UNE VISITE À
ANNA ZALOMOVA
l’héroïne
de la Mère.
À
deux kilomètres
de la ville de Gorki[1],
dans une petite pièce
d’une
bourgade ouvrière,
une mère
tricote des chaussettes pour en faire cadeau à
son fils. Elle a un sourire caressant ;
derrière
les lunettes, son regard est étonnamment
vif et intelligent. Des mèches
argentées
lui tombent sur le front. Cette femme est encore vaillante, forte, joyeuse de
vivre.
C’est
Anna Kirillovna Zalomova, que des millions de lecteurs connaissent sous le nom
de Pélaguée
Nilovna Vlassova, héroïne
du roman de Maxime Gorki, la Mère.
Elle est âgée
de 85 ans. Elle a dix-huit petits-fils et douze arrière-petits-fils.
Son beau cœur
est toujours le même ;
elle se réjouit
des victoires de l’édification
socialiste, de la réalisation
de l’idéal
pour lequel avait lutté
son fils préféré,
Piotr Zalomov, le Pavel Vlassov du roman.
⁂
Nous faisons connaissance des la façon
la plus simple. Le visage éclairé
du sourire extrêmement
doux d’un
être
d’une
cordialité
et d’une
modestie extraordinaires, elle dit :
—
Cela fait longtemps, que j’ai
lu la Mère.
J’avais
appris qu’un
écrivain
nous avait choisis, mon fils et moi, pour sujet de son livre. Lorsque Piotr était
en prison, Alexëi
Maximovitch[2]
lui portait le dîner,
lui envoyait de l’argent
tous les mois, prenait soin de lui…
Je
prie Anna Kirillovna de me parler un peu d’elle-même.
Mais
une fois de plus, elle parle de son fils, de son caractère,
de sa maîtrise,
du passé.
—
Il est tellement obstiné,
mon fils… Le 1er mai, à
Sormovo, il y eut cinq cents manifestants, mais on n’en
a arrêté
que sept. Dertev et Moïsséev,
des étudiants,
Piotr, le serrurier Samyline, et un autre, je ne sais plus qui…
Le lendemain, j’allai
chez ma fille, pour savoir ce qu’il
était
advenu de mon fils… À
cette époque-là,
il vivait chez elle. Chemin faisant, je rencontrai une femme :
« Où
vas-tu ?
Sais-tu, le meneur, celui qui portait le drapeau, on l’a
blessé
à
coups de baïonnette… C’est
pas assez :
il aurait fallu le tuer.
« Moi,
je répondis :
c’est
faux. Il est mon fils, il vit, il n’a
fait aucun mal aux hommes.
« Elle
faillit tomber, et moi :
« —
Pourquoi avez-vous peur, je ne vous ai rien fait. »
Une
grande flamme merveilleuse éclaire
les yeux de la mère
qui raconte :
—
Piotr a adhéré
au Parti lorsqu’il
avait quinze ans… On lui avait dit plus d’une
fois :
« Tu
verras, tu finiras sur la potence ou devant un peloton d’exécution. »
Cela ne l’avait
pas effrayé.
On les a jugés
et déportés
tous dans le gouvernement de l’Enisséï,
au village de Maklakovka. Cela se passait en 1903 ;
puis, il s’évada… En 1905, il combattit sur les barricades, à
Moscou. Puis, il fallut partir pour Kostroma, où
nous sommes restés
cinq mois, puis pour Soudja… Sa femme est institutrice.
Il se faisait appeler Anton Fédorovitch… Il vivait sous un faux nom, mon fils.
—
Et vous-même,
avez-vous participé
à
l’action
révolutionnaire.
—
Mais oui. En 1899 ou en 1900, j’allai
à
Ivanovo- Voznessensk… Pour porter des proclamations.
Piotr en avait envoyé
quelques milliers. Au début,
on voulait les confier à
mon frère,
mais j’eus
peur… « Mieux
vaut que j’y
aille, moi »…
On venait de réduire
les salaires des tisserands… Il fallait leur porter des
tracts…
« Je
m’en
souviens très
bien. Je m’engageai
dans une ruelle. Une dame apparut sur un perron… J’entrai
dans la cour ;
des menuisiers y étaient
en train de travailler. Soudain, sortant d’une
cave une femme d’un
certain âge
se précipita
vers moi :
« —
Vous êtes
Anna Kirillovna ? »
Et de m’embrasser
« Venez,
venez vite ».
Elle m’offrit
du thé…
Elle voulait me persuader de rester… Puis arriva un
jeune tisserand qui emporta les proclamations…
—
Ce ne fut pas pour rien, ajoute Anna Kirillovna en souriant, les ouvriers ont
eu gain de cause…
« Une
autre fois, je transportai des tracts de Pétchory
à
Sormovo, dans un seau. Je mis des choux par-dessus, comme si j’avais
des choux. J’allais
monter lorsqu’on
me dit :
« Où
vas-tu avec tes seaux ?
Comme s’il
n’y
avait pas de choux à
Sormovo ? »
Et moi, je réponds :
« Pas
de choux comme ça,
c’est
une sorte spéciale »…
« En
1902, à
Kovalikha, vivait un infirmier, Ivan Pavlovitch. On devait transporter des
drapeaux, de chez lui jusqu’à
Sormovo… Je viens chez lui… Je
passe dans la chambre et je les enroule autour de ma taille, sous la blouse… Puis, je ressors. « Et
les drapeaux, dit-il, vous les avez oubliés ?
Mais non, Ivan Pavlovitch, je n’ai
rien oublié. »
Tout se passa très
bien…
—
Vous aimez votre fils, Anna Kirillovna ?
—
Tu es drôle !
Est-ce qu’une
mère
peut ne pas aimer son fils ?
Attends, je vais te raconter comment il est, le mien…
On l’avait
jugé
au Tribunal régional
et mis en prison… Aucun détenu
n’avait
le droit de recevoir des visites. Ils décidèrent
de faire la grève
de la faim. Certains se bornèrent
à
ne pas manger, et lui, il refusa de boire, tellement il est entêté…
« Un
jour, j’arrive
à
la prison, et le gardien me dit :
« Pas
la peine de venir :
ton fils n’est
pas là…
On l’a
emporté
à
l’infirmerie… Je ne pense pas que tu le trouves vivant ».
« Je
me dirige à
l’infirmerie.
Je supplie le substitut, je supplie le procureur lui-même.
« —
Ayez pitié,
un homme à
l’agonie
ne peut-il donc pas voir sa mère ?
Vous si votre toutou est malade, vous faites venir le médecin…
« —
Il l’a
voulu, répond
le procureur.
« Je
sors dans la rue, je me sens défaillir,
je tombe… Un attroupement se forme. « Pour
l’amour
de Dieu, dis-je, donnez-moi un verre d’eau »…
Un homme compatissant m’apporte
à
boire.
« Mais
le policier fait circuler :
« Va-t’en,
va-t’en,
ne te vautre pas ici ».
« Pendant
un moment, je me promène
devant la prison. Ensuite, je décide
d’agir
par la ruse. Je demande l’adresse
de l’infirmier…
« —
Par là,
me dit-on, dans cette maisonnette.
« J’entre… Je vois une jeune femme. Des traits doux. Je l’interroge :
« J’ai
un fils, Piotr ;
vit-il ? »
« —
Vous avez de la chance, dit-elle, on a eu de la peine à
le sauver »…
Ce que j’ai
pu être
heureuse…
La
mère
nous raconte des épisodes
remarquables de son existence passionnante. Elle parle, en termes chaleureux et
caressants, de l’écrivain
Gorki qu’elle
a connu tout gosse. « Il
était
bien vif, Lionia… il était
toujours fourré
dans les livres et apprenait l’allemand.
Je suis allé
plus d’une
fois à
la teinturerie des Kachirine[3]. »
Je
m’informe
de la santé
d’Anna
Kirillovna. « Mes
forces diminuent… Par ailleurs, ça
va. Ce que j’aime,
c’est
lire. Les vieilles de mon âge
me reprochent mon goût
pour la lecture… »
Lorsqu’elle
apprend que je vais voir son fils, Piotr Zalomov, elle me tend les grosses
chaussettes tricotées
et dit en souriant :
—
Donne-les à
Pétia,
mon petit. Dis-lui que je l’aime
et que je pense à
lui…
S. Orlov.
1935
Première
partie
I
Tous les jours, dans l’atmosphère
enfumée
et grave du faubourg ouvrier, la sirène
de la fabrique jetait son cri strident. Alors, des gens maussades, aux muscles
encore las, sortaient rapidement des petites maisons grises et couraient comme
des blattes effrayées.
Dans le froid demi-jour, ils s’en
allaient par la rue étroite
vers les hautes murailles de la fabrique qui les attendait avec certitude et
dont les innombrables yeux carrés,
jaunes et visqueux, éclairaient
la chaussée
boueuse. La fange claquait sous les pieds. Des voix endormies résonnaient
en rauques exclamations, des injures déchiraient
l’air ;
et une onde de bruits sourds accueillait les ouvriers :
le lourd tapage des machines, le grognement de la vapeur. Sombres et rébarbatives
comme des sentinelles, les hautes cheminées
noires se profilaient au-dessus du faubourg, pareilles à
de grosses cannes.
Le soir, quand le soleil se couchait, et que ses
rayons rouges brillaient aux vitres des maisons, l’usine
vomissait de ses entrailles de pierre toutes les scories humaines, et les
ouvriers, noircis par la fumée,
se répandaient
de nouveau dans la rue, laissant derrière
eux des exhalaisons moites de graisse de machines ;
leurs dents affamées
étincelaient.
Maintenant, il y avait dans leur voix de l’animation
et même
de la joie :
les travaux forcés
étaient
finis pour quelques heures ;
à
la maison les attendaient le souper et le repos.
La fabrique engloutissait la journée,
les machines suçaient
dans les muscles des hommes toutes les forces dont elles avaient besoin. La
journée
était
rayée
de la vie sans laisser de traces ;
sans s’en
apercevoir, l’homme
avait fait un pas de plus vers sa tombe ;
mais il pouvait se livrer à
la jouissance du repos, aux plaisirs du cabaret sordide, et il était
satisfait.
Les jours de fête,
on dormait jusque vers dix heures du matin ;
puis les gens sérieux
et mariés
revêtaient
leurs meilleurs habits et s’en
allaient à
la messe, reprochant aux jeunes gens leur indifférence
en matière
religieuse. Au retour de l’église,
on mangeait des pâtés,
ensuite on se couchait de nouveau jusqu’au
soir.
La fatigue amassée
pendant de longues années
enlevait l’appétit ;
afin de pouvoir manger, il fallait boire beaucoup, exciter l’estomac
indolent par les brûlures
aiguës
de l’alcool.
Le soir venu, on se promenait paresseusement dans les
rues ;
ceux qui possédaient
des caoutchoucs les mettaient lors même
qu’il
faisait sec ;
ceux qui avaient un parapluie le prenaient, même
par un beau soleil. Il n’est
pas donné
à
tout le monde d’avoir
des caoutchoucs et un parapluie, mais chacun désire
surpasser son voisin, d’une
manière
ou de l’autre.
Quand on se rencontrait, on s’entretenait
de la fabrique, des machines, on invectivait les contremaîtres.
Les paroles et les pensées
ne se rapportaient qu’à
des choses liées
au travail. L’intelligence
malhabile et impuissante ne jetait que de solitaires étincelles,
qu’une
faible lueur dans la monotonie des jours. En rentrant, les maris cherchaient
querelle aux femmes et les battaient souvent, sans épargner
leurs forces. Les jeunes gens restaient au cabaret ou organisaient de petites
soirées
chez l’un
ou chez l’autre,
jouaient de l’accordéon,
chantaient des chansons stupides et ignobles, dansaient, se racontaient des
histoires obscènes
et buvaient avec excès.
Exténués
par le travail, ces hommes s’enivraient
facilement et dans chaque poitrine se développait
une surexcitation maladive, incompréhensible,
qui voulait une issue. Alors, pour n’importe
quel prétexte,
ils s’attaquaient
mutuellement avec une irritation de fauves. Il se produisait des rixes
sanglantes.
Dans les relations des ouvriers entre eux, ce même
sentiment d’animosité
aux aguets dominait ;
il était
aussi invétéré
que la fatigue des muscles. Ces êtres
naissaient avec cette maladie de l’âme,
héritage
de leurs pères ;
et comme une ombre noire, elle les accompagnait jusqu’au
tombeau, les poussant à
accomplir des actes hideux par leur cruauté
inutile.
Les jours de fête,
les jeunes gens rentraient tard, les vêtements
en lambeaux, couverts de boue et de poussière ;
les visages meurtris, ils se vantaient des coups qu’ils
avaient portés
à
leurs camarades ;
les injures subies les courrouçaient
ou les faisaient pleurer, ils étaient
pitoyables et ivres, malheureux et répugnants.
Parfois, c’étaient
les parents qui ramenaient à
la maison leurs fils qu’ils
avaient trouvés
ivres-morts dans la rue ou au cabaret ;
les injures et les coups pleuvaient sur les enfants abrutis ou excités
par l’eau-de-vie ;
puis on les mettait au lit avec plus ou moins de précaution
et, le matin, on les réveillait
dès
que le rugissement de la sirène
fendait l’air.
Bien qu’on
injuriât
les enfants et qu’on
les frappât,
leur ivrognerie et leurs rixes semblaient choses naturelles aux parents ;
quand les pères
étaient
jeunes, ils avaient bu et s’étaient
battus aussi ;
et leurs pères
et mères
les avaient corrigés
également.
La vie avait toujours été
pareille ;
elle s’écoulait
on ne sait où,
régulière
et lente comme un fleuve fangeux.
Parfois, apparaissaient dans le faubourg des étrangers
qui, d’abord,
attiraient l’attention,
tout simplement parce qu’ils
étaient
inconnus ;
mais bientôt
on s’habituait
à
eux et ils passaient inaperçus.
Il ressortait de leurs récits
que partout la vie de l’ouvrier
est la même.
Et du moment qu’il
en était
ainsi, à
quoi bon en parler ?
Il s’en
trouvait cependant qui disaient des choses encore nouvelles pour le faubourg.
On ne discutait pas avec eux ;
on ne prêtait
qu’une
attention incrédule
à
leurs paroles bizarres, qui excitaient chez les uns une irritation aveugle,
chez les autres une sorte d’inquiétude,
tandis que d’autres
encore se sentaient troublés
par un vague espoir et se mettaient à
boire encore plus que de coutume pour chasser cette émotion.
Si l’étranger
manifestait quelque trait extraordinaire, les habitants du faubourg lui en
tenaient longtemps rigueur et le traitaient avec une répulsion
instinctive, comme s’ils
craignaient de le voir apporter dans leur existence quelque chose qui en
troublerait le cours pénible,
mais calme. Accoutumés
à
être
opprimés
par la vie, ces gens considéraient
toutes les transformations possibles comme propres seulement à
rendre leur joug encore plus lourd.
Résignés,
ils faisaient le vide autour de ceux qui prononçaient
des paroles étranges.
Alors ceux-ci disparaissaient on ne sait où ;
s’ils
restaient à
la fabrique, ils vivaient à
l’écart,
n’arrivant
pas à
se fondre dans la foule uniforme des ouvriers.
Après
avoir vécu
ainsi une cinquantaine d’années,
l’homme
mourait.
II
C’est
ainsi que vivait le serrurier Mikhaïl
Vlassov, homme sombre, aux petits yeux méfiants
et mauvais, abrités
sous d’épais
sourcils. C’était
le meilleur serrurier de la fabrique et l’hercule
du faubourg. Mais il était
grossier envers ses chefs ;
c’était
pourquoi il gagnait peu ;
chaque dimanche, il rossait quelqu’un ;
tout le monde le craignait, personne ne l’aimait.
À
plusieurs reprises, on avait tenté
de le rouer de coups, mais sans y parvenir. Quand Vlassov prévoyait
une agression, il saisissait une pierre, une planche, un morceau de fer, et,
solidement planté
sur ses jambes écartées,
attendait l’ennemi
en silence. Son visage couvert depuis les yeux jusqu’au
cou d’une
barbe noire, ses mains velues excitaient la terreur générale.
On avait surtout peur de ses yeux, perçants
et aigus, qui vrillaient les gens comme une pointe d’acier ;
quand on rencontrait leur regard, on se sentait en présence
d’une
force sauvage, inaccessible à
la crainte, prête
à
frapper sans pitié.
—
Eh donc !
allez-vous-en, canailles !
disait-il sourdement.
Dans l’épaisse
toison de son visage, ses grosses dents jaunes brillaient, féroces.
Ses adversaires reculaient tout en l’invectivant.
—
Canailles !
leur criait-il encore, et ses yeux étincelaient
de sarcasmes acérés
comme une alène.
Puis, redressant, la tête
d’un
air provocant, il suivait ses ennemis en criant de temps à
autre :
—
Eh bien, qui veut mourir ?
Personne ne voulait.
Il parlait peu. Son expression favorite était
« canaille ».
Il qualifiait ainsi les chefs de la fabrique et la police ;
il employait cette épithète
en s’adressant
à
sa femme.
—
Canaille, tu ne vois pas que mes pantalons sont déchirés ?
Quand son fils Pavel eut quatorze ans, l’envie
vint un jour à
Vlassov de le prendre aux cheveux une fois de plus. Mais Pavel, s’emparant
d’un
lourd marteau, fit brièvement :
—
Ne me touche pas…
—
Quoi ?
demanda le père,
se dirigeant vers l’enfant
aux formes sveltes et élancées
(on aurait dit une ombre tombant sur un bouleau).
—
Assez !
dit Pavel, je ne te laisserai plus faire…
Et il secoua le marteau, tandis que ses grands yeux
noirs s’élargissaient.
Le père
le regarda, cacha ses mains velues derrière
son dos, et dit en ricanant :
—
C’est
bien…
Puis il ajouta avec un profond soupir :
—
Ah !
canaille !
Bientôt
il déclara
à
sa femme :
—
Ne me demande plus d’argent… pour vous nourrir, Pavel et toi.
—
Tu boiras tout ?
osa-t-elle demander.
Il frappa la table du poing et s’écria :
—
Ce n’est
pas ton affaire, canaille !
Je prendrai une maîtresse.
Il ne prit pas de maîtresse ;
mais depuis ce moment-là
jusqu’à
sa mort, pendant deux ans environ, il ne regarda plus son fils et ne lui
adressa pas une fois la parole.
Il avait un chien aussi gros et velu que lui-même.
Chaque matin l’animal
l’accompagnait
jusqu’à
la porte de la fabrique, où
il l’attendait
le soir. Les jours de fête
Vlassov s’en
allait au cabaret. Il marchait sans mot dire, et comme s’il
eût
cherché
quelque chose, égratignant
du regard les gens au passage. Toute la journée,
le chien le suivait, tenant basse sa grosse queue épaisse.
Quand Vlassov, ivre, rentrait à
la maison, il soupait et donnait à
manger au chien dans sa propre assiette. Il ne battait jamais l’animal,
pas plus qu’il
ne l’invectivait
ou ne le caressait. Après
le repas, si sa femme n’avait
pas réussi
à
enlever le couvert au moment opportun, il jetait la vaisselle à
terre, plaçait
devant lui une bouteille d’eau-de-vie,
et, le dos appuyé
au mur, la bouche grande ouverte et les yeux fermés,
il entonnait d’une
voix sourde une chanson mélancolique.
Les sons discordants s’embarrassaient
dans ses moustaches, d’où
tombaient des miettes de pain ;
le serrurier lissait de ses gros doigts les poils de sa barbe et chantait. Les
paroles de la chanson étaient
incompréhensibles,
traînantes,
la mélodie
rappelait le hurlement des loups en hiver. Il chantait tant qu’il
y avait de l’eau-de-vie
dans la bouteille ;
puis il s’allongeait
sur le banc ou posait sa tête
sur la table et dormait ainsi jusqu’à
l’appel
de la sirène.
Le chien se couchait à
côté
de lui.
Il mourut d’une
hernie, après
une longue agonie. Pendant cinq jours, noirci par la souffrance, il s’agita
sans cesse dans son lit, les paupières
closes, les dents grimaçantes.
Parfois, il disait à
sa femme :
—
Donne-moi de l’arsenic… empoisonne-moi.
Elle fit venir le médecin,
qui ordonna des cataplasmes, ajoutant qu’une
opération
était
indispensable et qu’il
fallait conduire le malade à
l’hôpital
le jour même.
—
Va-t’en
au diable… canaille… je mourrai
bien tout seul !
répondit
Vlassov.
Lorsque le docteur fut parti, sa femme en pleurs
voulut l’exhorter
à
se soumettre à
l’opération ;
Mikhaïl
lui déclara
en la menaçant
du poing :
—
N’essaye
pas… Si je guéris,
tu le paieras cher !
Il mourut un matin, tandis que la sirène
appelait les ouvriers au travail. On le coucha dans son cercueil ;
il avait les sourcils froncés
et la bouche ouverte. Il fut conduit à
sa demeure dernière
par sa femme, son fils, son chien, ainsi que par Danilo Vessoftchikov, vieux
voleur ivrogne chassé
de la fabrique, et par quelques miséreux
du faubourg. La femme pleura un peu. Pavel avait les yeux secs. Ceux qui
rencontraient le cortège
funèbre
s’arrêtaient
et se signaient en disant :
—
Sans doute, Pélaguée
est bien contente de la mort de son mari.
Quelqu’un
corrigea :
—
Il n’est
pas mort, il a crevé.
Après
la descente du cercueil, les gens s’en
retournèrent ;
le chien resta, couché
sur la terre fraîche,
et flaira longtemps. Quelques jours plus tard il fut tué,
on ne sait par qui.
III
Un dimanche, une quinzaine après
la mort de son père,
Pavel rentra ivre à
la maison. Il arriva en chancelant dans la première
pièce
et cria à
sa mère,
en assénant
un coup de poing sur la table, comme le faisait Mikhaïl :
—
Le souper ?…
Pélaguée
s’approcha,
s’assit
à
ses côtés,
et l’enlaçant,
elle attira sur sa poitrine la tête
de son fils. Il la repoussa, en posant le bras sur son épaule
et dit :
—
Vite, maman !
—
Petit bêta,
répondit-elle
d’une
voix triste et caressante.
—
Moi aussi, je veux fumer… donne-moi la pipe du père… grogna-t-il en remuant péniblement
sa langue rebelle.
C’était
la première
fois qu’il
était
ivre. L’alcool
avait affaibli son corps, mais n’avait
pas éteint
sa conscience ;
il se demandait :
—
Je suis ivre ?… Suis-je ivre ?
Les caresses de sa mère
le rendaient confus ;
il était
touché
par la tristesse de son regard. Il avait envie de pleurer ;
et, pour vaincre ce désir,
il feignait d’être
plus ivre qu’il
l’était
en réalité.
Et la mère
caressait ses cheveux en désordre
et couverts de sueur en disant doucement :
—
Tu n’aurais
pas dû
faire cela…
Pavel commençait
à
avoir des nausées.
Après
une série
de vomissements, il fut mis au lit par la mère,
qui plaça
un essuie-mains mouillé
sur le front pâle.
Il se remit un peu ;
mais tout tournait autour de lui et sous lui ;
ses paupières
étaient
pesantes ;
il avait dans la bouche un goût
répugnant
et amer ;
il regardait le visage de sa mère
et avait des pensées
sans suite.
—
C’est
encore trop tôt
pour moi… les autres boivent sans être
malades ;
moi, j’ai
des nausées.
La douce voix de sa mère
arrivait à
ses oreilles, comme lointaine :
—
Comment pourras-tu me nourrir, si tu te mets à
boire ?
Il dit en fermant les yeux :
—
Tous boivent…
Pélaguée
soupira profondément.
Il avait raison. Elle savait que les gens n’ont
pas d’autre
endroit que le cabaret pour y chercher du plaisir, qu’ils
n’ont
pas d’autre
jouissance que l’alcool.
Pourtant, elle répondit :
—
Tu n’as
pas besoin de boire !
Le père
a assez bu pour toi… Et il m’a
assez tourmentée… tu pourrais bien avoir pitié
de ta mère.
En écoutant
ces paroles mélancoliques
et résignées,
Pavel pensa à
l’existence
silencieuse et effacée
de cette femme, toujours dans l’attente
des coups de son mari. Les derniers temps, Pavel était
resté
peu à
la maison, pour ne pas voir son père ;
il avait un peu oublié
sa mère ;
tout en revenant à
son état
normal, il l’examinait.
Elle était
grande et légèrement
voûtée ;
son corps pesant, brisé
par un labeur incessant et par les mauvais traitements, se mouvait sans bruit,
obliquement, comme si elle craignait de se heurter à
quelque chose. Le large visage ovale, découpé
par les rides et légèrement
boursouflé,
était
illuminé
par des yeux noirs à
l’expression
triste et inquiète,
comme chez presque toutes les femmes du faubourg. Au front, une profonde
balafre faisait un peu remonter le sourcil droit, il semblait que l’oreille
droite aussi était
plus haute que l’autre,
ce qui donnait au visage un air craintif… Il y avait
dans l’épaisse
chevelure noire des mèches
grises pareilles à
des marques de coups terribles… Toute sa personne
respirait la douceur, une résignation
douloureuse.
Et le long de ses joues, des larmes coulaient
lentement…
—
Attends !
Ne pleure pas !
supplia Pavel à
voix basse. Donne-moi à
boire !
—
Je vais t’apporter
de l’eau
avec de la glace…
Lorsqu’elle
revint, il dormait. Elle resta immobile un instant, retenant sa respiration ;
la cruche tremblait dans sa main, les morceaux de glace se heurtaient contre le
métal.
Puis, après
avoir posé
l’ustensile
sur la table, Pélaguée
se mit à
genoux devant les saintes images et pria silencieusement. Les vitres des fenêtres
tremblaient sous les ondes sonores de la vie obscure et ivre du dehors. Dans
les ténèbres
et l’humidité
d’une
nuit d’automne,
un accordéon
grinçait ;
quelqu’un
chantait à
pleine voix ;
on entendait des paroles viles et obscènes ;
des voix de femmes résonnaient,
alarmées
ou irritées.
Dans le petit logis des Vlassov, la vie s’écoulait
uniforme, mais plus calme et paisible qu’auparavant,
différant
ainsi de l’existence
générale
au faubourg. La maison était
située
à
l’extrémité
de la grand-rue, au sommet d’une
courte descente très
rapide, au bas de laquelle se trouvait un marais.
La cuisine occupait le tiers de la demeure ;
une mince cloison qui n’arrivait
pas jusqu’au
plafond la séparait
d’une
petite chambre où
couchait la mère.
Le reste formait une pièce
carrée,
à
deux fenêtres ;
dans un angle, le lit de Pavel, dans l’autre,
deux bancs et une table. Quelques chaises, une commode où
l’on
serrait le linge, une petite glace, une malle à
habits, une horloge et deux images saintes, c’était
tout.
Pavel essayait de vivre comme les autres. Il faisait
tout ce qui convient à
un jeune homme ;
il s’acheta
un accordéon,
une chemise à
plastron empesé,
une cravate voyante, des caoutchoucs et une canne. En apparence, il ressemblait
à
tous les adolescents de son âge.
Il allait à
des soirées,
apprenait à
danser le quadrille et la polka ;
le dimanche, il rentrait ivre. Le lendemain matin, il avait mal à
la tête,
la fièvre
le consumait, son visage était
blême
et abattu.
Un jour, sa mère
lui demanda :
—
Eh bien, tu t’es
amusé
hier soir ?
Il répondit
avec une sombre irritation :
—
Je me suis ennuyé
atrocement !
Mes camarades sont tous comme des machines… J’aime
mieux aller à
la pêche
ou m’acheter
un fusil.
Il travaillait avec zèle ;
jamais il n’était
mis à
l’amende
ou ne chômait.
Il était
taciturne. Ses yeux bleus, grands comme ceux de sa mère,
avaient une expression de mécontentement.
Il ne s’acheta
pas de fusil et n’alla
pas à
la pêche ;
mais il abandonna la voie battue que suivaient ses camarades, fréquenta
de moins en moins les soirées,
et, bien qu’il
continuât
de sortir le dimanche, il rentrait sobre. Pélaguée
l’examinait
sans mot dire et voyait le visage basané
de Pavel devenir de plus en plus décharné,
le regard toujours plus grave et les lèvres
se serrer avec une sévérité
bizarre. Il semblait souffrir de quelque maladie ou de quelque colère
mystérieuse.
Auparavant, ses camarades lui faisaient des visites, mais, comme il n’était
jamais à
la maison, ils cessèrent
de venir. La mère
voyait avec plaisir que son fils n’imitait
pas les jeunes gens de la fabrique ;
mais lorsqu’elle
remarqua cette obstination à
s’éloigner
du torrent obscur de la vie monotone, un sentiment de vague inquiétude
envahit son âme.
Pavel apportait des livres ;
au début,
il essaya de les lire en cachette. Parfois, il copiait quelque chose sur un
morceau de papier.
—
Tu n’es
pas bien, mon fils ?
lui demanda un jour Pélaguée.
—
Si, je suis bien !
répondit-il.
—
Tu es tellement maigre !
soupira-t-elle.
Il garda le silence.
Ils parlaient peu et ne se voyaient guère.
Le matin, le jeune homme prenait son thé
en silence et s’en
allait au travail ;
à
midi, il venait dîner ;
à
table, on n’échangeait
que des paroles insignifiantes ;
et ensuite il disparaissait de nouveau jusqu’au
soir. Puis, la journée
finie, il se lavait avec soin, soupait et lisait ses livres. Le dimanche, il s’en
allait dès
le matin pour ne rentrer que tard dans la nuit. La mère
savait qu’il
se rendait en ville, fréquentait
le théâtre ;
mais personne ne venait de la ville pour le voir. Il lui semblait que, plus les
jours passaient, moins son fils lui adressait la parole ;
et, en même
temps, elle remarquait que, de plus en plus, il employait des mots nouveaux,
incompréhensibles
pour elle, tandis que les grossières
expressions coutumières
disparaissaient de ses discours.
Il attacha plus de soin à
la propreté
de son corps et de ses vêtements ;
il se mouvait avec plus d’adresse
et d’aisance ;
il devint plus simple d’apparence,
plus doux ;
il inquiétait
sa mère.
Il la traitait d’une
manière
nouvelle, faisait son lit lui-même
le dimanche, en général,
sans phrases, sans ostentation, il s’efforçait
de lui alléger
la besogne. Personne n’agissait
ainsi dans le faubourg…
Un jour, il rapporta un tableau qu’il
accrocha au mur, et qui représentait
trois personnages aux traits empreints de décision,
de courage.
—
C’est
le Christ ressuscité
se rendant à
Emmaüs !
expliqua le jeune homme.
Le tableau plut à
Pélaguée,
mais elle pensa :
—
Tu honores le Christ et tu ne vas pas à
l’église…
Puis, d’autres
tableaux encore vinrent orner les murs, le nombre des livres augmenta sur le
beau rayon qu’un
menuisier, un camarade de Pavel, avait placé.
La chambre prenait un aspect agréable.
Le jeune homme disait souvent « vous »
à
sa mère
et l’appelait
« maman ».
Parfois, il lui adressait quelques brèves
paroles :
—
Mère,
ne soyez pas inquiète,
je vous en prie, je reviendrai tard ce soir…
Et sous ces mots, elle sentait qu’il
y avait quelque chose de fort et de sérieux,
qui lui plaisait.
Mais son anxiété
grandissait sans cesse, et comme elle ne s’en
expliquait pas avec Pavel, c’était
devenu comme un pressentiment de quelque chose d’extraordinaire
qui lui étreignait
de plus en plus le cœur.
Parfois elle pensait :
—
Les autres vivent comme des créatures
humaines, mais lui, il est comme un moine… Il est trop
sérieux… Ce n’est
pas de son âge…
Elle se demandait :
—
Peut-être
a-t-il une amie ?
Mais, pour être
aimé
des demoiselles, il faut de l’argent,
et il lui donnait presque tout son salaire.
C’est
ainsi que passèrent
les semaines, les mois, presque deux ans, d’une
vie bizarre et silencieuse, pleine de pensées,
de craintes confuses sans cesse croissantes.
IV
Un soir, après
le souper, Pavel ayant tiré
les rideaux devant les fenêtres,
s’assit
dans un coin et se mit à
lire, après
avoir suspendu au mur, au-dessus de sa tête,
une lampe d’étain.
La mère
avait fini de serrer la vaisselle à
la cuisine ;
elle s’approcha
de lui. Il leva la tête
et la regarda d’un
air interrogateur.
—
Ce n’est
rien, Pavel, c’est… comme ça !
fit-elle vivement.
Et elle s’éloigna
en remuant les sourcils d’un
air confus. Mais, après
être
restée
immobile un instant, au milieu de la cuisine, elle se lava les mains et revint,
pensive et préoccupée.
—
Je voulais te demander ce que tu lis sans cesse, fit-elle doucement.
Il posa son livre.
—
Assieds-toi, maman…
Pélaguée
s’assit
lourdement à
côté
de lui, se redressa et prêta
l’oreille,
dans l’attente
de quelque chose de grave.
Sans la regarder, à
mi-voix, très
rudement, Pavel parla.
—
Je lis des livres défendus.
