a son cri spécial

Mais il y a des riches qui se sacrifient pour le peuple, qui passent toute leur vie en prison, intervint la mère en pensant à des visages familiers.

Ceux-là, cest une autre affaire ! dit Rybine. Quand le paysan senrichit, il se frotte aux seigneurs. Quand le seigneur sappauvrit, il devient lami du paysan. Lorsque la bourse est vide, l’âme est bien forcée d’être pure Te souviens-tu, Pavel, tu mas expliqué une fois que les opinions dépendent de la manière dont on vit, que si louvrier dit « oui », le patron est obligé de dire « non », et que si louvrier dit « non », le patron criera inévitablement « oui », parce quil est le patron. Eh bien, il en est de même pour les paysans et les propriétaires. Quand le paysan est satisfait, le propriétaire nen dort pas. Je le sais bien, il y a partout des canailles ; et je ne veux pas prendre la défense de tous les paysans sans exception

Rybine s’était levé. Son visage sassombrit ; sa barbe frémissait comme sil eût claqué des dents ; il continua en baissant la voix :

Jai erré de fabrique en fabrique pendant cinq ans, et j’étais désaccoutumé de la campagne ! Quand jy suis retourné, quand jai vu ce qui sy passait, je me suis dit que je ne pouvais pas vivre comme vivent les paysans ! Tu comprends ? Cela me semblait impossible. Vous autres, vous ne connaissez pas la faim on ne vous humilie pas trop Mais, au village, la faim suit lhomme comme une ombre pendant toute son existence ; il na aucun espoir dobtenir assez de pain. La faim a dévoré les âmes, elle a effacé les traits humains ; les gens ne vivent pas, ils pourrissent dans une misère sans remède Et les autorités font bonne garde ; comme des corbeaux, elles guettent pour voir si le paysan na pas un morceau de pain de trop Quand elles en aperçoivent un, elles larrachent à son possesseur et le frappent au visage par-dessus le marché !

Rybine promena son regard autour de lui ; puis il se pencha vers Pavel en appuyant sa main sur la table.

Jai été dégoûté, jai même souffert, quand jai revu cette vie de près Jai cru que je ne pourrais pas la supporter. Néanmoins, je me suis dominé ; je me suis dit : « Il ne faut pas laisser mon âme me jouer des tours ! Je resterai ici et si je ne donne pas du pain aux paysans, je ferai du gâchis un beau gâchis ! Je suis humilié par les gens et pour les gens Lhumiliation est plantée dans mon cœur comme un couteau »

Le front de Rybine était couvert de sueur ; il sapprocha lentement de Pavel et lui posa la main sur l’épaule. Cette main tremblait.

Aide-moi ! Donne-moi des livres qui ne laissent plus de repos à ceux qui les auront lus. Il faut mettre des hérissons sous le crâne des gens. Dis à ceux qui écrivent des brochures pour vous, quils en composent aussi pour la campagne ! Quils écrivent de manière à arroser la campagne comme avec de leau bouillante, pour que les cultivateurs, après les avoir lus, marchent à la mort sans murmurer !

Il tendit le bras et ajouta dune voix sourde, en scandant les mots :

Il faut réparer la mort par la mort voilà ! Donc, il faut mourir pour que les gens ressuscitent. Il faut que des milliers meurent pour que des millions ressuscitent sur toute la terre ! Il est facile de mourir. Si seulement les gens ressuscitaient, si seulement ils se levaient !

La mère apporta le samovar et jeta un coup d’œil oblique à Rybine. Ses paroles vigoureuses laccablaient. Il y avait dans cet homme quelque chose qui lui rappelait son mari : tous deux, ils découvraient les dents et retroussaient leurs manches de la même façon, avec la même irritation impatiente, mais muette. Toutefois, Rybine parlait, ce qui le rendait moins terrible.

Oui, cest indispensable ! dit Pavel en secouant la tête, il faut faire un journal aussi pour la campagne. Donnez-nous des faits et nous vous imprimerons un journal

La mère regarda son fils en souriant ; puis elle shabilla et sortit sans mot dire.

Bien ! nous te procurerons tout ce quil faudra. Écrivez avec simplicité, afin que les veaux eux-mêmes comprennent ! s’écria Rybine.

 

 

 

 

 

XXVI

 

La porte dentrée souvrit. Quelquun pénétra dans la maison.

Cest Jéfim ! dit Rybine en jetant un coup d’œil dans la cuisine. Viens ici ! Cet homme-là sappelle Pavel cest de lui que je tai parlé

Un grand gaillard au visage large, aux cheveux roux et aux yeux gris, vigoureux et bien découplé, vêtu dune courte pelisse, se tenait devant Pavel, la casquette à la main, et le regardait en dessous.

Bonjour ! dit-il dune voix un peu enrouée ; puis ayant serré la main de Pavel, il se mit à lisser ses cheveux raides. Il parcourut la chambre dun coup d’œil et se dirigea aussitôt, mais avec lenteur, vers le rayon couvert de livres.

Il les a vus ! sexclama Rybine.

Jéfim se retourna, lui lança un coup d’œil et se mit à examiner les livres en disant :

Combien vous en avez ? Et vous êtes probablement trop occupé pour les lire ? À la campagne, on a plus de temps pour cela

Et moins denvie ? demanda Pavel.

Pourquoi cela ? Au contraire ! répliqua le jeune homme en se caressant le menton. Maintenant, on est obligé de réfléchir, sinon il ne reste plus qu’à se coucher et à mourir. Comme le peuple ne désire pas mourir, il sest mis à travailler du cerveauGéologie ! quest-ce que cest ?

Pavel lui expliqua.

Nous navons pas besoin de cela ! répondit Jéfim en remettant le livre à sa place.

Rybine soupira bruyamment et fit observer :

Le paysan nest pas curieux de savoir doù la terre est venue, mais comment elle a été distribuée, comment les propriétaires ont arraché la terre de dessous les pieds du peuple. Quelle tourne on quelle soit immobile, quimporte ! pourvu quelle donne à manger !

Histoire de lesclavage ! lut Jéfim ; il demanda à Pavel :

Cest de nous quon parle ?

En voici un sur le servage ! répondit Pavel en lui donnant un autre livre. Jéfim le prit, le tourna entre ses doigts, puis le posa et déclara tranquillement :

Cest déjà trop vieux !

Vous avez de la terre ?

Nous ? oui. Nous sommes trois frères et nous avons quatre hectares cest tout du sable fin ; ça va très bien pour nettoyer les cuivres ; quant à y cultiver du blé, impossible.

Il continua après un silence :

Je me suis libéré de la terre. Elle ne nourrit pas lhomme, elle ne fait que lui lier les mains. Voilà quatre ans que je me loue comme manœuvre. En automne, jirai au régiment. Loncle Mikhaïl me dit de ne pas y aller, parce quon oblige maintenant les soldats à battre le peuple. Mais je veux y aller quand même. Cest le moment dy mettre fin. Quen pensez-vous ? demanda-t-il sans quitter Pavel de l’œil.

Oui, cest le moment ! répondit celui-ci en souriant. Seulement ce sera difficile. Il faut savoir parler aux soldats

Nous apprendrons et nous saurons ! répliqua Jéfim.

Mais si on vous attrape, vous pouvez être fusillés ! conclut Pavel en regardant Jéfim avec curiosité.

On ne nous fera pas grâce ! acquiesça tranquillement le paysan. Il se remit à examiner les livres.

Prends ton thé, camarade, il faut partir ! dit Rybine.

Tout de suite ! répondit Jéfim. Il demanda encore :

Révolution, cela veut dire soulèvement ?

André arriva tout rouge, échauffé et maussade. Il serra la main de Jéfim sans parler, sassit à côté de Rybine et, layant considéré, il se mit à rire.

Pourquoi as-tu lair triste ? demanda Rybine en lui frappant sur le genou.

Comme ça ! répondit le Petit-Russien.

Cest aussi un ouvrier ? interrogea Jéfim en désignant André dun mouvement de tête.

Oui, fit André. Pourquoi veux-tu le savoir ?

Cest la première fois quil voit des ouvriers de fabrique, expliqua Rybine. Il trouve que cest un peuple particulier

En quoi ? demanda Pavel.

Jéfim examina attentivement André et dit :

Vous avez des os pointus. Le paysan les a plus ronds

Le paysan est plus solide sur ses jambes, compléta Rybine. Il sent la terre sous ses pieds ; quand même elle ne lui appartient pas, il la sent ! Mais louvrier de fabrique, cest comme un oiseau ; il na ni patrie, ni foyer ; un jour il est là, le lendemain, il est ailleurs Même les femmes ne réussissent pas à lattacher à un endroit ; dès quil y a une querelle, il les lâche et sen va chercher le bonheur ailleurs, tandis que le paysan veut faire mieux chez lui, sans bouger de place Ah ! voilà la mère qui revient

Et Rybine passa dans la cuisine. Jéfim sapprocha de Pavel et lui demanda avec embarras :

Peut-être me donnerez-vous un livre ?

Volontiers ! dit Pavel.

Les yeux du paysan eurent une lueur davidité :

Je vous le rendrai ! dit-il vivement. Nos camarades charrient du goudron non loin de chez vous, ils vous le rapporteront. Merci ! Maintenant les livres sont aussi indispensables quune chandelle pour la nuit

Rybine rentra ; il avait remis son manteau ; sa ceinture était tendue

Allons-nous-en ! cest lheure !

Vois-tu, jai de quoi lire ! sexclama Jéfim en lui montrant les livres avec un large sourire.

Lorsquils furent partis, Pavel s’écria en sadressant à André :

As-tu vu ces diables ?

Oui ! dit le Petit-Russien, on dirait des nuages au crépuscule ils sont épais, sombres, ils avancent lentement

Vous parlez de Rybine ? interrompit la mère. On ne croirait pas quil a vécu à la fabrique Il est redevenu tout à fait paysan Il est terrible !

Cest dommage que tu naies pas été là ! dit Pavel à André, qui, assis près de la fenêtre, contemplait son verre de thé dun air sombre. Tu aurais pu voir le jeu dun cœur, toi qui parles constamment de cœur ! Rybine a prononcé de ces paroles Jen ai été renversé suffoqué. Je nai su que lui répondre Comme il est défiant envers les hommes et quel peu de valeur il leur attribue ! La mère a raison, cet homme porte une force terrible en lui !

Je connais cela ! répliqua le Petit-Russien, du même air sombre. On a empoisonné les gens ! Quand ils se soulèveront, ils renverseront tout sans faire de distinction. Ils veulent la terre toute nue et ils arracheront tout ce qui la recouvre

Il parlait lentement, on sentait quil pensait à autre chose. La mère lui dit avec ménagement :

Tu devrais te secouer, André !

Attendez, petite mère chérie ! répliqua doucement André, attendez Quoique je naie pas désiré cela, néanmoins cest abominable !

Et, sanimant soudain, il reprit en frappant du poing sur la table :

Oui, tu as raison, Pavel ; notre paysan mettra la terre à nu, le jour où il se révoltera. Il brûlera tout, comme après une épidémie de peste, pour que toutes les traces de ses humiliations senvolent en cendres

Et après, il nous fera obstacle ! continua Pavel à voix basse.

Notre devoir sera de ne pas le lui permettre ! Notre devoir sera de le contenir, Pavel ! Cest nous qui sommes le plus près de lui Il nous croira il nous suivra !

Sais-tu, Rybine nous demande de faire un journal pour la campagne !

Cest très bien ! Il faut sy mettre au plus vite !

Je suis honteux, dit Pavel en riant, de navoir pas su discuter avec lui.

Le Petit-Russien répliqua avec calme en se frottant la tête :

Tu en auras bien encore loccasion ! Joue de ton chalumeau, et ceux qui ont les jambes agiles ou dont les pieds ne sont pas collés au sol danseront au son de ta musique ! Rybine a raison quand il dit que, nous autres, nous ne sentons pas la terre sous nos pieds ; et nous ne le devons pas, car cest nous qui sommes destinés à la mettre en mouvement Quand nous laurons secouée une fois, les gens sen détacheront la seconde fois

La mère se mit à rire.

Tout te paraît simple, André, dit-elle.

Eh oui, cest très simple ! répondit-il ; et il ajouta dune voix chagrine :

Comme la vie !

Quelques instants après, il reprit :

Je vais aller me promener dans les champs

Après le bain ? Le vent est violent ! Il te soufflera sur la peau ! fit observer la mère.

Cest justement ce quil faut ! répondit-il.

Prends garde, tu vas te refroidir ! dit Pavel avec amitié. Tu ferais mieux de te coucher, essaie de dormir.

Non, je veux sortir !

Il shabilla et sortit sans ajouter un mot.

Il souffre ! soupira la mère.

Sais-tu, répondit Pavel, tu as bien fait de le tutoyer, d’être douce avec lui

Elle lui jeta un regard étonné et dit, après un instant de réflexion :

Mais je nai pas même remarqué que je lavais tutoyé cest tout à fait par hasard Il mest devenu tellement proche je ne puis dire combien !

Tu as un bon cœur, maman !

Tant mieux, si cest vrai ! Si seulement je pouvais vous aider toi et tous les autres ! Si je savais

Naie pas peur, tu sauras !

Elle se mit à rire doucement.

Voilà ce que je ne sais pas, ne pas avoir peur ! Merci pour ton compliment, mon garçon !

Cest bon, maman ! Nen parlons pas ! Sache-le bien, je taime et te remercie profondément

Elle sen alla dans la cuisine pour ne pas le troubler par ses larmes.

Le Petit-Russien rentra tard ; il était fatigué ; il se coucha aussitôt en disant :

Je crois bien que jai fait dix kilomètres

Ça va mieux ? demanda Pavel.

Je ne sais pas Ne fais pas de bruit, je veux dormir.

Quelque temps après, Vessoftchikov arriva sale, déguenillé et mécontent, comme toujours.

Tu ne sais pas qui a tué Isaïe ? demanda-t-il à Pavel, en allant et venant gauchement dans la chambre.

Non ! fit Pavel.

Il sest trouvé un homme qui na pas trouvé cette besogne trop dégoûtante. Et moi qui me disposais à l’étrangler ! C’était laffaire qui me convenait le mieux !

Ne dis pas des choses pareilles, camarade ! reprit Pavel avec amitié.

Cest vrai cela ! continua la mère dun ton affectueux. Tu es bon et tu as toujours des mots cruels Pourquoi donc ?

En ce moment, il lui était agréable de voir le jeune homme ; son visage grêlé lui paraissait même beau ; elle éprouvait pour lui plus de pitié que jamais.

Je ne suis bon à rien, excepté à des machines de ce genre, répliqua le grêlé dune voix sourde en haussant les épaules. Je me demande constamment où est ma place. Je ne la trouve pas. Il faut parler avec les gens ; moi, je ne sais pas Je vois tout je sens toutes les humiliations des hommes et je ne peux pas les exprimer Jai une âme muette

Il sapprocha de Pavel ; la tête baissée, il grattait la table du doigt. La voix plaintive, triste, comme enfantine et qui ne lui ressemblait pas du tout, il demanda :

Frères, donnez-moi une besogne pénible, nimporte laquelle. Je ne puis pas vivre ainsi sans rien faire Vous travaillez tous pour la cause, et je vois quelle se développe Mais moi, je reste à l’écart Je charrie des poutres, des planches Peut-on vivre ainsi ? Donnez-moi quelque chose de difficile à accomplir.

Pavel le prit par la main et lattira à lui :

Nous penserons à toi !

La voix du Petit-Russien résonna derrière la cloison :

Je tapprendrai à distinguer les caractères dimprimerie et tu seras un de nos compositeurs, veux-tu ?

Vessoftchikov sapprocha de lui en disant :

Si tu me lapprends, je te donnerai un couteau

Va-t-en au diable avec ton couteau ! cria le Petit-Russien.

Un bon couteau ! insista le grêlé.

André et Pavel se mirent à rire. Vessoftchikov sarrêta au milieu de la pièce et demanda :

Cest de moi que vous vous moquez ?

Mais oui ! s’écria le Petit-Russien en sautant à bas de son lit Si nous allions nous promener dans les champs ? la nuit est belle la lune brille Venez-vous ?

Oui, dit Pavel.

Et moi aussi ! déclara le jeune homme. Jaime tentendre rire, Petit-Russien !

Et moi jaime quand tu me promets des cadeaux, ajouta André en souriant.

Pendant quil shabillait, la mère marmotta :

Habille-toi plus chaudement.

Lorsque les trois camarades furent sortis, elle les suivit du regard, jeta un coup d’œil sur les images saintes et dit à voix basse :

Seigneur ! viens-leur en aide !

 

 

 

 

 

XXVII

 

Les jours senvolaient les uns après les autres avec une rapidité qui empêchait la mère de penser au Premier Mai. La nuit seulement, lorsquelle se reposait, fatiguée des tracas bruyants et troublants de la journée, son cœur se serrait, et elle se disait :

Si seulement c’était déjà passé !

À laurore, la sirène de la fabrique rugissait. Pavel et André prenaient leur thé à la hâte, mangeaient un morceau en donnant à la mère une foule de petites commissions. Et toute la journée, elle tournait comme un écureuil en cage ; elle faisait le dîner, préparait de la colle et une sorte de gelée violette pour limpression des proclamations ; il venait des gens qui lui remettaient des billets destinés à Pavel et disparaissaient après lui avoir communiqué leur exaltation.

Chaque nuit les feuilles qui engageaient les ouvriers à fêter le Premier Mai étaient collées sur les palissades et même aux portes de la gendarmerie ; tous les matins, on en trouvait à la fabrique. Et les policiers parcouraient le faubourg de bonne heure et arrachaient en jurant les affiches violettes ; vers midi, elles réapparaissaient et senvolaient sous les pieds des passants. Des agents de la police secrète furent envoyés de la ville ; postés au coin des rues, ils fouillaient du regard les ouvriers qui sen allaient dîner, joyeux et animés, ou qui revenaient à la fabrique. Tout le monde était enchanté de voir que la police était impuissante ; les gens d’âge mûr eux-mêmes se disaient en souriant :

Voyez-vous ça !

Et partout de petits groupes se formaient pour discuter les proclamations.

La vie bouillonnait ; ce printemps-là, elle était plus intéressante pour tout le monde ; elle apportait quelque chose de nouveau ; aux uns, un prétexte de plus pour sirriter contre les séditieux et les accabler dinvectives ; aux autres, un faible espoir, une vague inquiétude ; à dautres encore, et c’était la minorité, la joie aiguë de savoir quils étaient la force qui réveillait le monde.

Pavel et André ne dormaient presque plus ; ils rentraient, pâles, enroués, las, un moment avant lappel de la sirène. La mère savait quils organisaient des réunions dans la forêt, dans le marais ; elle nignorait pas que des détachements de police montée faisaient des rondes dans le faubourg, que les agents de la Secrète rôdaient partout, fouillaient les ouvriers qui sen allaient seuls, dispersaient les groupes et, parfois même, arrêtaient lun ou lautre. Elle comprenait que, chaque nuit, son fils et André pouvaient être emmenés. Par moments, il lui semblait que cela aurait mieux valu pour eux.

Un silence surprenant se faisait sur le meurtre dIsaïe. Pendant deux jours, la police locale avait interrogé une dizaine de personnes ; puis, elle s’était désintéressée de laffaire.

Un jour, Maria Korsounova, parlant avec la mère, exprimait lopinion de la police, avec laquelle elle vivait en paix comme avec tout le monde ; elle dit :

Comment pourrait-on retrouver le coupable ? Ce matin-là, cent personnes peut-être ont vu Isaïe, et sur ce nombre il y en a quatre-vingt-dix, sinon plus, qui lauraient volontiers assommé Il a assez ennuyé son prochain pendant ces sept ans

Le Petit-Russien changeait visiblement. Ses joues s’étaient creusées ; les paupières appesanties sabaissaient sur ses yeux bombés et les fermaient à demi. Il souriait plus rarement ; une fine ride descendait de ses narines jusquaux commissures des lèvres. Il ne parlait plus autant de choses ordinaires ; en revanche, il senflammait souvent, en proie à un enthousiasme qui gagnait tous ses auditeurs ; il célébrait lavenir, la fête lumineuse et merveilleuse du triomphe de la liberté et de la raison

Quand la mort dIsaïe parut oubliée, André dit un jour dun ton dédaigneux et en souriant tristement :

Pas plus quils naiment le peuple, nos ennemis naiment ceux dont ils se servent comme de chiens pour nous traquer ! Ce nest pas leur fidèle Judas quils regrettent mais leurs pièces dargent oui pas autre chose !

Et il ajouta, après un instant de silence :

Plus je pense à cet homme, plus jai pitié de lui ! Je ne voulais pas quon le tuât, non, je ne le voulais pas !

Assez là-dessus, André ! dit Pavel avec fermeté.

La mère ajouta à voix basse :

On a heurté du pied un tronc pourri, et il est tombé en poussière !

Cest vrai, mais ce nest pas consolant ! répondit tristement le Petit-Russien.

Il répétait souvent ces paroles, qui prenaient dans sa bouche un sens amer et caustique

Il vint enfin ce jour si impatiemment attendu le Premier Mai

Comme toujours, la sirène se mit à rugir avec autorité. La mère, qui navait pu fermer l’œil de toute la huit, sauta à bas de son lit ; elle alluma le samovar préparé la veille, et allait frapper à la porte des deux amis, comme dhabitude ; mais elle réfléchit, laissa retomber le bras et sassit près de la fenêtre, appuyant sa joue sur sa main, comme si elle eût mal aux dents.

Au ciel dun bleu très pâle, des bandes de petits nuages roses et blancs voguaient avec rapidité ; on eût dit un vol de gros oiseaux qui senfuyaient à tire daile, effrayés par le rugissement de la vapeur. La mère avait la tête lourde ; ses yeux gonflés par linsomnie étaient secs. Dans sa poitrine régnait un calme étrange ; les battements de son cœur étaient égaux ; elle pensait à des choses coutumières

Jai allumé le samovar trop tôt ; leau va s’évaporer. Quils dorment un peu plus longtemps que dhabitude, aujourdhui ! Ils sont épuisés tous les deux

Un rayon de soleil matinal, traversa gaiement la vitre ; la mère y porta la main ; et lorsquil se posa sur ses doigts, elle le caressa doucement de lautre main, avec un sourire pensif. Puis elle se leva, ôta le tuyau du samovar, fit sa toilette sans bruit, et se mit à prier avec de grands signes de croix et en remuant les lèvres. Son visage se rasséréna.

Le second sifflement de la sirène fut moins violent, moins assuré ; le son épais et moite tremblait un peu. Il sembla à la mère que le mugissement se prolongeait plus que de coutume.

La voix du Petit-Russien retentit dans la chambre.

Tu entends, Pavel ? On nous appelle !

Lun deux traîna ses pieds nus sur le sol ; un bâillement suivit.

Le samovar est prêt ! cria la mère.

Nous nous levons ! répondit joyeusement Pavel.

Le soleil brille déjà ! reprit le Petit-Russien, et les nuages sen vont Ils sont de trop aujourdhui, les nuages !

Il pénétra dans la cuisine, tout ébouriffé, le visage encore gros de sommeil, et dit gaiement à Pélaguée :

Bonjour, petite mère ! Comment avez-vous dormi ?

La mère sapprocha de lui et répondit à voix basse :

Mon André, reste à côté de lui, je ten supplie !

Bien entendu ! chuchota le Petit-Russien. Nous resterons ensemble, nous serons partout côte à côte sache-le bien !

Que complotez-vous, hé ! là-bas ? demanda Pavel.

Rien, mon fils !

La mère me dit de me laver plus proprement, parce que les filles vont nous regarder ! expliqua André, puis il sortit pour faire sa toilette.

« Lève-toi, lève-toi, peuple ouvrier ! » fredonna Pavel.

Le jour devenait de plus en plus clair ; les nuages s’élevaient sous la poussée du vent. La mère mit la table. Elle hochait la tête en pensant que tout était bien étrange : les deux amis plaisantaient, mais que leur arriverait-il vers midi ? On nen savait rien. Elle-même se sentait calme, presque joyeuse.

Ils restèrent longtemps à table, pour passer le temps. Comme toujours, Pavel remuait lentement sa cuiller dans son verre de thé ; il salait son pain avec soin, lentamure, son morceau préféré. Le Petit-Russien agitait ses pieds sous la table ; jamais il ne parvenait à les placer commodément du premier coup ; il regarda le soleil traverser les verres, courir sur les murs et au plafond, et dit :

Quand j’étais un gamin dune dizaine dannées, lenvie me vint un jour dattraper un rayon de soleil avec mon verre. Je me coupai la main et je fus battu ; ensuite je sortis dans la cour et, comme le soleil se reflétait dans une flaque deau, je me mis à le piétiner. On me battit encore, parce que j’étais tout éclaboussé par la boue Je criai au soleil : Ça ne me fait pas mal, diable roux, je nai pas mal ! Et je lui tirai la langue Cela me consolait

Pourquoi te semblait-il roux ? demanda Pavel en riant.

En face nous demeurait un forgeron ; il avait une figure rubiconde et une barbe rousse. C’était un fameux gaillard, toujours jovial, et je trouvais que le soleil lui ressemblait.

La mère perdit patience et dit :

Vous feriez mieux de parler de ce que vous allez faire !

Tout est organisé ! répliqua Pavel.

Et quand on repasse les choses déjà arrangées, on ne fait que les embrouiller ! expliqua le Petit-Russien avec douceur. Au cas où lon nous arrêterait, petite mère, Nicolas Ivanovitch viendra vous dire ce quil faudra faire ; il vous aidera en tout

Bien ! dit la mère en soupirant.

Jaimerais aller dans la rue ! fit Pavel dun air pensif.

Non, reste plutôt à la maison en attendant ! conseilla André. À quoi bon attirer lattention de la police ? Elle te connaît bien assez !

Fédia Mazine accourut tout rayonnant ; il avait des plaques rouges sur la figure. Plein d’émotion, de joie juvénile, il rendit lattente moins pénible à supporter.

On commence ! annonça-t-il. Le peuple bouge Dans la rue, les visages sont durs comme des haches. Vessoftchikov, Vassili Goussev et Samoïlov sont depuis le matin au portail de la fabrique ; ils parlent aux ouvriers Il y en a déjà une quantité qui sont rentrés chez eux Allons, cest le moment ! Il est déjà dix heures.

Jy vais ! dit Pavel dun ton résolu.

Vous verrez : après le dîner, toute la fabrique chômera ! assura Fédia, et il senfuit.

Il brûle comme un cierge au vent ! dit doucement la mère. Elle se leva et passa dans la cuisine pour shabiller.

Où allez-vous, petite mère ?

Avec vous ! dit-elle.

André jeta un coup d’œil à Pavel en tirant sa moustache. Dun geste vif, Pavel arrangea ses cheveux, il rejoignit sa mère dans la cuisine.

Je ne te parlerai pas, maman et toi, tu ne me diras rien non plus ! Cest entendu, mère chérie !

Cest entendu ! Que Dieu vous garde ! chuchota-t-elle.

 

 

 

 

 

XXVIII

 

Lorsque dans la rue elle entendit le bruit sourd des voix humaines, lorsquelle vit partout, aux fenêtres et aux portes des maisons des groupes de gens qui suivaient André et Pavel dun regard curieux, ses yeux se voilèrent dune tache nuageuse qui était tantôt dun vert transparent, tantôt dun gris opaque.

On saluait les jeunes gens, et il y avait quelque chose de particulier dans ces salutations. La mère entendait des remarques détachées :

Les voilà, les chefs darmée !

Nous ne savons pas qui est le chef

Mais je ne dis rien de mal !

À un autre endroit, une voix cria avec irritation :

Si la police les attrape, ils sont perdus !

« Si », mais les attrapera-t-elle ? répliqua une autre voix.

Un cri exaspéré poussé par une femme sortit dune fenêtre et tomba dans la rue comme effrayé.

Es-tu fou ? tu es père de famille ! Eux, ils sont célibataires cela leur est égal !

Comme Pélaguée et les deux amis passaient devant la maison dun estropié nommé Zossimov, auquel la fabrique servait une pension, celui-ci ouvrit la fenêtre et appela :

Pavel, on te coupera la tête ! Brigand, que fais-tu ?

La mère frémit et sarrêta. Ces mots avaient fait naître en elle une colère aiguë. Jetant un coup d’œil sur le gros visage boursouflé de linfirme caché derrière la fenêtre et qui continuait à jurer, elle hâta le pas pour rejoindre son fils et marcha à côté de lui, sefforçant de ne pas rester en arrière.

André et Pavel semblaient ne rien voir, ne pas entendre les exclamations quon leur lançait. Ils marchaient tranquillement, sans hâte, parlant à haute voix de choses indifférentes. Mironov, homme d’âge mur, modeste et respecté pour la vie pure et sobre quil menait, les arrêta.

Vous ne travaillez pas non plus, Danilo Ivanovitch ? demanda Pavel.

Ma femme est près daccoucher et puis il y a de lagitation dans lair, aujourdhui, expliqua Mironov, en examinant attentivement les deux camarades. On dit que vous voulez faire du scandale à la direction, casser les vitres

Nous ne sommes pas ivres ! fit Pavel.

Nous traverserons simplement la rue en portant des drapeaux et en chantant la chanson de la liberté ! dit le Petit-Russien. Écoutez nos chants, ils vous apprendront nos croyances !

Je les connais déjà, répondit Mironov dun ton pensif. Jai lu vos feuillets Comment, Pélaguée, toi aussi, tu es parmi les rebelles ! s’écria-t-il en souriant et en fixant sur la mère son regard intelligent.

Il faut marcher avec la vérité, même quand on est près de la tombe !

Voyez-vous ça ! dit Mironov. On a probablement raison quand on dit que tu introduis des brochures défendues dans la fabrique.

Qui a dit cela ? demanda Pavel.

Tout le monde ! Eh bien, au revoir Ne faites pas de bêtises !

La mère se mit à rire doucement ; elle était flattée quon parlât ainsi delle. Pavel lui dit en souriant :

On te mettra en prison, maman !

Je veux bien ! fit-elle.

Le soleil montait toujours, mêlant sa chaleur à lalerte fraîcheur du jour printanier. Les nuages voguaient plus lentement ; leur ombre était devenue plus fine, plus transparente Ils planaient au-dessus de la rue et des toits, enveloppaient la foule ; ils semblaient purifier le faubourg en essuyant la poussière et la boue des toits et des murs, en enlevant lennui des visages. Les voix se faisaient plus joyeuses et sonores, et étouffaient l’écho lointain du vacarme des machines, des soupirs de la fabrique.

De partout, des fenêtres, des maisons, des exclamations de rage ou dinquiétude, gaies ou tristes, senvolaient et venaient frapper les oreilles de la mère. Elle aurait voulu répliquer, remercier, expliquer, se mêler à la vie étrangement bigarrée de ce jour.

Au coin de la grande place, dans une étroite ruelle, une centaine de personnes s’étaient rassemblées autour de Vessoftchikov.

On vous presse pour extraire votre sang comme on exprime le jus dune baie ! disait-il ; et ses paroles embarrassées tombaient sur la tête des gens.

Cest vrai ! répondirent en même temps quelques voix qui se fondirent en un bruit confus.

Il fait tout son possible, le gamin ! dit le Petit-Russien. Je vais laider

Il se baissa et, avant que Pavel eût le temps de larrêter, il enfonça son long corps souple dans la foule, tel un tire-bouchon. Sa voix chantante résonna :

Camarades ! On dit quil y a sur la terre toutes sortes de peuples : des Juifs et des Allemands, des Français, des Anglais, des Tatars. Mais je ne crois pas que ce soit vrai. Il y a seulement deux races, deux peuples irréconciliables : les riches et les pauvres ! Les gens shabillent différemment, leur langage aussi diffère ; mais quand on voit comment les seigneurs traitent le peuple, on comprend, que tous sont de véritables bachibouzouks pour les miséreux, une arête dans le gosier !

Des rires éclatèrent dans la foule.

La cohue augmentait ; les gens se serraient les uns contre les autres dans la ruelle ; muets, ils tendaient le cou et se dressaient sur la pointe des pieds.

André éleva la voix.

À l’étranger, les ouvriers ont déjà compris cette simple vérité. Et aujourdhui, par cette claire journée du Premier Mai, les travailleurs fraternisent. Ils laissent leur ouvrage et sortent dans les rues des villes pour se voir, pour mesurer leur grande force. Ils vivent dun seul cœur aujourdhui, parce que tous les cœurs ont conscience de la force du peuple ouvrier, parce que lamitié les rapproche et que chacun est prêt à sacrifier sa vie en luttant pour le bonheur de tous, pour la liberté et la justice pour tous !

La police, cria quelquun.

Dix gendarmes à cheval tournèrent le coin de l’étroite ruelle ; ils se dirigeaient droit sur la foule en agitant leur fouet et en criant :

Circulez !

Quest-ce que ces conversations ?

Qui parlait ?

Les visages sassombrirent ; les gens s’écartaient de mauvais gré pour laisser passer les chevaux. Quelques personnes grimpèrent sur les palissades. Puis des railleries se firent entendre.

On a mis des porcs sur des chevaux, et ils grognent : Nous aussi nous sommes de grands chefs ! cria une voix.

Le Petit-Russien seul était resté au milieu de la rue. Deux chevaux marchèrent sur lui en secouant la tête. Il fit un bond de côté ; en même temps, la mère, le saisit par le bras et lentraîna en grommelant :

Tu as promis de rester avec Pavel, et tu es le premier à texposer seul !

Pardon ! dit le Petit-Russien en souriant à Pavel. Ah ! il y en a sur la terre, de cette police !

Cest bon ! fit la mère.

Une fatigue angoissante lenvahissait, lui faisait tourner la tête. Dans son cœur, la joie et le chagrin alternaient. Elle souhaitait que la sirène de midi résonnât bientôt.

On arriva enfin sur la grande place, au milieu de laquelle s’élevait l’église. Sur le parvis, se pressaient environ cinq cents personnes assises ou debout, gais jeunes gens, femmes soucieuses et petits enfants. Tous sagitaient, impatients, levaient la tête et regardaient au loin, dans toutes les directions. Il y avait de lexaltation dans lair. Les plus résolus se heurtaient aux craintifs et aux ignorants. Un bruit sourd de frottements hostiles s’élevait :

Mitia ! suppliait une voix féminine toute tremblante, prends garde à toi !

Laisse-moi tranquille !

La voix familière et grave de Sizov disait, calme et persuasive :

Non, il ne faut pas abandonner les jeunes ! Ils sont devenus plus sages que nous ; ils ont plus daudace ! Qui est-ce qui est intervenu à propos du kopek du marais ? Ce sont eux ! Il faut sen souvenir ! Eux, on les a mis en prison pour cela mais tout le monde a profité de leur courage !

Le rugissement de la sirène dévora le bruit des conversations. La foule frémit ; ceux qui étaient assis se levèrent ; un instant, tout se tut, on était comme aux aguets ; un grand nombre de visages pâlirent.

Camarades ! s’écria Pavel dune voix ferme et sonore.

Un brouillard sec et embrasé brûla les yeux de la mère ; elle se plaça derrière son fils, dun seul élan, recouvrant soudain ses forces. Les groupes se tournaient vers Pavel et lentouraient comme des fragments de fer attirés par un aimant.

Frères ! voici venue lheure où nous renions cette vie pleine davidité, de ténèbres et de haine, cette vie doppression, cette vie dans laquelle nous navons pas de place, où nous ne sommes pas des hommes !

Il sinterrompit ; les travailleurs gardèrent le silence et se serrèrent autour de lui en une foule encore plus compacte. La mère regarda le visage de son fils ; elle ne put voir que ses yeux, fiers et hardis, étincelants.

Camarades ! Nous avons décidé de déclarer ouvertement aujourdhui qui nous sommes ; aujourdhui, nous déployons notre drapeau, le drapeau de la raison, de la vérité, de la liberté !

Une hampe longue et blanche se dressa en lair, puis elle sabaissa, tomba dans la foule, où elle disparut ; un instant après, au-dessus des têtes se déployait, tel un oiseau écarlate, l’étendard du peuple ouvrier

Pavel leva le bras ; la hampe vacilla ; alors, une dizaine de mains saisirent le bois blanc et lisse ; parmi elles se trouva celle de la mère.

Vive le peuple ouvrier ! s’écria Pavel.

Des centaines de voix lui répondirent en un écho sonore.

Vive notre parti, camarades ! Vive la liberté du peuple russe !

La foule était houleuse : ceux qui comprenaient la signification du drapeau se frayaient une voie jusqu’à lui ; Mazine, Samoïlov, les deux Goussev, s’étaient placés à côté de Pavel ; tête baissée, Vessoftchikov repoussait la foule ; et dautres jeunes gens aux yeux animés, que la mère ne connaissait pas, se plaçaient au premier rang en l’écartant.

Vive le peuple opprimé, vive la liberté ! continuait Pavel.

Et, avec une force et une joie sans cesse croissantes, des milliers de voix lui répondaient, et cette rumeur secouait l’âme.

La mère saisit la main du grêlé et celle de quelquun dautre ; les larmes l’étouffaient, mais elle ne pleurait pas ; ses jambes chancelaient ; elle dit dune voix tremblante :

Oui cest la vérité ! mes amis !

Un large sourire éclairait le visage grêlé de Vessoftchikov ; il regardait l’étendard en rugissant des mots vagues et la main tendue vers le symbole de la liberté. Puis, soudain, il enlaça la mère, lembrassa et se mit à rire.

Camarades ! commença le Petit-Russien, dominant le sourd murmure de la foule de sa voix douce et chantante, nous nous sommes levés en lhonneur dun Dieu nouveau, du Dieu de la lumière et de la vérité, du Dieu de la raison et de la bonté ! Nous partons pour la croisade, camarades, et la route sera longue et pénible ! Le but est éloigné, mais les couronnes d’épines sont proches ! Quils sen aillent ceux qui nient la force de la vérité, ceux qui nont pas le courage de la défendre jusqu’à la mort, ceux qui nont pas confiance en eux-mêmes et ont peur de la souffrance ! Nous voulons seulement ceux qui croient en notre succès ; ceux qui ne voient pas le but ne doivent pas nous suivre, car le chagrin et les souffrances les attendent. Formez les rangs, camarades ! Vive le Premier Mai, fête de lhumanité libre !

La foule se fit plus dense encore. Pavel agita le drapeau qui se déploya et flotta, éclairé par le soleil, large et rouge

Renions le vieux monde ! entonna Fédia Mazine dune voix sonore.

La réponse retentit comme une vague puissante et douce :

Secouons la poussière de nos pieds !

Un sourire ardent aux lèvres, la mère se plaça derrière Fédia ; par-dessus la tête de celui-ci, elle voyait son fils et le drapeau. Autour delle, des visages animés apparaissaient et disparaissaient ; des yeux de toutes couleurs étincelaient ; son fils et André étaient au premier rang. Elle entendait leurs voix : celle dAndré, moite et voilée, se mêlait fraternellement à la voix plus épaisse et rude de son fils :

Lève-toi, peuple ouvrier,

Révoltez-vous, gens affamés !

Et le peuple courait à la rencontre de l’étendard rouge, ses cris se mêlaient aux vibrations de la chanson, de la chanson qu’à la maison on chantait à voix plus basse que les autres. Dans la rue, elle résonnait avec une force terrible, comme lairain dune cloche ; elle conviait les hommes à suivre la voix lointaine qui menait à lavenir, mais elle les prévenait loyalement des difficultés certaines.

Nous irons vers nos frères souffrants

Le chant se déroulait, enveloppant la foule.

Un visage de femme, à la fois effrayé et joyeux, vacillait à côté de la mère ; une voix tremblante sexclamait en sanglotant :

Mitia, où vas-tu ?

Pélaguée répondit sans sarrêter :

Laissez-le aller ne vous inquiétez pas ! Moi aussi, javais peur Le mien est au premier rang ! Celui qui porte le drapeau, cest mon fils !

Malheureux ! Où allez-vous ! Il y a des soldats là-bas !

Et posant soudain sa main osseuse sur le bras de Pélaguée, la femme grande et maigre s’écria :

Écoutez donc comme ils chantent ! Ma chère Mitia chante aussi !

Ne vous inquiétez pas ! murmura la mère. Cest une affaire sacrée Jésus lui-même naurait pas existé sil ny avait pas eu des hommes qui sont morts à cause de lui.

Cette pensée lui avait brusquement traversé le cerveau et lavait frappée par sa sévérité nette et simple. La mère examina le visage de celle qui lui serrait le bras avec tant de force et répéta, avec un sourire d’étonnement :

Notre Seigneur Jésus-Christ ne serait pas venu dans le monde si les gens ne périssaient pas pour sa gloire !

Sizov apparut à côté delle. Enlevant sa casquette et lagitant au rythme de la chanson, il dit à la mère :

Ils agissent ouvertement, hein, la mère ? Ils ont inventé un chant et quel chant ! Hein, mère ?

Le tsar a besoin de soldats pour ses régiments ;

Donnez-lui vos fils

Ils nont peur de rien ! reprit Sizov. Mon fils à moi est dans la tombe cest la fabrique qui la tué oui !

Le cœur de la mère battait avec une violence extrême ; elle se laissa devancer. On la poussa de côté, contre la palissade, et une épaisse vague humaine s’écoula devant elle en vacillant. Elle vit que la foule était nombreuse, ce qui la remplit de joie.

Lève-toi, lève-toi, peuple opprimé !

On eût dit une énorme trompette de cuivre qui résonnait aux oreilles des hommes, éveillant chez lun le désir de combattre, chez lautre un bonheur vague, le pressentiment de quelque chose de nouveau, une curiosité ardente. Ici, elle faisait naître la palpitation despoirs incertains, là, elle frayait une issue au torrent caustique de la haine amassée au cours des années. Tous regardaient en avant, à lendroit où le drapeau rouge flottait.

Vous marcher en chœur ! Bravo les enfants ! hurla une voix enthousiasmée.

Et lhomme, éprouvant sans doute un sentiment quil ne pouvait exprimer par les paroles coutumières, se mit à jurer avec énergie.

Mais la fureur aussi, la fureur sombre et aveugle de lesclave, sifflait comme un serpent entre les dents serrées, se tordait en mots irrités.

Hérétiques, cria quelquun dune voix cassée en brandissant le poing à une fenêtre.

Et un glapissement perçant vrilla les oreilles de la mère.

Comment ! se révolter contre Sa Majesté lEmpereur ! Contre le tsar !

Des visages fripés passaient rapidement sous ses yeux. Des hommes et des femmes s’élançaient ; la foule coulait comme de sa lave noire, attirée par la chanson, dont les accents vigoureux semblaient déblayer la route. Dans le cœur de la mère, montait le désir de crier aux gens :

Mes amis bien-aimés !

Quand elle regardait au loin l’étendard rouge, elle apercevait, sans le distinguer nettement, le visage de son fils, son front bronzé, ses yeux illuminés de lardente flamme de la foi.

Maintenant, elle se trouvait aux derniers rangs de la foule, au milieu de gens qui marchaient sans se presser, qui regardaient en avant avec indifférence, avec la froide curiosité du spectateur pour lequel lissue de la pièce na plus de secret et qui parle à mi-voix, avec un ton de certitude

Il y a une compagnie près de l’école, et une autre à la fabrique

Le gouverneur est arrivé

Cest vrai ?

Je lai vu de mes yeux !

Quelquun lança deux ou trois jurons et dit :

Tout de même on commence à avoir peur de nous autres ! On nous envoie des soldats et le gouverneur !

Mes amis bien-aimés ! pensa la mère, et son cœur battit plus vite.

Mais autour delle, les paroles se faisaient froides et mortes. Elle hâta le pas pour s’éloigner de ses compagnons ; elle neut pas de peine à les devancer, car ils marchaient lentement, paresseusement.

Soudain, ce fut comme si la tête de la foule avait heurté quelque chose, il y eut un mouvement de recul, un bruit sourd. Le chant sembla frémir et, après avoir résonné avec plus de force, l’épaisse vague de sons sabaissa de nouveau, glissa en arrière. Les voix se taisaient les unes après les autres, çà et là on faisait des efforts pour essayer de soulever de nouveau le chant à sa hauteur primitive.

Lève-toi, lève-toi, peuple opprimé ! Sus à lennemi, gens affamés !

Mais il ny avait déjà plus dans cet appel la certitude générale qui vibrait auparavant ; linquiétude sy était mêlée.

Pélaguée ne pouvait voir ce qui s’était passé au premier rang, mais elle le devinait ; écartant les gens, se frayant un passage, elle avança rapidement ; la foule reculait, des têtes se baissaient, des sourcils se fronçaient ; il y avait des sourires embarrassés, des coups de sifflets railleurs. La mère examinait les visages avec tristesse ; ses yeux questionnaient, suppliaient, appelaient

Camarades ! s’écria Pavel. Les soldats sont des hommes comme nous. Ils ne nous frapperont pas ! Pourquoi le feraient-ils ? Parce que nous apportons la vérité nécessaire à tous ? Mais, eux aussi, ils ont besoin de notre vérité Ils ne comprennent pas encore, mais le temps est proche où ils se mettront dans nos rangs, où ils marcheront non plus sous l’étendard des pillards et des assassins, mais sous le nôtre, sous le drapeau de la liberté et du bien. Et pour quils comprennent plus vite notre liberté, il faut que nous allions de lavant ! En avant, camarades ! toujours en avant !

La voix de Pavel était ferme ; les mots tombaient nets et distincts, mais lattroupement s’éparpillait ; les uns après les autres, les gens sen allaient, qui à droite, qui à gauche, glissant le long des murs et des clôtures. Maintenant, la foule figurait un triangle dont Pavel était la pointe ; au-dessus de sa tête, le drapeau du peuple ouvrier flamboyait. Elle ressemblait aussi à un oiseau noir, qui, déployant ses ailes, resterait aux aguets prêt à senvoler, et Pavel en était la tête

 

 

 

 

 

XXIX

 

La mère aperçut au bout de la rue une petite muraille grise et basse, composée de gens sans visage et qui barraient lentrée de la place. À l’épaule de chacun deux brillaient de minces bandes dacier aigu. Et, cette muraille silencieuse et immobile répandait comme un froid sur la foule ; Pélaguée en fut glacée jusquau cœur.

Elle se dirigea du côté où ceux quelle connaissait et qui étaient en avant se fondaient avec les inconnus, comme pour sappuyer sur eux. Elle poussa du flanc un homme de haute taille, rasé et borgne ; il tourna vivement la tête pour la voir.

Que veux-tu ? Qui es-tu ? demanda-t-il.

La mère de Pavel Vlassov ! répondit-elle ; elle sentait que ses jambes fléchissaient et que sa lèvre inférieure sabaissait.

Ah ! dit le borgne.

Camarades ! continuait Pavel. La vie tout entière est en avant de nous. Nous navons pas dautre chemin. Chantons !

Un silence angoissant plana. Le drapeau s’éleva, se balança et, flottant au-dessus des têtes, se dirigea vers le mur gris des soldats. La mère frémit, ferma les yeux et poussa un gémissement : quatre personnes seulement s’étaient détachées de la foule, et c’étaient Pavel, André, Samoïlov et Mazine.

Soudain, la voix claire de Fédia Mazine s’éleva dans lair, tremblante et lente :

Vous êtes tombés victimes ! entonna-t-il.

Dans la lutte fatale ! continuèrent deux voix épaisses et assourdies, comme deux soupirs pénibles. Les gens firent quelques pas en avant, marchant au rythme de la mélodie. Et un nouveau chant vibra, déterminé et créateur de résolutions.

Vous avez sacrifié votre vie ! chanta Fédia dont la voix sallongeait comme un ruban bigarré.

Pour la liberté ! reprenaient les camarades en chœur.

Ah ! vous commencez à chanter le Requiem, fils de chiens ! cria quelquun dune voix malveillante.

Battez-les ! répliqua une autre voix rageuse.

La mère passa ses deux mains sur sa poitrine ; elle se retourna et vit que la foule, qui remplissait auparavant la rue dune masse compacte, stationnait maintenant indécise, et regardait se détacher delle ceux qui entouraient l’étendard. Ils furent suivis par une dizaine de personnes ; à chaque pas en avant, quelquun bondissait de côté comme si le milieu de la rue eût été incandescent et quil brûlât les semelles.

Larbitraire tombera prophétisait le chant, sur les lèvres de Fédia.

Et le peuple se lèvera ! lui répondit un chœur de voix puissantes, énergiques et menaçantes.

Mais des paroles chuchotées se faisaient jour au travers du courant harmonieux.

Des mots brefs retentirent :

Croisez baïonnette !

Les baïonnettes se tordirent en lair, puis sabaissèrent et sallongèrent dans la direction du drapeau, comme avec un sourire rusé.

Marche !

Les voilà partis ! dit le borgne en enfonçant les mains dans ses poches, et en s’éloignant à grandes enjambées

La muraille grise s’ébranla et, occupant toute la largeur de la rue, avança froidement, à pas égaux, poussant devant elle le râteau des pointes dacier étincelantes comme de largent. Pélaguée se rapprocha alors de Pavel ; elle vit André se placer devant son fils et le protéger de son long corps.

À côté de moi, camarade ! cria Pavel dun ton tranchant.

André chantait, les mains croisées derrière le dos, la tête haute, Pavel le poussa de l’épaule en clamant de nouveau :

À côté de moi ! Tu nas pas le droit de te tenir là ! Cest le drapeau qui doit être le premier.

Dis per sez-vous ! cria un petit officier dune voix aigrelette, en agitant un sabre rutilant. À chaque pas, il frappait le sol du talon avec rage, sans plier les genoux. Les yeux de la mère furent attirés par ses bottes reluisantes.

À côté de lui et un peu en arrière, marchait lourdement un homme rasé, de grande taille, à l’épaisse moustache blanche ; il était vêtu dun long manteau gris doublé de rouge ; des bandes jaunes ornaient ses larges pantalons. Comme le Petit-Russien, il croisait les mains derrière le dos ; ses épais sourcils blancs étaient relevés, il regardait Pavel.

La mère voyait toutes ces choses ; en elle, un cri se figeait, prêt à sarracher à chaque soupir ; ce cri l’étouffait, mais elle le retenait, sans savoir pourquoi, en comprimant sa poitrine des deux mains. Bousculée de tous côtés, elle chancelait et continuait à avancer, sans pensée, presque sans conscience. Elle sentait que derrière elle, le nombre des gens diminuait sans cesse, une vague glacée venait au devant deux et les dispersait.

Les jeunes gens du drapeau rouge et la chaîne compacte des hommes gris se rapprochaient toujours ; on distinguait nettement le visage des soldats : large de toute la largeur de la rue, il était monstrueusement aplati en une bande étroite dun jaune sale. Des yeux de couleurs diverses y étaient découpés de manière inégale ; et les baïonnettes minces et pointues brillaient dun éclat cruel. Dirigées contre les poitrines, elles détachaient les gens de la foule, les uns après les autres, et les éparpillaient sans même les toucher.

Pélaguée entendait le piétinement de ceux qui senfuyaient. Des voix criaient, inquiètes, étouffées :

Sauve qui peut, camarades !

Viens, Vlassov !

En arrière, Pavel !

Jette-moi le drapeau, Pavel ! dit Vessoftchikov dun air sombre. Donne-le, je le cacherai

Il saisit la hampe, le drapeau vacilla.

Laisse-le ! cria Pavel.

Le grêlé retira sa main comme si on lavait brûlé. Le chant s’était éteint. Les jeunes gens sarrêtèrent, entourant Pavel dun cercle compact quil parvint à franchir. Le silence se fit tout dun coup, brusquement, et enveloppa le groupe.

Sous l’étendard, il y avait une vingtaine dhommes, pas plus ; mais ils tenaient bon. La mère tremblait pour eux ; elle souhaitait vaguement de pouvoir leur dire on ne savait quoi.

Lieutenant prenez-lui donc cela ! fit la voix mesurée du grand vieillard.

Et, tendant la main, il désigna le drapeau.

Le petit officier accourut ; il saisit la hampe en criant dune voix perçante :

Donne !

Non ! À bas les opprimeurs du peuple !

L’étendard rouge tremblait en lair ; il se penchait tantôt à droite, tantôt à gauche, puis il se redressait. Vessoftchikov passa devant la mère avec une rapidité quelle ne lui connaissait pas, le bras tendu, le poing serré.

Saisissez-les ! grogna le vieillard en frappant du pied.

Quelques soldats s’élancèrent. Lun deux brandit sa crosse ; l’étendard frissonna, se pencha et disparut dans le groupe grisâtre des soldats.

Hé ! soupira tristement une voix.

La mère poussa un cri, un hurlement qui navait plus rien dhumain. La voix nette de Pavel lui répondit, du milieu des soldats :

Au revoir, maman ! au revoir, ma chérie !

Il est vivant ! Il sest souvenu de moi !

Ces deux pensées lui frappèrent le cœur.

Au revoir, ma petite mère !

Pélaguée se dressa sur la pointe des pieds en agitant les bras. Elle voulait voir son fils et son camarade : elle aperçut au-dessus des têtes des soldats, le visage rond dAndré ; il lui souriait, il la saluait.

Mes chéris mes enfants André ! Pavel ! cria-t-elle.

Au revoir, camarades !

On leur répondit à plusieurs reprises, mais sans unanimité ; les voix venaient des fenêtres, des toits, don ne sait où.

 

 

 

 

 

XXX

 

Quelquun poussa la mère à la poitrine. Au travers du brouillard qui voilait ses yeux, elle vit devant elle le petit officier ; il avait les traits rouges et tendus, il cria :

Va-ten, la vieille !

Elle le toisa du regard, aperçut à ses pieds la hampe du drapeau brisée en deux : à lun des tronçons pendait un petit morceau d’étoffe rouge. La mère se baissa pour le ramasser. Lofficier lui arracha le bâton des mains, le lança à terre, et cria en frappant du pied :

Va-t-en, te dis-je !

Lève-toi, lève-toi, peuple opprimé !

Du milieu des soldats, un chant résonna soudain :

Tout tourbillonna, chancela et frémit. Dans lair, un bruit sourd tremblait, pareil à celui des fils télégraphiques. Lofficier revint au galop, et glapit :

Faites-les taire ! Kraïnov

Chancelante, la mère ramassa le débris de hampe que le lieutenant avait jeté, et l’éleva de nouveau.

Fermez-leur la bouche !

La chanson sembrouilla, sentrecoupa ; puis elle se déchira et se tut. Quelquun saisit la mère par l’épaule, lui fit faire demi-tour et la poussa dans le dos.

Va-t-en ! va-t-en !

Balayez la rue ! cria lofficier.

À dix pas devant elle, Pélaguée distingua de nouveau une foule compacte. Les gens hurlaient, grognaient, sifflaient, reculant lentement et se répandant dans les cours voisines.

Va-t-en au diable ! cria dans loreille de la mère un jeune soldat moustachu, et il la poussa sur le trottoir.

Elle marchait appuyée sur la hampe pour ne pas tomber, car ses genoux fléchissaient, elle saccrochait de lautre main aux murs et aux palissades. Devant elle, les manifestants reculaient toujours, derrière elle et à ses côtés les soldats avançaient et criaient de temps à autre :

Va-ten, va-ten !

Ils la dépassèrent ; elle sarrêta et regarda autour delle. Au bout de la rue, en un cordon espacé, la force armée empêchait les gens darriver à la place, vide maintenant. En avant, des silhouettes grises marchaient sans hâte sur la foule.

Pélaguée voulut revenir sur ses pas, mais, sans sen rendre compte elle continua à avancer ; arrivée à une petite ruelle étroite et déserte, elle sy engagea Là, elle sarrêta de nouveau. Elle soupira profondément et prêta loreille. Quelque part, là-bas, la foule grondait.

Toujours appuyée sur la hampe, elle se remit en marche, en remuant les sourcils. Soudain, elle sanima, les lèvres frémissantes, elle agita la main. Pareilles à des étincelles, on ne sait quelles paroles éclatèrent dans son cœur et sy pressèrent, la brûlant du désir de les crier.

La ruelle tournait brusquement à gauche ; au coin, la mère vit un groupe compact de gens ; quelquun disait avec force :

Ce nest pas par insolence quils bravent les baïonnettes, frères !

Avez-vous vu cela, hein ? Les soldats marchaient sur eux, et ils ne bougeaient pas ! Et ils restaient là, sans peur !

Oui

Quel gaillard, ce Pavel Vlassov ?

Et le Petit-Russien !

Les bras derrière le dos, et il souriait, ce diable !

Mes amis ! bonnes gens ! cria la mère en pénétrant dans la foule.

On s’écartait devant elle avec déférence. Quelquun dit en riant :

Voyez, elle a le drapeau ! elle a le drapeau à la main !

Tais-toi ! répondit une voix avec sévérité.

La mère étendit les bras en un large geste.

Écoutez, au nom de Jésus ! Vous êtes tous des nôtres vous êtes tous des gens sincères ouvrez les yeux regardez sans crainte que sest-il passé ? Nos enfants se lèvent paisiblement Nos enfants, notre sang, se lèvent au nom de la vérité ils frayent loyalement la route pour arriver à une nouvelle voie, une voie large et directe destinée à tous Pour vous tous, pour vos enfants, ils ont entrepris une croisade

Son cœur se brisait, sa poitrine était embarrassée, sa gorge sèche et enflammée. Au plus profond delle-même naissaient des paroles dun immense amour qui embrassait tout et tous, elles brûlaient sa langue et la faisaient mouvoir avec une force croissante.

Elle voyait quon l’écoutait ; tous se taisaient ; la mère comprenait quils réfléchissaient ; un désir dont elle avait nettement conscience maintenant s’éveillait en elle : celui dentraîner ceux qui lentouraient, là-bas, vers André, vers Pavel, vers les camarades quon avait laissé prendre par les soldats, quon avait laissés seuls et dont on s’était éloigné.