On en interdit la lecture, parce qu’ils
disent la vérité
sur notre vie, sur celle du peuple… On les imprime en cachette,
et si on les trouvait chez moi, on me mettrait en prison…
en prison pour avoir voulu savoir la vérité.
As-tu compris ?
Elle eut soudain de la peine à
respirer et fixa des yeux hagards sur son fils, qui lui parut changé,
étranger.
Il avait une autre voix, plus épaisse,
plus basse, plus sonore. De ses doigts effilés,
il tordait ses fines moustaches soyeuses et jetait un regard bizarre en
dessous. Elle eut peur pour lui.
—
Pourquoi cela, Pavel ?
dit-elle.
Il leva la tête,
l’examina
et répondit
tranquillement :
—
Je veux savoir la vérité.
Sa voix était
basse, mais ferme, un désir
obstiné
brillait dans ses yeux. Pélaguée
comprit que son fils s’était
voué
à
jamais à
quelque chose de mystérieux
et de terrible. Tout dans la vie lui avait toujours paru inévitable ;
elle s’était
accoutumée
à
se soumettre sans réfléchir ;
elle commença
donc à
pleurer doucement, sans trouver de mots dans son cœur
serré
par l’angoisse
et la douleur.
—
Ne pleure pas !
dit Pavel d’une
voix caressante —
et il sembla à
la mère
qu’il
lui disait adieu —
réfléchis,
quelle vie est la nôtre !
Tu as quarante ans et pourtant as-tu vraiment vécu ?
Le père
te battait… Je comprends maintenant que c’est
son chagrin qu’il
exprimait ainsi sur ton dos… le chagrin de la vie qui l’oppressait,
et il ne savait pas lui-même
d’où
cela lui venait. Il a travaillé
trente ans, il a commencé
quand la fabrique n’occupait
que deux corps de bâtiment,
et aujourd’hui
elle en a sept !
Les fabriques se développent
et les gens meurent en travaillant pour elles.
Pélaguée
l’écoutait,
tout à
la fois avec crainte et avidité.
Les beaux yeux clairs du jeune homme étincelaient ;
la poitrine appuyée
contre la table, il s’était
rapproché
de sa mère
et, touchant presque sa figure baignée
de larmes, il lui disait son premier discours sur la vérité,
telle qu’il
la comprenait. Avec la naïveté
de la jeunesse et l’ardeur
d’un
écolier
fier de ses connaissances et sincèrement
convaincu de leur importance, il parlait de tout ce qui lui paraissait si évident,
il parlait autant pour se contrôler
lui-même
que pour convaincre sa mère.
Il s’arrêtait
parfois quand les mots lui manquaient, et alors il voyait le visage inquiet
dans lequel brillaient de bons yeux voilés
de larmes, pleins de terreur, de perplexité.
Il eut pitié
de sa mère
et, de nouveau, il lui parla d’elle-même.
—
Quelles joies as-tu connues ?
demanda-t-il. Qu’as-tu
de bon dans ton passé ?
Elle hocha tristement la tête,
elle éprouvait
un sentiment nouveau, inconnu encore, douloureux et joyeux à
la fois, qui caressait délicieusement
son cœur
endolori. Pour la première
fois, on lui parlait d’elle
et de sa propre vie, et des pensées
vagues, endormies depuis longtemps, se réveillaient
en elle, ranimaient les sentiments éteints
de vague mécontentement,
les pensées
et les souvenirs de sa jeunesse lointaine. Elle parla de sa vie, de ses amies,
elle parla longuement de tout ;
mais, comme les autres, elle ne savait que se plaindre ;
personne n’expliquait
pourquoi la vie est si pénible
et si dure… Et voici que son fils était
assis devant elle, et tout ce que les yeux de Pavel, son visage, ses paroles,
lui disaient d’elle,
la saisissait au cœur,
la remplissait de fierté ;
c’était
son fils à
elle qui avait compris la vie de sa mère,
qui lui disait la vérité
sur ses souffrances, qui la plaignait.
On ne plaint pas les mères,
en général.
Elle le savait. Elle ne comprenait pas que Pavel ne
parlait pas seulement d’elle,
mais tout ce qu’il
avait dit de la vie féminine
était
la vérité,
la cruelle vérité.
C’est
pourquoi il lui semblait que dans sa poitrine s’agitait
une foule de sensations qui la réchauffaient
comme une caresse, inconnue.
—
Que veux-tu faire ?
lui demanda-t-elle en l’interrompant.
—
Apprendre et ensuite enseigner aux autres. Nous devons apprendre, nous autres,
nous devons savoir, nous devons comprendre pourquoi la vie est si pénible
pour nous.
Il était
doux à
la mère
de voir les yeux bleus de son fils, toujours sérieux
et sévère,
briller de tendresse, éclairant
en lui quelque chose de rare pour elle. Un sourire satisfait vint aux lèvres
de Pélaguée,
bien qu’elle
eût
encore des larmes dans les rides des joues. Un double sentiment la partageait :
elle était
fière
du fils qui voulait le bonheur de tous les hommes, qui les plaignait tous et
voyait la douleur de la vie ;
et, en même
temps, elle ne pouvait oublier qu’il
était
jeune, qu’il
ne parlait pas comme ses camarades, qu’il
avait résolu
d’entrer
seul en lutte contre la vie coutumière
qu’elle
et les autres menaient. Elle eut envie de lui dire :
—
Chéri !
que peux-tu faire ?
On t’écrasera… tu périras.
Mais elle craignit de cesser d’admirer
le jeune homme qui soudain s’était
révélé
à
elle, si intelligent, si changé…
et un peu étranger.
Pavel voyait le sourire sur les lèvres
de sa mère,
l’attention
qu’elle
lui prêtait,
l’amour
éclatant
dans ses yeux, il crut lui avoir fait comprendre la vérité
qu’il
avait découverte,
et la jeune fierté
de la force de sa parole exalta sa foi en lui-même.
Plein d’excitation,
il parlait toujours, tantôt
riant, tantôt
fronçant
les sourcils ;
par moments, la haine résonnait
dans sa voix, et quand Pélaguée
entendait ces rudes accents, elle hochait craintivement la tête
et demandait à
mi-voix :
—
Est-ce bien ainsi ?
—
Oui !
reprenait-il d’une
voix forte et ferme.
Et il lui parlait de ceux qui voulaient le bien du
peuple, qui semaient la vérité
et qui pour cela étaient
traqués
comme des fauves, envoyés
en prison, exilés
au bagne, par les ennemis de la vie…
—
J’ai
vu des gens de ce genre !
s’écria-t-il
avec ardeur. Ce sont les meilleures âmes
de la terre !
Ces êtres
excitaient la terreur de la mère
et elle avait envie de demander encore à
son fils :
—
Est-ce bien ainsi ?
Mais elle ne se décidait
pas, elle écoutait
célébrer
ces gens qu’elle
ne comprenait pas, et qui avaient appris à
son fils une manière
de penser et de parler si dangereuse pour lui.
—
Il va bientôt
faire jour… si tu te couchais…
si tu dormais. Il faut aller au travail demain.
—
Je vais me coucher, acquiesça-t-il.
Et, se penchant vers elle, il demanda :
—
M’as-tu
compris ?
—
Oui !
soupira-t-elle.
De nouveau, les larmes jaillirent, de ses yeux, et
elle ajouta en sanglotant :
—
Tu périras !
Il se leva, se mit à
aller et venir dans la chambre.
—
Eh bien, tu sais maintenant ce que je fais, où
je vais !
Je t’ai
tout dit !
Je t’en
supplie, mère,
si tu m’aimes,
ne me retiens pas !
—
Mon chéri,
s’écria-t-elle.
Il aurait peut-être
mieux valu ne rien me dire !
Il lui prit la main qu’il
serra avec force entre les siennes.
Elle fut frappée
par ce mot de « mère »,
prononcé
avec une ardeur juvénile,
et ce serrement de mains, nouveau et bizarre.
—
Je ne ferai rien pour te contrarier, dit-elle d’une
voix saccadée.
Seulement, prends garde à
toi, prends garde !…
Et sans savoir à
quoi il devait prendre garde, elle ajouta tristement :
—
Tu maigris de plus en plus.
Et, enveloppant le corps robuste et harmonieux du
jeune homme d’un
regard caressant, elle dit à
voix basse :
—
Que Dieu soit avec toi !
Vis comme tu veux, je ne t’en
empêcherai
pas !
Je ne te demande qu’une
chose :
ne parle pas à
la légère.
Il faut se méfier
des gens, ils se haïssent
tous mutuellement !
Ils vivent par l’avidité,
ils vivent par l’envie !
Tous sont heureux de faire le mal… Quand tu voudras les
accuser, les juger, ils te haïront,
ils te feront périr !
Debout sur le seuil, Pavel écoutait
ces paroles douloureuses ;
il répondit
en souriant :
—
Les gens sont méchants,
oui… Mais quand j’ai
appris qu’il
y avait une vérité
sur la terre, ils m’ont
semblé
meilleurs !
Il sourit de nouveau et continua :
—
Je ne comprends pas moi-même
comment c’est
arrivé !
Dans mon enfance, j’avais
peur de tout le monde… Quand j’ai
grandi, je me suis mis à
haïr… les uns pour leur lâcheté…
les autres, je ne sais pourquoi… Mais maintenant, il n’en
est plus de même,
j’ai
pitié
d’eux,
je crois… Je ne comprends pas comment, mais mon cœur
est devenu plus tendre quand j’ai
su qu’il
y avait une vérité
pour les hommes, et qu’ils
ne sont pas tous coupables de l’ignominie
de leur vie…
Il se tut un instant, comme pour écouter
quelque chose en lui-même,
puis il reprit, pensif :
—
Voilà
comment respire la vérité !
Elle lui jeta un coup d’œil
et dit faiblement :
—
Tu t’es
transformé
d’une
manière
dangereuse, ô
mon Dieu !
Quand il se fut endormi, Pélaguée
se leva sans bruit et s’approcha
du lit de Pavel. Le visage basané
aux traits sévères
et obstinés
se dessinait distinctement sur l’oreiller
blanc. Les mains jointes sur la poitrine, pieds nus et en chemise, la mère
resta là,
ses lèvres
remuaient en silence, et de ses yeux s’échappaient
lentement de grosses larmes troubles…
V
La vie recommença
pour eux ;
de nouveau, ils étaient
proches et lointains.
Une fois, un jour de fête,
au milieu de la semaine, Pavel dit à
sa mère,
au moment de s’en
aller :
—
Il viendra des gens chez moi, samedi !
—
Quelles gens ?
demanda-t-elle.
—
Les uns d’ici… d’autres,
de la ville.
—
De la ville…, répéta
la mère
en hochant la tête.
Soudain, elle se mit à
sangloter.
—
Pourquoi pleurer maman ?
s’écria
Pavel mécontent.
Pourquoi ?
Elle répondit
d’une
voix faible en essuyant ses larmes :
—
Je ne sais pas… comme cela…
Il fit quelques pas dans la chambre, s’arrêta
devant elle et demanda :
—
Tu as peur ?
—
Oui !
avoua-t-elle. Ces gens de la ville… sait-on qui c’est ?
Il se pencha vers elle et fit d’une
voix irritée,
comme son père :
—
C’est
à
cause de cette peur que nous périssons
tous !
Et ceux qui nous commandent profitent de cette peur et nous effrayent encore
plus. Comprenez-le donc :
tant que les gens auront peur, ils pourriront, comme les bouleaux, là,
dans le marais.
Il s’éloigna
en ajoutant :
—
N’importe… on se réunira
chez moi.
La mère
pleura :
—
Ne m’en
veuille pas !
Comment ne pas avoir peur ?
J’ai
vécu
ma vie entière
dans la crainte… mon âme
en est toute pleine.
Il répondit
à
mi-voix, plus doucement :
—
Excusez-moi !
Je ne puis pas faire autrement !
Et il sortit.
Pendant trois jours, Pélaguée
trembla ;
son cœur
cessait de battre quand elle se rappelait que des étrangers
allaient venir dans la maison. Elle ne pouvait se les représenter,
mais il lui semblait qu’ils
devaient être
terribles. C’étaient
eux qui avaient montré
à
son fils la voie qu’il
suivait maintenant…
Le samedi soir, Pavel revint de la fabrique, se débarbouilla,
changea de vêtements
et sortit, en disant sans regarder sa mère :
—
Si l’on
vient, dis que je serai de retour à
l’instant… Qu’on
m’attende… Et n’aie
pas peur, s’il
te plaît… Ce sont des gens comme les autres…
Elle se laissa tomber sur le banc. Son fils la regarda
en fronçant
le sourcil et lui proposa :
—
Tu veux peut-être
sortir ?
Elle s’offensa.
Hochant négativement
la tête,
elle dit :
—
Non !… c’est
égal… Pourquoi sortirais-je ?
On était
à
la fin de novembre. Pendant la journée,
une neige fine et sèche
était
tombée
sur le sol gelé,
qu’on
entendait grincer sous les pieds de Pavel qui s’en
allait. Des ténèbres
épaisses
se collaient aux vitres des fenêtres.
La mère,
affaissée
sur le banc, attendait, les yeux tournés
vers la porte.
Il lui semblait que, dans l’obscurité,
des êtres
silencieux, aux vêtements
étranges,
se dirigeaient de toutes parts vers la maison, qu’ils
avançaient
en se dissimulant, courbés
et regardant de tous côtés.
Il y avait déjà
quelqu’un
près
de la maison et qui se tenait aux murs.
On entendit un coup de sifflet qui serpenta dans le
silence comme un mince filet mélodieux
et triste ;
il errait dans le désert
de la nuit, approchait… Soudain, il disparut sous la
fenêtre,
comme s’il
eût
pénétré
dans le bois de la cloison.
Des bruits de pas résonnèrent ;
la mère
frémit
et se leva, les yeux dilatés.
On ouvrit la porte. D’abord
apparût
une grosse tête
coiffée
d’une
casquette de fourrure, puis un long corps penché
se glissa lentement, se redressa, leva le bras droit sans hâte
et soupira bruyamment, d’une
voix de poitrine :
—
Bonsoir !
La mère
s’inclina
sans mot dire.
—
Pavel n’est
pas encore rentré ?
L’homme
ôta
avec lenteur une veste de fourrure, leva un pied, fit tomber avec sa casquette
la neige qui recouvrait sa chaussure, répéta
le geste pour l’autre
botte, jeta sa coiffure dans un coin et entra dans la chambre en se dandinant
sur ses longues jambes. Il s’approcha
d’une
chaise, l’examina
comme pour s’assurer
de sa solidité,
s’assit
enfin et se mit à
bâiller
en recouvrant sa bouche de sa main. Il avait la tête
ronde et tondue de près,
les joues rasées
et de longues moustaches dont la pointe retombait. Après
avoir considéré
la chambre de ses gros yeux bombés
et grisâtres,
il croisa les jambes et demanda en se balançant
sur sa chaise :
—
La chaumière
vous appartient-elle ou la louez-vous ?
La mère,
assise en face de lui, répondit :
—
Nous la louons.
—
Elle n’est
pas fameuse !
observa l’homme.
—
Pavel reviendra bientôt,
attendez-le !
dit faiblement Pélaguée.
—
C’est
ce que je fais !
répliqua-t-il
tranquillement.
Son calme, sa voix douce, la simplicité
de son visage rendirent du courage à
la mère.
Il la regardait franchement, d’un
air bienveillant ;
une gaie étincelle
brillait au fond de ses yeux transparents, et il y avait quelque chose d’amusant
et de sympathique dans cette créature
anguleuse et voûtée
perchée
sur de longues jambes. L’homme
était
vêtu
d’un
pantalon noir dont le bas était
rentré
dans les bottes et d’une
blouse bleue. La mère
avait envie de lui demander qui il était,
d’où
il venait, s’il
connaissait son fils depuis longtemps, lorsque soudain il s’agita
et dit :
—
Qui est-ce qui vous a troué
le front, petite mère ?
Il parlait d’une
voix caressante, et souriait des yeux. Mais la question irrita la femme. Elle
serra les lèvres
et, après
un instant de silence, elle s’informa
avec une froide politesse :
—
Et qu’est-ce
que cela peut vous faire, petit père ?
Il se tourna vers elle de tout son corps :
—
Mais ne vous fâchez
donc pas !
Je vous ai demandé
cela parce que ma mère
adoptive avait aussi la tête
trouée
tout à
fait comme vous. C’était
son conjoint qui l’avait
battue, avec un embauchoir !
Il était
cordonnier. Elle était
blanchisseuse. Elle m’avait
déjà
adopté
quand, pour son malheur, elle a trouvé
cet ivrogne on ne sait où !
Il la battait, je ne vous dis que ça !
J’en
avais tellement peur que la peau me craquait.
Pélaguée
se sentit désarmée
par cette franchise, et elle se dit que peut-être
Pavel ne serait pas content si elle se montrait impolie envers cet original.
Elle reprit avec un sourire confus :
—
Je ne me fâche
pas… mais vous m’avez
surprise. C’est
un cadeau de mon mari, que Dieu ait son âme !
Vous n’êtes
pas Tatar, vous ?
L’homme
secoua les jambes et eut un sourire si large que ses oreilles mêmes
semblèrent
reculer vers la nuque. Puis il dit avec gravité :
—
Pas encore… je ne suis pas Tatar !
—
Vous ne parlez pas tout à
fait comme un Russe !
expliqua la mère
en souriant :
elle avait compris sa plaisanterie.
—
Mon langage vaut mieux que le russe !
s’écria
gaiement le visiteur en hochant la tête.
Je suis Petit-Russien, de la ville de Kaniev.
—
Y a-t-il longtemps que vous êtes
ici ?
—
J’ai
demeuré
en ville près
d’un
an… et il y a un mois que je suis venu ici, à
la fabrique… J’y
ai trouvé
de braves gens… votre fils… d’autres…, mais pas beaucoup. Je veux me fixer ici, ajouta-t-il en
tortillant sa moustache.
Il plaisait à
Pélaguée,
et pour le remercier de l’éloge
qu’il
venait de faire de Pavel, elle proposa :
—
Voulez-vous du thé ?
—
Comment, en prendre tout seul ?
répondit-il
en haussant les épaules.
Quand nous serons tous réunis,
vous nous en offrirez…
De nouveau, on entendit des pas, la porte s’ouvrit
brusquement, la mère
se leva. Mais à
son grand étonnement,
ce fut une jeune fille légèrement
et pauvrement vêtue,
de petite taille, à
physionomie de paysanne, qui entra dans la cuisine. La visiteuse, dont les
cheveux blonds formaient une épaisse
natte, demanda :
—
Je ne suis pas en retard ?
—
Mais non !
répondit
le Petit-Russien, resté
dans la chambre. Vous êtes
venue à
pied ?
—
Bien entendu !
Vous êtes
la mère
de Pavel Mikhaïlovitch ?
Bonsoir !
Je m’appelle
Natacha.
—
Et du nom de votre père ?
demanda la mère.
—
Vassilievna. Et vous ?
—
Pélaguée
Nilovna.
—
Eh bien, nous avons fait connaissance, maintenant !
—
Oui, dit la mère,
en soupirant un peu.
Et elle examina la jeune fille avec un sourire.
Le Petit-Russien demanda :
—
Il fait froid ?
—
Oui, très
froid, dans les champs !
Le vent souffle.
Elle avait une voix moelleuse, claire ;
sa bouche était
petite et ronde, toute sa personne potelée
et fraîche.
Après
avoir enlevé
son manteau, elle frotta énergiquement
ses joues colorées
avec ses petites mains rougies par le froid, en marchant dans la chambre à
pas rapides ;
les talons de ses bottines faisaient résonner
le plancher.
—
Elle n’a
pas de caoutchouc !
pensa la mère.
—
Oui !
dit la jeune fille en traînant
les mots, je suis transie, gelée.
—
Je vais tout de suite préparer
le samovar, tout de suite, fit vivement la mère.
Et elle sortit.
Il lui semblait qu’elle
connaissait la jeune fille depuis longtemps et qu’elle
l’aimait
d’un
véritable
amour de mère.
Elle était
contente de la voir ;
tout en songeant aux yeux bleus un peu clignotants de son hôte,
elle souriait de satisfaction ;
elle prêta
l’oreille
à
la conversation.
—
Pourquoi êtes-vous
triste André ?
demanda la jeune fille.
—
Comme ça !
répondit
le Petit-Russien à
mi-voix. La veuve a de bons yeux et je pensais que, peut-être,
ceux de ma mère
sont pareils… Je pense souvent à
ma mère,
vous savez… il me semble toujours qu’elle
est vivante…
—
Vous disiez qu’elle
était
morte…
—
Non, c’est
ma mère
adoptive… Je parle de ma vraie mère… Je me figure qu’elle
demande l’aumône
quelque part à
Kiev et qu’elle
boit de l’eau-de-vie…
—
Pourquoi ?
—
Comme ça… Et quand elle est ivre, les agents de police la frappent au
visage…
—
Ah !
le pauvre homme !
pensa la mère
en soupirant.
Natacha se mit à
parler rapidement, mais à
mi-voix. Puis la voix sonore du Petit-Russien résonna
de nouveau :
—
Vous êtes
encore jeune !
vous n’avez
pas beaucoup d’expérience !
Chacun a une mère,
et pourtant les gens sont mauvais. Il est difficile d’accoucher,
mais il est encore plus difficile d’enseigner
le bien à
l’homme.
—
Voyez-vous !
s’exclama
intérieurement
la mère.
Elle aurait voulu pouvoir répondre
au Petit-Russien, lui dire que, elle, par exemple, aurait été
heureuse d’enseigner
le bien à
son fils, mais qu’elle
ne savait rien elle-même.
Mais la porte s’ouvrit
lentement et livra passage à
Vessoftchikov, fils du vieux voleur Danilo, et misanthrope célèbre
dans tout le faubourg. Il se tenait toujours à
l’écart
et chacun se moquait de lui à
ce propos. La mère
demanda, étonnée :
—
Que veux-tu ?
Il la regarda de ses petits yeux gris, essuya de la
large paume de sa main son visage grêlé
aux larges pommettes et, sans répondre
à
la salutation de Pélaguée,
il demanda d’une
voix sourde :
—
Pavel est à
la maison ?
—
Non.
Il jeta un coup d’œil
dans la chambre et y pénétra
en disant :
—
Bonsoir, camarades…
—
Lui aussi !… Est-ce possible ?
pensa la mère
avec hostilité.
Et elle fut très
étonnée
de voir Natacha tendre la main au nouveau venu avec un air joyeux et
affectueux.
Puis survinrent deux autres jeunes gens, des enfants
presque. La mère
connaissait l’un
d’eux :
c’était
le neveu de Fédor
Sizov, vieil ouvrier de la fabrique ;
il avait les traits aigus, un front très
haut et des cheveux bouclés.
L’autre,
aux cheveux plats, lui était
inconnu, mais ne la terrifiait pas, il paraissait modeste. Enfin, Pavel revint,
accompagné
de deux camarades ;
elle les reconnut ;
c’étaient
deux ouvriers de la fabrique. Son fils lui dit aimablement :
—
Tu as préparé
le thé ?
Merci !
—
Faut-il acheter de l’eau-de-vie ?
proposa-t-elle, ne sachant comment lui exprimer sa reconnaissance de quelque
chose qu’elle
ne comprenait pas encore.
—
Non, c’est
inutile, répondit
Pavel en enlevant son manteau, et il lui sourit avec bonté.
Soudain, l’idée
lui vint que son fils avait exagéré
à
dessein le danger de la réunion
pour se moquer d’elle.
—
Et c’est
ceux-là
qui sont des gens dangereux ?
—
Parfaitement !
dit Pavel en passant dans la chambre.
—
Ah !
fit la mère,
le suivant d’un
regard caressant.
Et en elle-même
elle pensa :
—
C’est
encore un enfant !
VI
Lorsque l’eau
du samovar fut en ébullition,
elle le porta dans la chambre. Les hôtes
étaient
assis autour de la table ;
Natacha, un livre à
la main, s’était
placée
dans le coin sous la lampe.
—
Afin de comprendre pourquoi les gens vivent si mal…,
disait Natacha.
—
Et pourquoi ils sont si mauvais…, intervint le
Petit-Russien.
—
Il faut voir comment ils ont commencé
à
vivre…
—
Regardez, mes enfants, regardez, chuchota la mère,
en préparant
le thé.
Tous se turent.
—
Que dites-vous, maman ?
demanda Pavel en fronçant
le sourcil.
—
Moi ?
Voyant tous les yeux fixés
sur elle, elle expliqua avec embarras :
—
Je me parlais à
moi-même… je disais :
regardez !
Natacha se mit à
rire, ainsi que Pavel ;
le Petit-Russien s’écria :
—
Merci, petite mère,
pour le thé !
—
Vous ne l’avez
pas encore bu et vous remerciez déjà !
répliqua-t-elle.
Puis elle ajouta en regardant son fils :
—
Je ne vous gêne
pas ?
Ce fut Natacha qui répondit :
—
Comment pouvez-vous gêner
vos hôtes,
vous qui êtes
la maîtresse
de maison ?
Et elle s’écria,
d’une
voix enfantine et plaintive :
—
Chère
âme !
donnez-moi vite du thé !
Je tremble de froid… j’ai
les pieds gelés…
—
Tout de suite !
tout de suite !
dit vivement Pélaguée.
Après
avoir bu son thé,
Natacha soupira bruyamment, rejeta sa natte par-dessus l’épaule
et ouvrit un gros livre illustré
à
couverture jaune. La mère
remplissait les verres, s’efforçant
de ne pas les entre-choquer et écoutait,
avec toute l’attention
dont son cerveau peu habitué
à
travailler était
capable, la lecture harmonieuse de la jeune fille. La voix sonore de Natacha se
mêlait
à
la petite chanson pensive du samovar ;
et dans la chambre se déroulait
et frissonnait comme un ruban magnifique, l’histoire
simple et claire des sauvages qui vivaient dans les cavernes et assommaient les
bêtes
avec des pierres. C’était
comme une légende ;
à
plusieurs reprises, la mère
jeta un coup d’œil
sur son fils, désireuse
de savoir ce qu’il
y avait de défendu
dans cette histoire de sauvages. Mais bientôt,
elle cessa d’écouter
et, sans qu’on
s’en
aperçut,
se mit à
examiner ses hôtes.
Pavel était
assis à
côté
de Natacha ;
c’était
le plus beau de tous. La jeune fille, penchée
sur son livre, remontait souvent les cheveux fins et bouclés
qui lui tombaient sur le front. Parfois, elle secouait la tête,
et, avec un regard caressant à
ses auditeurs, elle ajoutait quelques remarques en baissant la voix. Le
Petit-Russien avait appuyé
sa large poitrine contre le coin de la table ;
il effilait sa moustache, dont il essayait d’apercevoir
les pointes en louchant. Vessoftchikov était
assis sur une chaise, raide comme un mannequin, les mains posées
sur les genoux ;
son visage grêlé,
dépourvu
de sourcils, orné
d’une
maigre moustache, était
immobile comme un masque. Sans mouvoir ses yeux étroits,
il contemplait obstinément
ses traits que réfléchissait
le cuivre brillant du samovar ;
il paraissait ne pas respirer. Le petit Fédia
écoutait
la lecture en remuant les lèvres ;
il se répétait
les paroles du livre ;
son camarade aux cheveux bouclés
se penchait, les coudes sur les genoux, et souriait pensivement, le visage
appuyé
dans ses mains. Un des jeunes gens venus avec Pavel était
roux, frisé
et mince ;
ses yeux verts avaient une expression joyeuse ;
il avait envie de dire quelque chose et faisait des gestes d’impatience ;
l’autre,
aux cheveux blonds et courts, se caressait la tête
en regardant le plancher ;
son visage n’était
pas visible.
Il faisait chaud dans la chambre, ce qui était
tout particulièrement
agréable
ce soir-là.
Dans le gazouillement de la voix de Natacha, mêlé
à
la chanson tremblante du samovar, la mère
se rappelait les soirées
bruyantes de sa jeunesse, les mots grossiers des garçons,
qui puaient l’alcool,
leurs plaisanteries cyniques. À
ces souvenirs, son cœur
humilié
se serrait de pitié
pour elle-même.
Elle revécut
en pensée
le moment où
son mari défunt
l’avait
demandée
en mariage. C’était
pendant une soirée ;
il l’avait
arrêtée
dans un corridor obscur, l’avait
serrée
contre le mur de toute sa force, et lui avait proposé
d’une
voix sourde et irritée :
—
Veux-tu te marier avec moi ?
Elle s’était
sentie outragée ;
il lui faisait mal en lui pétrissant
la poitrine de ses gros doigts, il reniflait et lui envoyait au visage son
haleine chaude et humide. Elle essaya de s’arracher
à
son étreinte,
de lui échapper…
—
Où
vas-tu ?
hurla-t-il. Réponds-moi
d’abord !
Elle avait gardé
le silence, haletante de honte et de colère.
—
Ne fais pas d’embarras,
nigaude !
Je vous connais, vous autres !
Au fond, tu es bien contente…
Quelqu’un
ayant ouvert une porte, il avait quitté
la jeune fille sans se hâter
en disant :
—
Je t’enverrai
demander en mariage dimanche.
Il avait tenu parole.
Pélaguée
ferma les yeux et soupira profondément.
—
Je n’ai
pas besoin de savoir comment les hommes ont vécu,
mais comment il faut vivre, dit soudain Vessoftchikov d’une
voix sourde et mécontente.
—
Il a raison !
ajouta le jeune homme roux en se levant.
—
Je ne suis pas d’accord !
s’écria
Fédia.
Si nous voulons aller de l’avant,
nous devons tout savoir.
—
C’est
vrai !
dit le frisé
à
mi-voix.
Une discussion animée
s’ensuivit.
La mère
ne comprenait pas pourquoi on criait. Tous les visages étaient
rouges d’excitation ;
mais personne n’était
irrité ;
on n’entendait
pas les mots tranchants et grossiers auxquels elle était
habituée.
—
Ils se gênent
devant la demoiselle, conclut-elle.
Elle était
charmée
par le visage sérieux
de Natacha, qui surveillait attentivement tout le monde, comme si les jeunes
gens présents
eussent été
des enfants pour elle.
—
Attendez, camarades !
dit soudain la jeune fille.
Et tous se turent, les yeux tournés
vers elle.
—
Ceux qui disent que nous devons tout savoir sont dans le vrai. Nous devons nous
allumer nous-mêmes
à
la flamme de la raison pour que les gens obscurs nous voient ;
nous devons répondre
à
tout avec honnêteté,
avec vérité.
Il faut connaître
toute la vérité,
tout le mensonge.
Le Petit-Russien hochait la tête
au rythme des paroles de Natacha. Vessoftchikov, le jeune homme roux et l’ouvrier
venu avec Pavel formaient un groupe distinct ;
ils déplaisaient
à
la mère,
sans qu’elle
sût
pourquoi.
Lorsque Natacha eut terminé,
Pavel se leva et demanda tranquillement :
—
Est-ce des repus seulement que nous voulons être ?
—
Non !
se répondit-il
en regardant avec fermeté
le trio, nous voulons être
des hommes. Nous devons montrer à
ceux qui nous exploitent et qui nous ferment les yeux, que nous voyons tout,
que nous ne sommes ni des idiots, ni des brutes, que ce n’est
pas seulement manger que nous voulons, mais aussi vivre comme il convient aux
hommes de vivre. Nous devons montrer aux ennemis que la vie de bagne qu’ils
nous ont faite ne nous empêche
pas de nous mesurer avec eux par l’intelligence
et de les dépasser
par l’esprit…
La mère
écoutait
ces paroles ;
elle frémissait
de fierté
en entendant son fils parler si bien.
—
Il y a beaucoup de gens repus, mais aucun d’eux
n’est
honnête !
dit le Petit-Russien. Construisons un pont qui franchisse le marais de notre
infecte vie et qui nous conduise au royaume à
venir de la bonté
sincère
voilà
notre tâche,
camarades !
—
Quand le moment de se battre est venu, on n’a
pas le temps de se panser la main !
répliqua
sourdement Vessoftchikov.
—
En outre, on nous cassera les os, et avant la bataille encore !
s’écria
gaiement le Petit-Russien.
Il était
déjà
passé
minuit quand le cercle se dispersa. Le jeune homme roux et Vessoftchikov
partirent les premiers, ce qui ne plut pas à
sa mère…
—
Voyez-vous comme ils sont pressés !
pensa-t-elle en les saluant.
—
Vous m’accompagnez,
André ?
demanda Natacha.
—
Comment donc !
répliqua
le Petit-Russien.
Pendant que Natacha s’habillait
dans la cuisine, la mère
lui dit :
—
Vous avez des bas bien minces pour un temps pareil !
Si vous le permettez, je vous en tricoterai une paire en laine.
—
Merci, Pélaguée
Nilovna ;
les bas de laine, ça
chatouille !
répondit
la jeune fille en riant.
—
Je vous en ferai qui ne vous chatouilleront pas !
dit la mère.
Natacha la considéra
en clignant un peu ;
et ce regard fixe embarrassa la mère.
—
Excusez ma bêtise… c’est
de bon cœur !… ajouta-t-elle à
voix basse.
—
Comme vous êtes
bonne !
répliqua
Natacha, à
mi-voix aussi, en lui serrant la main.
—
Bonsoir, petite mère !
dit le Petit-Russien en la regardant en face ;
et il sortit en se baissant, à
la suite de Natacha.
La mère
jeta un coup d’œil
vers son fils ;
debout sur le seuil de la chambre, il souriait :
—
Pourquoi ris-tu ?
demanda-t-elle avec confusion.
—
Comme ça… je suis content !
—
Je suis vieille et bête… je le sais… mais je comprends quand
même
ce qui est bien !
fit-elle, vexée.
—
Et vous avez raison !
répliqua-t-il
en secouant la tête.
Allez vous coucher… c’est
le moment…
—
Et pour toi aussi… Je vais tout de suite au lit…
Elle tournait autour de la table tout en enlevant la
vaisselle ;
elle était
heureuse :
tout s’était
bien passé
et terminé
en paix.
—
Tu as eu une bonne idée,
mon fils, dit-elle, ce sont de braves gens… Le
Petit-Russien est bien gentil !
Et la demoiselle… Ah !
qu’elle
est intelligente !
qui est-ce ?
—
Une maîtresse
d’école,
répondit
brièvement
Pavel, marchant de long en large dans la pièce.
—
C’est
pour cela qu’elle
est si pauvre !… Ah !
qu’elle
est mal habillée !
Elle va prendre froid !
Où
sont ses parents ?
—
À
Moscou !
Et Pavel, s’arrêtant
près
de sa mère,
lui dit, d’une
voix basse et sérieuse :
—
Son père
est très
riche ;
c’est
un marchand de fer qui possède
plusieurs maisons. Il l’a
chassée,
parce qu’elle
a pris cette voie… Elle a été
élevée
dans le luxe, tous les siens la gâtaient,
lui donnaient ce qu’elle
voulait… et en ce moment-ci, elle fait sept kilomètres
à
pied, seule…
Ces détails
frappèrent
Pélaguée.
Debout au milieu de la chambre, elle regardait, son fils sans mot dire, les sourcils
levés
d’étonnement.
Puis elle demanda à
mi-voix :
—
Elle va en ville ?
—
Oui.
—
Ah !
elle n’a
pas peur ?
—
Non, elle n’a
pas peur !
dit Pavel en souriant.
—
Mais pourquoi ?
Elle aurait pu passer la nuit ici…elle aurait couché
avec moi.
—
Ce n’était
pas possible. On l’aurait
vue ici demain matin ;
et nous n’avons
pas besoin de cela. Ni elle non plus.
La mère
se souvint, regarda vers la fenêtre
d’un
air pensif et reprit doucement :
—
Je ne comprends pas ce qu’il
y a là
de dangereux, de défendu ?
Il n’y
a pas de mal à
ces choses-là,
n’est-ce
pas mon fils ?
Elle n’en
était
pas sûre
et elle aurait voulu obtenir de Pavel une réponse
négative.
Il la regarda avec calme et déclara
d’un
ton ferme :
—
Nous ne faisons ni ne ferons rien de mal. Et pourtant, c’est
la prison qui nous attend, sache-le.
Les mains de Pélaguée
se mirent à
trembler. D’une
voix brisée
elle questionna :
—
Peut-être… Dieu permettra qu’il
en soit autrement.
—
Non !
dit Pavel, d’un
ton caressant mais assuré.
Je ne veux pas te tromper. Il ne peut pas en être
autrement.
Il sourit et ajouta :
—
Couche-toi !
Tu es fatiguée !
Bonne nuit !
Restée
seule, la mère
s’approcha
de la fenêtre
et regarda dans la rue. Le vent soufflait et chassait la neige du toit des
petites maisons endormies, il battait les murs en chuchotant on ne sait quoi,
tombait à
terre, et faisait courir le long de la rue de blancs nuages de flocons secs.
—
Jésus-Christ,
ayez pitié
de nous !
pria-t-elle à
voix basse.
Les larmes s’amassaient
dans son cœur,
l’attente
du malheur dont son fils parlait avec tant de calme et de certitude, frémissait
en elle, pareille à
un papillon de nuit. Devant ses yeux se déroula
une plaine couverte de neige. Le vent ébouriffé
y tourbillonnait en sifflant. Au milieu de la plaine, une petite silhouette de
jeune fille cheminait, solitaire et chancelante. Le vent s’enroulait
autour de ses jambes, gonflait ses jupes, lui lançait
à
la figure des flocons cinglants. La marche était
difficile pour les petits pieds qui enfonçaient
dans la neige. Il faisait froid et les ténèbres
étaient
effrayantes. La jeune fille s’inclinait
comme un brin d’herbe
secoué
par le souffle rapide du vent d’automne.
À
sa droite, dans le marais, une forêt
dressait sa sombre muraille, où
les bouleaux et les grêles
sapins tremblaient et bruissaient tristement. Bien loin, devant elle,
scintillaient les lumières
de la ville.
—
Seigneur !
ayez pitié
de nous !
dit encore la mère,
frissonnante de froid et de peur.
VII
Les jours glissaient, les uns après
les autres ;
comme les boules d’un
boulier, ils s’additionnaient
en semaines et en mois. Tous les samedis, les camarades se réunissaient
chez Pavel ;
et chaque séance
était
comme une marche d’un
long escalier en pente douce qui conduisait bien loin, on ne sait où,
élevant
lentement ceux qui montaient, et dont on ne voyait pas le sommet.
Des figures nouvelles apparaissaient sans cesse. La
petite chambre des Vlassov devenait trop étroite.
Natacha continuait à
venir, transie de froid, fatiguée,
mais toujours gaie et animée.
La mère
lui avait tricoté
des bas qu’elle
avait voulu mettre elle-même
aux petits pieds. Natacha avait ri d’abord,
puis s’était
tue ;
et ayant réfléchi
un instant :
—
J’avais
une bonne, dit-elle à
voix basse… elle était
aussi étonnamment
dévouée !
Comme c’est
étrange,
Pélaguée
Nilovna ;
le peuple a une vie si dure, si pleine d’humiliations ;
et pourtant, il a plus de cœur,
plus de bonté
que… les autres.
Elle avait agité
le bras, en désignant
quelque endroit, très
éloigné
d’elle.
—
Et vous donc !
—
lui avait dit la mère
de Pavel —
vous avez sacrifié
vos parents et tout le reste…
Elle ne parvint pas à
achever sa pensée,
soupira et se tut en regardant Natacha. Elle lui était
reconnaissante sans savoir de quoi et restait assise sur le sol, devant la
jeune fille, qui souriait, pensive, la tête
baissée.
—
J’ai
sacrifié
mes parents… avait répété
Natacha. Ce n’est
pas le plus pénible.
Mon père
est si stupide et grossier… mon frère
aussi… et il boit. Ma sœur
aînée
est malheureuse, elle fait pitié.
Elle s’est
mariée
avec un homme beaucoup plus âgé
qu’elle,
très
riche, avare et ennuyeux… Mais c’est
maman que je regrette !
Elle est simple comme vous, toute petite comme une souris…
Elle court toujours et a peur de tout le monde…
Quelquefois j’ai
un tel désir
de la revoir, ma maman…
—
Pauvre petite !
dit la mère
de Pavel, en secouant tristement la tête.
La jeune fille se redressa soudain et s’écria :
—
Oh !
non !
Il y a des moments où
j’éprouve
une telle joie, un tel bonheur !…
Son visage avait pâli
et ses yeux bleus lançaient
des étincelles.
Et, posant la main sur l’épaule
de Pélaguée,
elle dit d’une
voix profonde, avec un accent venu du cœur :
—
Si vous saviez… si vous pouviez comprendre quelle œuvre
joyeuse et grande nous accomplissons… Vous le sentirez !
s’écria-t-elle.
Une impression voisine de l’envie
s’empara
du cœur
de la mère.
Elle fit tristement en se levant :
—
Je suis trop vieille pour cela… trop ignorante, trop
vieille.
…Pavel
parlait beaucoup, il discutait avec une ardeur toujours croissante et… maigrissait. Pélaguée
croyait remarquer que lorsqu’il
causait avec Natacha ou la considérait,
son regard sévère
s’adoucissait,
que sa voix se faisait plus caressante, qu’il
devenait plus simple.
—
Que Dieu le veuille !
pensait-elle. Et elle souriait à
l’idée
que Natacha pourrait devenir sa bru.
Lorsque, dans les réunions,
les discussions prenaient un caractère
trop ardent, le Petit-Russien se levait et, se dandinant comme le battant d’une
cloche, il disait de sa voix sonore des paroles claires et simples qui faisaient
renaître
le calme. Le taciturne Vessoftchikov poussait constamment ses camarades à
des actes mal définis ;
c’était
toujours lui et Samoïlov,
le jeune homme roux, qui animaient les discussions. Ils avaient pour partisan
Ivan Boukine, le jeune homme à
la tête
ronde, aux sourcils blancs, et qui semblait délavé
par le soleil. Jacob Somov, toujours modeste, propre et bien coiffé,
parlait peu et brièvement,
d’une
voix basse et sérieuse.
Avec Fédia
Mazine, l’adolescent
au grand front, il était
toujours du même
avis que Pavel et le Petit-Russien.
Parfois, au lieu de Natacha, c’était
Nicolas Ivanovitch qui venait de la ville. Il portait des lunettes et avait une
petite barbe blonde. Originaire d’une
province éloignée,
il discourait avec un accent particulier et chantant, sur des thèmes
très
simples, sur la vie de famille, les enfants, le commerce, la police, le prix de
la viande et du pain, sur ce qui est la vie de tous les jours. Et en tout il découvrait
des erreurs, de la confusion, des choses stupides, amusantes parfois, mais
toujours désavantageuses
pour les hommes. Il semblait à
la mère
que Nicolas Ivanovitch était
venu de loin, d’un
autre royaume où
l’existence
était
facile et honnête,
et que, ici, tout lui était
déplaisant.
Il avait le teint jaunâtre ;
de petites rides rayonnaient autour de ses yeux, sa voix était
basse et ses mains toujours chaudes. Quand il saluait la mère
Vlassov, il lui entourait la main de ses longs doigts vigoureux, et ce geste
soulageait l’âme
de Pélaguée.
Il venait encore d’autres
personnes de la ville, ainsi une demoiselle à
la taille élancée,
aux grands yeux, au visage maigre et pâle.
On l’appelait
Sachenka. Il y avait quelque chose de masculin dans ses gestes et dans sa démarche ;
elle fronçait
ses noirs sourcils d’un
air irrité ;
quand elle parlait, les minces narines de son nez bien dessiné
frémissaient.
Ce fut elle qui dit un jour, la première :
—
Nous autres, socialistes…
Quand la mère
entendit ce mot, elle regarda la jeune fille avec une terreur silencieuse.
Elle savait que les socialistes avaient tué
un tsar. C’était
pendant sa jeunesse ;
on avait dit alors que les propriétaires
fonciers, irrités
contre l’empereur
qui avait affranchi les serfs, avaient juré
de ne pas se couper les cheveux avant qu’il
fût
assassiné.
Aussi, elle ne pouvait pas comprendre pourquoi son fils et ses camarades s’étaient
faits socialistes.
Quand tout le monde fut parti, elle demanda à
Pavel :
—
Pavloucha, est-ce vrai que tu es socialiste ?
—
Oui, répondit-il,
ferme et franc comme toujours.
La mère
soupira profondément
et reprit en baissant les yeux :
—
Est-ce bien, mon fils ?… Car ils sont contre le tsar… ils en
ont déjà
tué
un !
Pavel se mit à
aller et venir dans la chambre en se caressant la joue, puis il dit avec un
sourire :
—
Nous n’avons
pas besoin de cela !
Il lui parla longtemps d’un
ton sérieux.
Elle le considérait
et réfléchissait.
Puis le mot terrible se répéta
de plus en plus souvent, il devint aussi familier aux oreilles de la mère
qu’une
foule d’autres
termes incompréhensibles
pour elle. Mais Sachenka ne lui plaisait pas ;
quand elle était
là,
la mère
se sentait mal à
l’aise,
anxieuse…
Un soir, elle dit au Petit-Russien, avec une moue de mécontentement :
—
Elle est bien sévère,
Sachenka !
Elle commande sans cesse :
faites ceci, faites cela !
Le Petit-Russien rit bruyamment.
—
C’est
bien vrai !
Vous avez touché
juste !
N’est-ce
pas, Pavel ?
—
Et, clignant de l’œil,
il dit d’un
ton railleur :
—
La noblesse !
Pavel répliqua
avec sécheresse :
—
C’est
une vaillante fille !
Et il prit un air maussade.
—
C’est
vrai aussi !
confirma le Petit-Russien. Seulement, elle ne comprend pas que c’est
elle qui doit et que c’est
nous qui voulons et pouvons.
La mère
remarqua aussi que Sachenka était
tout particulièrement
sévère
envers Pavel, qu’elle
le réprimandait
parfois. Pavel souriait, gardait le silence, et contemplait la jeune fille avec
le regard adouci qu’il
avait auparavant pour Natacha. Et Pélaguée
n’en
était
pas satisfaite.
On se réunissait
deux fois par semaine ;
et quand la mère
voyait avec quelle attention passionnée
les jeunes gens écoutaient
les discours de son fils et du Petit-Russien, les intéressants
récits
de Natacha, de Sachenka, de Nicolas Ivanovitch et des autres visiteurs de la
ville, elle oubliait ses inquiétudes
et, au souvenir des ennuyeux jours de sa jeunesse, hochait tristement la tête.
Souvent, la mère
était
surprise des accès
d’une
joie tumultueuse qui saisissait soudain les jeunes gens. Le fait se produisait
généralement
quand ils avaient lu dans les journaux des nouvelles de la classe ouvrière
de l’étranger.
C’était
un bonheur bizarre, comme enfantin ;
chacun riait d’un
rire clair et gai, et frappait amicalement sur l’épaule
de son voisin.
—
Ils ont bien travaillé,
nos camarades allemands proclamait n’importe
qui, comme ivre d’extase.
—
Vivent nos compagnons d’Italie !
s’écriait-on
une autre fois.
Et quand ils envoyaient ces acclamations au loin aux
amis inconnus, ils paraissaient certains que ceux-ci les entendaient et
partageaient leur enthousiasme.
Le Petit-Russien, plein d’un
amour qui embrassait tous les êtres,
déclarait :
—
Il faudrait leur écrire,
n’est-ce
pas, camarades, pour qu’ils
sachent qu’ils
ont, dans la Russie lointaine, des amis, des ouvriers qui professent la même
religion qu’eux,
des camarades qui ont le même
but qu’eux
et se réjouissent
de leurs victoires…
Et le sourire aux lèvres,
on parlait longuement des Français,
des Anglais, des Suédois,
comme d’êtres
chers dont on partageait les bonheurs et les souffrances.
Et dans l’étroite
pièce,
naissait le sentiment de la parenté
spirituelle, unissant les ouvriers de cette terre, dont ils étaient
à
la fois les maîtres
et les esclaves. Cette confraternité
qui leur faisait une seule âme
impressionnait la mère
et, quoiqu’elle
lui fût
inaccessible, elle se redressait sous cette force joyeuse, triomphante,
enivrante et jeune, caressante et pleine d’espoirs.
—
Comme vous êtes,
tout de même !
dit-elle un jour au Petit-Russien. Pour vous, tous sont des camarades… les Juifs, les Arméniens
et les Autrichiens… vous parlez d’eux
comme si c’étaient
des amis, vous vous attristez et vous vous réjouissez
avec tout le monde.
—
Avec tous, petite mère,
avec tous !
s’exclama-t-il.
Le monde est à
nous !
Le monde est aux ouvriers !
Pour nous, il n’y
a ni nations, ni races, il n’y
a que des camarades… et des ennemis. Tous les ouvriers
sont nos amis, tous les riches, tous ceux qui détiennent
l’autorité
sont nos ennemis. Quand on regarde la terre avec de bons yeux, quand on voit
combien nous, les ouvriers, nous sommes nombreux, quelle puissance spirituelle
nous représentons,
on a le cœur
envahi de joie et de bonheur, comme si on célébrait
une fête
solennelle. Et le Français,
et l’Allemand
éprouvent
le même
sentiment, et les italiens aussi se réjouissent.
Nous sommes tous des enfants de la même
mère,
de la grande, de l’invincible
fée
de la fraternité
des ouvriers, de tous les pays de la terre. Elle se développe,
elle nous réchauffe
de sa chaleur, c’est
le second soleil au ciel de la justice ;
et ce ciel est dans le cœur
de l’ouvrier.
Quel qu’il
soit, quelque nom qu’il
se donne, le socialiste est notre frère
en esprit, toujours, maintenant et à
jamais, aux siècles
des siècles.
Cette exubérance
enfantine, cette foi lumineuse et inébranlable
se manifestaient de plus en plus souvent dans le petit groupe, avec une force
croissante…
Et quand Pélaguée
voyait cette joie, elle sentait instinctivement que, en vérité,
quelque chose de grand et de rayonnant était
né
au monde, comme un soleil pareil à
celui qu’elle
voyait au ciel.
On chantait souvent ;
on chantait gaiement et à
pleine voix des chansons familières ;
parfois, on en apprenait de nouvelles, mélodieuses
aussi, mais sur des airs mélancoliques
et étranges.
Alors, on baissait la voix, les physionomies se faisaient graves, pensives,
comme pour un hymne religieux. Les visages devenaient pâles,
les chanteurs s’animaient
et on sentait qu’une
grande force se cachait dans les paroles sonores. L’une
surtout de ces chansons nouvelles troublait et inquiétait
la mère.
Elle ne disait pas les gémissements,
les perplexités
de l’âme
outragée
qui erre solitaire dans les sentiers obscurs des incertitudes douloureuses, ni
les cris de l’âme
incolore et informe assaillie par la misère,
abrutie par la peur. Elle ne répétait
pas les soupirs languissants de l’être
avide d’espace,
ni les cris de défi
de l’audace
fougueuse prête
à
détruire
le mal et le bien, indifféremment.
L’aveugle
sentiment de la vengeance et de la haine, capable de tout anéantir,
impuissante à
rien créer,
y faisait défaut ;
il n’y
avait dans cette chanson aucune trace de l’ancien
monde, du monde des esclaves.
Les paroles dures, la mélodie
austère
ne plaisaient pas à
Pélaguée,
mais il y avait dans cette chanson comme une force immense qui étouffait
le son et les mots, éveillant
dans le cœur
le pressentiment de quelque chose de trop grand pour la pensée.
La mère
voyait ce quelque chose sur les visages, dans les yeux des jeunes gens, et, cédant
à
cette puissance mystérieuse,
elle écoutait
toujours la chanson avec une attention redoublée,
avec une profonde inquiétude.
—
Il serait temps de l’entonner
dans la rue !
disait le sombre Vessoftchikov, aux premiers jours du printemps naissant.
Lorsque son père,
une fois de plus, fut mis en prison pour vol, il déclara
tranquillement :
—
Maintenant, nous pourrons nous réunir
chez moi…
Presque tous les soirs après
le travail, l’un
ou l’autre
des camarades venait chez Pavel ;
ils lisaient ensemble, copiaient des passages dans des brochures. Ils étaient
soucieux et n’avaient
plus le temps de se débarbouiller.
Ils soupaient et prenaient le thé
sans poser les livres ;
et leurs propos devenaient de plus en plus incompréhensibles
à
la mère…
—
Il nous faut un journal, répétait
Pavel très
souvent.
La vie devenait fiévreuse
et agitée ;
les gens couraient toujours plus rapidement de l’un
à
l’autre,
d’un
livre à
l’autre,
comme des abeilles qui volent de fleur en fleur.
—
On commence à
parler de nous, dit un soir Vessoftchikov. Probablement que nous serons bientôt
pris…
—
Les cailles sont faites pour être
prises au filet !
fit le Petit-Russien.
Il plaisait toujours davantage à
Pélaguée.
Quand il l’appelait
« petite
mère »,
il lui semblait qu’une
douce main d’enfant
lui caressait la joue. Le dimanche, si Pavel était
occupé,
c’était
lui qui fendait du bois ;
un jour, il arriva portant une planche ;
il prit la hache et remplaça
adroitement une marche pourrie du perron ;
une autre fois, il répara
la palissade qui menaçait
ruine. Tout en travaillant, il sifflait de beaux airs mélancoliques…
La mère
dit un jour à
Pavel :
—
Si nous prenions le Petit-Russien en pension ?
Ce sera plus commode pour vous, au lieu de courir sans cesse l’un
chez l’autre.
—
Pourquoi vous donner ce tracas ?
demanda Pavel en haussant les épaules.
—
Quelle idée ?
Pendant toute ma vie, je me suis tourmentée
sans savoir pourquoi, je puis bien faire ça
pour un brave homme.
—
Faites comme vous voulez !
répliqua
Pavel. S’il
accepte, je serai content.
Et le Petit-Russien vint habiter chez eux…
VIII
La petite maison de l’extrémité
du faubourg excitait l’attention ;
déjà,
bien des regards méfiants
en avaient franchi les murs. Les ailes de la rumeur publique s’agitaient
au-dessus d’elle ;
on essayait de découvrir
le mystère
qui s’y
cachait. La nuit, on venait regarder à
la fenêtre ;
parfois quelqu’un
frappait à
la vitre, puis s’enfuyait,
bien vite.
Un jour, dans la rue, le cabaretier Bégountzev
arrêta
la mère
de Pavel. C’était
un joli petit vieillard, qui portait toujours un foulard de soie noire autour
de son cou rouge et ridé.
Des lunettes d’écaille
surmontaient son nez brillant et pointu, ce qui lui avait valu le surnom de « Yeux
d’os ».
Sans reprendre haleine, ni attendre les réponses,
il avait surpris Pélaguée
par une avalanche de paroles sèches
et pétillantes :
—
Comment allez-vous, Pélaguée
Nilovna ?
Et votre fils ?
Vous ne le mariez pas encore ?
Ce jeune homme a vraiment l’âge
qu’il
faut pour prendre femme. Quand ils marient leurs fils de bonne heure, les
parents sont plus tranquilles. L’homme
qui vit en famille se porte mieux, tant de corps que d’esprit,
il se conserve comme un champignon au vinaigre. Moi, à
votre place, je le marierais. Les temps actuels exigent qu’on
ouvre l’œil
sur l’être
humain ;
les gens se mettent à
vivre à
leur idée
et se laissent aller à
toute sorte d’actes
blâmables.
On ne voit plus les jeunes gens au temple de Dieu ;
ils s’éloignent
des lieux publics, mais ils se réunissent
en cachette, dans les coins, et chuchotent. Pourquoi chuchotent-ils,
permettez-moi de vous le demander ?
Pourquoi se cachent-ils ?
Qu’est-ce
que l’homme
n’ose
pas dire en public, au cabaret, par exemple ?
Ce sont des mystères.
Mais la place des mystères,
c’est
notre sainte Église
apostolique !
Tous les autres mystères,
accomplis en cachette, proviennent de l’égarement
de l’esprit.
Je vous souhaite le bonjour.
Et il souleva sa casquette avec un geste prétentieux,
l’agita
en l’air
et s’en
alla, laissant la mère
toute perplexe.
Une autre fois, Maria Korsounova, la voisine des
Vlassov, veuve d’un
forgeron, qui vendait des comestibles à
la fabrique, dit à
Pélaguée
qu’elle
rencontra au marché :
—
Surveille ton fils, Pélaguée !
—
Pourquoi ?
—
Il court des bruits sur lui, chuchota Marie d’un
air mystérieux.
De vilaines choses !
On dit qu’il
organise une espèce
de corporation, dans le genre des flagellants. Ça
s’appelle
des sectes. Ils se fustigeront mutuellement, comme les flagellants.
—
Assez de bêtises,
Maria !
—
C’est
celui qui fait des bêtises
qu’il
faut gronder, mais non celle qui te les narre, répliqua
la marchande.
La mère
rapporta ces propos à
son fils ;
il haussa les épaules
sans répondre.
Quant au Petit-Russien, il se mit à
rire de son gros rire bienveillant.
—
Les jeunes filles aussi sont irritées
contre vous !
dit-elle. Vous êtes
de bons partis, vous travaillez bien et vous ne buvez pas…
Cependant, vous ne regardez même
pas les demoiselles !
On dit que des personnes de mauvaise réputation
viennent de la ville pour vous rendre visite.
—
Bien entendu !
s’écria
Pavel avec une grimace de dégoût.
—
Dans un marais, tout sent la pourriture !
dit le Petit-Russien en soupirant. Vous feriez mieux d’expliquer
à
ces jeunes sottes ce que c’est
que le mariage, petite mère,
elles ne seraient plus si pressées
de se faire rompre les côtes !
—
Ah !
s’exclama
Pélaguée,
elles le savent bien, mais comment s’en
passeraient-elles ?
—
Elles ne comprennent pas, sinon elles trouveraient autre chose !
fit Pavel.
La mère
jeta un regard sur le visage irrité
de son fils.
—
C’est
à
vous de le leur enseigner !
Invitez les plus intelligentes…
—
Ce n’est
pas possible !
répondit
Pavel avec sécheresse.
—
Si tu essayais !
demanda le Petit-Russien.
Après
un instant de silence, Pavel répondit :
—
On se mettra à
se promener par couples, puis quelques-uns se marieront, et ce sera tout.
La mère
se plongea dans des réflexions.
L’austérité
monacale de son fils la déconcertait.
Elle voyait qu’il
était
obéi
par ses camarades, même
plus âgés
que lui, comme le Petit-Russien par exemple, mais il lui semblait que tout le
monde le craignait et qu’on
n’aimait
pas ses manières
froides.
Une fois qu’elle
était
couchée,
alors que Pavel et le Petit-Russien lisaient encore, elle prêta
l’oreille
à
leurs propos, à
travers la mince cloison.
—
Natacha me plaît,
sais-tu ?
fit soudain le Petit-Russien à
mi-voix.
—
Oui, je le sais…
Pavel n’avait
pas répondu
tant de suite.
La mère
entendit le Petit-Russien se lever lentement et se mettre à
arpenter la pièce.
Ses pieds nus traînaient
sur le sol. Il sifflota un air triste, puis sa voix retentit de nouveau :
—
L’a-t-elle
remarqué ?
Pavel garda le silence.
—
Qu’en
penses-tu ?
demanda son camarade en baissant la voix.
—
Elle l’a
remarqué !
répondit
Pavel. Et c’est
pourquoi elle ne vient plus…
Le Petit-Russien continua à
marcher lourdement, en se remettant à
siffler. Il reprit :
—
Et si je lui disais…
—
Quoi ?
—
Que je… reprit le Petit-Russien, à
voix basse.
—
Pourquoi le dire ?
interrompit Pavel.
La mère
entendit rire le Petit-Russien :
—
Moi, vois-tu, je crois que quand on aime une jeune fille, il faut le lui dire,
sinon il n’en
résulte
rien…
Pavel ferma son livre à
grand fracas, et demanda :
—
Quel résultat
espères-tu ?
Tous deux se turent pendant quelques minutes.
—
Hé
bien ?
demanda le Petit-Russien.
—
Il faut se représenter
clairement ce qu’on
veut, André,
reprit Pavel avec lenteur. Supposons qu’elle
aussi t’aime… je ne le crois pas… mais
supposons-le. Vous vous mariez. C’est
une union intéressante
que celle d’une
jeune fille instruite et d’un
ouvrier… Des enfants naîtront… tu seras obligé
de travailler seul… et beaucoup. Votre vie sera celle
de tout le monde, vous lutterez pour avoir de quoi vous nourrir, vous loger,
vous et vos enfants… Et vous serez perdus pour l’œuvre,
tous les deux.
Un silence se fit, puis Pavel continua d’une
voix adoucie :
—
Laisse tout cela, André !
Tais-toi, ne la trouble pas…
—
Et pourtant, Nicolas Ivanovitch prêchait
la nécessité
de vivre la vie intégrale,
avec toutes les forces de l’âme
et du corps… tu t’en
souviens ?
—
Oui, mais pas pour nous !
répondit
Pavel. Comment atteindrais-tu à
l’intégralité ?
Elle n’existe
pas pour toi. Quand on aime l’avenir,
il faut renoncer à
tout dans le présent… à
tout, frère !
—
C’est
pénible !
répliqua
le Petit-Russien d’une
voix étouffée.
—
Comment pourrait-il en être
autrement, réfléchis !
De nouveau le silence se fit. On n’entendait
que la pendule de l’horloge
qui battait en mesure, découpant
les secondes du temps.
Le Petit-Russien dit :
—
La moitié
du cœur
aime, l’autre
hait… Et c’est
un cœur,
cela, hein ?
—
Je te le demande :
comment pourrait-il en être
autrement ?
Un bruit de livre qu’on
feuillette :
sans doute Pavel s’était
remis à
lire. La mère
restait étendue,
les yeux fermés,
sans oser faire un mouvement. Elle avait profondément
pitié
du Petit-Russien, mais encore plus de son fils. Elle disait :
Mon chéri… mon martyr !… mon sacrifié…
Soudain le Petit-Russien reprit :
—
Ainsi, je dois me taire ?
—
C’est
plus honnête,
André…,
dit Pavel à
voix basse.
—
Eh bien, c’est
cette voie-là
que nous prendrons !
décida
le Petit-Russien.
Un instant après,
il ajouta tristement :
—
Tu souffriras Pavel, quand ton tour viendra…
—
Il est venu, je souffre déjà…
cruellement…
—
Toi aussi ?
Le vent soufflait autour de la maison.
—
Ce n’est
pas drôle !
prononça
le Petit-Russien avec lenteur.
Pélaguée
enfouit son visage dans les oreillers et pleura.
Le lendemain matin, André
lui parut comme rapetissé
physiquement, et elle le sentit plus près
de son cœur.
Comme toujours, son fils se redressait maigre, silencieux et raide. Jusqu’alors,
elle avait appelé
le Petit-Russien André
Onissimovitch ;
ce jour-là,
sans le vouloir, sans s’en
apercevoir, elle lui dit :
—
Vous devriez raccommoder vos bottes, mon André…
sinon vous aurez froid aux pieds ?
—
J’en
achèterai
d’autres,
quand je toucherai mon salaire !
répondit-il ;
puis il se mit à
rire et lui demanda brusquement, en posant sa longue main sur son épaule :
—
Peut-être
est-ce vous qui êtes
ma vraie mère ?
seulement vous ne voulez pas l’avouer,
parce que vous me trouvez trop laid ?
n’est-ce
pas ?
Sans mot dire, elle lui frappa sur la main. Elle
aurait voulu lui dire des mots caressants, mais son cœur
se serrait de pitié
et sa langue refusait de lui obéir…
IX
Dans le faubourg, on commençait
à
s’occuper
des socialistes qui répandaient
partout des feuilles écrites
à
l’encre
bleue. Ces pages parlaient avec méchanceté
des règlements
imposés
aux ouvriers, des grèves
de Pétersbourg
et de la Russie méridionale ;
elles exhortaient les travailleurs à
se liguer et à
lutter pour défendre
leurs intérêts.
Les gens d’un
certain âge,
qui occupaient de bonnes places à
la fabrique, s’irritaient
de ces proclamations et disaient :
—
Ces agitateurs, il faudrait les rosser d’importance !
Et ils apportaient les feuillets à
leurs chefs.
Les jeunes gens, enthousiasmés
par ces écrits,
s’écriaient
avec feu :
—
Ils disent la vérité !
La plupart des ouvriers, éreintés
par le travail, indifférents
à
tout, songeaient paresseusement :
—
Il n’en
résultera
rien…
Cependant, les feuilles volantes intéressaient
tout le monde, et, quand elles faisaient défaut,
on se disait mutuellement :
—
Il n’y
en a point aujourd’hui,
on a cessé
de les publier.
Mais lorsque, le lundi, elles réapparaissaient,
les ouvriers s’agitaient
de nouveau sourdement.
À
la fabrique et dans les cabarets, on apercevait des gens que personne ne
connaissait. Ils questionnaient, examinaient, flairaient et frappaient chacun
par leur prudence suspecte.
La mère
savait que toute cette agitation était
l’œuvre
de son fils. Elle voyait les gens se presser autour de lui ;
il n’était
plus seul, et c’était
moins dangereux. Et la fierté
d’avoir
un tel fils se joignait en elle à
l’anxiété
que lui inspirait l’avenir :
c’étaient
les travaux mystérieux
du jeune homme qui se mêlaient
comme un clair ruisseau au torrent boueux de la vie.
Un soir, Maria Korsounova frappa à
la vitre, et lorsque la mère
eut entr’ouvert
le vasistas, la voisine chuchota :
—
Eh bien, Pélaguée,
prépare-toi !
ils ont fini de rire, tes petits pigeons !
Cette nuit, on viendra perquisitionner chez toi, chez Mazine, et chez
Vessoftchikov…
La mère
n’entendit
que les premières
paroles, les dernières
se fondirent en une rumeur sourde et menaçante.
Les lèvres
épaisses
de Maria claquaient avec rapidité,
son nez charnu reniflait, ses yeux clignaient et louchaient de côté
et d’autre,
comme si elle cherchait quelqu’un
dans la rue.
—
Et moi je ne sais rien, et je ne t’ai
rien dit, ma bonne, je ne t’ai
même
pas vue aujourd’hui,
tu comprends ?