Elle reprit avec une force atténuée, en promenant son regard sur les visages attentifs et sombres :

Nos enfants sen vont par le monde vers la joie ; au nom de tous et au nom de la vérité du Christ, ils marchent contre toutes les choses au moyen desquelles les méchants, les trompeurs, les rapaces nous enchaînent, nous étranglent et nous retiennent prisonniers. Mes amis ! cest pour le peuple, pour le monde entier, pour tous les opprimés, que notre jeunesse, notre sang, se sont soulevés Ne les abandonnez donc pas, ne les reniez pas, ne laissez pas vos enfants suivre leur voie solitairement ! Ayez pitié de vous-mêmes aimez-les comprenez ces cœurs denfants ayez confiance en eux !

Sa voix se brisa, elle chancela, épuisée ; quelquun la soutint par le bras

Cest Dieu qui linspire ! cria une voix sourde et agitée, cest Dieu qui linspire, bonnes gens. Écoutez-la !

Un autre la plaignit.

Hé ! elle se tue

Ce nest pas elle quelle tue, cest nous autres imbéciles, quelle frappe, comprends-le !

Une voix aiguë et anxieuse s’éleva au-dessus de la foule :

Chrétiens ! Mon Mitia cette âme pure qua-t-il fait ? Il a suivi ses camarades ses camarades bien-aimés Elle a raison pourquoi abandonnons-nous nos enfants ? Quel mal ont-ils fait ?

Ces paroles firent trembler la mère ; elle leur répondit par de douces larmes.

Rentre chez toi, Pélaguée. Va, mère ! tu es harassée ! dit Sizov dune voix forte.

Il était sale, la barbe tout ébouriffée. Soudain, il fronça le sourcil, promena un regard sévère sur la foule, se redressa de toute sa hauteur, et dit dune voix nette :

Mon fils Matwéï a été écrasé à la fabrique, vous le savez. Mais sil était vivant, je laurais moi-même envoyé se mettre dans les rangs de ceux-là je lui aurais dit : Vas-y aussi, Matwéï, va, car cest une cause juste, une cause sainte !

Il sinterrompit, les gens gardèrent le silence ; ils étaient envahis par la sensation don ne sait quoi de grand et de nouveau qui ne les effrayait déjà plus. Sizov leva le bras, lagita et reprit :

Cest un vieillard qui parle Vous me connaissez tous ! Il y a trente-neuf ans que je travaille ici Il y a cinquante-sept ans que je vis sur la terre. Mon neveu, un brave garçon, intelligent et honnête, a de nouveau été arrêté aujourdhui Il était aussi en avant, avec Vlassov, à côté du drapeau.

Son visage se crispa ; il continua en prenant la main de la mère :

Cette femme a dit vrai Les enfants veulent vivre dans lhonneur, selon la raison, et nous, nous les avons abandonnés oui, nous les avons abandonnés. Rentre chez toi, Pélaguée !

Mes amis, cest pour nos enfants quest la vie, la terre est pour eux ! dit la mère en regardant la foule avec ses yeux rougis de larmes.

Va chez toi, Pélaguée ! Tiens, prends ton bâton ! fit Sizov en lui tendant le débris de hampe.

On considérait la mère avec une tristesse respectueuse, une rumeur de compassion la suivait. Sans mot dire, Sizov lui frayait un passage, les gens s’écartaient sans récriminer et, obéissant à une force inexplicable, ils la suivaient lentement, échangeant à voix basse des paroles brèves.

Près de la porte de la maison, la mère se tourna vers eux, et, sappuyant au tronçon de hampe, elle s’écria dune voix pleine de reconnaissance :

Merci à vous tous !

Et, de nouveau, se souvenant de sa pensée, de cette pensée nouveau-née dans son cœur, elle ajouta :

Notre Seigneur Jésus-Christ ne serait pas venu dans le monde si les gens ne périssaient pas pour sa gloire.

La foule la regarda silencieusement. Elle fit un geste de la main et rentra chez elle avec Sizov. Les gens restés à la porte échangèrent encore quelques réflexions, puis ils sen allèrent sans se hâter.

 

 

 

 

 

Deuxième partie

 

 

 

I

 

Le reste de la journée flotta dans un brouillard bariolé de souvenirs, dans une fatigue extrême qui oppressait le corps et l’âme. Comme une tache grise, le petit officier sautillait sous les yeux de la mère ; le visage bronzé de Pavel, les yeux souriants dAndré luisaient dans un noir tourbillon mouvant

La mère allait et venait dans la chambre, elle sasseyait près de la fenêtre, regardait dans la rue, se levait de nouveau et fronçait les sourcils ; elle frémissait, regardait autour delle ; la tête vide, elle cherchait, ne sachant pas elle-même ce quelle désirait Elle but de leau sans apaiser sa soif, sans éteindre dans son cœur lardent brasier dangoisse et dhumiliation qui la consumait. La journée était coupée en deux parties, la première avait un sens et un contenu, mais la seconde était comme évaporée ; c’était un vide absolu. Pélaguée ne trouvait pas de réponse à la question pleine de perplexité quelle se posait :

— Que faire maintenant ?

Maria Korsounova survint. Elle fit de grands gestes, cria, pleura, frappa du pied, proposa et promit on ne sait quoi, menaça on ne sait qui. Mais tout cela n’émut pas la mère.

— Ah ! disait la voix criarde de Maria, tout de même le peuple a été touché Elle sest levée, la fabrique, elle sest levée tout entière !

— Oui, oui, répondit doucement Pélaguée en hochant la tête ; et ses yeux considéraient dun regard fixe ce qui était devenu le passé, ce qui s’était éloigné delle avec André et Pavel. Elle ne pouvait pas pleurer. Son cœur était serré et aride ; ses lèvres aussi étaient sèches comme son gosier. Ses mains tremblaient ; de petits frissons lui glaçaient le dos. Mais en elle subsistait une étincelle de colère, qui ne vacillait pas et piquait le cœur comme une aiguille ; et la mère répondait à cette piqûre par une froide promesse :

— Attendez !

Alors, toussant avec bruit, elle fronçait les sourcils. Le soir, les gendarmes arrivèrent. Elle les accueillit sans étonnement, sans crainte. Ils entrèrent dans la maison à grand fracas, avec un air de satisfaction. Lofficier au teint jaune dit en découvrant ses dents :

— Eh bien, comment allez-vous ? Cest la troisième fois que nous nous voyons, nest-ce pas ?

La mère garda le silence et passa sa langue sèche sur ses lèvres ; lofficier parla beaucoup, dun ton savant ; Pélaguée sentit quil avait du plaisir à s’écouter. Mais les paroles narrivaient pas jusqu’à elle et ne la troublaient pas. Cependant, lorsquil lui dit :

— Tu es coupable toi-même de navoir pas su inspirer à ton fils le respect envers Dieu et lEmpereur

Elle répondit sans le regarder :

— Ce sont les enfants qui sont nos juges ils nous condamneront en toute justice de les avoir abandonnés sur une voie pareille

— Quoi ? cria lofficier, parle plus haut !

— Je dis que ce sont nos enfants qui sont nos juges ! répéta-t-elle en soupirant.

Alors il se mit à pérorer dune voix rapide et irritée, mais les phrases senvolaient sans toucher la mère.

Maria Korsounova avait été requise comme témoin. Debout à côté de Pélaguée, elle ne la regardait pas ; lorsque lofficier lui adressait une question quelconque, elle sinclinait aussitôt très bas et répondait dune voix monotone :

— Je ne sais pas, Votre Noblesse ! Je suis une femme tout à fait ignorante, je moccupe de mon commerce grâce à ma bêtise, je ne sais rien du tout

— Tais-toi ! ordonna lofficier en agitant sa moustache.

Maria sinclina et, lui faisait la nique sans quil sen aperçût, chuchota :

— Tiens, prends ça pour toi !

On lui donna lordre de fouiller la mère. Ses yeux papillotèrent, se fixèrent écarquillés sur lofficier. Elle dit dun ton effrayé :

— Je ne sais comment my prendre, Votre Noblesse !

Il frappa du pied et se fâcha.

— Eh bien Déboutonne-toi, Pélaguée ! dit Maria.

Toute rouge, elle fouilla et tâta les vêtements de la mère en chuchotant :

— Hein ! quels chiens ?

— Quest-ce que tu dis ? cria lofficier avec rudesse, et il jeta un coup d’œil dans lencoignure où elle accomplissait sa besogne.

— Cest une affaire de femme, Votre Noblesse ! murmura Korsounova dune voix craintive.

Lorsque lofficier ordonna à la mère de signer le procès-verbal, elle traça ces mots dune écriture gauche, en caractères dimprimerie :

« Pélaguée Nilovna Vlassov, veuve dun ouvrier. »

— Quas-tu écrit ? Pourquoi as-tu écrit cela ? sexclama lofficier en fronçant dédaigneusement le sourcil ; et il ajouta avec un rire ironique :

— Quels sauvages !

Les gendarmes partirent. La mère se plaça devant la fenêtre ; les bras croisés sur la poitrine, elle resta là longtemps, les yeux fixés devant elle sans rien voir. Ses sourcils étaient relevés et ses lèvres pincées. Elle serrait les mâchoires avec tant de force quelle en eut bientôt mal aux dents. Il ny avait plus de pétrole dans la lampe, la lumière s’éteignait avec de petits pétillements. La mère souffla sur la mèche et resta dans lobscurité. Sa colère et son humiliation avaient disparu ; un nuage obscur et froid dangoisse éperdue la pénétrait et lui remplissait la poitrine, gênant les battements de son cœur. Elle demeura immobile jusqu’à ce que ses yeux et ses jambes fussent fatigués. Alors elle entendit Maria sarrêter sous la fenêtre et crier dune voix avinée :

— Pélaguée ! tu dors ? Ma pauvre malheureuse ! Dors, dors ! On outrage tout le monde, tout le monde !

La mère se coucha sur son lit sans se déshabiller et tomba dans un profond sommeil, comme si elle eût roulé dans un précipice.

Elle vit en rêve un tertre de sable jaune qui se trouvait au delà du marais, sur le chemin de la ville. Au sommet de la pente conduisant aux carrières doù lon extrayait le sable, Pavel chantait doucement, avec la voix dAndré :

Lève-toi, lève-toi, peuple opprimé

Pélaguée passa devant le monticule et regarda son fils en portant la main à son front. La silhouette du jeune homme se détachait nettement sur le fond bleu du ciel. Mais la mère avait honte de sapprocher de lui, car elle était enceinte. Dans ses bras elle portait un autre enfant. Elle continua à marcher. Dans les champs, des enfants jouaient avec une balle ; ils étaient nombreux et la balle était rouge. Le bambin quelle portait voulut aller samuser avec les autres et se mit à pleurer bruyamment. Elle lui donna le sein et revint sur ses pas ; le monticule était occupé par des soldats dont les baïonnettes se dirigeaient contre elle. Elle senfuit vers une église édifiée en pleine campagne, une église blanche, très haute et légère, comme si elle eût été formée de nuages. On y célébrait des funérailles ; le cercueil était grand et noir, hermétiquement fermé. Le prêtre et le diacre, vêtus daubes immaculées, chantaient :

— « Christ est ressuscité dentre les morts »

Le diacre agita lencensoir et sourit à la mère en lapercevant. Il avait les cheveux roux et lair jovial, comme Samoïlov. De la coupole tombaient des rayons de soleil aussi larges que des essuie-mains. Dans le chœur, des garçonnets répétaient à mi-voix :

— « Christ est ressuscité dentre les morts »

— Saisissez-les ! cria soudain le prêtre en sarrêtant au milieu de l’église. Son aube s’évapora, tandis que des moustaches épaisses et grises apparaissaient sur son visage. Tout le monde senfuit, même le diacre, qui jeta au loin lencensoir et se prit la tête dans les mains, comme le Petit-Russien avait coutume de le faire. La mère laissa choir lenfant sous les pieds des fidèles qui l’évitaient en jetant des regards craintifs sur le petit corps nu ; elle se mit à genoux et cria :

— Nabandonnez pas lenfant ! Prenez-le

— « Christ est ressuscité dentre les morts ! » chantait le Petit-Russien, les mains derrière le dos, le sourire aux lèvres.

Pélaguée se baissa, prit lenfant et le plaça sur une charrette de planches à côté de laquelle marchait lentement Vessoftchikov ; celui-ci riait en disant :

— On ma donné un travail pénible

La rue était sale ; aux fenêtres des maisons, les gens se montraient et sifflaient, criaient, gesticulaient. Le jour était clair, le soleil brillait avec ardeur ; il ny avait dombre nulle part.

— Chantez, petite mère ! disait le Petit-Russien. Cest la vie.

Et il chantait, dominant tous les bruits de sa bonne voix souriante. La mère le suivait et se plaignait :

— Pourquoi se moque-t-il de moi ?

Mais, soudain, elle recula et tomba dans un gouffre sans fond, qui grondait à son approche

Pélaguée se réveilla, toute frissonnante, couverte de sueur, et prêta loreille à ce qui se passait en elle. Avec étonnement elle constata le vide de sa poitrine. On eût dit quune main lourde et fureteuse s’était emparée de son cœur et le serrait doucement, en un jeu cruel. La sirène hurlait avec obstination ; daprès le son, la mère calcula que c’était déjà le second appel. La chambre était en désordre ; les livres et les vêtements gisaient pêle-mêle sur le plancher sali ; tout était sans dessus dessous.

Elle se leva, commença à faire de lordre, sans se laver, ni même prier. À la cuisine, elle aperçut un bâton portant encore un lambeau de calicot rouge ; elle le prit dun air irrité et allait le jeter sous le poêle ; mais elle soupira, enleva le fragment d’étoffe rouge, quelle plia soigneusement et le mit dans sa poche. Ensuite elle lava à grande eau le plancher et la fenêtre. Elle shabilla et prépara le samovar, puis sassit près de la fenêtre de la cuisine, en se répétant la même question que la veille :

— Que faire maintenant ?

Se rappelant quelle navait pas encore prié, elle se plaça pendant quelques instants devant les images et sassit de nouveau. Son cœur était vide.

Le balancier de lhorloge qui tictaquait dhabitude avec agilité, avait ralenti ses coups précipités. Les mouches bourdonnaient hésitantes et se débattaient aveuglément contre les vitres

Un silence étrange régnait dans le faubourg, il semblait que les gens qui avaient tant crié dans les rues la veille s’étaient cachés à lintérieur des maisons et y réfléchissaient en silence à lextraordinaire journée.

Soudain, Pélaguée se remémora une scène quelle avait vue une fois, aux jours de sa jeunesse : dans le vieux parc des seigneurs Zoussaïlov, se trouvait un large étang tout parfumé de nénuphars. Par une grise journée dautomne, elle avait passé par là ; un canot était au milieu de la pièce deau, comme figé sur londe tranquille et sombre, piquée de feuilles jaunies. Et de cette embarcation sans rames ni rameur, solitaire et immobile sur leau opaque, parmi les feuilles mortes, se dégageait une tristesse profonde, un chagrin mystérieux. Pélaguée était restée là longtemps, se demandant qui avait pu pousser le canot loin de la rive et pourquoi. Il lui semblait maintenant quelle était elle-même pareille à cette nacelle qui jadis lui faisait penser à un cercueil attendant un cadavre. Le soir du même jour, on apprit que la femme de lintendant s’était noyée ; c’était une petite femme à la démarche rapide, aux cheveux noirs éternellement en désordre

La mère passa la main sur ses yeux, comme pour en chasser les souvenirs ; sa pensée frémissante et cahotante glissa en palpitant vers les impressions de la veille, qui lenvahissaient. Les yeux fixés sur sa tasse de thé refroidi, elle demeura longtemps immobile ; dans son âme se leva le désir de voir quelquun de simple et dintelligent, pour lui demander une foule de choses.

Et comme pour exaucer son désir, Nicolas Ivanovitch arriva après le dîner. En le voyant, linquiétude la saisit brusquement ; elle dit dune voix faible, sans répondre à ses salutations :

— Ah ! petit père ! vous avez eu tort de venir ! cest imprudent, on vous arrêtera si on vous voit !

Après lui avoir serré la main avec énergie, Nicolas Ivanovitch consolida ses lunettes sur son nez, et se penchant à loreille de la mère, il lui expliqua rapidement, à voix basse :

— Nous avons convenu, André, Pavel et moi, que je viendrais vous chercher pour vous conduire à la ville, le lendemain même de leur arrestation, si elle avait lieu. On est venu perquisitionner ?

— Oui. Ils ont cherché partout, ils mont même fouillée. Ces gens nont point de conscience ni de pudeur !

— Pourquoi en auraient-ils ? demanda Nicolas en haussant les épaules ; puis il lui exposa les raisons pour lesquelles elle devait aller vivre à la ville.

Elle écoutait cette voix amicale, pleine de sollicitude, regardait ce visage au pâle sourire, et s’étonnait de la confiance que lui inspirait cet homme.

— Du moment que Pavel la décidé, et si je ne vous gêne pas dit-elle.

— Ne vous inquiétez pas de cela. Je vis seul, ma sœur ne vient que rarement

— Mais je veux travailler, je veux gagner mon pain !

— Si vous voulez travailler, on vous trouvera de louvrage !

Pour elle, lidée de travail était liée indissolublement au genre dactivité de son fils, dAndré et de leurs camarades. Elle se rapprocha de Nicolas et lui demanda en le regardant dans les yeux :

— Vous croyez ?

— Mon ménage nest pas bien grand ; quand on est seul

— Ce nest pas de cela que je parle, je parle de la grande affaire expliqua-t-elle à voix basse.

Blessée de ne pas avoir été comprise, elle poussa un soupir de tristesse. Nicolas se leva et dit dun ton grave, en souriant de ses yeux myopes :

— Pour la grande cause aussi, vous aurez de louvrage, si vous le voulez

Une pensée simple et claire se forma vivement en elle. Une fois déjà, elle avait réussi à aider Pavel ; peut-être y parviendrait-elle encore ? Plus il y aurait de gens qui travailleraient à cette cause, plus il serait évident aux yeux du monde que Pavel avait raison de la défendre. Tout en examinant le bon visage de Nicolas Ivanovitch, elle sattendait à ce quil parlât avec compassion de Pavel, dAndré et delle-même, mais il ajouta seulement, en se caressant la barbe avec des gestes absorbés :

— Si vous pouviez savoir de Pavel, quand vous le verrez, ladresse des paysans qui ont demandé un journal

— Je la connais ! s’écria-t-elle pleine de joie. Je sais qui ils sont et où ils sont. Donnez-moi le journal, je le leur porterai. Je les trouverai et ferai tout ce que vous me direz Personne ne supposera que je porte des livres défendus. Grâce à Dieu, jen ai introduits à la fabrique par kilos.

Elle eut soudain le désir de sen aller nimporte où, par les grandes routes, les forêts et les villages, le bâton à la main, la besace à l’épaule.

— Chargez-moi de cette besogne-là, je vous en prie, mon ami, dit-elle. Jirai partout où vous voudrez. Nayez pas peur, je trouverai mon chemin dans nimporte quelle province. Je marcherai été et hiver jusqu’à ma tombe ; je serai une apôtre, par amour de la vérité ; mon sort ne sera-t-il pas digne denvie ? Cest une belle existence que celle des voyageurs ; ils sen vont par la terre, ne possédant rien et nayant besoin de rien, sauf de pain ; ils nhumilient personne ; et ils parcourent le monde, tranquilles et inaperçus Moi aussi, je vivrai ainsi jarriverai jusqu’à Pavel, jusqu’à André, jusqu’à lendroit où ils seront

Elle sattrista en se voyant en pensée sans foyer, errante, mendiant au nom de Dieu sous les fenêtres des chaumières villageoises

Nicolas lui prit doucement la main et la caressa de ses doigts chauds.

— Nous parlerons de cela plus tard ! dit-il en regardant lhorloge. Vous vous chargez dune besogne dangereuse réfléchissez !

— Mon bon ami ! sexclama-t-elle. À quoi bon réfléchir ? Les enfants, le plus pur de notre sang, les morceaux de notre cœur, qui nous sont chers par-dessus tout, sacrifient leur liberté et leur vie, ils périssent sans regret pour eux-mêmes ; que ne ferais-je donc pas, moi qui suis mère ?

Nicolas pâlit :

— Savez-vous, cest la première fois que jentends des paroles de ce genre

— Que puis-je dire ! fit-elle en hochant la tête tristement ; et elle laissa retomber les bras en un geste dimpuissance. Si javais des mots pour parler de mon cœur de mère

Elle se leva, poussée par la force qui se développait en elle et exaltait dans son cerveau dardentes paroles de mécontentement.

—  Il y en a beaucoup qui pleureraient même les méchants, les êtres sans conscience

Nicolas se leva et regarda lheure encore une fois.

— Ainsi, cest décidé, vous viendrez à la ville, chez moi !

La mère hocha la tête sans rien dire.

— Quand ? le plus vite possible ! et il ajouta doucement : Je serai inquiet, à votre sujet, vrai !

Elle le regarda avec étonnement : quel intérêt pouvait-elle lui inspirer ? Il se tenait là, tête baissée, un sourire embarrassé aux lèvres, myope et un peu voûté, vêtu dun modeste veston noir.

— Avez-vous de largent ? demanda-t-il sans la regarder.

— Non.

Il sortit vivement une bourse de sa poche, louvrit et la lui tendit :

— Tenez, prenez, sil vous plaît

La mère eut un sourire involontaire, elle fit en hochant la tête :

— Tout a changé ! Largent lui-même na pas de valeur pour vous autres. Les gens sont prêts à tout pour en avoir, ils perdent même leur âme et pour vous, ce nest que du papier des rondelles de cuivre On dirait que vous nen avez que par bonté envers autrui.

— Largent est une chose bien désagréable et incommode, repris Nicolas Ivanovitch en riant. Cest toujours si gênant den recevoir ou den donner

Il prit la main de la mère, la serra avec force.

— Vous viendrez le plus vite possible, nest-ce pas ? répéta-t-il.

Et, comme toujours, il s’éloigna sans bruit.

Layant reconduit, la mère pensa :

— Il est si bon ! et pourtant, il ne nous a pas plaints

Et elle ne put se rendre compte si cela lui était désagréable ou si elle en était seulement étonnée.

 

 

 

 

 

II

 

Quatre jours après la visite de Nicolas, Pélaguée se mit en route pour aller chez lui. Lorsque le char qui lemportait avec ses deux malles eut traversé le faubourg et fut arrivé dans les champs, elle se retourna et sentit soudain quelle quittait à jamais cet endroit, où la période la plus sombre et la plus pénible de sa vie s’était écoulée, et où une autre avait commencé, une ère pleine de nouveaux chagrins et de joies nouvelles et qui dévorait les jours avec rapidité.

Pareille à une immense araignée rouge foncé, la fabrique s’étalait sur le sol noir de suie et élevait bien haut dans lair ses immenses cheminées. Autour delle se serraient les petites maisons douvriers. Grisâtres et aplaties, elles formaient un groupe compact au bord du marais et avaient lair de se regarder plaintivement avec leurs petites fenêtres ternes. L’église se dressait parmi elles, rouge comme la fabrique, et son clocher paraissait moins élevé que les cheminées de lusine.

La mère soupira, défit le col de son corsage qui la gênait ; elle était triste, mais dune tristesse sèche comme la poussière dun jour d’été.

Marche ! murmurait le voiturier en tirant sur les rênes. C’était un bancal d’âge incertain, dont les yeux étaient incolores et les rares cheveux déteints. Oscillant sur ses hanches, il marchait à côté de son char ; on sentait fort bien que le but du voyage, quel quil fût, lui était parfaitement indifférent.

Marche, disait-il dune voix blanche en allongeant dune manière bizarre ses jambes torses, chaussées de lourdes bottes toutes crottées. La mère promenait son regard autour delle. Les champs étaient aussi vides que son âme

Le cheval, hochant lamentablement la tête, enfonçait les pieds dans le sable profond, qui criait, faiblement réchauffé par le soleil. La charrette, mal graissée et en mauvais état, grinçait à chaque tour de roue. Tous ces bruits se mêlaient à la poussière.

Nicolas Ivanovitch habitait, à lextrémité de la ville, un petit pavillon vert, adossé à une noire maison de deux étages, croulante de vieillesse, dans une rue déserte. Il y avait un jardin devant le pavillon, et par les fenêtres des trois pièces pénétraient de frais rameaux dacacias, de lilas, de jeunes peupliers argentés. Les chambres étaient propres et silencieuses ; des ombres muettes et dentelées tremblaient sur le plancher ; le long des murs étaient suspendus des rayons couverts de livres, avec quelques portraits de gens graves et imposants.

Vous sentirez-vous bien ici ? demanda Nicolas en conduisant la mère dans une chambre dont une fenêtre donnait sur le jardin, et une autre sur la cour recouverte dun épais gazon. Et, là aussi, les murs étaient garnis de rayons chargés de livres.

Jaime mieux la cuisine.

Il lui semblait que Nicolas avait peur de quelque chose. Il la dissuada dun air embarrassé et lorsquelle renonça à rester dans la cuisine, il redevint brusquement satisfait.

Dans les trois chambres régnait une atmosphère particulière : il était agréable dy respirer, mais la voix sy faisait plus basse instinctivement ; on navait pas envie de parler fort, ni de troubler la paisible méditation des personnages qui vous regardaient du haut de leurs cadres avec un air concentré.

Il faut arroser les plantes ! dit la mère en tâtant du doigt la terre des vases.

Oui, oui, dit le maître de la maison avec confusion. Vous savez, jaime les fleurs, mais je nai pas le temps de men occuper.

Pélaguée remarqua que, même dans son confortable appartement, Nicolas marchait avec prudence, sans bruit, comme étranger et lointain à tout ce qui lentourait. Il plaçait son visage tout près de ce quil voulait voir, arrangeait ses lunettes avec les doigts minces de sa main droite, braquant une question muette sur lobjet quil considérait. On aurait dit quil venait darriver avec la mère, que tout dans la pièce lui était inconnu. Alors, le voyant si distrait, Pélaguée se sentit tout à fait chez elle dans cet appartement.

Elle suivit Nicolas, notant dans sa mémoire la place de chaque chose et le questionnant sur sa manière de vivre ; il répondait du ton embarrassé de quelquun qui a conscience de ne pas agir comme il le devrait, mais qui ne sait pas adopter dautre ligne de conduite.

Après avoir arrosé les plantes et réuni en un seul tas les cahiers de musique épars sur le piano, la mère aperçut le samovar.

Il faut le nettoyer ! fit-elle.

Nicolas passa le doigt sur le métal terni et, le portant à son nez, lexamina attentivement. Cela fit rire Pélaguée.

Lorsquelle se fut couchée et quelle se remémora sa journée, elle dressa la tête et regarda autour delle. Pour la première fois de sa vie, elle était chez un étranger et elle nen était pas troublée. Elle pensa à son hôte avec sollicitude et se promit de mettre dans la vie de Nicolas un peu de chaude affection. Elle était touchée par la gaucherie, la maladresse ridicule de son hôte, par son éloignement de tout ce qui était coutumier, par lexpression à la fois enfantine et sage de ses yeux clairs. Puis sa pensée bondit vers son fils ; elle revécut les incidents du Premier Mai. Et la douleur de cette journée était particulière comme la journée l’était elle-même : cette douleur ne courbait pas la tête vers le sol comme le fait un coup de poing, mais elle meurtrissait le cœur de mille piqûres et excitait une colère sourde qui redressait le dos courbé de la vieille.

Les enfants sen vont par le monde pensait-elle en prêtant loreille aux bruits, étrangers pour elle, de la vie nocturne de la ville et qui se glissaient par la fenêtre ouverte, agitant le feuillage du jardin ; ils venaient de loin, fatigués et atténués et mouraient doucement dans la chambre.

Le lendemain, de bonne heure, la mère nettoya le samovar et lalluma ; elle serra la vaisselle sans bruit ; puis elle sassit dans la cuisine en attendant le réveil de son hôte. Un accès de toux se fit entendre et Nicolas parut, tenant ses lunettes à la main.

Après avoir répondu à son bonjour, la mère porta le samovar dans la salle à manger, tandis que Nicolas en se lavant répandait leau sur le plancher et laissait tomber son savon, sa brosse, sans cesser de grommeler contre lui-même.

Pendant le déjeuner, Nicolas dit à la mère :

Je moccupe dune bien triste besogne à ladministration provinciale : jobserve comment nos paysans se ruinent

Il répéta avec un sourire contraint :

Oui, jobserve, cest le mot. Les gens ont faim, ils sen vont prématurément au tombeau, épuisés par la misère ; les enfants sont faibles dès leur naissance, ils meurent comme des mouches en automne nous savons tout cela nous connaissons les causes de ces calamités, et quand nous les avons examinées, nous recevons notre traitement Et cest tout

Quest-ce que vous êtes, un ancien étudiant ? demanda Pélaguée.

Non, j’étais maître d’école de village Mon père est directeur de fabrique à Viatka ; et moi, je me suis fait instituteur. Mais jai distribué des livres aux habitants du village, et on ma mis en prison. Ensuite, jai été employé dans une librairie ; là, jai agi avec imprudence et lon ma arrêté de nouveau ; on ma envoyé dans la province dArkhangel Jeus des ennuis avec le gouvernement, qui mexpédia sur les bords de la mer Blanche, dans un hameau où je suis resté cinq ans

Sa voix résonnait calme et égale dans la pièce claire et inondée de soleil.

Bien souvent, la mère avait entendu des histoires de ce genre ; elle navait pu comprendre pourquoi on les racontait si tranquillement, sans jamais accuser personne des souffrances, quon semblait considérer comme inévitables.

Ma sœur arrivera aujourdhui, annonça-t-il.

Elle est mariée ?

Elle est veuve. Son mari a été exilé en Sibérie ; mais il s’échappa et prit froid en route ; il est mort à l’étranger, il y a deux ans

Elle est plus jeune que vous ?

Non, elle a six ans de plus Je lui dois beaucoup Vous lentendrez jouer sur ce piano, qui est à elle dailleurs, il y a beaucoup de choses ici qui lui appartiennent les livres sont à moi

Où demeure-t-elle ?

Partout ! répondit-il avec un sourire. Partout où on a besoin dune créature audacieuse, on la trouve

Elle soccupe aussi de notre cause ?

Bien entendu !

Il partit pour son bureau, et la mère songea à cette cause qui rendait de jour en jour les hommes plus calmes et plus obstinés. Et il lui sembla quelle était comme devant une montagne, dans lobscurité.

Vers midi, arriva une dame grande et bien faite, vêtue de noir. Quand la mère lui eut ouvert la porte, elle jeta à terre une petite valise jaune et saisit vivement la main de Pélaguée en disant :

Vous êtes la mère de Pavel Vlassov, nest-ce pas ?

Oui, cest moi ! répondit Pélaguée, gênée par l’élégance de la dame.

Vous êtes telle que je me le figurais ! Mon frère ma écrit que vous iriez vivre chez lui ! Il y a longtemps que nous sommes amis, votre fils et moi Il ma souvent parlé de vous

Elle avait la voix sourde et parlait lentement, mais ses mouvements étaient vifs et décidés. Ses grands yeux gris avaient un sourire franc et jeune. De fines petites rides rayonnaient déjà sur ses tempes et des cheveux blancs comme largent brillaient au-dessus de ses oreilles menues.

Jai faim ! déclara-t-elle. Jaimerais bien boire une tasse de café

Je vais en faire immédiatement, dit la mère, et, sortant une cafetière de larmoire, elle demanda à voix basse :

Pavel parle-t-il vraiment de moi ?

Certainement, et souvent même !

La sœur de Nicolas tira un petit étui de sa poche, prit une cigarette et lalluma ; marchant à grands pas dans la pièce, elle reprit :

Vous êtes très inquiète à son sujet ?

Tout en regardant la flamme bleuâtre de la lampe à esprit de vin trembler sous la cafetière, la mère souriait. Son embarras avait disparu dans la profondeur de sa joie.

« Ainsi, il parle de moi, mon chéri ! » pensa-t-elle. Elle reprit :

Vous me demandez si je suis inquiète ? Naturellement, cest douloureux mais c’était pire, auparavant maintenant, je sais quil nest pas seul

Fixant ses yeux sur le visage de la visiteuse, elle lui demanda :

Comment vous appelez-vous ?

Sophie !

La mère lexamina avec attention. Il y avait quelque chose de hardi, de trop audacieux et de trop précipité chez cette femme. Elle parlait avec assurance.

Limportant cest que les camarades ne restent pas trop longtemps en prison, cest quils soient vite jugés. Et dès que Pavel sera en Sibérie, nous le ferons évader on ne peut se passer de lui ici

Après avoir cherché des yeux un endroit où elle pût jeter sa cigarette, Sophie lenfonça dans un pot de fleurs.

Vous allez faire périr la plante ! remarqua machinalement la mère.

Pardon ! dit Sophie, Nicolas me le répète sans cesse Et retirant le bout de sa cigarette, elle le lança par la fenêtre

Je vous prie de mexcuser ! Jai parlé sans réfléchir. Est-ce à moi de vous reprendre ?

Et pourquoi pas, si je suis une sotte ? répartit tranquillement Sophie en haussant les épaules. Le café est prêt. Merci ! Pourquoi une seule tasse ! Vous nen voulez pas ?

Et, prenant la mère par les épaules, elle lattira à elle, la regarda fixement, et lui demanda avec étonnement :

Vous gêneriez-vous ?

La mère répondit en souriant :

Je suis arrivée ici hier, et je me conduis comme si j’étais chez moi et vous connaissais depuis longtemps je nai peur de rien, je dis ce que je veux, je fais même des observations

Et cest très bien ! sexclama Sophie.

Je ne sais plus où jai la tête je ne me reconnais plus moi-même ! continua la mère. Autrefois, on tournait longtemps autour des gens avant de leur parler à cœur ouvert, et maintenant l’âme ne craint plus rien, et on dit du coup des choses que lon naurait pas même pensées autrefois et que de choses !

Sophie alluma une seconde cigarette ; ses yeux gris posaient sur la mère un regard caressant.

Vous dites que vous organiserez l’évasion de Pavel mais comment vivra-t-il après ?

Pélaguée était parvenue à formuler la question qui la tourmentait.

Ce sera bien facile ! répondit Sophie en se versant encore du café. Il vivra comme vivent un grand nombre d’évadés Je viens daller en chercher un que jai accompagné jusqu’à l’étranger, cest aussi un homme très précieux, un ouvrier du Sud ; il a été condamné à cinq ans dexil et a subi trois ans et demi de sa peine. Cest pourquoi je suis si élégante. Vous croyez que cest mon habitude ? Je déteste les garnitures et les froufrous Lhomme est simple, il doit shabiller simplement, avec beauté, mais simplement

La mère dit à voix basse, en hochant la tête :

Ah ! cest le Premier Mai qui ma brouillé les idées ! Je me sens mal à mon aise, il me semble que je suis deux routes à la fois tantôt je crois que je comprends tout, tantôt je suis dans le brouillard Ainsi vous, par exemple vous êtes une dame vous travaillez à la cause Vous connaissez Pavel et vous lappréciez je vous en remercie

Non, cest vous quil faut remercier ! fit Sophie en riant.

Moi ? Ce nest pas moi qui lui ai enseigné tout cela ! répondit la mère avec un soupir. Donc, je vous disais, continua-t-elle : tantôt tout me paraît simple, tantôt je ne puis comprendre cette simplicité Ainsi, maintenant, je suis calme, et, tout à coup, jai peur d’être si calme. Jai eu peur toute ma vie et maintenant quil y a des raisons de craindre, je nai presque plus peur Pourquoi cela ? je ne le sais pas !

Sophie répondit pensivement :

Le jour viendra où vous comprendrez tout ! Je crois quil est temps dabandonner toutes ces splendeurs

Après avoir posé le bout de sa cigarette dans sa soucoupe, elle secoua la tête, et ses cheveux dorés se répandirent en mèches épaisses sur ses épaules ; elle sortit

La mère la suivit des yeux, soupira, regarda autour delle et se mit en devoir de serrer la vaisselle, sans pensée, accablée par une demi-somnolence qui lapaisait.

 

 

 

 

 

III

 

Nicolas rentra vers quatre heures. Au dîner, Sophie raconta en riant comment elle avait été à la rencontre du prisonnier ; elle parlait de la terreur qui lui faisait voir des espions partout, de la conduite bizarre de lhomme échappé Quelque chose dans le ton de sa voix rappelait à la mère les fanfaronnades dun ouvrier qui a achevé un travail difficile et dont la perfection lenchante.

Maintenant, Sophie était vêtue dune robe grise légère et flottante, qui tombait des épaules jusquaux pieds en plis harmonieux, vaporeuse et simple. Elle paraissait plus grande que dans lautre costume ; ses yeux semblaient assombris et ses mouvements plus calmes.

Il faut que tu toccupes dune autre affaire, Sophie ! dit Nicolas après le dîner Tu le sais, nous avons lintention d’éditer un journal pour la campagne mais, grâce aux dernières arrestations, les liens qui nous unissaient aux paysans sont rompus. Seule, Pélaguée sait comment trouver lhomme qui se chargera de la distribution du journal Pars avec elle le plus tôt possible

Bien ! dit Sophie en se remettant à fumer. Est-ce entendu, mère ?

Pourquoi pas ? Allons !

Cest loin ?

À quatre-vingts kilomètres environ

Parfait ! Il faut que je joue du piano Supporterez-vous un peu de musique ?

Ne me demandez rien, faites comme si je n’étais pas là ! dit la mère, en sasseyant dans un coin du canapé recouvert de toile cirée. Elle voyait que le frère et la sœur, sans avoir lair de faire attention à elle, la mêlaient toujours à leur conversation.

Écoute, Nicolas, cest du Grieg ! Je lai apporté aujourdhui. Ferme la fenêtre !

Elle ouvrit le cahier et caressa doucement les touches de la main gauche. Les cordes se mirent à vibrer en sonorités moelleuses et épaisses. Dabord un profond soupir, puis une autre note se joignit aux premières, riche et frémissante dampleur. Les doigts de la main droite s’éveillèrent avec des résonances pleines de clarté, des cris pareils à ceux dun oiseau effrayé ; ils se balancèrent, battirent des ailes sur le fond noir des notes basses qui chantaient, harmonieuses et mesurées, comme les vagues de la mer fatiguée par la tempête. En réponse à la chanson, des ondes lourdes daccords graves pleuraient douloureusement, engloutissant les plaintes, les questions, les gémissements fondus dans un rythme angoissé. Parfois, en un essor désespéré, la mélodie sanglotait, languissante ; puis elle tombait, rampait, chancelait sur le torrent épais et glissant des basses, se noyait et disparaissait pour se faire de nouveau jour au travers du grondement égal et monotone ; elle s’élargissait, tintait et se dissolvait dans un puissant battement de notes humides qui l’éclaboussaient, soupirant sans se lasser, avec la même force et le même calme

Au commencement, la musique ne toucha pas la mère, elle ne comprenait pas ; c’était pour elle comme un chaos sonore. Son ouïe ne pouvait saisir la mélodie dans la palpitation complexe de la foule des notes. À demi somnolente, elle regardait Nicolas, assis dans lautre coin du canapé, les jambes repliées sous lui ; elle étudiait le profil sévère de Sophie, la tête courbée sous sa pesante toison de cheveux dorés. Le soleil se couchait, un rayon tremblant nimba dabord la tête et l’épaule de Sophie, puis, glissant sur les touches du piano, il flotta sous les doigts de la musicienne. La mélodie remplissait la chambre, et le cœur de la mère s’éveillait sans quelle sen doutât. Trois notes, vibrantes comme la voix de Fédia Mazine, se succédaient avec régularité et se soutenaient mutuellement à la même hauteur, comme trois poissons argentés dans un ruisseau brillant dans le torrent des sons Parfois une autre note encore se joignait à elles ; et toutes ensemble, elles chantaient une chanson ingénue, triste et caressante. Pélaguée commençait à les suivre et à en attendre le retour, elle n’écoutait quelles, les séparant du chaos inquiet des sons que peu à peu elle nentendait plus

Et soudain, du tréfonds obscur de son passé, monta le souvenir dune humiliation depuis longtemps oubliée et qui ressuscitait maintenant avec une cruelle netteté.

Une fois, son mari était rentré fort avant dans la nuit, complètement ivre ; il lavait tirée par le bras, jetée à bas du lit et frappée à coups de pieds, en hurlant :

Va-ten, canaille, tu mennuies ! Va-ten !

Pour échapper à ses coups, elle avait vite pris dans ses bras son enfant, alors âgé de deux ans, et, redressée sur les genoux, elle se protégeait avec le petit corps comme avec un bouclier. Pavel pleurait, se débattait, effrayé, nu, tiède.

Va-ten ! criait Mikhaïl de sa voix rugissante.

Elle avait sauté sur ses pieds et courût à la cuisine ; alors, ayant jeté une camisole sur ses épaules et enveloppé lenfant dans un châle, sans mot dire, sans plainte, ni prière, nu-pieds, elle était sortie dans la rue. On était au mois de mai ; la nuit était fraîche ; la poussière de la rue se collait à ses pieds, pénétrant sa peau et la glaçant. Lenfant pleurait et se débattait. Elle découvrit son sein, serra son fils contre elle ; et, chassée par la peur, elle sen alla dans la rue obscure, en chantonnant pour endormir le petit. Le jour allait se lever. Pélaguée avait honte à lidée que quelquun pourrait la rencontrer demi-nue. Elle descendit au bord du marais, sassit à terre sous un groupe compact de jeunes trembles Elle resta là longtemps, enveloppée par la nuit, les yeux dilatés fixés sur les ténèbres, chantant craintivement pour bercer son enfant endormi et son cœur outragé. Soudain, un oiseau noir et silencieux senvolant au-dessus de sa tête avait pris son essor dans le ciel et avait réveillé la mère. Toute tremblante de froid, elle se leva et rentra chez elle, allant au-devant de la terreur coutumière, des coups et des outrages incessants

Pour la dernière fois, un accord sonore, indifférent et froid soupira et se figea.

Sophie se retourna et demanda à mi-voix à son frère :

Cela te plaît ?

Oui, beaucoup ! répondit-il en tressaillant comme sil sortait dun rêve, beaucoup

Un arpège doux et harmonieux s’égrena sous les doigts de Sophie.

Dans la poitrine de la mère, l’écho des souvenirs chantait et tremblait. Elle aurait voulu que la musique continuât. Une pensée germait en elle.

Voilà des gens qui vivent tranquillement le frère et la sœur amicalement Ils font de la musique Ils ne jurent pas, ils ne boivent pas deau-de-vie, ils ne se querellent pas pour des stupidités Ils ne songent pas à soffenser mutuellement, comme cest le cas chez tous les gens de condition obscure

Sophie fumait une cigarette ; elle fumait beaucoup, presque sans sarrêter.

C’était le morceau favori du pauvre Kostia ! dit-elle en aspirant vivement la fumée, et elle plaqua de nouveau un accord triste et faible. Comme jaimais le lui jouer ! Il était subtil, il ny avait rien quil ne comprît Il était accessible à tout

Cest de son mari sans doute, quelle parle ! se dit la mère. Et elle sourit

Combien de bonheur cet homme ma donné ! continua Sophie à voix basse, accompagnant ses pensées par de légers accords. Comme il savait vivre ! Constamment la joie, une joie enfantine, vivante, éclatait en lui

Enfantine ! répéta la mère au-dedans delle-même.

Oui ! dit Nicolas en tourmentant sa petite barbiche, une âme chantante

Sophie jeta sa cigarette allumée, se tourna vers la mère, et lui demanda :

Ce tapage ne vous ennuie pas ?

Je vous ai dit de ne rien me demander, répondit la mère avec un léger mécontentement, quelle ne parvint pas à cacher ; je ne comprends rien Je suis là à écouter, à penser

Non, il faut que vous compreniez ! répliqua Sophie. Une femme, surtout si elle est triste, ne peut pas ne pas comprendre la musique

Elle frappa les touches avec force ; un cri violent retentit comme si quelquun eût appris une de ces terribles nouvelles qui frappent au cœur et arrachent des plaintes poignantes. Des voix jeunes palpitèrent, effrayées et déconcertées et senfuirent rapides on ne sait où ; de nouveau, une voix sonore et irritée résonna, couvrant tout le reste Sans doute un malheur était arrivé, mais excitait la colère non les gémissements. Puis une autre voix énergique et caressante survint et se mit à chanter une chanson belle et naïve qui persuadait et entraînait. Sourdes et offensées, les voix des basses grondaient

Sophie joua longtemps. La mère était troublée. Elle aurait voulu pouvoir demander de quoi parlait cette musique qui faisait naître en elle des images indistinctes, des sentiments, des pensées sans cesse changeants. Le chagrin et langoisse cédaient la place à des éclairs de joie paisible ; il semblait quune volée doiseaux invisibles tournoyaient dans la chambre, frôlant le cœur de leurs ailes délicates, chantant gravement quelque chose qui provoquait instinctivement la pensée par des paroles insaisissables, encourageant le cœur par de vagues espérances, lemplissant de force et de fraîcheur.

Pélaguée ressentait un désir ardent de dire quelque chose de bon à ses deux compagnons. Elle souriait doucement, enivrée par la musique.

Cherchant des yeux ce quelle pourrait bien faire, elle sen alla à la cuisine sur la pointe des pieds, pour préparer le samovar.

Son désir d’être utile ne s’éteignit pas ; il battait dans son cœur avec une régularité obstinée ; elle servit le thé avec un sourire embarrassé et ému, comme si elle eût enveloppé son âme avec de tièdes pensées de tendresse, quelle partageait également entre elle et ses compagnons.

Nous autres gens du peuple, dit-elle, nous sentons tout, mais il nous est difficile de nous exprimer, nos idées sont flottantes ; nous sommes honteux de ne pouvoir dire ce que nous comprenons. Et souvent, en conscience, nous nous irritons contre nos pensées et aussi contre ceux qui nous les suggèrent, nous nous irritons contre eux et nous les chassons. La vie est agitée ; de tous côtés, elle nous frappe et nous meurtrit ; nous voudrions nous reposer mais les pensées réveillent l’âme et lui ordonnent de regarder

Nicolas écoutait en hochant la tête ; il essuyait ses lunettes dun geste saccadé ; Sophie dévisageait la mère et oubliait sa cigarette éteinte. Elle était toujours assise au piano et en caressait de temps en temps les touches. Laccord se mêlait doucement aux discours de la mère, qui se hâtait de revêtir ses sentiments de paroles sincères et simples.

Maintenant, je puis un peu parler de moi-même, des miens parce que je comprends la vie, et jai commencé à comprendre quand jai pu comparer. Avant, je navais pas de points de comparaison. Dans notre classe, tous vivent de même. Maintenant, je vois comment les autres vivent, je me rappelle comment je vivais moi-même et il mest dur de men souvenir Enfin, on ne revient pas en arrière ; si même on le faisait, on ne retrouverait pas sa jeunesse

Elle baissa la voix et continua :

Peut-être que je dis des choses fausses ou inutiles, puisque vous savez tout vous-mêmes mais, voyez-vous, cest de moi que je parle et cest vous qui mavez placée à côté de vous.

Des larmes de joyeuse reconnaissance tremblaient dans sa voix ; elle regarda ses hôtes avec des yeux souriants et reprit :

Je voudrais vous ouvrir mon cœur pour que vous voyiez combien je vous veux de bien.

Nous le voyons déjà ! dit Nicolas avec bonté. Et nous sommes heureux de vous avoir avec nous.

Savez-vous ce quil me semble ? continua-t-elle, toujours à voix basse et en souriant, il me semble que jai trouvé un trésor, que je suis devenue riche, que je puis combler de cadeaux tout le monde Cest peut-être seulement leffet de ma bêtise

Ne parlez pas ainsi ! dit gravement Sophie.

Pélaguée ne pouvait apaiser son désir ; elle leur parla encore de ce qui était nouveau pour elle et lui semblait dune importance inappréciable. Elle leur raconta sa pauvre existence pleine dhumiliations et de souffrance résignée ; parfois, elle sinterrompait ; il lui semblait quelle s’était éloignée delle-même, quelle parlait delle comme de quelquun dautre

Sans colère, avec des mots ordinaires et un sourire de compassion sur les lèvres, elle déroulait devant Nicolas et sa sœur lhistoire monotone et grise de ses tristes jours, dénombrant les coups reçus de son mari, étonnée elle-même de la futilité des prétextes qui les amenaient, étonnée de navoir pas su les éviter

Nicolas et Sophie l’écoutaient en silence, attentivement ; ils étaient écrasés par le sens profond de cette histoire dun être humain que lon traitait comme une bête, et qui pendant longtemps navait pas senti linjustice de la situation, navait pas murmuré. Il leur semblait que des milliers de vies parlaient par la bouche de la mère ; tout était banal et quelconque dans cette existence, mais il y avait une quantité innombrable de gens sur la terre qui menaient ce genre de vie Et, s’élargissant sans cesse sous leurs yeux, lhistoire de la mère prenait limportance dun symbole Nicolas, accoudé à la table, soutenait sa tête dans la paume de ses mains ; il restait immobile, contemplant la mère au travers de ses lunettes avec des yeux clignotants dattention. Sophie, appuyée au dossier de la chaise, frémissait, murmurant de temps à autre on ne sait quoi et hochant négativement la tête. Elle ne fumait plus ; son visage semblait encore plus maigre et pâle.

Une fois, je me suis sentie malheureuse, il me semblait que ma vie n’était quun délire, dit-elle à voix basse. C’était en exil, dans une misérable bourgade de province, où je navais rien à faire, personne à qui penser, excepté moi-même Par oisiveté, je me mis à additionner tous mes malheurs, à les passer en revue : je m’étais querellée avec mon père que jaimais, on mavait chassée du gymnase parce que je lisais des livres défendus ; puis vint la prison, la trahison dun camarade qui m’était cher, larrestation de mon mari, de nouveau la prison et lexil, la mort de mon mari Et il me semblait alors que la créature la plus malheureuse de la terre, c’était moi Mais tous mes malheurs juxtaposés et décuplés ne valent pas un mois de votre vie, mère non ! Cette torture journalière pendant des années consécutives Où les pauvres prennent-ils la force de souffrir ?

Ils sy habituent ! répliqua la mère en soupirant.

Je croyais que je connaissais cette vie ! dit Nicolas pensif. Et quand ce nest plus des impressions détachées, un livre qui en parle, mais un être humain en personne, cest terrible ! Et les détails aussi sont terribles, les riens mêmes, les secondes qui forment les années

La conversation se déroulait à mi-voix. La mère, plongée dans ses souvenirs, tirait du crépuscule de son passé les humiliations mesquines et journalières, elle composait un sombre tableau dhorreur muet et immense, où sa jeunesse se noyait. Tout à coup, elle s’écria :

Oh ! ai-je assez radoté ! Cest le moment daller nous coucher ! Il est impossible de tout redire.

Nicolas sinclina devant elle plus bas que de coutume et lui serra la main avec plus de force. Sophie laccompagna jusquau seuil de sa chambre ; là, elle sarrêta et dit à voix basse :

Reposez-vous ! Bonne nuit !

Sa voix était chaleureuse. Ses yeux gris caressaient doucement le visage de Pélaguée Celle-ci prit la main de Sophie et, la serrant entre les siennes, elle répondit :

Merci à vous !

 

 

 

 

 

IV

 

Quatre jours plus tard, la mère et Sophie se montrèrent à Nicolas pauvrement vêtues de robes dindienne usée, le bâton à la main, la besace à l’épaule. Ce costume faisait paraître Sophie plus petite et donnait une expression sévère à sa physionomie.

On dirait que tu as passé ta vie à aller de monastère en monastère ! lui dit Nicolas.

En prenant congé de sa sœur, il lui serra la main énergiquement. Une fois de plus, la mère nota cette simplicité et ce calme. Ces gens ne prodiguaient pas les baisers ni les démonstrations affectueuses, et pourtant, ils étaient sincères entre eux, si pleins de sollicitude pour les autres. Là où Pélaguée avait vécu, les gens sembrassaient beaucoup, se disaient souvent des mots tendres, ce qui ne les empêchaient pas de se mordre comme des chiens affamés.

Les voyageuses traversèrent la ville, gagnèrent la campagne et sengagèrent sur la large route battue, entre deux rangées de vieux bouleaux.

Ne serez-vous pas fatiguée ? demanda la mère à Sophie.

Vous croyez que je nai pas lhabitude de marcher ? Vous vous trompez

Gaîment, avec un sourire, comme si elle parlait despiègleries enfantines, Sophie se mit à raconter ses exploits de révolutionnaire. Elle avait vécu sous un faux nom, se servant dun passeport truqué ; elle s’était déguisée pour échapper aux espions, avait transporté dans différentes villes des quintaux de brochures interdites. Elle avait organisé l’évasion de camarades exilés, les avait accompagnés à l’étranger. Une fois, elle avait installé chez elle une imprimerie clandestine ; lorsque les gendarmes, prévenus du fait, étaient survenus pour perquisitionner, elle s’était habillée en servante un instant avant leur arrivée et était sortie, croisant les inquisiteurs sur le seuil. Sans manteau, un petit fichu sur la tête et une burette à pétrole à la main, elle avait traversé la ville dune extrémité à lautre par un froid rigoureux, en plein hiver. Une autre fois, s’étant rendue chez des amis, dans une ville lointaine, elle montait déjà lescalier qui conduisait à leur demeure, lorsquelle vit quon y perquisitionnait. Il était trop tard pour sortir de la maison ; elle sonna alors avec audace à l’étage au-dessous de celui où elle voulait aller, et entrant chez des inconnus, sa valise à la main, elle leur expliqua franchement sa situation.

Vous pouvez me livrer si vous voulez, mais je ne crois pas que vous le fassiez, avait-elle dit avec conviction.

Très effrayés, ces gens ne fermèrent pas l’œil de toute la nuit, pensant qu’à chaque instant on allait venir frapper chez eux. Cependant, ils ne livrèrent pas Sophie ; le matin venu, ils se moquèrent des gendarmes avec elle. Une autre fois, costumée en religieuse, elle avait pris place dans le même compartiment et sur la même banquette quun espion chargé de la suivre, et qui, pour se vanter de son habileté, lui raconta comment il accomplissait sa besogne. Il était sûr que Sophie était dans le train, en seconde classe ; à chaque arrêt, il sortait, et disait en revenant à la pseudo-religieuse :

Je ne la vois pas elle est couchée probablement. Eux aussi se fatiguent ils ont une vie si pénible dans le genre de la nôtre !

La mère riait en écoutant ces histoires et regardait Sophie avec des yeux affectueux. Grande et maigre, la jeune femme marchait dun pas ferme et léger ; ses pieds étaient solides et bien formés. Il y avait dans sa démarche, dans ses paroles, dans le timbre même de sa voix hardie, quoique un peu sourde, dans toute sa silhouette élancée, une belle santé morale, une audace joyeuse, un besoin dair et despace, et ses yeux se posaient sur toutes choses avec une expression de joie juvénile.

Voyez quel joli sapin ! s’écria-t-elle, en montrant un arbre à la mère, qui sarrêta pour le regarder, mais le sapin n’était pas plus haut ni plus fourni que les autres.

Oui, cest un bel arbre ! répéta-t-elle en souriant.

Une alouette !

Les yeux gris de Sophie étincelèrent joyeusement. Parfois, dun mouvement souple, elle se baissait et cueillait une fleur dont elle caressait avec amour les pétales tremblants, dun léger effleurement de ses doigts minces et agiles. Et elle chantonnait doucement.

En route elles croisaient des piétons, des paysans juchés sur leur charrette, qui leur disaient :

Que la paix soit avec vous !

Un beau soleil printanier brillait ; labîme bleu du ciel étincelait ; des deux côtés de la route s’étendaient de sombres forêts de bois résineux, des champs dun vert cru ; les oiseaux chantaient, lair tiède et embaumé caressait doucement les joues.

Tout cela rapprochait la mère de la femme à l’âme et aux yeux clairs ; et elle se serrait involontairement contre elle, sefforçant de marcher du même pas. Mais parfois, il y avait dans les paroles de Sophie quelque chose de trop vif, de trop sonore, qui semblait superflu à Pélaguée ; il lui venait alors des pensées inquiétantes :

Elle ne plaira pas à Rybine

Un instant après, Sophie parlait de nouveau simplement, cordialement, et la mère la regardait avec amour.

Comme vous êtes encore jeune ? soupira-t-elle.

Oh ! jai déjà trente-deux ans ! dit Sophie.

Pélaguée sourit.

Ce nest pas ce que je veux direà vous voir, on vous croirait plus âgée Mais quand on regarde vos yeux, quand on vous entend, on est tout étonné, on dirait une jeune fille Vous avez une vie agitée et pénible, dangereuse et pourtant votre cœur est souriant

Je ne sens pas que ma vie soit pénible, je ne puis men figurer une qui soit plus intéressante et meilleure que celle-ci

Qui vous récompensera de vos peines ?

Nous sommes déjà récompensés ! répondit Sophie dun ton qui sembla plein de fierté à la mère. Nous nous sommes organisé une vie qui nous satisfait, que peut-on souhaiter de plus ?

La mère lui jeta un coup d’œil et baissa la tête, en se répétant :

Elle ne plaira pas à Rybine

Aspirant à pleins poumons lair tiède, les deux femmes marchaient dun pas lent, mais soutenu. Il semblait à Pélaguée quelle allait en pèlerinage. Elle se rappela son enfance et le pur bonheur qui lanimait lorsque, les jours de fête, elle quittait son village pour se rendre à quelque monastère lointain, vers une image miraculeuse.

De temps à autre, Sophie chantait de sa belle voix des chansons nouvelles qui parlaient de lamour ou du Ciel ; ou bien elle se mettait soudain à déclamer des vers célébrant les champs et les bois, le Volga, et la mère écoutait et souriait ; sans le vouloir, elle hochait la tête au rythme de la poésie, dont la mélodie la charmait.

Dans son cœur, tout était paisible, tiède et doux, comme un vieux petit jardin par un soir d’été.