Elle disparut.
Pélaguée
ferma la fenêtre
et se laissa tomber sur une chaise, la tête
vide, sans forces. Mais la conscience du danger qui menaçait
son fils, la fit se lever soudain ;
elle s’habilla
à
la hâte,
s’enveloppa
la tête
d’un
châle
et courut chez Fédia
Mazine, qui était
malade et gardait la chambre. Quand elle entra, il était
assis près
de la fenêtre
et lisait en berçant
de sa main gauche la main droite dont le pouce se tenait écarté
des autres doigts. À
l’ouïe
de la mauvaise nouvelle, il se leva vivement, son visage devint blême.
—
Quelle histoire !… et moi qui ai un abcès
au doigt !
grogna-t-il.
—
Que faut-il faire ?
demanda la mère
en essuyant d’une
main tremblante la sueur de son visage.
—
Attendez… n’ayez
pas peur !
répliqua
Fédia,
en caressant ses cheveux bouclés
de sa main valide.
—
Mais vous avez peur vous-même !
s’écria-t-elle.
—
Moi ?
Les joues du jeune homme rougirent brusquement, et il
dit en souriant avec embarras :
—
Oui, c’est
vrai, de par le diable !… Il faut prévenir
Pavel… Je vais lui envoyer quelqu’un… Rentrez chez vous… ce ne sera rien… On ne nous battra pas, voyons !
Sitôt
chez elle, Pélaguée
fit un tas de tous les livres, les prit sur ses bras et les transporta dans
toute la maison, cherchant un coin pour les cacher ;
elle regarda sous le poêle,
dans le fourneau, dans le tuyau du samovar et même
dans le tonneau plein d’eau.
Elle pensait que Pavel abandonnerait son travail et rentrerait immédiatement ;
pourtant, il ne venait pas. À
la fin, vaincue par la fatigue, elle s’assit
sur un banc à
la cuisine, arrangea les livres sous ses jupes et resta là,
sans bouger, jusqu’au
retour de son fils et du Petit-Russien.
—
Vous savez ?
s’écria-t-elle
sans se lever.
—
Nous savons !
répondit
Pavel avec un tranquille sourire. Tu as peur ?
—
Il ne faut pas avoir peur !
dit André.
Cela ne sert à
rien.
—
Tu n’as
même
pas préparé
le samovar !
s’écria
Pavel.
La mère
se leva et, montrant les livres, elle expliqua avec embarras :
—
C’est
à
cause d’eux…
Le Petit-Russien et Pavel éclatèrent
de rire, ce qui soulagea Pélaguée.
Puis son fils prit quelques-uns des volumes et sortit pour les cacher dans la
cour ;
André
se mit en devoir d’allumer
le samovar et dit :
—
Il n’y
a rien de terrible à
cela ;
seulement, on est honteux de penser que les gens s’occupent
de bêtises
pareilles. Il viendra des hommes gris, avec un sabre au côté,
des éperons
aux talons, et ils fouilleront partout. Ils regardent sous les lits et sous le
poêle ;
s’il
y a une cave, ils y descendent ;
s’il
y a un grenier, ils y montent. Les toiles d’araignée
leur tombent sur le museau et ils ruent. Ils s’ennuient,
ils ont honte, c’est
pourquoi ils font semblant d’être
très
méchants
et se montrent très
irrités
contre les gens. Leur besogne est malpropre et ils le savent. Une fois, ils
sont venus perquisitionner chez moi, n’ont
rien trouvé
et sont repartis… une autre fois, ils m’ont
pris avec eux. Puis, on m’a
mis en prison et j’y
suis resté
quatre mois. De temps à
autre, on venait me prendre et l’on
me faisait traverser les rues avec une escorte de soldats ;
on me demandait toute sorte de choses. Ce ne sont pas des êtres
intelligents, ils ne savent pas parler d’une
manière
raisonnable ;
ensuite ils ordonnaient aux soldats de me reconduire en prison. Et c’est
ainsi qu’ils
vous font aller et venir :
il faut bien qu’ils
gagnent leurs appointements. Enfin, on m’a
remis en liberté,
et voilà
tout !
—
Quelle manière
de parler, mon André !
s’écria
la mère
avec mécontentement.
Agenouillé
devant le samovar, le Petit-Russien soufflait de toute sa force dans le tuyau ;
il leva sa figure, rougie par l’effort,
et demanda en effilant sa moustache de ses deux mains :
—
Et comment est-ce que je parle ?
—
Mais comme si jamais personne ne vous avait offensé !
Il se leva, s’approcha
de la mère
et, ayant secoué
la tête,
il repartit en souriant :
—
Y a-t-il au monde une âme
qui ne soit pas offensée ?
Mais on m’a
déjà
tellement outragé
que je suis las de me mettre en colère.
Que faire, puisque les gens ne peuvent agir autrement ?
Les outrages me gênent
beaucoup, ils m’empêchent
de faire mon ouvrage… mais on ne peut pas les éviter
et, quand on s’y
arrête,
on perd son temps. Telle est la vie !
Autrefois, je me fâchais
contre les gens… puis quand la réflexion
est venue, j’ai
vu qu’ils
avaient tous le cœur
brisé.
Chacun a peur d’être
frappé
par son voisin, aussi tâche-t-il
de le frapper le premier. La vie est ainsi, petite mère !
Ses phrases se déroulaient
tranquillement et faisaient s’évanouir
l’anxiété
de la mère.
Les yeux bombés
de l’homme
souriaient, lumineux et tristes ;
toute sa personne était
souple et élastique,
quoique dégingandée.
La mère
soupira et dit avec ardeur :
—
Que Dieu vous donne le bonheur, mon André !
Le Petit-Russien retourna au samovar, s’accroupit
de nouveau et marmotta :
—
Si on me donne le bonheur, je ne le refuserai pas, mais je ne le demanderai pas
et je ne le prendrai jamais !
Et il se mit à
siffler.
Pavel revint de la cour.
—
On ne trouvera rien !
dit-il d’un
ton assuré.
Il commença
sa toilette. Puis, il ajouta en s’essuyant
soigneusement les mains :
—
Si vous leur montrez que vous avez peur, maman, ils se diront qu’il
y a quelque chose. Et nous n’avons
encore rien fait… rien !
Vous le savez vous-même,
nous ne voulons rien de mal ;
la vérité
et la justice sont de notre côté,
nous travaillerons pour elles toute notre vie :
voilà
notre crime !
Pourquoi donc trembler ?
—
Je prendrai courage, Pavel, promit-elle.
Puis, tout aussitôt,
elle s’écria
avec angoisse :
—
S’
« ils »
venaient seulement tout de suite !
Mais « ils »
ne vinrent pas cette nuit-là.
Le lendemain matin, prévoyant
qu’on
allait la plaisanter de ses terreurs, la mère
fut la première
à
rire d’elle-même.
X
« Ils »
arrivèrent
au moment où
on ne les attendait pas, presque un mois plus tard. Vessoftchikov, André
et Pavel étaient
réunis
et parlaient de leur journal. Il était
tard, près
de minuit. La mère
était
déjà
couchée,
elle s’endormait
et entendait vaguement les voix soucieuses et basses des jeunes gens. André
se leva soudain, traversa la cuisine sur la pointe des pieds et ferma doucement
la porte derrière
lui. Dans le corridor résonna
le bruit d’un
seau renversé.
La porte s’ouvrit
toute grande, le Petit-Russien dit à
haute voix :
—
Écoutez
ce bruit d’éperons
dans la rue !
La mère
se leva brusquement, prit sa robe d’une
main tremblante ;
mais Pavel apparut sur le seuil et lui dit avec tranquillité :
—
Restez couchée… vous n’êtes
pas bien…
On entendit des frôlements
furtifs sous l’auvent.
Pavel s’approcha
de la porte et, la heurtant de la main, il demanda :
—
Qui est là ?
Rapide comme l’éclair,
une haute silhouette s’encadra
sur le seuil ;
il y en avait encore une autre ;
les deux gendarmes repoussèrent
le jeune homme qu’ils
placèrent
entre eux ;
une voix aiguë
et irritée
résonna :
—
Pas ceux que vous attendiez, n’est-ce
pas ?
Celui qui parlait était
un jeune officier, grand et mince, à
la moustache noire. Fédiakine,
l’agent
de police du faubourg, se dirigea vers le lit de la mère
portant une main à
la visière
de sa casquette, il désigna
de l’autre
la femme couchée
en disant avec un regard terrible :
—
Voici sa mère,
Votre Honneur !
Puis, agitant le bras dans la direction de Pavel, il
ajouta :
—
Et le voilà
lui-même !
—
Pavel Vlassov ?
demanda l’officier
en clignant des yeux.
Le jeune homme, ayant hoché
affirmativement la tête,
il continua en effilant sa moustache :
—
Je dois perquisitionner chez toi… Lève-toi,
la vieille !
Qui est là-bas.
Et jetant un coup d’œil
vers la chambre, il s’y
rendit à
grands pas.
—
Votre nom ?
l’entendit-on
questionner.
Deux autres personnages apparurent encore :
c’étaient
le vieux fondeur Tvériakov
et son locataire, le chauffeur Rybine, un homme à
chevelure noire et de bonne conduite ;
ils étaient
requis comme témoins
par la police.
Rybine s’écria
d’une
voix épaisse
et forte :
—
Bonsoir, Pélaguée !
La mère
s’habillait
et, pour se donner du courage, se disait :
—
Voilà
encore !… venir la nuit !… les gens sont couchés… et ils arrivent !
La chambre semblait petite et une forte odeur de
cirage s’était
répandue.
Les deux gendarmes et le commissaire de police du quartier, Riskine, enlevaient
à
grand fracas les livres des rayons et les empilaient sur la table, devant l’officier.
Les deux autres donnaient des coups de poing contre les murs, regardaient sous
les chaises ;
l’un
se hissa péniblement
sur le poêle.
Le Petit-Russien et Vessoftchikov, serrés
l’un
contre l’autre,
se tenaient dans un coin ;
le visage grêlé
du second était
couvert de plaques rouges, et ses petits yeux gris ne pouvaient se détacher
de l’officier.
Le Petit-Russien tortillait sa moustache, et quand la mère
entra dans la chambre, il lui fit un signe de tête
amical.
Pour cacher sa terreur, elle se mouvait, non pas de côté
comme d’habitude,
mais la poitrine en avant, ce qui lui donnait un air d’importance
affectée
et risible. Elle marchait avec bruit et ses sourcils tremblaient.
L’officier
prenait prestement les livres du bout de ses doigts blancs et effilés ;
il les feuilletait, les secouait, et, d’un
geste adroit, les jetait de côté.
Parfois, un volume tombait à
terre avec un petit bruissement. Tout le monde se taisait, on n’entendait
que les reniflements des gendarmes échauffés,
le cliquetis des éperons ;
de temps à
autre, une voix demandait :
—
Tu as regardé
ici ?
La mère
se plaça
à
côté
de Pavel, contre le mur ;
comme lui, elle croisa les bras sur sa poitrine et voulut examiner l’officier.
Ses genoux chancelaient, un brouillard voilait ses yeux.
Soudain la voix de Vessoftchikov résonna,
tranchante :
—
À
quoi bon lancer les livres par terre ?
La mère
frémit,
Tvériakov
hocha la tête,
comme si on l’avait
frappé
à
la nuque ;
Rybine grogna et considéra
attentivement le coupable.
L’officier
cligna des yeux et plongea son regard dans le visage grêlé
et immobile du jeune homme… Puis ses doigts feuilletèrent
encore plus rapidement les pages des livres. Par moment, il ouvrait si grand
ses yeux gris, qu’on
pouvait croire qu’il
souffrait atrocement, qu’il
allait crier, furieux et impuissant contre la douleur.
—
Soldat !
dit de nouveau Vessoftchikov, ramasse les livres…
Les gendarmes se tournèrent
tous vers lui, puis regardèrent
l’officier.
Celui-ci leva encore la tête
et, lançant
un coup d’œil
scrutateur sur le grêlé,
il ordonna en nasillant :
—
Hé
bien, ramassez les livres !
L’un
des gendarmes se baissa et, tout en examinant Vessoftchikov du coin de l’œil,
se mit à
relever les livres en lambeaux.
—
Il ferait mieux de se taire, chuchota la mère
en s’adressant
à
son fils.
Il haussa les épaules.
Le Petit-Russien tendit le cou.
—
Qu’est-ce
que ces chuchotements ?
Je vous prie de vous taire !
Qui est-ce qui lit la Bible, ici ?
—
Moi, répondit
Pavel.
—
Ah !… Et à
qui sont tous ces livres ?
—
À
moi !
dit-il encore.
—
Bien !
fit l’officier
en s’appuyant
au dossier de la chaise.
Il fit craquer les doigts de sa main blanche, allongea
les jambes sous la table, lissa sa moustache et interpella Vessoftchikov :
—
C’est
toi qui es André
Nakhodka ?
—
C’est
moi !
répondit
le grêlé
en s’avançant.
Le Petit-Russien tendit le bras, l’arrêta
par l’épaule
et le fit reculer.
—
Il s’est
trompé !
c’est
moi qui suis André…
L’officier
leva la main et, menaçant
Vessoftchikov du petit doigt, lui dit :
—
Prends garde !
Il se mit à
fouiller dans ses papiers.
De ses yeux indifférents,
la nuit lumineuse et claire regardait à
travers la fenêtre.
Quelqu’un
allait et venait devant la maison, et la neige criait sous les pas.
—
Tu as déjà
été
poursuivi pour délits
politiques, Nakhodka ?
demanda l’officier.
—
Oui, à
Rostov et à
Saratov… Seulement là,
les gendarmes me disaient « vous ».
L’officier
cligna de l’œil
droit, le frotta, puis reprit, en découvrant
ses petites dents :
—
Eh bien, Nakhodka, connaissez-vous peut-être,
oui, connaissez-vous les scélérats
qui répandent
dans la fabrique des brochures et des proclamations interdites ?
Le Petit-Russien s’agita,
il allait dire quelque chose avec un large sourire, lorsque la voix énervante
de Vessoftchikov résonna
de nouveau :
—
C’est
la première
fois que nous voyons des scélérats !
Le silence se fit pendant un instant.
La balafre de la mère
pâlit,
tandis que son sourcil droit remontait. La barbe noire de Rybine se mit à
trembler d’une
manière
bizarre ;
il baissa la tête
et étira
lentement sa moustache :
—
Faites sortir cet animal !
ordonna l’officier.
Deux gendarmes saisirent le jeune homme sous le bras
et l’entraînèrent
dans la cuisine. Là,
il parvint à
s’arrêter,
et, se retenant au plancher de toute la force de ses pieds, il s’écria :
—
Attendez, je veux mettre mon manteau !
Le commissaire de police, qui avait été
fouiller dans la cour, revint en disant :
—
Il n’y
a rien, nous avons regardé
partout.
—
Bien entendu !
s’exclama
l’officier
avec ironie. Je le savais bien !
Nous avons affaire à
un homme expérimenté !
La mère
écoutait
cette voix faible, frémissante
et cassante ;
et quand elle considérait
le visage jaunâtre
de l’homme,
elle sentait que c’était
un ennemi, un ennemi impitoyable, au cœur
plein de mépris
pour le peuple. Jadis, elle n’avait
vu que peu de personnes de ce genre et, les dernières
années,
elle avait même
oublié
qu’il
en existait.
—
C’est
ceux-là
que nous inquiétons !
pensa-t-elle.
—
Monsieur André
Onissimov Nakhodka, fils de père
inconnu, je vous arrête !
—
Pourquoi ?
demanda celui-ci avec calme.
—
Je vous le dirai plus tard !
répondit
l’officier
avec une politesse malveillante.
Et se tournant vers Pélaguée,
il lui cria :
—
Sais-tu lire et écrire ?
—
Non !
intervint Pavel.
—
Ce n’est
pas toi que j’interroge !
fit sévèrement
l’officier ;
il reprit :
—
Réponds,
la vieille, sais-tu lire et écrire ?
Envahie par un sentiment de haine instinctive envers
cet homme, la mère
se redressa soudain, toute tremblante, comme si elle eût
plongé
dans un fleuve glacé ;
sa balafre devint écarlate
et son sourcil s’abaissa.
—
Ne criez pas !
dit-elle en tendant le bras vers l’officier.
Vous êtes
encore jeune, vous ne savez pas ce que c’est
que la souffrance…
—
Calmez-vous, maman !
interrompit son fils.
—
Il vaut mieux retenir son cœur
et se taire !
conseilla le Petit-Russien.
—
Attends, Pavel !
s’écria
la mère
avec un élan
vers la table… Pourquoi arrêtez-vous
les gens !
—
Ça
ne vous regarde pas… taisez-vous !
cria l’officier
en se levant. Ramenez Vessoftchikov !
Et il se mit à
lire un papier, en l’élevant
à
la hauteur de son visage.
On introduisit le jeune homme.
—
Enlève
ta casquette !
cria l’officier,
interrompant sa lecture.
Rybine s’approcha
de Pélaguée
et, la poussant de l’épaule,
lui dit à
voix basse :
—
Ne vous échauffez
pas, la mère !
—
Comment pourrais-je enlever ma casquette quand on me tient les mains ?
demanda Vessoftchikov.
L’officier
lança
le procès-verbal
sur la table.
—
Signez !
fit il brièvement.
La mère
regarda les assistants signer le document, son excitation était
tombée,
le courage lui manquait ;
d’amères
larmes d’impuissance
et d’humiliation
montaient à
ses yeux. Pendant les vingt années
de sa vie conjugale elle avait pleuré
des larmes de ce genre ;
mais elle avait presque oublié
leur brûlure
cuisante depuis son veuvage. L’officier
la regarda et fit avec une grimace dédaigneuse :
—
Vous hurlez trop tôt,
ma bonne !
Vous verrez, il ne vous restera plus assez de larmes pour l’avenir.
Elle lui répondit,
de nouveau irritée :
—
Les mères
ont assez de larmes pour tout… pour tout !
Si vous en avez une, elle doit certainement le savoir !
L’officier
plaça
vivement ses papiers dans un portefeuille tout neuf, à
la serrure étincelante.
Il dit en s’adressant
au commissaire de police :
—
Ils sont tous d’une
indépendance
révoltante,
les uns comme les autres !…
—
Quelle insolence !
marmotta le commissaire.
—
Marche !
commanda l’officier.
—
Au revoir, André,
au revoir, Nicolas !
dit Pavel avec chaleur en serrant la main de ses camarades.
—
Oui, parfaitement, au revoir !
déclara
l’officier
avec ironie.
Sans parler, Vessoftchikov serrait la main de la mère
de ses doigts courts. Il respirait à
grand’peine ;
son gros cou était
congestionné,
ses yeux brillaient de rage. Le Petit-Russien souriait et secouait la tête ;
il dit quelques mots à
Pélaguée ;
elle fit le signe de la croix sur lui, en lui répondant :
—
Dieu reconnaît
les justes !
Enfin la troupe des hommes aux capotes grises disparut
au coin de la maison, avec un cliquetis d’éperons.
Rybine fut le dernier à
sortir ;
ses yeux noirs scrutèrent
Pavel ;
il dit d’un
air pensif :
—
Eh bien, adieu !
Et il s’en
alla sans se presser, en toussant dans sa barbe.
Les mains croisées
derrière
le dos, Pavel se mit à
aller et venir à
pas lents, entre les paquets de linge et de livres qui gisaient sur le sol ;
il s’écria
d’une
voix sombre :
—
Tu as vu comment cela se passe ?
Tout en considérant
la chambre en désordre
d’un
air déconcerté,
la mère
chuchota, angoissée :
—
On te prendra aussi… on te prendra aussi !
Pourquoi Vessoftchikov a-t-il été
grossier ?…
—
Il a eu peur probablement !… dit Pavel à
voix basse. Il ne faut pas leur parler… on ne peut rien
faire avec eux !
Ils sont incapables de comprendre…
—
Ils sont venus, ils l’ont
pris, ils l’ont
emmené !
chuchota la mère,
en agitant les bras.
Son fils lui restait. Le cœur
de Pélaguée
se mit à
battre plus tranquillement ;
sa pensée
s’immobilisait
devant un fait qu’elle
ne pouvait concevoir.
—
Il se moque de nous, cet homme jaune, il nous menace…
—
Assez, mère !
dit soudain Pavel avec décision.
Viens, rangeons tout cela…
Il lui avait dit « mère »
et « tu »,
comme il le faisait quand il devenait plus démonstratif.
Elle s’approcha
de lui, le regarda en face et demanda à
voix basse :
—
Ils t’ont
humilié ?
—
Oui !
répliqua-t-il.
C’est
pénible… j’aurais
préféré
aller avec eux…
Il sembla à
la mère
qu’il
avait les larmes aux yeux ;
et pour le consoler de son chagrin, qu’elle
devinait vaguement, elle dit en soupirant :
—
Patience… tu seras pris aussi !
—
Je le sais, répondit-il.
Après
un instant de silence, la mère
ajouta avec un accent de tristesse :
—
Comme tu es cruel, mon fils !
Si seulement tu me calmais… Mais non, je dis des choses
terribles, et tu m’en
réponds
de plus terribles encore !
Il lui jeta un coup d’œil,
s’approcha
d’elle,
et lui dit à
voix basse :
—
Je ne sais pas vous répondre,
maman !
Je ne peux pas mentir !
Il faut vous y habituer…
Elle soupira et se tut ;
puis, elle reprit, frissonnante :
—
Et qui sait ?
on dit qu’ils
torturent les gens, qu’ils
leur déchirent
le corps en lambeaux et leur brisent les os. Quand j’y
pense j’ai
peur, Pavel, mon, chéri…
—
Ils broient l’âme
et non le corps… C’est
encore plus douloureux que la torture, quand on touche à
votre âme
avec des mains sales.
XI
Le lendemain matin, on apprit que Boukine, Samoïlov,
Somov et cinq autres personnes encore avaient été
arrêtées.
Le soir, Fédia
Mazine accourut :
on avait perquisitionné
chez lui aussi ;
il était
satisfait de la chose et se considérait
comme un héros.
—
Tu as eu peur, Fédia ?
demanda la mère.
Il pâlit,
son visage se creusa, ses narines frémirent.
—
J’ai
eu peur d’être
frappé
par l’officier !
Il avait une barbe foncée,
il était
gros ;
ses doigts étaient
velus, il portait des lunettes noires, ou aurait dit qu’il
lui manquait des yeux. Il a crié,
frappé
du pied :
Je te ferai pourrir en prison !
m’a-t-il
dit… Et moi, on ne m’a
jamais battu, ni mon père,
ni ma mère,
parce que j’étais
fils unique et qu’ils
m’aimaient.
On bat tout le monde, mais moi, jamais on ne m’a
touché…
Il ferma pendant un instant ses yeux rougis et serra
les lèvres ;
d’un
geste rapide, il rejeta ses cheveux en arrière
et dit en regardant Pavel :
—
Si quelqu’un
me frappe, je me plongerai en lui comme un couteau, je le déchiquetterai
avec mes dents… Il vaudrait mieux m’assommer
du coup !…
—
Tu es bien maigrelet et chétif !
s’écria
la mère.
Comment pourrais-tu te battre ?
—
Et pourtant je me battrai !
répondit
Fédia
à
voix basse.
Lorsqu’il
fut parti, la mère
dit à
son fils :
—
Il sera brisé
avant tous les autres…
Pavel garda le silence.
Quelques minutes plus tard, la porte de la cuisine s’ouvrit
lentement et Rybine entra.
—
Bonsoir !
fit-il en souriant, c’est
encore moi. Hier soir, on m’a
obligé
de venir ;
ce soir, je viens de moi-même,
oui !
Il secoua la main de Pavel avec force, prit la mère
par l’épaule
en demandant :
—
M’offres-tu
du thé ?
Pavel examina en silence le large visage basané
de son hôte,
son épaisse
barbe noire et ses yeux intelligents. Il y avait quelque chose de grave dans
leur regard calme ;
toute la personne du nouveau venu, à
la carrure d’athlète,
inspirait la sympathie par sa fermeté
assurée.
La mère
s’en
alla dans la cuisine préparer
le samovar. Rybine s’assit,
caressa sa moustache, et, s’accoudant
sur la table, enveloppa Pavel du regard.
—
Ainsi donc… commença-t-il,
comme s’il
reprenait une conversation interrompue. Il faut que je te parle ouvertement. Je
t’ai
longuement examiné
avant de venir chez toi. Nous sommes presque voisins, j’ai
vu que tu recevais beaucoup de monde et que personne ne s’enivrait,
ni ne faisait de scandale. Ça,
c’est
la première
chose. Quand les gens se conduisent bien, on les remarque du coup, on voit tout
de suite ce qu’ils
sont. Moi aussi, j’attire
l’attention
parce que je vis à
l’écart,
sans commettre de vilenies…
Il parlait lentement, avec aisance ;
il avait des accents qui donnaient confiance en lui.
—
Ainsi donc, tout le monde parle de toi. Mon propriétaire
t’appelle
« hérétique »,
parce que tu ne vas pas à
l’église.
Je n’y
vais pas non plus. Ensuite ces feuilles, ces papiers sont survenus… C’est
toi qui as eu cette idée ?
—
Oui !
répondit
Pavel sans détacher
son regard du visage de Rybine.
Celui-ci le fixait aussi.
—
Allons donc !
s’écria
la mère
inquiète
en sortant de la cuisine, tu n’étais
pas seul…
Pavel sourit, Rybine également.
—
Ah !
fit celui-ci.
La mère
renifla avec bruit et sortit, un peu irritée
qu’ils
n’eussent
pas fait attention à
ses paroles.
—
C’était
une bonne idée,
ces feuilles… Elles troublent le peuple… Il y en a eu dix-neuf ?
—
Oui !
répondit
Pavel.
—
Je les ai donc toutes lues !
Bon… Il s’y
trouve des choses incompréhensibles,
superflues ;
quand l’homme
parle beaucoup, il lui arrive de parler pour rien…
Rybine sourit, il avait les dents blanches et saines.
—
Ensuite, cette perquisition, c’est
elle surtout qui m’a
prévenu
en ta faveur. Et toi, comme le Petit-Russien et Vessoftchikov, vous vous êtes
tous montrés…
Comme il ne trouvait pas l’expression
voulue, il se tut, jeta un coup d’œil
vers la fenêtre
et frappa du doigt sur la table.
—
Vous avez montré,
votre décision.
C’est
comme si vous aviez dit :
Faites votre ouvrage, Votre Honneur, nous, nous ferons le nôtre !… Le Petit-Russien aussi est un brave garçon.
Quelquefois, à
la fabrique, je l’écoutais
parler et je pensais :
« Celui-là
on ne pourra pas l’écraser ;
la mort seule le vaincra. Il en a des muscles, ce type ! »
Tu me crois, Pavel ?
—
Oui !
répondit
le jeune homme en hochant la tête.
—
Bon… J’ai
quarante ans, j’ai
le double de ton âge,
j’ai
lu vingt fois plus de choses que toi. J’ai
été
soldat pendant plus de trois ans ;
j’ai
été
marié
deux fois, ma première
femme est morte ;
l’autre,
je l’ai
quittée.
J’ai
été
au Caucase, j’ai
vu les doukhobors… Ils n’ont
pas su vaincre la vie, frère,
oh !
non !
La mère
écoutait
avec avidité
ces paroles ;
il lui était
agréable
de voir un homme d’âge
respectable venir à
son fils comme pour se confesser. Mais elle trouvait que Pavel traitait son hôte
avec trop de sécheresse
et pour effacer cette impression, elle demanda à
Rybine :
—
Tu mangerais peut-être
quelque chose, Mikhaïl
Ivanovitch ?
—
Non, merci, mère !
J’ai
déjà
soupé.
Ainsi donc, Pavel, tu penses que la vie ne va pas comme il faudrait ?
Le jeune homme se leva et arpenta la pièce,
les bras croisés
derrière
le dos.
—
Non, elle va bien !
répondit-il.
Ainsi, elle vous a conduit à
moi, maintenant que vous avez l’âme
ouverte. Elle nous unit peu à
peu, nous tous qui travaillons sans cesse ;
le temps viendra où
elle nous unira tous !
Les choses sont arrangées
d’une
manière
injuste et pénible
pour nous ;
mais la vie elle-même
nous ouvre les yeux, nous découvre
son sens amer ;
c’est
elle-même
qui montre à
l’homme
comment il doit en diriger le cours.
—
C’est
vrai !
Mais attends !
interrompit Rybine. Il faut renouveler l’homme,
voilà
ce que je crois !
Quand on attrape la gale, on se baigne, on se lave, on met des vêtements
propres et on guérit,
n’est-ce
pas ?
Et quand c’est
le cœur
qui est attaqué,
il faut en arracher la peau, quand même
on saignerait, il faut le laver, le vêtir
à
neuf, n’est-ce
pas ?
Mais comment purifier l’homme
en dedans ?
Hein ?
Pavel parla avec ardeur de Dieu, de l’empereur,
des autorités,
de la fabrique, de la résistance
que les travailleurs de l’étranger
opposaient à
ceux qui voulaient limiter leurs droits. Rybine souriait parfois ;
puis il frappait du doigt sur la table, comme pour ponctuer le discours de
Pavel. Mais il ne s’écria
pas une seule fois :
—
C’est
comme ça !
Pourtant il dit à
mi-voix après
un petit rire :
—
Hé !
tu es encore jeune !… Tu ne connais pas les gens !
Pavel, debout devant lui, répliqua
gravement :
—
Ne parlons pas de la jeunesse, ni de la vieillesse. Voyons plutôt
quelle opinion est la meilleure ?
—
Ainsi donc, d’après
toi, on se serait servi de Dieu lui-même
pour nous tromper ?
C’est
comme cela. Je crois aussi que notre religion est nuisible et erronée.
La mère
s’interposa.
Quand son fils parlait de Dieu, des choses sacrées
et chères
qui se reliaient à
la foi qu’elle
avait en son créateur,
elle essayait toujours de rencontrer le regard de Pavel pour lui demander
tacitement de ne pas déchirer
son cœur
avec des paroles d’incrédulité,
tranchantes et aiguës.
Mais, elle sentait que, malgré
son scepticisme, son fils était
croyant et cela la tranquillisait.
—
Comment pourrais-je comprendre ses pensées ?
se disait-elle.
Elle se figurait qu’il
devait être
désagréable
et outrageant pour Rybine, un homme d’âge
mûr,
d’entendre
les paroles de Pavel. Mais quand l’hôte
eut tranquillement posé
cette question à
Pavel, elle perdit patience :
—
Soyez donc plus prudents en parlant de Dieu !
dit-elle brièvement,
mais avec obstination. Faites comme vous voudrez…
Puis, après
avoir repris haleine, elle continua avec plus de force encore :
—
Sur qui m’appuierai-je
dans mon chagrin, moi qui suis vieille, si vous m’enlevez
mon Dieu ?
Ses yeux se remplirent de larmes. Elle lavait la
vaisselle avec des doigts tremblants.
—
Vous ne m’avez
pas compris, maman !
dit doucement Pavel.
—
Excuse-nous, mère !
ajouta Rybine d’une
voix lente et épaisse,
et il jeta un coup d’œil
à
Pavel en souriant. J’ai
oublié
que tu étais
trop vieille pour qu’on
te coupe tes verrues !
—
Je ne parlais pas du Dieu bon et miséricordieux
auquel vous croyez, continua Pavel, mais de celui dont les prêtres
nous menacent comme d’un
bâton… au nom duquel on veut forcer la totalité
des hommes à
se soumettre à
la volonté
mauvaise de quelques-uns…
—
C’est
comme ça,
oui !
s’exclama
Rybine, en frappant du doigt sur la table. On nous a changé
Dieu lui-même ;
tout ce qu’ils
ont entre les mains, nos ennemis le dirigent contre nous. Rappelle-toi, mère,
Dieu a créé
l’homme
à
son image, donc il ressemble à
l’homme,
si l’homme
lui ressemble !
Mais nous, ce n’est
plus à
Dieu que nous ressemblons, mais à
des bêtes
sauvages… À
l’église,
c’est
un épouvantail
qu’on
nous montre à
sa place… Il faut transformer Dieu, mère,
il faut le purifier !
On l’a
revêtu
de mensonge et de calomnie, on a mutilé
son visage pour tuer notre âme…
Il parlait à
voix basse, mais avec une netteté
étonnante ;
chacune de ses paroles portait à
la mère
un coup douloureux. Elle était
effrayée
par ce grand visage taciturne encadré
d’une
barbe noire, et le sombre reflet de ses yeux lui devenait insupportable.
—
Non, j’aime
mieux m’en
aller !
dit-elle en secouant la tête.
Je n’ai
pas la force d’écouter
des choses pareilles… je ne peux pas…
Et elle s’enfuit
dans la cuisine, tandis que Rybine s’écriait :
—
Tu vois, Pavel !
Ce n’est
pas par la tête,
c’est
par le cœur
qu’il
faut commencer… Le cœur,
c’est
un endroit de l’âme
humaine sur lequel il ne pousse rien que…
—
Que la raison !
acheva Pavel avec fermeté.
C’est
la raison seule qui affranchira l’homme.
—
La raison ne donne pas la puissance, répliqua
Rybine d’une
voix vibrante et obstinée.
C’est
le cœur
qui donne la force, et non pas le cerveau !
La mère
s’était
déshabillée
et couchée
sans avoir fait ses prières.
Elle avait froid et se sentait mal à
l’aise.
Rybine, qui lui avait semblé
si sensé,
si posé
au début,
excitait en elle une sourde hostilité.
—
Hérétique !
agitateur !
pensa-t-elle en prêtant
l’oreille
à
la voix sonore qui sortait avec aisance d’une
poitrine large et bombée.
Il avait bien besoin de venir !
Et Rybine disait, tranquille et sûr :
—
Un lieu saint ne peut rester vide. La place où
Dieu vit en nous est attaquée,
s’il
tombe de l’âme,
une plaie se formera, voilà !
il faut inventer une foi nouvelle, Pavel… Il faut créer
un Dieu juste pour tous, un Dieu qui ne soit ni un juge, ni un guerrier, mais l’ami
des hommes !
—
Mais c’est
ce que fut Jésus !
s’écria
Pavel.
—
Attends !
Jésus
n’était
pas ferme d’esprit… « Éloigne
de moi cette coupe »,
a-t-il dit. Et il reconnaissait César… Dieu ne peut reconnaître
une autorité
humaine régnant
sur les hommes, car c’est
Lui qui est la Toute-Puissance !
Il n’a
pas divisé
son âme
en partie divine et en partie humaine, et puisqu’il
a confirmé
sa divinité,
il n’a
besoin de rien d’humain.
Jésus
a aussi reconnu comme légitimes
le commerce… et le mariage… Et
c’est
injustement qu’il
a condamné
le figuier ;
celui-ci était-il
coupable de sa stérilité ?
Ce n’est
pas non plus par sa propre faute que l’âme
ne porte pas de bons fruits… Est-ce moi qui ai semé
le mal en elle ?
Ainsi…
Les deux voix résonnaient
sans interruption dans la pièce,
comme si elles s’enlaçaient
et se combattaient en un jeu animé
et passionnant. Pavel allait et venait à
grands pas, et le plancher grinçait
sous ses pieds. Quand il parlait, tous les sons se fondaient dans le bruit de
sa voix ;
quand Rybine répliquait
avec calme et tranquillité,
on entendait le tic-tac du balancier et le sec craquement du gel qui frôlait
de ses griffes aiguës
les murs de la maison.
—
Je vais te parler comme un vrai chauffeur que je suis :
Dieu ressemble au feu. Oui, c’est
comme ça.
Il n’affermit
rien, il ne le peut pas… Il brûle
et fond en éclairant… Il allume les églises,
mais ne les construit pas. Il vit dans le cœur.
Il est dit :
« Dieu
est le Verbe »
et le Verbe c’est
l’esprit.
—
La raison !
corrigea Pavel avec obstination.
—
C’est
comme ça !
Donc, Dieu est dans le cœur,
et dans la raison, et non pas dans l’église.
Et voilà
la misère,
la douleur et tout le malheur de l’homme :
c’est
que nous sommes tous arrachés
de nous-mêmes !
Le cœur
est repoussé
par la raison, et la raison est partie… L’homme
n’est
plus un… Dieu unit l’homme
en un tout… en un globe… Dieu
crée
toujours des choses rondes :
ainsi, la terre, les étoiles ;
tout ce qui est visible… ce qui est aigu, c’est
l’homme
qui l’a
fait… Quant à
l’église,
c’est
le tombeau de Dieu et de l’homme…
La mère
s’endormit,
elle n’entendit
pas sortir Rybine…
Celui-ci revint souvent. Quand l’un
ou l’autre
des camarades de Pavel se trouvait là,
le chauffeur s’asseyait
dans un coin et gardait le silence ;
de temps à
autre, il disait :
—
Voilà…
C’est
comme ça !
Une fois, il promena son regard noir sur les
assistants, et s’écria
d’un
ton mécontent :
—
Il faut parler de ce qui est ;
ce qui sera, nous ne le savons pas !
Quand le peuple sera libre, il verra lui-même
ce qu’il
aura de mieux à
faire… On lui a fourré
dans la tête
déjà
assez de choses qu’il
ne voulait pas !
Cela suffit !
Qu’il
examine lui-même !
Peut-être
repoussera-t-il tout, toute la vie et toutes les sciences ;
peut-être
verra-t-il que tout est dirigé
contre lui… comme par exemple le Dieu de l’église.
Donnez-lui seulement tous les livres en main, et il répondra
lui-même,
voilà !
Mais il faudrait qu’il
comprît
que plus le collier est étroit,
plus le travail est pénible.
Quand Pavel était
seul, Rybine et lui se mettaient aussitôt
à
discuter, tranquillement, longuement. La mère
inquiète
les écoutait,
les suivait du regard en silence, essayant de comprendre. Parfois, il lui
semblait que tous deux étaient
devenus aveugles. Dans les ténèbres,
entre les parois de la petite chambre, ils erraient de côté
et d’autre,
à
la recherche de la lumière
ou d’une
issue ;
ils se raccrochaient à
tout de leurs mains vigoureuses mais inhabiles, ils agitaient tout, remuaient
tout, laissant tomber à
terre des choses qu’ils
piétinaient
ensuite. Ils se heurtaient partout, tâtaient
et repoussaient tout, sans hâte,
sans perdre l’espoir,
ni la foi…
Ils l’avaient
accoutumée
à
entendre une foule de paroles terribles par leur simplicité
et leur audace ;
ces mots-là
ne l’oppressaient
plus avec la même
violence qu’au
début.
Rybine ne plaisait pas à
la mère ;
cependant, la répulsion
qu’il
lui inspirait au commencement avait disparu.
Une fois par semaine, Pélaguée
se rendait à
la prison pour y porter du linge et des livres au Petit-Russien ;
elle obtint un jour l’autorisation
de le voir ;
en rentrant elle raconta avec attendrissement :
—
Il est resté
le même
qu’à
la maison. Il est gentil avec tout le monde, chacun plaisante avec lui. On
dirait qu’il
a toujours le cœur
en fête… La vie lui est pénible,
il souffre, mais il ne veut pas le montrer.
—
C’est
comme ça
qu’il
faut faire !
répliqua
Rybine. Nous sommes tous enveloppés
dans le chagrin comme dans une seconde peau… nous
respirons le chagrin, nous nous revêtons
de chagrin… Mais il n’y
a pas de quoi se vanter… Tout le monde n’a
pas les yeux crevés,
il y en a qui se les ferment eux-mêmes… voilà !
Mais quand on est bête… il faut s’attendre
à
souffrir…
XII
La vieille petite maison grise des Vlassov attirait de
plus en plus l’attention
du faubourg. Parfois, un ouvrier y venait et, après
avoir regardé
de tous côtés,
il disait à
Pavel :
—
Eh bien, frère,
toi qui lis les livres, tu dois connaître
les lois. Ainsi, explique-moi…
Et il racontait quelque injustice de la police ou de l’administration
de la fabrique. Dans les cas compliqués,
Pavel envoyait le visiteur avec un mot de recommandation à
un avocat de ses amis, et quand il le pouvait, il donnait des conseils lui-même.
Peu à
peu, les habitués
du faubourg éprouvèrent
un sentiment de respect pour ce jeune homme rangé,
qui parlait de tout avec simplicité
et hardiesse, qui ne riait presque jamais, qui regardait et écoutait
toutes choses avec attention, se plongeant dans l’imbroglio
de chaque affaire particulière
et découvrant
toujours le fil qui reliait les gens entre eux par des milliers de nœuds
tenaces…
La mère
voyait s’étendre
l’influence
de son fils, elle commençait
à
saisir le sens des travaux de Pavel, et, quand elle avait compris, elle éprouvait
une joie enfantine.
Pavel grandit encore dans l’opinion
publique, lors de l’histoire
du « kopek
du marais ».
Un large marais planté
de sapins et de bouleaux entourait la fabrique comme d’un
fossé
infect. En été,
une buée
jaunâtre
et opaque s’en
dégageait
avec des nuées
de moustiques qui se répandaient
dans le faubourg en y semant les fièvres.
Le marais appartenait à
la fabrique ;
le nouveau directeur, voulant en tirer parti, conçut
le projet de l’assécher
et d’en
extraire la tourbe en même
temps. Cette opération,
dit-il aux ouvriers, assainirait les environs et améliorerait
les conditions de leur existence à
tous, de sorte qu’il
donna l’ordre
de retenir un kopek par rouble sur les salaires, pour l’asséchement
du marais.
Les ouvriers s’agitèrent :
ils étaient
surtout irrités
du fait que le nouvel impôt
n’était
pas applicable aux employés…
Le samedi où
la décision
du directeur fut affichée,
Pavel était
malade et n’avait
pas été
travailler ;
il ne savait rien de l’histoire.
Le lendemain matin, après
la messe, le fondeur Sizov, beau vieillard, le serrurier Makhotine, homme de
haute taille, très
irascible, vinrent chez lui pour lui raconter ce qui était
arrivé.
—
Les plus âgés
d’entre
nous se sont réunis,
dit posément
Sizov, nous avons discuté ;
et voilà,
nos camarades nous ont envoyés
pour te demander —
puisque tu es un homme éclairé
—
s’il
y a une loi qui permette au directeur de combattre les moustiques avec notre
argent ?
—
Songe donc, ajouta Makhotine, en roulant ses yeux bridés,
il y a quatre ans, ces voleurs ont quêté
pour pouvoir construire un établissement
de bains… On a ramassé
trois mille huit cents roubles… Où
sont-ils, et où
sont les bains ?
Pavel expliqua que cet impôt
était
injuste, que la fabrique retirerait un grand avantage de ce projet. Sur quoi,
les deux ouvriers s’en
allèrent
avec des airs renfrognés.
Après
les avoir reconduits, la mère
s’écria
avec un sourire :
—
Voilà
des vieillards qui viennent chez toi faire provision d’esprit,
Pavel !
Sans répondre,
le jeune homme s’assit
et se mit à
écrire
d’un
air soucieux. Quelques instants après,
il dit à
sa mère :
—
Je t’en
prie, va immédiatement
à
la ville et porte ce billet…
—
C’est
dangereux ?
demanda-t-elle.
—
Oui. C’est
là
qu’on
imprime notre journal… Il faut absolument que cette
histoire du kopek paraisse dans le prochain numéro !
—
C’est
bien, c’est
bien !
répliqua-t-elle
en s’habillent
à
la hâte.
J’y
vais…
C’était
la première
commission que lui donnait son fils !
Elle fut heureuse de voir qu’il
lui disait franchement de quoi il était
question, et de pouvoir lui être
utile dans son œuvre.
—
Je comprends, Pavel !
reprit-elle… C’est
un vol… Comment s’appelle-t-il :
Iégor
Ivanovitch ?
Elle revint tard dans la soirée,
fatiguée,
mais contente.
—
J’ai
vu Sachenka !
dit-elle à
son fils. Elle te salue. Qu’il
est amusant, ce Iégor !
il plaisante sans cesse.
—
Je suis enchanté
qu’ils
te plaisent, répondit
Pavel à
mi-voix.
—
Quels gens simples !
C’est
agréable
quand les gens sont simples !
Et ils t’estiment,
tous…
Le lundi, Pavel ne put aller à
la fabrique, il avait mal à
la tête.
Mais à
midi, Fédia
Mazine accourut, agité
et heureux ;
il annonça
d’une
voix essoufflée :
—
Toute la fabrique est soulevée !
On m’envoie
te chercher !
Sizov et Makhotine disent que tu expliqueras l’affaire
mieux que tous les autres !
Si tu voyais ce qui se passe là-bas !
Pavel s’habilla
sans mot dire.
—
Les femmes se sont rassemblées
et elles piaillent…
—
J’y
vais aussi !
déclara
la mère.
Tu n’es
pas bien, c’est
peut-être
dangereux. Que font-ils là-bas ?
Je veux y aller…
—
Va !
dit Pavel brièvement…
Ils partirent rapidement sans échanger
une parole. La mère,
haletante et émue,
sentait que quelque chose de grave allait survenir. À
l’entrée
de la fabrique, une masse de femmes hurlaient et se querellaient. Pélaguée
vit que toutes les têtes
étaient
tournées
du même
côté,
vers le mur des forges. Là,
Sizov, Makhotine, Valov et cinq autres ouvriers influents et d’âge
mûr,
s’étaient
juchés
sur un tas de vieille ferraille ;
leurs gestes violents se détachaient
sur le fond de briques rouges.
—
Voilà
Vlassov !
s’écria
quelqu’un.
—
Vlassov !
amenez-le ici !
On entraîna
Pavel, on le poussa en avant. La mère
resta seule.
—
Silence !
cria-t-on simultanément
à
diverses places.
Tout près
de Pélaguée,
résonna
la voix égale
de Rybine :
—
Ce n’est
pas pour notre kopek qu’il
faut résister,
mais pour la justice, voilà !
Ce n’est
pas notre kopek qui nous est cher, il n’est
pas plus rond que les autres, mais il est plus lourd ;
il y a plus de sang humain en lui que dans un seul rouble du directeur !
Ses paroles tombaient sur la foule avec force et soulevaient
d’ardentes
exclamations :
—
C’est
vrai !
Bravo, Rybine !
—
Silence, diables !
—
Tu as raison, chauffeur !
—
Voilà
Vlassov !
Les voix se fondirent en un tourbillon bruyant, étouffant
le sourd fracas des machines et les soupirs de la vapeur. De toutes parts
accouraient des gens qui se mettaient à
discuter en agitant les bras, s’excitant
mutuellement par des paroles fébriles
et caustiques. L’irritation
qui dormait dans les poitrines fatiguées
s’était
réveillée ;
elle s’échappait
des lèvres
et s’envolait
triomphante. Au-dessus de la foule planait un nuage de poussière
et de suie ;
les visages couverts de sueur étaient
en feu, la peau des joues pleurait des larmes noires. Sur le fond sombre des
physionomies, les yeux et les dents étincelaient.
Enfin Pavel apparut aux côtés
de Sizov et de Makhotine ;
on entendit son cri :
—
Camarades !
La mère
vit que le visage du jeune homme était
pâle
et que ses lèvres
tremblaient ;
involontairement elle voulut avancer en se frayant un chemin dans la foule. On
lui disait avec aigreur :
—
Reste à
ta place, la vieille !
On la poussait. Mais elle ne se découragea
pas ;
de l’épaule
et des coudes, elle écartait
les gens et se rapprochait lentement de son fils, poussée
par le désir
d’aller
se placer à
côté
de lui.
Et Pavel, après
avoir prononcé
des paroles dans lesquelles il avait accoutumé
de mettre un sens profond, se sentit la gorge serrée
par le spasme de la joie de combattre. Le désir
de se livrer à
la force de sa croyance de jeter aux gens son cœur
consumé
par le rêve
ardent de la justice, l’envahit.
—
Camarades !
répéta-t-il,
en puisant dans ce mot de l’énergie
et de l’enthousiasme,
nous sommes ceux qui construisent les églises
et les fabriques, qui fondent l’argent
et forgent les chaînes… C’est
nous qui sommes la force vivante qui nourrit et amuse tout le monde, depuis le
berceau jusqu’à
la tombe…
—
C’est
ça !
s’écria
Rybine.
—
Toujours et partout, nous sommes les premiers au travail, tandis qu’on
nous relègue
aux derniers rangs dans la vie. Qui s’occupe
de nous ?
Qui nous veut du bien ?
Qui nous considère
comme des hommes ?
Personne !
—
Personne !
répéta
une voix pareille à
un écho.
Reprenant possession de lui-même,
Pavel se mit à
parler avec plus de simplicité
et de calme. La foule s’avançait
lentement vers lui, comme un corps sombre à
mille têtes.
Elle regardait le jeune homme avec des centaines d’yeux
attentifs, aspirait ses paroles ;
le bruit s’apaisait
un peu.
—
Nous n’aurons
pas un meilleur lot tant que nous ne nous sentirons pas solidaires, tant que
nous ne formerons pas une seule famille d’amis,
étroitement
liés
par le même
désir… celui de lutter pour nos droits…
—
Parle de l’affaire !
s’écria
une voix rude à
côté
de la mère.
—
Ne l’interrompez
pas !
Taisez-vous !
répliqua-t-on
de divers points.
Les visages noircis avaient une expression d’incrédulité
maussade ;
quelques regards seulement se posèrent
sur Pavel avec gravité.
—
C’est
un socialiste, mais il n’est
pas bête !
fit quelqu’un.
—
C’est
un révolutionnaire !
dit un autre.
—
Comme il parle hardiment !
s’écria
un ouvrier, un grand gaillard borgne, en poussant la mère
de l’épaule.
—
Camarades !
Le moment est venu de résister
à
la force avide qui vit de notre travail, le moment est venu de se défendre ;
il faut que chacun comprenne que personne ne viendra à
notre secours, si ce n’est
nous-mêmes !
Un pour tous, tous pour un, telle doit être
notre loi, si nous voulons vaincre l’ennemi…
—
Il dit la vérité,
frères !
s’écria
Makhotine. Écoutez
la vérité !
Et, d’un
geste large, il agita son poing fermé.
—
Il faut faire venir le directeur immédiatement !
continua Pavel. Il faut lui demander…
Soudain, on eût
dit qu’un
ouragan avait fondu sur la foule. Elle se courba comme le flot sous la rafale ;
quelques dizaines de voix crièrent
ensemble :
—
Que le directeur vienne !…
—
Qu’il
s’explique !…
—
Amenez-le !…
—
Envoyons-lui des députés…
—
Non !
Parvenue au premier rang, la mère
regardait son fils qui la dominait. Elle se sentait pleine de fierté :
Pavel était
là
au milieu des vieux ouvriers les plus estimés,
tout le monde l’écoutait
et l’approuvait.
Pélaguée
admirait son sang-froid, sa simplicité ;
il parlait sans se fâcher,
ni jurer comme les autres.
Les exclamations, les cris de mécontentement,
les invectives pleuvaient comme des grêlons
sur un toit de zinc. Pavel regardait la foule et, de ses yeux grands ouverts,
il semblait chercher quelque chose parmi les groupes.
—
Des députés !
—
Que Sizov parle !
—
Vlassov !
—
Rybine !
Il a des dents terribles !
Enfin, on désigna
Pavel, Sizov et Rybine comme porte-parole, et l’on
allait faire chercher le directeur quand, soudain, quelques faibles
exclamations retentirent.
—
Il vient de lui-même !
—
Le directeur !
—
Ah !
Ah !
La foule s’entr’ouvrait
pour laisser passer un personnage grand et sec, visage allongé,
la barbe en pointe.
—
Permettez !
disait-il en écartant
la foule d’un
petit geste, mais sans l’effleurer.
Il clignait des yeux, et d’un
regard de manieur d’hommes
expérimenté,
scrutait les visages des ouvriers. Ceux-ci s’inclinaient,
enlevaient leurs casquettes pour le saluer. Il ne répondait
pas à
ces marques de respect, il semait le silence et l’embarras
autour de lui ;
on sentait déjà,
sous les sourires gênés
et le ton assourdi des paroles, comme le repentir d’enfants
conscients d’avoir
fait des sottises.
Le directeur passa devant la mère,
lui jeta un coup d’œil
sévère
et s’arrêta
au pied du tas de ferraille. D’en
haut, quelqu’un
lui tendit la main ;
il ne la prit pas ;
d’un
mouvement vigoureux et souple, il se hissa et se mit au premier rang, puis il
demanda d’une
voix froide et autoritaire :
—
Que signifie ce rassemblement ?
Pourquoi avez-vous quitté
le travail ?
Pendant quelques secondes, le silence fut complet… Les têtes
des ouvriers se balançaient
comme des épis.
Sizov agita sa casquette, haussa les épaules
et baissa la tête…
—
Répondez !
cria le directeur.
Pavel se plaça
à
côté
de lui et dit à
haute voix, en montrant Sizov et Rybine :
—
Nous trois, nous avons été
chargés
par nos camarades d’exiger
que vous reveniez sur votre décision,
relativement à
la retenue du kopek…
—
Pourquoi ?
demanda le directeur sans regarder le jeune homme.
—
Nous considérons
cet impôt
comme injuste !
répliqua
Pavel d’une
voix sonore.
—
Ainsi, vous ne voyez dans mon projet que le désir
d’exploiter
les ouvriers, et non pas le souci que j’ai
d’améliorer
leur existence, n’est-ce
pas ?
—
Oui !
répondit
Pavel.
—
Et vous aussi ?
dit le directeur en s’adressant
à
Rybine.
—
Nous sommes tous du même
avis !
répliqua
celui-ci.
—
Et vous, brave homme ?
demanda le directeur en se tournant vers Sizov.
—
Moi aussi, je vous prie de nous laisser notre kopek.
Puis, baissant de nouveau la tête,
Sizov sourit d’un
air embarrassé.
Le directeur promena lentement son regard sur la foule
et haussa les épaules.
Ensuite, il jeta un coup d’œil
scrutateur sur Pavel et dit :
—
Vous êtes
un homme assez instruit, je crois ;
comment ne comprenez-vous pas tous les avantages de cette mesure ?
—
Chacun les comprendrait si la fabrique asséchait
le marais à
ses propres frais…
—
La fabrique ne s’occupe
pas de philanthropie !
répliqua
le directeur. Je vous ordonne à
tous de reprendre immédiatement
le travail.
Et il se mit en devoir de descendre en tâtant
avec précaution
le fer de la pointe de sa bottine, sans regarder personne.
Une rumeur de mécontentement
retentit.
—
Quoi ?
demanda le directeur en s’arrêtant.
Tous se turent ;
seule, dans le lointain, une voix solitaire répliqua :
—
Travaille toi-même !
—
Si dans un quart d’heure,
vous n’avez
pas repris le travail, je vous ferai tous mettre à
l’amende,
déclara
le directeur d’un
ton sec.
Et il reprit son chemin au milieu de la foule, mais
derrière
lui un sourd murmure s’élevait ;
puis il s’éloignait,
plus le bruit se faisait aigu.
—
Allez donc parler avec lui !
—
Et voilà
nos droits !
Ah !
fichu sort !
On s’adressait
à
Pavel en criant :
—
Hé,
juriste, que faut-il faire maintenant ?
—
Pour parler tu as parlé,
mais il est venu et le vent a tourné !
—
Eh bien, Vlassov, que faire ?
Les questions se faisaient plus insistantes, Pavel déclara :
—
Camarades, je vous propose d’abandonner
le travail, jusqu’à
ce que le directeur renonce à
l’injuste
retenue…
Des paroles excitées
résonnèrent :
—
Tu nous prends pour des imbéciles !
—
C’est
ce qu’il
faut faire !
—
La grève ?
—
Pour ce kopek ?
—
Eh bien !
faisons grève !
—
Nous serons tous mis à
la porte !
—
Et qui travaillerait ?
—
On trouvera d’autres
ouvriers !
—
Lesquels ?
Des traîtres !
XIII
Pavel descendit du tas de ferraille et se plaça
à
côté
de sa mère.
Autour d’eux,
tout le monde se mit à
parler bruyamment, à
discuter, à
s’agiter
en criant :
—
La grève
ne se fera pas !
dit Rybine en s’approchant
de Pavel ;
quoique le peuple soit rapace quand il s’agit
d’argent,
il est trop poltron. Il y en aura peut-être
trois cents qui seront de ton avis, pas plus. On ne peut pas remuer un pareil
tas de fumier avec une seule fourche…
Pavel garda le silence. Devant lui, la foule avec son énorme
visage noir s’agitait
et le considérait
comme si elle eût
exigé
quelque chose de lui. Son cœur
battait avec anxiété.
Il lui semblait que ses paroles avaient disparu sans laisser de traces sur ces
hommes, telles des gouttes de pluies clairsemées
tombant sur une terre crevassée
par la longue sécheresse.
L’un
après
l’autre,
les ouvriers s’approchaient
de lui, le félicitaient
de son discours, mais doutaient de la réussite
de la grève,
et se plaignaient de ce que le peuple ne comprît
ni sa force, ni ses intérêts.
Une impression de désenchantement
gagnait Pavel, il ne croyait plus en sa force. Il avait mal à
la tête
et se sentait comme vide !
Auparavant, dans les moments où
il se représentait
le triomphe de la vérité
qui lui était
chère,
l’enthousiasme
dont son cœur
était
rempli lui donnait envie de pleurer. Et maintenant qu’il
avait exprimé
sa foi devant le peuple, elle lui avait paru pâle,
impuissante, incapable de toucher qui que ce fût.
Il s’en
accusait lui-même ;
il avait l’impression
qu’il
avait paré
son rêve
de vêtements
informes, sombres et misérables,
et qu’ainsi
personne n’en
avait vu la beauté.
Il rentra chez lui triste et fatigué.
Sa mère
et Sizov le suivaient :
—
Tu parles bien, disait Rybine marchant à
ses côtés,
mais tu ne touches pas le cœur,
voilà !
Il faut jeter l’étincelle
au plus profond du cœur.
Ce n’est
pas par la raison que tu prendras les gens. Cette chaussure-là
est trop fine et trop étroite
pour le peuple ;
son pied n’y
entre pas. Si même
il y entrait, le soulier serait bientôt
éculé,
voilà !
Sizov disait à
la mère :
—
C’est
le moment pour nous, les vieux, d’aller
au cimetière !
Un nouveau peuple se lève… Comment avons-nous vécu ?
Nous avons rampé
sur nos genoux, constamment courbés
vers la terre. Et maintenant, on ne sait pas au juste si les gens ont repris
connaissance ou s’ils
se trompent encore plus que nous… En tout cas, ils ne
nous ressemblent pas. Voilà
la jeunesse qui se met à
parler au directeur, comme à
un égal… oui. Ah !
si mon fils était
vivant… Au revoir, Pavel Mikhaïlovitch… tu es un brave garçon,
tu prends la défense
du peuple… Si Dieu le veut, tu trouveras peut-être
des voies et des issues… que Dieu le veuille !
Et il s’en
alla.
—
Eh bien, mourez donc !
grommela Rybine. Déjà
maintenant, vous n’êtes
plus des hommes, mais du mortier… bon à
boucher les fissures… Pavel, as-tu remarqué
quels étaient
ceux qui ont crié
le plus fort pour que tu fusses désigné
comme député ?
C’étaient
ceux qui disent que tu es un révolutionnaire,
un perturbateur… voilà !… Oui, ceux-là…
Ils ont pensé
que tu serais chassé
de la fabrique, c’était
ce qu’il
leur fallait.
—
Ils ont raison à
leur point de vue…
—
Les loups aussi ont raison quand ils se déchirent
entre eux.
Rybine avait l’air
morose, sa voix tremblait d’une
manière
bizarre.
—
Les hommes n’ont
pas confiance dans la parole toute nue… il faut la
tremper dans le sang…
Toute la journée,
Pavel se sentit malheureux, comme s’il
avait perdu quelque chose et qu’il
pressentît
sa perte sans comprendre encore en quoi elle consisterait.
Pendant la nuit, alors que la mère
dormait déjà
et qu’il
lisait au lit, les gendarmes revinrent et recommencèrent
à
fouiller avec rage partout, dans la cour et au grenier. L’officier
au teint jaune se comporta comme la première
fois d’une
manière
railleuse et outrageante, prenant plaisir à
blesser Pavel et sa mère.
Assise dans un coin, Pélaguée
gardait le silence, le regard fixé
sur le visage de Pavel. Celui-ci essayait de cacher son trouble, mais quand l’officier
riait, les doigts du jeune homme avaient un mouvement bizarre ;
la mère
sentait qu’il
avait de la peine à
ne pas répondre
au gendarme, qu’il
lui était
dur de supporter ses plaisanteries. Elle était
moins effrayée
que lors de la première
perquisition, mais elle éprouvait
plus de haine envers ces hôtes
nocturnes vêtus
de gris, aux éperons
cliquetants, et la haine étouffa
la peur.
Pavel parvint à
lui chuchoter :
—
Ils m’emmènent…
Baissant la tête,
elle répondit
à
voix basse :
—
Je comprends…
Elle comprenait :
on le mettait en prison pour les paroles qu’il
avait dites aux ouvriers. Mais ceux-ci l’avaient
approuvé
et tout le monde allait prendre sa défense ;
par conséquent,
il ne resterait pas longtemps absent.
Elle aurait voulu pleurer, enlacer son fils ;
mais, à
côté
d’elle,
l’officier
la regardait avec un air malveillant, ses lèvres
frémissaient,
ses moustaches s’agitaient
et Pélaguée
crut que cet homme attendait avec joie des larmes, des supplications, des
lamentations. Rassemblant toutes ses forces, parlant le moins possible, elle
serra la main de son fils et dit à
voix basse, en retenant sa respiration :
—
Au revoir, Pavel… tu as pris tout ce qu’il
faut ?
—
Oui, ne t’ennuie
pas…
—
Que le Seigneur soit avec toi…
Lorsqu’on
l’eut
emmené,
la mère
se laissa tomber sur le banc et sanglota doucement, les paupières
baissées.
Adossée
au mur, comme son mari le faisait jadis, torturée
par l’angoisse
et le sentiment de son impuissance, elle pleura longtemps, faisant passer dans
ses larmes la douleur de son cœur
blessé.
Elle voyait devant elle, pareille à
une tache immobile, une physionomie jaune, aux fines moustaches, aux yeux
clignotants, à
l’air
satisfait. Dans sa poitrine s’enroulaient,
comme un peloton noir, de l’exaspération
et de la colère
contre les gens qui enlevaient un fils à
sa mère,
parce qu’il
cherchait la vérité…
Il faisait froid, les gouttes de pluie rebondissaient
contre les vitres, quelque chose bruissait le long des murs ;
on aurait dit que, dans les ténèbres,
des silhouettes grises aux larges visages rouges sans yeux, et aux longs bras,
rôdaient
en épiant.
Et leurs éperons
cliquetaient faiblement.
—
Ils auraient mieux fait de me prendre aussi !
pensa-t-elle.
La sirène
siffla, ordonnant aux gens de reprendre le travail. Ce matin-là,
le signal était
sourd, bas et hésitant.
La porte s’ouvrit,
Rybine entra. Il s’approcha
de la mère,
et tout en essuyant les gouttes de pluie répandues
sur sa barbe, il demanda :
—
Ils l’ont
emmené ?
—
Oui, qu’ils
soient maudits !
répondit-elle
en soupirant.
—
Quelle affaire !
dit Rybine en souriant. Moi, on m’a
fouillé,
on a cherché
partout… On m’a
injurié…
mais on ne m’a
pourtant pas arrêté…
Donc, ils ont emmené
Pavel ?
Le directeur a fait un signe, le gendarme s’est
précipité,
et voilà
un homme enlevé !
Ils s’accordent
comme larrons en foire. Les uns s’occupent
de traire le peuple, tandis que les autres le tiennent au museau.
—
Vous devriez prendre la défense
de Pavel, vous autres !
s’écria
la mère
en se levant. Car c’est
à
cause de vous qu’il
s’est
compromis.
—
Qui devrait prendre sa défense ?
—
Vous tous !
—
Voyez-vous ça !
Non, n’y
comptez pas !
Il a fallu des milliers d’années
pour amasser leur force… Ils nous ont planté
d’innombrables
clous dans le cœur,
comment serait-il possible de nous unir d’un
coup ?
Il faut d’abord
que nous nous enlevions mutuellement nos échardes
de fer… Ce sont ces échardes
qui empêchent
nos cœurs
de se joindre en une masse compacte.
Et avec petit rire, il s’en
alla lourdement. Ses paroles cruelles et désespérées
avaient encore augmenté
le chagrin de Pélaguée.
—
On peut le tuer, le torturer…
Et elle se représenta
le corps de son fils roué
de coups, déchiré,
ensanglanté,
et, comme une couche d’argile
glacée,
la peur descendue de son cœur
la suffoquait. Les yeux lui firent mal.
Elle n’alluma
pas son fourneau, ne se prépara
pas de dîner,
ne prit pas le thé ;
tard dans la soirée,
elle mangea un morceau de pain. Quand elle se coucha, elle se dit que jamais
encore, de toute sa vie, elle ne s’était
sentie aussi humiliée,
isolée,
comme nue. Les dernières
années,
elle s’était
habituée
à
vivre dans l’attente
constante de quelque chose d’important,
d’heureux.
Autour d’elle,
les jeunes gens s’agitaient,
bruyants et vaillants, dominés
par son fils au visage grave, son fils, le maître
et le créateur
de cette vie pleine d’inquiétude,
mais bonne. Et maintenant qu’il
n’était
plus là,
tout avait disparu.
XIV
La journée
passa lentement, suivie d’une
nuit sans sommeil. Le lendemain lui parut plus long encore. Elle attendait on
ne sait qui, mais personne ne vint. Le soir tomba, puis la nuit. La pluie
glaciale soupirait en frôlant
les murs ;
le vent soufflait dans les tuyaux de cheminée ;
le plancher craquait. La mélancolique
et douloureuse mélodie
des gouttes d’eau
tombant du toit, telles des larmes, emplissait l’air.
Il semblait que la maison tout entière
vacillât
faiblement, et qu’une
angoisse figeât
l’ambiance.