 

 

 

 

 

V

 

Le troisième jour, en arrivant dans un village, la mère demanda à un paysan qui travaillait aux champs où se trouvait la fabrique de goudron. Bientôt les deux femmes descendirent un étroit sentier raide et agreste, pareil à un escalier dont les racines formaient les marches ; elles aperçurent une petite clairière arrondie, tout encombrée de copeaux et de charbon avec, çà et là, des flaques de goudron.

Nous voilà au but ! dit la mère en regardant autour delle avec inquiétude.

Près dune hutte fermée de pieux et de branchages, quatre ouvriers dînaient, assis autour dune table faite de trois planches brutes posées sur des pieux fichés dans le sol. C’étaient Rybine, tout noir, la chemise ouverte sur sa poitrine, Jéfim et deux autres jeunes gens. Rybine, le premier, aperçut les deux femmes ; il attendit en silence, sabritant les yeux de sa main.

Bonjour, frère Mikhaïl ! cria la mère de loin.

Il se leva et vint à leur rencontre sans se hâter ; lorsquil eut reconnu Pélaguée, il sarrêta et caressa sa barbe.

Nous allons en pèlerinage ! dit la mère en sapprochant. Jai fait un détour pour te rendre visite. Voilà mon amie, elle sappelle Anne

Fière de son ingéniosité, elle regarda du coin de l’œil Sophie, qui restait grave et impassible.

Bonjour ! dit Rybine avec un sourire morose. Il lui serra la main, salua Sophie et continua : Inutile de mentir, ce nest pas la ville ; ici, on na pas besoin de mensonge. Ici, il ny a que de braves gens, que lon connaît

Jéfim, toujours assis à la table, considérait avec attention les voyageuses ; il chuchota quelque chose à ses compagnons. Lorsque les femmes se rapprochèrent, il se leva, salua sans mot dire ; les deux autres restèrent immobiles, comme sils navaient pas aperçu les visiteuses.

Nous sommes en reclus ici ! reprit Rybine, en frappant sur l’épaule de la mère. Personne ne vient nous voir, le patron nest pas au village, sa femme est à lhôpital, et moi, je suis maintenant une sorte dintendant Asseyez-vous. Voulez-vous du thé ? Jéfim, apporte donc du lait !

Lentement, Jéfim se rendit à la hutte, tandis que les voyageuses se débarrassaient de leur besace. Un des paysans, un grand gaillard maigre, se leva pour les aider. Lautre, déguenillé et trapu, s’était accoudé et regardait pensivement les femmes, en se grattant la tête et en fredonnant. Larome étouffant du goudron frais se mêlait à lodeur suffocante des feuilles pourries et faisait tourner la tête.

Celui-ci sappelle Jacob, dit Rybine en désignant le plus grand des deux ouvriers, et celui-ci, Ignati Eh bien, et ton fils ?

En prison ! soupira la mère.

De nouveau ! s’écria Rybine. Il faut croire quil sy trouvait bien

Ignati ne chantonnait plus ; Jacob prit le bâton dentre les mains de la mère :

Assieds-toi, grand-mère !

Et vous aussi, asseyez-vous, dit Rybine en sadressant à Sophie.

Sans parler, elle se plaça sur un ballot et se mit à examiner Rybine.

Quand a-t-il été arrêté ? demanda celui-ci, et il sexclama en branlant la tête : Tu nas pas de chance, Pélaguée !

Quimporte !

Eh bien, tu thabitues ?

Non, mais je le vois bien, il est impossible quil en soit autrement !

Voilà ! dit Rybine. Eh bien, raconte

Jéfim apporta un pot de lait ; il prit un bol sur la table, le rinça avec de leau, puis, layant rempli de lait, il le poussa vers Sophie. Il marchait et agissait sans bruit, avec précaution. Lorsque la mère eut terminé son court récit, tout le monde garda le silence. Toujours assis à la table, Ignati dessinait avec son ongle sur les planches. Jéfim sappuyait à l’épaule de Rybine. Jacob croisait les bras sur sa poitrine et baissait la tête. Sophie étudiait toujours le visage des paysans.

Oui ! dit Rybine en traînant lentement les mots. Voilà, ils ont décidé dagir ouvertement

Sils avaient organisé une parade de ce genre chez nous, dit Jéfim avec un sourire, les moujiks les auraient battus à mort

Tu dis que Pavel sera jugé ? demanda Rybine.

Oui, cest décidé ! répondit la mère.

À quelle peine peut-il être condamné tu ne le sais pas ?

Le bagne ou la déportation à vie en Sibérie ! répondit-elle à voix basse.

Trois des ouvriers la regardèrent simultanément. Rybine reprit :

Et quand il a arrangé laffaire, savait-il ce qui lattendait ?

Je lignore probablement.

Oui ! il le savait dit Sophie avec force.

Tous se turent, ils ne bougeaient plus, comme sils se fussent figés en une même pensée réfrigérante.

Voilà ! reprit Rybine dune voix grave et sévère. Moi aussi, je crois quil le savait. Cest un homme sérieux, il nagit pas à la légère. Voyez-vous ça, camarades ! Il savait quon pouvait le transpercer dune baïonnette ou lui faire les honneurs du bagne, et il a marché quand même ! Il fallait quil marche et il a marché ! Si on avait placé sa propre mère au travers de son chemin, il aurait passé outre nest-ce pas, Pélaguée ?

Oui répondit la mère en tressaillant.

Et, après avoir promené son regard autour delle, elle poussa un profond soupir. Sophie lui caressa doucement la main et jeta un coup d’œil de mécontentement à Rybine.

Cest un homme ! reprit celui-ci à mi-voix, en fixant ses yeux sombres sur ses compagnons. Et de nouveau, tous les six gardèrent le silence. De minces rayons de soleil pendaient en lair comme des rubans dor. On ne sait où, un corbeau croassait. La mère regardait autour delle, troublée par les réminiscences du Premier Mai, par le souvenir de Pavel et dAndré. Dans la petite clairière étroite, gisaient des tonneaux brisés qui avaient contenu du goudron, des bûches écorcées et hérissées ; des copeaux frissonnaient au vent. Les chênes et les bouleaux se dressaient en un cordon resserré ; de tous côtés, ils gagnaient insensiblement sur la clairière comme pour effacer, anéantir tous ces débris, ces ordures qui les outrageaient, et, liés par le silence, immobiles, ils lançaient sur le sol des ombres noires et chaudes.

Soudain, Jacob s’écarta de larbre auquel il sadossait, fit un pas, sarrêta et demanda dune voix forte et sèche, en secouant la tête :

Et cest contre des gens pareils quon nous enverra combattre, Jéfim et moi ?

Et contre qui pensais-tu ? demanda Rybine dun ton morne. On nous étouffe de nos propres mains Cest là le comble !

Malgré tout, je me ferai soldat ! déclara Jéfim dune voix basse.

Qui ten empêche ? sexclama Ignati. Vas-y !

Et fixant ses yeux sur Jéfim, il lui dit en riant :

Seulement, quand tu tireras sur moi, vise à la tête, ne mestropie pas tue-moi du coup !

Tu me las déjà dit ! cria Jéfim avec âpreté.

Attendez, camarades ! reprit Rybine, et il leva le bras dun geste lent : Voyez cette femme ! il désigna la mère son fils est perdu, probablement

Pourquoi dis-tu cela ? demanda la mère dune voix angoissée.

Parce quil le faut ! Il faut que tes cheveux ne blanchissent pas en vain, que ton cœur ne souffre pas pour rien Eh bien, est-ce que cela ta tuée ? Tu apportes des livres ?

La mère lui jeta un coup d’œil et fit après un silence :

Oui !

Voilà ! dit Rybine en frappant la table de la paume de sa main. Je lai deviné aussitôt que je tai vue pourquoi serais-tu venue, sinon pour cela ? Vous voyez, le fils a été arraché des rangs, et la mère a pris sa place !

Il se redressa et cria dune voix sourde, avec un geste menaçant :

Ces canailles ne savent pas ce que sèment leurs mains aveugles ! Ils verront quand notre force aura grandi, quand nous nous mettrons à faucher ces herbes maudites ! Ils verront !

Ces paroles effrayèrent Pélaguée ; elle regarda Rybine et remarqua combien il avait changé et maigri : sa barbe n’était plus carrée, mais inégale ; on entrevoyait au-dessus les os des pommettes. De fines veines rouges se dessinaient sur la cornée bleuâtre, comme sil eût été en proie à linsomnie. Son nez était devenu plus cartilagineux et crochu, comme le bec dun rapace. Le col déboutonné de sa chemise, jadis rouge et imbibée de goudron, découvrait des clavicules sèches et l’épaisse toison noire de la poitrine. Il y avait en toute la personne de cet homme quelque chose dencore plus sombre et de plus mélancolique quauparavant. L’éclat de ses yeux enflammés illuminait son visage foncé dune lueur dangoisse et de colère, qui brillait en pourpres étincelles.

Lautre jour, continua Rybine, le chef du district me fait appeler et me demande : Quas-tu dit au prêtre, mauvais garnement ? Pourquoi serais-je un mauvais garnement ? Je gagne mon pain en m’échinant, je nai fait de mal à personne, lui ai-je répondu. Il sest mis à hurler et ma donné un coup de poing en pleine figure et il ma mis aux arrêts pour trois jours. Ah ! cest comme cela que vous parlez au peuple ? Cest bien ! Mais nattendez pas de pardon, diables ! Si ce nest pas moi, ce sera un autre qui se vengera de loutrage, sur vous ou sur vos enfants souvenez-vous-en ! Vous avez labouré la poitrine du peuple avec les griffes de fer de votre avidité, vous y avez semé le mal Nous ne vous ferons pas grâce, maudits ! Voilà !

Il bouillonnait de fureur ; dans sa voix résonnaient des notes qui épouvantaient la mère.

Et quavais-je dit au prêtre ? reprit-il un peu calmé. Après une assemblée, il était là dans la rue avec les paysans et leur racontait que les hommes sont un troupeau, quils ont toujours besoin dun berger voilà ! Et moi, jai dit en plaisantant : Si on nommait le renard chef de la forêt, il y aurait beaucoup de plumes, mais point doiseaux ! Il me regarda de travers et se mit à dire que le peuple devait souffrir, se résigner et prier Dieu plus souvent, afin quil lui donne la force de tout supporter. Et moi, jai répondu : Le peuple prie beaucoup, mais Dieu na probablement pas le temps de l’écouter. Il ne lentend pas ! Voilà ! Alors, il ma demandé quelles prières je disais. Je lui ai répondu : Je nen ai appris quune dans ma vie, celle du peuple tout entier : Dieu, apprends-moi à travailler pour les seigneurs, à manger des pierres, à cracher des bûches ! Il ne ma pas laissé achever Vous êtes une dame de la noblesse ? demanda brusquement Rybine à Sophie, interrompant son récit.

Pourquoi croyez-vous cela ? fit-elle en tressaillant de surprise.

Parce que ! s’écria Rybine. Cest votre sort, vous êtes née ainsi. Voilà ! Vous vous imaginez que vous pouvez cacher votre péché de noblesse en vous couvrant la tête dun fichu dindienne ? On reconnaît le prêtre, même quand il na plus de tonsure Vous venez de poser le coude sur la table mouillée et vous avez fait la grimace Et votre dos est trop droit pour être celui dune ouvrière

Craignant quil noffensât Sophie par sa voix, ses paroles et son ironie lourdes, la mère intervint vivement, avec sévérité :

Cest mon amie. Cest une brave femme cest en travaillant pour nous et notre cause quelle sest fait des cheveux blancs Ne sois pas si rude

Rybine soupira péniblement.

Ai-je donc dit des choses insultantes ?

Sophie le regarda et demanda dun ton sec :

Vous vouliez me dire quelque chose ?

Moi ? Oui ! Voilà, il y a ici un homme qui est venu il y a quelques jours ; cest le cousin de Jacob, il est malade, il a la phtisie, mais il comprend pas mal de choses. Peut-on lappeler ?

Pourquoi pas ? répliqua Sophie.

Rybine la regarda en plissant les paupières et dit en baissant la voix :

Jéfim, va donc chez lui dis-lui quil vienne dans la soirée

Jéfim se dirigea vers la cabane, mit sa casquette et sans mot dire, sans regarder personne, disparut dun pas tranquille dans le bois. Rybine hocha la tête en le désignant et dit sourdement :

Il souffre ! il est obstiné il sera bientôt soldat Jacob aussi Jacob dit tout simplement quil ne peut pas aller au régiment, et Jéfim ne peut pas non plus, mais il veut y aller quand même Il a une idée Il pense quon peut répandre parmi les soldats des ferments de liberté Moi, je crois quon ne peut pas enfoncer un mur en le heurtant du front. Et eux, ils prennent une baïonnette à la main et sen vont. Où ? Ils ne voient pas quils marchent contre eux-mêmes Oui, il souffre, Jéfim. Et Ignati lui retourne le couteau dans le cœur, cest peut-être inutile

Pas du tout ! dit Ignati dun air sombre, sans regarder Rybine ; on le convertira au régiment, et il fera feu aussi bien que les autres !

Non, je ne crois pas ! répliqua Rybine pensivement. Mais, tout de même, il vaut mieux éviter cela. La Russie est grande comment retrouver un homme ? Il faut se procurer un passeport et sen aller par les villages.

Cest ce que je veux faire ! déclara Ignati, en se frappant la jambe avec un copeau. Du moment quon est résolu à combattre, il faut marcher sans hésiter

La conversation tomba. Les abeilles et les guêpes voltigeaient affairées, et leur bourdonnement nuançait le silence. Les oiseaux gazouillaient ; dans le lointain s’élevait une chanson qui errait au-dessus des champs. Après un instant de silence, Rybine reprit :

Il faut travailler, camarades Vous vous reposerez, peut-être ? Il y a des lits de camp dans la hutte. Jacob ramasse-leur des feuilles sèches Et toi, mère, donne les livres, où sont-ils ?

Sophie et Pélaguée ouvrirent leur besace. Rybine se pencha pour regarder, et dit avec satisfaction :

Voilà Quel paquet vous en avez apporté Voyez-vous cela ? Il y a longtemps que vous êtes dans cette affaire vous ? fit-il en sadressant à Sophie.

Il y a douze ans.

Comment vous appelez-vous donc ?

Je mappelle Anna Ivanovna. Pourquoi ?

Comme ça. Et vous avez été en prison, probablement ?

Oui !

Tu vois ! dit la mère à voix basse, dun ton de reproche. Et toi, tu lui parles avec rudesse

Il garda le silence un instant ; puis, prenant un paquet de livres sur le bras, il répondit :

Ne vous fâchez pas contre moi ! Le paysan et le seigneur, cest comme le goudron et leau, ils ne vont pas ensemble, ils se repoussent lun lautre

Je ne suis pas une grande dame, je suis un être qui pense, souffre et gémit ! répliqua Sophie.

Cest bien possible ! dit Rybine Je vais cacher tout cela.

Ignati et Jacob sapprochèrent de lui et tendirent les mains.

Donne-nous-en ! dit Ignati.

Ils sont tous pareils ? demanda Rybine à Sophie.

Non, pas tous. Il y a aussi un journal

Ah ?

Les trois hommes se précipitèrent dans la cabane.

Il est ardent, le paysan ! fit la mère à voix basse, en les suivant dun regard pensif.

Oui ! dit Sophie de même Je nai encore jamais vu un visage comme le sien on dirait un grand martyr ! Allons-y aussi, jaimerais voir leffet du journal.

Ne vous fâchez pas contre lui pria doucement la mère.

Quelle bonne âme vous êtes, Pélaguée !

En voyant les deux femmes au seuil de la cabane, Ignati leva la tête, leur jeta un coup d’œil rapide ; puis, plongeant ses doigts dans ses cheveux bouclés, il se pencha sur le journal, quil avait posé sur ses genoux.

Rybine, debout, éclairait sa feuille dun rayon de soleil qui se glissait dans la hutte par une fente du toit ; il avançait peu à peu le journal sous le rayon, au fur et à mesure de sa lecture, et lisait en remuant les lèvres. Jacob, agenouillé, appuyait sa poitrine contre le bord du lit de camp et lisait aussi.

La mère vit que Sophie remarquait leur enthousiasme pour les paroles de vérité. Son visage s’éclaira dun sourire. Elle alla doucement dans un coin de la hutte et sassit. Sophie, gardant le silence, lui entoura les épaules de son bras.

Oncle Mikhaïl ! On nous injurie là-dedans, nous autres paysans ! fit Jacob à mi-voix, sans bouger. Rybine se tourna vers lui et dit en souriant :

Parce quon nous aime. Ceux qui vous aiment peuvent vous dire tout ce quils veulent sans vous irriter !

Ignati renifla, leva la tête et se mit à rire ; puis il ferma les yeux et dit :

On écrit là : « Le paysan a cessé d’être une créature humaine. » Cest bien vrai, il ne lest plus !

Une ombre dhumiliation passa sur son visage simple et franc.

Viens donc, fichu savant ! Mets-toi dans ma peau et bouge ! On verra alors ce que tu seras

Je vais me coucher un instant, dit la mère à Sophie. Je suis tout de même un peu fatiguée et cette odeur de goudron me fait tourner la tête Et vous ?

Non !

La mère s’étendit sur son lit et sommeilla bientôt. Sophie, assise à côté delle observait toujours ses lecteurs ; elle chassait avec sollicitude les bourdons ou les guêpes qui venaient voltiger autour du visage de la mère. Pélaguée sen rendait compte, les yeux mi-clos, et ces attentions lui étaient douces.

Rybine sapprocha et demanda :

Elle dort ?

Oui !

Il se tut un instant, braqua ses yeux sur le visage calme de la dormeuse, soupira et reprit à voix basse :

Cest peut-être la première femme qui ait suivi son fils sur cette voie-làla première !

Allons-nous-en ! ne la dérangeons pas ! proposa Sophie.

Il faut que nous allions au travail Jaimerais bien pouvoir causer avec vous mais il faut attendre jusquau soir ! Allons, camarades !

Les trois hommes sortirent, laissant Sophie dans la hutte. La mère pensa :

Dieu merci ! ils se sont réconciliés ! Ils saccordent ! Et elle sendormit paisiblement, respirant lair embaumé de la forêt.

 

 

 

 

 

 

VI

 

À la tombée de la nuit, les quatre ouvriers rentrèrent, heureux que la journée fût finie. Réveillée par le bruit des voix, la mère, toute souriante, sortit de la hutte, en bâillant.

Vous avez travaillé et moi jai dormi comme une grande dame ! dit-elle en fixant ses yeux affectueux sur chacun deux.

Cela ne fait rien, on te pardonne ! dit Rybine.

Il était plus tranquille quau dîner ; la fatigue avait dissipé lexcès de son agitation.

Ignati ! fit-il, occupe-toi du souper Nous faisons le ménage à tour de rôle aujourdhui, cest Ignati qui doit nous donner à manger et à boire Voilà !

Jaurais volontiers cédé mon tour à quelquun dautre, aujourdhui, observa Ignati, et, tout en prêtant loreille à la conversation, il se mit à ramasser des copeaux de bois mort pour allumer le feu.

Les visites intéressent tout le monde ! fit Jéfim en sasseyant à côté de Sophie.

Je vais taider, Ignati ! dit Jacob.

Il pénétra dans la hutte, doù il rapporta un pain rond, quil coupa en tranches.

Chut ! murmura Jéfim, on entend tousser

Rybine prêta loreille et dit :

Oui ! il vient !

Et il expliqua en se tournant vers Sophie :

Vous allez voir un témoin Jaimerais pouvoir le mener dans les villes, lexposer sur les places, pour que le peuple lentende Il dit toujours la même chose, mais il faut que tous lentendent !

Lobscurité et le silence devenaient plus profonds ; les voix résonnaient avec plus de douceur. Sophie et la mère suivaient des yeux les paysans, qui se mouvaient lourdement, lentement, avec une bizarre prudence.

Un homme voûté, de haute taille, sortit du bois ; il marchait en sappuyant de toute sa force sur une canne ; on entendait le bruit de sa respiration rauque.

Voilà Saveli ! s’écria Jacob.

Me voici ! dit lhomme en sarrêtant, secoué par la toux.

Il était vêtu dun pardessus usé qui lui tombait sur les talons ; de son chapeau rond et fripé s’échappaient en mèches maigres des cheveux jaunâtres et raides. Son visage osseux et blême était recouvert dune barbe blonde, sa bouche ouverte ; dans ses orbites profondément creusées, les yeux brillaient fiévreusement comme au fond de cavernes sombres.

Lorsque Rybine leut présenté à Sophie, le nouveau venu dit :

Vous avez apporté des livres pour le peuple, à ce quil paraît ?

Oui !

Merci pour le peuple Il ne peut pas encore comprendre le livre de la vérité il ne peut pas encore vous remercier alors, moi, qui ai compris je vous remercie en son nom

Il respirait avec rapidité, avalant lair par petites gorgées avides. La voix était saccadée. Les doigts décharnés de ses mains faibles glissaient sur sa poitrine, essayant de boutonner son pardessus.

Cest malsain pour vous de venir si tard dans la forêt La forêt est humide et suffocante, observa Sophie.

Il ny a plus rien de sain ou de malsain pour moi ! répondit-il en haletant. Seule, la mort me sera la bienvenue.

Il était pénible de lentendre ; dailleurs, toute sa personne excitait la compassion, une compassion qui était impuissante. Il saccroupit sur un tonneau en ployant les genoux avec précaution, comme sil eût craint de les voir se casser ; puis il essuya son front couvert de sueur. Ses cheveux étaient secs et morts.

Le bois commençait à flamber dans la clairière ; tout frémit et se balança ; les ombres, léchées par les flammes, senfuirent effrayées dans la forêt ; au-dessus du brasier apparut un instant le visage rond dIgnati qui gonflait ses joues. Le feu s’éteignit. On sentit lodeur de la fumée ; le silence et les ténèbres tombèrent de nouveau sur la clairière, comme prêtant loreille aux paroles rauques du malade.

Mais je puis encore être utile au peuple comme témoin dun grand crime Regardez-moi, jai vingt-huit ans, et je meurs Il y a dix ans je soulevais sur mes épaules, sans effort, jusqu’à deux cents kilos Je me disais alors quavec une santé pareille, je mettrais soixante-dix ans pour arriver à la tombe, sans trébucher Et jen ai vécu dix et je ne puis aller plus loin

La voilà, sa chanson ! dit Rybine dune voix sourde.

Le feu se ralluma avec plus de force ; les ombres senfuirent de nouveau pour rejaillir sur les flammes, tremblèrent autour du brasier en une danse muette et hostile. Le bois mort craquait et gémissait sous la morsure de la flamme. Le feuillage bruissait et chuchotait, agité par une onde dair chaud. Gaies et vives, les langues de feu pourpres et or jouaient, s’étreignaient, s’élevaient en lançant des étincelles ; une feuille brûlante senvola ; au ciel, les étoiles souriaient aux étincelles et les attiraient à elles.

Ce nest pas ma chanson il y a des milliers de gens qui la chantent en eux-mêmes ils la chantent en eux-mêmes, parce quils ne comprennent pas que leur vie malheureuse est une salutaire leçon pour le peuple Combien d’êtres épuisés ou estropiés par le travail et la prison meurent de faim sans se plaindre ! Il faut crier, frères, il faut crier !

Saveli se mit à tousser et se pencha en avant, tout tremblant.

Jacob posa sur la table un broc de kvass, et jetant un paquet doignons à côté, il dit au malade :

Viens, Saveli, je tai apporté du lait.

Le malade hocha négativement la tête ; mais Jacob le prit sous le bras et le conduisit jusqu’à la table.

Écoutez ! dit Sophie à Rybine dun ton de reproche et à voix basse, pourquoi lavez-vous fait venir ici ? Il peut mourir dun instant à lautre.

Cest vrai ! répliqua Rybine. Quil meure entouré damis ce sera plus facile que dans la solitude Il a beaucoup souffert dans sa vie, quil souffre encore un peu pour servir davertissement aux hommes cela ne fait rien. Voilà !

On dirait que vous vous détachez de lui à la vue de son malheur ! s’écria Sophie.

Rybine lui jeta un coup d’œil, et répondit dun air sombre :

Ce sont les seigneurs qui se délectent à la vue du Christ gémissant sur la croix ; mais nous, nous étudions lhomme sur le vif, et nous aimerions que, vous aussi, vous appreniez à le connaître.

Le malade reprit la parole :

On détruit lhomme par le travail on lachève par la prison et pourquoi ? Notre patron cest à la fabrique Nefédov que jai travaillé comme un forcené notre patron a donné à une chanteuse une grande cuvette et un vase de nuit en or Et cest dans ce vase que sont notre force et notre vie les miennes et des milliers dautres. Voilà à quoi elles ont servi

Lhomme a été créé à limage et à la ressemblance de Dieu ! dit Jéfim en souriant et voilà à quoi on lemploie ce nest pas mal !

Il faut le crier ! s’écria Rybine frappant de la paume de sa main sur la table.

Il ne faut pas le supporter ! ajouta Jacob à voix basse.

Ignati se contenta de sourire.

La mère remarqua que les trois jeunes ouvriers parlaient peu, mais écoutaient avec lattention insatiable d’âmes affamées. Chaque fois que Rybine ouvrait la bouche, ils le fixaient, l’épiaient des yeux Les paroles de Saveli leur faisaient faire des grimaces bizarres. Ils ne semblaient pas avoir pitié du malade

La mère se pencha vers Sophie et dit à voix basse :

Cest vrai, ce quil raconte ?

Sophie répondit tout haut :

Oui, cest vrai ! On en a parlé dans les journaux cest à Moscou que cest arrivé

Et lhomme na pas été puni ; dit Rybine sourdement. Il aurait fallu le châtier, on aurait dû le mener sur une place publique, le couper en morceaux et jeter aux chiens sa chair infâme ! Il y aura de grands châtiments quand le peuple se lèvera.

Quil fait froid ! dit le malade.

Jacob laida à se lever et à sapprocher du feu.

Le foyer brûlait, égal et vif. Des ombres informes lentouraient et contemplaient avec étonnement le jeu joyeux des flammes. Saveli sassit sur un billot et tendit vers la chaleur ses mains sèches et transparentes. Rybine le désigna dun hochement de tête et dit à Sophie :

Cest plus fort quun livre ! Ça, il faut le savoir Quand une machine arrache un bras ou tue un homme, cela sexplique ; cest toujours lui qui est fautif. Mais quon suce le sang dun homme et quon le jette ensuite à l’écart comme une charogne, cela ne sexplique pas

Oui prononça lentement Ignati, cela ne sexplique pas Jai connu, moi, un chef de district qui obligeait les paysans à saluer son cheval, quand on le promenait dans le village, et qui mettait aux arrêts ceux qui désobéissaient Pourquoi avait-il besoin de cela ? Cela ne sexplique pas, non plus !

Lorsquils eurent fini de manger, tous se placèrent autour du foyer ; devant eux, le feu brûlait en dévorant rapidement le bois ; derrière eux, les ténèbres enveloppaient le ciel et la forêt Le malade regardait le feu, les yeux grands ouverts ; il toussait sans sarrêter et frissonnait. On eût dit que des débris de vie sarrachaient de sa poitrine, pressés dabandonner le corps décharné. Les reflets de la flamme dansaient sur son visage sans animer la peau morte. Seuls, ses yeux brûlaient dun reflet bleuâtre et mourant.

Peut-être aimerais-tu mieux aller dans la cabane, hein, Saveli ? demanda Jacob en se penchant sur lui.

Pourquoi ? répondit celui-ci avec effort. Je veux rester là je nai plus beaucoup de temps à vivre avec les hommes plus bien longtemps.

Il promena son regard autour de lui, garda un instant le silence et reprit, avec un pâle sourire :

Je me sens bien parmi vous ; je vous regarde et me dis que peut-être cest vous qui vengerez tous ceux quon a maltraités le peuple tout entier !

Personne ne lui répondit ; il se mit bientôt à sommeiller, laissant retomber sa tête sur sa poitrine. Rybine le regarda longuement, et dit à voix basse :

Il vient nous voir, il sassied et raconte toujours la même chose

Cest ennuyeux de lentendre se répéter ! dit Ignati à voix basse. Quand on naurait entendu cette histoire quune fois, on ne loublierait pas et lui, il la rabâche sans cesse !

Cest que, pour lui, elle contient tout, sa vie tout entière, comprends-le donc ! fit Rybine dun air sombre et aussi la vie dune foule de gens. Jai entendu son histoire des dizaines de fois et, pourtant, il arrive parfois que jai des doutes. Il y a des heures bonnes où on ne veut pas croire à la vilenie de lhomme, ni à sa folie, où on a pitié de tous, du riche comme du pauvre car le riche aussi fait fausse route Lun est aveuglé par la faim, lautre par lor Et alors, on se dit : « Ah ! hommes, ah ! frères. Secouez-vous, réfléchissez loyalement, réfléchissez. »

Le malade se balança, ouvrit les yeux et se coucha sur le sol. Sans faire de bruit, Jacob se leva et alla chercher dans la cabane une petite pelisse quil jeta sur Saveli, puis il sassit de nouveau à côté de Sophie.

Aux voix humaines se mêlaient le sourd crépitement du bois et le chuchotement des flammes ; et le feu, semblable à un visage rubicond, avait lair de sourire avec malice aux sombres silhouettes qui lentouraient.

Sophie se mit à parler de la lutte des peuples pour acquérir le droit à la vie et à la liberté, des anciens combats des paysans dAllemagne, des malheurs des Irlandais, des exploits des ouvriers français.

Dans la forêt, revêtue de velours, dans la petite clairière bornée par les arbres muets, sous la voûte du ciel obscur, devant le riant foyer, au milieu dun cercle dombres hostiles et étonnées, ressuscitaient des événements qui avaient bouleversé le monde des repus, des gens follement avides ; les peuples de la terre défilaient les uns après les autres, saignants, épuisés par la lutte ; on célébrait les noms des héros de la liberté et de la vérité

La voix rauque de la femme résonnait avec douceur comme si elle fût sortie du passé. Elle éveillait des espoirs, inspirait confiance. Les auditeurs écoutaient sans mot dire cette musique, la grande histoire de leurs frères en esprit. Ils regardaient le visage pâle et maigre, ils souriaient pour répondre au sourire des yeux gris. Et une lumière toujours plus vive éclairait pour eux la cause sacrée de lhumanité ; en eux se développait de plus en plus le sentiment de la parenté morale avec leurs frères du monde entier ; un nouveau cœur naissait pour eux en la terre, et ils étaient pleins du désir de tout comprendre, de tout unir en lui

Le jour viendra où tous les peuples lèveront la tête et s’écrieront : Cest assez ! nous nen voulons plus de cette vie ! disait Sophie dune voix sonore, et alors s’écroulera la puissance factice de ceux qui ne sont forts que de leur avidité, la terre se dérobera sous leurs pas, ils ne sauront plus sur quoi sappuyer

Cest ce qui arrivera ! ajouta Rybine, tête baissée. En ne ménageant pas ses forces, on peut tout vaincre !

La mère écoutait en relevant très haut les sourcils et avec un sourire d’étonnement nerveux. Elle voyait que tout ce qui lui paraissait choquant en Sophie, son audace, son extrême vivacité, avait disparu, comme fondu par le torrent égal et brûlant de ses paroles. Le silence de la nuit, le jeu du feu, le visage de la jeune femme la charmaient ; mais ce qui lui plaisait par-dessus tout, c’était lattention parfaite des paysans. Ils restaient immobiles, sefforçant de ne troubler en rien le développement calme du discours ; on eût dit quils craignaient de rompre le fil lumineux qui les réunissait au monde. De temps à autre, lun deux mettait avec précaution une bûche dans le foyer ; et les hommes dispersaient, en agitant la main, les étincelles et la fumée, pour les empêcher darriver jusqu’à Sophie.

À laurore, Sophie se tut, fatiguée, et regarda en souriant les visages pensifs et rassérénés qui lentouraient.

Cest le moment de partir ! dit la mère.

Oui ! répondit Sophie avec lassitude.

Un des ouvriers soupira bruyamment.

Cest dommage que vous partiez ! déclara Rybine avec une douceur inaccoutumée. Vous parlez bien ; cest une grande chose que dapparenter les gens entre eux ! Quand on comprend quil y a des millions d’êtres qui veulent la même chose que nous autres, le cœur devient meilleur Et il y a une grande force dans la bonté.

Et quand on agit avec douceur, on vous répond par la violence ! dit Jéfim avec un petit sourire et en se levant prestement. Il faut quelles partent, oncle Mikhaïl, avant quon les voie Quand les livres seront distribués dans le peuple, les autorités chercheront doù ils sont venus Et peut-être quelquun se souviendra des voyageuses et parlera

Merci de ta peine, mère ! dit Rybine en interrompant Jéfim. Je pense tout le temps à Pavel, en te voyant Tu as pris un bon chemin

Tout, apaisé, il souriait dun large et amical sourire. Il faisait frais ; cependant il était là en blouse, le col ouvert, la poitrine découverte. La mère considéra sa massive personne et lui conseilla avec sollicitude :

Tu devrais mettre quelque chose, il fait froid !

Mais jai chaud en dedans ! répliqua-t-il.

Debout près du foyer, les trois jeunes gens conversaient à voix basse ; à leurs pieds, le malade dormait, enveloppé de pelisses. Le ciel pâlissait, les ombres fondaient. Toutes tremblantes, les feuilles attendaient le soleil.

Eh bien, adieu ! dit Rybine en serrant la main de Sophie. Comment vous retrouver en ville ?

Cest moi quil faut chercher ! répondit la mère.

Lentement, en un seul groupe, les ouvriers sapprochèrent de Sophie et lui serrèrent la main avec une maladresse affectueuse. On devinait que chacun deux était secrètement pénétré de gratitude et damitié, et ce sentiment les troublait par sa nouveauté. Avec un sourire dans leurs yeux desséchés par linsomnie, ils regardaient Sophie en se tenant tantôt sur un pied, tantôt sur lautre.

Voulez-vous boire un peu de lait avant de partir ? proposa Jacob.

Y en a-t-il encore ? demanda Jéfim.

Oui, un peu

Ignati dit avec confusion en se grattant la tête :

Non, je lai renversé.

Et tous les trois se mirent à sourire.

Ils parlaient de lait, mais la mère sentait quils pensaient à autre chose, quils souhaitaient à Sophie et à elle tout le bien possible, sans pouvoir sexprimer. Sophie était visiblement touchée et son trouble était tel quelle parvint seulement à dire, dun ton modeste :

Merci, camarades !

Ils sentre-regardèrent, comme si ce mot les eût fait doucement chanceler.

Le malade eut un accès de toux rauque. Dans le foyer, les charbons s’éteignaient.

Au revoir ! dirent à mi-voix les paysans ; et leurs salutations mélancoliques accompagnèrent longtemps les femmes. Sans se hâter, celles-ci sengagèrent dans un sentier forestier, à la clarté de laurore

Elles se mirent à parler de Rybine, du malade, des ouvriers qui gardaient un silence si attentif, qui avaient exprimé leurs sentiments damitié reconnaissante avec gaucherie, mais éloquemment, en prodiguant mille petits soins aux deux femmes. Elles arrivèrent dans les champs. Le soleil se levait au devant delles. Encore invisible, il avait déployé au ciel un transparent éventail de rayons pourpres ; dans lherbe, les gouttes de rosée scintillaient en multicolores étincelles de joie alerte et printanière. Les oiseaux se réveillaient et animaient le matin de leurs cris joyeux. Avec des croassements affairés, de gros corbeaux senvolaient en agitant lourdement leurs ailes ; dans les champs ensemencés dès lautomne sautillaient des freux noirs, qui jacassaient dune voix saccadée ; on ne sait où, un loriot sifflait avec inquiétude. Les lointains se découvraient et accueillaient le soleil en effaçant les ombres nocturnes sur leurs cimes.

 

 

 

 

 

 

VII

 

La vie de la mère s’écoulait dans un calme étrange, qui la surprenait parfois. Son fils était en prison, elle savait quun dur châtiment lattendait ; chaque fois quelle y pensait, et en dépit de sa volonté, se dressaient dans sa mémoire les images dAndré, de Fédia et dautres, toute une longue série de figures connues. Résumant pour elle tous ceux qui partageaient son sort, la figure de Pavel grandissait aux yeux de Pélaguée, et en songeant à son fils, ses pensées s’élargissaient et se dirigeaient de tous côtés, à son insu. Elles se dispersaient en minces rayons inégaux, touchant à tout, essayant d’éclairer tout, de tout rassembler en un même tableau ; et elles empêchaient ainsi la mère de sarrêter sur lennui quelle éprouvait de ne pas voir Pavel, sur la terreur que le sort de son fils lui inspirait.

Sophie partit bientôt. Cinq jours plus tard, elle revint, vive, et gaie, pour disparaître de nouveau quelques heures après. On ne la revit quau bout de quinze jours. Il semblait quelle allât dans la vie par grands cercles. Elle montait parfois chez son frère pour remplir sa demeure de vaillance et de musique.

La musique était devenue agréable à la mère, presque indispensable même. Elle la sentait couler dans sa poitrine et pénétrer son cœur, et alors des ondes de pensées naissaient en elle, rapides et intenses, des paroles fleurissaient, légères et belles, éveillées par la force des sons

Pélaguée se résignait difficilement au désordre de Sophie, qui jetait dans tous les coins les objets lui appartenant, des bouts de cigarettes ou des cendres ; elle se faisait encore plus difficilement à sa manière de parler si hardie. Le contraste était trop grand avec la tranquille assurance de Nicolas, avec la gravité bienveillante et constante de ses paroles. Aux yeux de la mère, Sophie n’était quune adolescente désireuse de se faire passer pour une grande personne, et qui considérait encore les gens comme des jouets curieux. Elle parlait beaucoup de la sainteté du travail et augmentait stupidement la besogne de la mère par son désordre ; elle discourait sur la liberté et, pourtant, il était visible quelle gênait chacun par son impatience irritable, par ses incessantes discussions, son désir de se placer au premier rang. Il y avait beaucoup de contradictions en elle ; la mère la traitait avec une prudence constante, mais sans le sentiment chaleureux quelle avait pour Nicolas.

Toujours soucieux, celui-ci menait jour après jour la même existence réglée et monotone ; à huit heures, il déjeunait, lisait à haute voix le journal, commentant les nouvelles importantes. Pélaguée trouvait chez Nicolas et chez André des traits communs. De même que le Petit-Russien, son hôte parlait sans haine des hommes, il les considérait tous comme coupables de la mauvaise organisation de la vie. Mais sa foi en la vie nouvelle n’était pas aussi ardente que celle dAndré, ni aussi lumineuse. Il parlait toujours paisiblement, de la voix dun juge intègre et sévère ; même quand il racontait des choses terribles, il avait un doux sourire de compassion ; mais alors, ses yeux brillaient dune lueur froide. En voyant ce regard, la mère comprit que cet homme ne pardonnerait jamais à personne, quil ne pouvait pas pardonner ; et, sentant combien cette fermeté devait lui être pénible, elle le prenait en pitié. Nicolas lui devenait toujours plus cher.

À neuf heures, il allait à son bureau ; la mère faisait les chambres, préparait le dîner, se lavait, se changeait ; puis elle sasseyait dans sa chambre et regardait les images des livres. Elle pouvait lire en sappliquant de toute son attention ; mais, au bout de quelques pages, elle était fatiguée et ne comprenait plus le sens des mots. Par contre, les images la distrayaient comme un enfant : elles déroulaient à ses yeux un monde nouveau, merveilleux, compréhensible cependant, et presque tangible. Elle voyait les villes immenses, leurs édifices magnifiques, les machines, les vaisseaux, les monuments, les richesses incalculables amassées par les hommes, les créations de la nature, dont la diversité frappait son esprit. La vie s’élargissait à linfini, lui découvrant chaque jour des choses énormes, inconnues, féeriques ; et par labondance de ses richesses, linfini de ses beautés, elle excitait toujours davantage l’âme affamée qui s’éveillait. Pélaguée aimait surtout feuilleter un livre de zoologie ; bien que cet ouvrage fût écrit dans une langue étrangère, c’était celui dont les illustrations lui donnaient la représentation la plus nette de la richesse, de la beauté, de limmensité de la terre.

La terre est grande ! dit-elle un jour à Nicolas.

Oui, et pourtant les gens sont à l’étroit

Ce qui lattendrissait surtout, c’étaient les insectes, les papillons en particulier ; elle regardait avec surprise les dessins qui les représentaient, et disait :

Quelle beauté, nest-ce pas, Nicolas ? Combien il y en a partout, de cette chère beauté ; mais elle est cachée à nos yeux, elle passe devant nous sans que nous la voyions. Les gens courent, ils ne savent rien, ils nadmirent rien, parce quils nen ont ni le temps ni lenvie. Que de joie ils pourraient se donner sils savaient combien la terre est riche et que de choses étonnantes on y trouve. Et tout est pour tous et chacun est pour tout nest-ce pas ?

Oui, parfaitement ! répondait Nicolas avec un sourire. Et il lui apportait toujours dautres livres.

Le soir, des visiteurs venaient souvent, entre autres Alexis Vassiliév, bel homme au visage pâle, à la barbe noire, taciturne et grave ; Roman Pétrov, aux traits arrondis et couperosés, qui faisait constamment claquer ses lèvres dun air de pitié ; Ivan Danilov, petit et maigre, avec une barbe en pointe et une voix grêle, agressive, criarde et acérée comme une alène ; Iégor, qui plaisantait sur lui-même, sur ses camarades, sur son mal toujours croissant. Parfois, des gens que la mère ne connaissait pas arrivaient de villes lointaines et avaient avec Nicolas de longs entretiens, toujours sur le même sujet : la liberté et les ouvriers de tous les pays. On discutait, on s’échauffait, on faisait de grands gestes, on buvait beaucoup de thé. Dans le bruit des voix, Nicolas composait quelquefois des proclamations quil lisait à ses compagnons ; séance tenante, elles étaient recopiées, en caractères dimprimerie ; la mère recueillait soigneusement les fragments des brouillons déchirés et les brûlait.

Tout en servant le thé, elle s’étonnait de lardeur avec laquelle les camarades parlaient de la vie et du sort de louvrier, du paysan, de la manière la plus profitable et la plus rapide de semer dans le prolétariat les pensées de vérité et de liberté, d’élever son esprit. Souvent, les opinions divergeaient, on se fâchait, on saccusait mutuellement, on soffensait pour recommencer ensuite à discuter.

La mère sentait quelle connaissait mieux que tous ces discoureurs la vie des ouvriers, quelle voyait plus nettement limmensité de la tâche quils s’étaient donnée ; et cela lui permettait de traiter les camarades avec la condescendance un peu mélancolique dune personne d’âge mûr qui voit des enfants jouer au mari et à la femme, sans comprendre le tragique de la situation.

Involontairement, elle comparait leurs discours avec ceux de son fils, avec ceux dAndré, et elle en apercevait maintenant la différence, qui lui échappait auparavant. Il lui semblait quici on criait plus quau faubourg, et elle se disait :

Ils sont plus savants, ils parlent plus fort.

Mais elle constatait trop souvent que tous ces hommes paraissaient s’échauffer mutuellement à dessein, que leur excitation était factice ; chacun voulait démontrer à ses camarades quil était plus près de la vérité queux, quelle leur était plus chère qu’à eux ; les autres en étaient blessés et, à leur tour, pour prouver combien ils connaissaient cette vérité, ils discutaient avec âpreté et rudesse. Chacun voulait sauter plus haut que lautre, et la mère en éprouvait une tristesse angoissée. Elle remuait les sourcils en promenant sur les assistants un regard de supplication ; elle pensait :

« Ils ont oublié Pavel et ses camarades ils les ont oubliés. »

Elle écoutait toujours attentivement les discussions que, naturellement, elle ne comprenait pas ; elle cherchait à démêler les sentiments sous les paroles. Elle saperçut que lorsquau faubourg, on parlait du bien, on le prenait en son entier, tandis quici, tout se fragmentait et samenuisait ; là, on sentait avec plus de force et de profondeur ; ici, c’était le domaine des pensées tranchantes qui découpaient tout en menus morceaux. Ici, on parlait davantage de la destruction du monde ancien ; là, on rêvait au nouveau, et cest pourquoi les discours de son fils et dAndré étaient plus compréhensibles, plus à la portée de Pélaguée.

Un sourd mécontentement envers les hommes se glissait furtivement dans son cœur et linquiétait ; de la méfiance lui venait, elle avait le désir de comprendre tout le plus vite possible, pour parler elle aussi de la vie, avec des paroles que lui dicterait son âme.

Elle remarqua également que lorsquil venait un camarade ouvrier, Nicolas se conduisait avec une aisance extraordinaire ; une expression de douceur apparaissait sur son visage ; il parlait autrement que de coutume, sinon avec plus de grossièreté, du moins plus négligemment.

Il fait son possible pour se mettre à leur niveau ! pensait-elle.

Mais cela ne la consolait pas, et elle voyait que louvrier était gêné, que son intelligence restait comme nouée, quil narrivait pas à parler aussi simplement et librement quavec elle, femme de sa classe. Un jour que Nicolas était sorti de la chambre, elle dit à lun deux :

Pourquoi te gênes-tu ? Tu nes pas un gamin qui passe un examen.

Lautre eut un large sourire.

Cest manque dhabitude Tout de même ce nest pas un des nôtres !

Et il baissa la tête.

Cela ne fait rien ! dit la mère. Il est simple

Louvrier lui lança un regard, tous deux sourirent et gardèrent le silence

Parfois Sachenka venait, elle ne restait jamais longtemps ; elle parlait toujours dun ton affairé, sans rire ; en sen allant, elle demandait chaque fois à la mère :

Comment va Pavel ? Il est bien portant ?

Oui, Dieu merci ! Il est bien, il est gai.

Saluez-le de ma part ! reprenait la jeune fille, et elle disparaissait.

De temps à autre, la mère se plaignait à elle de ce quon gardât Pavel si longtemps en prison, sans fixer la date de son jugement : Sachenka fronçait le sourcil et se taisait ; ses lèvres tremblaient, tandis que ses doigts sagitaient nerveusement.

La mère avait envie de lui dire :

Ma chérie, je sais que vous laimez je le sais !

Mais elle nosait : lair sévère de la jeune fille, ses lèvres pincées, la sécheresse de ses paroles semblaient repousser les caresses à lavance. Avec un sourire, Pélaguée serrait la main quon lui tendait et pensait : « Ma pauvre petite ! »

Un jour, Natacha survint ; tout heureuse de voir Pélaguée lembrasser affectueusement, elle lui annonça soudain, à voix basse, entre autres choses :

Ma mère est morte elle est morte, ma pauvre maman !

Elle sessuya les yeux dun geste rapide.

Je la regrette, reprit la jeune fille elle navait pas cinquante ans elle aurait pu vivre longtemps encore. Mais quand on réfléchit à tout, on se dit que la mort lui est probablement plus légère que la vie ! Elle était toujours seule et étrangère à tous ; personne navait besoin delle ; mon père lavait rendue craintive par ses criailleries continuelles Peut-on dire quelle vivait ? On vit quand on attend quelque chose de bon ; mais elle, elle navait rien à attendre, excepté des outrages !

Cest bien vrai, ce que vous dites là, Natacha ! déclara la mère après un instant de réflexion. On vit quand on attend quelque chose de bon ; quand on nattend rien, est-ce vivre ?

Elle ajouta en caressant affectueusement la main de la jeune fille : Et maintenant, vous êtes toute seule ?

Oui ! répondit Natacha.

La mère se tut un instant ; puis, elle reprit avec un sourire :

Quimporte ! Quand on est bon, on nest jamais seul, on est toujours entouré

Natacha partit en qualité dinstitutrice pour un district où se trouvait une filature. La mère lui apportait de temps à autre des livres défendus, des proclamations, des journaux. C’était sa besogne attitrée. Plusieurs fois par mois, vêtue en religieuse, en marchande de dentelles ou de mercerie, en bourgeoise cossue ou en pèlerine, elle sen allait par la province, à pied, en chemin de fer, en charrette, la besace à l’épaule ou la valise à la main. Dans les hôtels ou les auberges, sur les bateaux comme en wagon, elle se comportait avec calme et simplicité ; elle adressait la première la parole à des inconnus, et attirait irrésistiblement lattention par son parler sympathique, par son assurance de femme qui a beaucoup vu et retenu.

Elle aimait à converser avec les malheureux, connaître leurs opinions sur la vie, leurs plaintes, leurs perplexités. Son cœur sinondait de joie chaque fois quelle constatait chez ses interlocuteurs ce vif mécontentement qui, tout en protestant contre les coups du sort, cherche avec ardeur la solution des grands problèmes de lhumanité. Toujours plus large et plus divers, le tableau de la vie avec ses luttes se déroulait devant elle. Partout et en tout elle voyait la tendance cynique à tromper lhomme, à le dépouiller, à tirer de lui le plus de profits possible. Et elle voyait aussi quil y avait de tout en abondance sur la terre, tandis que le peuple était dans la misère et végétait à demi affamé, au milieu dinnombrables richesses. Dans les villes, il y avait des temples remplis dor et dargent inutiles à Dieu, et sur le parvis, les miséreux grelottaient, attendant en vain quon leur fît laumône. Elle avait déjà vu ce spectacle autrefois, les opulentes églises, les chasubles brodées dor des prêtres, les taudis des pauvres et leurs guenilles infectes ; mais alors elle trouvait que c’était tout naturel, tandis que maintenant, elle considérait cet état de choses comme outrageant pour les pauvres, à qui, elle le savait bien, la religion est plus nécessaire quaux riches.

Grâce aux images de Jésus, aux récits quelle avait entendus, Pélaguée savait quil fut lami des misérables, quil habitait sans faste ; et dans les églises, où les pauvres venaient à lui pour être consolés, elle le voyait emprisonné dans des ornements dor et de soie, dédaigneusement froufroutante en face du dénuement. Et les paroles de Rybine lui revenaient à la mémoire :

On sest servi de Dieu lui-même pour nous tromper ! On la revêtu de mensonge et de calomnie, pour tuer notre âme

Sans quelle sen doutât, elle priait moins, mais pensait davantage à Jésus, aux gens qui, sans parler de lui, sans même le connaître, semblait-il, vivaient selon son Évangile et qui, pareils à lui, considéraient la terre comme le royaume des pauvres, voulaient distribuer en parties égales entre les hommes toutes les richesses. Elle réfléchissait beaucoup à toutes ces choses, les approfondissant, les ramenant à tout ce quelle voyait ; ces pensées se développaient, prenaient la forme lumineuse dune prière et répandaient une clarté égale sur lobscurité du monde, sur la vie et lhumanité. Et il semblait à la mère que le Christ lui-même, quelle avait toujours aimé dun vague amour, dun sentiment complexe où la peur se mêlait étroitement à lespoir, à lattendrissement et à la douleur, lui devenait plus proche, quil s’était transformé, quil était plus visible pour elle, dune sérénité plus joyeuse. Maintenant ses yeux lui souriaient avec assurance, avec une vivante force intérieure, comme sil fût vraiment ressuscité, lavé et ranimé par le sang ardent que versent généreusement pour lamour de lui, ceux qui ont la sagesse de ne pas le nommer. La mère revenait donc de ses voyages réjouie et enthousiasmée, par ce quelle avait vu et entendu, et satisfaite davoir accompli sa mission.

Cest agréable daller de tous côtés et de voir tant de choses, dit-elle un soir à Nicolas. On comprend comment la vie sarrange. Le peuple est repoussé, rejeté sur les bords, il grouille dans lhumiliation, et il se dit : Pourquoi me tient-on à l’écart ? Pourquoi ai-je faim, quand il y a de tout en abondance ? Pourquoi suis-je bête, ignorant, quand il y a tant desprit partout ? Et où est-il, ce Dieu miséricordieux pour lequel il ny a ni riches ni pauvres, dont tous sont les enfants bien-aimés ? Peu à peu, le peuple se révolte contre son existence il sent que linjustice lanéantira sil ne soccupe pas de lui-même.

Et elle éprouvait de plus en plus souvent le besoin de parler elle-même, en son langage, des injustices de la vie ; parfois, il lui était difficile dy résister

Quand Nicolas la surprenait à regarder des gravures, il lui racontait des choses merveilleuses. Frappée par laudace des problèmes que lhomme se posait, elle demandait dun ton incrédule :

Est-ce bien possible ?

Et Nicolas lui décrivait lavenir féerique avec une certitude inébranlable dans ses prophéties.

Les désirs de lhomme nont pas de limite, sa force est inépuisable ! disait-il. Néanmoins, le monde ne senrichit en esprit que lentement, parce que, pour être indépendants, les hommes sont obligés damasser de largent, et non de la science. Et, quand ils auront chassé lavidité, ils se libéreront de lesclavage du travail forcé.

La mère ne comprenait que rarement le sens des paroles de Nicolas, mais elle était très sensible à la foi paisible qui les animait.

Il y a trop peu dhommes libres sur la terre, cest ce qui fait le malheur de lhumanité ! disait-il.

En effet, Pélaguée connaissait des gens qui s’étaient affranchis de la haine et de la rapacité ; elle comprenait que si le nombre de ces gens augmentait, le visage noir et terrible de la vie deviendrait plus accueillant et plus simple, meilleur et plus lumineux.

Lhomme est obligé d’être cruel malgré lui ! disait tristement Nicolas.

La mère acquiesçait dun signe de tête et se rappelait le Petit-Russien.

 

 

 

 

 

 

VIII

 

Un jour, Nicolas, à lordinaire très exact, revint de son bureau beaucoup plus tard que de coutume ; au lieu denlever son pardessus, il dit vivement en se frottant les mains :

Savez-vous, Pélaguée, aujourdhui, un de nos camarades sest échappé de la prison à lheure des visites Mais je nai pas réussi à savoir qui cest

La mère chancela, envahie par l’émotion ; elle se laissa tomber sur une chaise et demanda en chuchotant :

Pavel, peut-être !

Peut-être ! répondit Nicolas en haussant les épaules. Mais comment laider à se cacher, où le trouver ? Je viens de me promener dans les rues pour voir si je le rencontrerais. Cest bête, mais il faut faire quelque chose ; je vais sortir de nouveau

Moi aussi ! s’écria la mère.

Allez chez Iégor, peut-être a-t-il des nouvelles ! conseilla Nicolas, et il sen alla.

La mère jeta un fichu sur sa tête ; pleine despoir, elle sortit aussitôt après Nicolas. Elle voyait trouble ; son cœur battait à grands coups et lobligeait à courir presque. Elle marchait à la rencontre du possible, tête baissée, sans rien voir autour delle. « Il est peut-être déjà chez Iégor ! » Cette idée la poussa en avant. Il faisait chaud, Pélaguée haletait de fatigue. Arrivée à lescalier de la maison dIégor, elle sarrêta, nayant pas la force daller plus loin ; elle se détourna, poussa un petit cri d’étonnement : il lui avait semblé que Vessoftchikov était sur le seuil, les mains dans les poches, le sourire aux lèvres, et quil la regardait. Mais, lorsquelle rouvrit les yeux, elle ne vit personne

Cest une hallucination ! se dit-elle en montant lescalier sans cesser de prêter loreille. On entendit dans la cour un sourd piétinement de pas lents la mère sarrêta sur le palier, se pencha et regarda : elle aperçut de nouveau un visage grêlé qui lui souriait.

Vessoftchikov ! cest lui ! s’écria-t-elle en descendant à sa rencontre ; son cœur se serra, désappointé

Non, monte ! monte ! répondit-il à mi-voix, avec un geste de la main.

La mère obéit ; elle entra dans la chambre dIégor, et, le voyant étendu sur son canapé, elle chuchota, haletante :

Vessoftchikov sest enfui de prison

Le grêlé ? demanda Iégor dune voix rauque, en soulevant sa tête.

Oui, lui ! Il vient ici !

Cest parfait ! Mais je ne veux pas me lever pour le recevoir.

Déjà Vessoftchikov était rentré ; il ferma la porte au verrou et enleva sa casquette en riant doucement. Puis, il saccouda sur le canapé. Iégor se redressa, et dit dune voix rauque en hochant la tête :

Je vous en prie ne vous gênez pas !

La bouche fendue en un large sourire, le grêlé sapprocha de la mère et lui saisit la main :

Si je ne tavais pas vue, il ne me restait plus qu’à retourner à la prison ! Je ne connais personne en ville ; si javais été au faubourg on maurait arrêté aussitôt En marchant, je me disais : Imbécile ! Pourquoi tes-tu sauvé ? Et voilà que je vois la mère qui courait ! Je tai suivie

Comment as-tu pu tenfuir ? demanda Pélaguée.

Le jeune homme sassit gauchement sur le bord du canapé et dit avec embarras, en haussant les épaules :

Je ne sais pas cest loccasion qui sest présentée Je me promenais dans la cour les criminels de droit commun se sont jetés sur un geôlier un ancien gendarme expulsé du corps pour cause de vol il espionne, rapporte, fait la vie dure à tout le monde Alors, il y a eu une mêlée, les surveillants ont eu peur, ils sifflaient, couraient Pendant ce temps, je vois que la grille était ouverte, je mapproche, japerçois une place, la ville Cela ma attiré. Et je suis sorti sans me hâter, comme dans un rêve Quand jeus fait quelques pas, je revins à moi, je me demandai où jallais me rendre je constatai alors que les portes de la prison étaient fermées Jai été mal à mon aise je regrettais les camarades enfin, c’était stupide je ne pensais pas à menfuir

Hum ! fit Iégor. Eh bien, monsieur, vous auriez dû retourner, frapper à la porte et demander poliment quon vous laisse rentrer : Excusez, un moment de distraction

Oui ! continua Vessoftchikov en souriant. C’était bête aussi, je le comprends. Et pourtant, jai mal agi envers les camarades je ne dis rien à personne et je pars Dans la rue, je vois venir un enterrement. Jai suivi le cercueil c’était un enfant la tête baissée, sans regarder personne Je suis resté au cimetière, au grand air, et il mest venu une idée

Une seule ? demanda Iégor, et il ajouta avec un soupir : Je pense quelle na pas été à l’étroit

Le grêlé se mit à rire, sans se fâcher.

Oh ! ma tête nest plus aussi vide quavant Et toi, Iégor, tu es toujours malade ?

Chacun fait ce quil peut ! répondit Iégor ; et un accès de toux le secoua. Continue !

Puis jai été au musée je me suis promené, jai regardé les collections tout en pensant : « Où vais-je aller maintenant ? » J’étais furieux contre moi-même, javais horriblement faim ! Je suis retourné dans la rue, jai marché, j’étais vexé ; je voyais que les agents de police examinaient les passants avec attention Je me disais : Grâce à mon museau, je tomberai bientôt entre les mains de la justice Et soudain, voilà la mère qui vient en courant, elle passe à côté de moi, je m’écarte, je me retourne, je la suis et voilà tout !

Et moi qui ne tai même pas remarqué ! dit la mère dun ton confus. Elle examinait Vessoftchikov avec attention ; il lui sembla quil avait changé à son avantage.

Les camarades sont sans doute inquiets et se demandent où je suis reprit-il en se grattant la tête.

Et les gendarmes, tu ne les regrettes pas ? Et pourtant ils sont inquiets, eux aussi ! fit observer Iégor ; puis le malade ouvrit la bouche et, remuant les lèvres comme sil voulait frapper lair, il continua : Trêve de plaisanteries ! Il faut te cacher, ce qui est agréable, mais pas très facile Si je pouvais me lever ! Il eut une crise d’étouffement et se frotta la poitrine avec de faibles mouvements.

Tu es bien malade, Iégor ! dit Vessoftchikov.

La mère soupira et promena un regard inquiet autour de la chambrette.

Cest mon affaire ! répondit Iégor. Grand-mère, ne vous gênez donc pas, demandez-lui des nouvelles de Pavel.

Le grêlé eut de nouveau un large sourire.

Pavel ? Il va bien, il est en bonne santé. Cest une espèce de président pour nous. Cest lui qui parle avec les autorités en notre nom ; en général, cest lui qui commande On le respecte Il y a de quoi !

La mère buvait les paroles du jeune homme ; elle jetait parfois un regard furtif sur le visage bleuâtre et boursouflé de Iégor. Figé comme un masque, dépourvu dexpression, il semblait étrangement plat ; seuls les yeux vivaient et étincelaient gaiement.

Si vous me donniez à manger je vous jure que jai bien faim ! s’écria soudain le grêlé.

Grand-mère, dit Iégor, il y a du pain sur le rayon ; donnez-le lui ; ensuite, allez dans le corridor et frappez à la seconde porte à gauche. Une femme vous ouvrira ; dites-lui quelle vienne ici et quelle apporte tout ce quelle possède en fait de comestibles

Pourquoi tout ? protesta Vessoftchikov.

Ne vous émotionnez pas, ce ne sera pas grandchose rien, peut-être !

La mère obéit. Lorsquelle eut frappé à la porte indiquée, elle se dit tristement en prêtant loreille : Il est mourant

Qui est là ? demanda quelquun à lintérieur de la chambre.

De la part dIégor ! répondit la mère à mi-voix. Il vous prie de venir chez lui

Jy vais ! répondit-on.

Pélaguée attendit un instant et frappa de nouveau. La porte souvrit brusquement et une grande jeune femme qui portait des lunettes apparut. Tout en lissant la manche froissée de son corsage, elle demanda dun ton sec :

Que désirez-vous ?

Cest Iégor qui menvoie

Ah ! Allons-y ! Mais je vous connais ! s’écria la femme. Bonjour. Il fait sombre ici

La mère la regarda et se souvint de lavoir vue une ou deux fois chez Nicolas. « On trouve des nôtres partout ! » pensa-t-elle.

La femme sarrangea de manière à ce que la mère marchât devant elle.

Il est bien mal ? interrogea-t-elle.

Oui, il est couché. Il vous prie dapporter quelque chose à manger.

Oh ! cest inutile

Lorsque les deux femmes pénétrèrent chez Iégor, celui-ci les accueillit par un râle

Lioudmila, ce jeune homme-là vient de sortir de prison sans la permission des autorités, limpertinent ! Avant tout, donnez-lui à manger et cachez-le nimporte où pendant un jour ou deux.

Lioudmila hocha la tête et, tout en examinant avec attention le visage du malade, elle dit sévèrement :

Iégor, vous auriez dû me faire chercher aussitôt que vos visites sont arrivées ! Et je vois que vous avez à deux reprises oublié de prendre votre médecine. Quelle négligence ! Vous dites, vous-même, que vous respirez plus facilement après Venez chez moi, camarade ! On va tout de suite venir prendre Iégor pour le mener à lhôpital.

Il faut donc que jy aille ? demanda Iégor.

Oui. Jirai vous y rejoindre !

Là aussi ?

Ne dites pas de sottises

Tout en parlant, la jeune femme avait remis la couverture sur la poitrine du malade, fixement observé Vessoftchikov, mesuré de l’œil la médecine Elle parlait dune voix égale et basse, mais sonore ; ses mouvements avaient de lampleur ; son visage était pâle et ses sourcils noirs se rejoignaient presque à la racine du nez. Cette physionomie déplut à la mère, qui la jugea arrogante ; les yeux navaient ni éclat, ni sourire ; la voix, des intonations de commandement.

Nous partons ! continua-t-elle. Je reviendrai bientôt. Vous, vous donnerez à Iégor une cuillerée à soupe de cette potion Ne lui permettez pas de parler

Et elle sortit en emmenant le grêlé.

Quelle merveilleuse femme ! dit Iégor avec un soupir. Quelle admirable créature ! Cest chez elle que vous auriez dû vous installer grand-mère. Elle travaille beaucoup Elle est très fatiguée

Ne parle pas, tiens, bois plutôt ! répondit affectueusement la mère.

Il avala le remède et continua en fermant un œil :

Quimporte ! jaurai beau me taire, je mourrai quand même

Il regarda la mère, tandis que ses lèvres souvraient lentement en un sourire. La mère baissa la tête ; un sentiment de pitié aigu fit couler ses larmes

Ne pleurez pas, grand-mère, cest naturel Le plaisir de vivre entraîne après lui la nécessité de mourir

La mère lui posa la main sur la tête et dit à voix basse :

Tais-toi, hein !

Mais, fermant les yeux comme pour écouter les râles dans sa poitrine, il continua obstinément :

Cest stupide de me taire, grand-mère Quy gagnerais-je ? quelques minutes dagonie de plus, et je perdrais le plaisir de bavarder avec une brave femme Je ne crois pas quil y ait dans lautre monde daussi braves gens que dans celui-ci

La mère linterrompit avec agitation :

Elle va revenir, la dame, elle me grondera parce que tu parles

Ce nest pas une « dame », mais une révolutionnaire, une camarade, une âme admirable Elle vous grondera de toute façon, grand-mère ! Elle gronde toujours tout le monde

Et Iégor se mit à raconter lhistoire de sa voisine, lentement, en remuant les lèvres avec effort. Ses yeux souriaient ; Pélaguée se disait avec inquiétude, à la vue de ce visage tout bleui et moite :

Il meurt !

Lioudmila revint ; après avoir soigneusement fermé la porte derrière elle, elle dit à la mère :

Il faut absolument que votre ami se déguise et sen aille ; allez lui chercher immédiatement dautres vêtements et apportez-les ici ! Quel dommage que Sophie soit absente ! Cacher les gens, cest sa spécialité.

Elle arrive demain ! répliqua la mère, en jetant son fichu sur ses épaules.

Chaque fois quon la chargeait dune mission, elle ne pensait qu’à laccomplir vite et bien. Elle demanda dun air affairé et soucieux, en fronçant les sourcils :

Comment faut-il lhabiller, quen pensez-vous ?

Peu importe ! Il sortira de nuit.

Cest bien pis que de jour : il y a moins de monde dans les rues, on vous remarque plus facilement, et Vessoftchikov nest pas très malin

Iégor eut un rire rauque :

Que vous êtes encore jeune grand-mère !

Puis-je aller te voir à lhôpital ? demanda-t-elle.

Il hocha la tête en toussant. Lioudmila regarda la mère de ses yeux noirs, et proposa :

Voulez-vous que nous le veillions à tour de rôle ? Oui ? Bien ! Et maintenant, allez vite !

Et, prenant la mère par le bras dun geste affectueux, mais autoritaire, elle la fit sortir dans le corridor, où elle lui dit à voix basse :

Ne vous fâchez pas de ce que je vous renvoie ainsi cest malhonnête, je le sais Mais cela lui fait beaucoup de mal de parler et jai lespoir

Cette explication troubla la mère ; elle chuchota :

Que dites-vous ! Vous n’êtes pas malhonnête vous êtes bonne Au revoir, je men vais

Prenez garde aux espions ! recommanda la femme à voix basse. Portant la main à son visage, elle se frotta les tempes ; ses lèvres frémirent ; elle eut un air plus doux.

Oui, oui ! répondit la mère, sans fierté.

Arrivée à la grille, elle sarrêta un instant, comme pour arranger son fichu, et jeta autour delle un regard vigilant que personne naurait pu remarquer. Elle savait distinguer presque à coup sûr les espions dans la foule. Linsouciance soulignée de la démarche, laisance affectée des gestes, lexpression de fatigue et dennui peinte sur le visage, le scintillement craintif, confus et mal dissimulé des yeux fuyants et désagréablement perçants, autant de traits qui lui étaient devenus familiers.

Mais, cette fois-là, elle naperçut aucun visage connu ; sans se hâter, elle sengagea dans la rue, puis prit un fiacre en donnant au cocher lordre de la conduire au marché. Elle acheta des vêtements pour Vessoftchikov et marchanda sans pitié, tout en couvrant dinjures son ivrogne de mari quil fallait habiller à neuf presque chaque mois. Cette fable nimpressionna guère les commerçants, mais causa beaucoup de satisfaction à la mère elle-même ; en route, elle s’était dit que la police devinerait que le fugitif allait se déguiser et quune enquête serait faite au marché. Pélaguée retourna chez Iégor, et ensuite accompagna le grêlé à lautre extrémité de la ville. Ils prirent chacun un trottoir ; et la mère, contente et amusée, regardait le jeune homme marcher lourdement, tête basse, sembarrassant dans les longs pans de son pardessus jaunâtre, et repoussant son chapeau qui lui glissait sur le nez. Sachenka vînt à leur rencontre dans une rue déserte, et la mère rentra après avoir salué Vessoftchikov dun hochement de tête.

Pavel est en prison André aussi pensa-t-elle avec tristesse.

 

 

 

 

 

 

IX

 

Nicolas laccueillit par une exclamation dinquiétude.

Vous savez, Iégor est très bas ! On la transporté à lhôpital ; Lioudmila est venue pour vous demander de ly aller rejoindre

À lhôpital ?

Après avoir ajusté ses lunettes dun mouvement nerveux, Nicolas laida à passer une jaquette. Il lui serra la main de ses doigts secs et chauds en lui disant dune voix tremblante :

Oui ! Prenez ce paquet avec vous, Vessoftchikov est en sûreté ?

Oui, tout va bien

Jirai aussi voir Iégor

La mère était si fatiguée que la tête lui tournait ; linquiétude de Nicolas lui faisait pressentir un drame.

Il va mourir il va mourir ! se disait-elle ; et cette sombre pensée lui martelait le cerveau.

Mais, lorsquelle arriva dans la chambrette claire et propre de lhôpital, et quelle vit Iégor rire sourdement, assis au milieu dun amoncellement de blancs oreillers, elle se tranquillisa du coup. Souriante, elle resta sur le seuil et entendit le malade qui disait au médecin :

Le remède, cest une réforme !

Ne dites pas de bêtises, Iégor ! s’écria le docteur dune voix soucieuse.

Et moi, qui suis un révolutionnaire, je hais les réformes !

Avec précaution, le médecin prit la main du malade et la lui plaça sur le genou ; puis, s’étant levé, il tâta du doigt, tout en tiraillant sa barbe, les boursouflures du visage de Iégor.

La mère connaissait bien le docteur ; c’était un des meilleurs camarades de Nicolas. Elle sapprocha de Iégor, qui tira la langue quand il la vit. Le médecin se retourna :

Ah ! cest vous Bonjour Asseyez-vous ! Quapportez-vous ?

Des livres, je crois.

Il ne doit pas lire ! dit le docteur.

Il veut que je devienne idiot ! pleurnicha Iégor.

Tais-toi ! ordonna le docteur, et il inscrivit quelques mots dans son carnet.

De petits soupirs pénibles, accompagnés dun râle moite s’échappaient de la poitrine de Iégor. Son visage était couvert de fines gouttes de sueur ; il sessuyait parfois le front en levant lentement ses mains pesantes et désobéissantes. L’étrange immobilité de ses joues enflées déformait sa bonne et large figure, dont les traits avaient disparu sous un masque cadavérique ; seuls, les yeux profondément enfoncés entre les enflures avaient un regard clair et souriaient avec condescendance.

Hé ! cette science ! Je suis fatigué Puis-je me coucher ? demanda-t-il.

Non ! répondit brièvement le docteur.

Eh bien, je me coucherai quand tu seras parti !

Ne le lui permettez pas, mère. Arrangez ses oreillers ! Et surtout, quil ne parle pas ! Je vous en prie, cela lui est très nuisible.

Pélaguée hocha la tête. Le médecin sen alla à petits pas rapides. Iégor jeta la tête en arrière, ferma les yeux et ne fit plus aucun mouvement ; seuls ses doigts remuaient un peu. Les parois blanches de la petite chambre dégageaient un froid sec, une tristesse terne et pâle. La grande fenêtre laissait voir les faîtes ondulés des tilleuls ; dans le feuillage poussiéreux et sombre étincelaient vivement des taches jaunes : les froides prémices de lautomne naissant

La mort vient à moi lentement, à regret ! dit Iégor, sans bouger ni ouvrir les yeux. On voit quelle a un peu pitié de moi, qui étais un si brave garçon, avec un si bon caractère

Tais-toi, Iégor ! supplia la mère, en lui caressant doucement la main.

Attendez, grand-mère, je vais me taire

Haletant, il continua en articulant les mots avec un immense effort, et les entrecoupant de longues pauses :

Cest très bien que vous soyez avec nous, grand-mère il mest très agréable de voir votre visage vos yeux si vigilants votre naïveté Je me demande en vous voyant : Comment finira-t-elle ? Et je suis triste en pensant que cest la prison, lexil, toutes sortes dabominations qui vous attendent vous, comme les autres Vous navez pas peur de la prison ?

Non ! répondit-elle simplement.

Évidemment ! Et pourtant, la prison cest dégoûtant cest elle qui ma tuéÀ parler franchement, je ne désire pas mourir

Peut-être ne mourras-tu pas encore ! eut-elle envie de lui dire ; mais elle se tut et le regarda.

Jaurais pu travailler encore pour le bien du peuple Mais, quand on ne peut plus travailler, il est impossible de vivre, cest trop bête !

« Cest vrai, mais ce nest pas consolant ! » Ces paroles dAndré revinrent brusquement à la mémoire de la mère ; elle poussa un soupir. Elle était très fatiguée et avait faim. Le chuchotement monotone et rauque du malade remplissait la chambre et rampait impuissant sur les murs lisses. Le feuillage des tilleuls faisait songer à des nuages descendus très bas et étonnait l’œil par sa teinte foncée et mélancolique. Tout était bizarrement figé en une immobilité morose, dans lattente désolée de la mort.

Comme je me sens mal ! dit Iégor. Il ferma les yeux et se tut.

Dors ! conseilla la mère. Peut-être cela te fera-t-il du bien.

Pendant quelques instants, elle prêta loreille à la respiration du malade et promena son regard autour delle. Envahie par une tristesse glaciale, elle se mit à sommeiller.

Un frôlement la réveilla ; elle tressaillit en voyant que Iégor avait les yeux ouverts.

Je me suis endormie excuse-moi ! dit-elle à voix basse.

Et toi aussi, pardonne-moi ! répliqua-t-il, également en chuchotant.

À la fenêtre, le crépuscule tombait ; un froid trouble oppressait les yeux ; tout s’était bizarrement terni ; le visage du malade avait pris une teinte plus sombre.

On entendit de nouveau un frôlement ; la voix de Lioudmila résonna :

Ils sont là, dans lobscurité, et bavardent où donc est le bouton ?

Soudain la chambre fut inondée dune clarté blanche et désagréable. Lioudmila était là, toute noire, grande, droite.

Iégor tressaillit de tout son corps et porta la main à sa poitrine.

Quy a-t-il ? s’écria Lioudmila en courant à lui.

Il jeta sur la mère un regard fixe ; ses yeux semblaient très grands et brillaient dun feu étrange.

Attends chuchota-t-il.

La bouche largement ouverte, il leva la tête et tendit le bras en avant La mère lui prit la main avec précaution et le regarda en retenant son souffle. Dun mouvement convulsif et vigoureux, il rejeta la tête en arrière et dit à haute voix :

Je ne puis plus cest fini

Son corps fut secoué dune légère contraction, sa tête roula faiblement sur l’épaule, et, dans les yeux grands ouverts, la lumière de la lampe allumée au-dessus du lit se refléta avec un morne éclat

Mon ami ! chuchota la mère.

Lioudmila s’éloigna lentement du lit ; elle sarrêta à la fenêtre, regardant droit devant elle, et dit dune voix étrange et sonore, que la mère ne lui connaissait pas :

Il est mort

Elle sinclina, saccouda sur la tablette et se mit à parler dune voix frémissante :

Il est mort paisiblement, courageusement sans se plaindre

Et, soudain, comme si on leût frappée à la tête, elle se laissa tomber sans force sur les genoux, se couvrit le visage de ses mains et sanglota sourdement.

Après avoir croisé les bras pesants dIégor sur sa poitrine et replacé sa tête étrangement chaude sur loreiller, la mère sapprocha de Lioudmila, se pencha sur elle et caressa doucement sa chevelure épaisse, tout en essuyant ses propres larmes. Lentement, la femme tourna vers la mère ses yeux maladivement dilatés et chuchota avec des lèvres tremblantes :

Il y a longtemps que je le connaissais nous avons été ensemble en exil, nous avons été dans les mêmes prisons parfois la torture était insupportable, abominable ; beaucoup dentre nous perdaient courage quelques-uns devinrent fous

Un spasme violent lui serra la gorge ; elle se domina avec effort, puis, rapprochant du visage de la mère son visage adouci par une nuance de tendresse et de douleur, qui la rajeunissait, elle continua en un murmure rapide, avec des sanglots sans larmes :

Et lui, il était toujours, toujours gai ; sans se lasser il plaisantait, il riait, cachant courageusement ses souffrances il sefforçait toujours de ranimer les faibles il était si bon, si sensible, si doux En Sibérie, linaction déprave et donne essor aux mauvais instincts. Comme il savait lutter contre eux ! quel camarade, c’était, si vous saviez ! Sa vie privée a été pénible, douloureuse mais, je le sais, personne ne la jamais entendu se plaindre personne, jamais ! Ainsi moi, j’étais son amie intime je dois beaucoup à son cœur, il ma donné de son esprit tout ce quil pouvait ; il était las, solitaire, et pourtant, jamais il na rien demandé en échange, ni caresses, ni sollicitude

Elle sapprocha du mort, sinclina et lui baisa la main.

Camarade, mon cher camarade aimé, dit-elle dune voix basse et désolée, je te remercie de tout mon cœur adieu ! Je travaillerai comme tu las fait sans me lasser sans douter toute ma vie pour ceux qui souffrent adieu adieu !

Des sanglots violents secouèrent son corps ; toute haletante, elle posa sa tête sur le lit, aux pieds dIégor. La mère pleurait dabondantes larmes qui lui brûlaient les joues. Elle tâchait de les contenir ; elle aurait voulu consoler Lioudmila avec une caresse spéciale et forte, lui parler dIégor avec de bonnes paroles damour et de tristesse. À travers ses larmes, elle regardait le visage boursouflé du mort, ses yeux fermés, ses lèvres noires, figées en un léger sourire Tout était silencieux et dune clarté opprimante.

Le docteur entra à petits pas pressés, comme toujours ; il sarrêta brusquement au milieu de la pièce ; dun geste rapide il plongea ses mains dans ses poches et demanda, dune voix nerveuse et sonore :

Il y a longtemps ?

Personne ne lui répondit. Il vacilla sur ses jambes et, sapprochant dIégor en sessuyant le front, lui serra la main et s’écarta.

Ce nest pas étonnant vu l’état de son cœur cela aurait dû lui arriver il y a six mois au moins oui

Sa voix aiguë, dont le calme était voulu et la sonorité déplacée, se brisa soudain. Adossé au mur, il passa ses doigts agiles dans sa barbe, regardant les deux femmes et le mort avec des yeux papillotants.

Encore un ! dit-il doucement.

Lioudmila se leva, sapprocha de la fenêtre et louvrit. La mère leva la tête et regarda autour delle en soupirant. Un instant après, Lioudmila et elles étaient près de la croisée ; serrés les uns contre les autres, ils regardaient le sombre visage de la nuit dautomne. Au-dessus des arbres, les étoiles scintillaient et reculaient jusqu’à linfini lointain des cieux

Lioudmila prit la mère par le bras et appuya sans mot dire la tête sur son épaule. Le médecin essuyait son lorgnon avec son mouchoir. Au dehors, le bruit nocturne de la ville soupirait, lassé ; la fraîcheur glaçait les visages et agitait les cheveux. Lioudmila avait des frissons ; des larmes ruisselaient sur ses joues Dans le corridor de lhôpital, erraient des sons assourdis, fripés, effrayés, des piétinements pressés, des gémissements, des chuchotements désolés. Immobiles près de la fenêtre, Lioudmila, la mère et le médecin regardaient les ténèbres et se taisaient

Pélaguée sentit quelle était de trop, et, après avoir dégagé doucement son bras de l’étreinte de la jeune femme, elle se dirigea vers la porte, non sans s’être inclinée devant le mort.

Vous partez ? demanda le médecin à voix basse et sans se retourner.

Oui !

Dans la rue, elle pensa à Lioudmila. « Elle ne sait pas même bien pleurer ! » se dit-elle en se rappelant ses larmes parcimonieuses.

Les dernières paroles de Iégor la firent soupirer. Tout en marchant à pas lents, elle se remémorait ses yeux vifs, ses plaisanteries, ses opinions sur la vie.

Pour les braves gens, lexistence est pénible et la mort légère Comment mourrai-je, moi ?

Puis elle se représenta Lioudmila et le médecin debout près de la fenêtre, dans la chambre blanche et trop claire, les yeux ternis de Iégor ; et, envahie par un sentiment oppressant de pitié, elle soupira profondément et se mit à marcher plus vite, poussée par un vague pressentiment

« Il faut avancer ! » pensa-t-elle en obéissant à limpulsion de vaillance attristée qui lui venait au cœur

 

 

 

 

 

 

X

 

La mère passa la journée du lendemain à organiser lenterrement de Iégor. Le soir, tandis quelle prenait le thé avec Nicolas et Sophie, Sachenka survint, étonnamment bruyante et animée Elle avait les joues rouges, ses yeux étincelaient ; il sembla à la mère que la jeune fille était pleine dune espérance joyeuse. Cet état desprit rayonnant fit une irruption bruyante et tumultueuse dans le mélancolique courant des souvenirs sans sy mêler ; c’était comme une clarté vive éclatant soudain dans les ténèbres et qui troublait le petit cercle. Nicolas dit en frappant pensivement sur la table :

Vous êtes toute transformée aujourdhui, Sachenka !

Vraiment ? Peut-être bien ! répondit-elle avec un petit rire heureux.

La mère la regarda avec un muet reproche. Sophie observa en accentuant les mots :

Nous parlions de Iégor

Quel brave homme, nest-ce pas ? s’écria Sachenka. Je lai toujours vu le sourire et la plaisanterie aux lèvres Il travaillait si bien ! C’était un artiste de la révolution ; il possédait la pensée révolutionnaire, comme un grand maître ! Avec quelle simplicité et quelle force il décrivait lhomme du mensonge, de linjustice, de la violence ! Je lui dois beaucoup.

Elle parlait à mi-voix, les yeux pleins dun sourire pensif, qui n’éteignait pas dans son regard le feu dallégresse si visible et que personne ne comprenait. Il arrive quelquefois quon se délecte dun chagrin, quon sen fait un jouet torturant qui ronge le cœur. Nicolas, Sophie et la mère ne voulaient pas laisser leur tristesse se dissiper ni sabandonner au sentiment dallégresse quapportait Sachenka ; sans en avoir conscience, ils défendaient leur mélancolique droit de se nourrir de leur douleur, ils essayaient de faire entrer la jeune fille dans le cercle de leurs préoccupations

Et voilà quil est mort ! insista Sophie en regardant Sachenka avec attention.

La jeune fille promena un regard interrogateur sur les assistants et baissa la tête.

Il est mort ? répéta-t-elle à haute voix. Il mest difficile de me résigner à ce fait

Elle marcha de long en large dans la pièce, puis, sarrêtant soudain, elle reprit dune voix bizarre :

Que signifie cela : « Il est mort ? » Qui est-ce qui est mort ? Mon estime pour Iégor, mon amour pour ce camarade, le souvenir de l’œuvre de sa pensée, tout cela est-il mort ? Lidée que je men faisais, celle dun homme courageux et loyal sest-elle donc anéantie ? Tout cela est-il mort ? Pour moi, tout cela, le meilleur de lui-même ne mourra jamais je le sais Il me semble que nous nous hâtons trop de dire dun homme quil est mort ! Ses lèvres sont mortes, mais ses paroles vivent dans le cœur des vivants.

Tout émue, elle sassit de nouveau, saccouda à la table et continua plus doucement :

Je dis peut-être des bêtises, mais voyez-vous, camarades, je crois en limmortalité des braves gens

Il vous est arrivé quelque chose dheureux ? demanda Sophie en souriant.

Oui ! répondit Sachenka en hochant la tête. Quelque chose de très heureux, je crois ! Jai parlé toute la nuit avec Vessoftchikov Je ne laimais pas auparavant, il me paraissait trop grossier, trop ignorant C’était vrai, dailleurs Il y avait en lui une rudesse, une irritation vague et continuelle envers tout le monde ; il se plaçait toujours au centre de tout avec une insistance fatigante et parlait sans cesse de lui-même. Il y avait là quelque chose d’énervant, de vil

Elle sourit et promena autour delle un regard rayonnant :

Maintenant, il parle de ses « camarades ». Et il faut lentendre prononcer ce mot avec un amour si tendre, si doux quon ne le peut rendre comme lui ! Il sest trouvé lui-même, il voit sa force, il sait ce qui lui manque et surtout le vrai sentiment de camaraderie est né en lui, un immense amour qui va en souriant au-devant de tout ce qui est pénible dans la vie.

Pélaguée écoutait Sachenka, ravie de voir la joie de la jeune fille, si morose dhabitude. Mais, en même temps, une pensée de jalousie se faisait jour au tréfonds de son âme : « Et Pavel, que devient-il là-dedans ? »

Il ne pense qu’à ses camarades, continua Sachenka, et savez-vous ce quil me persuade de faire ? Dorganiser l’évasion de ses compagnons oui ! Il dit que cest très facile.

Sophie leva la tête, et dit dun ton animé :

Quen pensez-vous, Sachenka ? Cest une bonne idée !

La tasse de thé que tenait la mère se mit à trembler, elle la plaça sur la table. Sachenka fronça le sourcil et, réprimant son excitation, se tut un instant, puis dune voix sérieuse, mais avec un sourire radieux, elle reprit en hésitant :

Cest sûr que si les choses sont vraiment comme il le dit nous devons essayer cest notre devoir.

Elle rougit, se laissa tomber sur une chaise et se tut.

« Ma chérie ! ma chérie » pensa la mère en souriant. Sophie sourit aussi ; Nicolas eut un petit rire et considéra la jeune fille avec bonté. Alors Sachenka releva la tête, jeta un regard sévère autour delle ; pâle, les yeux étincelants, elle dit dun ton sec :

Vous riez je comprends pourquoi. Vous pensez que je suis personnellement intéressée à la réussite de l’évasion, nest-ce pas ?

Pourquoi donc, Sachenka ? demanda hypocritement Sophie.

Elle se leva et sapprocha de la jeune fille. La mère trouva la question oiseuse, humiliante pour Sachenka ; elle soupira et regarda Sophie dun air de reproche.

Mais je ne veux pas men occuper ! s’écria Sachenka. Je ne veux pas prendre part à la discussion, si vous considérez ce projet

Taisez-vous, Sachenka ! dit tranquillement Nicolas.

La mère alla vers la jeune fille et lui caressa doucement les cheveux. Sachenka sempara de la main de Pélaguée, et, levant son visage où le sang affluait, la regarda avec confusion. Sophie prit une chaise, sassit à côté de Sachenka, lui entoura les épaules avec son bras, et lui dit en la fixant avec un sourire curieux :

Que vous êtes bizarre !

Oui, je crois que je viens de parler bêtement mais je naime pas les ombres

Nicolas linterrompit, en disant dun ton grave et affairé :

Si l’évasion est possible, il faut lorganiser, il ny a pas dhésitation possible ! Mais avant tout, il faut savoir si les camarades emprisonnés sont daccord

Sachenka baissa la tête.

Comme sils pouvaient ne pas consentir ! dit la mère en soupirant. Seulement, je ne crois pas que ce soit possible

Ses compagnons gardèrent le silence.

Il faut que je voie Vessoftchikov, dit Sophie.

Bien ! Je vous dirai demain où et quand vous pourrez le rencontrer, répondit Sachenka à mi-voix.

Nicolas sapprocha de la mère, qui lavait les tasses et lui dit :

Vous allez à la prison après-demain il faudra faire passer un billet à Pavel. Vous comprenez, il faut savoir

Je comprends, je comprends ! répliqua vivement la mère. Je le lui remettrai

Je men vais ! déclara Sachenka ; et, après avoir serré vigoureusement la main de ses camarades, elle partit sans mot dire

Sophie posa la main sur l’épaule de la mère et lui demanda avec un sourire :

Vous aimeriez avoir une fille pareille, Pélaguée ?

Ô Dieu ! Si je pouvais les voir ensemble, ne fût-ce quun seul jour ! s’écria la mère, prête à pleurer.

Oui il est bon pour chacun davoir un peu de bonheur Quand notre bonheur est trop grand, il est aussi de qualité inférieure

Sophie sassit au piano, et se mit à jouer un air mélancolique.

 

 

 

 

 

 

XI

 

Le lendemain matin, quelques dizaines dhommes et de femmes se tenaient à la grille de lhôpital, attendant quon sortît le cercueil de leur camarade. Autour deux rôdaient avec précaution des espions qui saisissaient chaque exclamation, gravaient dans leur mémoire les visages, les gestes, les paroles ; sur lautre trottoir, il y avait un groupe dagents de police, le revolver au ceinturon. Limpudence des espions, les sourires ironiques des policiers, qui mettaient de lostentation à montrer leur force, irritaient la foule. Les uns cachaient leur colère et plaisantaient, dautres regardaient à terre dun air morne pour ne pas voir ce spectacle outrageant ; dautres encore, incapables de contenir leur fureur, se moquaient de ladministration qui avait peur de gens armés de leurs seules paroles. Un ciel dautomne, bleu et pâle, éclairait la rue pavée de pierres rondes et grises, parsemée de feuilles mortes que le vent soulevait et jetait sous les pieds des passants.

La mère était parmi la foule ; tout en comptant les visages connus, elle se disait avec tristesse :

Vous n’êtes pas nombreux vous n’êtes pas nombreux

La grille souvrit. On porta dans la rue le couvercle du cercueil orné de couronnes à rubans rouges. Silencieux, les hommes enlevèrent leur chapeau tous ensemble : on aurait dit une volée doiseaux noirs se levant sur les têtes. Un officier de police, de haute taille, à l’épaisse moustache foncée barrant un visage écarlate, entouré dagents et de soldats, s’élança dans la foule, bousculant les gens sans cérémonie, et s’écria dune voix enrouée et autoritaire :

Je vous prie denlever les rubans !

Les hommes et les femmes lentourèrent en un cercle compact, parlant tous à la fois, gesticulant, s’écartant mutuellement. Devant les yeux troublés de la mère, sagitèrent confusément des visages pâles et excités, dont les lèvres tremblaient ; de grosses larmes dhumiliation coulèrent sur les joues dune femme

À bas la violence ! s’écria une voix juvénile, qui mourut solitaire dans le bruit de la discussion.

Dans son cœur, la mère sentait bouillonner lamertume ; elle sadressa à son voisin, jeune homme pauvrement vêtu, et lui dit :

On ne permet pas même aux gens denterrer un camarade comme ils lentendent !

Lhostilité grandissait, le couvercle du cercueil vacillait au-dessus des têtes ; le vent jouait avec les rubans, enveloppait les têtes et les visages ; on entendait le claquement nerveux et sec de la soie.

La mère, envahie par la terreur froide dune mêlée possible, adressait à mi-voix à ses voisins des phrases rapides :

Quimporte ! puisquil en est ainsi il faut enlever les rubans il faut céderÀ quoi bon ?

Une voix âpre et sonore retentit, recouvrant le tumulte :

Nous exigeons quon nous laisse accompagner à sa dernière demeure un camarade que vous avez torturé

Quelquun, une jeune fille sans doute, entonna dune voix aiguë et grêle :

Vous êtes tombés victimes, dans la lutte

Je vous prie denlever les rubans ! Jakovlef, coupe-les !

On entendit le cliquetis dun sabre retiré du fourreau. La mère ferma les yeux, sattendant à un cri. Mais le bruit sapaisa ; les gens grommelaient, montraient les dents comme des loups traqués. Puis, la tête baissée, silencieux, écrasés par le sentiment de leur impuissance, ils se mirent en marche, remplissant la rue du bruit de leurs pas.

En avant, le couvercle du cercueil dépouillé planait en lair, avec les couronnes fripées ; les agents de police venaient ensuite, se balançant de côté et dautre sur leurs chevaux. La mère marchait sur le trottoir ; elle ne pouvait apercevoir le cercueil, à cause de la foule qui lentourait ; le nombre des manifestants augmentait sans cesse, ils occupaient toute la largeur de la chaussée. Derrière la foule, se dressaient les silhouettes égales et grises des cavaliers ; de chaque côté, les agents de police, la main à la poignée du sabre ; et partout la mère voyait des visages despions, dont les yeux perçants scrutaient les physionomies.

Adieu, camarade, adieu ! chantèrent doucement deux belles voix.

Silence ! cria quelquun. Taisons-nous, amis ! Taisons-nous pour le moment !

Il y avait dans cette exclamation tant de rudesse, suggestive davertissements menaçants, que la foule obéit. Le chant funèbre sinterrompit, le bruit des voix sapaisa ; seuls les pas assourdis résonnaient, faisaient une rumeur qui s’élevait par-dessus les têtes, senvolait dans le ciel transparent, ébranlait lair comme l’écho du premier grondement de tonnerre dun orage encore lointain. Le vent toujours plus froid jetait avec animosité aux visages la poussière et la boue, gonflait les robes, sembarrassait dans les jambes, frappait les poitrines

Ces funérailles silencieuses, sans prêtres, ni chants funèbres, ces visages pensifs aux sourcils froncés, ce bruit de pas décidés, tout cela faisait naître en la mère un sentiment dangoisse poignante ; sa pensée tournoyait lentement, revêtait ses impressions de paroles mélancoliques :

Vous n’êtes pas nombreux lutteurs pour la liberté, vous n’êtes pas nombreux ! Et pourtant on a peur de vous !

Il lui semblait que ce n’était pas le Iégor quelle connaissait quon enterrait, mais une chose coutumière, qui lui était proche et indispensable. Un sentiment âpre et inquiétant envahissait son cœur : elle n’était pas daccord avec ceux qui accompagnaient Iégor.

Je le sais bien, pensa-t-elle, Iégor ne croyait pas en Dieu, et tous ceux-là non plus

Mais elle ne parvenait pas à achever sa pensée, et elle soupirait, comme pour débarrasser son âme dun fardeau :

Ô Seigneur ! ô Seigneur ! Jésus-Christ Est-il possible que, moi aussi, on menterre ainsi ?

On arriva au cimetière. Longtemps on fit des détours entre les tombes jusqu’à ce quon fût parvenu à un emplacement vide, parsemé de petites croix blanches. La foule se groupa autour dune fosse et le silence se fit. Et cet austère silence des vivants au milieu des tombeaux présageait quelque chose de terrible, qui fit tressaillir le cœur de la mère. Elle se figea dans lattente. Entre les croix le vent sifflait et hurlait ; sur le cercueil des fleurs flétries palpitaient tristement

Les hommes de la police, aux aguets, s’étaient alignés et suivaient leur chef de l’œil. Un grand jeune homme, tête nue, pâle, aux sourcils noirs, aux longs cheveux noirs aussi, se plaça près de la fosse. Au même instant résonna la voix enrouée de lofficier de police.

Messieurs !

Camarades ! commença le grand jeune homme dune voix forte et sonore.

Permettez ! cria lofficier Je vous déclare que je nautorise aucun discours

Je ne dirai que quelques mots ! répondit paisiblement le jeune homme : Camarades ! Jurons sur la tombe de notre maître et ami, de ne jamais oublier ses enseignements, jurons que chacun de nous travaillera toute sa vie sans se lasser à anéantir la source de tous les maux de notre patrie, la force malfaisante qui loppresse, lautocratie !

Arrêtez-le ! cria lofficier. Mais sa voix fut couverte par une explosion dexclamations :

À bas lautocratie !

Écartant la foule à grands coups de coude, les agents de police se précipitèrent sur lorateur étroitement entouré de toutes parts et qui criait :

Vive la liberté ! Vivons et mourons pour elle !

La mère fut jetée de côté ; dans sa terreur, elle se cramponna à une croix et ferma les yeux dans lattente du coup. Un tourbillon impétueux de sons discordants lassourdit ; la terre vacilla sous ses pieds ; le vent et la terreur lempêchaient de respirer. Lair était déchiré par les coups de sifflet des agents de police ; une rauque voix de commandement retentissait ; des femmes poussaient des cris hystériques ; le bois des clôtures craquait ; le lourd piétinement des gens sur le sol sec résonnait sourdement Cela dura longtemps. Pélaguée ne pouvait plus tenir ses yeux fermés ; son épouvante était trop grande Elle regarda autour delle et, avec une exclamation, elle se mit à courir, les bras tendus. Non loin de là, dans un étroit sentier, entre les tombes, les agents de police, cernant le grand jeune homme, se défendaient contre la foule qui les attaquait. Les lames nues étincelaient en lair avec un éclat blanc et froid ; elles s’élevaient au-dessus des têtes et sabaissaient rapidement. Des cannes, des débris de palissade se montraient et disparaissaient ; en un tourbillon sauvage les cris de la foule ameutée sentrecroisaient ; on apercevait de temps en temps le visage pâle du grand jeune homme ; sa voix forte grondait au-dessus de la tempête des colères :

Camarades ! Pourquoi vous sacrifiez-vous en vain ?

On lui obéit. Lançant au loin leurs gourdins, les gens s’écartèrent les uns après les autres ; la mère marchait toujours en avant, entraînée par une force invincible. Elle vit Nicolas, le chapeau sur la nuque, repousser les manifestants ivres de colère ; elle lentendit leur faire des reproches.

Vous êtes devenus fous ! Mais calmez-vous donc !

Il lui sembla quil avait une main toute rouge.

Allez-vous-en, Nicolas ! cria-t-elle en s’élançant vers lui.

Où courez-vous ? Vous allez recevoir des coups.

À côté delle, la prenant par l’épaule, elle aperçut Sophie, nu-tête, les cheveux épars, soutenant un jeune homme, un enfant presque, qui essuyait de la main son visage tuméfié et chuchotait de ses lèvres tremblantes :

Laissez-moi ce nest rien !

Occupez-vous de lui conduisez-le à la maison, chez nous Voilà un mouchoir Bandez-lui la figure ! dit vivement Sophie.

Et mettant la main du jeune homme dans celle de la mère, elle senfuit avec un dernier conseil :

Partez vite ! sinon vous serez arrêtés.

Les manifestants sortaient du cimetière par toutes les issues ; derrière eux, les agents de police marchaient pesamment entre les tombes ; sembarrassant dans les pans de leur capote, ils juraient et brandissaient leurs sabres. Le jeune homme les suivait des yeux.

Allons vite ! dit doucement la mère, et elle lui essuya le visage

Il cracha du sang en marmottant :

Ne vous inquiétez pas je ne souffre pas Il ma frappé avec la poignée de son sabre sur la figure et sur la tête Et moi, je lui ai donné avec mon bâton une fameuse volée il a hurlé !

Vite ! disait la mère, se dirigeant rapidement vers un petit guichet pratiqué dans la clôture du cimetière. Il semblait à Pélaguée que deux agents les attendaient derrière le mur, dissimulés dans les champs, et que dès quon les apercevrait, son compagnon et elle, ils se précipiteraient sur eux pour les frapper. Mais lorsque, après avoir ouvert la petite porte avec précaution, elle regarda la campagne toute revêtue du gris tissu du crépuscule automnal, le silence et la solitude qui y régnaient la calmèrent du coup.

Attendez ! je vais vous bander le visage, proposa-t-elle.

Mais non, je nai pas honte de mes blessures !

La mère pansa rapidement les plaies ; la vue du sang frais et vermeil la remplissait de pitié ; quand ses doigts en sentirent la chaude moiteur, un frisson de terreur la secoua. Puis elle conduisit le blessé à travers champs, sans mot dire, en le tenant par le bras. Il dégagea sa bouche du bandeau et dit avec un sourire dans la voix :

Pourquoi me traînez-vous, camarade ? Je puis bien marcher seul

Mais la mère sentait quil chancelait, que ses pieds vacillaient. Dune voix faiblissante, il lui parlait, la questionnait sans attendre ses réponses :

Je mappelle Ivan, je suis ferblantier et vous qui êtes-vous ? Nous étions trois dans le cercle de Iégor trois ferblantiers ; en tout, nous étions onze ! Nous laimions beaucoup

Dans une rue, la mère prit un fiacre, y fit monter Ivan et chuchota :

Taisez-vous, maintenant.

Pour plus de sûreté, elle lui replaça le bandeau sur la bouche. Il porta la main à son visage, mais ne parvint pas à libérer ses lèvres ; sa main retomba sans force sur ses genoux. Néanmoins, il continuait à murmurer au travers du mouchoir :

Je noublierai pas ces coups, mes bons amis de la police ! Avant Iégor, cest un étudiant qui soccupait de nous il nous apprenait l’économie politique Il était très sévère et ennuyeux on la arrêté

La mère entoura Ivan de son bras et appuya sur sa poitrine la tête du jeune homme. Soudain, il salourdit et se tut. Glacée par la peur, la mère lançait des regards craintifs de tous côtés ; il lui semblait qu’à chaque coin de rue, un agent de police allait apparaître, saisir Ivan et le tuer.

Il a bu ? demanda le cocher avec un sourire en se tournant sur son siège.

Oui, plus que de raison ! répondit la mère en soupirant.

Cest ton fils ?

Oui, il est cordonnier Moi, je suis cuisinière

Cest un métier pénible oui !

Après avoir allongé un coup de fouet à son cheval, le cocher se tourna de nouveau et continua en baissant la voix :

Tu sais, il y a eu une échauffourée au cimetière, tout à lheure On enterrait un de ces politiques, de ces hommes qui sont contre les autorités qui ont des contestations avec les autorités Et cest ses amis qui laccompagnaient Alors ils se sont mis à crier : À bas les autorités, elles ruinent le peuple ! La police les a battus On dit quil y en a qui sont morts Mais la police aussi a reçu des coups

Le cocher se tut et hocha la tête dun air découragé, puis il reprit dune voix bizarre :

On dérange les morts on réveille les cadavres

La voiture bondissait sur les pavés en grinçant ; la tête dIvan roulait doucement sur la poitrine de la mère. Le cocher, tourné de leur côté, continua, pensif :

Il y a de lagitation dans le peuple les désordres sortent de terre oui ! Cette nuit, les gendarmes sont venus chez des voisins, ils ont fait on ne sait quoi jusquau matin et puis, quand ils sont partis, ils ont pris avec eux un forgeron On dit quon le conduira une de ces nuits au bord de la rivière et quon le noiera en secret. Et pourtant, c’était un homme intelligent, ce forgeron

Comment sappelle-t-il ? demanda la mère.

Le forgeron ? Savyl, son surnom est Evtchenko. Il est tout jeune, mais il comprenait déjà beaucoup de choses, et il est défendu de comprendre, à ce quil paraît Il venait parfois à notre station de voitures et disait : Quelle vie vous avez, vous autres, cochers !

Cest vrai, disions-nous, notre vie est pire que celle des chiens, oui !

Arrête ! dit la mère.

Le soubresaut fit revenir Ivan à lui ; il se mit à gémir faiblement.

Il est bien malade, ce garçon ! observa le cocher

Tout chancelant, Ivan traversa la cour, mettant avec difficulté un pied devant lautre, il disait :

Ce nest rien je puis marcher

 

 

 

 

 

 

XII

 

Sophie était déjà rentrée. Agitée et affairée, elle accueillit la mère, une cigarette à la bouche. Elle plaça le blessé sur un canapé, lui banda adroitement la tête tout en donnant des ordres ; la fumée de sa cigarette la faisait clignoter :

Docteur ! les voilà Vous êtes fatiguée, Pélaguée ? Vous avez eu peur, nest-ce pas ? Eh bien, reposez-vous maintenant Nicolas, donne vite du thé et un verre de porto à la mère

Ahurie par les événements, Pélaguée respirait avec difficulté et ressentait une douloureuse sensation de piqûre à la poitrine :

Ne vous inquiétez pas de moi murmura-t-elle.

Et de tout son être effrayé, elle demandait une caresse apaisante, un peu dattention

Nicolas sortit de la pièce contiguë ; il avait la main entourée dun bandage ; le médecin le suivit, ébouriffé, semblable à un hérisson. Il courut à Ivan, se pencha sur lui, et dit :

De leau, beaucoup deau des chiffons de toile propres, de la ouate !

La mère se dirigeait vers la cuisine, mais Nicolas la prit par le bras et lui dit affectueusement en lentraînant dans la salle à manger :

Ce nest pas à vous quil parle, mais à Sophie. Vous avez eu bien des émotions, nest-ce pas, chère amie ?

La mère répondit à son regard compatissant par un sanglot quelle ne put contenir, et s’écria :

Ah ! c’était affreux ! On a sabré des gens on les a sabrés !

J’étais là aussi, dit Nicolas en hochant la tête il lui versa un verre de vin chaud. Les deux camps se sont un peu emportés Mais ne vous inquiétez pas la police a frappé seulement avec le plat des sabres ; il ny a quune seule personne grièvement blessée, à ce que je crois elle est tombée près de moi et je lai sortie de la mêlée

Le visage et la voix de Nicolas, la clarté et la chaleur régnant dans la pièce calmèrent Pélaguée. Elle jeta un regard reconnaissant à son hôte et demanda :

Vous avez reçu aussi un coup ?

Je crois que cest de ma faute Sans le vouloir, jai frôlé je ne sais quoi de la main et me suis arraché la peau. Buvez votre vin il fait froid et vous êtes habillée légèrement

Elle tendit ses mains vers le verre et vit que ses doigts étaient couverts de sang figé ; dun geste instinctif elle laissa tomber le bras sur ses genoux ; sa jupe était humide. Les yeux grands ouverts, le sourcil relevé, elle regarda ses doigts à la dérobée ; la tête lui tourna ; une pensée martelait son cerveau :

Voilà voilà voilà ce qui attend Pavel un jour

Le médecin entra ; il était en bras de chemise et les manches retroussées. À la question muette de Nicolas, il répondit de sa voix grêle :

La blessure du visage est insignifiante ; mais il y a une fracture du crâne ; elle nest pas très grave, non plus le gaillard est vigoureux toutefois, il a perdu beaucoup de sang Nous allons le transporter à lhôpital

Pourquoi ? Quil reste ici ! s’écria Nicolas.

Oui, aujourdhui et demain peut-être. Mais ensuite, il serait préférable quil fût à lhôpital. Je nai pas le temps de faire des visites. Tu te charges du compte rendu des événements au cimetière ?

Bien entendu ! répondit Nicolas.

La mère se leva sans bruit et se dirigea dans la cuisine.

Où allez-vous ? s’écria Nicolas alarmé. Sophie saura bien sarranger toute seule !

Elle lui jeta un coup d’œil et répondit, frémissante avec un sourire bizarre et involontaire :

Je suis couverte de sang je suis couverte de sang !

Tout en changeant de vêtements dans sa chambre, elle pensa une fois de plus au calme de ces gens, à la faculté quils avaient de ne pas sarrêter longtemps sur lhorreur des événements. Cette réflexion la fit revenir à elle et chassa leffroi de son cœur. Lorsquelle retourna dans la chambre où était le blessé, Sophie se penchait sur lui, et disait :

Quelle sottise, camarade !

Mais je vous gênerai ! répliqua-t-il dune voix faible.

Taisez-vous cela vaudra mieux !

La mère sarrêta derrière Sophie et lui posa la main sur l’épaule ; elle regarda en souriant le visage pâle du blessé et se mit à raconter combien son accès de délire en fiacre lavait épouvantée. Ivan écoutait, les yeux brillants de fièvre ; il claquait des dents et s’écriait de temps à autre avec confusion :

Oh ! que je suis bête !

Eh bien, nous vous laissons ! déclara Sophie en arrangeant la couverture du malade. Reposez-vous !

Les deux femmes passèrent dans la salle à manger, où avec Nicolas et le médecin elles sentretinrent longtemps et à voix basse des événements du jour. Déjà on traitait ce drame comme quelque chose de lointain, on regardait lavenir avec assurance, on préparait la besogne du lendemain. Si les visages exprimaient la fatigue, les pensées étaient alertes. Le docteur sagitait nerveusement sur sa chaise sefforçant dassourdir sa voix grêle et aiguë :

La propagande, la propagande ! Ce nest plus suffisant, les jeunes ouvriers ont raison : il faut faire de lagitation sur un plus vaste terrain je vous dis que les ouvriers ont raison !

Nicolas répliqua dun ton morne :

Partout on se plaint de linsuffisance des livres, et nous ne sommes pas encore parvenus à créer une bonne imprimerie Lioudmila est épuisée, elle tombera malade, si nous ne lui trouvons pas de collaborateurs

Et Vessoftchikov ? demanda Sophie.

Il ne peut pas vivre en ville Il se mettra à louvrage à la nouvelle imprimerie mais il nous manque encore quelquun

Pourrais-je faire laffaire ? proposa la mère doucement.

Les trois camarades la regardèrent un instant.

Cest une bonne idée ! sexclama Sophie brusquement.

Non, cest trop difficile pour vous, Pélaguée, dit Nicolas dune voix sèche. Il faudrait que vous alliez vivre hors de la ville, vous ne pourriez plus voir Pavel, et en général

Elle répliqua en soupirant :

Ce ne serait pas une grande privation pour Pavel et à moi aussi, ces visites me fendent le cœur Il est interdit de parler de quoi que ce soit jai lair dune idiote aux yeux de mon fils on nous épie sans cesse.

Les événements récents lavaient fatiguée, et maintenant que loccasion se présentait pour elle de s’éloigner des drames de la ville, elle sy raccrochait de toute sa force.

Mais Nicolas changea de sujet de conversation :

À quoi penses-tu ? demanda-t-il au docteur.

Celui-ci répondit dun ton maussade :

Nous sommes peu, voilà à quoi je pense Il faut absolument travailler avec plus d’énergie il faut décider André et Pavel à s’évader ils sont tous deux trop précieux pour rester ainsi dans linaction

Nicolas fronça le sourcil et hocha la tête dun air dubitatif ; il jeta un coup d’œil sur la mère. Elle comprit quils se gênaient de parler de son fils en sa présence et elle se rendit dans la chambre, légèrement irritée contre ceux qui se préoccupaient si peu de ses désirs.

Elle se coucha et, les yeux ouverts et bercée par le chuchotement des voix, se laissa envahir par linquiétude. La journée qui venait de s’écouler lui semblait incompréhensible, pleine dallusions menaçantes ; mais ce genre de réflexions lui était pénible, elle les écarta de son cerveau et se mit à penser à Pavel. Elle aurait voulu le voir en liberté et, en même temps, elle seffrayait à cette idée ; elle sentait quautour delle tout sagitait, que la situation se tendait de plus en plus, que des collisions violentes étaient imminentes. La patience du peuple avait fait place à une expectative énervée ; lirritation croissait visiblement, des paroles âpres résonnaient ; partout se dégageait un souffle nouveau, un souffle dexcitation Chaque proclamation était discutée avec animation au marché, dans les boutiques, parmi les domestiques et les artisans ; dans la ville, chaque arrestation réveillait un écho craintif, inconsciemment sympathique parfois ; on en commentait les causes. La mère entendait le plus souvent les gens du peuple prononcer les mots qui lavaient jadis effrayée : « socialistes, politique, révolte ». On les répétait avec ironie, mais cette ironie dissimulait mal le besoin de sinstruire ; avec colère, mais sous cette colère il y avait de la peur ; pensivement, avec une nuance despoir et de menace En larges cercles, lentement, lagitation se propageait dans la vie sombre et stagnante ; la pensée endormie se réveillait ; on ne traitait plus les événements journaliers avec le calme coutumier et la force dauparavant. La mère remarquait cela plus distinctement que ses compagnons, car elle connaissait mieux queux la figure désolée de la vie ; elle en était plus proche et voyait sy former des rides de réflexion et dirritation, une vague soif de quelque chose de nouveau ; elle se réjouissait et craignait en même temps. Elle se réjouissait, parce quelle considérait tout cela comme l’œuvre de son fils ; elle craignait, car elle savait que, dès sa sortie de prison, il se placerait à lendroit le plus dangereux, à la tête des camarades et quil périrait.

 

Pélaguée sentait souvent sagiter en elle les grandes pensées indispensables à lhumanité et éprouvait le besoin de parler de la vérité ; mais elle ne parvenait presque jamais à réaliser son désir. Sourdes et muettes, ses pensées laccablaient. Parfois, limage de son fils prenait à ses yeux les proportions gigantesques dun héros de légende ; elle résumait en lui toutes les paroles fortes et loyales quelle avait entendues, toutes ses affections, toutes les choses grandes et lumineuses quelle connaissait. Alors, elle le contemplait avec un enthousiasme muet ; fière, attendrie, remplie despérance, elle se disait :

Tout ira bien ! tout !

Son amour maternel senflammait, lui étreignait le cœur jusqu’à le faire saigner, mais il empêchait lamour pour lhumanité de croître et le consumait ; et il ne restait plus, à la place de ce grand sentiment, quune petite pensée désolée qui palpitait timidement sur les cendres grises de linquiétude.

Il périra il périra !

Très tard, elle sendormit dun lourd sommeil, mais se réveilla de bonne heure, les os rompus, la tête lourde.

 

 

 

 

 

 

XIII

 

À midi, elle était au greffe de la prison ; les yeux troublés, elle examinait le visage barbu de Pavel, assis en face delle, guettant le moment où elle pourrait lui remettre le billet fortement serré entre ses doigts.

Je suis bien portant ainsi que tous les autres ! dit Pavel à mi-voix. Et toi, comment vas-tu ?

Très bien ! Iégor est mort ! répondit-elle machinalement.

Vraiment ! s’écria Pavel en baissant la tête.

La police est venue à lenterrement, il y a eu une bagarre, on a arrêté quelquun, continua-t-elle avec simplicité.

Le sous-directeur de la prison fit claquer ses lèvres minces avec énervement et grommela en se levant :

Ne parlez pas de cela cest interdit vous le savez bien ! Il est défendu de parler de politique oh ! mon Dieu !

La mère se leva aussi et déclara dun ton innocent, comme pour sexcuser :

Je ne parlais pas de politique, je parlais de la bagarre. Et cest bien vrai quils se sont battus Il y en a même un qui a eu la tête fendue.

Cest égal ! Je vous prie de vous taire ! cest-à-dire d’être muette sur tout ce qui ne concerne pas personnellement vous, votre famille ou votre maison

Sentant que ses explications n’étaient pas claires, il sassit à la table, et ajouta dun ton las et désolé, en classant ses documents :

Cest moi qui suis responsable

La mère lui jeta un coup d’œil, glissa vivement le billet dans la main de Pavel et soupira avec soulagement :

Je ne sais vraiment pas de quoi parler

Pavel sourit :

Moi non plus

Alors il est inutile de faire des visites ! observa le fonctionnaire avec irritation. Vous ne savez pas de quoi parler, et vous venez, vous nous dérangez

Quand passeras-tu en jugement ? demanda la mère après un instant de silence.

Le procureur est venu ces jours-ci, il a dit que ce serait bientôt

Ils échangèrent des paroles banales ; la mère voyait que Pavel la regardait avec amour. Il navait pas changé, il était toujours calme et pondéré ; seule, sa barbe avait vigoureusement poussé et le vieillissait ; ses poignets étaient plus blancs. Elle voulut lui faire plaisir et lui parler de Vessoftchikov ; sans changer de voix, du même ton dont elle disait des riens, elle continua :

Jai vu ton filleul

Pavel la fixa dun air interrogateur. Pour évoquer le visage grêlé du jeune homme, la mère se picota les joues avec le doigt

Il va bien, cest un garçon robuste et déluré, il va bientôt entrer en place Tu te souviens ? il réclamait toujours un travail pénible.

Pavel avait compris, il hocha la tête, et répondit, les yeux illuminés dun gai sourire :

Comment donc ! si je men souviens !