On frappa doucement à
la vitre. La mère
était
habituée
à
ce signal, il ne l’effrayait
plus ;
elle tressaillit, comme si on lui avait fait au cœur
une petite piqûre
bienfaisante. Un vague espoir la fit se lever brusquement. Jetant un châle
sur ses épaules,
elle ouvrit la porte…
Samoïlov
entra, suivi d’un
autre personnage qui cachait son visage dans le col relevé
de son manteau ;
sa casquette était
rabattue jusqu’aux
sourcils.
—
Nous vous avons réveillée ?
demanda Samoïlov
sans la saluer.
Contre son habitude, il avait l’air
soucieux.
—
Je ne dormais pas !
répondit
la mère.
Et elle jeta un coup d’œil
interrogateur sur les nouveaux venus.
Avec un soupir rauque et profond, le compagnon de Samoïlov
enleva sa casquette et tendit à
la mère
une main large aux gros doigts.
—
Bonsoir, grand-mère !
Vous ne m’avez
pas reconnu ?
lui dit-il amicalement comme à
une vieille connaissance.
—
C’est
vous !
s’écria
Pélaguée
d’un
ton joyeux. Iégor
Ivanovitch, c’est
vous !
—
C’est
moi !
répondit-il
en inclinant sa grosse tête.
Il avait les cheveux longs comme un chantre d’église.
Un bon sourire éclairait
son visage rond ;
ses petits yeux gris considéraient
la mère
avec une expression caressante. Il ressemblait à
un samovar avec son petit corps rond, son gros cou et ses bras courts. Sa
figure reluisait ;
il respirait avec bruit ;
dans sa poitrine bouillonnait et ronflait constamment on ne sait quoi…
—
Allez dans la chambre, je vais m’habiller !
proposa la mère.
—
Nous avons quelque chose à
vous dire !
répondit
Samoïlov
d’un
air préoccupé
en la regardant en dessous.
Iégor
passa dans la pièce
voisine en disant :
—
Chère
grand-mère,
ce matin, un de nos amis est sorti de prison… Il y est
resté
trois mois et onze jours… Il a vu le Petit-Russien et
Pavel qui vous envoient leurs salutations ;
de plus, votre fils vous prie de ne pas vous inquiéter
à
son sujet et de vous dire que, dans la voie qu’il
a choisie, c’est
la prison qui sert de lieu de repos ;
ainsi en ont décidé
nos autorités
toujours soucieuses de notre bien-être… Maintenant, grand-mère,
arrivons au fait. Savez-vous combien de personnes ont été
arrêtées
hier ?
—
Non. Pavel ne serait-il pas le seul ?
s’écria
la mère.
—
C’est
le quarante-neuvième !
interrompit Iégor
Ivanovitch avec calme. Et il faut s’attendre
à
ce que l’autorité
en arrête
encore une dizaine. Ce monsieur-là
entre autres…
—
Moi-même !
dit Samoïlov
d’un
air sombre.
Pélaguée
se sentit respirer plus facilement.
—
Il n’est
pas seul là-bas !
se dit-elle.
Lorsqu’elle
fut habillée,
elle entra dans la chambre, souriant avec vaillance à
ses hôtes.
—
On ne les gardera sans doute pas longtemps s’ils
sont si nombreux !
—
Vous avez raison !
répliqua
Iégor
Ivanovitch. Et si nous parvenons à
gâter
le jeu de nos adversaires, ils ne seront pas plus avancés
qu’auparavant… Voici de quoi il retourne :
si nous cessons de propager nos brochures maintenant, les fichus gendarmes ne
manqueront pas de le remarquer et porteront ce fait au compte de Pavel et des
camarades, compagnons de sa captivité.
—
Comment cela ?
Pourquoi ?
s’écria
la mère
effrayée.
—
C’est
bien simple, grand-mère !
dit Iégor
Ivanovitch doucement. Parfois, les gendarmes eux-mêmes
raisonnent avec justesse. Pensez donc :
tant que Pavel était
en liberté,
il y avait des brochures et des feuillets ;
dès
qu’il
est en prison, plus de brochures, plus de proclamations !
C’est
donc lui qui les répandait !
Et alors les gendarmes se mettront à
dévorer
tout le monde… ils adorent déchiqueter
les gens.
—
Je comprends, je comprends !
dit tristement la mère.
Que faire ?
Ah !
mon Dieu !
De la cuisine arriva la voix de Samoïlov.
—
On a arrêté
presque tous les nôtres,
que le diable m’emporte !… Il faut continuer à
travailler comme auparavant, non seulement pour la cause…
mais aussi pour sauver les camarades…
—
Et il n’y
a personne pour travailler !
ajouta Iégor
avec un petit rire. Nous avons des brochures excellentes…
je les ai faites moi-même ;
mais comment les introduire dans la fabrique ?… Je n’en
sais rien…
—
On fouille maintenant tout le monde à
l’entrée,
expliqua Samoïlov.
La mère
devinait qu’on
voulait quelque chose d’elle.
—
Et alors, que faire ?
Que faire ?
demanda-t-elle vivement.
Samoïlov
s’arrêta
sur le seuil de la porte et dit :
—
Pélaguée
Nilovna, vous connaissez la marchande Korsounova ?
—
Oui, pourquoi ?
—
Parlez-lui ;
peut-être
se chargera-t-elle de nos brochures…
La mère
agita la main d’un
air négatif.
—
Oh !
non !
c’est
une bavarde… non !
Et on saura que c’est
par moi… que c’est
de notre maison… non… non !
Et soudain, éclairée
par une idée
subite, elle s’exclama
d’un
ton joyeux :
—
Donnez-les moi !
donnez-les moi !
Je trouverai quelque chose… Je m’arrangerai !… Je demanderai à
Maria de me prendre pour l’aider.
Car il faut bien que je travaille, si je veux manger !
Je porterai aussi le dîner
des ouvriers à
la fabrique… Je m’arrangerai…
Les mains serrées
sur la poitrine, elle affirma à
ses hôtes
qu’elle
saurait agir sans être
découverte,
et elle conclut avec une exclamation triomphante :
—
Ils verront que même
lorsque Pavel Vlassov est en prison, sa main les atteint…
ils verront !
Tous les trois avaient repris courage. Iégor
sourit en se frottant vigoureusement les mains et dit :
—
Bravo, grand-mère !
Si vous saviez comme c’est
bien, c’est
tout bonnement ravissant !
—
Si vous réussissez,
je serai aussi heureux en prison que si j’étais
assis dans un fauteuil !
déclara
Samoïlov
avec le même
geste et en riant.
—
Vous êtes
un trésor,
grand-mère !
cria Iégor
d’une
voix rauque.
Pélaguée
sourit. C’était
clair :
si elle parvenait à
introduire des brochures à
la fabrique, on comprendrait que ce n’était
pas Pavel qui les distribuait. Et, se sentant capable d’accomplir
sa tâche,
la mère
était
toute frémissante
de joie.
—
Quand vous irez faire une visite à
Pavel, dites-lui qu’il
a une bonne mère !
reprit Iégor.
—
Je le verrai avant le jour des visites !
promit Samoïlov
en riant.
—
Dites-lui bien que je ferai tout ce qu’il
faudra faire. Qu’il
le sache bien !
—
Et si on ne l’arrête
pas ?
demanda Iégor
en désignant
Samoïlov.
—
Alors que faire ?
Il faut se résigner !
Tous se mirent à
rire. Quand elle eut compris sa bévue,
elle fut aussi égayée,
mais un peu gênée.
—
Quand on regarde les siens, on voit mal les autres qui sont derrière,
dit-elle en baissant les yeux.
—
C’est
naturel !
s’écria
Iégor.
À
propos de Pavel, ne vous inquiétez
pas à
son sujet et ne vous attristez pas. Il sortira de prison encore meilleur qu’auparavant.
On s’y
repose, on s’y
instruit, ce que nous n’avons
pas le temps de faire quand nous sommes en liberté,
nous autres. J’ai
été
en prison trois fois, sans grand plaisir, mais mon cœur
et ma raison en ont chaque fois profité…
—
Vous avez de la peine à
respirer, dit-elle en le regardant affectueusement.
—
Il y a pour cela des raisons spéciales !
répliqua-t-il
en levant un doigt en l’air.
—
Ainsi donc, c’est
entendu, grand-mère… Demain nous vous apporterons les choses en question… et de nouveau la roue qui anéantit
les ténèbres
séculaires
se mettra en mouvement. Vive la parole libre, grand-mère,
et vive le cœur
maternel !
En attendant, au revoir !
—
Au revoir !
dit Samoïlov,
en serrant avec force la main de Pélaguée.
Moi, je ne peux pas souffler mot de tout cela à
ma mère.
—
Tout le monde finira par comprendre !
dit-elle, pour lui être
agréable,
tout le monde !
Lorsqu’ils
furent partis, elle ferma la porte et, s’agenouillant
au milieu de la chambre, se mit à
prier sous le bruit de la pluie. Elle pria sans prononcer de paroles ;
ce fut comme une seule grande pensée ;
elle pria pour tous ceux que Pavel avait introduits dans leur vie. Elle les
voyait passer entre elle et les images saintes, et ils étaient
si simples, si étrangement
proches l’un
de l’autre,
et si isolés
dans la vie.
De bonne heure, elle se rendit chez Maria Korsounova.
La bruyante marchande, sa robe couverte de graisse
comme toujours, l’accueillit
avec compassion.
—
Tu t’ennuies !
demanda-t-elle en frappant de la main sur l’épaule
de Pélaguée.
Console-toi !
On l’a
pris, on l’a
emmené,
la belle affaire !
Il n’y
a pas de mal à
cela !
Autrefois, on mettait les gens en prison quand ils avaient volé ;
maintenant on les enferme parce qu’ils
disent la vérité.
Pavel a peut-être
dit des choses qu’il
ne fallait pas dire, mais c’était
pour défendre
les camarades, et cela, tout le monde le comprend, n’aie
pas peur… On sait bien que c’est
un brave garçon,
même
si on ne le dit pas… Je voulais aller chez toi, mais je
n’ai
pas eu le temps… Je cuisine sans cesse, j’écoule
ma marchandise, et pourtant je suis sûre
de mourir pauvre. Ce sont les amants qui me ruinent, les sacripants !
Ils avalent, avalent, on dirait des blattes qui engloutissent un pain… Dès
que j’ai
une dizaine de roubles, voilà
qu’un
de ces hérétiques
arrive et me les vole… Oui !
C’est
une mauvaise affaire que d’être
femme !
Quelle vie dégoûtante !
Il est difficile de vivre seule, et encore plus de vivre à
deux !
—
Et moi, je suis venue pour te demander de me prendre comme aide, dit Pélaguée,
interrompant ce flot de paroles.
—
Comment cela ?
demanda Maria ;
puis, lorsque son amie eut fini de parler, elle hocha la tête
en acquiesçant.
—
Je veux bien !
Te souviens-tu, que de fois tu m’as
cachée
quand mon mari me cherchait ?
Maintenant, c’est
moi qui te cacherai de la misère.
Chacun doit te venir en aide, car ton fils souffre pour une affaire qui regarde
tout le monde. C’est
un brave garçon,
tous le disent, et tous le plaignent. Moi, je prétends
que ces arrestations ne porteront pas bonheur à
la fabrique ;
vois plutôt
ce qui s’y
passe !
On y entend de ces paroles, ma chère !
Les chefs pensent que l’homme
qu’ils
ont mordu au talon n’ira
pas loin !
Et pourtant, il se trouve que, pour dix qui sont atteints, il y en a cent qui
se fâchent !
Il faut prendre des précautions
quand on veut toucher au peuple, il supporte longtemps, puis, un jour, il éclate !
Les deux femmes tombèrent
d’accord.
Le lendemain, à
l’heure
du dîner
déjà,
la mère
de Pavel portait à
la fabrique deux grandes terrines pleines de soupe que Maria avait préparée,
tandis que, de son côté,
la cuisinière
se rendait au marché.
XV
Les ouvriers remarquèrent
aussitôt
la vieille femme. Les uns s’approchèrent
d’elle
en lui disant amicalement :
—
Tu as trouvé
de l’ouvrage,
mère
Pélaguée ?
Et ils la consolaient, lui assurant que Pavel serait
bientôt
libéré,
qu’il
était
dans son droit. D’autres
troublaient son cœur
douloureux par de prudentes paroles de compassion ;
d’autres
encore invectivaient ouvertement le directeur et les gendarmes, et réveillaient
en elle un écho
sincère.
Il y avait aussi des gens qui la regardaient avec un plaisir malveillant ;
Isaïe
Gorbov, ouvrier pointeur, dit en serrant les dents :
—
Si j’étais
gouverneur, je ferais pendre ton fils, pour lui apprendre à
dérouter
le peuple.
Ces mots la glacèrent
d’un
froid mortel. Elle ne répondit
rien à
Isaïe,
elle jeta seulement un regard sur son petit visage couvert de taches de
rousseur, puis baissa les yeux avec un soupir.
Elle voyait qu’il
y avait de l’agitation
dans l’air ;
les ouvriers se rassemblaient par petits groupes, discutaient à
mi-voix, mais passionnément ;
les contremaîtres
soucieux rôdaient
partout ;
par moments des invectives, des rires irrités
résonnaient.
À
ce moment, elle vit deux agents de police entraîner
Samoïlov.
Une centaine d’ouvriers
environ le suivaient et accablaient les agents de moqueries et d’injures.
—
Tu vas te promener, ami ?
cria quelqu’un.
—
Honneur à
notre camarade !
dit un autre. On lui donne une escorte…
Et une volée
de jurons retentit.
—
Il est moins profitable d’attraper
les voleurs, à
ce qu’il
paraît !
s’écria
avec irritation le grand borgne. On s’en
prend aux honnêtes
gens !…
—
Si encore ça
se passait de nuit !
continua quelqu’un
dans la foule. Mais non, ces canailles, ils n’ont
pas honte d’agir
en plein jour…
Les agents de police marchaient vite et avaient l’air
sombre ;
ils s’efforçaient
de ne rien voir, de ne pas entendre les injures qu’on
leur lançait
de toutes parts. Trois ouvriers s’avancèrent
contre eux, portant une longue barre de fer, dont ils les menacèrent
en criant :
—
Attention, pécheurs !
Lorsqu’il
passa devant la mère,
Samoïlov
secoua la tête
en riant et dit :
—
On entraîne
un humble serviteur de Dieu…
Elle garda le silence et s’inclina
profondément
touchée
par le spectacle de ces jeunes gens honnêtes,
intelligents et sombres qui s’en
allaient vers les prisons, le sourire aux lèvres.
Sans qu’elle
s’en
doutât,
elle commençait
à
leur porter un compatissant amour de mère.
Et il lui était
agréable
d’entendre
les paroles de blâme
à
l’adresse
des directeurs, elle y sentait l’influence
de son fils.
Lorsqu’elle
eut quitté
l’usine,
elle passa la journée
chez Maria, l’aidant
à
sa besogne, prêtant
l’oreille
à
son bavardage. Elle ne rentra que très
tard dans sa maison vide, froide, hostile. Longtemps, elle erra de coin en
coin, sans savoir que faire ni où
s’asseoir.
Elle était
inquiète
en voyant que Iégor
n’était
pas encore venu, comme il l’avait
dit.
Au dehors, les lourds flocons grisâtres
d’une
neige d’automne
tombaient. Ils se collaient aux vitres, glissaient sans bruit et fondaient en
laissant des traces mouillées.
La mère
pensait à
Pavel…
On frappa avec précaution
à
la porte ;
elle courut vivement tirer le verrou, et Sachenka entra. La mère
ne l’avait
pas vue depuis longtemps ;
l’embonpoint
anormal de la jeune fille la frappa.
—
Bonsoir, dit-elle, heureuse d’avoir
une compagnie, de n’être
pas seule une partie de la nuit. Il y a longtemps que je ne vous ai vue. Vous étiez
loin d’ici ?
—
Non !
En prison !
répondit
Sachenka en souriant, en même
temps que Nicolas Ivanovitch. Vous vous souvenez de lui ?
Comment pourrait-on l’oublier !
s’écria
la mère.
Iégor
m’a
dit hier qu’on
l’avait
relâché… mais
on ne m’a
pas parlé
de vous… Personne ne m’a
dit que vous étiez
en prison…
—
À
quoi bon en parler !
Il faut que je me déshabille
avant que Iégor
vienne !
dit la jeune fille en regardant autour d’elle.
—
Vous êtes
toute mouillée !
—
J’ai
apporté
les brochures…
—
Donnez !
donnez !
fit vivement la mère.
—
Tout de suite.
La jeune fille entr’ouvrit
rapidement son manteau, se secoua et aussitôt
des paquets de brochures s’envolèrent
sur le sol, avec un bruissement de feuilles tombées.
La mère
les ramassait en riant :
—
Et moi qui pensais en vous voyant si grosse que vous étiez
mariée
et attendiez un enfant !
dit-elle. Ah !
quelle quantité
vous en avez apporté…
Et vous êtes
venue à
pied ?…
—
Oui, dit Sachenka.
La jeune fille était
de nouveau mince et élancée
comme autrefois. La mère
vit que ses joues s’étaient
creusées
et que ses yeux agrandis se cernaient de grandes ombres noires.
—
On vient de vous remettre en liberté…
vous devriez vous reposer, et, au lieu de cela, vous portez un pareil fardeau
pendant sept kilomètres !
s’écria
la mère
Pélaguée
en soupirant et en hochant la tête.
—
Il le fallait !
répondit
Sachenka en frémissant.
Dites-moi comment est Pavel Mikhaïlovitch ?… il n’a
pas été
trop ému ?
Elle parlait sans regarder la mère
et, inclinant la tête,
elle arrangeait sa coiffure avec des doigts mal assurés.
—
Non !
répondit
la mère.
Oh !
il ne se trahira pas…
—
Il a une santé
robuste, n’est-ce
pas ?
continua la jeune fille d’une
voix basse et légèrement
tremblante.
—
Il n’a
jamais été
malade !
dit la mère.
Comme vous tremblez !
Attendez, je vais vous faire du thé,
je vous donnerai des confitures aux framboises.
—
Ce serait bon !
s’écria
Sachenka avec un faible sourire. Seulement, pourquoi prendre cette peine ?
Il est tard, laissez-moi faire le thé
moi-même.
—
Mais vous êtes
si fatiguée !
répliqua
la mère
d’un
ton de reproche ;
et elle se mit à
allumer le samovar. Sachenka la suivit dans la cuisine, s’assit
sur le banc et, joignant les mains au-dessus de la tête,
reprit :
—
Oui, je suis fatiguée !
Malgré
tout, la prison épuise !
Quelle maudite inaction !
Il n’y
a rien de plus pénible… On reste là
une semaine, un mois, on sait toute la besogne qu’il
y a à
faire… les gens comptent sur vous pour les instruire… on sait qu’on
peut leur donner ce qu’il
leur faut… et on est en cage, comme une bête
féroce… C’est
cela qui dessèche
le cœur.
—
Qui vous récompensera ?
demanda la mère.
Et elle répondit
elle-même
en soupirant :
—
Personne, excepté
Dieu !
Vous non plus, vous ne croyez pas en lui, probablement ?
—
Non !
répondit
la jeune fille.
—
Et moi, je ne vous crois pas !
déclara
la mère
en s’animant
soudain.
Tout en essuyant à
son tablier ses mains salies par le charbon, elle continua avec une conviction
profonde :
—
Vous ne comprenez pas votre croyance. Comment peut-on se vouer à
une vie pareille sans croire en Dieu ?
Sous l’auvent,
des pas bruyants résonnèrent,
une voix grommela. La mère
frémit ;
la jeune fille sauta brusquement sur ses pieds et chuchota :
—
N’ouvrez
pas !
Si ce sont les gendarmes, vous ne me connaissez pas… je
me suis trompée
de maison… je suis entrée
chez vous par hasard, je me suis évanouie,
vous m’avez
déshabillée… et vous avez trouvé
les brochures… vous comprenez ?
—
Pourquoi cela, ma chère ?
demanda la mère
avec attendrissement.
—
Attendez !
dit Sachenka en prêtant
l’oreille.
Je crois que c’est
Iégor…
C’était
lui, trempé
de pluie, harassé.
—
Ah !
le samovar est prêt,
s’écria-t-il,
c’est
ce qu’il
y a de meilleur au monde, grand-mère !… Vous êtes
déjà
là,
Sachenka !
Et, remplissant la petite cuisine des sons rauques de
sa voix, il enleva prestement son lourd pardessus et continua, sans reprendre
haleine :
—
Voilà
une demoiselle bien désagréable
pour les autorités,
grand-mère !
Comme un des geôliers
l’avait
insultée,
elle lui a déclaré
qu’elle
se laisserait mourir de faim s’il
ne lui présentait
pas des excuses ;
et pendant huit jours elle n’a
rien mangé,
c’est
pourquoi elle est presque partie pour un monde meilleur. Ce n’est
pas mal, n’est-ce
pas ?
Que dites-vous de mon petit ventre ?
Il secoua sa panse ballonnée
de grosses brochures qu’il
soutenait de ses bras courts et passa dans la chambre, refermant la porte derrière
lui.
—
Vous êtes
vraiment restée
huit jours sans manger ?
demanda la mère,
avec étonnement.
—
Il fallait qu’il
me fasse des excuses, répondit
la jeune fille en remuant frileusement les épaules.
Ce calme et cette opiniâtreté
austères
firent naître
chez la mère
quelque chose qui ressemblait à
un blâme.
« Ah !
c’est
comme cela ! »
pensa-t-elle.
Et elle demanda encore :
—
Et si vous étiez
morte ?
—
Que faire, je serais morte !
répliqua
la jeune fille à
voix basse. Il a fini par s’excuser.
On ne doit pas pardonner les outrages…
—
Oui… dit lentement la mère.
Et pourtant, nous autres femmes, on nous outrage toute notre vie.
—
Je me suis allégé !
déclara
Iégor,
en ouvrant la porte. Le samovar est prêt ?
Permettez, je vais le prendre…
Il s’empara
du samovar et ajouta en le portant dans la chambre.
—
Mon papa buvait au moins vingt verres de thé
par jour, c’est
pourquoi il a passé
soixante-treize ans sur cette terre paisiblement et sans être
malade. Il pesait plus de cent kilos et était
sacristain du village de Vosskressenski…
—
Vous êtes
le fils du père
Ivan ?
s’écria
la mère.
—
Justement. Comment le savez-vous ?
—
Je suis aussi de Vosskressenski !
—
Alors, nous sommes pays ?
Quel était
votre nom de jeune fille ?
—
Séréguine… Nous étions
voisins…
—
Vous êtes
la fille de Nile le boiteux ?
C’est
un personnage que je connais bien, il m’a
tiré
les oreilles plus d’une
fois.
Ils étaient
restés
debout et riaient en s’interrogeant.
Sachenka les regardait et souriait, tout en préparant
le thé.
Le bruit de la vaisselle entrechoquée
rappela la mère
à
ses devoirs.
—
Oh !
Excusez !
je me mets à
bavarder et vous oublie… C’est
si agréable
de voir un pays…
—
C’est
moi qui dois vous demander pardon de m’être
servie !
dit Sachenka. Mais il est déjà
onze heures et j’ai
encore une longue route à
faire…
—
Pour aller où ?
à
la ville ?
questionna la mère
avec étonnement.
—
Oui !
—
Il fait nuit, il pleut, vous êtes
fatiguée !
Restez ici !
Iégor
couchera à
la cuisine et nous deux ici…
—
Non, il faut que je parte !
déclara
simplement la jeune fille.
—
Oui, payse, il faut que cette demoiselle disparaisse. On la connaît
ici. Et si elle se montrait demain dans la rue, ce ne serait pas bien !
confirma Iégor.
—
Comment ?
elle va s’en
aller toute seule !
—
Oui, dit Iégor
avec un petit rire.
La jeune fille se versa encore du thé,
prit un morceau de pain de seigle, le sala et se mit à
manger en regardant pensivement la mère.
—
Comment en êtes-vous
capable ?
Et Natacha aussi ?
Moi je ne le ferais pas, j’aurais
peur !
dit la mère.
—
Mais elle aussi, elle a peur !
déclara
Iégor.
N’est-ce
pas, Sachenka ?
—
Oui !
répondit
la jeune fille.
Pélaguée
lui jeta un coup d’œil
et s’exclama
faiblement :
—
Comme vous êtes
courageuse !…
Après
avoir pris le thé,
Sachenka serra sans mot dire la main d’Iégor
et s’en
alla dans la cuisine, suivie par Pélaguée.
—
Si vous voyez Pavel Mikhaïlovitch,
saluez-le de ma part, dit la jeune fille.
Et elle avait déjà
la main sur le loquet de la porte, mais, se retournant brusquement, elle
demanda à
mi-voix :
—
Puis-je vous embrasser ?
Sans répondre,
la mère
la prit dans ses bras avec chaleur.
—
Merci !
dit la jeune fille à
voix basse.
Et elle sortit en secouant la tête.
Rentrée
dans la chambre, la mère
regarda avec anxiété
du côté
de la fenêtre.
Dans les ténèbres
épaisses
et humides, tombaient lentement les flocons de neige à
demi fondus.
Tout rouge et suant, Iégor
était
assis, les jambes écartées
et soufflait bruyamment sur son thé ;
il avait l’air
satisfait.
La mère
s’assit
aussi et, jetant un regard attristé
sur son hôte,
dit lentement :
—
La pauvre Sachenka !
Comment arrivera-t-elle ?
—
Elle sera fatiguée !
dit Iégor.
La prison l’a
bien éprouvée ;
elle était
plus robuste auparavant… De plus…
elle n’a
pas été
élevée
à
la dure… je crois qu’elle
a déjà
les poumons attaqués…
—
Qui est-elle ?
s’informa
la mère
à
voix basse.
—
La fille d’un
propriétaire
foncier. Son père
est un homme riche et une grande canaille. Vous savez probablement qu’ils
s’aiment
beaucoup et qu’ils
veulent se marier, grand-mère ?
—
Qui ?
—
Pavel et elle… oui !
Mais voilà,
ils n’y
parviennent pas… quand il est en liberté,
c’est
elle qui est en prison, et vice versa.
—
Je ne le savais pas, répondit
la mère
après
un silence. Pavel ne parle jamais de lui-même.
Et elle eut encore plus de pitié
pour la jeune fille.
—
Vous auriez dû
l’accompagner,
reprit-elle en regardant son hôte
avec une hostilité
involontaire.
—
C’est
impossible !
répondit
tranquillement Iégor.
J’ai
une foule de choses à
faire ici, et toute la journée
il faudra que je marche sans m’arrêter.
C’est
une occupation désagréable
quand on est asthmatique comme moi…
—
Quelle brave fille !
reprit la mère,
pensant vaguement à
ce que Iégor
venait de lui annoncer.
Elle était
vexée
d’apprendre
la nouvelle d’une
autre bouche que celle de son fils ;
elle pinça
les lèvres
avec force et ses sourcils s’abaissèrent.
—
Oui !
dit Iégor
en secouant la tête.
Je vois qu’elle
vous fait pitié…
Vous avez tort !
vous n’aurez
pas assez de cœur
si vous vous mettez à
avoir pitié
de nous tous, les révoltés… Personne n’a
la vie bien douce, à
parler franchement… Il y a quelque temps, un de mes camarades
est revenu d’exil… quand il arriva à
Nijni, sa femme et son enfant l’attendaient
à
Smolensk, et quand il arriva à
Smolensk, ils étaient
déjà
en prison à
Moscou. Maintenant, c’est
au tour de la femme d’aller
en Sibérie… Moi aussi, j’avais
une femme, une excellente créature,
mais cinq années
de cette vie l’ont
conduite au tombeau…
Il vida d’un
trait son verre de thé
et continua à
discourir. Il compta ses années
et ses mois de détention,
d’exil,
raconta diverses catastrophes, parla de la famine en Sibérie,
des massacres dans les prisons… La mère
le regardait et l’écoutait,
s’étonnant
de la simplicité
calme avec laquelle il dépeignait
cette vie pleine de persécutions
et de tortures…
—
Eh bien, arrivons à
notre affaire…
Sa voix se transforma, son visage se fit grave. Il lui
demanda comment elle pensait pouvoir introduire les brochures dans la fabrique,
et la mère
fut surprise de constater qu’il
connaissait à
fond toutes sortes de détails.
Puis, lorsqu’ils
eurent tout arrangé,
ils parlèrent
encore de leur village. Tandis qu’Iégor
plaisantait, Pélaguée
remontait le cours des années
de son passé,
qui lui paraissait étrangement
pareil à
un marais, parsemé
de monticules monotones et planté
de trembles qui s’agitaient
peureusement, de petits sapins, de blancs bouleaux égarés
parmi les tertres. Les clairs bouleaux poussaient lentement et, après
avoir vécu
cinq ou six ans sur ce sol pourri et mouvant, tombaient et se décomposaient
à
leur tour… La mère
considérait
ce tableau avec un regret indicible et mystérieux.
Devant elle se dressa une silhouette de jeune fille aux traits nets et obstinés.
Elle s’en
allait, sous les flocons de neige humide, fatiguée
et solitaire… Et son fils était
enfermé
dans une petite pièce
à
la fenêtre
grillée… Peut-être
ne dormait-il pas encore à
cet instant, il réfléchissait
sans doute… Mais il ne pensait pas à
la mère,
car il y avait quelqu’un
qui lui était
plus cher encore !… Comme un nuage bigarré
et informe, des pensées
pénibles
glissaient vers elle et envahissaient son âme
avec violence.
—
Vous êtes
fatiguée,
grand-mère !
Allons-nous coucher !
dit Iégor
en souriant.
Elle lui souhaita une bonne nuit et passa dans la
cuisine, marchant de biais, avec précaution,
le cœur
plein d’une
amertume cuisante.
Le lendemain matin, en prenant le thé,
Iégor
lui dit :
—
Et si on vous attrape et qu’on
vous demande où
vous avez pris toutes ces brochures hérétiques,
que répondrez-vous ?
—
« Cela
ne vous regarde pas !… »
voilà
ce que je répondrai.
—
Oui, mais ils ne voudront jamais en convenir !
répliqua
Iégor.
Ils sont profondément
convaincus que c’est
justement leur affaire… Et ils vous interrogeront
longuement.
—
Mais je ne dirai rien !
—
On vous mettra en prison !
—
Qu’importe !
Grâce
à
Dieu, je serai au moins bonne à
quelque chose !
dit-elle en soupirant. Qui a besoin de moi ?
Personne. Et on torture plus, à
ce qu’on
dit…
—
Hum !
on ne vous torturera pas… Mais une brave femme comme
vous doit se ménager.
—
Ce n’est
pas avec vous qu’on
apprend à
le faire !
Iégor
garda le silence et se mit à
arpenter la chambre, puis il revint près
de la mère
et dit :
—
C’est
pénible,
payse !
Je sens que cela vous est très
pénible !
—
Tout le monde en est réduit
là !
répondit-elle
avec un geste de la main. Peut-être
est-ce plus facile pour ceux qui comprennent… Mais, moi
aussi, je comprends un peu… ce que veulent les braves
gens…
—
Et, du moment que vous comprenez, grand-mère,
vous leur êtes
utile, à
tous, à
tous !
déclara
Iégor
d’un
ton grave.
Elle lui jeta un coup d’œil
et sourit.
Vers midi, l’air
calme et affairé,
elle glissa des brochures dans son corsage. En voyant avec quelle adresse elle
les dissimulait, Iégor
fit claquer sa langue de satisfaction et s’écria :
—
Sehr gut !
comme disent les Allemands quand ils vident un tonneau de bière.
La littérature
ne vous a pas transformée,
grand-mère,
vous êtes
restée
une brave femme. Que les dieux bénissent
votre entreprise !
Une demi-heure après,
avec le même
sang-froid et courbée
sous le poids de son fardeau, la mère
se tenait à
la porte de la fabrique. Deux gardiens, irrités
par les moqueries des ouvrières,
avec qui ils échangeaient
des injures, tâtaient
sans ménagement
tous ceux qui entraient dans la cour. Un agent de police se promenait non loin
de là,
ainsi qu’un
individu aux yeux fuyants, aux jambes courtes, au visage rouge. La mère
l’examinait
du coin de l’œil
tout en changeant sa palanche d’épaule ;
elle devinait que c’était
un espion.
Un grand gaillard aux cheveux bouclés,
la casquette sur la nuque, criait aux gardiens qui le fouillaient :
—
Cherchez donc dans la tête
et non pas dans les poches, diables !
L’un
des gardiens répondit :
—
Tu n’as
rien du tout dans la tête,
sauf les poux…
—
Hé
bien, cherchez-les, c’est
une besogne digne de vous !
répliqua
l’ouvrier.
L’espion
lui jeta un méchant
coup d’œil
et cracha à
terre.
—
Laissez-moi passer !
demanda la mère.
Vous voyez, ma charge est pesante… j’ai
le dos cassé !
—
Va, va !
cria le gardien avec irritation. Ne parle pas tant…
Arrivée
à
sa place, Pélaguée
posa ses pots de soupe à
terre et regarda autour d’elle
en essuyant la sueur de son visage.
Deux serruriers, les frères
Goussev, s’approchèrent
aussitôt ;
l’aîné,
nommé
Vassili, lui demanda d’une
voix retentissante, en fronçant
les sourcils :
—
Y a-t-il des pâtés ?