Eh bien, voilà ! dit-elle avec satisfaction.

Elle était contente delle-même et touchée par la joie de son fils. Lorsquelle partit, il lui serra la main vigoureusement :

Merci, maman !

Comme une vapeur divresse, un sentiment dextase monta à la tête de la mère ! Elle sentait le cœur de son fils tout proche du sien ; elle neut pas la force de lui répondre par des mots et se contenta de lui serrer la main, sans parler.

Lorsquelle rentra, elle trouva Sachenka. La jeune fille avait lhabitude de venir le jour où la mère allait à la prison. Jamais elle ne la questionnait au sujet de Pavel ; si Pélaguée ne parlait pas elle-même de son fils, Sachenka la regardait fixement, et c’était tout. Mais, ce jour-là, elle laccueillit par une question inquiète :

Eh bien, que fait-il ?

Il est bien !

Vous lui avez donné le billet ?

Bien entendu !

Il la lu ?

Mais non ! Comment aurait-il pu le faire !

Cest vrai joubliais ! dit lentement la jeune fille. Attendons encore une semaine Quen pensez-vous ? sera-t-il daccord ?

Elle regarda fixement la mère.

Oui je ne sais pas je crois que oui ! répondit la mère. Pourquoi ne s’évaderait-il pas ? Il ny a pas de danger

Sachenka hocha la tête et demanda dun ton sec :

Vous ne savez pas ce quon peut donner à manger au malade ? Il dit quil a faim

On peut lui donner de tout de tout ! Jy vais de suite !

Elle alla à la cuisine ; Sachenka la suivit lentement.

La mère se pencha sur le fourneau pour prendre une casserole.

Attendez, dit la jeune fille à voix basse.

Son visage pâlit, ses yeux se dilatèrent avec angoisse, et ses lèvres tremblantes chuchotèrent vivement :

Je voulais vous demander je le sais, il ne voudra pas ! persuadez-le Dites-lui quil nous est nécessaire quon ne peut se passer de lui que jai peur quil en tombe malade que jai bien peur Vous le voyez, le jour du jugement nest pas encore fixé !

Elle parlait avec difficulté. Leffort la raidissait toute ; elle ne regardait pas la mère ; sa voix était inégale comme une corde quon tend et qui se brise soudain. Les paupières baissées avec lassitude, la jeune fille se mordit les lèvres, et les jointures de ses doigts contractés craquèrent.

La mère fut toute saisie à la vue de cet accès d’émotion, mais elle comprit ; troublée, pleine de tristesse, elle étreignit Sachenka et répondit à voix basse :

Mon enfant il n’écoute personne que lui-même personne !

Les deux femmes gardèrent un instant le silence, étroitement enlacées. Puis Sachenka se dégagea avec douceur et dit en frémissant :

Oui vous avez raison ! Ce sont des bêtises mes nerfs

Et redevenant grave tout dun coup, elle conclut simplement :

Pourtant, il faut donner à manger au blessé !

Puis, assise au chevet dIvan, elle lui demanda dun ton de sollicitude amicale :

Vous avez bien mal à la tête ?

Non, pas trop seulement, tout est vague je suis faible ! répondit Ivan avec confusion en tirant sa couverture jusquau menton ; ses yeux clignotaient comme si la lumière eût été trop forte. Remarquant que le jeune homme ne se décidait pas à manger en sa présence, Sachenka se leva et sortit de la pièce.

Ivan se redressa, la suivit du regard et dit en clignant de l’œil :

Elle est si jolie

Il avait les yeux clairs et joyeux, des dents petites et serrées ; sa voix muait encore.

Quel âge avez-vous ? demanda pensivement la mère.

Dix-sept ans !

Où sont vos parents ?

À la campagne Il y a sept ans que je suis ici jai quitté le village en sortant de l’école Et vous, camarade, quel est votre nom ?

La mère était toujours amusée et touchée quand on lappelait ainsi. Elle demanda en souriant :

Quel besoin avez-vous de le savoir ?

Après un instant de silence, le jeune homme, embarrassé, expliqua :

Voyez-vous, un étudiant de notre cercle cest-à-dire celui qui nous faisait des lectures nous a parlé de la mère de Pavel Vlassov, vous savez, lorganisateur de la démonstration du Premier Mai le révolutionnaire Vlassov.

Elle hocha la tête et prêta loreille.

Cest lui qui, le premier, a déployé l’étendard de notre parti ! déclara fièrement le jeune homme ; et sa fierté eut un écho dans le cœur de la mère. Je ny étais pas Nous avions lintention de faire une démonstration ici aussi ; nous avons échoué, nous étions trop peu ! Mais cette année-ci, ce sera différent. Vous verrez !

Il haletait d’émotion, se délectant à lidée des événements futurs ; puis il continua en agitant sa cuiller :

Donc, je parlais de la mère de Vlassov elle sest aussi mise du parti après larrestation de son fils On dit que cette vieille-là est étonnante !

Pélaguée eut un large sourire ; elle était à la fois flattée et un peu gênée. Elle allait lui dire que la mère de Pavel, c’était elle ; mais elle se retint et pensa avec tristesse et un peu dironie :

« Ah ! vieille sotte que je suis ! »

Mangez donc ! Vous serez plus vite guéri pour reprendre la bonne besogne ! dit-elle tout dun coup avec émotion en se penchant vers lui. La cause du peuple a besoin de bras jeunes et robustes, de cœurs purs, desprits loyaux ce sont ces forces qui le font vivre, cest par elles que seront vaincus tout le mal et toute linfamie

La porte souvrit, laissant entrer le froid humide de lautomne. Sophie parut, joyeuse, les joues toutes rouges.

Les espions me poursuivent comme les décavés une riche héritière, ma parole dhonneur ! Il faut que je parte dici Eh bien, Ivan, comment allez-vous ? Bien ? Pélaguée, que dit Pavel ? Sachenka est ici ?

Tout en allumant une cigarette, elle questionnait sans attendre les réponses. Elle caressait la mère et le jeune homme du regard de ses yeux gris. La mère la considérait et pensait avec un sourire intérieur :

« Et voilà que moi aussi, je deviens une créature humaine et une bonne même ! »

Se penchant de nouveau vers Ivan, elle dit :

Guérissez-vous, mon garçon !

Et elle alla dans la salle à manger, où Sophie disait à Sachenka :

Elle en a déjà préparé trois cents exemplaires. Elle se tue à louvrage Quel héroïsme ! Savez-vous, Sachenka, cest un grand bonheur que de vivre parmi des gens pareils, d’être leur camarade, de travailler avec eux

Oui ! répondit la jeune fille à voix basse.

Le soir, Sophie dit :

Mère, il faudra que vous fassiez de nouveau un voyage à la campagne !

Avec plaisir ! Quand faut-il partir ?

Dans trois jourscela vous va-t-il ?

Oui !

Mais vous nirez pas à pied ! conseilla Nicolas à mi-voix. Vous louerez des cheveux de poste et vous prendrez une autre route, par le district de Nikolski

Il se tut ; il avait un air sombre qui nallait pas à son visage ; ses traits calmes eurent une grimace bizarre et laide.

Cest un grand détour ! observa la mère. Et les chevaux coûtent cher

Voyez-vous reprit Nicolas, en général, je suis opposé à ces voyages. Il y a de lagitation dans ces endroits il y a eu des arrestations, on a enfermé un maître d’école il faut être prudent mieux vaudrait attendre un peu

Bah ! déclara la mère en souriant. Et puis vous dites quon ne torture pas en prison ?

Tout en pianotant sur la table, Sophie observa :

Il est très important pour nous que la distribution des brochures et des proclamations se fasse sans interruption Vous navez pas peur dy aller, Pélaguée ? fit-elle brusquement.

La mère se sentit offensée.

Ai-je jamais eu peur ? Même la première fois je n’étais pas effrayée et vous

Sans achever la phrase, elle baissa la tête. Chaque fois quon lui demandait si elle avait peur, si elle pouvait faire une chose ou lautre, si c’était commode pour elle, elle sentait quon désirait quelque chose delle et que les camarades l’écartaient deux, la traitaient autrement quils se traitaient les uns les autres.

Lorsque arrivèrent les jours des plus gros événements, elle seffraya dabord un peu de la rapidité des incidents, de labondance des émotions, mais, bientôt entraînée par lexemple et sous limpulsion des idées qui la dominaient, son cœur se remplit dune ardente soif de travail. Telle était son humeur ce jour-là ; la question de Sophie lui fut donc dautant plus désagréable.

Il est inutile de demander si jai peur ou des choses de ce genre, reprit-elle en soupirant. Pourquoi aurais-je peur ? Ce sont ceux qui possèdent quelque chose qui ont peur Et moi, quai-je ? Mon fils seulement Javais peur pour lui javais peur quon le torture, et quon men fît autant Mais du moment quon ne torture pas, quimporte le reste !

Vous n’êtes pas fâchée contre moi ? s’écria Sophie.

Non Seulement, vous ne demandez jamais aux autres sils ont peur

Nicolas enleva vivement ses lunettes, les remit et regarda fixement sa sœur. Le silence embarrassé qui se fit agita Pélaguée ; se levant avec un air gêné, elle allait parler, mais Sophie lui prit doucement la main et dit à voix basse :

Excusez-moi ! Je ne le ferai jamais plus !

Cette promesse fit rire la mère ; quelques instants plus tard, ils parlaient tous trois affectueusement, mais avec des airs soucieux, du voyage à la campagne.

 

 

 

 

 

 

XIV

 

Dès laurore, la mère était déjà dans la voiture qui cahotait sur la route détrempée par les pluies dautomne. Un vent humide soufflait ; la boue volait en mille éclaboussures ; le postillon, assis sur le bord de la carriole, tourné vers Pélaguée, se plaignait dune voix nasillarde et pensive :

Je lui ai dit, à mon frère, partageons ! Et nous avons commencé à partager

Soudain, il cingla le cheval de gauche dun coup de fouet en criant avec rage :

Veux-tu marcher, sale bête !

Les grasses corneilles dautomne sautillaient gravement dans les champs nus ; le vent venait à leur rencontre en sifflant ; elles présentaient les flancs à ses coups qui ébouriffaient leurs plumes et les faisaient chanceler ; alors elles cédaient à la force et senvolaient avec des battements dailes nonchalants.

Enfin, il ma lésé jai vu quil ny avait rien à faire, continua le postillon.

Ces paroles résonnaient comme en rêve aux oreilles de la mère ; dans son cœur naissait une pensée muette, sa mémoire faisait défiler devant elle la longue série des événements survenus durant les dernières années. Autrefois, la vie lui semblait créée on ne sait où, dans le lointain, on ne savait par qui, ni pourquoi, et maintenant, une foule de choses se faisaient sous ses yeux, avec son aide. Et un vague sentiment montait en elle ; c’était de la perplexité et une douce tristesse, du contentement et de la méfiance delle-même

Autour delle tout s’ébranlait en un lent mouvement ; au ciel des nuages gris voguaient lourdement, se dépassant les uns les autres ; des deux côtés de la route fuyaient les arbres mouillés dont les faîtes dénudés se balançaient ; les champs s’étendaient en cercles ; des monticules savançaient, puis restaient en arrière ; on eût dit que cette journée trouble courait au devant de quelque chose de lointain, dindispensable.

La voix nasillarde du postillon, le tintement des grelots, le sifflement humide et le frôlement du vent se fondaient en un ruisseau sinueux et palpitant, qui coulait au-dessus des champs avec une force uniforme et réveillait les pensées

Le riche se trouve à l’étroit au ciel même ! Cest toujours comme ça Mon frère a commencé à lésiner les autorités sont ses amis continuait le cocher, toujours assis sur le rebord de la carriole.

Arrivé au terme du voyage, il détela les chevaux et dit à la mère dun ton désespéré :

Tu pourrais bien me donner cinq kopeks pour que je puisse boire

Comme elle acquiesçait à sa demande, il déclara sur le même ton, en faisant résonner les deux piécettes dans le creux de sa main :

Jachèterai pour trois kopeks deau-de-vie et pour deux de pain

Dans laprès-midi, la mère fatiguée et transie, arriva au grand village de Nikolski ; elle se rendit à lauberge, demanda du thé et, après avoir caché sous un banc sa pesante valise, elle sassit près de la fenêtre et considéra la petite place recouverte dun jaune tapis dherbe piétinée, le bâtiment de ladministration communale, une grande maison grise et sombre, au toit fléchissant Assis sur les marches du perron, un paysan chauve, à la longue barbe, fumait sa pipe.

Les nuages couraient en masses sombres, sentassaient les uns sur les autres Le silence régnait, un ennui maussade se dégageait de toutes choses, on aurait dit que la vie, cachée on ne sait où, se taisait.

Soudain, un sous-officier de Cosaques arriva au galop sur la place ; il arrêta son alezan devant le perron de ladministration et cria quelque chose au paysan en agitant son fouet. Ses appels traversaient les vitres, mais la mère ne pouvait comprendre les paroles Le paysan se leva, étendit la main vers lhorizon, le sous-officier sauta à terre, chancela, lança les brides à lhomme, puis, sappuyant pesamment à la balustrade, monta les marches et disparut dans le bâtiment.

Le silence se fit de nouveau. À deux reprises, lalezan frappa du sabot le sol mou Une petite fille, au regard caressant, au visage rond, et dont la courte natte ronde tombait sur l’épaule, pénétra dans la chambre où était Pélaguée. Les lèvres pincées, elle portait à bras tendus un grand plateau aux bords usés, chargé de vaisselle ; elle salua en hochant la tête.

Bonjour, ma jolie ! lui dit amicalement la mère.

Bonjour !

Tout en disposant sur la table les assiettes et les tasses, la fillette annonça soudain, dun air animé :

On vient dattraper un brigand on lamène ici !

Quest-ce que ce brigand ?

Je ne sais pas

Qua-t-il fait ?

Je ne sais pas, jai seulement entendu dire quon en avait attrapé un Cest le garde qui est sorti en courant de ladministration pour aller chercher le commissaire, et il a crié : Il est pris, on lamène !

La mère regarda vers la fenêtre et aperçut des paysans qui sapprochaient. Les uns marchaient lentement, posément ; les autres se hâtaient et boutonnaient leur pelisse tout en avançant. Ils sarrêtèrent tous au perron du bâtiment et portèrent leurs regards vers la gauche Mais ils étaient étrangement silencieux

La fillette jeta aussi un coup d’œil dans la rue et sortit de la chambre en faisant claquer la porte avec bruit. La mère tressaillit, elle dissimula de son mieux sa valise sous le banc ; puis, ayant jeté un fichu sur sa tête, elle sortit vivement de la maison, réprimant lincompréhensible envie de senfuir qui lenvahissait tout à coup

Lorsquelle arriva sur le perron de lauberge, un froid aigu la frappa aux yeux et à la poitrine ; elle fut suffoquée, ses jambes sengourdirent : au milieu de la place elle voyait savancer Rybine, les bras attachés derrière le dos, flanqué de deux gardes ; autour du perron de la mairie, une foule de paysans attendaient en silence.

Étourdie, sans se rendre compte de ce quelle voyait, la mère ne quittait pas Rybine du regard. Il parlait et elle entendait le son de sa voix, mais les mots senvolaient sans réveiller l’écho dans le vide tremblant et obscur de son cœur

Elle revint à elle et reprit haleine ; un paysan à la barbe blonde la regardait fixement de ses yeux bleus. Elle toussa, se frotta la gorge avec des mains affaiblies par la terreur et demanda avec effort :

Quy a-t-il ?

Regardez vous-même, répliqua le paysan en se détournant. Un autre campagnard sapprocha et se plaça à côté de lui.

Les gardes sarrêtèrent devant la foule qui grossissait sans cesse, mais restait silencieuse ; soudain, la voix de Rybine résonna, énergique.

Vous avez entendu parler des papiers dans lesquels on disait la vérité sur notre existence de paysans Eh bien, cest à cause de ces papiers quon marrête cest moi qui les ai distribués dans le peuple

Les gens se pressèrent autour de Rybine Sa voix était calme, mesurée, la mère en fut soulagée.

Tu entends ? demanda le camarade du paysan aux yeux bleus en le poussant du coude.

Sans répondre, celui-ci leva la tête et regarda de nouveau la mère. Le second paysan fit de même ; plus jeune que le premier, il avait un visage maigre couvert de taches de rousseur et une petite barbe noire Les deux hommes s’écartèrent un peu

Ils ont peur ! se dit la mère.

Son attention augmenta. Du haut du perron, elle voyait distinctement le visage noirci et tuméfié de Rybine ; elle apercevait l’éclat de ses yeux : elle aurait voulu quil la vît aussi ; elle se dressa sur la pointe des pieds en tendant le cou.

Les gens la considéraient dun air morne, avec défiance, sans mot dire. Dans les derniers rangs de la foule seulement, on entendait un bruit continu de conversations.

Paysans, mes frères, dit Rybine dune voix pleine et ferme, ayez confiance en ces papiers Je marche peut-être à là mort à cause deux, on ma battu, torturé, on voulait me forcer à dire où je les avais pris, on me frappera encore je supporterai tout ! parce que dans ces papiers se trouve la vérité et la vérité doit nous être plus chère que le pain ! que la vie !

Pourquoi dit-il cela ? demanda lun des deux paysans.

Lhomme aux yeux bleus répondit avec lenteur :

Quest-ce que cela peut lui faire on ne meurt pas deux fois maintenant il est déjà condamné

Les agriculteurs restaient muets, lançant des regards furtifs et maussades ; tous semblaient accablés par quelque chose dinvisible et de pesant.

Le sous-officier apparut soudain sur le perron de ladministration ; titubant, il hurla dune voix avinée :

Quest-ce que tout ce monde ? Qui parle ?

Il se précipita sur la place, saisit Rybine par les cheveux, le secoua en avant et en arrière, et cria :

Cest toi qui parles, fils de chienne cest toi ?

La foule devint houleuse et se mit à gronder. En proie à une angoisse violente, la mère baissa la tête. Lun des deux paysans poussa un soupir. Et la voix de Rybine résonna de nouveau :

Eh bien regardez, bonnes gens !

Tais-toi !

Et le sous-officier lui donna un coup de poing sur loreille. Rybine chancela, puis haussa les épaules.

On vous lie les mains et on vous torture comme on veut !

Gardes ! emmenez-le ! Dispersez-vous !

Et sautant devant Rybine comme un chien attaché devant un morceau de viande, le sous-officier lui lança des coups de poing au visage, au ventre et à la poitrine

Ne le bats pas ! cria une voix dans la foule.

Pourquoi le frappes-tu ? demanda un autre.

Allons ! dit le paysan aux yeux bleus à son compagnon en hochant la tête. Sans se hâter, ils traversèrent la place, tandis que la mère les suivait dun regard sympathique. Elle soupira avec soulagement. Le sous-officier accourut de nouveau lourdement sur le perron et se mit à hurler avec fureur, en brandissant le poing :

Amenez-le ici, je vous dis !

Non ! répliqua une voix sonore. (La mère comprit que c’était celle du paysan aux yeux bleus.) Il ne faut pas le permettre Si on le fait entrer là-dedans, il sera roué de coups jusqu’à ce que mort sensuive Et après, on dira que cest nous qui sommes coupables, que cest nous qui lavons tué Il ne faut pas le permettre

Paysans ! s’écria Rybine. Vous ne voyez donc pas comment vous vivez, vous ne voyez pas quon vous dépouille, quon vous trompe, quon boit votre sang ? Tout repose sur vous, vous êtes la principale force de la terre vous êtes toute sa force Et quels sont vos droits ? Votre seul droit, cest de crever de faim !

Soudain, les paysans se mirent à crier, sinterrompant mutuellement :

Il a raison, cet homme !

Appelez le commissaire de police rurale ! Où est-il ?

Le sous-officier a été le chercher !

Allons donc ! Il est ivre !

Ce nest pas à nous de rassembler les autorités !

La foule sagitait de plus en plus.

Parle ! Nous ne te laisserons pas battre !

Quest-ce que tu as fait, hein ?

Déliez-lui les mains !

Non, non, frères !

Pourquoi pas Cela na pas dimportance !

Réfléchissez avant de faire des bêtises !

Les mains me font mal ! dit Rybine en dominant le tumulte de sa voix sonore et mesurée. Mes frères ! je ne me sauverai pas ! Je ne puis pas menfuir de la vérité, car elle vit en moi !

Quelques personnes se détachèrent de la foule et s’éloignèrent en hochant la tête ; les uns riaient Mais sans cesse des gens excités, mal vêtus, qui s’étaient habillés à la hâte arrivaient de tous côtés ils bouillonnaient autour de Rybine, comme une écume noire ; debout au milieu deux, telle une chapelle dans la forêt, le prisonnier leva les bras au-dessus de sa tête et cria :

Merci, merci, bonnes gens ! Nous devons nous délier les mains mutuellement ! Qui nous aiderait si nous ne nous aidions pas nous-mêmes ?

Il leva de nouveau une main tout ensanglantée :

Voyez mon sang : il coule pour la vérité

La mère descendit le perron, mais de la place elle ne pouvait plus voir Rybine ; elle remonta les quelques marches. Sa poitrine était brûlante, et quelque chose de vaguement joyeux y palpitait

Paysans ! Cherchez les petits papiers, lisez-les, ne croyez pas les autorités et les prêtres, qui vous disent que ce sont des impies et des rebelles, ceux qui vous apportent la vérité La vérité sen va en silence par la terre, elle se cherche un asile dans le sein du peuple La vérité est votre meilleure amie ; pour les autorités, cest une ennemie jurée, cest pourquoi elle se cache

De nouveau, quelques exclamations résonnèrent dans la foule.

Écoutez, frères !

Ah ! mon pauvre homme, tu es perdu !

Qui ta trahi ?

Le prêtre ! répondit lun des gardes.

Deux paysans lancèrent une bordée dinjures.

Attention, camarades ! avertit une voix.

 

 

 

 

 

 

XV

 

Le commissaire de la police rurale arrivait ; c’était un grand homme robuste, à la figure ronde. Il avait sa casquette sur loreille ; une pointe de sa moustache se redressait, lautre descendait, ce qui tordait son visage, déjà défiguré par un sourire mort et stupide. De la main gauche il tenait un petit sabre, et il agitait le bras droit. On entendait le bruit de ses pas fermes et pesants. La foule s’écartait devant lui. Une expression daccablement morne apparut sur les physionomies. Le tumulte sapaisa, disparut comme sil se fût enfoncé dans la terre. La mère sentit que la peau de son front tremblait ; une chaude buée monta à ses yeux. Elle eut de nouveau envie daller se mêler à la foule, elle se pencha et se figea dans une attente angoissée.

Quy a-t-il ? demanda le commissaire en sarrêtant devant Rybine et en le toisant. Pourquoi ses mains ne sont-elles pas liées ? Pourquoi cela, garrottez-le !

Sa voix était aiguë et sonore, mais incolore.

Elles étaient liées le peuple les a déliées ! répondit lun des gardes.

Quoi ! Le peuple ! Quel peuple ?

Le commissaire regarda les gens qui lentouraient en un demi-cercle, et il continua de la même voix blanche et uniforme :

Qui est-ce le peuple ?

Il toucha de la poignée de son sabre la poitrine du paysan aux yeux bleus :

Est-ce toi qui es le peuple, Tchoumakov ? Et qui encore ? Toi, Michine ?

Et il tira un autre paysan par la barbe.

Dispersez-vous, canailles ! sinon, je vous je vous montrerai !

Il ny avait ni irritation ni menace dans sa voix, pas plus que sur sa physionomie ; il parlait avec un calme parfait et frappait les campagnards avec des gestes assurés et égaux. Les groupes reculaient à son approche, les têtes se baissaient, les visages se détournaient.

Eh bien ! quattendez-vous ? demanda-t-il aux gardes, garrottez-le !

Après une volée dinjures cyniques, il regarda de nouveau Rybine et lui cria :

Hé, toi ! Les mains au dos !

Je ne veux pas quon me les attache ! répliqua Rybine. Je ne menfuirai pas je ne me défends pasà quoi bon me lier ?

Quoi ? demanda le commissaire en marchant sur lui.

Vous avez déjà assez torturé le peuple, fauves ! continua Rybine en haussant la voix. Les jours sanglants viendront bientôt pour vous aussi !

Le commissaire sarrêta devant lui et le considéra en agitant la moustache. Puis il recula dun pas et siffla dune voix étonnée.

Ah ! ah ! ah ! fils de chien ! Quest-ce que ces paroles ?

Et brusquement, de toute sa force, il frappa Rybine au visage.

On ne tue pas la vérité à coups de poing ! cria Rybine en savançant vers lui, et tu nas pas le droit de me battre !

Moi, je nai pas le droit ? hurla le commissaire en traînant sur les mots.

Et de nouveau, il tendit le bras pour frapper Rybine au visage ; celui-ci se baissa, si bien que le commissaire, emporté par l’élan, faillit tomber. Dans la foule, quelquun renifla bruyamment. La voix furieuse de Rybine répéta :

Je te dis que tu nas pas le droit de me battre, diable !

Le commissaire regarda autour de lui. Silencieux et sombres, les hommes lentouraient dun cercle compact

Nikita ! cria-t-il. Hé, Nikita !

Un petit paysan trapu, vêtu dune courte pelisse, se détacha de la foule. Il avait les yeux fixés à terre. Sa grosse tête ébouriffée était baissée.

Nikita ! dit le commissaire sans se hâter et en effilant sa moustache, donne-lui un bon soufflet !

Le paysan fit un pas en avant, sarrêta en face de Rybine et leva la tête. À bout portant, Rybine le bombarda de ces paroles vraies et dures :

Voyez, bonnes gens, comme cette brute vous étouffe de votre propre main ! Regardez et réfléchissez !

Lentement, le paysan leva le bras et frappa Rybine légèrement à la tête.

Est-ce ainsi que je lai dit de faire, canaille ! piailla le commissaire.

Hé, Nikita ! dit quelquun dans la foule, noublie pas Dieu !

Bats-le, te dis-je ! cria le commissaire en poussant le paysan.

Celui-ci s’écarta dun pas et répondit dun air morne, en baissant la tête.

Non, je ne le ferai plus !

Comment ?

Le visage du commissaire se contracta ; il tapa du pied et se précipita sur Rybine en jurant. Le coup résonna sourdement. Rybine chancela, agita le bras ; dun second assaut, le commissaire le jeta à terre et bondissant autour de lui, se mit à lui donner des coups de pied à la tête, à la poitrine, aux hanches.

La foule, poussant des cris hostiles s’ébranla et savança sur le commissaire ; mais celui-ci fit un saut de côté et dégaina.

Ah ! cest comme ça ! Vous vous révoltez ? Ah ! voilà ce que cest ?

Sa voix frémit, se fit aiguë, puis grinça comme si elle se fût brisée En même temps que sa voix, il sembla perdre toute sa force ; la tête rentrée entre les épaules, le dos voûté et promenant autour de lui des yeux vides, il recula, tâtant avec précaution le sol derrière lui. Il criait dune voix rauque et inquiète, tout en cédant :

Très bien prenez-le je men vais ! Mais après ? Sachez-le bien, cest un criminel politique, il combat contre notre tsar, il fomente des troubles Comprenez-vous ? Il est contre Sa Majesté lempereur et vous le défendez ! Savez-vous que vous êtes des rebelles ? Hein ?

Immobile, le regard fixe, sans pensée ni force, comme en un cauchemar, la mère succombait sous le poids de la terreur et de la pitié. Pareils à des bourdons, les cris irrités de la foule bruissaient à son oreille ; la voix tremblante du commissaire, des chuchotements tourbillonnaient dans sa tête.

Sil est coupable, il faut le juger !

Et non pas le battre !

Faites-lui grâce, Votre Noblesse !

Cest vrai ! Vous navez pas le droit de le battre

Est-il permis dagir ainsi ? Comme cela tout le monde se mettra à battre les gens Que sera-ce alors ?

Quelles brutes ! quels persécuteurs !

Les gens se partageaient en deux groupes : les uns entouraient le commissaire, criaient et lexhortaient ; les autres, moins nombreux, restaient auprès du blessé et discouraient dune voix basse et morne. Quelques hommes le relevèrent ; les gardes se disposaient à lui rattacher les mains.

Attendez donc, diables ! leur cria-t-on.

Rybine essuya la boue et le sang qui couvraient son visage et regarda autour de lui en silence. Ses yeux glissèrent sur le visage de la mère ; elle tressaillit, tendit tout le corps vers lui, fit un geste instinctif. Il se détourna. Mais quelques instants plus tard, les yeux du prisonnier se fixèrent de nouveau sur elle. Il sembla à Pélaguée quil se redressait, quil levait la tête, que ses joues ensanglantées tremblaient

Il ma reconnue ! est-il possible quil mait reconnue ?

Et, vibrant dune joie angoissée et poignante, elle lui fit un signe de tête. Mais elle remarqua aussitôt que le paysan aux yeux bleus, qui se trouvait près de Rybine, la considérait. Ce regard éveilla en elle la conscience du danger

Quest-ce que je fais ? on marrêtera aussi

Le paysan chuchota quelques mots à Rybine, qui hocha la tête, et dit dune voix saccadée, mais distincte et vaillante :

Quimporte ! Je ne suis pas seul sur la terre On nemprisonnera jamais toute la vérité ! On se souviendra de moi partout où jai passé Voilà ! Le nid a été détruit, quimporte, il ny avait plus là damis, ni de camarades !

Cest pour moi quil parle ! pensa la mère.

Le peuple saura bien faire dautres nids pour la vérité, et le jour viendra où les aigles senvoleront librement où le peuple saffranchira !

Une femme apporta un seau deau et, tout en se lamentant, se mit à laver le visage du prisonnier. Sa voix plaintive et grêle se mêlait aux paroles de Rybine et empêchait la mère de comprendre ce quil disait. Un groupe de paysans, précédé du commissaire de la police rurale, savança ; quelquun ordonna :

Un char pour mener le prisonnier à la ville ! Hé ! À qui est-ce de le fournir ?

Puis le commissaire cria dune voix toute changée et comme vexée :

Je peux te frapper, mais toi tu ne le peux pas, tu nen as pas le droit, imbécile !

Ah ! Et qui es-tu donc ? Dieu ? répliqua Rybine.

Des exclamations étouffées couvrirent la réponse.

Ne discute pas, oncle ! Cest un chef !

Ne vous fâchez pas, Votre Noblesse !

Tais-toi, original !

On va te conduire à la ville à linstant !

La loi y est plus respectée !

Les cris de la foule se faisaient conciliants, suppliants ; ils se mêlaient en un fracas indistinct, plaintif, où nulle note despoir ne résonnait. Les gardes prirent Rybine par le bras, le conduisirent sur le perron de ladministration et pénétrèrent avec lui dans le bâtiment. Lentement, les paysans se dispersèrent ; la mère vit que lhomme aux yeux bleus se dirigeait vers elle et la regardait à la dérobée. Ses jambes tremblèrent ; un sentiment dimpuissance désolée et disolement lui serrait le cœur et lui donnait des nausées

Je ne dois pas men aller ! pensa-t-elle. Il ne le faut pas !

Elle se retint vigoureusement à la balustrade et attendit.

Debout sur le perron de ladministration, le commissaire parlait en gesticulant, sur un ton de réprimande, dune voix de nouveau blanche et indifférente :

Imbéciles, fils de chiens ! Vous ne comprenez rien et vous vous mêlez dune affaire pareille ! dune affaire d’État ! Idiots ! Vous devriez me remercier de ma bonté, vous devriez vous incliner devant moi jusqu’à terre ! Si je voulais, vous iriez tous au bagne !

Une vingtaine de paysans l’écoutaient, tête nue

La nuit tombait, les nuages descendaient Lhomme aux yeux bleus sapprocha de la mère et dit en soupirant :

En voilà des histoires !

Oui ! répliqua-t-elle à voix basse.

Il la regarda dun air franc et demanda :

Quel est votre métier ?

Jachète les dentelles aux femmes qui les fabriquent la toile aussi.

Le paysan se caressa lentement sa barbe, puis il dit dune voix ennuyée en regardant dans la direction du village :

On ne trouve rien de cela chez nous

La mère le considéra du haut en bas et attendit linstant propice pour rentrer dans lauberge. Le visage de lhomme était pensif et beau ; ses yeux avaient une expression mélancolique. Grand et large d’épaules, il était vêtu dun sarrau tout rapiécé, dune chemise dindienne propre, dun pantalon roussâtre, en drap grossier ; ses pieds nus étaient chaussés de tille.

Sans savoir pourquoi, la mère poussa un soupir de soulagement. Soudain, obéissant à un instinct qui devança sa pensée, elle lui demanda en un élan qui la surprît elle-même :

Puis-je passer la nuit chez toi ?

Aussitôt ses muscles, son corps tout entier se tendirent. Des pensées aiguës passaient rapidement dans son cerveau :

Je vais perdre Nicolas Je ne verrai plus Pavel pendant longtemps on me battra !

Lhomme répondit sans se presser, le regard à terre, tout en croisant son sarrau sur sa poitrine :

Passer la nuit ? Oui pourquoi pas ? Seulement, ma chaumière nest pas bien fameuse

Je ne suis pas gâtée ! répondit la mère.

Cest bon ! acquiesça le paysan en la toisant dun regard scrutateur.

Dans le crépuscule, ses yeux avaient un éclat froid et son visage paraissait très pâle. La mère dit à mi-voix :

Eh bien, je viens avec toi tout de suite tu prendras ma valise

Cest entendu

Il haussa les épaules, croisa de nouveau son sarrau et chuchota :

Voyez, voilà le cortège !

Rybine apparut sur le perron de ladministration ; ses mains étaient de nouveau liées, sa tête et son visage enveloppés de quelque chose de grisâtre. Sa voix résonna dans le crépuscule glacial.

Au revoir, braves gens ! Cherchez la vérité, gardez-la, croyez en ceux qui vous apporteront la bonne parole N’épargnez pas vos forces pour défendre la vérité

Tais-toi, chien ! cria le commissaire. Garde, fais marcher les chevaux !

Quavez-vous à regretter ? Quelle est votre existence ?

Le char s’ébranla. Assis entre deux gardes, Rybine cria encore dune voix sourde :

Pourquoi, mourez-vous de faim ? Travaillez pour obtenir la liberté elle vous donnera et le pain et la vérité Adieu, bonnes gens !

Le bruit précipité des roues, le piétinement des chevaux, les invectives du commissaire de police se mêlaient à sa voix, la coupaient et l’étouffaient.

La mère rentra dans la maison, sassit à table près du samovar, prit un morceau de pain, lexamina et le posa lentement dans lassiette. Elle navait pas faim ; elle éprouvait de nouveau au creux de lestomac une sensation désagréable, qui l’épuisait, vidait le sang de son cœur et lui faisait tourner la tête.

Il ma remarquée ! se disait-elle tristement, trop faible pour réagir. Il ma remarquée il a deviné

Sa pensée nallait pas plus loin, elle se fondait en un abattement pénible, en une sensation visqueuse de nausée

Le silence timide, tapi derrière la fenêtre et qui avait remplacé le fracas, prouvait que dans le village les habitants étaient devenus craintifs et comme écrasés ; il aiguisait encore plus le sentiment disolement qu’éprouvait la mère et remplissait son âme dune obscurité grise et fine comme la cendre

La petite fille ouvrit la porte et sarrêta sur le seuil en demandant :

Faut-il vous apporter une omelette ?

Non je nen ai plus envie ces cris mont effrayée

La petite sapprocha de la table et raconta, avec animation, mais à mi-voix :

Comme il a frappé fort ! le commissaire J’étais tout près de lui, jai tout vu Il a cassé toutes les dents de lhomme quand celui-ci a craché, le sang était épais, épais et noir On ne voyait plus ses yeux Le sous-officier est ici il est tout à fait ivre et demande sans cesse du vin il dit quils étaient toute une bande que ce barbu-là était leur chef on en a attrapé trois, il y en a un qui sest enfui on a aussi arrêté un maître d’école qui était avec eux Ils ne croient pas en Dieu et ils exhortent les gens à piller toutes les églises voilà ce quils font Il y a des paysans qui en avaient pitié, de ce barbu ; dautres ont dit quil fallait lachever ! Oh ! cest quil y en a qui sont bien méchants, parmi nos paysans !

La mère écoutait attentivement ce récit entrecoupé et rapide ; elle espérait distraire son inquiétude, dissiper laccablante angoisse de lattente. La fillette, enchantée davoir une bonne auditrice, bavardait avec une vivacité croissante, en mangeant ses mots :

Père dit que tout cela vient de la disette, tout ! Voilà deux ans que la terre ne produit rien tout le monde est sens dessus dessous. Cest pourquoi on voit maintenant de pareils paysans. Cest une calamité ! Aux assemblées, ils crient, ils se battent ! Dernièrement, quand on a vendu les biens de Vassioukov parce quil navait pas payé ses arrérages, il a donné un soufflet au staroste. Voilà mes arrérages ! lui a-t-il dit

Des pas pesants résonnèrent derrière la porte. La mère se leva, appuyant les mains sur la table. Le paysan aux yeux bleus entra et demanda sans enlever sa casquette :

Où est votre bagage ?

Il souleva la valise sans efforts, la balança et dit :

Elle est vide ! Marie, accompagne la voyageuse chez moi

Et il sortit sans regarder personne

Vous passez la nuit au village ? questionna la fillette.

Oui ! Je cherche des dentelles jen achète

Vous nen trouverez pas ici cest à Tinekov, à Darino quon en fait, mais pas chez nous ! expliqua Marie.

Jirai demain

Puis elle paya son thé et donna trois kopeks à la fillette, qui fut enchantée. Dans la rue, celle-ci proposa, tout en faisant claquer ses pieds nus sur la terre humide :

Si vous voulez, jirai vite à Darino, je dirai aux femmes quelles vous apportent les dentelles ici Elles viendront et vous naurez pas besoin de faire le voyage Cest toujours douze kilomètres

Non, ma jolie, cest inutile ! répondit la mère en marchant à côté delle.

Lair froid la rafraîchit. Lentement, une vague décision se formait en elle, confuse mais qui la satisfaisait ; cette résolution se développait avec force et, pour en hâter encore l’éclosion, la mère se demandait sans cesse :

Que faire ? Agir ouvertement, franchement

La nuit s’était faite complètement, humide et glacée. Les fenêtres des chaumières brillaient dun éclat terne, rougeâtre, immobile. Le bétail beuglait nonchalamment dans le silence. On entendait çà et là de brèves exclamations Une mélancolie écrasante enveloppait le village

Cest ici ! dit la fillette. Vous avez choisi un mauvais logis Il est bien pauvre, ce paysan !

À tâtons, elle chercha la porte, louvrit, et cria dune voix alerte :

Tatiana, voilà ta pensionnaire !

Puis elle senfuit. Sa voix résonna encore dans lobscurité :

Adieu !

 

 

 

 

 

 

XVI

 

La mère sarrêta sur le seuil et regarda en sabritant les yeux de la main. La chaumière était petite et étroite, mais dune propreté quon remarquait immédiatement. Une jeune femme sortit de derrière le poêle, salua en silence et disparut. Dans un angle, une lampe allumée était placée sur une table. Le maître de la maison était assis là et tambourinait sur le bord de la table ; il regardait fixement la mère.

Entrez ! lui dit-il au bout dun instant Tatiana, va donc appeler Pierre, vite !

La femme sortit rapidement, sans même jeter un coup d’œil sur la mère. S’étant assise sur un banc en face du paysan, celle-ci promena son regard autour delle. Sa valise n’était pas visible. Un silence lourd remplissait la chaumière ; seule, la lampe faisait entendre un léger crépitement. Le visage soucieux et renfrogné de lhomme vacillait en traits mal définis.

Eh bien, parle donc Dépêche-toi

Et où est ma valise ? demanda soudain Pélaguée, dune voix forte et sévère, sans se rendre compte de ce quelle faisait.

Le paysan haussa les épaules ; il répondit pensivement :

Elle nest pas perdue !

Et il ajouta dun air morne en baissant la voix :

Cest à dessein que jai dit quelle était vide devant la petite Ce nest pas vrai ! Elle contient des choses très lourdes

Eh bien ? demanda la mère.

Il se leva, sapprocha delle, se pencha et demanda à voix basse :

Vous le connaissez, cet homme ?

La mère tressaillit, mais elle répondit avec fermeté :

Oui !

Il lui sembla que cette réponse brève l’éclairait au-dedans et illuminait tout à lextérieur.

Le paysan sourit :

Jai vu que vous lui avez fait signe Il vous a répondu je lui ai demandé à loreille sil connaissait cette femme debout sur le perron de lauberge

Qua-t-il dit ? questionna vivement la mère.

Lui ? Il a dit : Nous sommes nombreux oui Il a dit : Nous sommes nombreux

Il jeta un regard interrogateur sur son hôtesse et continua en souriant de nouveau :

Cest une grande force, cet homme-là ! Il est courageux Il dit ce quil veut On le frappe on linjurieet il ne cède pas !

Sa voix mal assurée, ses traits comme inachevés, ses yeux francs et clairs tranquillisaient de plus en plus la mère. Son accablement et son inquiétude se dissipaient pour faire place à une pitié aiguë et profonde envers Rybine. Avec une colère soudaine et amère quelle ne put comprimer, elle s’écria dun ton navré :

Ces monstres ces brigands !

Et elle se mit à sangloter

Le paysan s’écarta delle en hochant la tête dun air chagrin.

Oui le gouvernement sest fait des ennemis redoutables !

Et soudain, revenant près de la mère, il dit à voix basse :

Voilà Je suppose que dans votre valise, il y a des journaux Ai-je raison ?

Oui ! répondit simplement Pélaguée en essuyant ses larmes. Cest à lui que je les apportais

Il fronça les sourcils, rassembla sa barbe dans sa main et garda le silence, le regard fixé dans un coin

Nous en avons reçu un aussi et des brochures, des livres Moi, je ne suis pas très instruit, mais jai un ami qui lest ma femme aussi me fait la lecture

Le paysan se tut, réfléchit, puis reprit :

Et maintenant, quallez-vous faire de tout cela de votre valise ?

La mère le regarda et lui dit dun ton provocant :

Je vous la laisserai !

Il ne parut pas surpris, ne protesta pas et répéta seulement :

À nous ?

Soudain il chuchota en prêtant loreille, le cou tendu vers la porte :

On vient !

Qui ?

Les nôtres probablement

La femme entra, suivie du paysan aux taches de rousseur. Ce dernier jeta sa casquette dans un coin, sapprocha du maître de la demeure et demanda :

Eh bien ?

Lautre hocha affirmativement la tête.

Stépane ! dit la femme, peut-être la voyageuse a-t-elle faim ?

Non, merci, ma chère ! répondit la mère.

Le second paysan se tourna vers elle et se mit à parler dune voix rapide et brisée :

Permettez-moi de me présenter Je mappelle Pierre Rabinine, mon surnom est LAlène. Je comprends un peu vos affaires Je sais lire et écrire, je ne suis pas un imbécile, pour ainsi dire

Il prit la main que la mère lui tendait et la secoua, tout en disant à Stépane :

Eh bien, regarde, Stépane ! La femme du seigneur est une bonne dame, cest vrai ! Elle dit pourtant que tout ça, cest des bêtises, des extravagances que ce sont des étudiants, des galopins qui samusent à agiter le peuple. Et pourtant, tous les deux, nous avons vu aujourdhui quon a arrêté un homme sérieux ; et maintenant, tu vois, cette femme qui nest plus jeune et qui na pas lair d’être une dame, elle en est aussi Ne vous fâchez pas ! Comment vous appelez-vous ?

Il parlait vite, mais distinctement, sans reprendre haleine, son menton tremblait fébrilement et ses yeux plissés scrutaient le visage et le corps de Pélaguée. Déguenillé, les cheveux ébouriffés, on eût dit quil venait de se battre, quil avait vaincu son adversaire et était tout plein de la joyeuse excitation de la victoire. Il plut à la mère par sa vivacité et surtout parce quil avait parlé simplement et franchement dès le début. Elle lui répondit en lui jetant un regard amical. Il lui secoua encore une fois la main et se mit à rire dun petit rire sec, doux et saccadé.

Cest une affaire honnête, tu vois, Stépane. Cest une très belle affaire ! Je te lai dit, le peuple commence à travailler de lui-même La dame, elle ne dira pas la vérité, car ça lui serait nuisible Mais le peuple, lui, il veut marcher carrément, sans sinquiéter de perdre ou de nuire, comprends-tu ? La vie lui est mauvaise, il a des pertes de tous côtés, il ne sait où se tourner, car partout, on lui crie : Arrête !

Je vois ? dit Stépane en hochant la tête et il ajouta : elle est inquiète à propos de sa valise

Ne vous inquiétez pas ! Tout est en ordre, mère ! Votre valise est chez moi Tout à lheure, quand Stépane ma parlé de vous, en me disant que vous étiez aussi dans cette affaire, que vous connaissiez cet homme, je lui ai dit : Fais attention, Stépane ! Il ne faut pas aller bavarder, cest trop grave ! Et vous, mère, vous avez deviné aussi que nous étions avec vous, tout à lheure. On remarque tout de suite la figure des gens honnêtes, parce quon nen voit pas beaucoup dans les rues, oh non ! Votre valise est chez moi !

Il sassit à côté delle, et continua avec une prière dans le regard :

Et si vous désirez la vider, nous vous aiderons avec plaisirNous avons besoin de livres

Elle veut nous donner tout ! déclara Stépane.

Cest très bien, mère ! Nous saurons bien quen faire

Il se leva brusquement et se mit à rire, puis, allant et venant à grands pas dans la chaumière, il reprit avec satisfaction :

On peut dire que cest un cas étonnant quoique très simple ! Cest cassé à un endroit et ça se raccommode à un autre Ce nest pas mal Il est très bon, ce journal, mère, et il fait de leffet ; il ouvre les yeux des gens Il ne plaît pas aux seigneurs Je travaille chez une propriétaire, à sept kilomètres dici, je suis menuisier Cest une brave femme, il faut le reconnaître elle nous donne des livres assez stupides quelquefois nous les lisons et nous nous instruisons En général, nous lui sommes reconnaissants Mais quand je lui ai montré lautre journal, elle sest fâchée. Laissez cela, Pierre, dit-elle Ce sont des gamins idiots qui le font, et cela ne vous causera que des misères la prison et la Sibérie Voilà ce qui peut vous arriver si vous continuez à lire ces journaux.

Il se tut de nouveau, réfléchit et reprit :

Dites-moi, mère lautre lhomme, cest un de vos parents ?

Non, répondit Pélaguée.

Pierre se mit à rire sans bruit, très satisfait, on ne sait de quoi. Il sembla à la mère quil était injuste de traiter Rybine comme un étranger.

Il nest pas de ma famille, dit-elle, mais il y a longtemps que je le connais je le respecte comme mon propre frère

Elle ne trouvait pas lexpression quelle cherchait ; cela lui était douloureux ; elle ne put retenir ses sanglots. Un silence morne remplissait la chaumière, Pierre pencha la tête sur son épaule, on eût dit quil écoutait quelque chose. Stépane, accoudé, tambourinait sur la table. Sa femme, adossée au poêle, était dans lombre. La mère sentait son regard fixé sur elle ; parfois, elle jetait un coup d’œil sur le visage de Tatiana, rond, basané, au nez droit, au menton coupé à angle aigu et dont les yeux verdâtres avaient une expression vigilante et attentive.

Cest un ami par conséquent reprit Pierre. Il est très fort, oui ! Il sapprécie à une haute valeur comme il faut le faire Voilà un homme, nest-ce pas, Tatiana ? Tu dis ?

Il est marié ? interrompit Tatiana ; et les minces lèvres de sa petite bouche se pincèrent avec force.

Il est veuf ! répliqua tristement la mère.

Cest pour cela quil a tant de courage ! déclara Tatiana, dune voix profonde et basse. Un homme marié nagirait pas ainsi il aurait peur !

Et moi ? je suis marié et pourtant ! s’écria Pierre.

Assez ! dit la femme sans le regarder et en tordant la bouche. Que fais-tu donc ? Tu parles beaucoup et tu lis de temps en temps un livre Ce nest pas parce que tu chuchotes avec Stépane dans les coins que les gens en sont plus heureux.

Il y a beaucoup de gens qui m’écoutent répliqua à voix basse le paysan, offensé. Tu as tort de parler ainsi Je suis comme une espèce de levure

Stépane regarda sa femme sans mot dire et baissa de nouveau la tête.

Pourquoi les paysans se marient-ils ? demanda Tatiana. Ils ont besoin dune ouvrière, disent-ils pour travailler à quoi ?

Tu nas donc pas assez à faire ? fit sourdement Stépane.

À quoi sert-il ce travail ? On vit quand même dans la misère, de jour en jour Les enfants naissent on na pas le temps de les soignerà cause du travail qui ne vous donne pas même de pain

Elle sapprocha de la mère, sassit à côté delle, et continua obstinément, sans tristesse ni plainte dans la voix.

Jen ai eu deux Lun a été brûlé par le samovar il avait deux ans lautre était mort-néà cause du travail maudit Est-ce un bonheur pour moi ? Je dis que les paysans ont tort de se marier ils se lient les mains, et voilà tout Sils étaient libres, ils combattraient ouvertement pour la vérité, comme cet homme que tu connais Nai-je pas raison, mère ?

Oui ! dit Pélaguée. Oui, ma chère, autrement, on ne peut pas vaincre la vie

Vous avez un mari ?

Il est mort Jai un fils

Où est-il ? il vit avec vous ?

Il est en prison ! répondit la mère.

Et elle sentit que dans son cœur, une fierté paisible se mêlait à la tristesse dont ces paroles la remplissaient toujours.

Cest déjà la seconde fois quon lenferme, parce quil a compris la vérité divine et quil la ouvertement semée, sans se ménager ! Il est jeune, il est beau il est intelligent ! Cest lui qui a eu lidée de faire un journal ; cest grâce à lui que Rybine sest occupé de la distribution, quand même Rybine est deux fois plus âgé que lui ! On va bientôt juger mon fils pour tout cela et après, quand il sera en Sibérie, il senfuira et reviendra se mettre à louvrage Il y en a déjà beaucoup de ces gens, leur nombre augmente sans cesse, et, tous ils lutteront jusqu’à la mort pour la liberté, pour la vérité

Oubliant toute prudence, mais sans pourtant citer des noms, elle raconta ce quelle savait du travail souterrain qui saccomplissait pour libérer le peuple. En exposant ce sujet cher à son cœur, elle mettait dans ses paroles toute la force, tout lexcès de lamour jailli si tard en elle sous les nombreux chocs de la vie.

Sa voix était égale ; elle trouvait maintenant les mots facilement, et, comme des perles multicolores et brillantes, elle les enfilait avec rapidité sur le fil solide du désir de purifier son cœur, de la boue et du sang de la journée. Les paysans avaient pris racine à lendroit où ses paroles les avaient trouvés, sans faire un mouvement, ils la regardaient gravement ; elle entendait la respiration haletante de la femme assise à côté delle ; et lattention de ses auditeurs fortifiait sa croyance dans les choses quelle disait et promettait

Tous ceux que linjustice et la misère accablent, le peuple tout entier, doivent aller au devant de ceux qui périssent pour eux en prison ou sur l’échafaud. Ils nont aucun intérêt personnel en jeu, ils expliquent où est la voie qui mène au bonheur pour tous, ils disent ouvertement que ce chemin est difficile ! Ils nentraînent personne de force ; mais quand on se place dans leurs rangs, on ne les quitte plus, car on voit quils ont raison, que ce chemin-là est le bon, quil ny en a point dautre

Il était doux à la mère de réaliser enfin son désir : maintenant, elle parlait elle-même de la vérité aux gens !

Le peuple peut marcher sans crainte avec des amis pareils ; ils ne se croiseront pas les bras avant que le peuple ait formé une seule âme, avant quil ait dit dune seule voix : Je suis le maître, je ferai moi-même des lois, les mêmes pour tous !

Fatiguée enfin, Pélaguée se tut. Elle avait la paisible certitude que ses paroles ne s’évanouiraient pas sans laisser des traces Les paysans la regardaient comme sils l’écoutaient encore. Pierre avait croisé les bras sur sa poitrine et plissé les paupières ; un sourire tremblait sur ses joues couvertes de taches de rousseur Un coude sur la table, Stépane était penché en avant de tout son corps, le cou tendu Une ombre posée sur son visage lui donnait lair plus mûr Assise à côté de la mère, Tatiana, les coudes sur les genoux, regardait le bout de ses souliers

Ah ! voilà ! chuchota Pierre.

Il sassit sur le banc avec précaution en secouant la tête.

Stépane se redressa lentement, jeta un coup d’œil sur sa femme et tendit les bras, comme sil eût voulu étreindre quelque chose

Si on veut se mettre à cet ouvrage, commença-t-il dun ton pensif, il faut en effet le faire de toute son âme

Pierre intervint timidement.

Oui sans regarder en arrière

Laffaire est bien emmanchée ! continua Stépane.

Sur toute la terre ajouta encore Pierre.

 

 

 

 

 

 

XVII

 

Adossée au mur, la tête rejetée en arrière, Pélaguée écoutait les réflexions des deux hommes.

Tatiana se leva, regarda autour delle et sassit de nouveau. Ses yeux verts brillaient dun éclat sec, quand elle jeta des coups d’œil de mépris sur les deux hommes.

On voit que vous avez eu bien des malheurs ! dit-elle soudain en sadressant à la mère.

Oui !

Vous parlez bien Vos paroles vont droit au cœur On se dit en vous écoutant : Mon Dieu, si on pouvait voir ne serait-ce quune fois des gens pareils, une vie si belle ! Comment vivons-nous, nous autres ? Comme des moutons Je sais lire et écrire je lis des livres je réfléchis beaucoup quelquefois les pensées ne me laissent pas dormir la nuit Et quel est le résultat de tout cela ? Si je ne réfléchis pas, je souffre en vain, si je réfléchis, cest la même chose Dailleurs, tout est en pure perte ! Ainsi les paysans, ils travaillent, ils s’éreintent pour un morceau de pain et ils nont jamais rien cela les irrite, ils boivent, ils se battent et ils se remettent à travailler Et quen résulte-t-il ? Rien

La femme parlait avec de lironie dans les yeux et dans sa voix basse et ample, sarrêtant parfois, comme pour couper ses phrases, telle une aiguillée de fil. Les hommes gardèrent le silence. Le vent frôlait les vitres, bruissait dans le chaume du toit ; par moment, il soufflait doucement dans la cheminée. Un chien hurlait. Comme à regret, de rares gouttes de pluie frappaient contre la fenêtre. La lumière de la lampe tremblait, ternissant et se remettant soudain à briller, vive et égale.

Voilà donc pourquoi les hommes vivent ! Et cest curieux, il me semble que je le savais déjà. Pourtant je navais encore jamais entendu quelque chose de pareil, je nai jamais eu didées de ce genre non !

Il faut souper, Tatiana, et éteindre le feu ! interrompit Stépane dune voix morne et lente. Les gens penseront : « Les Tchoumakov ont eu du feu bien tard ! » Pour nous, cela na pas dimportance mais cest pour notre visiteuse, qui est peut-être imprudente

La femme se leva et saffaira autour du poêle.

Oui ! dit Pierre avec un sourire. Maintenant, il sagit de faire attention ! Quand on aura distribué de nouveau le journal

Ce nest pas pour moi que je parle déclara Stépane. Même si on marrête, ce ne sera pas un grand malheur ! La vie dun paysan na aucune valeur

La mère eut soudain pitié de lui. Il lui était plus sympathique quauparavant. Maintenant quelle avait parlé, elle se sentait débarrassée du fardeau ignoble de la journée, elle était contente delle-même et remplie dun sentiment de bienveillance.

Vous avez tort de parler ainsi ! dit-elle. Il ne faut pas que lhomme se taxe à la valeur que lui prêtent ceux qui ne le jugent que sur lapparence et ne veulent de lui que son sang. Vous devez vous apprécier vous-même, de lintérieur, non pas pour vos ennemis, mais pour vos amis !

Où sont-ils nos amis ? s’écria le paysan. Je ne les ai jamais vus !

Je te dis que le peuple a des amis !

Il en a, mais pas ici voilà le malheur ! dit pensivement Stépane.

Eh bien, il faut que vous vous en fassiez

Stépane réfléchit et répondit à voix basse :

Oui cest ce quil faudrait

Mettez-vous à table ! Tatiana.

Au souper, Pierre, que les discours de la mère semblaient avoir accablé, se remit à parler avec vivacité :

Savez-vous, mère, il faut que vous partiez dici de bonne heure, pour ne pas être remarquée Allez au village voisin pas à la ville prenez une voiture

Pourquoi ? Je la mènerai moi-même ! dit Stépane.

Non ! Sil arrivait quelque chose, on se demanderait si elle a passé la nuit chez toi ? Oui ! Où a-t-elle été ? Je lai conduite au village voisin ! Ah ! Toi ? Eh bien, va en prison ! Tu as compris ? Et pourquoi se dépêcher daller en prison ! Chaque chose vient en son temps Mais si tu dis quelle a couché chez toi, quelle a loué des chevaux et quelle est repartie, on ne peut rien te faire on nest pas responsable des voyageurs. Il en passe tant dans le village !

As-tu appris à avoir peur, Pierre ? demanda Tatiana avec ironie.

Il faut tout savoir ! répondit-il en se frappant le genou. Il faut savoir être courageux, il faut aussi savoir craindre ! Tu te souviens comme le greffier du village a houspillé Baguanov, à cause de ce journal ? Eh bien, maintenant, Baguanov ne toucherait plus à un livre pour beaucoup dargent oui ! croyez-moi, mère, je ne suis pas embarrassé pour jouer de bons tours, tout le monde le sait au village Je distribuerai les livres et les feuillets on ne peut mieux tant que vous voudrez ! Les gens chez nous sont peu instruits et craintifs, cest vrai ; pourtant la vie est tellement dure que lhomme est bien obligé douvrir les yeux et de se demander ce qui arrive ! Et le livre lui répond avec simplicité : Voilà ce qui arrive ! réfléchis, regarde ! Souvent lignorant comprend plus que lhomme instruit surtout si celui-ci est un repu. Je connais bien le pays, je vois bien des choses ! On peut vivre, mais il faut de lesprit et beaucoup dagilité, si on ne veut pas se faire pendre du premier coup Les autorités aussi sentent quil y a quelque chose de changé ; on dirait que le paysan dégage du froid ; il ne sourit pas souvent et nest plus du tout aimable en général, il veut se passer de toutes les autorités Dernièrement, à Smoliakovo, petit hameau du voisinage, on est venu percevoir des impôts, alors les paysans ont couru chercher des pieux Le commissaire a crié : Ah ! brutes ! Vous vous révoltez contre le tsar ! Il y avait là un paysan, un nommé Spivakine, qui a répondu : Allez-vous-en au diable avec votre tsar ! Quest-ce que ce tsar qui vous enlève du dos votre dernière chemise ? Voilà où on en est, mère. Bien entendu, Spivakine a été arrêté et jeté en prison Mais ses paroles sont restées et les petits enfants eux-mêmes les répètent elles crient, elles vivent !

Il ne mangeait pas et parlait, parlait en un chuchotement rapide ; ses yeux noirs et rusés brillaient avec vivacité ; il gratifiait généreusement la mère dinnombrables petites observations de la vie villageoise, comme sil eût vidé un sac de pièces de cuivre.

À deux reprises, Stépane lui dit :

Mange donc !

Pierre prenait un morceau de pain, une cuiller, puis se répandait de nouveau en paroles, comme un jeune chardonneret en chansons. Enfin, après le souper il se leva brusquement en déclarant :

Cest le moment de rentrer !

Il sapprocha de la mère et lui secoua la main :

Adieu, petite mère ! Peut-être ne nous reverrons-nous jamais Je dois vous dire que cela ma été agréable de faire votre connaissance et de vous écouter oui, très agréable ! Y a-t-il autre chose que des livres dans la valise ? Un châle de laine ? Très bien un châle de laine, tu entends, Stépane ! Il va vous rapporter votre valise tout de suite Allons, Stépane ! Adieu ! Portez-vous bien !

Lorsquils furent sortis, Tatiana prépara une couche pour la mère ; elle alla chercher des vêtements sur le poêle et dans la soupente et les arrangea sur le banc.

Cest un garçon déluré ! dit la mère.

La jeune femme répondit en lui jetant un coup d’œil furtif :

Il est légerça sonne, ça sonne, mais ça ne sentend pas de loin

Et votre mari ? demanda la mère.

Cest un brave homme il ne boit pas, nous nous accordons bien Seulement, il est faible de caractère

Elle se redressa et reprit, après un silence :

Que faut-il faire, maintenant ? Il faut soulever le peuple ! Cest évident ! Tout le monde y pense mais chacun à part soi et il faut quon en parle à haute voix il faut quil y en ait un qui se décide à le faire

Elle sassit et demanda tout dun coup :

Vous dites que même de jeunes et riches demoiselles soccupent de ça, quelles vont faire des lectures aux ouvriers Elles nont pas peur, ça ne les dégoûte pas ?

Et, après avoir attentivement écouté la réponse de la mère, elle poussa un profond soupir, puis reprit en baissant les paupières, en dodelinant de la tête :

Jai lu une fois dans un livre que la vie na pas de sens Cela, je lai compris du coup ! Je sais ce que cest que cette vie-là : on a des pensées, mais elles sont détachées, elles rôdent, elles rôdent comme des moutons stupides sans berger elles rôdent il ny a rien ni personne qui les rassemble on ne sait pas ce quil faut faire ! Voilà ce que cest quune vie qui na pas de sens. Je voudrais menfuir loin delle, sans même regarder en arrière on est si malheureux quand on comprend tant soit peu

La mère voyait cette douleur dans l’éclat des yeux verts de la jeune femme, sur son visage maigre ; elle lentendait tinter dans sa voix. Elle voulut la consoler, lapaiser

Mais vous, ma chérie, vous comprenez ce quil faut faire

Tatiana linterrompit doucement :

Il faut savoir comment faire Votre lit est prêt couchez-vous !

Et elle alla vers le poêle, grave et concentrée Sans se dévêtir, la mère se coucha ; ses os brisés de fatigue la faisaient souffrir ; elle poussa un faible gémissement. Tatiana éteignit la lampe. Lorsque la chaumière se fut remplie de ténèbres, sa voix basse et égale résonna de nouveau :

Vous ne priez pas Moi aussi, je crois quil ny a pas de Dieu, ni de miracles. Tout cela a été inventé pour effrayer, parce que nous sommes bêtes

La mère sagita avec inquiétude sur sa couche ; par la fenêtre, les ténèbres infinies la regardaient, et dans le silence, des frôlements, des bruits furtifs à peine perceptibles glissaient autour delle. Elle murmura dune voix craintive :

Pour ce qui est de Dieu, je ne sais trop que dire mais je crois en Jésus-Christ, je crois en ses paroles : « Aime ton prochain comme toi-même » oui, je crois en cela

Et soudain, elle fit avec perplexité :

Mais si Dieu existe, pourquoi nous a-t-il abandonnés ? Pourquoi sa puissance miséricordieuse ne nous protège-t-elle pas ? Pourquoi permet-il que le monde se partage en deux classes ? Pourquoi permet-il les souffrances humaines, les tortures, les humiliations, le mal et les férocités de toutes sortes ?

Tatiana garda le silence. Dans lombre, la mère apercevait les contours vagues de sa silhouette droite, dessinée en gris sur le fond noir du poêle. La jeune femme était immobile. Pélaguée ferma les yeux, tout angoissée.

Soudain, une voix froide et gémissante résonna :

Jamais je ne pardonnerai la mort de mes enfants ni à Dieu ni aux hommes jamais !

La mère se mit sur son séant ; la profondeur de cette douleur la saisit :

Vous êtes jeune, vous aurez encore des enfants ! dit-elle doucement.

Après un silence, la femme chuchota :

Non ! Le médecin a dit que je nen aurais plus jamais

Une souris courut sur le sol. Un craquement sec et bruyant déchira limmobilité du silence, et de nouveau on entendit distinctement les frôlements et le bruissement de la pluie sur le chaume, caressé comme par des doigts menus et tremblants. Les gouttes de pluie tombaient tristement sur la terre et rythmaient le cours de cette lente nuit dautomne

Dans une lourde somnolence, la mère entendit des pas sourds résonner au dehors, puis dans le corridor. La porte souvrit doucement, une exclamation étouffée se fit entendre :

Tatiana tu es couchée ?

Non.

« Elle » dort ?

Oui, je crois

Une clarté se fit, tremblota et se noya dans les ténèbres. Le paysan sapprocha de la couche de la mère et arrangea la pelisse quelle avait mise sur ses jambes. Cette attention toucha profondément Pélaguée ; fermant de nouveau les yeux, elle sourit. Stépane se déshabilla sans bruit et grimpa dans la soupente.

Tout en prêtant une oreille attentive aux oscillations paresseuses du silence somnolent, la mère restait immobile ; devant elle, dans les ténèbres, le visage ensanglanté de Rybine se dessinait

Un léger chuchotement lui arriva de la soupente

Tu vois, regarde quelles gens se mettent à cet ouvrage, des gens déjà âgés, qui ont eu mille chagrins, qui ont travaillé ; le moment serait venu de se reposer, mais eux, voilà ce quils font Et toi, Stépane tu es jeune, tu es intelligent ah !

La voix épaisse et humide de lhomme répondit :

On ne peut pas sengager dans une affaire pareille sans réfléchir attends un peu je connais ce refrain

Les sons moururent, puis résonnèrent de nouveau. Stépane dit :

Voilà ce quil faut faire : il faut, dabord parler avec chaque paysan en particulier. Ainsi, par exemple, avec Alécha Makov il est instruit, audacieux et irrité contre les autorités avec Serge Chorine aussi, cest un paysan sensé avec Kniazev, il est honnête et courageux ! Cest assez pour commencer ! Après, quand nous serons une petite bande, nous verrons ! Il faut savoir comment retrouver cette femme il faut se rapprocher des gens dont elle parlait Je vais prendre ma hache et jirai à la ville tu diras que jai été gagner quelque argent en fendant du bois Il faut prendre des précautions Elle a raison quand elle dit que cest lhomme lui-même qui doit fixer sa propre valeur Et quand il sagit dune affaire pareille, il faut sapprécier à un très haut prix, si on veut sen mettre Regarde ce paysan, ce Rybine Il ne céderait pas à Dieu lui-même, et encore moins à un commissaire Il reste ferme, comme sil était enfoncé dans le sol jusquaux genoux Et Nikita, hein ? Il a eu honte cest un vrai miracle Ah ! si le peuple se met à l’œuvre en chœur, il entraînera le monde après lui

En chœur ! On frappe un homme sous vos yeux et vous, vous restez là, les bras croisés !

Attends ! Dis plutôt : Dieu merci, vous ne lavez pas battu vous-mêmes, cet homme ! Car, parfois, on oblige les paysans à battre les prisonniers ! Et ils obéissent ! Peut-être pleurent-ils de pitié dans leur cœur, mais ils frappent quand même Ils nosent pas refuser daccomplir des férocités, de peur d’être châtiés eux-mêmes ! On vous ordonne d’être ce quon veut, un porc, un loup mais pas un homme cest interdit Et ceux qui désobéissent, on sen débarrasse Non, il faut sarranger de manière à être nombreux et à se révolter ensemble !

Longtemps, il continua ; tantôt il chuchotait si bas que la mère ne le comprenait presque plus ; tantôt il parlait dune voix sonore et épaisse. Alors, sa femme lui disait :

Doucement ! tu vas la réveiller !

La mère sendormit profondément ; comme un nuage accablant, le sommeil se jeta sur elle, lenveloppa et lentraîna

Tatiana la réveilla alors quune aurore grise regardait de ses yeux vides les fenêtres de la chaumière ; au-dessus du village, dans un silence froid, la voix cuivrée de la cloche planait et mourait :

Je vous ai fait du thé, buvez-en, sinon, vous aurez froid en charrette

Tout en lissant sa barbe ébouriffée, Stépane sinformait dun air affairé où il pourrait retrouver la mère en ville ; il sembla à Pélaguée que le visage du paysan était plus achevé, plus sympathique que la veille En prenant le thé, il sexclama gaîment :

Comme tout cela est bizarre !

Quoi ? demanda Tatiana.

Cette rencontre Cest tellement simple

Dans la cause du peuple, tout est dune simplicité extraordinaire dit Pélaguée dun ton pensif et convaincu.

Le mari et la femme prirent congé delle sans dépenser beaucoup de paroles, mais en manifestant par mille petits soins, une sollicitude sincère

Quand la mère fut de nouveau en voiture, elle songea que ce paysan travaillait avec prudence, comme une taupe, sans bruit, et sans cesse. Et toujours la voix mécontente de sa femme résonnait à son oreille ; toujours ses yeux verts brillaient avec un éclat sec et brûlant ; tant quelle vivrait, sa douleur vindicative et féroce de mère qui pleure ses enfants, vivrait aussi

Pélaguée pensa à Rybine, à son visage, à son sang, à ses yeux ardents, à ses paroles et, de nouveau, son cœur se serra, elle avait lamer sentiment de son impuissance contre les fauves. Et tout le temps jusqu’à son arrivée à la ville, elle vit se dessiner sur le fond terne du jour gris la silhouette robuste de Rybine, avec sa barbe noire, sa chemise déchirée, ses mains attachées derrière le dos, ses cheveux ébouriffés, son visage illuminé par la colère et la foi en sa mission Elle pensait aussi aux innombrables villages, aux populations qui attendaient en secret la venue de la vérité, aux milliers de gens qui travaillaient silencieusement, sans savoir pourquoi, pendant toute leur vie, sans rien attendre.

En réfléchissant au succès de son voyage, elle éprouvait au fond delle-même une joie douce et palpitante, et elle tâchait de ne plus penser à Stépane, ni à sa femme.

Elle aperçut de loin les clochers et les maisons de la ville, un sentiment agréable ranima son cœur inquiet et lapaisa : dans sa mémoire défilèrent les visages soucieux de ceux qui, de jour en jour, alimentaient le feu de la pensée et en éparpillaient les étincelles sur le monde. Et l’âme de la mère se remplit du calme désir de donner à ces créatures toutes ses forces et tout son amour de mère.

 

 

 

 

 

 

XVIII

 

Échevelé, un livre à la main, Nicolas lui ouvrit la porte.

Déjà ! s’écria-t-il, tout joyeux. Cest très bien ! Je suis content !

Ses yeux papillotaient amicalement sous ses lunettes ; il aida Pélaguée à enlever son manteau, et lui dit en la regardant avec affection :

On est venu perquisitionner ici, cette nuit ; je me suis demandé pourquoi ? Jai eu peur quil vous fût arrivé quelque chose Mais on ne ma pas emmené Je me suis tranquillisé : si on vous avait arrêtée, on ne maurait pas laissé en liberté

Il la conduisit dans la salle à manger, continuant avec animation :

Toutefois, on ma chassé de mon bureau Cela ne me chagrine pas J’étais las de dénombrer les paysans qui nont plus de chevaux jai autre chose à faire

À voir laspect de la pièce, on aurait dit quune main vigoureuse dans un stupide accès de violence avait secoué du dehors les murs de la maison jusqu’à ce que tout fût sens dessus dessous. Les portraits gisaient à terre, les tentures étaient arrachées et pendaient en lambeaux ; à un endroit, on avait soulevé une lame du parquet ; la tablette de la fenêtre était éventrée ; devant le fourneau, les cendres répandues.

Sur la table, à côté du samovar éteint, se trouvaient de la vaisselle sale, du jambon et du fromage sur un morceau de papier, des chanteaux de pain, des livres et du charbon. La mère sourit. Nicolas prit un air confus.

Cest moi qui ai complété le désordre mais cela ne fait rien, mère, cela ne fait rien. Je crois quils reviendront, cest pourquoi je nai rien rangé. Eh bien, avez-vous fait bon voyage ?

Cette question la frappa lourdement à la poitrine ; de nouveau limage de Rybine se dressa devant elle ; elle se sentit coupable de navoir pas parlé de lui tout de suite. Elle sapprocha de Nicolas et se mit à raconter en essayant de rester calme et de ne rien oublier.

On la arrêté !

Nicolas tressaillit.

Oui ? Comment ?

La mère le fit taire dun geste, et reprit comme si elle eût été devant le visage de la justice elle-même et quelle se fût plainte du supplice de cet homme. Nicolas, adossé à sa chaise, pâlissait et écoutait en se mordant les lèvres. Lentement, il enleva ses lunettes, les posa sur la table, passa sa main sur sa figure, comme pour en enlever une toile daraignée invisible. Ses traits devinrent aigus ; ses pommettes se firent étrangement saillantes, ses narines frémirent. C’était la première fois que Pélaguée le voyait dans cet état ; cela leffraya un peu.

Lorsquelle eut achevé son récit, il se leva en silence, marcha à grands pas, les poings dans ses poches, puis murmura, les dents serrées :

Ce doit être un homme remarquable Quel héroïsme ! Il souffrira en prison, ceux qui lui ressemblent y sont très malheureux

Puis, sarrêtant en face de la mère, il ajouta dune voix vibrante :

Évidemment, tous ces commissaires, ces officiers, ne sont que des instruments, des gourdins dont se sert un coquin intelligent, un dresseur de bêtes ! Mais il faut tuer la bête pour la châtier de s’être laissé transformer en fauve ! Moi jaurais tué ce chien enragé !

Il enfonçait toujours plus profondément ses poings dans ses poches, essayant, mais en vain, de réprimer une émotion qui se communiquait à la mère. Ses yeux s’étaient rétrécis, comme des lames de couteau. Il reprit, dune voix froide et furieuse, en se mettant de nouveau à marcher :

Voyez donc, lhorrible chose ! Une poignée dhommes stupides frappent, étouffent et oppressent tout le monde pour défendre leur funeste puissance sur le peuple La férocité augmente, la cruauté devient la loi de la vie Réfléchissez ! Les uns frappent et agissent en brutes, parce quils sont sûrs de limpunité, parce quils sont atteints du besoin voluptueux de torturer, de cette répugnante maladie des esclaves auxquels on permet de manifester leurs instincts serviles et leurs habitudes bestiales dans toute leur force. Les autres sont empoisonnés par la vengeance, les troisièmes, abêtis sous les coups, deviennent aveugles et muets On pervertit le peuple, le peuple tout entier !

Il sarrêta, se prit la tête des deux mains.

On sabrutit sans le vouloir dans cette vie féroce ! continua-t-il à voix basse.

Puis, il se maîtrisa. Ses yeux brillaient dun éclat ferme ; il regarda presque familièrement la mère dont le visage était inondé de larmes.

Nous navons pas de temps à perdre, Pélaguée Où est votre valise ?

À la cuisine ! répondit-elle.

La maison est entourée despions, nous ne pourrons pas sortir une telle masse de journaux sans quon le remarque je ne sais pas où les cacher je pense que les gendarmes reviendront cette nuit je ne veux pas quon vous arrête Bien que ce soit dommage, nous allons brûler tout cela

Quoi ? demanda la mère.

Tout ce qui est dans la valise

Elle comprit et, quelque grande que fût sa tristesse, la fierté quelle éprouvait davoir réussi fit naître un sourire sur son visage.

Il ny a rien dans la valise, pas même une feuille de papier ! dit-elle en sanimant peu à peu, et elle raconta la suite de ses aventures.

Nicolas l’écouta dabord avec inquiétude, puis avec étonnement ; enfin, il s’écria en linterrompant :

Cest tout simplement merveilleux ! Vous avez une chance étonnante !

Il sagita tout confus et continua en lui serrant la main :

Vous me touchez par votre confiance dans le peuple vous avez une si belle âme ! je vous aime mieux que jai aimé ma propre mère

Elle le prit dans ses bras et, avec des sanglots de bonheur, elle approcha de ses lèvres la tête de Nicolas.

Peut-être ai-je parlé très bêtement ! murmura-t-il, ému et déconcerté par la nouveauté du sentiment quil éprouvait.

La mère pensait quil était profondément heureux, elle le suivait de l’œil avec une curiosité affectueuse ; elle aurait voulu savoir pourquoi il était devenu si vibrant.

En général tout est merveilleux ! déclara-t-il en se frottant les mains avec un petit rire caressant. Savez-vous, tous ces jours-ci, jai étrangement bien vécu J’étais tout le temps avec des ouvriers, je leur ai fait des lectures, nous avons conversé, je les ai observés Et jai amassé dans mon cœur des sensations si étonnamment pures et saines ! Quels braves gens ! Aussi clairs que des jours de mai ! Je parle des jeunes ouvriers ; ils sont robustes, sensitifs, ils ont soif de tout comprendre Quand on les voit, on se dit que la Russie sera la démocratie la plus éclatante de la terre !

Il avait levé le bras comme pour prêter serment ; après un instant de silence, il reprit :

Vous le savez, j’étais fonctionnaire dans une administration ; je me suis aigri au milieu des chiffres et des paperasses Une année de cette vie a suffi à me mutiler Car j’étais habitué à vivre parmi le peuple, et quand je me sépare de lui, je suis mal à mon aise Je tends de toutes mes forces vers la vie populaire Et maintenant, je puis de nouveau vivre librement, je puis revoir les ouvriers, leur enseigner ce que je sais Comprenez-vous : je resterai près du berceau de la pensée nouveau-née, devant le visage de l’énergie créatrice naissante. Cest étonnamment simple et beau et terriblement excitant On devient jeune et ferme, on se rassérène, on vit intégralement

Il se mit à rire avec gaîté ; et son bonheur, la mère le partageait.

Et puis, vous êtes une créature excessivement bonne ! déclara Nicolas. Vous avez en vous une force si grande et si douce elle attire les cœurs à vous avec tant de puissance Vous dépeignez si parfaitement les gens. Vous les voyez si bien !

Je vois votre existence, je comprends, mon ami

On vous aime et cest si merveilleux daimer une créature humaine cest si bon, si vous saviez !

Cest vous qui ressuscitez les êtres dentre les morts, cest vous ! chuchota la mère avec chaleur en lui caressant la main. Mon ami, je réfléchis, je vois quil y a beaucoup à faire, quil faut beaucoup de patience ! Et je veux que vous ne perdiez pas courageÉcoutez la suite La femme, disais-je, la femme du paysan

Nicolas sassit à côté delle, détournant son visage joyeux et se caressant les cheveux ; mais bientôt il reporta son regard sur Pélaguée, et écouta avec avidité son récit.

Quelle chance étonnante ! s’écria-t-il. Il était très possible que vous fussiez arrêtée, mais non En effet, le paysan lui-même bouge, à ce quil paraît ! Ce nest pas surprenant, dailleurs ! Et cette femme, je la vois dici Je devine son cœur courroucé Vous avez raison de dire que sa douleur ne s’éteindra jamais ! Il nous faudrait des gens qui soccupent spécialement de la campagne Des gens ! Nous en manquons partout ! La vie exige des milliers de bras

Il faudrait que Pavel fût libre et André aussi ! dit-elle à voix basse.

Il lui jeta un coup d’œil et baissa la tête.

Voyez-vous, mère, je vais vous dire la vérité, quand même elle vous ferait souffrir : je connais bien Pavel, je suis certain quil refusera de s’évader ! Il veut être jugé, il veut se montrer dans toute sa force il ne renoncera pas à cela. Et ce sera inutile ! Il reviendra de Sibérie

 

La mère soupira à voix basse :

Que faire ? Il sait mieux que moi ce quil doit décider

Nicolas se leva brusquement, de nouveau envahi par la joie, et dit en penchant la tête :

Grâce à vous, mère, jai vécu aujourdhui des minutes meilleures les meilleures de ma vie, peut-être Merci Embrassons-nous !

Ils s’étreignirent silencieusement.

Que cest bon ! fit-il à voix basse.

La mère laissa tomber ses bras et souriait dun air heureux.

Hum ! reprit Nicolas en la regardant à travers ses lunettes. Si seulement votre paysan venait bientôt ! Il faut absolument écrire un petit article sur Rybine et le distribuer dans les villages cela ne lui nuira pas, du moment quil agit ouvertement lui-même et que la cause du peuple en profitera Je vais le composer tout de suite. Lioudmila limprimera demain Oui, mais comment expédier les feuillets ?

Jirai les porter

Non, merci ! s’écria vivement Nicolas. Ne croyez-vous pas que Vessoftchikov pourrait faire laffaire ?

Faut-il lui en parler ?

Essayez, et dites-lui comment il doit sy prendre !

Et moi, que ferai-je ?

Ne vous inquiétez pas !

Il se mit à écrire ; tout en débarrassant la table, la mère le regardait et voyait la plume qui tremblait et traçait de longues séries de mots sur le papier. Parfois, la nuque du jeune homme frémissait, il rejetait la tête en arrière et fermait les yeux. Pélaguée se sentait tout émue.

Châtiez-les ! chuchota-t-elle. Ne les épargnez pas, ces assassins !

Voilà, cest prêt ! dit-il en se levant. Cachez ce papier sur vous Mais, vous savez, si les gendarmes viennent, on vous fouillera aussi

Que le diable les emporte ! répondit-elle tranquillement.

Le soir, le docteur arriva.

Pourquoi les autorités sont-elles tout à coup si agitées ? demanda-t-il, allant et venant dans la pièce. Il y a eu sept perquisitions cette nuit Où est le malade ?

Il est parti hier ! répondit Nicolas. Cest samedi aujourdhui il ne pouvait pas manquer la séance de lecture, comprends-tu

Cest stupide daller à une conférence quand on a la tête fendue

Cest ce que jai essayé de lui démontrer, mais en vain

Il avait envie de fanfaronner devant ses camarades, dit la mère, de leur montrer quil avait déjà versé son sang pour la cause.

Le docteur lui jeta un coup d’œil, prit un air féroce et déclara en serrant les dents :

Oh ! que vous êtes sanguinaires !

Eh bien, mon ami, tu nas plus rien à faire ici, et nous attendons des visites, va-ten ! Mère, donnez-lui donc le papier

Encore ? s’écria le médecin.

Tiens, prends et porte-le à limprimerie !

Entendu. Je le porterai. Cest tout ?

Oui Il y a un espion devant la maison

Je lai vu Chez moi aussi. Eh bien, au revoir ! Au revoir ! femme cruelle ! Savez-vous, mes amis, la bagarre du cimetière est une excellente affaire, en définitive ! On en parle dans toute la ville, ça émotionne les gens et les oblige à réfléchir Ton article à ce sujet était très bien et il a paru au bon moment. Jai toujours dit quune bonne querelle valait mieux quun mauvais arrangement

Cest bon, va-ten !

Tu nes pas très aimable ! Votre main, mère ! Le gamin a agi stupidement. Tu sais où il demeure ?

Nicolas donna ladresse.

Il faut aller chez lui demain cest un brave garçon, nest-ce pas ?

Oui un excellent cœur

Il ne faut pas le perdre de vue, il nest pas bête ! dit le médecin en sen allant. Ce sont justement ces gaillards-là qui formeront le véritable prolétariat cultivé et qui prendront notre place, quand nous partirons pour lendroit où il ny a probablement pas de différences de classe

Tu es devenu bien bavard, ami

Je suis heureux, cest pourquoi je babille Je pars, je pars Ainsi donc, tu penses que tu vas aller en prison ? Je te souhaite de ty reposer

Merci, je ne suis pas fatigué.

La mère les écoutait, heureuse de les voir sinquiéter du blessé.

Lorsque le docteur fut parti, Nicolas et Pélaguée se mirent à table en attendant leurs hôtes nocturnes. Longtemps, à voix basse, Nicolas parla de ses camarades qui vivaient en exil, de ceux qui s’étaient échappés et continuaient à travailler sous de faux noms. Les murailles nues de la pièce renvoyaient le son étouffé de sa voix, comme si elles doutaient de ces étonnantes histoires de héros modestes et désintéressés qui avaient sacrifié leurs forces à la grande œuvre de la rénovation humaine. Une ombre tiède entourait la mère ; son cœur se remplissait damour pour ces inconnus qui se résumaient dans son imagination en un seul être immense, plein dune force mâle et inépuisable. Lentement, mais sans sarrêter, cet être marchait sur la terre, arrachant la séculaire moisissure du mensonge, découvrant aux yeux des hommes la vérité simple et nette de la vie, qui promettait à tous de les libérer de lavidité, de la haine et du mensonge, ces trois monstres qui avaient asservi et épouvanté le monde entier Cette vision faisait naître dans le cœur de Pélaguée une impression pareille à celle quelle éprouvait jadis en sagenouillant devant les saintes images, pour terminer par une prière reconnaissante des journées qui lui semblaient moins pénibles que les autres. Maintenant, elle avait oublié son passé, et le sentiment quil lui inspirait s’élargissait, devenait plus lumineux et plus joyeux, pénétrait plus profondément son âme, vivait et senflammait toujours davantage.

Les gendarmes ne viennent pas ! s’écria Nicolas en sinterrompant.

La mère le regarda et fit, après un silence :

Quils aillent au diable !

Bien entendu ! Vous devez être atrocement fatiguée, mère, il faut aller vous coucher ! Vous êtes robuste, cependant, tous ces soucis, toutes ces inquiétudes vous les supportez admirablement. Vos cheveux seulement ont blanchi très vite Allez vous reposer, allez

Ils se serrèrent la main et se quittèrent.

 

 

 

 

 

XIX

 

La mère sendormit vite et tranquillement ; au matin, des coups violents frappés à la porte de la cuisine la réveillèrent. On heurtait avec entêtement. Il faisait encore sombre. Shabillant à la hâte, la mère courut à la cuisine et demanda de derrière la porte :

Qui est là ?

Moi ! répondit une voix inconnue.

Qui ?

Ouvrez ! reprit la voix, basse et suppliante.

La mère tira le verrou et poussa la porte. Ignati entra, s’écriant avec joie :

Ah ! je ne me suis pas trompé ! Je suis au bon endroit

Il était couvert de boue jusqu’à la ceinture, il avait le visage blême, les yeux cernés ; ses cheveux bouclés s’échappaient en désordre de dessous sa casquette :

Il est arrivé des malheurs chez nous ! chuchota-t-il en fermant la porte.

Je le sais

Louvrier s’étonna et demanda avec un clignement d’œil :

Comment ? Par qui ?

La mère raconta brièvement sa rencontre.

Et les deux autres, tes camarades, on les a aussi arrêtés ?

Ils n’étaient pas là, ils étaient au conseil de révision. On en a arrêté cinq, en comptant Rybine.

Il renifla et dit en souriant :

Et moi, je suis resté libre On me cherche probablement Quils me cherchent ! Je ny retournerai pas pour rien au monde ! Il y a encore là-bas six ou sept garçons et une jeune fille sur lesquels on peut compter

Comment as-tu pu t’échapper ? demanda la mère.

Moi ? s’écria Ignati en sasseyant sur un banc et en regardant autour de lui. Les gendarmes sont venus, la nuit, tout droit à la fabrique une minute avant, le garde forestier est arrivé en courant ; frappant à la fenêtre, il a dit : Attention, les enfants, on vient vous chercher !

Ignati se mit à rire, essuya son visage avec le pan de son sarrau et continua :

Loncle Rybine, il nest pas facile à déconcerter Il la bien montré ! Il ma dit tout de suite : Ignati, cours à la ville ! Tu te souviens des deux femmes qui sont venues ? Et il a vite écrit quelque chose Tiens, va, adieu, frère ! ma-t-il dit, et il ma poussé dans le dos. Je me suis élancé hors de la chaumière, je me suis caché derrière les buissons, jai rampé, jai entendu que les gendarmes venaient ! Ils étaient nombreux, ils arrivaient de tous côtés ! Ils ont cerné la fabrique J’étais dans une haie ils ont passé devant moi. Après, je me suis levé et jai marché. Jai marché une journée et deux nuits sans marrêter. Je suis fatigué pour toute une semaine. Mes jambes sont rompues !

On voyait quil était satisfait de lui-même ; un sourire illuminait ses yeux bruns ; ses lèvres épaisses et rouges frémissaient.

Je vais te faire du thé à linstant ! dit vivement la mère en prenant le samovar. Lave-toi en attendant, tu seras mieux !

Je veux vous donner le billet

Il leva la jambe avec difficulté, la ploya, posa le pied sur le banc avec force grimaces et gémissements et commença à défaire la bande de toile qui entourait ses pieds.

Nicolas apparut sur le seuil de la porte. Embarrassé, Ignati remit le pied à terre ; il essaya de se lever, mais chancela et retomba lourdement sur le banc, en sy appuyant des deux mains.

Ah ! que je suis fatigué !

Bonjour, camarade ! dit Nicolas amicalement avec un signe de tête. Attendez, je vais vous aider !

Il sagenouilla devant louvrier et se mit à défaire rapidement la bande sale et mouillée.

Il faut lui frotter les pieds avec de lalcool cela lui fera du bien dit la mère.

Cest ça ! répondit Nicolas.

Ignati renifla, tout confus.

Enfin, Nicolas trouva le billet ; il le lissa, le regarda et le tendit à la mère.

Voilà ! Cest pour vous !

Lisez !

Approchant le morceau de papier gris et froissé de son visage, Nicolas lut :

« Mère, ne laisse pas tomber laffaire, dis à la dame quelle noublie pas quon écrive toujours plus sur nos affaires, je ten prie. Adieu, Rybine. »

Brave homme ! dit tristement la mère. On le prenait à la gorge quil pensait encore aux autres.

Lentement, Nicolas laissa tomber le bras qui tenait le billet, et fit à mi-voix :

Cest merveilleux !

Ignati les regardait en remuant doucement les doigts crasseux de son pied déchaussé. La mère, cachant son visage inondé de larmes, sapprocha de lui avec un baquet deau ; elle sassit à terre et tendit la main pour prendre la jambe de lhomme.

Que voulez-vous faire cest inutile cest

Donne vite ton pied !

Je vais apporter de lalcool, dit Nicolas.

Lhomme cachait toujours plus sa jambe sous le banc en murmurant :

Je ne veux pasça ne se fait pas

Sans répondre, la mère se mit à défaire les bandes de toile de lautre pied. Le visage rond dIgnati sallongea d’étonnement. La mère commença à le laver.

Tu sais, dit-elle, dune voix frémissante, on a battu Rybine

Vraiment ! s’écria Ignati effrayé.

Oui, quand on la amené à Nikolski, il avait déjà été roué de coups ; et là, le sous-officier et le commissaire lont frappé à coups de poing, à coups de pied il était couvert de sang

Ah ! cela, ils sy entendent ! répondit louvrier. (Ses épaules furent secouées par un frisson.) Jen ai peur autant que du diable Et les paysans, ils ne lont pas battu ?

Un seul, sur lordre du commissaire. Les autres se sont bien conduits, ils se sont même opposés à ce quon le frappe

Oui Les paysans commencent à comprendre

Il y en a aussi qui sont intelligents, dans ce village

Où ny en a-t-il pas ? Il y en a partout ! Il faut bien quil y en ait ; seulement, il est difficile de les trouver. Ils se cachent dans les coins et se rongent le cœur, chacun pour soi ils nont pas le courage de se rassembler

Nicolas apporta une bouteille dalcool, mit des charbons dans le samovar et sortit sans rien dire. Après lavoir suivi dun regard curieux, Ignati demanda à voix basse à la mère :

Cest le maître ?

Dans la cause du peuple, il ny a pas de maîtres, il ny a que des camarades

Cest bien étonnant ! dit louvrier en souriant, perplexe et incrédule.

Quoi ?

ToutÀ un endroit, on vous donne des souffletsà lautre, on vous lave les pieds est-ce quil y a un milieu ?

La porte de la chambre souvrit toute grande, et Nicolas répondit :

Au milieu, il y a ceux qui lèchent les mains des gens qui frappent et qui sucent le sang des gens qui sont battus voilà ce quil y a au milieu !

Ignati le regarda avec déférence, et dit après un silence :

Ça cest la vérité

Pélaguée ! reprit Nicolas vous devez être fatiguée laissez-moi faire

Lhomme retira ses jambes avec inquiétude

Cest fait ! répondit la mère en se levant. Eh bien, Ignati, lève-toi maintenant !

Il se redressa, se tint tantôt sur un pied, tantôt sur lautre, sappuyant avec force sur le sol, et déclara :

On dirait quils sont tout neufs ! Merci grand merci !

Après une pause, il chuchota en regardant le baquet plein deau sale

Je ne sais pas comment vous remercier assez

Tous trois passèrent dans la salle à manger, où ils déjeunèrent. Ignati raconta dune voix grave :

Cest moi qui ai distribué les journaux ; jaime beaucoup marcher. Cest Rybine qui ma dit : Va les porter ! Si on tattrape, on ne soupçonnera personne dautre

Y a-t-il beaucoup de gens qui les lisent ? demanda Nicolas.

Tous ceux qui savent lire

Nicolas s’écria tout pensif :

Comment sarranger pour que cette feuille à propos de larrestation de Rybine parvienne bientôt à la campagne ?

Ignati dressa loreille.

Je men occuperai aujourdhui ! Il y en a déjà, de ces feuillets ? dit-il.

Oui !

Donnez-les, je les porterai ! proposa Ignati, les yeux étincelants et se frottant les mains. Je sais où il faut les porter et comment Donnez !

La mère souriait sans le regarder.

Mais tu es fatigué et tu as peur, tu viens de dire que tu ne voulais jamais retourner là-bas

Ignati fit claquer ses lèvres et, lissant ses cheveux bouclés de sa large main, dit dun ton sérieux et paisible :

Je suis fatigué eh bien, je me reposerai Quant à avoir peur, ça cest vrai ! Vous dites vous-même quon bat les gens jusquau sang personne na envie de se faire estropier ! Je marrangerai, jirai de nuit je trouverai bien le moyen ! Donnez je partirai ce soir même.

Il se tut un instant, les sourcils froncés.

Jirai dans la forêt et je my cacherai ; ensuite, javertirai les camarades, je leur dirai : Venez et servez-vous. Cest ce quil y a de mieux à faire Si je distribuais les papiers moi-même et quon mattrapât, ce serait dommage pour les journaux Il y en a déjà si peu, il faut en prendre grand soin.

Et ta peur, quen fais-tu ? demanda de nouveau la mère.

Ce solide gaillard à la tête bouclée lamusait par la sincérité qui résonnait dans chacune de ses paroles, par son visage rond et son air obstiné.

La peur cest la peur, et les affaires sont les affaires ! répliqua-t-il en découvrant les dents. Pourquoi vous moquez-vous de moi ? Voyez-vous ça ! Est-ce que ce nest pas effrayant peut-être ? Mais si cest nécessaire, on passera par le feu Quand il sagit dune affaire pareille il faut

Ah ah ! mon enfant ! sexclama involontairement la mère, en se laissant aller au sentiment de joie quil provoquait en elle.

Il sourit avec embarras.

Voilà encore moi, un enfant !

Nicolas, qui navait cessé de considérer amicalement le jeune homme, prit la parole.

Vous nirez pas là-bas

Et que dois-je faire ? Où faut-il aller ? demanda Ignati, inquiet.

Cest un autre qui ira, et vous lui expliquerez en détail comment il devra sy prendre ! Voulez-vous ?

Bien ! répondit Ignati à contre-cœur, après un instant dhésitation.

Nous vous fournirons des papiers et nous vous trouverons une place de garde forestier.

Mais si les paysans viennent prendre du bois ou braconner que faudra-t-il faire ? Les arrêter ? Cela ne me va pas

La mère se mit à rire, ainsi que Nicolas, ce qui troubla et chagrina de nouveau le paysan.

Soyez sans crainte ! fit Nicolas. Vous nen aurez pas loccasion Croyez-moi !

Alors, cest différent ! dit Ignati. (Il se tranquillisa et sourit à Nicolas dun air confiant et joyeux.) Jaimerais aller à la fabrique, on dit quil y a des gens assez intelligents

Il semblait que dans sa large poitrine, un feu brûlât, inégal encore, et s’éteignît ne laissant voir que la fumée de la perplexité et de linquiétude.

La mère se leva de table et alla vers la fenêtre en disant dun ton pensif :

Hé ! la vie est bizarre ! on rit cinq fois par jour on pleure tout autant Cest agréable ! Tu as fini Ignati ? Va dormir !

Non, je ne veux pas !

Va dormir, te dis-je !

Vous êtes bien sévère ! Eh bien, jy vais ! Merci pour le thé, pour le sucre pour lamitié.

Il se coucha sur le lit de la mère et murmura en se grattant la tête :

Maintenant, tout sentira le goudron chez vous Vous avez tort ! Vous me gâtez ! Je nai pas sommeil Vous êtes de braves gens Je ny comprends plus rien on se croirait à cent mille kilomètres du village Comme il a bien parlé à propos du milieu Au milieu, il y a ceux qui lèchent les mains des gens qui battent les autres Diable !

Et soudain, avec un ronflement sonore, il sendormit, les sourcils relevés, la bouche entrouverte

 

 

 

 

 

XX

 

Très tard dans la soirée, Ignati se trouvait dans un sous-sol assis en face de Vessoftchikov, et lui disait, en chuchotant :

Quatre fois, à la fenêtre du milieu

Quatre ? répéta le grêlé dun air soucieux.

Dabord trois, comme cela

Et il frappa sur la table avec son doigt replié, en comptant :

Une, deux, trois ; puis, encore une fois, après un petit instant

Je comprends

Un paysan à cheveux rouges vous ouvrira ; il vous demandera : Cest pour la sage-femme ? Vous lui direz : Oui, de la part du propriétaire ! Rien de plus, il comprendra de quoi il sagit !

Leurs têtes se rapprochaient ; tous les deux, robustes et grands, ils parlaient en étouffant leur voix ; les bras croisés sur la poitrine, la mère les regardait, debout près de la table. Tous ces signes mystérieux, ces questions et ces réponses convenues la faisaient sourire ; elle pensait :

« Ce sont encore des enfants ! »

Au mur, une lampe brillait, éclairant les sombres taches de moisissure, les images découpées dans des journaux ; sur le sol traînaient des seaux bosselés, des débris de zinc ; par la fenêtre, on apercevait au ciel obscur une grande étoile scintillante. Une odeur de rouille, de couleur à lhuile et dhumidité remplissait la pièce.

Ignati était revêtu dun épais pardessus en drap velu qui lui plaisait beaucoup ; la mère le voyait caresser avec amour sa manche ; il tordait avec effort son gros cou pour mieux sadmirer. Et une pensée martelait le cœur de Pélaguée.

« Enfants ! mes chers enfants ! »

Voilà ! dit Ignati en se levant. Donc, rappelez-vous ! dabord chez Mouratov, demander le grand-père

Je me rappelle ! répondit Vessoftchikov.

Mais Ignati navait pas lair de le croire, il lui répéta encore tous les signaux, et les mots de passe ; enfin, il lui tendit la main.

Maintenant, cest tout ! Adieu, camarade ! Saluez-les de ma part ! Dites-leur : Ignati est vivant et bien portant. Ce sont de braves gens, vous verrez

Il se contempla dun air satisfait, passa la main sur son pardessus et demanda à la mère :

Puis-je partir ?

Tu trouveras le chemin ?

Bien sûr ! Au revoir, camarades !

Il sen alla, les épaules hautes, bombant la poitrine, son chapeau neuf sur loreille, les mains enfoncées dans ses poches. Sur son front et ses tempes, des bouclettes claires et enfantines tremblaient gaiement.

Enfin, jai aussi de louvrage ! dit Vessoftchikov en sapprochant de la mère. Je mennuyais je me demandais pourquoi j’étais sorti de prison Je ne fais que me cacher En prison, japprenais Pavel nous remplissait le cerveau que c’était un plaisir ! Et André nous dégourdissait aussi Eh bien, mère, qua-t-on décidé de l’évasion, lorganise-t-on ?

Je le saurai après-demain ! répondit-elle, et elle répéta en soupirant sans le vouloir :

Après-demain

Le grêlé reprit en sapprochant delle et en lui posant sa lourde main sur l’épaule :

Dis donc aux chefs que cest très facile ils t’écouteront ! Regarde toi-même voilà le mur de la prison, près du réverbère. En face, un terrain vague, à gauche le cimetière, à droite, la rue, la ville. Un allumeur vient pour nettoyer le réverbère en plein jour ; il place son échelle contre le mur, il monte, il accroche au faîte du mur les anneaux dune échelle de corde, qui se déroulera à lintérieur de la cour, et cest prêt ! Dans la prison, on connaît lheure, on demande aux prisonniers de droit commun de faire du désordre, ou on en fait soi-même ; pendant ce temps, ceux qui sont désignés grimpent l’échelle, et voilà tout ! Et ils sen vont tranquillement à la ville, parce quon les cherchera dabord dans le cimetière, dans le terrain vague

Il gesticulait avec vivacité en exposant son plan, qui lui paraissait simple, clair et adroit. La mère avait connu le jeune homme lourd et gauche ; il lui semblait étrange de voir ce visage grêlé si animé et mobile. Auparavant, les yeux étroits de Vessoftchikov regardaient tout avec irritation et défiance ; maintenant on eût dit quils avaient été remplacés par dautres ; ils étaient ovales et brillaient dun feu égal et sombre, qui convainquait et troublait la mère.

Réfléchis donc, ce sera de jour ! Oui, de jour ! Qui penserait jamais quun prisonnier oserait senfuir de jour, sous les yeux de toute la prison ?

Et si on les fusillait ? fit la mère en frémissant.

Qui ? Il ny a pas de soldats ; et les geôliers se servent de leur revolver pour planter des clous

Cest presque trop simple, tout cela !

Tu verras, ce sera comme je te le dis ! Parles-en donc aux autres ! Jai déjà tout préparé, l’échelle de corde, les crochets jai parlé à mon logeur il fera lallumeur

Derrière la porte, quelquun remuait et toussait, un bruit de ferraille entrechoquée résonnait.

Le voilà, le logeur ! s’écria le grêlé.

Une baignoire de zinc apparut dans lentre-bâillement de la porte, une voix enrouée dit :

Entre, diable !

Puis on aperçut une tête ronde et barbue, à cheveux gris, sans coiffure, à lexpression débonnaire et aux yeux bombés.

Vessoftchikov aida lhomme à faire entrer la baignoire ; puis le nouveau venu, grand gaillard voûté, toussa en gonflant ses joues glabres, cracha et dit de la même voix enrouée :

Bonsoir !

Eh bien, demande-lui ! s’écria le jeune homme.

Quoi ? Que voulez-vous me demander ?

À propos de l’évasion

Ah ! dit le vieillard en essuyant sa moustache de ses doigts noirs.

Voyez-vous, Jacob, elle ne croit pas que ce soit très facile à organiser

Ah ! elle ne croit pas ? Elle ne croit pas, cest-à-dire quelle ne veut pas. Mais nous deux, comme nous voulons que ça se fasse, nous croyons que cest très facile, répliqua tranquillement lhomme.

Se pliant à angle droit, il fut repris dune quinte de toux, puis resta longtemps au milieu de la pièce en reniflant et en se frottant la poitrine. Les yeux écarquillés, il regardait la mère.

Mais ce nest pas moi qui décide de cette question ! fit observer la mère.

Parle avec les autres, dis-leur que tout est prêt ! Ah ! si je pouvais les voir, je saurais bien les convaincre ! s’écria le grêlé.

Il étendit les bras en un large geste, puis les croisa comme pour étreindre on ne sait quoi ; dans sa voix, un sentiment dont l’énergie étonnait la mère, résonnait avec ardeur.

Voyez-vous, comme il a changé ! pensa-t-elle, et elle reprit à haute voix :

Cest Pavel et ses camarades qui décideront

Pensif, le grêlé baissa la tête.

Qui est ce Pavel ? demanda le vieillard en sasseyant.

Mon fils !

Quel est son nom de famille ?

Vlassov.

Il hocha la tête, sortit sa blague à tabac de sa poche et dit en bourrant sa pipe :

Jai entendu ce nom. Mon neveu le connaît. Il est aussi en prison, mon neveu ; il sappelle Evtchenko. Vous le connaissez ? Mon nom est Gadoune. Bientôt tout le monde sera en prison ; nous serons alors heureux et tranquilles, nous autres, les vieux. Le gendarme ma promis denvoyer mon neveu en Sibérie Et il le fera, le maudit !

Il se mit à fumer en crachant à terre de temps à autre.

Ah ! elle ne veut pas ? continua-t-il en sadressant au jeune homme. Cest son affaire Lhomme est libre Sil est fatigué, quil sasseye ; sil est las d’être assis, quil marche Si on le dépouille, quil se taise ; si on le bat, quil le supporte avec patience. Si on le tue, quil tombe Cest bien certain Mais moi, je ferai sortir mon neveu Je le ferai sortir

Ses phrases courtes, pareilles à des jappements, rendirent la mère perplexe ; sa jalousie fut excitée par les derniers mots du vieillard.

Dans la rue, elle allait sous le vent froid et la pluie et pensait à Vessoftchikov.

Comme il a changé voyez-vous ça !

Et, songeant à Gadoune, elle médita, presque pieusement :

À ce quil paraît, je ne suis pas la seule à vivre la vie nouvelle.

Puis, dans son cœur se dressa limage de son fils :

Si seulement il consentait !

 

 

 

 

 

XXI

 

Le dimanche suivant, en prenant congé de Pavel, au greffe de la prison, elle sentit dans sa main une petite boulette de papier. Cela la fit tressaillir, et elle jeta sur son fils un regard interrogateur et suppliant ; mais Pavel ne lui donna aucune réponse. Ses yeux bleus avaient comme dhabitude le sourire tranquille et ferme quelle connaissait bien.

Adieu ! dit-elle en soupirant.

De nouveau, Pavel lui tendit la main, tandis que son visage prenait une expression caressante.

Adieu, maman !

Elle attendit, retenant la main de son fils.

Ne tinquiète pas ne te fâche pas, reprit-il.

Ces paroles et le pli obstiné de son front donnèrent à la mère la réponse attendue.

Pourquoi dis-tu cela ? murmura-t-elle en baissant la tête. Quy a-t-il là ?

Et elle sortit vivement sans le regarder, afin que ses larmes ne trahissent pas ses sentiments. En chemin, il lui semblait quelle avait mal à la main qui serrait le billet de son fils ; son bras était pesant comme si elle avait reçu un coup à l’épaule. En rentrant, elle remit la boulette de papier à Nicolas. Tout en le regardant défaire le papier fortement comprimé, elle eut de nouveau un peu despoir. Mais Nicolas lui dit :

Je le savais ! Voilà ce quil a écrit : « Camarades, nous ne nous évaderons pas, nous ne le pouvons pasaucun dentre nous ny consent. Nous perdrions le respect de nous-mêmes. Occupez-vous plutôt du paysan récemment arrêté. Il mérite votre sollicitude, il est digne de vos efforts. Il souffre trop ici. Chaque jour, il est aux prises avec les autorités. Il a déjà passé vingt-quatre heures au cachot. On le tourmente sans répit. Nous intercédons tous pour lui. Consolez ma mère, soignez-la. Racontez-lui cela, elle comprendra tout. Pavel. »

Pélaguée leva la tête et dit dune voix ferme :

Me raconter quoi ? Je comprends déjà !

Nicolas se tourna soudain, sortit son mouchoir de poche et, s’étant mouché avec bruit, murmura :

Jai pris un rhume

Il se cacha les yeux de la main, sous prétexte de remettre ses lunettes, et continua en allant et venant dans la pièce :

Voyez-vous nous aurions quand même échoué

Quimporte ! Quon le juge ! dit la mère, tandis que sa poitrine se remplissait dune angoisse vague

Je viens de recevoir une lettre dun camarade de Pétersbourg

Il peut senfuir de Sibérie aussi, nest-ce pas ?

Bien entendu Mon camarade m’écrit que laffaire sera bientôt jugée ; le verdict est déjà connu : cest la déportation pour tous Vous voyez Ces vils coquins font de la justice une infâme comédie Comprenez-vous, le jugement est rendu à Pétersbourg, avant le verdict

Laissez cela, Nicolas, dit la mère résolue. Il est inutile de vouloir me consoler ou de mexpliquer quoi que ce soit Pavel ne fera jamais rien de mal il ne se tourmentera jamais en vain

Elle sarrêta et reprit haleine

Pas plus quil ne tourmentera inutilement les autres ! Et il maime oui ! Vous voyez, il a pensé à moi Qua-t-il écrit : « Consolez-la ! » hein ?

Son cœur battait à grands coups, lexcitation lui faisait un peu tourner la tête.

Votre fils est une belle âme ! s’écria Nicolas, dune voix étrangement éclatante. Je laime et je lestime beaucoup !

Si nous parlions de Rybine ! proposa la mère.

Elle aurait voulu agir immédiatement, partir, marcher jusqu’à en tomber de fatigue, puis sendormir satisfaite de sa journée de labeur.

Oui, en effet ! répondit Nicolas, en continuant à arpenter la pièce. Que faire ? Il faudrait que Sachenka

Elle va venir Elle vient toujours quand elle sait que jai été voir Pavel

La tête baissée et lair pensif, Nicolas sassit sur le canapé à côté de la mère ; il se mordait les lèvres et jouait avec sa barbiche.

Quel dommage que ma sœur ne soit pas là ! elle se serait occupée de l’évasion de Rybine

Si on pouvait lorganiser tout de suite, pendant que Pavel est encore là il serait si content ! dit la mère.

Elle se tut, puis reprit soudain dune voix basse et lente :

Je ne comprends pas pourquoi refuse-t-il puisquil peut ?

Un coup de sonnette retentit. Nicolas se leva brusquement. La mère et lui se regardèrent.

Cest Sachenka ! fit le jeune homme, tout bas.

Comment lui dire ? demanda la mère sur le même ton.

Oui cest difficile !

Elle me fait pitié

Le coup de sonnette se répéta, mais avec moins de force ; on aurait dit que celle qui était derrière la porte hésitait aussi. Nicolas et la mère allèrent ouvrir ensemble ; mais, arrivé à la porte de la cuisine, Nicolas recula en chuchotant :

Il vaut mieux que ce soit vous

Il refuse de s’évader ? demanda la jeune fille avec fermeté, lorsque la mère lui eut ouvert la porte.

Oui !

Je le savais ! dit simplement Sachenka.

Mais elle pâlit. Elle déboutonna sa jaquette à moitié et essaya en vain de lenlever sans y parvenir. Elle reprit alors :

Il vente, il pleut, quel temps abominable ! Il est bien portant ?

Oui !

Content et en bonne santé comme toujours ! dit Sachenka à mi-voix, en examinant sa main.

Il nous écrit de faire évader Rybine, annonça la mère, sans la regarder.

Vraiment ? Il faut mettre ce projet à exécution ! dit la jeune fille avec lenteur.

Je suis du même avis ! déclara Nicolas en se montrant sur le seuil. Bonsoir, Sachenka !

La jeune fille lui tendit la main et demanda :

Quel obstacle y a-t-il ? Tous reconnaissent que le plan est ingénieux, nest-ce pas ? Je le sais, tout le monde est de cet avis

Mais qui se chargera de lorganisation ? Chacun est occupé

Moi, dit vivement la jeune fille en se levant. Moi, jai le temps

Soit ! mais il faut encore dautres collaborateurs

Bien jen trouverai Jy vais à linstant

Si vous vous reposiez ! proposa la mère.

La jeune fille sourit, et répondit en adoucissant la voix :

Ne vous inquiétez pas de moi je ne suis pas fatiguée

Elle leur serra la main en silence et sen alla, de nouveau froide et sévère

La mère et Nicolas sapprochèrent de la fenêtre et la suivirent des yeux ; elle traversa la cour et disparut derrière la grille. Nicolas se mit à siffloter, puis sassit à la table et prit sa plume.

Elle soccupera de cette affaire et cela la soulagera ! dit la mère à mi-voix.

Évidemment ! répliqua Nicolas ; et, se tournant vers la mère, il lui demanda, son bon visage illuminé par un sourire : Cette coupe a été épargnée à vos lèvres, mère Vous navez jamais soupiré après lhomme aimé ?

Quelle idée ! s’écria-t-elle, en agitant la main. Moi, soupirer ? Javais seulement peur quon mobligeât à épouser lun ou lautre

Personne ne vous plaisait ?

Elle réfléchit et répondit :

Je ne men souviens pas, mon ami Il est probable quil y en avait un qui me plaisait mieux que les autres Comment en serait-il autrement ? Mais je ne men souviens pas.

Elle le regarda et conclut avec une tristesse pénible :

Mon mari ma tellement battue, que tout ce qui sest passé avant sest effacé de mon âme

La mère sortit un instant ; quand elle revint, Nicolas lui dit avec un regard affectueux, comme pour caresser ses souvenirs avec des mots tendres et amoureux :

Voyez-vous moi aussi, jai eu une histoire comme Sachenka. Jaimais une jeune fille, une créature exquise ; elle était l’étoile qui me guidait Il y a vingt ans que je la connais et que je laime je laime maintenant encore, à vrai dire Je laime toujours autant de toute mon âme, avec gratitude

La mère voyait ses yeux illuminés dune flamme vive et chaude. Il avait posé sa tête sur ses bras appuyés au dossier de son fauteuil, et regardait au loin, on ne sait où ; tout son corps, maigre et mince, mais robuste semblait se tendre en avant, telle une tige qui se tourne vers la lumière du soleil.

Mais alors mariez-vous ! conseilla la mère.

Oh ! Il y a cinq ans quelle est mariée !

Pourquoi ne lavez-vous pas épousée avant ? Elle ne vous aimait pas ?

Il répondit après un instant de réflexion :

Je crois quelle maimait jen suis même sûr ! Mais, voyez-vous, nous avons eu de la malchance : quand elle était en liberté, cest moi qui étais en prison et quand j’étais en liberté, cest elle qui était en prison. Nous étions dans la même situation que Sachenka et Pavel ! Enfin, on la envoyée en Sibérie pour dix ans terriblement loin ! Je voulais la suivre Mais nous avons eu honte tous les deux Et je suis resté Là-bas, elle a fait la connaissance dun de mes camarades, un très brave garçon. Ils se sont évadés ensemble et maintenant, ils vivent à l’étranger

Nicolas enleva ses lunettes quil essuya, puis regarda les verres à la lumière et commença de nouveau à les frotter.

Ah ! mon cher ami ! dit affectueusement la mère en branlant la tête.

Elle le plaignait et, en même temps, il y avait en lui quelque chose qui obligea Pélaguée à sourire dun bon sourire maternel. Nicolas changea dattitude, reprit sa plume, quil secouait au rythme de ses paroles, et dit :

La vie de famille diminue l’énergie du révolutionnaire ; oui, elle la diminue toujours ! Les enfants naissent, largent devient rare, il faut travailler pour gagner du pain Et le vrai révolutionnaire doit développer son énergie sans se lasser, il faut du temps pour cela. Si nous restons en arrière, vaincus par la fatigue ou séduits par la possibilité dune petite conquête, nous trahissons presque la cause du peuple

Sa voix était ferme, et, quoique son visage eût pâli, dans ses yeux brillait une énergie égale et soutenue. De nouveau, un violent coup de sonnette retentit, interrompant le discours de Nicolas. C’était Lioudmila, les joues rouges de froid. Tout en enlevant ses caoutchoucs, elle dit dune voix irritée :

Le jour du jugement est fixé, ce sera dans une semaine !

Est-ce certain ? cria Nicolas de sa chambre.

La mère courut à lui, sans savoir si c’était la joie ou la crainte qui la troublait. Lioudmila la suivit et continua de sa voix basse et ironique :

Oui ! le substitut du procureur Chostak vient de dresser lacte daccusation. Au tribunal, on dit ouvertement que le verdict est déjà rendu. Que signifie cela ? Le gouvernement a-t-il donc peur que les fonctionnaires traitent ses ennemis avec douceur ? Après avoir perverti ses serviteurs avec tant de zèle et pendant si longtemps, il nest donc pas sûr de leur bassesse ?