—
J’en
apporterai demain !
répondit-elle.
C’était
une phrase convenue. Le visage des deux hommes s’éclaira.
Incapable de se maîtriser,
Ivan s’écria :
—
Ah !
tu es une bonne mère !
Vassili s’accroupit,
regarda le pot de soupe, et en même
temps un paquet de brochures glissa dans son sein.
—
Ivan !
dit-il à
haute voix, à
quoi bon aller à
la maison !
dînons
ici !
Et il enfonça
les feuillets compromettants dans la tige de ses bottes. Il faut soutenir la
nouvelle marchande.
—
C’est
vrai !
approuva Ivan, et il se mit à
rire.
Et la mère
criait de temps à
autre, tout en regardant avec prudence autour d’elle :
—
De la soupe !
du vermicelle chaud !
du rôti !
Peu à
peu, elle tirait les brochures de son corsage et les distribuait aux frères
sans être
vue. Chaque fois qu’un
paquet glissait de ses mains, le visage de l’officier
de gendarmerie apparaissait brusquement devant elle comme une tache jaune,
pareille à
la clarté
d’une
allumette, dans une chambre obscure, et elle lui disait en pensée,
avec un sentiment de malveillance satisfaite :
—
Tiens, mon petit père !…
Et en donnant le paquet suivant, elle ajoutait,
heureuse :
—
Tiens, en voilà
encore !
Quand les ouvriers s’approchaient,
leur assiette à
la main, Ivan Goussev riait bruyamment ;
la mère
cessait sa distribution, versait de la soupe aux choux et des vermicelles ;
les deux Goussev lui disaient en plaisantant :
—
Elle est adroite, la mère
Pélaguée !
—
La misère
nous apprend à
attraper même
les souris, fit d’un
ton morose un chauffeur. On lui a enlevé
celui qui gagnait son pain… Oui. Les canailles !… Eh bien, pour trois kopeks de vermicelle…
Prends courage, mère !… Tout ça
s’arrangera !…
—
Merci de cette bonne parole !
dit la mère
en souriant.
Il grommela en s’éloignant :
—
Elle ne me coûte
pas cher, cette bonne parole !
—
Mais on n’a
personne à
qui l’adresser,
répliqua
un forgeron en riant.
Et il ajouta d’un
air étonné,
en haussant les épaules :
—
Voilà
la vie, mes enfants… on n’a
personne à
qui dire une bonne parole… personne n’en
est digne… n’est-ce
pas ?
Vassili Goussev se leva, et s’exclama
en boutonnant soigneusement son pardessus :
—
J’ai
mangé
chaud, et pourtant le froid me prend.
Puis il s’en
alla ;
son frère
Ivan se leva aussi et s’éloigna
en sifflotant.
La mère
criait de temps en temps avec un sourire engageant :
—
De la soupe chaude !
du vermicelle !
de la soupe aux choux !…
Elle se disait qu’elle
raconterait sa première
expérience
à
son fils. La face jaune de l’officier,
irrité
et stupéfait,
se dessinait sans cesse devant elle ;
les moustaches noires s’agitaient
confusément,
et, sous la lèvre
supérieure,
contractée
par une moue de colère,
brillait l’ivoire
des dents serrées.
Pareille à
un oiseau, une joie aiguë
frémissait
et chantait dans le cœur
de la mère ;
ses sourcils remuaient et, tout en accomplissant son œuvre
avec adresse, elle se disait :
—
Tiens, en voilà
encore… encore !
XVI
Toute la journée,
elle éprouva
un sentiment nouveau pour elle et qui lui caressait agréablement
le cœur.
Le soir, sa besogne achevée,
et comme elle prenait son thé,
le piétinement
d’un
cheval résonna
sous la fenêtre
et une voix connue retentit. La mère
se dressa brusquement, s’élança
à
la cuisine, vers la porte ;
quelqu’un
venait à
grands pas ;
sa vue se troubla, elle s’appuya
au montant et poussa la porte du pied.
—
Bonsoir, petite mère !
fit une voix connue, et des mains sèches
et longues se posèrent
sur ses épaules.
Elle fut envahie par la douleur du désenchantement
autant que par la joie de revoir André.
Et ces deux sentiments se mêlèrent
en une immense onde brûlante
qui la souleva et la jeta contre la poitrine du Petit-Russien. Celui-ci l’étreignit
avec force ;
ses mains tremblaient. La mère
pleurait doucement sans mot dire ;
André
lui caressa les cheveux, et lui dit, toujours de la même
voix chantante :
—
Ne pleurez pas, petite mère,
ne fatiguez pas votre cœur !
Je vous en donne ma parole d’honneur,
on le mettra bientôt
en liberté !
Ils n’ont
aucune preuve contre lui, les camarades ne parlent pas plus que des poissons
frits…
Et, entourant de son long bras les épaules
de Pélaguée,
il l’entraîna
dans la chambre ;
elle se serra contre lui avec le mouvement rapide d’un
écureuil ;
puis elle aspira avec avidité,
de toute sa poitrine, la voix d’André !
—
Pavel vous envoie ses salutations, il est bien portant et aussi joyeux qu’il
peut l’être.
On est à
l’étroit,
en prison !
On a arrêté
plus de cent personnes, ici comme en ville ;
on en met trois ou quatre dans la même
cellule. Il n’y
a rien à
dire de la direction de la prison ;
ils ne sont pas méchants,
mais éreintés :
ces diables de gendarmes leur procurent tant d’ouvrage !
Par conséquent
on n’est
pas trop sévère ;
on nous disait constamment :
Soyez un peu plus tranquilles, messieurs, ne nous occasionnez pas de désagréments… Et comme cela, tout allait bien…
Nous pouvons nous parler, échanger
des livres, partager la nourriture. Quelle charmante prison !
Elle est vieille et sale, mais douce et légère.
Les criminels de droit commun étaient
aussi de braves gens, ils nous rendaient beaucoup de services. On nous a libérés,
Boukine, moi et encore quatre autres, la place faisant défaut… Et bientôt
on relâchera
Pavel, c’est
plus que certain. C’est
Vessoftchikov qui restera en prison le plus longtemps, car on est très
irrité
contre lui. Il insulte tout le monde, sans cesse. Les gendarmes l’ont
en horreur. Il finira par passer en jugement, à
moins qu’on
le rosse. Pavel essaie de le calmer et lui dit :
Tais-toi, Nicolas, à
quoi bon les injurier ?
Ils n’en
deviendront pas meilleurs !
Et lui, il hurle :
Je les arracherai de la terre, ces ulcères !
Pavel se conduit très
bien, il est ferme et calme avec tout le monde. Je vous dis qu’on
le libérera
bientôt…
—
Bientôt !
dit la mère
apaisée,
en souriant. Je le sais, ce sera bientôt !
—
Et ce sera très
bien !
Versez-moi donc du thé.
Qu’avez-vous
fait ces derniers temps ?
André
la regardait en souriant, il était
tout proche du cœur
de la mère ;
dans la profondeur bleue de ses yeux ronds, s’allumait
une étincelle
aimante et un peu attristée.
—
Je vous aime beaucoup, André !
dit la mère
après
avoir poussé
un profond soupir ;
elle considéra
son visage maigre, couvert de bizarres petites touffes de poils.
—
Un peu suffirait pour moi… Je sais que vous m’aimez,
vous pouvez aimer tout te monde, vous avez un grand cœur !
répondit
le Petit-Russien en se balançant
sur sa chaise.
—
Non, je vous aime tout particulièrement !
fit-elle avec insistance. Si vous aviez une mère,
les gens l’envieraient
d’avoir
un fils pareil…
Le Petit-Russien hocha la tête
et se la frotta vigoureusement des deux mains.
—
Moi aussi, j’ai
une mère
quelque part, dit-il à
voix basse.
—
Savez-vous ce que j’ai
fait aujourd’hui ?
s’écria
Pélaguée.
Et, bégayant
de plaisir, elle raconta vivement, en amplifiant un peu, comment elle avait
introduit des brochures à
la fabrique.
D’abord,
il écarquilla
les yeux, tout surpris, puis il se frappa la tête
du doigt et s’écria,
plein de joie :
—
Oh !
mais ce n’est
pas une plaisanterie !
C’est
une affaire sérieuse !
C’est
Pavel qui va être
content !
C’est
très
bien cela, petite mère !
Aussi bien pour Pavel que pour tous ceux qui ont été
arrêtés
en même
temps que lui !…
Il faisait claquer ses doigts de ravissement,
sifflait, se balançait.
Sa joie rayonnante éveillait
un écho
puissant dans l’âme
de Pélaguée.
—
Mon cher André,
dit-elle, comme si son cœur
s’était
ouvert et qu’il
en coulât
un clair ruisseau de paroles radieuses, quand je pense à
ma vie, ah !
Seigneur Jésus !… Pourquoi donc ai-je vécu ?
Pour travailler et être
battue… Je ne voyais personne sauf mon mari, je ne
connaissais rien que la peur… Je n’ai
pas vu comment Pavel a grandi… Je ne sais même
pas si je l’aimais
tant que mon mari était
de ce monde !
Toutes mes pensées,
tous mes soucis se rapportaient à
une seule chose :
nourrir cette bête
fauve, afin qu’il
fût
satisfait et repu, qu’il
ne se mît
pas en colère,
et m’épargnât
les coups, ne fût-ce
qu’une
fois… Mais je ne me souviens pas qu’il
l’ait
fait. Il me frappait avec tant de violence qu’on
eût
dit qu’il
châtiait
non pas sa femme, mais tous ceux contre lesquels il était
irrité…
J’ai
vécu
ainsi pendant vingt ans… Ce qui était
avant mon mariage, je ne m’en
souviens pas !
Quand j’essaie
de me rappeler, je ne vois rien, c’est
comme si j’étais
aveugle. Avec Iégor
Ivanovitch —
nous sommes du même
village —
nous parlions dernièrement
de ceux-ci, de ceux-là…
je me souvenais des maisons, je revoyais les gens, mais j’avais
oublié
comment ils vivaient, ce qu’ils
disaient, ce qui leur était
arrivé.
Je me souviens des incendies, de deux incendies… Mon
mari m’a
tellement battue qu’il
n’est
plus rien resté
en moi ;
mon âme
était
hermétiquement
fermée,
elle était
devenue aveugle et sourde…
La mère
reprit haleine et aspira l’air
avec avidité,
comme un poisson sorti de l’eau ;
elle se pencha en avant et continua en baissant la voix :
—
Quand mon mari est mort, je me suis raccrochée
à
mon fils… et il a commencé
à
s’occuper
de ces choses. C’est
alors qu’il
m’a
fait pitié.
« Comment
vivrai-je toute seule s’il
périt ? »
me disais-je. Que de craintes et d’angoisses
j’ai
éprouvé ;
mon cœur
se déchirait
quand je pensais à
son sort…
Elle se tut, hocha doucement la tête,
puis reprit d’un
ton expressif :
—
Il est impur, notre amour, à
nous autres femmes !
nous aimons ce dont nous avons besoin… et quand je vous
vois penser à
votre mère… Pourquoi en avez-vous besoin ?… Et tous les autres qui souffrent pour le peuple qu’on
envoie en prison et en Sibérie,
qui meurent là-bas
ou qu’on
pend… ces jeunes filles qui s’en
vont seules dans la nuit, par la neige, la boue et la pluie, qui font sept
kilomètres
pour venir nous voir… qui donc les pousse à
cela ?
C’est
qu’ils
aiment… Ils aiment purement…
Ils ont la foi… Ils ont la foi, André !
Mais moi, je ne sais pas aimer comme cela, j’aime
ce qui est à
moi, ce qui m’est
proche…
—
Vous avez raison !
dit le Petit-Russien en détournant
le visage ;
puis il se frotta la tête,
les joues et les yeux vigoureusement, comme toujours. Tous aiment ce qui leur
est proche, mais pour un grand cœur,
même
ce qui est éloigné
est proche !
Vous pouvez beaucoup aimer, vous avez un grand amour maternel.
—
Que Dieu le veuille !
répondit-elle
à
voix basse. Je le sens, il est bien de vivre ainsi. Vous, par exemple, je vous
aime, mieux que Pavel peut-être… Il est si renfermé !
Ainsi, tenez, il veut épouser
Sachenka, et il ne m’en
a pas parlé,
à
moi, la mère…
—
Ce n’est
pas vrai !
répliqua
le Petit-Russien. Je le sais, ce n’est
pas vrai. Il l’aime
et elle l’aime,
en effet. Quand à
se marier, non. Elle voudrait bien, mais Pavel…
—
Ah ?,
s’exclama
la mère
pensivement —
et ses yeux regardèrent
André
avec tristesse. —
Oui, c’est
comme ça !
Les gens renoncent à
eux-mêmes…
—
Pavel est un homme extraordinaire !
dit le Petit-Russien à
mi-voix. C’est
une nature de fer…
—
Et maintenant, il est en prison !
continua la mère.
C’est
inquiétant,
c’est
effrayant, mais pas autant qu’autrefois… La vie n’est
plus la même,
ni l’inquiétude… Et mon âme
a aussi changé,
elle a ouvert les yeux, elle regarde, elle est joyeuse et triste en même
temps. Il y a bien des choses que je ne comprends pas ;
il m’est
si cruel de savoir que vous ne croyez pas en Dieu…
Enfin, il n’y
a rien à
faire !
Mais je le vois et je le sais, vous êtes
de braves gens !
Vous vous êtes
condamnés
à
une vie pénible
pour servir le peuple, pour propager la vérité…
J’ai
aussi compris votre vérité :
tant qu’il
y aura des riches, des puissants, le peuple n’obtiendra
ni justice, ni joie, ni rien… C’est
comme ça,
André…
Je vis au milieu de vous… Parfois, la nuit, je me remémore
le passé,
ma force foulée
aux pieds, mon jeune cœur
brisé…
et j’ai
amèrement
pitié
de moi-même !
Mais pourtant, ma vie s’est
améliorée.
Le Petit-Russien se leva et se mit à
aller et venir, en s’efforçant
de ne pas traîner
les pieds ;
il était
pensif.
—
C’est
vrai, ce que vous dites !
s’exclama-t-il.
C’est
vrai !
Il y avait à
Kertch un jeune Juif qui écrivait
des vers, et voici ce qu’il
a composé
un jour :
Et les innocents mis à
mort
Seront ressuscités
par la force de la vérité…
Il fut lui-même
assassiné
par la police, là-bas,
à
Kertch, mais cela n’a
pas d’importance.
Il connaissait la vérité
et l’a
semée
dans le cœur
des hommes… Vous aussi, vous êtes
une créature
innocente mise à
mort… Il s’est
bien exprimé…
—
Je parle, je parle, et je m’écoute
moi-même,
et je n’en
crois pas mes oreilles, continua-t-elle. Je me suis tue toute ma vie, je ne
pensais qu’à
une chose :
à
éviter
pour ainsi dire la journée,
à
la vivre sans qu’on
m’aperçoive,
pour qu’on
m’ignore… Et maintenant je pense à
tous… je ne comprends peut-être
pas très
bien vos affaires… mais tout le monde m’est
proche, j’ai
pitié
de tous et souhaite le bonheur de tous… le vôtre
surtout, mon cher André !
Il s’approcha
d’elle
et dit :
—
Merci, ne parlons plus de moi.
Et prenant la main de la mère
entre les siennes, il la serra avec vigueur, la secoua et se détourna
vivement. Fatiguée
par l’émotion,
Pélaguée
lavait la vaisselle sans se hâter,
gardant le silence ;
un sentiment de vaillance lui réchauffait
le cœur.
Tout en marchant à
grands pas, le Petit-Russien lui dit :
—
Petite mère,
vous devriez bien, tâcher
d’adoucir
Vessoftchikov !
Son père
est dans la même
prison que lui, c’est
un repoussant petit vieux. Quand le fils le voit par la fenêtre,
il l’injurie.
Ce n’est
pas bien !
Le jeune homme est bon, il aime les chiens, les souris, et toutes les créatures,
excepté
les gens !
Et voilà
jusqu’à
quel point on peut corrompre un homme !
—
Sa mère
a disparu sans laisser de traces ;
son père
est un voleur et un ivrogne, dit Pélaguée
d’un
ton pensif.
Lorsque André
alla se coucher, elle traça
un signe de croix sur sa poitrine sans qu’il
s’en
aperçût ;
une demi-heure après,
elle demanda à
mi-voix :
—
Vous ne dormez pas, André ?
—
Non… pourquoi ?
—
Rien… Bonne nuit !
—
Merci, merci, répondit-il
avec reconnaissance.
XVII
Lorsque, le lendemain, la mère
arriva à
la porte de la fabrique, chargée
de son fardeau, les gardiens l’arrêtèrent
avec rudesse, lui ordonnèrent
de poser ses pots à
terre et l’examinèrent
soigneusement.
—
La soupe va se refroidir !
dit-elle d’un
ton calme, tandis qu’ils
la fouillaient sans gêne.
—
Tais-toi !
répliqua
l’un
des hommes d’une
voix rébarbative.
L’autre
ajouta avec conviction en le poussant légèrement
à
l’épaule :
—
Je te dis qu’on
les jette par-dessus la palissade !
Le vieux Sizov fut le premier à
s’approcher
d’elle ;
il lui demanda à
voix basse, en regardant de tous côtés :
—
Tu as entendu, mère ?
—
Quoi ?
—
Les brochures ont de nouveau fait leur apparition. On en a semé
partout, comme du sel sur du pain. Les arrestations et les perquisitions n’ont
pas servi à
grand’chose.
Mon neveu Mazine est en prison… ton fils aussi… et pourtant, les feuillets sont distribués
comme avant… ce n’était
donc pas eux…
Et Sizov conclut en se lissant la barbe :
—
Ce n’est
pas une affaire de personnes, mais de pensées… et les pensées,
on ne peut pas les attraper comme les puces…
Il rassembla sa barbe dans sa main, la considéra
et dit en s’éloignant :
—
Pourquoi ne viens-tu jamais chez nous !
C’est
ennuyeux de prendre le thé
toute seule…
Elle remercia. Tout en criant ses marchandises, elle
suivait attentivement de l’œil
l’effervescence
extraordinaire de la fabrique. Tous les ouvriers semblaient contents ;
on courait d’un
atelier à
l’autre.
Les voix étaient
excitées,
les visages satisfaits et joyeux ;
dans l’air
plein de suie, on sentait comme un souffle d’audace
et de vaillance. Tantôt
d’un
coin, tantôt
d’un
autre, partaient des exclamations approbatives, des railleries, parfois des
menaces. Les jeunes gens surtout étaient
animés ;
plus prudents, les ouvriers âgés
se contentaient de sourire. Les chefs et les contremaîtres
allaient et venaient, l’air
soucieux ;
des agents de police accouraient ;
à
leur vue les travailleurs se séparaient
lentement, ou, s’ils
restaient sur place, se taisaient et regardaient sans mot dire les visages
irrités
et furieux des policiers.
Tous les ouvriers semblaient d’une
propreté
excessive. La haute silhouette de l’aîné
des Goussev apparaissait çà
et là ;
son frère
le suivait de près
en riant.
Un maître
menuisier nommé
Vavilov et le pointeur Isaïe
passèrent
devant la mère
sans se hâter.
Ce dernier, un petit gros, avait rejeté
la tête
en arrière
et penché
le cou à
gauche ;
il regardait le visage impassible et boursouflé
du menuisier, en hochant le menton ;
il dit vivement :
—
Voyez, Ivan Ivanovitch, ils rient, ils sont satisfaits, quoique cette affaire
ait rapport à
la destruction de l’Empire,
comme l’a
dit M. le Directeur. Ce n’est
pas sarcler, mais labourer qu’il
faudrait…
Vavilov, les bras croisés
derrière
le dos, serrait ses doigts avec force.
—
Imprimez tout ce que vous voulez, fils de chiens, fit-il à
haute voix, mais n’essayez
pas de parler de moi !
Vassili Goussev s’approcha
de la mère
en déclarant :
—
Donne-moi à
manger, ta marchandise est bonne…
Puis, baissant la voix, il ajouta en clignant de l’œil :
—
Vous voyez !
le but est atteint… c’est
bien !
C’est
très
bien, petite mère !
La mère
lui fit un signe de tête
amical. Elle était
heureuse de voir ce gaillard, le pire garnement du faubourg, lui parler en
secret avec tant de politesse ;
à
la vue de la fièvre
de la fabrique, elle se disait, heureuse :
—
Et dire que si je n’avais
pas été
là !…
Trois ouvriers s’arrêtèrent
non loin d’elle ;
l’un
dit à
mi-voix d’un
ton de regret :
—
Je n’en
ai point trouvé…
—
Il faudrait pouvoir la lire… Moi, je ne sais même
pas épeler,
mais je vois qu’elle
sert à
quelque chose.
Le troisième
regarda autour de lui, puis il proposa :
—
Allons à
la chambre de chauffe, je vous la lirai !
—
Elles font leur effet, les brochures, chuchota Goussev avec un clignement de
paupières.
Pélaguée
rentra chez elle, satisfaite :
elle avait vu par elle-même
que les proclamations atteignaient le but visé.
—
Les ouvriers regrettent leur ignorance !
dit-elle à
André…
Quand j’étais
jeune, je savais lire, mais j’ai
oublié…
—
Il faut rapprendre, proposa le Petit-Russien.
—
À
mon âge !
À
quoi bon faire rire le monde !…
Mais André
prit un livre sur le rayon et demanda, en désignant
une lettre du titre avec la pointe de son couteau :
—
Qu’est-ce
que c’est ?
—
R !
répondit-elle
en riant.
—
Et cela ?
—
A !…
Elle était
un peu embarrassée
et humiliée.
Il lui semblait que les yeux d’André
se moquaient d’elle
avec un rire dissimulé,
et elle les évita.
Mais la voix de l’homme
était
douce et calme ;
la mère
lui jeta un coup d’œil
oblique :
il avait l’air
sérieux.
—
Vous pensez réellement
à
m’instruire,
André ?
demanda-t-elle en riant involontairement.
—
Et pourquoi pas ?
répliqua-t-il.
Essayons !
Puisque vous avez appris à
lire, vous vous souviendrez plus facilement. Si nous réussissons,
tant mieux ;
sinon, vous ne vous en porterez pas plus mal…
—
On dit aussi qu’on
ne devient pas saint rien qu’en
regardant les images sacrées !
répondit
la mère.
—
Ah !
fit le Petit-Russien en hochant la tête,
il y a beaucoup de proverbes. Celui qui dit :
« Moins
on sait, mieux on dort ! »
n’est-il
pas vrai aussi ?
C’est
l’estomac
qui pense en proverbes ;
il en tisse des lisières
pour l’âme,
afin de mieux pouvoir la diriger… Il faut la paix au
ventre et l’espace
à
l’âme… Qu’est-ce
que cette lettre ?
—
L !
—
Bien !
Voyez comme elle est écartée !… Et celle-ci ?
S’appliquant
de son mieux, remuant les sourcils, elle se remémorait
avec effort les signes oubliés ;
elle était
si profondément
plongée
dans sa besogne, qu’elle
en oubliait tout le reste. Mais ses yeux furent bientôt
fatigués.
Des larmes de lassitude s’y
amassèrent,
suivies de larmes de chagrin.
—
J’apprends
à
lire !
s’exclama-t-elle
en sanglotant. C’est
le moment de mourir, et moi, je me mets à
apprendre…
—
Ne pleurez pas !
dit le Petit-Russien, d’une
voix basse et caressante. Vous ne pouviez pas vivre autrement, et cependant,
vous comprenez maintenant que les gens vivent mal… Il y
en a des milliers qui peuvent le faire mieux que vous…
et ils végètent
comme des brutes, non sans se vanter de bien vivre… Et
qu’y
a-t-il de bon dans leur existence ?
Un jour ils travaillent et mangent, le lendemain, ils travaillent et mangent,
et ainsi tous les jours de leur vie. Entre temps, ils engendrent des enfants ;
ils s’en
amusent d’abord,
puis quand les petits se mettent aussi à
manger beaucoup les parents se fâchent,
les injurient et leur disent :
Dépêchez-vous
de grandir, gloutons, allez travailler !
Ils aimeraient faire de leurs mioches des animaux domestiques…
Mais les enfants se mettent à
bûcher
à
leur tour pour leur propre ventre… et la vie continue… Jamais leur âme
n’est
effleurée
d’une
joie, d’une
pensée
qui réjouisse
le cœur.
Les uns mendient sans cesse comme des pauvres, les autres, comme des voleurs, dérobent
à
autrui ce dont ils ont besoin. On a fait des lois scélérates,
on a préposé
à
la garde du peuple des gens armés
de bâtons,
en leur disant :
Faites respecter nos lois, elles sont commodes, elles nous permettent de sucer
le sang de l’homme.
Si l’homme
ne cède
pas quand on le comprime de l’extérieur,
on lui introduit de force dans la tête
des préceptes
qui gênent
sa raison…
Accoudé
sur la table, il regardait la mère
de ses yeux pensifs ;
il ajouta :
—
Ceux-là
seulement sont des hommes qui arrachent les chaînes
du corps et de la raison de leur prochain… Ainsi vous,
vous vous êtes
mise à
cette besogne, selon vos propres forces…
—
Moi ?
s’écria-t-elle,
comment pourrais-je…
—
Oui, vous !
C’est
comme la pluie :
chaque gouttelette abreuve un grain de blé.
Et quand vous saurez lire…
Il se mit à
rire, se leva et parcourut la chambre à
grands pas.
—
Oui, vous apprendrez… Quand Pavel reviendra, il sera étonné…
—
Ah !
non, André !
dit la mère.
Tout est facile quand on est jeune ;
mais quand on vieillit, on a beaucoup de chagrin, peu de force et plus du tout
de tête…
Le soir, le Petit-Russien sortit. Elle alluma la lampe
et s’assit
près
de la table en tricotant un bas. Mais elle se leva bientôt,
fit quelques pas, indécise ;
puis elle alla à
la cuisine, ferma la porte d’entrée
au verrou et revint dans la chambre. Après
avoir tiré
les rideaux devant la fenêtre,
elle prit un livre sur le rayon, s’assit
à
sa place, près
de la table, se pencha sur les pages et ses lèvres
commencèrent
à
se mouvoir… Lorsqu’un
bruit arrivait de la rue, elle fermait le livre en tremblant et écoutait… Puis, les yeux tantôt
ouverts, tantôt
fermés,
elle chuchotait :
—
L… A… V…
I… E…
XVIII
On frappa à
la porte ;
la mère
se leva brusquement, jeta le livre sur le rayon et demanda avec anxiété
en traversant la cuisine :
—
Qui est là ?
—
Moi…
Rybine entra. Les premières
salutations échangées,
il caressa longuement sa barbe, jeta un regard dans la chambre, et dit :
—
Avant tu laissais entrer les gens sans demander qui c’était… Tu es seule ?
—
Oui !
—
Ah !
je croyais que le Petit-Russien était
là…
Je l’ai
vu aujourd’hui… La prison ne corrompt pas l’homme… C’est
la bêtise
qui nous corrompt plus que tout le reste, voilà !
Il passa dans la chambre, s’assit
et continua :
—
Eh bien, je veux te dire quelque chose… Il m’est
venu une idée,
vois-tu…
Il avait un air grave et mystérieux
qui inquiétait
vaguement Pélaguée.
Elle s’assit
en face de lui et attendit, soucieuse, sans mot dire.
—
Tout coûte
de l’argent !
commença-t-il
de sa voix pesante. On ne naît
ni ne meurt gratis… Voilà !
Et les brochures et les feuillets coûtent
aussi de l’argent.
Maintenant, sais-tu d’où
vient l’argent
qui paie ces brochures ?
—
Je ne sais pas !
dit la mère
à
voix basse, devinant un danger.
—
Voilà.
Je ne le sais pas non plus. Secondement :
qui compose ces brochures ?
—
Des savants…
—
Des seigneurs, des gens au-dessus de nous, répliqua
brièvement
Rybine.
Ses intonations devenaient plus profondes ;
son visage barbu était
rouge et tendu.
—
Donc, ce sont les grands qui composent ses brochures. Et ces brochures sont
dirigées
contre les grands, les puissants, ceux qui nous commandent. Maintenant,
dis-moi, quel avantage ont-ils à
perdre leur argent à
soulever le peuple contre eux… hein ?
La mère
ferma brusquement les yeux, puis elle les rouvrit tout grands et s’écria
avec effroi :
—
Que penses-tu ?… Dis-le !
—
Ah !
ah !
reprit Rybine en s’agitant
pesamment sur sa chaise, comme un ours. Voilà…
Moi aussi j’ai
eu froid, quand j’en
suis arrivé
à
cette pensée…
—
Qu’est-ce
que ce serait ?
As-tu appris quelque chose ?
—
C’est
de la tromperie !
répliqua
Rybine. Je sens que c’est
de la tromperie. Je ne sais rien, mais je vois qu’il
y a de la tromperie… Voilà !
Les nobles, les hommes instruits veulent raffiner… Et
moi, je ne veux pas… Il me faut la vérité…
Et je comprends la vérité,
je l’ai
comprise… Et je ne veux pas m’allier
aux riches… Quand ils ont besoin de vous, ils vous
poussent en avant… afin que vos os servent de pont pour
aller plus loin…
Ses paroles acerbes serraient le cœur
de la mère.
—
Seigneur !
s’écria-t-elle
avec angoisse. Comment Pavel n’a-t-il
pas compris ?
Et tous ceux… qui viennent de la ville…
seraient-ils vraiment ?…
Les visages sérieux
et honnêtes
de Nicolas Ivanovitch, de Iégor,
de Sachenka se dressèrent
devant elle ;
son cœur
tressaillit :
—
Non !
non !
continua-t-elle en hochant la tête.
Je ne puis le croire… C’est
leur conscience qui les pousse… Ils n’ont
pas de mauvais desseins, non…
—
De qui parles-tu ?
demanda Rybine pensif.
—
De tous, de tous ceux que j’ai
vus, sans exception. Ils ne trafiqueraient pas du sang humain…
Des gouttes de sueur apparurent sur son visage ;
ses doigts tremblaient.
—
Ce n’est
pas là
qu’il
faut regarder, mère,
mais plus loin !
dit Rybine en baissant la tête.
Ceux qui se rapprochent le plus de nous ne savent peut-être
rien eux-mêmes… Ils croient qu’ils
agissent bien… ils aiment la vérité.
Mais peut-être
y en a-t-il d’autres
derrière
eux qui ne voient que leur propre avantage… L’homme
ne travaille pas contre lui-même
sans qu’il
y ait une raison…
Et il ajouta, avec la gauche certitude du paysan, imbu
d’une
incrédulité
séculaire :
—
Jamais il ne sortira rien de bon de la main des seigneurs et des gens instruits !
Voilà !
—
Qu’as-tu
décidé ?
demanda la mère,
de nouveau en proie à
un doute vague.
—
Moi ?
Rybine la considéra,
garda le silence pendant un instant et répéta :
il ne faut pas s’allier
avec ceux qui sont au-dessus de nous… Voilà !
Puis il se tut de nouveau :
on eût
dit qu’il
se pelotonnait sur lui-même.
—
Je m’en
vais, mère.
J’aurais
voulu me joindre aux camarades et travailler comme eux…
Je suis bon pour cette besogne, je suis obstiné
et pas bête,
je sais lire et écrire.
Et surtout, je sais ce qu’il
faut dire aux gens. Voilà !
Et maintenant, je m’en
vais. Puisque je ne peux pas croire, je dois m’en
aller. Je le sais, mère,
les âmes
des gens sont souillées… Tous sont pleins d’envie,
tous veulent dévorer.
Et comme les proies sont rares, chacun cherche à
dévorer
son prochain…
Il baissa la tête
et se plongea dans ses réflexions.
—
Je m’en
irai seul par les hameaux et les villages. Je soulèverai
le peuple. Il faut que le peuple lui-même
parte à
la conquête
de la liberté.
S’il
sait comprendre, il trouvera une issue… J’essaierai
donc de lui faire comprendre qu’il
n’a
personne en qui mettre son espoir, excepté
lui-même,
point de raison, si ce n’est
la sienne. Voilà !
La mère
eut pitié
de Rybine, son sort l’effrayait.
Il lui avait toujours été
antipathique ;
mais maintenant, il lui devenait soudain plus proche, plus familier.
—
Pavel va d’un
côté
et lui de l’autre… Pavel aura moins de peine, pensa-t-elle involontairement ;
elle dit à
voix basse :
—
On t’attrapera !
Rybine lui jeta un coup d’œil
et répondit :
—
On me relâchera.
Et je recommencerai…
—
Les paysans eux-mêmes
te livreront… Et tu pourras rester en prison…
—
J’en
sortirai. Et j’irai
de nouveau à
mon ouvrage… Quant aux paysans ils me livreront une ou
deux fois puis ils comprendront qu’ils
feraient mieux de m’écouter.
Je leur dirai :
Ne me croyez pas, écoutez-moi
seulement… Et s’ils
m’écoutent
ils me croiront !…
Les deux interlocuteurs parlaient lentement, comme s’ils
pesaient chaque mot avant de le prononcer.
—
Je n’aurai
pas beaucoup de joies, mère,
continua Rybine. J’ai
vécu
ici ces derniers temps et j’ai
remarqué
bien des choses. Voilà !