Lioudmila sassit sur le canapé en frottant ses joues caves ; ses yeux sans éclat étaient pleins de mépris, tandis que sa voix se faisait de plus en plus courroucée :

Ne dépensez donc pas votre poudre en vain, Lioudmila ! lui dit Nicolas, le gouvernement ne vous entend pas

Les cernes qui entouraient les yeux de la femme se noircirent encore, couvrant son visage dune ombre menaçante ; elle continua en se mordant les lèvres :

Je marche contre le gouvernement. Quil me tue, cest son droit, je suis son ennemie. Mais quil ne corrompe pas les gens pour défendre son pouvoir ; quil ne moblige pas à les mépriser, quil nempoisonne pas mon âme par son cynisme

Nicolas la regarda à travers ses lunettes, plissant les paupières et hochant la tête. La jeune femme continuait à discourir comme si ceux quelle haïssait étaient devant elle. La mère écoutait attentivement ses paroles, mais ne les comprenait pas ; elle se répétait machinalement les mêmes mots :

Le jugement dans une semaine le jugement

Elle ne pouvait pas se représenter ce qui arriverait, ni comment les juges traiteraient Pavel. Mais elle sentait lapproche de quelque chose dimpitoyable, dont la cruauté et la férocité navaient plus rien dhumain. Ses pensées lui troublaient le cerveau, voilaient ses yeux dune buée bleuâtre et la plongeaient dans quelque chose de froidement visqueux qui la faisait frissonner, lui donnait des nausées, sinfiltrait dans son sang, arrivait au cœur, étouffant en elle toute vaillance.

 

 

 

 

 

XXII

 

Elle passa deux jours dans ce nuage de perplexité et dangoisse. Le troisième jour, Sachenka vint, et dit à Nicolas :

Tout est prêt. Cest pour aujourdhui, à une heure

Déjà ? fit-il, étonné.

Ce n’était pas bien compliqué ! Je navais qu’à me procurer des vêtements pour Rybine et trouver un endroit pour le cacher Le reste cest Gadoune qui sen est chargé Rybine naura que quelques centaines de pas à faire. Vessoftchikov ; déguisé, bien entendu, ira au-devant de lui et lui donnera un pardessus, une casquette ; il lui dira où aller Moi, jattendrai Rybine et lemmènerai !

Cest très bien Qui est Gadoune ? demanda Nicolas.

Vous le connaissez. Cest chez lui que vous faisiez des lectures aux serruriers

Ah ! je men souviens ! Un vieillard bizarre

Cest un couvreur, un ancien soldat Il est peu développé, il a une haine inépuisable pour toute violence et pour tous les oppresseurs. Cest un peu un philosophe, dit pensivement Sachenka en regardant par la fenêtre.

La mère l’écoutait en silence ; peu à peu une idée vague mûrissait en elle.

Gadoune veut faire évader son neveu, Evtchenko, ce forgeron qui vous plaisait tant par sa propreté et sa coquetterie, vous souvenez-vous ?

Nicolas hocha la tête.

Il a tout arrangé à la perfection, continua Sachenka, seulement je commence à douter du succès Les prisonniers se promènent tous à la même heure ; quand ils verront l’échelle, il y en a beaucoup qui voudront senfuir

Elle ferma les yeux et se tut ; la mère sapprocha delle.

Et ils se gêneront mutuellement.

Ils étaient tous trois debout près de la fenêtre, la mère derrière Nicolas et Sachenka. Leur conversation rapide réveillait de plus en plus en Pélaguée un vague sentiment

Jirai ! dit-elle soudain.

Pourquoi ? demanda Sachenka.

Non, non, mon amie ! Il vous arriverait quelque chose ! Non ! conseilla Nicolas.

La mère les regarda et répéta, plus bas, avec insistance :

Si, jirai !

Nicolas et la jeune fille échangèrent un coup d’œil. Sachenka haussa les épaules et dit :

Cest compréhensible

Puis, se tournant vers la mère elle la prit par le bras, se pencha vers elle et déclara dune voix simple et cordiale :

Pourtant, je vous avertis, cest en vain que vous espérez

Ma chérie ! s’écria la mère en lattirant à elle dune main tremblante, emmenez-moi je ne vous gênerai pas Il faut que je voie Je ne crois pas que ce soit possible une évasion !

Elle viendra ! dit simplement la jeune fille à Nicolas.

Cest votre affaire ! répondit-il en baissant la tête.

Mais nous ne pourrons pas rester ensemble, mère. Allez dans les champs, dans les jardins De là on voit les murs de la prison Autrement on vous demanderait ce que vous faites là ?

Pélaguée s’écria avec assurance :

Je trouverai bien une réponse !

Noubliez pas que les surveillants de la prison vous connaissent ! dit Sachenka. Sils vous voient là

Ils ne me verront pas ! sexclama la mère.

Soudain lespérance qui avait toujours couvé en elle sans quelle sen doutât, senflamma et lanima :

Peut-être que lui aussi pensa-t-elle en shabillant à la hâte.

Une heure après, elle était dans les champs, près de la prison. Un vent vif soufflait, gonflant ses jupes, battant le sol gelé, faisant chanceler la vieille clôture dun jardin, frappant avec violence la muraille basse de la prison, tombant dans la cour, quil balayait des cris entraînés au ciel par son souffle irrésistible. Des nuages couraient, laissant entrevoir la profondeur bleue

Derrière la mère s’étalait la ville ; devant elle, le cimetière. À droite, à une vingtaine de mètres, s’élevait la prison. Près du cimetière, deux soldats promenant un cheval, marchaient à pas pesants, sifflaient et riaient

Obéissant à une impulsion instinctive, la mère sapprocha de ces hommes et leur cria :

Soldats, avez-vous vu ma chèvre ? Elle nest pas venue ici ?

Non, nous ne lavons pas vue, répondit lun deux.

Lentement, elle s’éloigna, les dépassant et se dirigeant vers le mur du cimetière, tout en regardant à la dérobée. Soudain, elle sentit que ses jambes fléchissaient, salourdissaient, comme si le gel les eût collées au sol ; à langle de la prison, un allumeur de réverbères, le dos courbé sous une petite échelle, apparut, en courant, comme le font ses semblables. Après un cillement deffroi, Pélaguée regarda du côté des soldats ; ils piétinaient sur place, le cheval tournait en rond autour deux ; puis elle vit que lhomme avait déjà placé son échelle contre le mur ; il y grimpait sans se presser Il fit un geste de la main, descendit vivement et disparut au coin de la prison. Le cœur de la mère battait à grands coups ; les secondes s’écoulaient lentement L’échelle était à peine visible parmi les taches de boue et de plâtre écaillé qui laissait voir les briques Soudain, apparut au sommet du mur la tête noire de Rybine ; puis son corps se montra, passa de lautre côté et glissa Une seconde tête, coiffée dune casquette velue, surgit, une pelote noire roula sur le sol et disparut au tournant du bâtiment. Rybine se redressa, regarda autour de lui, hocha la tête

Sauve-toi ! sauve-toi ! chuchota la mère en frappant du pied.

Elle avait des bourdonnements dans les oreilles ; des cris arrivaient jusqu’à elle ; une troisième tête, blonde, celle-là, émergea à la crête du mur. Saisissant sa poitrine des deux mains, la mère regardait, pétrifiée La tête blonde et imberbe eut un élan en lair comme pour sarracher du corps, puis disparut derrière le mur. Les cris devenaient plus bruyants et impétueux ; le vent les entraînait dans lespace avec les trilles aigus des coups de sifflets Rybine longea le mur, puis franchit un terrain qui séparait la prison des maisons de la ville. La mère trouva quil allait bien lentement et quil levait trop la tête ; sûrement, ceux quil croisait noublieraient pas ses traits.

Vite plus vite ! chuchota-t-elle.

Dans la cour de la prison, quelque chose claqua sèchement on entendit le son grêle du verre brisé. Sappuyant au sol de toute sa force, le soldat tirait le cheval à lui ; lautre portait son poing à la bouche, criait on ne sait quoi dans la direction de la prison, puis tendait loreille et tournait la tête de ce côté-là.

Crispée, la mère regardait ; ses yeux, qui avaient tout vu, ne croyaient à rien. L’évasion, quelle s’était figurée si terrible et compliquée, s’était faite trop vite et trop simplement pour quelle en eût pleinement conscience. Dans la rue, on ne voyait déjà plus Rybine. Un homme de haute taille vêtu dun long pardessus et une fillette étaient les seuls passants Trois surveillants se montrèrent au coin de la prison ; ils couraient serrés lun contre lautre, le bras droit tendu en avant. Un des soldats se précipita à leur rencontre ; lautre suivait le cheval essayant de sauter à sa tête, qui se dérobait et bondissait ; il sembla à la mère que tout oscillait autour delle. Les coups de sifflet déchiraient lair de leur trille incessant et désespéré. Pélaguée comprit alors le danger quelle courait. Toute frémissante, elle sen alla le long de la clôture du cimetière, suivant de l’œil les gardiens ; ceux-ci s’élancèrent vers lautre coin de la prison et disparurent, ainsi que les soldats Elle vit le sous-directeur, quelle connaissait bien, prendre la même direction ; son uniforme était déboutonné Des agents survinrent, la foule sassembla

Le vent tourbillonnait et se démenait comme sil eût été satisfait ; il apportait aux oreilles de Pélaguée des lambeaux dexclamations confuses :

Elle est encore là !

L’échelle ?

Que le diable vous emporte ! quavez-vous donc ?

De nouveau, des coups de sifflets retentirent. Ce tumulte enchanta la mère ; elle hâta le pas, se disant :

Donc, c’était possible ! il aurait pu sil avait voulu !

Soudain, à un angle de la clôture, elle se heurta à deux agents de police, accompagnés dun sergent.

Arrête ! s’écria celui-ci, haletant Tu nas pas vu un homme avec une barbe ? Il na pas couru par ici ?

Elle montra du doigt la campagne et répondit tranquillement :

Oui, il sest dirigé par là !

Jégourov ! Cours siffle ! hurla le sergent. Il y a longtemps ?

Une minute, peut-être

Mais sa voix fut dominée par un coup de sifflet. Sans attendre la réponse, le sergent se mit à courir parmi les tas de boue gelée, en agitant les mains dans la direction des jardins. Tête baissée, le sifflet à la bouche, les agents de police se précipitèrent sur ses traces

La mère les suivit un instant de l’œil et rentra à la maison. Sans penser à rien en particulier, elle regrettait quelque chose ; elle avait dans le cœur de lamertume et du dépit Lorsquelle arriva près de la ville, un fiacre la fit sarrêter. Elle leva la tête et aperçut dans la voiture un jeune homme à la moustache blonde, au visage pâle et fatigué. Il la regarda aussi. Il était assis de biais ; cest peut-être pourquoi son épaule droite était plus haute que la gauche

Nicolas accueillit la mère avec un soupir de soulagement.

Vous êtes saine et sauve ? Eh bien, comment cela sest-il passé ?

Tout en sefforçant de se remémorer les moindres détails, elle raconta l’évasion, comme si elle eût répété une histoire invraisemblable.

Voyez-vous, nous avons de la chance ! dit Nicolas en se frottant les mains. Mais que jai donc eu peur à cause de vous ! Vous ne pouvez pas vous imaginer ! Nayez pas peur du jugement, mère Plus vite il arrivera, plus le jour de la libération de Pavel sera proche, croyez-le ! Peut-être même pourra-t-il s’évader en partant pour la Sibérie Quant au jugement, voilà à peu près ce que cest

Il se mit à lui décrire le tribunal. La mère l’écoutait, devinant quil redoutait quelque chose et sefforçait de la rassurer

Vous pensez peut-être que je parlerai aux juges, que je leur adresserai une requête ? dit-elle.

Il se leva brusquement, agita la main et s’écria dun ton offensé :

Que dites-vous ? Je ny ai jamais pensé.

Jai peur, cest vrai ! jai peur, et je ne sais pas de quoi !

Elle se tut, laissant son regard errer dans la pièce.

Par moments, il me semble quon se moquera de Pavel, quon linsultera, quon lui dira : Hé ! paysan, fils de paysan ! quas-tu donc inventé ? Et Pavel est fier Il leur répondra Ou bien André se moquera deux Ils sont tous si ardents, si loyaux, les nôtres ! Et voilà, je me dis : Sil arrivait quoi que ce fût, si lun deux perdait patience les autres le soutiendraient et on les condamnerait de manière à ne les revoir jamais.

Nicolas, lair sombre, tiraillant sa barbe, gardait le silence.

Je ne peux pas menlever ces idées de la tête ! continua la mère à voix basse. Cest terrible, un jugement ! Ils vont se mettre à tout examiner, à tout soupeser ils chercheront où est la vérité ! Cest vraiment affreux ! Ce nest pas le châtiment qui est effrayant, mais le jugement l’évaluation de la vérité Je ne sais comment dire

Elle sentait que Nicolas ne comprenait pas sa terreur, et cela lembarrassait encore davantage dans ses explications

 

 

 

 

 

XXIII

 

Cette terreur ne fit que croître dans lesprit de Pélaguée pendant les trois journées qui la séparaient du jugement et, ce moment venu, elle emporta avec elle, au tribunal, un fardeau qui la ployait en deux.

Dans la rue elle reconnut danciens voisins du faubourg, sinclina silencieusement pour répondre à leur salut et se fraya à la hâte un chemin à travers la foule sombre. Elle se heurta dans les corridors, puis dans la salle, aux familles des prévenus. On parlait à voix étouffée ; on échangeait des propos quelle ne comprenait pas. De la cohue se dégageait un sentiment poignant qui se communiquait à la mère et loppressait encore davantage.

Assieds-toi, dit Sizov en lui faisant place sur le banc à côté de lui.

Elle obéit, arrangea les plis de sa robe et regarda autour delle Elle aperçut vaguement des bandes vertes et cramoisies, des taches, des fils jaunes et minces qui brillaient.

Ton fils a mené le mien à sa ruine ! fit à voix basse une femme assise près delle.

Tais-toi donc, Nathalie ! interrompit Sizov dun air morne.

La mère leva les yeux vers la femme ; c’était la mère de Samoïlov. Un peu plus loin, se trouvait le père, homme chauve, au beau visage orné dune barbe rousse en éventail. Les paupières plissées, il portait le regard en avant ; sa barbe tremblait

Des hautes croisées de la salle tombait une lumière égale et trouble ; des flocons de neige glissaient sur les vitres. Entre les fenêtres, on voyait un immense portrait du tsar entouré dun épais cadre doré, aux reflets gras et dont les côtés étaient cachés sous les plis raides des lourdes draperies tombant des fenêtres. Devant le portrait, une table couverte de drap vert occupait presque toute la largeur de la salle ; à droite, derrière un grillage, deux bancs de bois ; à gauche, deux rangées de fauteuils cramoisis. Des huissiers à col vert et à boutons dorés allaient et venaient à pas de loup. Dans lair louche tremblaient des chuchotements étouffés ; une vague odeur de pharmacie arrivait on ne sait doù. Les couleurs et les scintillements aveuglaient les yeux, et dans la poitrine pénétraient les odeurs du local en même temps que la respiration ; on se sentait le cœur noyé dune crainte trouble.

Soudain, quelquun se mit à parler à haute voix ; tout le monde se leva, la mère frémit et se dressa aussi, saccrochant au bras de Sizov.

À langle de gauche, une haute porte s’était ouverte, livrant passage à un petit vieillard à lunettes, tout chancelant. De maigres favoris tremblotaient sur sa petite figure grise ; la lèvre supérieure, qui était rasée, seffondrait dans la bouche. Les pommettes saillantes et le menton sappuyaient sur le haut col de luniforme ; on eût dit que, dessous, il ny avait pas de cou. Le vieillard était soutenu par un grand jeune homme au visage de porcelaine, rond et rose ; derrière eux marchaient trois personnages revêtus duniformes chamarrés et trois messieurs en civils.

Longuement, ils délibérèrent autour de la table ; puis ils sassirent. Lorsque tous furent placés, lun deux, au visage glabre et dont luniforme était déboutonné, parla au vieillard dun air nonchalant, en remuant lourdement ses lèvres gonflées. Le vieillard écoutait. Raide et immobile, la mère voyait deux petites taches incolores derrière les verres de ses lunettes.

Près dun étroit pupitre, à lextrémité de la table, un homme grand et chauve feuilletait des papiers en toussotant.

Le vieillard oscilla en avant et se mit à parler. Il prononça le premier mot distinctement ; mais les autres semblèrent glisser sur ses lèvres minces et grises.

Je déclare

Regarde ! chuchota Sizov, en poussant légèrement la mère et en se levant.

Derrière le grillage, une porte souvrit, laissant passer un soldat, l’épée nue sur l’épaule, puis Pavel, André, Fédia Mazine, les frères Goussev, Boukine, Samoïlov et cinq autres jeunes gens que la mère ne connaissait pas. Pavel souriait, André salua la mère dun signe de tête. Leurs sourires, leurs visages et leurs gestes animés firent paraître moins hautain le silence et rendirent la salle plus lumineuse ; l’éclat gras de lor des uniformes sadoucit ; un souffle dassurance, une vapeur de force vivante arrivèrent au cœur de la mère et la tirèrent de sa torpeur. Derrière elle, sur les bancs où jusqualors la foule avait attendu, accablée, un bruit sourd et contenu répondait au salut des prévenus.

Ils nont pas peur ! entendit-elle Sizov chuchoter ; à sa droite, la mère de Samoïlov éclata en sanglots.

Silence ! cria une voix sévère.

Je vous préviens dit le vieillard.

Pavel et André étaient lun à côté de lautre, puis venaient Mazine, Samoïlov et les frères Goussev, tous sur le premier banc. André s’était coupé la barbe, sa moustache avait poussé et les pointes tombantes sen rejoignaient, faisant ressembler sa tête ronde à celle dun chat. Sa physionomie avait une expression nouvelle : dans les plis de sa bouche, il y avait quelque chose daigu ; son regard était sombre. Chez Mazine, la lèvre supérieure était ombrée de deux traits foncés ; le visage avait grossi ; Samoïlov était aussi bouclé quauparavant. Ivan Goussev avait toujours le même large sourire.

Fédia ! Fédia ! soupira Sizov en baissant la tête.

La mère respirait plus facilement. Elle prêtait loreille aux questions indistinctes du vieillard qui interrogeait les prévenus sans les regarder, la tête immobile sur le col de luniforme. Pélaguée écoutait les réponses brèves et paisibles de son fils. Il lui semblait que le président et les juges ne pouvaient pas être des gens méchants et cruels. Elle examinait en détail leur physionomie, essayant de deviner leurs sentiments, et sentait un espoir nouveau naître en son cœur.

Indifférent, lhomme au masque de porcelaine lisait un document ; sa voix mesurée remplissait la salle dun ennui qui engourdissait le public. Dune voix basse et animée, quatre avocats sentretenaient avec les condamnés ; ils avaient tous des gestes nets et vigoureux et faisaient penser à de gros oiseaux noirs.

À la droite du vieillard, un juge ventru, aux petits yeux noyés dans la graisse, remplissait tout le fauteuil de son corps ; à gauche, il y avait un homme voûté, à la moustache rouge, au visage pâli. Il appuyait avec lassitude la tête contre le dossier de son siège ; les paupières à demi fermées, il réfléchissait. Le procureur avait aussi lair fatigué, ennuyé et indifférent. Derrière les juges, les fauteuils étaient occupés par divers personnages ; un homme robuste et élancé se caressait la joue dun air pensif ; le maréchal de la noblesse, aux cheveux gris, au visage rubicond, à la longue barbe, promenait le regard de ses grands yeux doux ; le syndic du bailliage, que son énorme ventre gênait visiblement, sefforçait de le cacher sous un pan de sa blouse, qui glissait toujours.

Il ny a ici ni criminels, ni juges, proclama la voix ferme de Pavel, il ny a que des captifs et des vainqueurs !

Un silence se fit. Pendant quelques secondes, loreille de la mère ne perçut que le grincement précipité et grêle de la plume sur le papier et les battements de son propre cœur.

Le président du tribunal semblait aussi écouter quelque chose et attendre. Ses collègues sagitèrent. Alors il dit :

Oui ! André Nakhodka ! Reconnaissez-vous

Quelquun chuchota :

Lève-toi ! Levez-vous !

André se redressa lentement et regarda le vieillard en dessous, tout en tortillant sa moustache.

De quoi puis-je me reconnaître coupable ? dit en haussant les épaules le Petit-Russien de sa voix chantante et traînante. Je nai ni tué, ni volé : seulement je nadmets pas cette organisation de la vie qui oblige les hommes à se dépouiller et à sassassiner mutuellement

Répondez par oui ou par non ! dit le vieillard avec effort, mais distinctement.

La mère sentait que, derrière elle, grondait une excitation ; les voisins chuchotaient et remuaient comme pour se débarrasser de la toile daraignée que semblaient tisser les paroles grises de lhomme en porcelaine.

Tu entends comme ils répondent ? chuchota Sizov à la mère.

Oui !

Fédia Mazine, répondez !

Je ne veux pas ! dit Fédia nettement en se levant.

Son visage était rouge d’émotion, ses yeux brillaient.

Sizov poussa un « Ah ! » étouffé.

Je nai pas voulu de défenseur je ne veux rien dire je considère votre jugement comme illégitime Qui êtes-vous ? Est-ce le peuple qui vous a donné le droit de nous juger ? Non, il ne vous la pas donné ! Je ne vous connais pas !

Il sassit et dissimula son visage enflammé derrière l’épaule dAndré.

Le gros juge se pencha vers le président en chuchotant. Le juge au visage pâle jeta un coup d’œil oblique sur les prévenus et barra quelque chose au crayon, sur le papier qui se trouvait devant lui. Le syndic du bailliage hocha la tête et remua les pieds avec précaution. Le maréchal de la noblesse conversait avec le procureur, le maire prêtait loreille et souriait en se frottant la joue.

De nouveau, le président se mit à parler de sa voix terne.

Les quatre avocats écoutaient avec attention ; les prévenus chuchotaient entre eux ; Fédia se cachait toujours en souriant avec embarras.

As-tu vu ça ? Il a mieux parlé que tous les autres ! chuchota Sizov à loreille de la mère. Ah ! ce polisson !

La mère sourit, sans comprendre Tout ce qui se passait n’était pour elle que la préface inutile et forcée de quelque chose de terrible dont la venue écraserait tous les assistants dune froide terreur. Mais les réponses paisibles de Pavel et dAndré avaient autant de fermeté et dintrépidité que si elles eussent été prononcées dans la petite maison du faubourg et non devant des juges. La repartie ardente et juvénile de Fédia lui semblait amusante. Un sentiment daudace et de fraîcheur naissait dans la salle ; et, par les mouvements de ceux qui étaient derrière elle, la mère sentait quelle n’était pas seule à l’éprouver.

Votre opinion ? demanda le vieillard.

Le procureur chauve se leva en se tenant dune main à son pupitre ; il pérora avec rapidité en citant des chiffres. Il ny avait rien de terrible dans sa voix. Cependant en lentendant, Pélaguée sentit comme un coup de poignard au cœur : c’était une vague sensation de quelque chose dhostile ; cela lui parut se développer lentement en une masse insaisissable. La mère considérait les juges, mais elle ne les comprenait pas : contrairement à son attente, ils ne sirritaient pas contre Pavel et Fédia, ils navaient pas de mots blessants, elle trouvait que toutes les questions quils posaient navaient pas dimportance pour eux ; ils avaient lair dinterroger à contre-cœur, ils écoutaient avec effort les réponses ; rien ne les intéressait, ils savaient tout davance.

Maintenant, un gendarme se tenait devant eux et parlait dune voix de basse.

Tout le monde a désigné Pavel Vlassov comme le principal instigateur.

Et André Nakhodka ? demanda le gros juge nonchalamment.

Lui aussi !

Lun des avocats se leva et dit :

Puis-je ?

Le vieillard demanda à quelquun :

Vous navez pas dobjection ?

Il semblait à la mère que les juges étaient tous malades. Une lassitude morbide se dégageait de leurs attitudes, de leur voix, de leur visage. On voyait que tout les dégoûtait : les uniformes, la salle, les gendarmes, les avocats, lobligation de rester dans leurs fauteuils, dinterroger et d’écouter. Rarement Pélaguée avait rencontré des gens dune situation élevée ; depuis quelques années, elle nen voyait plus du tout ; et elle considérait les traits des juges comme quelque chose de tout à fait nouveau, incompréhensible, mais plutôt pitoyable que terrible.

À présent, parlait lofficier au visage jaune quelle connaissait bien ; il parlait dAndré et de Pavel, traînant les mots avec emphase En l’écoutant, la mère se disait :

Tu ne sais pas grandchose, mon bonhomme !

Elle navait plus de pitié ni de crainte au sujet de ceux qui étaient derrière le grillage ; elle navait plus peur pour eux ; sa pitié ne voulait pas sadresser à eux ; mais tous, ils lui inspiraient de l’étonnement et un sentiment damour qui lui étreignait doucement le cœur.

Jeunes et robustes, ils étaient assis à l’écart près du mur et ne se mêlaient presque pas à la conversation monotone des témoins et des juges, aux discussions des avocats et du procureur. Parfois, lun deux avait un sourire de mépris et disait quelques mots à ses camarades. Presque tout le temps, André et Pavel parlaient à voix basse avec lun des défenseurs ; la mère avait vu celui-ci la veille, à la maison, et Nicolas lavait appelé « camarade ». Mazine, plus animé et remuant que les autres, prêtait loreille à leur entretien. De temps à autre Samoïlov chuchotait quelques paroles à Ivan Goussev. La mère regardait, comparait, réfléchissait, sans pouvoir encore se rendre compte de la sensation dhostilité qui lenvahissait, ni trouver des mots pour lexprimer

Sizov la poussa légèrement du coude ; elle se tourna vers lui ; il avait lair en même temps satisfait et un peu soucieux ; il chuchota :

Regarde un peu comme ils ont de lassurance, ces garnements, hein ? De vrais seigneurs, nest-ce pas ! Et pourtant, on les juge pour leur apprendre à se mêler de ce qui ne les regarde pas

La mère se répéta involontairement :

On les juge

Dans la salle, les témoins déposaient avec des voix incolores et précipitées ; les juges questionnaient toujours, indifférents et maussades. Le gros juge bâillait, en dissimulant sa bouche sous une main boursouflée ; son collègue à la moustache rousse était devenu encore plus pâle ; il levait parfois le bras et pressait avec force un doigt sur sa tempe ; il regardait au plafond sans rien voir. De temps à autre, le procureur écrivait quelques mots au crayon, puis se remettait à chuchoter avec le maréchal de la noblesse. Le maire avait croisé les jambes et tambourinait sur son mollet, le regard gravement fixé sur les mouvements de ses doigts. Son ventre posé sur les genoux et soutenu avec prudence des deux mains, le syndic du bailliage inclinait la tête ; il semblait être le seul à écouter le murmure monotone des voix, avec le vieillard enfoncé dans son fauteuil et immobile comme une girouette quand le vent ne souffle pas. Cela dura longtemps, et de nouveau, lennui engourdit lassistance.

La mère sentait que la justice implacable, qui déshabille froidement l’âme, lexamine, voit et apprécie tout avec des yeux incorruptibles et pèse tout dune main loyale, n’était pas encore apparue dans cette grande salle. Il ny avait là rien qui leffrayât par une manifestation de force ou de majesté. Des visages exsangues, des yeux éteints, des voix fatiguées, lindifférence terne dune froide soirée dautomne, voilà tout ce quelle constatait autour delle.

Je déclare dit le vieillard distinctement ; puis, après avoir étouffé le reste de la phrase sous ses lèvres minces, il se leva.

Une rumeur, des soupirs, des exclamations étouffées, des accès de toux, des bruits de pieds remués remplirent la salle. Les prévenus furent emmenés ; ils hochèrent la tête en souriant dans la direction de leurs parents et amis ; Ivan Goussev cria doucement on ne sait à qui :

Ne te laisse pas intimider, camarade !

La mère et Sizov sortirent dans le corridor.

Veux-tu venir prendre du thé à la buvette ? demanda le vieil ouvrier avec sollicitude, nous avons une heure et demie à attendre

Non, merci !

Eh bien, je ny vais pas non plus ! Les as-tu vus ces garçons, hein ? Ils parlent comme si eux seuls étaient les vrais hommes et les autres rien du tout. As-tu entendu Fédia, hein ?

La casquette à la main, le père de Samoïlov sapprocha deux, avec un sourire morne, et demanda :

Que dites-vous de mon fils ? Il ne veut pas davocat, il refuse de répondre Cest lui qui a trouvé ça Ton fils tenait pour les avocats, Pélaguée le mien a dit quil nen voulait pas ! Et alors, il y en a quatre qui lont imité

Sa femme était à côté de lui. Elle clignait des yeux fréquemment en sessuyant le nez avec la pointe de son mouchoir. Samoïlov rassembla sa barbe dans sa main, et continua :

Voilà bien une autre affaire ! Quand on les regarde, ces diables, on se dit quils ont fait tout cela en vain, quils ont brisé leur vie inutilement, et, tout à coup, on se met à penser que peut-être ils ont raison On se rappelle qu’à la fabrique, leur nombre grandit sans cesse ; de temps à autre, on les arrête, mais on ne les prend jamais tous, pas plus quon ne prend tous les poissons dune rivière ! Et on se demande de nouveau : Peut-être sont-ils dans le vrai ?

Il est difficile pour nous de comprendre cette affaire ! dit Sizov.

Oui, cest vrai, acquiesça Samoïlov.

Sa femme intervint après avoir longuement reniflé.

Ils sont tous bien portants, ces maudits juges

Elle continua avec un sourire sur son visage fané :

Ne sois pas fâchée, Pélaguée, parce que je tai dit tout à lheure que Pavel était coupable de toutÀ parler franchement, on ne sait pas lequel est le plus coupable ! Tu as entendu ce que les espions et les gendarmes ont rapporté de notre fils

Elle était visiblement fière de son fils, sans peut-être sen rendre compte ; mais la mère connaissait ce sentiment et elle eut un bon sourire.

Les cœurs jeunes sont toujours plus près de la vérité que les vieux ! dit-elle à voix basse.

Les gens se promenaient dans le corridor, se rassemblaient en groupes et conversaient sourdement, pensifs et animés. Personne ne se tenait à l’écart, on voyait sur tous les visages le besoin de parler, dinterroger, d’écouter. Dans l’étroit passage, entre les deux murailles blanches, les groupes allaient et venaient, comme si un vent violent les ayant poussés, ils cherchaient à sappuyer sur quelque chose de ferme et de sûr.

Le frère aîné de Boukine, grand diable au visage usé, gesticulait en se tournant vivement de tous les côtés. Il déclara :

Le syndic de bailliage na rien à voir dans cette affaire, il nest pas à sa place ici !

Tais-toi, Constantin ! lexhortait son père, petit vieillard qui promenait autour de lui des regards craintifs.

Non, je veux parler ! On dit quil a tué son commis lannée dernièreà cause de sa femme Quelle espèce de juge est-ce, dites-moi ? La veuve du commis vit avec lui ! que faut-il en conclure ? De plus, tout le monde sait que cest un voleur

Ah ! mon Dieu Constantin !

Tu as raison ! dit Samoïlov. Tu as raison ! ce nest pas un juge honnête

Boukine, qui avait entendu, sapprocha vivement, entraînant tout un groupe à sa suite ; rouge dexcitation, il se mit à parler en agitant les bras :

Quand il sagit de crimes ou de vols, ce sont des jurés qui jugent, des gens ordinaires, des paysans, des bourgeois ! Et ceux qui sont contre le gouvernement, cest le gouvernement qui les juge est-ce que cela doit être ?

Constantin ! Mais voyons, sont-ils contre le gouvernement ? Ah ! que dis-tu ?

Non, attends ! Fédia Mazine a raison ! Si tu moffenses et que je te donne un soufflet et que tu me juges, cest bien sûr que cest moi qui serai le coupable : et pourtant, qui est linsulteur ? Toi ! toi !

Un garde âgé, au nez bossu et à la poitrine ornée de médailles, écarta la foule, et dit à Boukine en le menaçant du doigt :

Hé ! Ne crie pas ! Où es-tu ? Est-ce le cabaret, ici ?

Permettez, cavalier je comprends ! Écoutez, si je vous frappe et que vous me rendiez les coups et que je vous juge, comment pensez-vous

Je vais te faire sortir ! dit le garde avec sévérité.

Où ça ? Pourquoi ?

Dans la rue. Pour que tu ne hurles pas

Boukine promena ses regards autour de lui et dit à mi-voix :

Pour eux, lessentiel est quon se taise

Tu ne le savais pas encore ? répliqua le vieillard avec rudesse.

Boukine baissa la voix.

Et puis, pourquoi le public ne peut-il pas assister au jugement, mais seulement les parents ? Si on juge avec justice, on peut agir devant le monde, pourquoi aurait-on peur ?

Samoïlov répéta, mais avec plus de force :

Ça, cest vrai, le tribunal ne satisfait pas la conscience

La mère aurait voulu lui répéter ce que Nicolas lui avait dit à propos de lillégalité du jugement ; mais elle navait pas bien compris et avait oublié les mots en partie. Pour essayer de se les remémorer, elle s’écarta de la foule ; elle vit quun jeune homme à moustache blonde lobservait. Il avait la main droite plongée dans la poche de son pantalon, ce qui faisait paraître l’épaule gauche plus basse que lautre ; cette particularité sembla familière à la mère. Mais lhomme lui tourna le dos, et, préoccupée par ses souvenirs, elle loublia aussitôt.

Un instant après, son oreille saisit un fragment de conversation chuchoté :

Celle-là ? À gauche ?

Quelquun répondit plus haut, joyeusement :

Oui !

Elle regarda autour delle. Lhomme aux épaules inégales était à côté delle et parlait à son voisin, un gaillard à barbe noire, chaussé de grandes bottes et vêtu dun paletot court.

Elle tressaillit ; en même temps, le désir lui vint de parler des croyances de son fils. Elle aurait voulu entendre les objections quon pouvait lui faire, deviner la décision du tribunal daprès les propos de ceux qui lentouraient.

Est-ce donc ainsi quon juge ? commença-t-elle à mi-voix, avec prudence, en sadressant à Sizov. Je ne comprends pas cela Les juges essaient de savoir ce que chacun a fait, mais ils ne demandent pas pourquoi il la fait Est-ce juste, dites ? Et ce sont tous des vieux ; pour juger des jeunes, il faut des jeunes

Oui, dit Sizov. Il nous est bien difficile de comprendre cette affaire bien, bien difficile ! Et, pensif, il hocha la tête.

Le garde ouvrit la porte de la salle en criant :

Parents entrez ! Montrez vos cartes !

Une voix maussade dit lentement :

Des cartes comme au cirque

On sentait maintenant une irritation générale et sourde, une vague colère ; les curieux manifestaient plus de sans-gêne quauparavant, ils faisaient du bruit, discutaient avec les gardes.

 

 

 

 

 

XXIV

 

Sizov sassit sur un banc en grommelant.

Quas-tu ? demanda la mère.

Rien ! Le peuple est bête Il ne sait rien il vit à tâtons

Une sonnette résonna. Quelquun annonça avec indifférence :

La cour !

De nouveau, tous se levèrent comme la première fois, les juges entrèrent dans le même ordre, ils sassirent. Les accusés furent introduits.

Attention ! chuchota Sizov, le procureur va parler

La mère, tendant le cou, se pencha en avant de tout son corps et se figea dans lattente de la chose terrible.

Debout, la tête tournée vers les juges, le procureur poussa un soupir et se mit à parler en agitant en lair sa main droite. La mère ne comprit pas les premières paroles ; la voix était facile et épaisse, tantôt elle coulait vite, tantôt elle se ralentissait. Les mots s’étendaient, volaient, tourbillonnaient telle une volée de mouches noires sur un morceau de sucre. Mais Pélaguée ne voyait en eux rien de menaçant ni de terrible. Froids comme la neige, gris comme la cendre, ils s’égrenaient et remplissaient la salle de quelque chose dennuyeux, dhorripilant comme une poussière fine et sèche. Ce discours abondant en mots et pauvre en idées narrivait sans doute pas jusqu’à Pavel et ses camarades, qui ne sen inquiétaient absolument pas et continuaient à converser paisiblement entre eux ; tantôt ils souriaient, tantôt ils se renfrognaient pour dissimuler leurs sourires.

Il ment ! chuchota Sizov.

La mère naurait pu dire si c’était vrai. Elle écoutait le procureur, comprenait quil accusait tout le monde, sans prendre personne à partie directement. En citant Pavel, il se mettait à parler de Fédia ; puis quand il les avait unis, il leur adjoignait Boukine ; on eût dit quil mettait tous les accusés dans le même sac et les y enfermait en les serrant les uns contre les autres. Mais le sens extérieur de ses paroles ne satisfaisait pas la mère ; il ne la troublait ni ne la touchait ; pourtant, elle attendait toujours la chose terrible et la cherchait obstinément sous ces paroles, sur le visage du procureur, dans ses yeux, dans sa voix, dans sa main blanche quil balançait lentement en lair. Elle sentait quelle était là, cette chose effrayante, indéfinissable et insaisissable ; de nouveau son cœur se serra.

Elle regarda les jurés : ce discours les ennuyait visiblement. Les visages jaunes, gris, inanimés, navaient aucune expression, faisaient des taches cadavériques et immobiles. Ces faces dune bouffissure maladive ou trop maigres, ternissaient de plus en plus dans la lassitude qui envahissait la salle. Le président ne faisait pas un mouvement, figé dans une attitude raide ; parfois les taches grises derrière les verres de ses lunettes fondaient sur le visage. Devant cette indifférence glaciale, cette froideur veule, la mère se demandait avec angoisse :

Est-ce quon juge vraiment ?

Soudain, le réquisitoire du procureur sinterrompit comme à limproviste, le magistrat sinclina devant les juges et sassit en se frottant les mains. Le maréchal de la noblesse lui fit un signe de tête en roulant les yeux. Le maire lui tendit la main et le syndic contempla son ventre en souriant.

Mais on voyait que les juges n’étaient pas satisfaits du procureur, ils ne firent pas un mouvement.

Chien galeux ! grommela Sizov.

La parole dit le petit vieillard en portant un papier à son visage, la parole est au défenseur de Fédossiev, Markov, Zagarov

Lavocat que la mère avait vu chez Nicolas, se leva. Il avait le visage large et lair débonnaire ; ses petits yeux rayonnaient ; il semblait avoir sous ses sourcils roux deux pointes acérées qui coupaient quelque chose dans lair, comme des ciseaux. Il se mit à parler sans se presser, dune voix sonore et nette ; mais la mère ne put l’écouter, Sizov lui chuchota à loreille :

Tu as compris ce quil dit ? Il dit que ce sont des fous, des mauvais garnements à lhumeur batailleuse. Cest de Fédia quil veut parler !

Elle ne répondit pas, accablée par cette cruelle déception.

Son humiliation augmentait, lui oppressait l’âme. Maintenant, elle comprit pourquoi elle attendait la justice, pourquoi elle pensait assister à une discussion loyale et sévère entre la vérité de son fils et celle des juges. Elle se figurait que les juges interrogeraient Pavel longuement et avec attention sur sa vie ; quils examineraient de leurs yeux perspicaces toutes les pensées et les actions de son fils, toutes ses journées ; et, quand ils verraient sa droiture, quils diraient dune voix forte : Cet homme a raison.

Mais il ne se passait rien de pareil ; il semblait que les accusés et les juges fussent à cent lieues les uns des autres et signorassent mutuellement. Fatiguée par la tension de lexpectative, Pélaguée ne suivait plus les débats ; elle pensait, offensée :

Est-ce ainsi quon juge ? Le jugement

Et ce mot lui sembla vide et sonore ; il résonnait comme un vase dargile fêlé.

Cest bien fait ! chuchota Sizov en approuvant de la tête

On dirait quils sont morts, les juges ! soupira la mère.

Ils se ranimeront !

En les regardant elle vit, en effet, sur leurs visages une ombre dinquiétude. C’était un autre avocat qui parlait, un petit homme à la physionomie pointue, pâle et ironique. Les juges linterrompirent.

Le procureur se leva brusquement, dune voix rapide et irritée, il prononça le mot de procès-verbal et conféra avec le petit vieillard. Lavocat les écoutait, la tête respectueusement inclinée ; puis il reprit la parole.

Épluche ! épluche ! conseilla Sizov. Cherche donc où est l’âme !

Dans la salle, lanimation croissait ; un emportement belliqueux se faisait jour. Lavocat attaquait les juges de toutes parts, il piquait leur vieil épiderme par des mots caustiques. Les juges semblèrent se serrer plus étroitement les uns contre les autres, se gonfler et s’élargir, pour résister aux chiquenaudes de toute la masse de leur corps mou et effondré. La mère les considérait ; ils paraissaient senfler toujours davantage, comme sils craignaient que les coups de lavocat ne fissent résonner dans leur poitrine un écho qui troublerait leur indifférence.

Pavel se leva, et soudain le silence se fit. La mère se pencha en avant de tout son corps. Pavel dit avec calme :

Étant lhomme dun parti, je ne reconnais que le tribunal de mon parti ; je ne parle pas pour me défendre, mais pour satisfaire le désir de ceux de mes camarades qui nont pas voulu non plus de défenseur Je veux essayer de vous expliquer ce que vous navez pas compris Le procureur a qualifié notre sortie sous l’étendard de la démocratie socialiste de révolte contre les autorités suprêmes et a constamment parlé de nous comme de révoltés contre le tsar. Je dois déclarer que pour nous le tsar nest pas toute la chaîne qui lie le corps du pays ; ce nest que le premier anneau dont nous devons libérer le peuple

Le silence était devenu plus profond encore au son de cette voix ferme ; la salle semblait s’élargir et Pavel reculer loin de lauditoire ; il était devenu plus lumineux, plus en relief. La mère fut envahie par une sensation de froid.

Les juges sagitèrent lourdement et avec inquiétude. Le maréchal de la noblesse chuchota quelques mots au juge nonchalant ; celui-ci branla la tête et sadressa au petit vieillard, auquel le juge à lair souffrant parlait à loreille, de lautre côté. Le président, vacillant de droite à gauche dans son fauteuil, dit quelque chose à Pavel, mais sa voix se fondit dans le cours large et égal de lexposé du jeune homme.

Nous sommes des socialistes. Cela signifie que nous sommes les ennemis de la propriété particulière, qui désunit les hommes, les arme les uns contre les autres et crée une rivalité dintérêts inconciliables, qui ment en essayant de dissimuler ou de justifier cette hostilité, et pervertit tous les hommes par le mensonge, lhypocrisie et la haine Nous estimons que la société qui considère lhomme uniquement comme un moyen de senrichir est anti-humaine, quelle nous est hostile ; nous ne pouvons accepter sa morale à double face, son cynisme éhonté et la cruauté avec laquelle elle traite les individualités qui lui sont opposées ; nous voulons lutter et nous lutterons contre toutes les formes dasservissement physique et moral de lhomme employées par cette société, contre toutes les méthodes qui fractionnent lhomme au profit de la cupidité Nous, les ouvriers, nous sommes ceux dont le travail crée tout, depuis les machines gigantesques jusquaux jouets des enfants. Et nous sommes privés du droit de lutter pour notre dignité humaine ; chacun sarroge le droit de nous transformer en instruments pour atteindre son but ; nous voulons avoir assez de liberté pour quil nous soit possible, avec le temps, de conquérir le pouvoir. Le pouvoir au peuple !

Pavel sourit et se passa lentement la main dans les cheveux ; le feu de ses yeux bleus brûla avec plus d’éclat.

Je vous en prie parlez de laffaire ! dit le président dune voix nette et forte.

Il se tournait vers Pavel de toute sa poitrine et le regardait ; il sembla à la mère que son œil gauche et terne avait une lueur avide et mauvaise. Tous les juges avaient le regard fixé sur le jeune homme ; leurs yeux semblaient se coller à lui, sattacher à son corps pour en sucer le sang et ranimer leurs membres usés. Pavel, ferme et résolu, tendit le bras vers eux et continua dune voix distincte :

Nous sommes des révolutionnaires et nous le serons tant que les uns ne feront quopprimer les autres. Nous lutterons contre la société dont on vous a ordonné de défendre les intérêts ; la réconciliation ne sera possible entre nous que lorsque nous vaincrons. Car cest nous qui vaincrons, nous, les opprimés ! Vos mandataires ne sont pas du tout aussi forts quils le croient. Ces richesses quils ont amassées et quils protègent en sacrifiant des millions d’êtres malheureux, cette force qui leur donne du pouvoir sur nous, font naître parmi eux des flottements hostiles et les ruinent physiquement et moralement. La défense de votre pouvoir exige une tension desprit constante ; et en réalité, vous, nos maîtres, vous êtes tous plus esclaves que nous, ce sont vos esprits qui sont asservis, tandis que nous, nous ne sommes asservis que physiquement. Vous ne pouvez pas vous affranchir du joug des préjugés et des habitudes qui vous tue moralement ; nous, rien ne nous empêche d’être intérieurement libres. Et notre conscience grandit, elle se développe sans sarrêter ; elle senflamme toujours plus et entraîne après elle les meilleurs éléments, moralement sains, même ceux de votre milieu Voyez plutôt, vous navez déjà plus personne qui puisse lutter au nom de votre puissance avec des pensées ; vous avez déjà épuisé tous les arguments capables de vous protéger contre lassaut de la justice historique ; vous ne pouvez plus rien créer de neuf dans le domaine intellectuel ; vous êtes stériles en esprit. Nos idées, à nous, se développent avec une force croissante ; elles pénètrent dans les masses populaires et les organisent en vue de la lutte pour la liberté, lutte acharnée, lutte implacable. Il vous sera impossible darrêter ce mouvement, sinon en vous servant de la cruauté et du cynisme. Mais le cynisme est évident et la cruauté irrite le peuple. Les mains que vous employez aujourdhui pour nous étrangler, serreront demain nos mains en une étreinte fraternelle. Votre énergie, cest l’énergie mécanique produite par laugmentation de lor ; elle vous unit en groupes destinés à sengloutir mutuellement. Notre énergie à nous, cest la force vivante et sans cesse croissante du sentiment de solidarité qui unit tous les opprimés. Tout ce que vous faites est criminel, car vous ne pensez qu’à asservir lhomme ; notre travail à nous affranchit le monde des monstres et des fantômes, créés par votre mensonge, votre cupidité, votre haine. Bientôt, la masse de nos ouvriers et de nos paysans sera libre et créera un monde libre, harmonieux et immense. Et cela sera !

Pavel se tut un instant, puis il répéta avec plus de force encore :

Cela sera !

Les juges chuchotaient avec des grimaces bizarres, sans détacher leurs yeux de Pavel. La mère se disait quils salissaient par leurs regards le corps souple de son fils, dont ils enviaient la santé, la force et la fraîcheur. Les prévenus avaient écouté avec attention les paroles de leur camarade ; leurs visages avaient pâli, mais une flamme joyeuse étincelait dans leurs yeux. La mère avait dévoré les paroles de son fils, elles se gravaient dans sa mémoire.

À plusieurs reprises, le petit vieillard interrompit Pavel, lui expliquant on ne sait quoi ; il eut même une fois un sourire triste. Pavel l’écoutait en silence et reprenait la parole dune voix sévère, mais tranquille : il forçait lattention. Cela dura longtemps ; enfin, le président cria quelques paroles en tendant le bras vers le jeune homme. Celui-ci répondit dune voix légèrement ironique :

Je conclus. Je ne voulais pas vous offenser personnellement ; au contraire, assistant par force à cette comédie que vous appelez un jugement, j’éprouve presque de la compassion pour vous. Malgré tout, vous êtes des hommes et nous sommes toujours humiliés de voir des gens sabaisser dune façon aussi vile, au service de la violence, perdre à un tel point la conscience de leur dignité humaine même quand ils sont hostiles à nos desseins

Il sassit sans regarder les juges. La mère retint sa respiration pour considérer ceux dont dépendait le sort de son fils et attendit.

André, tout rayonnant, serra la main de Pavel avec vigueur, Samoïlov, Mazine, tous se tournèrent vers lui ; il sourit un peu embarrassé par lenthousiasme de ses camarades, regarda le banc où Pélaguée était assise et fit un signe de tête, comme pour demander :

Est-ce bien ainsi ?

Elle lui répondit par un profond soupir de joie et tressaillit, inondée dune ardente vague damour.

Voilà le jugement va commencer ! chuchota Sizov. Il les a bien arrangés, hein ?

Elle hocha la tête sans répondre, heureuse que son fils eût parlé avec tant de courage, peut-être encore plus heureuse quil eût fini. Son cerveau était martelé par une question :

Mes enfants ! quallez-vous devenir maintenant ?

Ce que son fils avait dit n’était pas nouveau pour elle ; elle connaissait ses opinions ; mais c’était là, devant le tribunal, quelle avait éprouvé pour la première fois la force entraînante et étrange de ses théories. Le calme du jeune homme la frappait ; dans sa poitrine, le discours de Pavel se mêlait à la conviction ferme de la victoire et du bon droit de son fils, qui rayonnait en elle comme une étoile.

 

 

 

 

 

XXV

 

Elle pensait que les juges allaient se mettre à discuter durement avec lui, à lui répliquer avec colère, à exposer leurs arguments.

Mais voici quAndré se leva, il jeta un coup d’œil en dessous sur le tribunal et commença :

Messieurs les défenseurs

Cest le tribunal qui est devant vous, et non pas la défense ! lui cria le juge malade, dune voix forte et irritée.

La mère voyait daprès la physionomie dAndré quil voulait plaisanter ; sa moustache tremblait ; il avait dans les yeux une expression féline et douce quelle connaissait bien. Il se frotta vigoureusement la tête de ses longues mains et poussa un soupir

Est-ce possible ? demanda-t-il en hochant la tête. Je croyais que ce n’était pas vrai, que vous étiez non pas des juges, mais seulement des défenseurs

Je vous prie de parler du fond de laffaire ! fit le petit vieillard avec sécheresse.

Du fond ? Bien. Je veux donc croire que vous êtes réellement des juges, cest-à-dire des gens indépendants, loyaux

Le tribunal na pas besoin de votre opinion

Comment, il na pas besoin dun pareil éloge ? Hum ! Néanmoins, je continuerai Vous êtes des hommes qui ne font aucune différence entre les amis et les ennemis, vous êtes des êtres libres. Ainsi, vous avez maintenant devant vous deux partis ; lun se plaint davoir été pillé et battu, lautre répond quil a le droit de piller et de battre, puisquil a un fusil

Avez-vous quelque chose à dire à propos de laffaire ? demanda le petit vieillard en élevant la voix, et la main tremblante.

La mère était contente de voir cette irritation. Mais la manière dagir dAndré ne lui plaisait pas, elle ne saccordait pas avec le discours de Pavel. Pélaguée aurait voulu quune discussion sérieuse et grave sengageât.

Le Petit-Russien regarda le vieillard sans répondre, puis il dit gravement :

De laffaire ? Pourquoi vous en parlerais-je ? Mon camarade vous a dit ce que vous deviez savoir. Le reste, dautres vous le diront, quand le moment sera venu

Le petit vieillard se souleva de son siège et déclara :

Je vous retire la parole ! Grégoire Samoïlov

Les lèvres serrées avec force, le Petit-Russien se laissa paresseusement tomber sur le banc ; à côté de lui, Samoïlov se leva en secouant ses boucles

Le procureur a dit que nous étions des sauvages, des ennemis du progrès

Ne parlez que de ce qui a trait à votre affaire !

Mais cest ce que je fais Il ny a rien dont les honnêtes gens doivent se désintéresser Et je vous prie de ne pas minterrompre Je vous le demande ; quel est donc le degré de votre culture ?

Nous ne sommes pas ici pour discuter avec vous ! Revenons à laffaire ! dit le vieillard en montrant les dents.

Les plaisanteries dAndré avaient visiblement agacé les juges et comme effacé quelque chose en eux. Sur leurs visages gris, des taches rouges apparaissaient et des étincelles froides et vertes brillaient dans leurs yeux. Le discours de Pavel les avait irrités, mais son ton énergique avait réprimé leur colère et forcé leur respect. Le Petit-Russien avait anéanti cette retenue et mis à nu sans effort ce quelle dissimulait. Les traits crispés, ils chuchotaient entre eux ; leurs gestes devenaient plus précipités et trahissaient leur rage.

Vous élevez des espions, vous pervertissez les femmes et les jeunes filles, vous placez lhomme dans la situation dun voleur et dun assassin, vous lempoisonnez avec de leau-de-vie, vous le faites pourrir dans vos prisons Les guerres internationales, le mensonge, la débauche, labrutissement de toute la nation, voilà votre civilisation ! Oui, nous sommes les ennemis de cette civilisation-là !

Je vous prie cria le petit vieillard en hochant le menton.

Samoïlov, tout rouge, les yeux étincelants, cria encore plus fort que lui.

Mais nous aimons et respectons lautre civilisation, celle dont les créateurs ont été mis en prison ou rendus fous par vous

Je vous retire la parole ! Fédia Mazine !

Le petit jeune homme se leva brusquement, comme une alène sortant dun trou, et s’écria dune voix saccadée :

Je je le jure ! je le sais, vous me condamnerez

Il suffoqua et pâlit ; on ne voyait plus que les yeux sur son visage ; il ajouta, le bras tendu :

Parole dhonneur ! Envoyez-moi où vous voudrez, je menfuirai ! je reviendrai je travaillerai toujours à la cause du peuple pour la liberté du pays toute ma vie ! Parole dhonneur !

Sizov poussa un petit cri. Tous les assistants, soulevés par une vague dexcitation, remuaient avec un bruit sourd et étrange. Une femme pleurait ; quelquun toussait et suffoquait. Les gendarmes considéraient les prévenus avec un étonnement stupide et jetaient des coups d’œil furieux sur la foule. Les juges se démenèrent, le vieillard cria :

Goussev Ivan !

Je ne parlerai pas !

Goussev Vassili !

Je ne veux pas parler !

Boukine Sédor !

Blond et comme décoloré, il se leva lourdement et dit avec lenteur en secouant la tête :

Vous devriez avoir honte ! Moi qui ne suis quun homme ignorant, je comprends pourtant ce que cest que la justice !

Il leva le bras au-dessus de sa tête et se tut, les paupières à demi baissées, comme sil regardait quelque chose au loin.

Que dites-vous ? s’écria le vieillard avec un étonnement exaspéré, et en sadossant au fauteuil.

Ah ! vous

Boukine se laissa tomber sur le banc dun air morne. Il y avait dans ses paroles dénuées de sens, quelque chose dimmense et dimportant en même temps quun blâme attristé et naïf. Tout le monde en eut limpression, les juges eux-mêmes prêtèrent loreille, comme pour saisir un écho plus net que ce discours. Dans les bancs réservés au public, tout se tut, on nentendit vibrer quun léger bruit de pleurs. Puis le procureur sourit en haussant les épaules ; le maréchal de la noblesse toussa ; de nouveau des chuchotements résonnèrent dans la salle et s’élevèrent en serpentant.

La mère se pencha vers Sizov et lui demanda :

Les juges parleront-ils ?

Non tout est fini il faut encore rendre le verdict.

Plus rien dautre ?

Non !

Elle ne le crut pas. La mère de Samoïlov sagitait anxieusement sur le banc, poussant Pélaguée du coude et de l’épaule, et demandant à voix basse à son mari :

Mais comment ! Est-ce possible ?

Tu le vois !

Quest-ce quon lui fera, à notre fils ?

Tais-toi laisse-moi

On sentait que, dans le public, il y avait quelque chose de brisé, danéanti, de changé. Les yeux aveugles cillaient comme si un foyer ardent s’était enflammé devant eux. Sans comprendre le grand sentiment qui venait de naître en eux brusquement, les curieux se hâtaient de le fragmenter en sensations évidentes, accessibles et futiles. Le frère de Boukine disait à mi-voix, sans se gêner :

Pardon ! Pourquoi ne les laisse-t-on pas parler ? Le procureur a dit tout ce quil a voulu, aussi longtemps quil a voulu !

Près du banc se tenait un factionnaire, qui murmurait en agitant le bras !

Silence ! Silence !

Le père Samoïlov se rejeta en arrière, et, protégé par le dos de sa femme, continua à prononcer dune voix sourde des paroles saccadées :

Évidemment admettons quils sont coupables Il faut les laisser sexpliquer Contre qui ont-ils marché ? Contre tout Jaimerais comprendre cela mintéresse aussi Où est la vérité ? Je voudrais comprendre il faut les laisser sexpliquer

Silence ! sexclama le factionnaire en le menaçant du doigt.

Sizov hochait la tête dun air morne.

La mère ne quittait pas les juges des yeux ; elle voyait leur excitation croissante, ils parlaient entre eux, mais elle ne pouvait comprendre ce quils disaient. Le bruit froid et glissant de leurs voix frôlait son visage, faisait trembler ses joues et provoquait dans sa bouche une sensation désagréable. Il lui semblait quils parlaient tous du corps de son fils et de ses camarades, de ces corps robustes et nus, de leurs muscles et de leurs membres pleins de sang vermeil, de force vivante. Ces corps devaient exciter en eux une envie impuissante et mauvaise, une avidité ardente d’épuisés et de malades. Ils claquaient des lèvres et regrettaient de ne pas avoir ces muscles, capables de travailler et denrichir, de jouir et de créer. Maintenant ces corps sortaient de la circulation active de la vie, ils renonçaient à elle, on ne pourrait plus les posséder, profiter de leur force, ni les engloutir. Et c’était pourquoi ces jeunes gens inspiraient aux vieux juges lanimosité vindicative et désolée dun fauve affaibli qui voit de la chair fraîche, mais na plus l’énergie de sen emparer.

Et plus la mère regardait les juges, plus cette pensée grossière et bizarre saccentuait. Il lui semblait quils ne dissimulaient pas leur rapacité ni leur rage daffamés capables jadis de manger beaucoup. Elle, la femme et la mère, à laquelle le corps de son fils avait toujours et malgré tout été plus cher que son âme, était épouvantée par les regards éteints qui glissaient sur le visage de son fils, tâtaient la poitrine, les épaules, les bras, se frottaient à la peau brûlante comme pour chercher la possibilité de se ranimer, de réchauffer le sang de leurs veines durcies, de leurs muscles usés dhommes presque morts. Il semblait à Pélaguée que son enfant sentait ces attouchements moites, et quil la regardait en frémissant.

Le jeune homme fixait sur sa mère ses yeux un peu fatigués, calmes et affectueux. Par moments, il lui souriait et hochait la tête.

Je serai bientôt libre ! disait ce sourire qui caressait le cœur de Pélaguée.

Soudain, les juges se levèrent tous à la fois ; la mère suivit instinctivement leur mouvement.

Ils sen vont ! dit Sizov.

Pour les condamner ? demanda la mère.

Oui

Sa tension desprit se dissipa soudain ; une lassitude accablante envahit tout son corps ; sur son front, des gouttes de sueur perlèrent. Un sentiment de déception cruelle et dhumiliation impuissante jaillit dans son cœur et se transforma rapidement en un accablant mépris pour les juges et pour leur jugement. Une douleur la saisit aux tempes ; elle se frotta le front de la paume de la main, regarda autour delle : les parents des prévenus sapprochaient du grillage, la salle se remplissait dun bruit sourd de conversations. Elle savança aussi vers Pavel ; après lui avoir serré la main, elle commença à pleurer, pleine à la fois de chagrin et de joie. Pavel lui dit des paroles caressantes ; André riait et plaisantait.

Toutes les femmes pleuraient, plutôt par habitude que par chagrin. On n’éprouvait pas cette douleur qui abasourdit par un coup stupide, asséné brusquement sur la tête. On avait conscience de la triste nécessité de quitter ses enfants ; mais cette douleur se confondait et se noyait dans les impressions que faisait naître cette journée. Les parents regardaient leurs fils avec un sentiment où la méfiance que leur inspirait la jeunesse et la conscience de leur propre supériorité se mêlaient étrangement à une sorte de respect pour les enfants. Tout en se demandant avec tristesse comment ils allaient vivre maintenant, les vieux regardaient avec curiosité cette nouvelle génération qui discutait audacieusement la possibilité dune vie autre et meilleure. Ils ne savaient pas exprimer leurs sentiments, ils nen avaient pas lhabitude ; les paroles s’échappaient avec abondance des bouches, mais on ne parlait que de choses ordinaires, de vêtements et de linge, des soins à prendre ; on conseillait aux condamnés de ne pas irriter inutilement les supérieurs.

Tout le monde se lasse ! dit Samoïlov à son fils. Nous aussi bien queux !

Laîné des Boukine agitait la main et exhortait le cadet :

Voilà leur justice ! Il est pénible de laccepter !

Le jeune homme répondit :

Tu soigneras bien le sansonnet ! Je laimais tant !

Il sera encore là quand tu reviendras !

Sizov tenait son neveu par la main et disait lentement :

Ainsi, cest comme ça que tu as fait Fédia Cest comme ça !

Fédia se pencha et lui chuchote quelque chose à loreille avec un sourire rusé. Le soldat qui était à côté deux sourit aussi, mais il reprit aussitôt un air grave et grommela.

Comme les autres, la mère parlait de linge et de santé, tandis que dans son cœur les questions se pressaient, relatives à Pavel, à Sachenka, à elle-même. Et sous ses paroles se développait lentement le sentiment de lamour immense quelle portait à son fils, le désir de lui plaire, d’être proche de son cœur. Lattente de la chose terrible avait disparu, ne laissant après elle quun frisson désagréable, quand Pélaguée se représentait les juges.

Elle sentait naître en elle une grande joie lumineuse mais elle ne la comprenait pas et en était troublée. Elle vit que le Petit-Russien causait avec chacun, et, comprenant quil avait plus besoin que Pavel dun mot affectueux, elle lui dit :

Il ne me plaît pas, ce jugement !

Pourquoi, petite mère ? s’écria André. Cest un vieux moulin, mais il nest pas désœuvré

Ce nest pas effrayant et cest incompréhensible, on ne recherche pas la vérité, dit-elle avec hésitation.

Oh ! Cest cela que vous vouliez ? s’écria André. Mais croyez-vous quon soccupe de la vérité, ici ?

Pélaguée poussa un soupir :

Je pensais que ce serait terrible plus terrible qu’à l’église quon célébrerait le culte de la vérité

Mère, nous savons où on révère la vérité ! dit Pavel à voix basse, et comme sil lui eût demandé quelque chose.

Vous le savez, aussi, petite mère ! ajouta le Petit-Russien.

La cour !

Tous se précipitèrent à leur place.

Une main appuyée à la table, le président cacha son visage derrière un papier et se mit à lire dune voix bourdonnante et faible :

« Le tribunal après en avoir délibéré »

Cest la condamnation ! dit Sizov, en prêtant loreille.

Le silence se fit. Tout le monde s’était levé, les yeux fixés sur le petit vieillard. Sec et droit, il ressemblait à un bâton sur lequel une main invisible se fût appuyée. Les juges étaient debout aussi ; le syndic du bailliage, la tête penchée sur l’épaule, dirigeait ses yeux au plafond ; le maire croisait les bras sur sa poitrine ; le maréchal de la noblesse se caressait la barbe. Le juge à lair souffrant, son collègue ventru et le procureur regardaient du côté des prévenus. Derrière les juges, au-dessus de leurs têtes, le tsar apparaissait en uniforme rouge ; un insecte rampait sur son visage blanc et indifférent ; une toile daraignée tremblait.

«  Sont condamnés à la déportation en Sibérie »

La déportation ! dit Sizov en poussant un soupir de soulagement. Enfin, cest passé, Dieu merci ! On parlait des travaux forcés. Ce nest pas si terrible, mère, ce nest rien !

Je le savais, dit Pélaguée dune voix basse.

Tout de même Maintenant, cest certain Va donc savoir, avec ces juges !

Il se tourna vers les condamnés quon emmenait déjà, et dit à haute voix :

Au revoir, Fédia ! Au revoir, vous tous ! Que Dieu vous aide !

La mère fit un signe de tête à Pavel et à ses camarades. Elle aurait voulu pleurer, mais une sorte de honte la retint.

 

 

 

 

 

XXVI

 

En sortant du tribunal, la mère fut tout étonnée de voir que la nuit était déjà tombée sur la ville ; dans les rues, les réverbères étaient allumés ; les étoiles scintillaient au ciel. Aux alentours du palais de justice, les gens se rassemblaient en petits groupes ; dans lair glacé, la neige grinçait sous les pas ; des voix jeunes sinterrompaient mutuellement. Un homme coiffé dun capuchon gris sapprocha de Sizov et demanda dune voix rapide :

Quelle sentence ?

La déportation.

Pour tous ?

Pour tous

Lhomme s’éloigna.

Tu vois ! dit Sizov à la mère, ça les intéresse

Soudain, ils furent entourés par une dizaine de jeunes gens et de jeunes filles ; les exclamations se mirent à pleuvoir, attirant dautres personnes dans le groupe. Sizov et la mère sarrêtèrent. On voulait connaître le verdict, savoir comment les prévenus s’étaient comportés, qui avait prononcé un discours et sur quel sujet ; dans toutes ces questions tintait la même note de curiosité avide et sincère.

Cest la mère de Pavel Vlassov ! cria quelquun.

Brusquement, tous se turent.

Permettez-moi de vous serrer la main !

Une main ferme sempara avec vigueur de celle de Pélaguée. La voix continua, tremblante d’émotion :

Votre fils sera un exemple de courage pour nous tous !

Vive louvrier russe ! cria une voix vibrante.

Vive la révolution !

À bas lautocratie !

Les exclamations se multipliaient, toujours plus violentes ; elles éclataient, se croisaient ; les gens accouraient de toutes parts et se pressaient autour de Sizov et de Pélaguée. Les coups de sifflet des agents de police fendirent lair, mais sans parvenir à dominer la rumeur. Le vieillard riait. Quant à la mère, il lui semblait que tout cela était un beau rêve. Elle souriait, serrait des mains, saluait ; des larmes de bonheur lui serraient la gorge ; ses jambes fléchissaient de fatigue ; mais son cœur, plein dune joie triomphante, reflétait les impressions comme le clair miroir dun lac.

Tout près delle, une voix nette s’écria dun ton énervé :

Camarades ! amis ! Le monstre qui dévore le peuple russe a de nouveau satisfait aujourdhui ses appétits

Allons-nous-en, mère ! dit Sizov.

Au même instant, Sachenka surgit. Elle prit la mère par le bras et lentraîna sur lautre trottoir en disant :

Venez peut-être la police va-t-elle se jeter sur la foule pour nous battre Ou bien, il y aura des arrestations. Eh bien ? Cest la déportation ? En Sibérie ?

Oui, oui !

Et lui, qua-t-il fait ? Il a parlé ? Je le sais déjà, dailleurs. Il est plus fort et plus simple que tous les autres et plus sévère aussi, cest vrai. Il est tendre et sensible, mais il se gêne de manifester ses sentiments Il est ferme, et droit comme la vérité elle-même Il est grand, et en lui, il y a tout tout ! Mais dans bien des cas, il se comprime lui-même de peur de n’être pas tout à la cause du peuple je le sais bien !

Ces paroles damour sexhalant en un chuchotement passionné calmèrent Pélaguée et ranimèrent ses forces défaillantes.

Quand irez-vous le rejoindre ? demanda-t-elle à la jeune fille, dune voix basse et affectueuse en lattirant à elle. Sachenka répondit, le regard fixé devant elle avec assurance :

Aussitôt que jaurai trouvé quelquun qui se charge de mon ouvrage ! Car mon tour viendra bientôt de passer en jugement On menverra aussi en Sibérie Je dirai alors que je désire être exilée au même endroit que lui

Derrière les deux femmes résonna la voix de Sizov.

Vous le saluerez de ma part ! Je mappelle Sizov Il me connaît je suis loncle de Fédia Mazine

Sachenka sarrêta, se tourna et lui tendit la main.

Je connais Fédia. Mon nom est Sachenka.

Et votre nom de famille ?

Elle lui jeta un coup d’œil et répondit :

Je nai pas de famille, je nai plus de père.

Il est mort ?

Non, il est vivant ! déclara-t-elle avec excitation. (Et quelque chose dobstiné, dopiniâtre, résonna dans sa voix et apparut sur ses traits.) Cest un propriétaire foncier, il est chef de district ; maintenant, il vole les paysans et les bat !

Ah ! dit Sizov dun ton traînant ; et après un silence, il reprit, en examinant la jeune fille du coin de l’œil :

Eh bien, adieu, mère ! Je vais par ici viens donc prendre le thé et bavarder quand tu voudras Au revoir mademoiselle vous êtes bien dure pour votre père Bien entendu, cest votre affaire

Si votre fils était un homme de rien, nuisible aux autres, le diriez-vous ? s’écria Sachenka avec passion.

Oui, je le dirais, répondit le vieillard, après un instant dhésitation.

Par conséquent la vérité vous serait plus chère que votre fils ; et pour moi, elle mest plus chère que mon père

Sizov hocha la tête, puis dit avec un soupir :

Ah ! vous êtes rusée ? si vous avez ainsi réponse à tout, les vieux seront bientôt vaincus vous savez attaquer Au revoir, je vous souhaite tout le bien possible Mais soyez un peu plus tendre pour les gens, hein ! Que Dieu soit avec vous ! Adieu, Pélaguée ! Si tu vois Pavel, dis-lui que jai entendu son discours je nai pas tout compris il ma même fait peur par moments, mais ce quil a dit est vrai !

Il souleva sa casquette et disparut sans se hâter au coin de la rue.

Ce doit être un brave homme ! observa Sachenka, en le suivant dun regard souriant.

Il sembla à la mère que le visage de la jeune fille avait une expression plus douce et meilleure que de coutume

Arrivées à la maison, elles sassirent sur le canapé, serrées lune contre lautre ; la mère parla de nouveau du projet de Sachenka. Ses sourcils épais levés, dun air pensif, la jeune fille regardait au loin de ses grands yeux rêveurs ; une méditation paisible se lisait sur son visage pâle.

Plus tard, quand vous aurez des enfants, je viendrai aussi, pour les soigner. Et nous ne vivrons pas plus mal là-bas quici Pavel trouvera de louvrage, il est très habile.

Tout en examinant la mère dun œil scrutateur, Sachenka demanda :

Vous navez pas envie daller le rejoindre tout de suite ?

Pélaguée répondit avec un soupir :

À quoi bon ? Je le gênerais seulement, au cas où il voudrait senfuir. Et puis, il ne le permettrait pas

Sachenka murmura :

Non, en effet

De plus, jai du travail, ajouta la mère avec un peu de fierté.

Oui, cest vrai ! répliqua Sachenka pensive. Et cest très bien

Elle tressaillit soudain, comme si elle se fût débarrassée on ne sait de quel fardeau ; puis, elle dit simplement à mi-voix :

Il ne se fixera pas en SibérieIl s’évadera cest certain

Mais alors, que deviendrez-vous ? Et lenfant, sil y en a un ?

Je ne sais pas. Nous verrons. Il ne faudra pas quil sinquiète de moi. Il sera libre de faire ce quil voudra, à nimporte quel moment, je ne suis que sa camarade Je le sais, il me sera terrible de le quitter mais, je saurai me résigner Je ne le gênerai en rien, non !

La mère sentit que Sachenka était capable dexécuter ce quelle disait. Pleine de pitié pour la jeune fille, elle la prit dans ses bras :

Ma chérie vous aurez bien à souffrir dit-elle.

Sachenka sourit doucement ; elle se serra contre Pélaguée de tout son corps ; une rougeur monta à ses joues.

Cest encore bien lointain mais ne croyez pas que ce soit un sacrifice pénible pour moi je sais ce que je fais, je sais sur quoi je puis compter je serai heureuse sil est heureux avec moi Mon désir, mon devoir, cest daugmenter son énergie, de lui donner tout le bonheur quil est en mon pouvoir de lui donner, beaucoup de bonheur ! Je laime beaucoup et lui maime, je le sais ! Nous échangerons nos sentiments, nous nous enrichirons mutuellement autant que nous le pourrons ; et sil le faut, nous nous quitterons en bons amis

Avec un sourire heureux, la mère dit lentement :

Jirai vous rejoindre peut-être mexilera-t-on aussi

Longtemps, les deux femmes étroitement enlacées et sans parler songèrent à celui quelles aimaient Le silence, la tristesse, une douceur tiède les enveloppaient

Nicolas arriva, fatigué.

Sachenka, allez-vous-en, avant quil soit trop tard ! dit-il rapidement en se dévêtant. Depuis ce matin, deux espions me suivent si ouvertement que cela sent larrestation jai un pressentiment Un malheur doit être arrivé quelque partÀ propos, voilà le discours de Pavel on a décidé de limprimer Portez-le à Lioudmila, suppliez-la de le composer le plus vite possible Pavel a très bien parlé, mère ! Prenez garde aux espions, Sachenka ! Attendez, emportez aussi ces papiers donnez-les au docteur, par exemple

Tout en parlant, il frottait avec vigueur lune contre lautre ses mains glacées ; puis, sapprochant de la table, il ouvrit les tiroirs doù il sortit les documents ; à la hâte, il les feuilleta, déchira les uns, empila les autres, tout soucieux et ébouriffé.

Il ny a pourtant pas longtemps que jai trié tout cela et voyez quel énorme paquet jai de nouveau ! Diable ! Mère, il vaudrait peut-être mieux que vous ne couchiez pas ici, quen pensez-vous ? Il est assez ennuyeux dassister à cette comédie, les gendarmes sont capables de vous emmener aussi et il faut absolument que vous alliez à la campagne pour répandre le discours de Pavel

Allons donc, pourquoi marrêterait-on ? dit la mère. Et peut-être vous trompez-vous, ils ne viendront pas

Nicolas répliqua avec assurance en agitant la main :

Jai le flair pour cela De plus, vous pourriez aider Lioudmila ! Allez-vous-en avant quil soit trop tard

Heureuse à lidée de coopérer à limpression du discours de son fils, Pélaguée répondit :

Sil en est ainsi, je men vais Seulement, ce nest pas parce que jai peur

Et, à son propre étonnement, elle ajouta, dune voix basse, mais ferme :

Maintenant, je nai peur de rien Dieu merci ! Maintenant, je sais déjà

À merveille ! s’écria Nicolas, sans la regarder. Ah ! dites-moi où sont mon linge et ma valise ; vous avez tout pris dans vos mains soigneuses, et je suis absolument incapable de retrouver ma propriété personnelle ; je vais me préparer ; les gendarmes seront désagréablement surpris

Sachenka brûlait des chiffons de papier dans le poêle ; quand ils furent consumés, elle eut soin de mêler leurs cendres, à celles du combustible.

Partez, Sachenka ! dit Nicolas en lui serrant la main. Au revoir ! Noubliez pas de menvoyer des livres, sil paraît quelque chose de nouveau et dintéressant Au revoir, chère camarade Soyez prudente, surtout

Vous pensez rester longtemps en prison ? demanda Sachenka.

Le diable le sait ! Assez longtemps sans doute on a différentes choses à me reprocher Mère, sortez avec Sachenka Il est plus difficile de suivre deux personnes

Bien ! dit la mère. Je mhabille Elle avait observé Nicolas avec attention, sans découvrir rien danormal en lui, sauf la préoccupation qui voilait son bon et doux regard. Il ne témoignait daucune émotion. Également attentif pour tous, affectueux et mesuré, toujours calme et solitaire, il menait la même existence mystérieuse au dedans de lui-même et comme en avant des autres. La mère laimait ainsi, dun amour prudent qui semblait douter de lui-même. Et maintenant, elle éprouvait pour Nicolas une pitié indicible, mais elle se dominait, sachant que sil sen apercevait, il se troublerait et deviendrait un peu ridicule, comme de coutume ; Pélaguée ne voulait pas le voir sous cet aspect.

Une fois habillée, elle rentra dans la chambre ; Nicolas serrait la main de Sachenka et disait :

Cest parfait ! Jen suis certain, ce sera très bon pour lui, comme pour vous Un peu de bonheur personnel nest pas nuisible mais, vous savez, il nen faut pas trop, pour quil ne perde pas sa valeur Vous êtes prête, petite mère ?

Il sapprocha delle en rajustant ses lunettes.

Eh bien, au revoir dans trois, quatre ou six mois ! Mettons six mois. Cest beaucoup de temps on peut faire tant de choses en six mois ! Ménagez-vous, nest-ce pas, je vous en prie ! Eh bien, embrassons-nous

Mettant ses bras robustes autour du cou de Pélaguée, il la regarda dans les yeux et dit en riant :

Je crois que je suis amoureux de vous je ne fais que vous embrasser

Sans parler, elle le baisa au front et aux joues ; ses mains étaient tremblantes. Elle les laissa retomber pour quil ne la remarquât pas

Vous partez ?À merveille ! Prenez garde, soyez prudente ! Savez-vous, envoyez un gamin demain matin ici, il y en a un chez Lioudmila ! Il verra ce qui se passe Eh bien, au revoir, camarades ! Tout est bien Que tout aille bien !

Dans la rue, Sachenka dit à voix basse :

Il ira avec la même simplicité à la mort, sil le faut en se dépêchant un peu, comme tout à lheure quand la mort viendra à lui, il rajustera ses lunettes, il dira : « À merveille ! » et il mourra

Je laime beaucoup ! chuchota la mère.

Il m’étonne quant à laimer non ! Je lestime ! Il est sec, quoiquil ait une certaine bonté et parfois même de la tendresse, mais il na pas assez dhumanité en lui Je crois que nous sommes suivies Séparons-nous Nallez pas chez Lioudmila, sil vous semble que vous êtes surveillée

Je le sais ! dit la mère.

Mais Sachenka insista encore :

Nallez pas chez elle venez alors chez moi. Au revoir !

Elle se tourna vivement et revint sur ses pas.

La mère lui cria :

Au revoir !

 

 

 

 

 

XXVII

 

Quelques minutes plus tard, Pélaguée se réchauffait près du poêle dans la chambre de Lioudmila. Vêtue dune robe noire, celle-ci allait et venait lentement dans la petite pièce, quelle remplissait du froufrou de ses jupes et de laccent de sa voix autoritaire. Dans le poêle, le bois craquait et sifflait en aspirant lair de la chambre ; la voix égale de la femme résonnait :

Les gens sont infiniment plus bêtes que méchants. Ils ne savent voir que ce qui est près deux, que ce qui est à leur portée immédiate Or tout ce qui est proche est mesquin ; seul ce qui est éloigné a de la valeur. En réalité, ce serait avantageux pour tous si la vie devenait plus facile et si les gens étaient plus intelligents Mais pour y arriver, il faut renoncer pour le moment à vivre dans la tranquillité.

Soudain, elle se planta devant la mère, et reprit plus bas comme pour sexcuser :

Je vois très peu de monde quand quelquun vient chez moi, je me mets à pérorer Cest ridicule, nest-ce pas ?

Pourquoi donc ?

Pélaguée essayait de deviner où Lioudmila imprimait ses brochures, mais elle ne voyait autour delle rien dextraordinaire. Dans la pièce, dont les trois fenêtres donnaient sur la rue, il y avait un canapé, une bibliothèque, une table, des chaises, un lit contre une paroi ; dans un angle, un lavabo, dans lautre, le poêle ; aux murs des photographies. Tout était neuf, solide et propre, et surtout la silhouette monacale de la maîtresse du logis jetait une ombre froide. On sentait quil y avait dans cette chambre quelque chose de mystérieux et de caché. La mère regarda les portes ; elle avait pénétré dans la pièce par lune delles, qui ouvrait sur un petit vestibule ; près du poêle, il y en avait une seconde, haute et étroite.

Je suis venue pour affaires ! dit-elle avec confusion, sentant que Lioudmila lobservait.

Je le sais. Personne ne vient chez moi pour dautres motifs.

Il sembla à la mère que quelque chose d’étrange vibrait dans la voix de son hôtesse ; elle avait un sourire aux commissures de ses lèvres minces ; ses prunelles ternes brillaient derrière les verres du lorgnon. La mère détourna les yeux et lui tendit le discours de Pavel.

Voilà, on vous prie de limprimer au plus vite

Et elle se mit à raconter les préparatifs que Nicolas avait faits, en prévision de son arrestation.

Sans rien dire, Lioudmila mit le document dans sa ceinture et sassit sur une chaise ; les reflets du feu sagitaient sur son visage impassible.

Quand les gendarmes viendront chez moi, je ferai feu sur eux ! déclara-t-elle. Jai le droit de me défendre contre la violence, et je dois lutter contre elle, du moment que jinvite les autres à le faire.

Les rougeurs de la flamme disparurent de son visage, qui redevint sévère et un peu hautain.

« Tu dois avoir une vie pénible, » pensa soudain la mère avec un sentiment daffection.

Lioudmila se mit à lire le discours de Pavel, dabord à contre-cœur ; puis se penchant toujours davantage sur le papier, elle jetait vivement à terre les feuillets quelle avait parcourus. La lecture terminée, elle se leva, se redressa et sapprocha de la mère.

Cest très bien ! Voilà ce que jaime cest net !

La tête inclinée, elle réfléchit un instant.

Je nai pas voulu parler avec vous de votre fils, je ne lai jamais vu et je naime pas les conversations tristes Je sais ce quon éprouve quand on voit lun des siens partir en exil ! Dites-moi, est-ce bon davoir un fils pareil ?

Oui, très bon !

Et cest terrible ?

Pélaguée répondit en souriant paisiblement :

Non, plus maintenant

De sa main brune, Lioudmila lissa ses cheveux coiffés en bandeaux plats, puis elle se tourna vers la fenêtre : une ombre légère et chaude palpitait sur ses joues.

Nous allons imprimer cela Vous maiderez ?

Bien entendu !

Je vais vite le composer Couchez-vous, la journée a été pénible pour vous, vous êtes fatiguée. Couchez-vous sur le lit, je ne dormirai pas, peut-être vous réveillerai-je cette nuit pour maider. Avant de vous endormir, éteignez la lampe.

Elle ajouta deux bûches au feu et sortit par l’étroite porte ménagée à côté du poêle, quelle referma soigneusement après elle. Pélaguée la suivit des yeux ; machinalement elle songeait à son hôtesse, tout en se déshabillant :

« Elle est sévère et elle souffre la pauvre ! »

La lassitude faisait tourner la tête de la mère ; cependant son cœur était étrangement calme ; à ses yeux, tout s’éclairait dune lumière douce et caressante. Pélaguée connaissait déjà ce calme qui suit toujours les grandes émotions ; auparavant, il linquiétait, mais maintenant il élargissait son âme et la raffermissait par un sentiment fort et grand. Elle éteignit la lampe, se coucha dans le lit froid, se pelotonna sous la couverture et sendormit aussitôt dun sommeil profond.

Lorsquelle ouvrit les yeux, la chambre était pleine de la lueur glacée et blanche dune claire journée dhiver ; étendue sur le canapé, un livre à la main, Lioudmila regardait la mère avec une expression de tendresse qui la transformait.

Oh ! mon Dieu ! s’écria Pélaguée, toute confuse. Ai-je dormi longtemps ! Il est tard ?

Bonjour ! répliqua Lioudmila. Il est bientôt dix heures, levez-vous et déjeunons !

Pourquoi ne mavez-vous pas réveillée ?

Jen avais lintention ! mais vous aviez un si bon sourire en dormant

Dun mouvement de son corps robuste et souple, elle se leva, sapprocha du lit, se pencha sur le visage de la mère, et celle-ci aperçut dans les yeux ternes de son hôtesse quelque chose de familier, de proche, de compréhensible.

que je nai pas voulu vous réveiller Sans doute faisiez-vous un beau rêve

Non, je nai rien rêvé !

Tant pis Mais votre sourire ma plu Il était si paisible, si doux !

Lioudmila se mit à rire, dun rire velouté et bas.

Je me suis mise à penser à vous, à votre vie Car votre existence est rude

La mère devint songeuse, remuant les sourcils.

Je nen sais rien ! dit-elle avec hésitation. Par moments, il me semble que oui mais ce nest pas vrai ! Et il y a tant de choses de choses étonnantes et sérieuses et qui se suivent avec tant de rapidité

Le flot dexcitation quelle connaissait bien montait à son cœur et la remplissait dimages et de pensées. Elle sassit sur le lit, et se hâta de revêtir ses idées de paroles.

Tout cela marche vers le même but, comme le feu quand une maison brûle et qui tend toujours à monter ! Là, il se fraye une issue, ici, il brille toujours plus violent toujours plus lumineux Il y a tant de choses pénibles, si vous saviez ! Les pauvres gens souffrent, on les gêne et on les espionne, on les bat, on les bat cruellement alors ils se cachent et vivent comme des moines il y a beaucoup de joies qui leur sont interdites et cest bien dur !

Lioudmila leva vivement la tête et jeta à la mère un regard profond.

Ce nest pas de vous que vous parlez ! dit-elle à voix basse.

Pas de moi dit Pélaguée en shabillant Peut-on se mettre à l’écart quand on aime ceci, quand cela nous est cher, quand on a peur pour tous et pitié pour tous tout cela se heurte dans le cœur qui est attiré par chacun comment se mettre à l’écart ? Où aller ?

À demi vêtue, elle resta un instant pensive au milieu de la pièce. Il lui sembla soudain quelle n’était plus celle qui s’était tant inquiétée et alarmée au sujet de son fils ; cette personnalité nexistait plus, s’était détachée et éloignée delle. Pélaguée écouta en elle-même ; désireuse de savoir ce qui sy passait et tout en craignant de réveiller de nouveau le vieux sentiment danxiété.

À quoi pensez-vous ? demanda affectueusement Lioudmila.

Je nen sais rien !

Elles se turent, se regardèrent et sourirent ; puis Lioudmila sortit de la chambre en disant :

Que fait mon samovar ?

La mère jeta un coup d’œil par la fenêtre ; dehors une journée froide rayonnait ; dans son cœur, il faisait clair aussi, mais chaud. Elle aurait voulu parler de tout, longuement, joyeusement, avec un vague sentiment de gratitude pour tout ce qui était descendu dans son âme. Un désir de prier quelle navait pas éprouvé depuis longtemps lui vint. Elle se rappela un jeune visage ; dans sa mémoire une voix grêle s’écria : Cest la mère de Pavel Vlassov Les yeux tendres et joyeux de Sachenka étincelèrent, la silhouette noire de Rybine se profila, le visage ferme et bronzé de Pavel sourit, Nicolas clignait des yeux dun air confus ; soudain, tous ces visages furent secoués par un soupir léger et profond ; ils se mêlèrent et se confondirent en un nuage transparent et multicolore, qui enveloppait le cœur dun sentiment paisible.

Nicolas avait raison ! dit Lioudmila en revenant. On la arrêté, impossible den douter. Comme vous mavez dit de le faire, jai envoyé un gamin chez lui. Il est revenu en mannonçant quil y a des agents de police cachés dans la cour ; il en a vu un derrière le portail. Les espions rôdent autour de la maison, le gamin les connaît

Ah ! dit simplement la mère en hochant la tête, pauvre Nicolas !

Ces derniers temps il faisait beaucoup de conférences aux ouvriers de la ville ; il était brûlé, il aurait été temps quil disparût ! continua Lioudmila dun air sombre et tranquille. Ses camarades lui disaient de partir, il ne les a pas écoutés ! Selon moi, dans des cas pareils, on nexhorte pas les gens, on leur force la main

Un jeune garçon aux cheveux noirs, au teint rose, au nez aquilin et aux beaux yeux bleus, apparut sur le seuil de la porte.

Faut-il apporter le samovar ? demanda-t-il dune voix sonore.

Oui, sil te plaît, Serge ! Cest mon élève Vous ne lavez jamais vu ?

Non.

Je lai envoyé quelquefois chez Nicolas.

Il semblait à la mère que Lioudmila s’était transformée, quelle était plus simple et moins lointaine. Il y avait dans les mouvements souples de son corps harmonieux beaucoup de beauté et de force, qui atténuait un peu lexpression sévère de son visage pâle. Les cernes de ses yeux s’étaient encore agrandis pendant la nuit.

On sentait en elle un effort continu, comme si, dans son âme, une corde était tendue.

Le gamin apporta le samovar.

Serge, voici Pélaguée Vlassov, la mère de louvrier quon a condamné hier

Lenfant sinclina silencieusement, serra la main de la mère, sortit, rapporta du pain et sassit à la table. Tout en versant le thé, Lioudmila conseilla à Pélaguée de ne pas rentrer chez elle avant quon sût qui la police épiait.

Cest vous, peut-être On vous interrogera sûrement

Quimporte ! répliqua Pélaguée. Si on marrête, ce ne sera pas un grand malheur ! Seulement, jaimerais bien que le discours de Pavel fût distribué avant

Il est déjà composé. Demain, nous aurons assez dexemplaires pour la ville et le faubourg aussi pour le district. Vous connaissez Natacha ?

Comment donc !

Eh bien, il faut les lui porter

Lenfant lisait un journal et semblait ne pas écouter ; mais, parfois, ses yeux se levaient sur le visage de la mère ; quand elle surprenait ce vif regard, elle était agréablement émue. La jeune femme parla de nouveau de Nicolas, sans se lamenter sur son arrestation ; et ce ton sembla tout naturel à la mère. Le temps passait plus vite que les autres jours ; il était près de midi quand le déjeuner prit fin.

 

 

 

 

 

XXVIII

 

Soudain on frappa vivement à la porte. Lenfant se leva et jeta un coup d’œil interrogateur sur la maîtresse du logis.

Ouvre, Serge ! Qui cela peut-il bien être ?

Dun geste calme, elle plongea la main dans la poche de sa robe et dit à la mère :

Si ce sont les gendarmes, placez-vous dans ce coin Et toi, Serge

Je sais ! répondit lenfant à voix basse, et il disparut.

La mère sourit. Tous ces préparatifs ne l’émouvaient pas ; elle navait pas le pressentiment dun malheur.

Ce fut le docteur qui entra. Il dit précipitamment :

Nicolas est arrêté Ah ! vous êtes ici, mère ? Vous n’étiez pas à la maison quand on la emmené ?

Non, il mavait envoyée ici

Hum ! Je ne pense pas que ce soit bien utile pour vous Cette nuit, des jeunes gens ont tiré sur gélatine cinq cents exemplaires du discours de Pavel Le travail est bien fait, cest net et lisible. Ils veulent les répandre en ville ce soir. Je ne suis pas de cet avis ; pour la ville, les feuilles imprimées sont préférables ; les autres, il faut les expédier nimporte où !

Je vais les porter à Natacha ! Donnez-les moi ! s’écria la mère avec vivacité.

Elle avait une grande envie de faire circuler le plus vite possible le discours de Pavel, dinonder la terre des paroles de son fils ; elle regarda le médecin avec des yeux attentifs, presque suppliants.

Je ne sais pas sil est sage que vous entrepreniez cette affaire-là maintenant ! dit-il indécis ; il tira sa montre. Il est onze heures quarante-trois Le train part à deux heures cinq ; vous serez là-bas à cinq heures quinze ; vous arriverez le soir, mais pas assez tard Dailleurs, ce nest pas là lessentiel

Non, ce nest pas lessentiel ! répéta Lioudmila en fronçant le sourcil.

Et quoi alors ? demanda la mère en sapprochant deux. Lessentiel est que laffaire soit bien faite et je sais my prendre !

La jeune femme la considéra fixement et déclara en sessuyant le front :

Cest dangereux

Pourquoi ? s’écria la mère.

Voici pourquoi ! dit le docteur, dune voix précipitée et inégale : vous avez disparu de chez vous une heure avant larrestation de Nicolas. Vous vous êtes rendue à la fabrique, où on vous connaît si bien. Après votre arrivée, des feuillets révolutionnaires ont apparu à la fabrique. Tout cela se serrera autour de votre cou comme un nœud coulant

On ne me remarquera pas ! affirma la mère en sanimant. Si on marrête quand je reviendrai et quon me demande où jai été

Elle sinterrompit et reprit :

Je saurai bien répondre ! De la fabrique, je me rendrai directement au faubourg ; je connais là un homme, Sizov je dirai donc que, tout de suite après le jugement jai été chez Sizov, poussée par le chagrin Lui aussi est dans la douleur : son neveu a été condamné avec Pavel ! Et je dirai que je suis restée tout le temps chez lui Et il confirmera la chose Vous voyez !

Les sentant céder à son désir, elle tâchait de les convaincre et parlait avec une force croissante. Ils acquiescèrent.

Que faire ? Allez ! dit le docteur à contre-cœur.

Lioudmila garda le silence, elle allait et venait pensivement dans la pièce. Son visage s’était assombri, ses joues se creusaient ; on voyait que les muscles de son cou étaient tendus comme si brusquement sa tête était devenue plus pesante et retombait involontairement sur sa poitrine. Le consentement forcé du docteur fit soupirer Pélaguée.

Vous me ménagez tous ! dit-elle en souriant. Mais vous ne vous ménagez pas vous-mêmes.

Ce nest pas vrai ! répondit le docteur. Nous nous ménageons, nous devons nous ménager ! Et nous navons pas assez de blâme pour ceux qui sexposent inutilement ! Ainsi donc, on vous portera les feuillets à la gare

Il lui expliqua ce quelle aurait à faire ; puis, il ajouta en la regardant en face :

Je vous souhaite de réussir ! Vous êtes satisfaite, nest-ce pas ?

Et il partit, mécontent. Lorsque la porte se fut refermée sur lui, Lioudmila sapprocha de la mère et lui dit :

Vous êtes une brave femme Je vous comprends

Elle la prit par le bras, et toutes deux se mirent à arpenter la pièce.

Moi aussi, jai un fils. Il a déjà douze ans, mais il vit avec son père. Mon mari est substitut du procureur ; peut-être même est-il procureur maintenant Lenfant est avec lui. Je me demande souvent ce quil deviendra

Sa voix moite frémit, puis elle reprit, de nouveau pensive, en chuchotant :

Il est élevé par un ennemi acharné de ceux qui me sont chers, de ceux que je considère comme étant les meilleurs êtres de la terre. Et mon fils peut devenir mon ennemi aussi Je ne peux pas le prendre avec moi, car je vis sous un faux nom. Il y a huit ans que je ne lai vu cest long, huit ans !

Elle sarrêta près de la fenêtre et continua, en regardant le ciel pâle et désert :

Sil était avec moi, je serais plus forte. Même sil mourait, je serais soulagée

Après un instant de silence, elle ajouta à haute voix :

Alors, je saurais quil est mort seulement, quil ne peut être lennemi de ce qui est plus haut encore que lamour maternel, de tout ce quil y a de plus précieux dans la vie

Ma chérie ! dit doucement la mère, le cœur étreint par la compassion.

Vous êtes heureuse ! reprit Lioudmila avec un sourire. Cest merveilleux de voir la mère et le fils marcher côte à côte Cest rare !

Oui, cest bon ! s’écria Pélaguée, et elle continua en baissant la voix ; comme pour confier un secret : cest une autre vie ! Vous, Nicolas, tous ceux qui travaillent pour la vérité, sont avec nous ! Et voilà que les gens deviennent proches les uns des autres je les comprends pas les mots, mais tout le reste, je le comprends ! Tout !

Ah ! cest comme ça ? dit la jeune femme, cest comme ça !

La mère lui posa la main sur l’épaule et continua :

Les enfants sont en marche dans le monde ! Voilà ce que je comprends : ils sont en marche dans le monde, sur toute la terre, partout, ils vont vers le même but ! Les meilleurs cœurs, les esprits loyaux vont à lassaut sans regarder en arrière tout ce qui est mauvais et sombre ; ils avancent, ils avancent Les jeunes et les robustes portent toute leur force à la même cause : à la justice ! Ils veulent triompher de la douleur ; ils ont pris les armes pour anéantir le malheur de lhumanité ; ils veulent vaincre lhorrible et ils le vaincront ! Nous allumerons un nouveau soleil, ma dit lun deux, et ils lallumeront ! Nous réunirons tous les cœurs brisés en un seul ! a dit un autre. Et ils le feront !

Elle leva le bras vers le ciel :

Là, il y a un soleil !

Et se frappant la poitrine, elle conclut :

Et ici, on en allumera un autre, plus éclatant que celui du ciel, le soleil du bonheur humain qui éclairera éternellement la terre, la terre tout entière et ceux qui lhabitent, de la lumière de lamour que chaque être éprouvera pour tous et pour tout !

Elle évoquait les mots des prières oubliées pour enflammer sa foi nouvelle ; son cœur les lançait comme des étincelles.

Les enfants qui vont par la voie de la raison et de la vérité portent de lamour à toutes choses, créent un ciel nouveau, ils ont le feu incorruptible qui sort de l’âme, du tréfonds du cœur. Et cest ainsi que nous est donnée une vie nouvelle, dans lamour passionné des enfants pour le monde entier. Et qui pourrait éteindre cet amour ? Qui ? Y a-t-il une force supérieure à celle-ci ? Qui pourrait la vaincre ? Cest la terre qui la engendrée, et la vie tout entière veut sa victoire la vie tout entière !

La mère s’écarta de Lioudmila et sassit, haletante et fatiguée par l’émotion. La jeune femme s’éloigna aussi, doucement, avec précaution, comme si elle eût craint de briser on ne sait quoi. De son pas souple, elle traversa la pièce, fixant au loin le regard profond de ses yeux sans éclat. Elle semblait encore plus mince, plus droite et plus grande. Sa figure décharnée et sévère avait une expression concentrée, elle serrait nerveusement les lèvres. Le silence apaisa rapidement la mère ; elle demanda à mi-voix dun ton craintif :

Peut-être ai-je dit des choses quil ne fallait pas dire ?

Lioudmila se tourna vivement, lui jeta un coup d’œil effrayé, et s’écria avec vivacité :

Non, cest comme ça cest comme ça ! Mais nen parlons plus ! Que cela reste comme vous venez de le dire que cela reste oui ! Et elle continua avec plus de calme : il faut bientôt partir La gare est loin dici.

Oui, bientôt ! Que je suis contente ! Ah ! que je suis contente, si vous saviez ! Jemporterai la parole de mon fils, la parole de mon sang ! Cest comme mon âme !

Elle sourit, mais son sourire neut quun pâle reflet sur le visage de Lioudmila. La mère sentait que cette contrainte refroidissait sa propre joie ; soudain, elle fut envahie du désir de communiquer à cette âme sévère son ardeur, de l’étreindre, afin quelle se mît à lunisson de son cœur maternel. Elle prit la main de Lioudmila et dit en la serrant avec force :

Ma chérie ! Comme il est bon de savoir quil y a dans la vie de la lumière pour tous les hommes et que, avec le temps, ils la verront, fondront leur âme en elle et se mettront tous à brûler de cette flamme inextinguible !

Son bon visage était frémissant ; ses yeux rayonnaient et ses sourcils sagitaient comme pour donner des ailes à l’éclat des prunelles. Elle était enivrée par de grandes pensées, dans lesquelles elle mettait tout ce qui brûlait dans son cœur, tout ce quelle avait éprouvé ; et elle enfermait dans les cristaux fermes et vastes des mots lumineux, ses idées qui fleurissaient et rayonnaient de plus en plus dans ce cœur automnal, illuminé par le soleil de la force créatrice.

Cest comme si un nouveau Dieu nous était né ! Tout pour tous, tous pour tout, toute la vie en un seul, en chacun toute la vie ! Et chacun pour toute la vie ! Cest ainsi que je comprends ; cest pour cela que vous êtes sur la terre, je le vois ! En vérité, vous êtes tous des camarades, vous êtes de la même famille, car vous êtes les enfants de la même mère : la vérité ! Cest la vérité qui vous a engendrés, et cest par sa force que vous vivez !

Pélaguée reprit haleine et continua avec un large geste, qui semblait étreindre :

Et quand en moi-même je prononce ce mot : « camarades ! » je les entends marcher ! Ils viennent de partout en foule. Jentends un bruit retentissant et joyeux, comme si toutes les cloches des églises de la terre sonnaient !

Elle avait réussi : le visage de Lioudmila sanima ; ses lèvres tremblèrent ; lune après lautre, de grosses larmes transparentes roulèrent de ses yeux ternes.

La mère la prit dans ses bras ; elle eut un rire silencieux, doucement fière de la victoire de son cœur

Quand les deux femmes se quittèrent, Lioudmila regarda Pélaguée en face et demanda à voix basse :

Savez-vous quil fait bon être avec vous ?

Et elle se répondit à elle-même :

Oui ! On dirait quon est sur une haute montagne à laurore

 

 

 

 

 

XXIX

 

Dans la rue, lair sec et glacial enveloppait le corps, prenait à la gorge, picotait les narines, et on suffoquait à le respirer. Tout à coup, la mère sarrêta et regarda autour delle : tout près, au coin de la rue, il y avait un cocher coiffé dune casquette poilue ; plus loin, un homme marchait le dos voûté, la tête dans les épaules ; un soldat courait et bondissait en se frottant les oreilles.

« On laura envoyé acheter quelque chose à la boutique ! » pensa-t-elle ; elle écouta avec satisfaction le bruit sonore et jeune de la neige qui grinçait sous ses pas ; elle fut bientôt à la gare ; le train n’était pas encore formé ; cependant, il y avait déjà beaucoup de monde dans la salle dattente de troisième classe, enfumée et crasseuse. Le froid avait chassé là les ouvriers du chemin de fer ; des cochers et des individus mal vêtus, sans feu ni lieu y venaient aussi se chauffer. Il y avait également des voyageurs : quelques paysans, un gros marchand en pelisse de genette, un prêtre avec sa fille au visage pâle, cinq ou six soldats, des bourgeois affairés. On fumait, on parlait, on buvait de leau-de-vie ou du thé. Près du buffet, quelquun riait avec éclat ; des nuages de fumée planaient au-dessus des têtes. La porte grinçait en souvrant et quand on la fermait avec fracas les vitres tremblaient et résonnaient. Une odeur de tabac et de poisson salé frappait violemment les narines.

La mère sassit près de la porte, bien en évidence, et attendit. Quand quelquun entrait, une bouffée dair froid soufflait sur elle ; la sensation était agréable ; elle respirait alors à pleins poumons. Des gens lourdement vêtus, chargés de paquets, apparaissaient ; ils saccrochaient à la porte avec maladresse, juraient, jetaient leur fardeau à terre ou sur un banc, puis enlevaient le givre du col de leur pardessus et de leurs manches, essuyaient leur barbe ou leur moustache en grommelant

Un jeune homme, qui portait une valise jaune, entra et, promenant autour de lui un coup d’œil rapide, se dirigea droit vers la mère :

À Moscou ? demanda-t-il à mi-voix.

Oui ! chez Tania !

Voilà !

Il plaça la valise sur le banc à côté delle, tira une cigarette de sa poche, lalluma rapidement et sortit par une autre porte après avoir légèrement soulevé sa casquette. La mère caressa de la main le cuir froid de la valise et sy appuya ; satisfaite, elle se mit à examiner le public. Un instant après, elle se leva et sassit sur un autre banc, plus près de la sortie. Elle portait la valise avec aisance ; la tête haute, elle regardait les visages qui passaient sous ses yeux.

Un homme, vêtu dun paletot court, la tête enfouie dans son col relevé, la heurta et s’écarta sans mot dire, portant la main à sa casquette. Il sembla à la mère quelle lavait déjà vu, elle se retourna : il lobservait dun œil. Cet œil clair transperça Pélaguée et fit trembler la main qui tenait la valise, comme si son fardeau se fût alourdi brusquement.

Où lai-je vu ? se demanda-t-elle pour chasser la sensation désagréable qui montait dans sa poitrine puis à sa gorge, lui remplissant la bouche dune amertume sèche. Une envie irrésistible de se retourner et de regarder encore une fois saisit la mère : lhomme était toujours à la même place ; il se tenait tantôt sur un pied, tantôt sur lautre, et semblait indécis. Il avait passé la main droite entre les boutons de son pardessus ; lautre était dans sa poche, ce qui faisait paraître son épaule droite plus haute que la gauche

Sans se hâter, Pélaguée sapprocha dun banc, sassit lentement, avec précaution, comme si elle eût craint de déchirer quelque chose en elle. Mise en éveil par un pressentiment aigu de malheur, sa mémoire lui présenta deux clichés de cet homme : le premier datait du jour de l’évasion de Rybine, lautre, de la veille. Au tribunal, elle avait vu à côté de cet individu lagent de police auquel elle avait donné de fausses indications au sujet du chemin que Rybine avait pris. On la connaissait, on la surveillait, c’était certain !

Suis-je prise ? se demanda-t-elle. Et elle se répondit en tressaillant : Peut-être y a-t-il encore Non, je suis prise, il ny a rien à faire

Elle regarda autour delle et ne vit rien de suspect. Lune après lautre, comme des étincelles, des idées senflammaient et s’éteignaient dans son cerveau.

Laisser la valise ? men aller ?

Mais aussitôt une autre étincelle brilla, plus vive :

La parole de mon fils la jeter ! Dans des mains pareilles !

Elle serra la valise contre elle.

Si je la prenais ! Si je courais !

Ses pensées lui paraissaient étrangères ; il lui semblait que quelquun les lui introduisait de force dans le cerveau. C’étaient comme des brûlures qui rongeaient douloureusement sa tête et son cœur, l’éloignant delle-même, de Pavel, de tout ce qui s’était déjà confondu avec son cœur. Elle sentait quune force hostile loppressait avec obstination, accablait ses épaules et sa poitrine, labaissait en la plongeant dans une terreur froide. Les veines de ses tempes se gonflèrent, une chaleur monta à la racine de ses cheveux.

Alors, dun seul effort vigoureux qui la souleva tout entière, elle éteignit en elle toutes ces lueurs faibles, lâches et rusées, en se disant avec autorité : Ne fais pas honte à ton fils !

Ses yeux rencontrèrent un regard timide et désolé. Limage de Rybine passa dans sa mémoire. Ces quelques instants dhésitation semblaient avoir tout raffermi en elle. Son cœur battit plus régulièrement.

Que va-t-il arriver ? se demanda-t-elle en regardant autour delle.

Lespion avait appelé un garde ; il lui chuchotait quelque chose en la désignant dun coup d’œil. Le garde examina la mère et recula. Un autre garde sapprocha, prêtant loreille à la conversation. C’était un vieillard robuste à cheveux gris ; il portait toute la barbe. Il fit un signe de tête à lespion et savança vers le banc sur lequel la mère était assise ; lespion disparut soudain.

Le vieillard marchait sans se hâter, en scrutant attentivement de ses yeux irrités le visage de Pélaguée. Elle recula tout au fond du banc.

Pourvu quon ne me batte pas ! pourvu quon ne me batte pas !

Il sarrêta près delle et, après un silence, demanda dune voix sévère :

Que regardes-tu ?

Rien

Cest bon voleuse ! Tu es déjà vieille et tu fais ce métier-là !

Il sembla à la mère que ces paroles la souffletaient. Irritées et rauques, elles faisaient mal, comme si elles eussent déchiré les joues, arraché les yeux

Moi ? Une voleuse ? Tu mens ! cria-t-elle de toute la force de ses poumons.

Tout ce qui lentourait se mit à chanceler dans le tourbillon de son indignation ; son cœur était étourdi par lamertume de linjure. Elle saisit la valise qui souvrit.

Regarde ! Regardez tous ! s’écria-t-elle en se levant et en agitant au-dessus de sa tête un paquet de proclamations. À travers le bourdonnement de ses oreilles, elle entendait les exclamations des gens qui accouraient de tous côtés.

Quy a-t-il ?

Voilà lagent de la police secrète

Quest-ce que cest ?

On dit quelle a volé

Cette femme-là ?

Et elle crie

Aïe ! aïe ! Elle a lair si respectable !

Qui a-t-on arrêté ?

Je ne suis pas une voleuse ! répéta la mère à pleine voix et en se calmant peu à peu à la vue des curieux qui lentouraient dun cercle compact.

Hier, on a condamné des prisonniers politiques mon fils était du nombre Cest Vlassov. Il a prononcé un discours ; le voilà ! Jallais le porter aux gens pour quils le lisent et réfléchissent à la vérité

Quelquun ayant tiré avec précaution un des feuillets quelle tenait à la main, elle agita les autres et les lança dans la foule.

Il ny a pas de risque quon te fasse des compliments pour les avoir distribués ! s’écria une voix craintive.

Gare ! que va-t-il arriver ! reprit une autre voix.

Pélaguée voyait quon semparait des papiers, quon les cachait dans les poches, dans les poitrines. Elle reprit de nouveau courage. Elle prenait des liasses de feuillets dans la valise et les lançait à droite et à gauche, dans les mains avides et prestes.

Savez-vous pourquoi on a condamné mon fils et tous ceux qui étaient avec lui ? Je vous le dirai ! Croyez-en mon cœur de mère ! Hier on a condamné des gens parce quils vous apportaient à tous la vérité sainte ! Hier jai appris que cette vérité avait triomphé personne ne peut lutter avec elle, personne !

La foule, qui gardait un silence étonné, devenait de plus en plus dense, entourant la mère dun anneau de corps vivants.

La pauvreté, la faim et la maladie, voilà ce que le travail nous donne ! Tout est contre nous. De jour en jour nous crevons de travail, nous souffrons de la faim et du froid, toujours dans la boue et dans la tromperie ; et ce sont dautres qui se gavent et se divertissent au prix de notre labeur ! Comme des chiens à lattache, on nous retient dans lignorance ; nous ne savons rien, et dans notre poltronnerie, nous avons peur de tout ! Notre vie, cest une nuit, une nuit sombre ! Cest un affreux cauchemar. Nest-ce pas vrai ?

Oui ! répondirent sourdement quelques voix.

Ferme-lui la bouche !

La mère aperçut derrière la foule lespion accompagné de deux gendarmes ; elle se hâta de distribuer les derniers paquets ; mais quand sa main arriva à la valise elle sentit le contact dune autre main.

Prenez tout, prenez tout ! dit-elle en se penchant. Pour transformer cette vie, pour délivrer tous les hommes, pour les ressusciter dentre les morts, comme moi, jai ressuscité, il est venu des gens, des enfants de Dieu qui sèment dans la vie la sainte vérité. Ils agissent en secret, car, vous le savez bien, personne ne peut dire la vérité sans être poursuivi, étranglé, jeté en prison, mutilé. La vérité de la vie et la liberté sont des ennemis à jamais irréconciliables de ceux qui nous gouvernent, de ceux qui nous oppriment. Ce sont des enfants, ce sont des êtres purs et lumineux qui vous apportent la vérité. Grâce à eux, elle viendra, dans notre pénible existence, elle nous réchauffera et nous animera ; elle nous délivrera de loppression des autorités et de tous ceux qui leur ont vendu leur âme ! Croyez-le !

Bravo, la vieille ! cria-t-on.

Quelquun se mit à rire.

Dispersez-vous, hurlèrent les gendarmes, en écartant brutalement la foule. Les groupes reculaient en maugréant, emprisonnant les gendarmes de leur masse et les gênant, sans le vouloir, peut-être. Cette femme aux cheveux gris, au regard franc et à lair de bonté, les attirait ; détachés les uns des autres, isolés par la vie, ils se confondaient maintenant en un tout, réchauffés par lardeur de cette parole que beaucoup attendaient sans doute depuis longtemps. Ceux qui étaient le plus près de la mère restaient silencieux. Pélaguée voyait leurs regards attentifs fixés sur elle et sentait leur souffle tiède sur sa figure.

Monte sur le banc ! lui cria-t-on.

Va-ten, la vieille !

On va te pendre !

Ah ! quelle insolente !

Parle vite ! ils viennent !

Faites place ! Circulez ! criaient les gendarmes, qui approchaient.

Maintenant nombreux, ils écartaient la foule avec plus de violence encore ; les gens, bousculés, saccrochaient les uns aux autres. Il semblait à la mère quil y avait un bouillonnement autour delle, que cette foule était prête à la comprendre et à la croire. Elle aurait voulu dire à la hâte tout ce quelle savait, toutes les pensées puissantes qui montaient harmonieusement, sans effort, du tréfonds de son cœur ; mais la voix lui manquait, il ne s’échappait de sa poitrine que des sons rauques, déchirés, tremblants.

La parole de mon fils, cest la parole pure dun fils du peuple, dune âme intègre ! Vous reconnaîtrez les gens intègres à leur audace ; ils sont intrépides et se sacrifient à la vérité, quand elle lexige !

Des yeux juvéniles la regardaient à la fois avec enthousiasme et terreur

Elle reçut un coup dans la poitrine ; chancela et tomba sur le banc. Au-dessus des têtes sagitaient les mains des gendarmes, qui empoignaient les assistants par la nuque ou les épaules, les jetaient de côté, arrachaient les casquettes et les lançaient au loin. Les choses noircirent et vacillèrent autour de Pélaguée, mais elle domina sa fatigue et se servit encore du peu de voix qui lui restait.

Peuple, rassemble tes forces en une force une !

La grande main rouge dun gendarme sabattit sur son cou et la secoua.

Tais-toi !

De la nuque, elle vint frapper le mur ; pendant un instant, son cœur fut enveloppé dune buée de terreur brûlante, mais cette vapeur se dissipa aussitôt sous lardeur de la flamme intérieure.

Marche ! dit le gendarme.

Nayez peur de rien ! Il ny a pas de souffrance pire que celle que vous éprouvez toute votre vie

Tais-toi ! te dis-je, cria le gendarme en la prenant par le bras et en la tirant en avant.

Un second gendarme sempara de son autre bras.

Il ny a pas de souffrance plus amère que celle qui, jour après jour, dévore le cœur et dessèche la poitrine

Lespion se précipita au-devant delle et brandissant son poing devant le visage de la mère, cria dune voix aiguë :

Tais-toi, canaille !

Les yeux de Pélaguée s’élargirent et étincelèrent ; sa mâchoire trembla. Collant ses pieds à la dalle glissante, elle cria :

On ne tue pas une âme ressuscitée.

Chienne !

Dun court élan, lespion la frappa au visage.

Cest bien fait pour cette vieille charogne ! cria une voix.

Quelque chose de noir et de rouge aveugla un instant la mère ; la saveur salée du sang lui remplit la bouche.

Une explosion dexclamations la ranima :

Vous navez pas le droit de frapper !

Camarades !

Quest-ce que cela ?

Ah ! coquin !

Donne-lui en !

Ce nest pas avec du sang quon noie la raison !

On la poussait dans le dos, dans le cou, on la frappait à la tête, à la poitrine ; tout vacillait et s’évanouissait dans le sombre tourbillon des cris, des hurlements, des coups de sifflets. Quelque chose d’épais et dassourdissant pénétrait dans ses oreilles, remplissait sa gorge et l’étouffait. Le sol seffondrait sous ses jambes qui ployaient, son corps frémissait sous les brûlures de la douleur ; alourdie, affaiblie, la mère chancelait. Mais elle apercevait autour delle des yeux nombreux brillant du feu hardi quelle connaissait bien et qui était cher à son cœur.

On la poussa vers la porte.

Elle dégagea une de ses mains, et saccrocha au montant.

On n’éteindra pas la vérité même sous des mers de sang

On la frappa à la main.

Vous namasserez que de la rancune, fous que vous êtes ! et cette rancune, cette haine vous submergera !

Le gendarme la saisit à la gorge dune étreinte toujours plus violente.

Elle râla :

Les malheureux

Quelquun lui répondit par un sanglot prolongé.

 

 

FIN

 

 

 

 

 

 


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