J’en
ai compris quelques unes. Et maintenant, il me semble que j’enterre
un enfant…
—
Tu périras,
Mikhaël
Ivanovitch, déclara
tristement la mère
en hochant la tête.
Il fixa sur elle ses yeux noirs et profonds, avec un
air d’interrogation.
Son corps vigoureux était
penché
en avant, ses mains s’appuyant
au siège
de la chaise, son visage basané
semblait pâle
dans le cadre noir de la barbe.
—
Tu sais ce que Jésus
a dit du grain de blé :
« Il
ne mourra pas, mais ressuscitera en un nouvel épi… »
L’homme
est un grain de vérité,
voilà…
Je ne suis pas encore près
de mourir… je suis rusé…
Il se remua sur sa chaise et se leva sans hâte.
—
Je vais au cabaret, je resterai un peu en compagnie… Le
Petit-Russien ne vient pas… Il a repris sa besogne ?
—
Oui, dit la mère
en souriant. Ils sont tous les mêmes :
dès
qu’ils
sortent de prison, ils retournent à
leurs affaires…
—
C’est
ce qu’il
faut. Tu lui répéteras
ce que je t’ai
dit ?
Ils passèrent
lentement dans la cuisine et échangèrent
quelques brèves
paroles sans se regarder.
—
Oui !
promit-elle.
—
Eh bien, adieu !
—
Adieu !
Quand toucheras-tu ton salaire ?
—
Je l’ai
déjà
touché.
—
Et quand pars-tu ?
—
Demain matin de bonne heure, adieu !
Il se pencha et sortit lourdement, à
contre-cœur.
Pendant un instant, la mère
resta sur le seuil, prêtant
l’oreille
aux pas pesants qui s’éloignaient
et aux doutes éveillés
dans son cœur.
Puis, elle rentra ;
arrivée
dans la chambre, elle leva le rideau et regarda par la fenêtre.
Des ténèbres
épaisses
se plaquaient aux vitres ;
elles semblaient attendre on ne sait quoi, avec leur gueule ouverte et sans
fond.
—
Je vis la nuit !
pensa-t-elle, toujours la nuit.
Elle avait pitié
du paysan grave à
la barbe noire :
il était
si large de poitrine, si robuste… et pourtant, l’impuissance
était
en lui comme dans tous les hommes…
André
arriva bientôt,
animé
et joyeux. Lorsque la mère
lui eut parlé
de Rybine, il s’écria :
—
Il part !
Eh bien, qu’il
s’en
aille dans les villages, répandre
la vérité,
réveiller
le peuple… Il lui était
difficile de rester avec nous… Il a dans la tête
des idées
particulières
qui l’empêchent
d’adopter
les nôtres…
—
Il a parlé
des riches, des seigneurs, des gens instruits, il paraît
qu’il
y a quelque chose de louche !
dit la mère
avec prudence. Pourvu qu’ils
ne nous trompent pas !
—
Cela vous tracasse, mère ?
s’écria
le Petit-Russien en riant. Ah !
l’argent !
Si seulement nous en avions… Nous vivons encore sur le
compte d’autrui… ainsi Nicolas Ivanovitch qui reçoit
soixante-quinze roubles par mois nous en remet cinquante. Les autres font de même.
Les étudiants
affamés
se cotisent aussi et nous envoient de petites sommes, amassées
kopek par kopek… C’est
bien sûr,
il y a des hommes de toutes sortes… Les uns nous
trompent, les autres nous empêchent
d’avancer… mais les meilleurs d’entre
eux nous accompagneront jusqu’à
la victoire.
Il continua en se frottant les mains avec vigueur :
—
Mais ce triomphe est encore bien lointain !
En attendant, nous allons organiser un petit Premier Mai !
Ce sera très
gai !
Ses paroles et son animation calmèrent
l’inquiétude
que Rybine avait semée
dans le cœur
de la mère.
Le Petit-Russien arpentait la pièce,
en traînant
les pieds ;
il se caressa d’une
main la tête
et de l’autre
la poitrine, et reprit, les yeux fixés
à
terre :
—
Si vous saviez quelle étrange
sensation j’éprouve
parfois !… Il me semble que partout où
je vais, les hommes sont des camarades, que tous sont embrasés
du même
feu, que tous sont bons, doux et joyeux… On se comprend
sans parole, personne, n’offense
plus son prochain, personne n’en
a plus besoin. On vit en bonne harmonie, chaque cœur
chante sa chanson… et comme les ruisseaux, toutes ces
chansons se fondent en une seule rivière,
qui se jette, majestueuse et calme, dans la mer des lumineuses clartés
de la vie libre… Et je me dis que tout cela sera !… Et cela ne pourra pas ne pas être,
si nous voulons que ce soit !… Et alors mon cœur
étonné
se gonfle de joie… j’ai
envie de pleurer, tant je suis heureux !
La mère
ne bougeait pas, afin de ne pas le troubler, ni l’interrompre.
Elle l’avait
toujours écouté
plus attentivement que ses camarades, car il parlait avec plus de simplicité ;
ses paroles touchaient le cœur
plus profondément.
Pavel aussi dirigeait son regard en avant —
comment ne pas le faire quand on suit une voie pareille ?
—
mais il restait solitaire et ne disait jamais à
personne ce qu’il
avait vu. Il semblait à
la mère
qu’André,
lui, envisageait toujours l’avenir
avec son cœur :
toujours la légende
du triomphe de toutes les créatures
de la terre revenait dans ses discours. Et, aux yeux de la mère,
cette légende
éclairait
le sens de la vie et du travail entrepris par son fils et par ses camarades.
—
Et quand je reviens à
moi… continua le Petit-Russien, secouant la tête
et laissant tomber les bras… quand je regarde autour de
moi… je vois que tout est froid et sale !
Les hommes sont las, irrités,
leur vie est souillée,
fripée…
Il s’arrêta
devant Pélaguée,
puis, hochant la tête,
il continua d’une
voix basse et triste, le regard voilé
de chagrin :
—
C’est
humiliant… on ne peut plus croire en l’homme,
il faut même
le craindre et le haïr !
L’homme
se dédouble,
la vie le coupe en deux. On voudrait pouvoir aimer seulement ;
comment serait-ce possible ?
Comment pardonner à
celui qui se précipite
sur vous comme une bête
féroce,
qui ne veut pas reconnaître
en vous une âme
vivante, qui frappe votre visage humain ?
Il est impossible de lui pardonner. Ce n’est
pas à
cause de moi, je supporterais tous les outrages s’il
ne s’agissait
que de moi, mais je ne veux pas avoir de connivences avec les oppresseurs ;
je ne veux pas qu’ils
se servent de mon dos pour apprendre à
battre les autres…
Une froide lueur brillait dans ses yeux ;
il penchait la tête
d’un
air obstiné
et parlait avec plus de fermeté.
—
Je ne dois pardonner aucune chose mauvaise, même
si elle ne me nuit pas. Je ne suis pas seul sur la terre !
Admettons qu’aujourd’hui
je me laisse insulter sans répondre
à
l’injure ;
j’en
rirai peut-être,
car elle ne me blesse pas… mais demain l’insulteur
qui a essayé
sa force sur moi tentera d’écorcher
quelque autre… Et voilà
pourquoi il ne faut pas considérer
les gens tous de la même
manière ;
il faut retenir son cœur,
voir qui sont les ennemis et qui sont les amis… C’est
juste, mais ce n’est
pas réjouissant !
Sans savoir pourquoi, la mère
pensa à
Sachenka et à
l’officier.
Elle dit en soupirant :
—
Comment peut-on faire du pain avec du blé
qui n’est
pas semé ?…
—
Voilà
le malheur !
s’écria
le Petit-Russien. Il faut regarder avec des yeux différents… Il y a deux cœurs
qui battent dans la poitrine :
l’un
aime le monde, et l’autre
nous dit :
Arrête-toi,
prends garde !… Et l’homme
se partage…
—
Oui, s’écria
la mère.
Dans sa mémoire
se dessinait la silhouette de son mari, grossière
et maussade, pareille à
une grosse pierre couverte de mousse. Elle se représenta
le Petit-Russien marié
à
Natacha, et son fils uni à
Sachenka.
—
Et pourquoi cela ?
reprit André
en s’échauffant.
On le voit si bien que c’est
même
risible. C’est
parce que les gens ne sont pas tous placés
au même
niveau… Il suffit donc de les aligner en une seule file !… Et ensuite il faut leur distribuer par parts égales
tout ce que la raison a élaboré,
tout ce que les mains ont fait. On ne se gardera plus mutuellement dans l’esclavage
de la peur, dans les chaînes
de l’avidité
et de la bêtise…
Le Petit-Russien et la mère
eurent souvent des conversations de ce genre.
André
avait de nouveau été
embauché
à
la fabrique ;
il remettait tout son gain à
Pélaguée,
qui acceptait cet argent aussi simplement que de Pavel.
Parfois, avec un sourire dans le regard, André
proposait à
la mère :
—
Si nous comptions, petite mère,
hein ?
Elle refusait en plaisantant. Le sourire d’André
l’embarrassait,
et elle pensait, un peu vexée :
« Si
tu ris, pourquoi en parler ? »
Le Petit-Russien observa que la mère
lui demandait plus fréquemment
la signification des mots savants qu’elle
ignorait. Elle prenait alors une voix indifférente
et parlait sans le regarder. Il devinait qu’elle
s’instruisait
elle-même
en cachette ;
il comprit sa gêne
et cessa de lui proposer de lire avec lui. Elle lui déclara
un jour :
—
Ma vue baisse, mon André…
J’aimerais
avoir des lunettes…
—
Bien !
répliqua-t-il.
Dimanche prochain nous irons à
la ville ensemble, chez un docteur que je connais ;
il vous examinera, et nous achèterons
des lunettes…
XIX
Par trois fois déjà,
elle avait demandé
l’autorisation
de voir Pavel ;
chaque fois, elle avait essuyé
un refus bienveillant de la part du général
de gendarmerie, vieillard à
cheveux blancs, aux joues écarlates
et au grand nez.
—
Dans une semaine, bonne femme, pas avant !
Nous verrons cela dans une semaine… aujourd’hui,
c’est
impossible…
Il était
rond et replet et rappelait, on ne sait pourquoi, un pruneau mûr
et un peu blet qui commencerait à
se recouvrir de moisissures duveteuses. Il grattait sans cesse ses petites
dents blanches avec au cure-dents pointu ;
ses petits yeux ronds et verdâtres
souriaient ;
sa voix avait une expression amicale et douce.
—
Il est très
poli !
racontait la mère
au Petit-Russien. Il sourit constamment. Ce n’est
pas bien, selon moi… Quand on est général
et qu’on
s’occupe
de pareilles choses, on ne devrait pas ricaner ainsi…
—
Oui !
oui !
reprit André.
Ils sont gentils, aimables, ils sourient toujours. On leur dit :
Voyez cet homme intelligent et honnête,
il est dangereux pour nous, pendez-le donc. Ils sourient et pendent l’homme
puis ils se remettent à
sourire…
—
Celui qui est venu perquisitionner valait mieux, il était
plus simple !
reprit la mère.
On voyait du coup que c’était
une canaille…
—
On dirait que ce ne sont plus des hommes, mais des marteaux, des instruments pour
assourdir le peuple. Ils servent à
nous façonner
pour que nous soyons d’un
usage plus facile pour le gouvernement. Ils ont été
eux-mêmes
accommodés
à
la main qui nous dirige ;
ils peuvent faire tout ce qu’on
leur ordonne, sans réfléchir,
sans demander pourquoi.
—
Quel ventre il a !
—
Oui !… Plus le ventre est plein, plus l’âme
est vile…
…Enfin,
l’autorisation
fut accordée
à
Pélaguée.
Le dimanche venu, elle se rendit au greffe de la prison et s’assit
modestement dans un coin. Il y avait d’autres
visiteurs dans la pièce
étroite
et sale, au plafond bas. Sans doute, ce n’était
pas la première
fois qu’ils
étaient
là ;
ils se connaissaient entre eux. La conversation se traînait
lentement, à
voix basse.
—
Vous savez ?
disait une grosse femme au visage flétri,
avec une valise sur les genoux, ce matin à
la première
messe, le maître
de chapelle de la cathédrale
a de nouveau presque arraché
une oreille à
un enfant de chœur.
Un individu d’âge
mur, vêtu
d’un
uniforme de soldat, retraité,
toussa avec bruit et répliqua :
—
Ces enfants de chœur
sont de tels polissons !…
Un petit bonhomme chauve, aux jambes courtes, aux
longs bras, à
la mâchoire
proéminente,
arpentait la pièce
d’un
air affairé.
Sans s’arrêter,
il disait d’une
voix inquiète :
—
La vie devient plus chère,
c’est
pourquoi les hommes sont pires que jamais… Le bœuf
de seconde qualité
coûte
quatorze kopeks la livre, le pain deux kopeks et demi…
Parfois entraient des prisonniers vêtus
de gris et chaussés
de gros souliers de cuir. Quand ils pénétraient
dans la pièce
à
demi obscure, leurs yeux papillotaient. L’un
d’eux
avait des chaînes
au pied.
Il semblait que les visiteurs étaient
habitués
depuis longtemps à
ce spectacle, qu’ils
s’étaient
résignés
à
la situation ;
les uns restaient assis, les autres montaient la garde, d’autres
encore s’adressaient
aux prisonniers d’un
ton de lassitude. Le cœur
de la mère
tremblait d’impatience ;
elle regardait avec perplexité
tout ce qui l’entourait,
et la pénible
simplicité
de la vie l’étonnait.
À
côté
d’elle
se trouvait une petite vieille aux joues ridées
et aux yeux jaunes. Elle prêtait
l’oreille
à
la conversation, tendait son cou mince et dévisageait
tout le monde d’un
air étrangement
irascible.
—
Qui avez-vous ici ?
lui demanda doucement la mère.
—
Mon fils, un étudiant !
répondit
la vieille d’une
voix sonore. Et vous ?
—
Mon enfant aussi, un ouvrier.
—
Comment s’appelle-t-il ?
—
Vlassov.
—
Je ne le connais pas. Il est là
depuis longtemps ?
—
Sept semaines…
—
Et le mien depuis dix mois !
dit la vieille.
Et Pélaguée
entendit tinter dans sa voix quelque chose qui ressemblait à
de la fierté.
Une dame de haute taille, vêtue
de noir, à
la figure longue et pâle
dit lentement :
—
Bientôt
on mettra tous les gens honorables en prison… On ne
peut plus les supporter.
—
Oui, oui, répliqua
le vieillard chauve. La patience manque. Tout le monde se fâche
et crie et tout augmente de prix… et les gens diminuent
de valeur en conséquence… On n’entend
aucune voix conciliante…
—
C’est
parfaitement exact !
dit le militaire. Quelle horreur !
Il faut qu’une
voix ferme ordonne enfin :
Taisez-vous !
Voilà
ce qu’il
faut, une voix ferme…
La conversation se fit plus générale
et plus animée.
Chacun formulait son opinion sur la vie, mais tous parlaient à
mi-voix ;
et la mère
sentait dans ces paroles quelque chose qui lui était
étranger.
Chez elle, on parlait autrement, d’une
manière
plus compréhensible,
plus naturelle et plus ouverte.
Un gros surveillant à
la barbe carrée
et rousse cria :
—
Femme Vlassov !
Il examina la mère
de la tête
aux pieds et lui dit :
—
Viens !…
Il s’éloigna
en boitillant ;
la mère
avait envie de le pousser, afin d’avancer
plus vite. Enfin, dans une petite chambre, elle vit Pavel qui souriait en lui
tendant la main. La mère
saisit cette main, se mit à
rire, en clignant de l’œil,
et dit à
voix basse :
—
Bonjour… bonjour !
—
Calme-toi, maman !
dit Pavel en lui rendant son étreinte.
—
Oui… oui…
—
Mère !
dit le surveillant, éloignez-vous
un peu pour qu’il
y ait une distance entre vous… C’est
le règlement…
Il soupira et bâilla.
Pavel demanda à
Pélaguée
des nouvelles de sa santé,
de la maison… Elle attendait d’autres
questions, elle les chercha dans les yeux de son fils, mais ne les trouva pas.
Comme toujours, il était
calme ;
plus pâle
seulement, et ses yeux semblaient plus grands.
—
Sachenka t’envoie
ses salutations, dit-elle.
Les paupières
de Pavel tressaillirent et s’abaissèrent.
Son visage s’adoucit
et s’illumina
d’un
sourire. Une amertume aiguë
tenailla le cœur
de la mère.
—
Te laissera-t-on bientôt
sortir ?
reprit-elle avec une irritation soudaine. Pourquoi t’a-t-on
arrêté ?
Car ces feuillets ont fait de nouveau leur apparition…
Les yeux de Pavel eurent un éclair
de joie.
—
Vraiment ?
s’exclama-t-il.
—
Il est défendu
de parler de ces choses-là !
déclara
le surveillant d’un
ton nonchalant. Il ne faut parler que d’affaires
de famille…
—
Est-ce que ce ne sont pas des affaires de famille, ces choses-là,
répliqua
la mère.
—
Je n’en
sais rien. Seulement, c’est
défendu.
On peut parler de la nourriture, du linge, mais de rien autre, expliqua le
surveillant ;
cependant, sa voix restait indifférente.
—
Bien !
dit Pavel. Parlons de ménage,
maman !
Que fais-tu ?
Elle répondit
tandis qu’elle
éprouvait
un sentiment de jeune audace :
—
Je porte à
la fabrique toutes sortes de choses…
Elle s’arrêta
et reprit en souriant :
—
De la soupe, du rôti,
tout ce que Maria cuisine… et toute espèce
d’autre
nourriture…
Pavel avait compris. Son visage se convulsa d’un
rire qu’il
retint, il rejeta ses cheveux en arrière,
et il dit, d’une
voix caressante qu’elle
ne lui connaissait pas :
—
Ma bonne, ma chère
mère… comme c’est
bien !
Je suis heureux que tu aies une occupation… tu ne t’ennuies
pas. N’est-ce
pas, tu ne t’ennuies
pas ?
—
Et quand les feuillets ont reparu, on m’a
aussi fouillée !
déclara-t-elle,
non sans forfanterie.
—
Encore !
cria le surveillant qui se fâchait.
Je vous dis que c’est
interdit !
On prive un homme de sa liberté
afin qu’il
ne sache rien, et toi, mère,
tu bavardes. Il faut comprendre que ce qui est interdit est interdit.
—
Eh bien, ne parle plus de cela, maman !
dit Pavel, Matvé
Ivanovitch est un brave homme, il ne faut pas l’irriter.
Nous nous accordons bien ensemble… C’est
par hasard qu’il
assiste aux entrevues aujourd’hui ;
d’habitude,
c’est
le directeur qui est là.
Et Matvé
Ivanovitch a peur que tu dises des choses superflues…
—
La visite est finie !
déclara
le surveillant en regardant sa montre.
—
Merci, maman !
dit Pavel. Merci, ma chérie !
Ne sois pas inquiète… je serai bientôt
libéré…
Il l’étreignit
avec force et l’embrassa ;
la mère,
heureuse et touchée,
se mit à
pleurer.
—
Séparez-vous !
s’écria
le surveillant, et il reconduisit la mère
tout en grommelant :
—
Ne pleure pas… il sortira bientôt !
On relâchera
beaucoup de monde… il n’y
a plus de place… ils sont trop ici…
À
la maison, elle dit au Petit-Russien :
—
Je lui ai parlé
adroitement… il a compris…
Puis elle soupira avec tristesse :
—
Oui, il a compris, sinon, il ne m’aurait
pas embrassée
comme il l’a
fait… c’était
la première
fois…
—
Ah !
dit André
en riant. Les gens désirent
toutes sortes de choses, mais les mères
ne demandent que des caresses…
—
Mais si vous aviez vu les autres visiteurs !
s’écria-t-elle
soudain, reprise par l’étonnement.
On dirait qu’ils
y sont habitués.
On leur a pris leurs enfants pour les mettre en prison et cela ne leur fait
rien. Ils viennent, ils s’asseyent,
ils attendent, ils causent entre eux. Du moment que les gens instruits s’accoutument
si bien à
cela, que dire alors des ouvriers ?…
—
C’est
bien naturel !
répondit
le Petit-Russien avec un sourire. La loi est tout de même
plus douce pour eux que pour nous… et ils ont plus
besoin d’elle
que vous. Aussi, quand la loi les atteint, ils se contentent de faire la
grimace, mais pas trop… La loi les protège
un peu tandis que, nous autres, elle nous lie, afin que nous ne puissions pas
ruer…
XX
Un soir, tandis que la mère
tricotait, assise près
de la table et qu’André
lisait à
haute voix l’histoire
du soulèvement
des esclaves romains, quelqu’un
frappa violemment à
la porte ;
quand le Petit-Russien eut ouvert, Vessoftchikov entra, un paquet sous le bras,
sa casquette rabattue sur ses sourcils et couvert de boue jusqu’aux
genoux :
—
En passant, j’ai
vu que vous aviez de la lumière
et je suis entré
pour vous saluer. Je sors de prison à
l’instant !
expliqua-t-il d’une
voix bizarre ;
puis, s’emparant
de la main de la mère,
il la secoua avec vigueur et dit :
—
Pavel vous envoie ses amitiés…
Et se laissant tomber sur une chaise avec hésitation,
il fouilla la chambre de son regard maussade et soupçonneux.
Il déplaisait
à
la mère ;
il y avait dans sa tête
anguleuse et tondue et dans ses petits yeux, quelque chose qui effrayait
toujours la vieille femme ;
mais elle fut cependant contente de le revoir et elle lui dit, souriante et
affectueuse :
—
Tu as bien maigri !… André !
Faisons-lui du thé !
—
Je prépare
déjà
le samovar !
répondit
de la cuisine le Petit-Russien.
—
Eh bien, comment va Pavel ?
En a-t-on libéré
d’autres
que toi ?
Vessoftchikov répondit
en baissant la tête :
—
Pavel est encore en prison… il prend son mal en
patience. On n’a
relâché
que moi.
Il leva les yeux, regarda la mère
et continua lentement, les dents serrées :
—
Je leur ai dit :
Laissez-moi aller, j’en
ai assez… Sinon, je tue n’importe
qui et je me suicide ensuite. Ils m’ont
libéré…
Et ils ont bien fait… J’aurais
tenu parole…
—
Oui !… dit la mère
en s’éloignant
de lui ;
ses yeux papillotaient involontairement quand ils rencontraient le regard aigu
du grêlé.
—
Et comment va Fédia
Mazine ?
cria de la cuisine le Petit-Russien. Il écrit
toujours des poésies ?
—
Oui !
Je n’y
comprends rien !
dit le jeune homme en hochant la tête.
Est-ce que c’est
un pinson ?
On le met en cage… et il chante…
Il y a une chose que je sais :
je n’ai
pas envie d’aller
à
la maison…
—
En effet, qu’y
trouverais-tu ?
répondit
la mère
en réfléchissant.
Elle est vide, le poêle
n’est
pas allumé,
il doit y faire froid…
Vessoftchikov se tut, ferma à
demi les yeux, puis, sortant de sa poche un étui
à
cigarettes, il se mit à
fumer lentement. Du regard, il suivait les nuages de fumée
grise qui se dissipaient au-dessus de sa tête,
et soudain il éclata
d’un
rire étrange,
pareil à
l’aboiement
d’un
chien irrité :
—
Oui, il doit y faire froid… Des blattes gelées
parsèment
probablement le plancher… les souris aussi ont dû
crever de froid… Pélaguée
Nilovna, permets-moi de passer la nuit chez toi, veux-tu ?
Il parlait d’une
voix sourde, sans regarder la mère.
—
Bien entendu !
répondit-elle
vivement. Elle était
gênée,
mal à
l’aise
avec lui ;
elle ne savait de quoi parler.
Mais il reprit d’une
voix étrangement
brisée :
—
Maintenant le temps est venu où
les enfants ont honte de leurs parents…
—
Quoi ?
demanda la mère
avec un tressaillement.
Il lui jeta un coup d’œil,
ferma les paupières,
et son visage grêlé
devint impassible.
—
Je dis que les enfants commencent à
avoir honte de leurs parents, répéta-t-il,
et il soupira bruyamment. N’aie
pas peur, ce n’est
pas de toi que je parle. Jamais tu ne feras honte à
Pavel… Mais moi, j’ai
honte de mon père… Et je ne veux plus retourner chez lui…
Je n’ai
plus ni père,
ni demeure !… Je suis sous la surveillance de la police, maintenant,
sinon, je serais parti en Sibérie… Je crois qu’un
homme qui ne ménagerait
pas sa peine peut faire beaucoup de choses en Sibérie… J’aurais
donné
la liberté
aux exilés,
je les aurais aidés
à
s’enfuir…
Grâce
à
son cœur
subtil, la mère
sentait que le jeune homme souffrait ;
mais la douleur du grêlé
n’excitait
pas sa compassion.
—
Oui, bien entendu… s’il
en est ainsi, il vaut mieux partir !
dit-elle pour ne pas l’offenser
en gardant le silence.
André
sortit de la cuisine, et demanda en riant :
—
Qu’est-ce
que tu racontes, hein ?
La mère
se leva et dit :
—
Je vais préparer
quelque chose à
manger.
Vessoftchikov regarda fixement le Petit-Russien et déclara
soudain :
—
Je dis qu’il
y a des gens qu’il
faut tuer !
—
Hou !
Et pourquoi ?
demanda le Petit-Russien avec tranquillité.
—
Pour qu’ils
n’existent
plus !
—
Tu as donc le droit de transformer en cadavres des vivants ?
Où
l’as-tu
pris ?
—
Les hommes me l’ont
donné…
Le Petit-Russien, grand et sec, resta au milieu de la
pièce,
balançant
son long corps ;
il examinait le grêlé
du haut en bas, les mains dans les poches. Vessoftchikov était
assis, enveloppé
d’un
nuage de fumée ;
des plaques rouges apparaissaient sur son visage blême.
—
Les hommes me l’ont
donné !
répéta-t-il
en faisant le poing. Du moment qu’on
me lance des coups de pied, j’ai
le droit de riposter… de frapper au museau… aux yeux… Si on ne me touche pas, je
ne touche personne. Si on me laisse vivre comme je veux, je vivrai
tranquillement, sans déranger
personne, je le jure !
Admettons que je veuille m’installer
dans la forêt.
Je m’y
construirai une hutte dans un ravin, au bord d’un
ruisseau… et je resterai là…
tout seul…
—
Eh bien… fais-le !
dit le Petit-Russien en haussant les épaules.
—
Maintenant ?
demanda le jeune homme.
Il hocha la tête,
et se frappant le genou du poing :
—
Maintenant, ce n’est
plus possible !
—
Qui t’en
empêche ?
—
Les hommes !
Je suis étroitement
lié
à
eux jusqu’à
ma mort… ils ont enlacé
mon cœur
avec de la haine… ils m’ont
attaché
à
eux par le mal… et c’est
un lien solide… Je les hais, et partout où
j’irai,
je les empêcherai
de vivre tranquilles. Ils me gênent,
et moi je les gênerai.
Je réponds
de moi… de moi seul… et je ne
peux répondre
de personne autre… Et si mon père
est un voleur…
—
Ah !
dit le Petit-Russien à
mi-voix en s’approchant
de Vessoftchikov.
—
J’arracherai
la tête
à
Isaïe
Gorbov, tu verras !
—
Pourquoi ?
demanda André
sérieux,
à
voix basse.
—
Pour qu’il
n’espionne
et ne rapporte plus. C’est
à
cause de lui que mon père
s’est
dégradé…
et c’est
sur lui que mon père
compte pour entrer dans la police secrète !
répondit
Vessoftchikov en regardant André
avec hostilité.
—
Voilà
l’affaire !
s’écria
le Petit-Russien, mais qui te reprocherait la vie même
de ton père ?
Les imbéciles !
—
Les imbéciles… et les gens d’esprit
aussi !
Ainsi toi, tu es un garçon
intelligent, Pavel aussi… eh bien, me considérez-vous
de la même
manière
que Fédia
Mazine ou Samoïlov,
ou comme vous vous considérez
mutuellement ?
Ne mens pas, je ne te croirais pas quand même… vous tous, vous me poussez de côté,
vous me mettez à
l’écart…
—
Tu as l’âme
malade, ami !
répondit
le Petit-Russien d’une
voix douce et affectueuse, en s’asseyant
à
côté
de lui.
—
Oui. La vôtre
aussi souffre… Seulement vous croyez que vos ulcères
sont plus nobles que les miens… Nous agissons tous en
canailles les uns envers les autres… voilà
ce que je dis… Et que peux-tu me répondre… hein ?
Il fixa son regard aigu sur André
et attendit en découvrant
ses dents. Son visage blême
était
impassible ;
seules ses lèvres
épaisses
tremblaient comme si elles eussent été
brûlées
et contractées
par quelque liquide caustique.
—
Je ne te répondrai
rien !
répliqua
le Petit-Russien en caressant le regard hostile de Vessoftchikov avec le
sourire lumineux et triste de ses yeux bleus… Je le
sais bien… vouloir discuter avec quelqu’un
dont le cœur
saigne, c’est
seulement l’irriter… je le sais, frère !
—
On ne peut pas discuter avec moi, je ne sais pas discuter !
grommela le jeune homme, en baissant les yeux.
—
Je crois que chacun de nous a marché
pieds nus sur des éclats
de verre, continua André,
chacun de nous a respiré
dans ses heures sombres, comme tu le fais maintenant…
—
Tu ne peux rien dire qui m’apaise !
dit Vessoftchikov lentement. Rien !
Mon âme
hurle comme un loup.
—
Je n’en
ai pas l’intention.
Seulement, je sais que cela passera… Peut-être
pas tout de suite, mais cela passera…
Il se mit à
rire et reprit en frappant sur l’épaule
du jeune homme :
—
C’est
une maladie de l’enfance… dans le genre de la rougeole, frère… Nous en avons tous été
atteints, avec plus ou moins de violence, selon que nous étions
forts ou faibles… Elle attaque les gens de notre espèce
quand on se trouve tout seul, qu’on
ne comprend pas encore la vie et qu’on
ne voit pas la place qui nous est destinée ;
il semble qu’on
soit le seul vrai homme de la terre et que personne ne se soucie de nous,
excepté
pour nous dévorer.
Plus tard, dans quelque temps, quand tu verras qu’il
y a aussi une bonne âme
dans d’autres
poitrines que la tienne, tu seras soulagé…
et un peu honteux alors d’avoir
cru que seul tu donnais la note juste, et d’avoir
voulu grimper au clocher, quand ta cloche est si petite qu’on
ne l’entend
pas dans la sonnerie des jours de fête… Ensuite tu t’apercevras
que tu n’es
qu’une
voix à
peine perceptible, mais nécessaire
cependant, dans le chœur
puissant et magnifique de la vérité…
Comprends-tu ce que je veux dire ?
—
Je comprends… répondit
Vessoftchikov en hochant la tête.
Seulement, je ne te crois pas !
Le Petit-Russien se mit à
rire, se leva soudain et arpenta bruyamment la chambre.
—
Moi non plus, je n’ai
pas voulu croire… Hé…
tu n’es
qu’une
charrette !
—
Pourquoi ?
dit le jeune homme en regardant André
d’un
air morne.
—
Tu ressembles à
une charrette !
Le grêlé
riait aussi, la bouche fendue jusqu’aux
oreilles.
—
Qu’as-tu ?
demanda le Petit-Russien étonné,
en s’arrêtant
devant lui.
—
Je me disais que celui qui t’insulterait
serait un imbécile !
—
Mais comment pourrait-on m’insulter ?
répliqua
André
en haussant les épaules.
—
Je n’en
sais rien, répondit
le grêlé
avec un sourire condescendant. Je disais seulement que l’homme
qui t’aura
insulté
sera joliment confus, après !
—
Ah !
voilà
où
tu voulais en venir !
dit le Petit-Russien en riant.
—
André,
venez prendre le samovar !
appela la mère.
André
sortit.
Resté
seul, Vessoftchikov jeta un coup d’œil
autour de lui ;
il étendit
sa jambe, chaussée
d’une
lourde botte, la considéra,
se pencha, tâta
son gros mollet, puis il leva la main, en examina attentivement la paume et le
dos. Sa main était
épaisse
et couverte d’un
duvet jaune ;
les doigts courts. Il les agita en l’air
et se leva.
Quand André
revint, portant le samovar, le grêlé
devant le miroir, l’accueillit
par ces paroles :
—
Il y avait longtemps que je n’avais
vu mon museau…
Il ajouta en souriant et en hochant la tête :
—
Je suis bien laid…
—
Qu’est-ce
que cela peut te faire ?
demanda André
en le considérant
avec curiosité.
—
Sachenka dit que le visage est le miroir de l’âme,
expliqua lentement le jeune homme.
—
Ce n’est
pas vrai !
s’écria
le Petit-Russien. Elle a un nez crochu, des pommettes pointues comme des
ciseaux et l’âme
pareille à
une étoile… d’une
pureté…
Ils s’assirent
pour prendre le thé
et manger.
Vessoftchikov s’empara
d’une
grosse pomme de terre, sala un morceau de pain et se mit à
mâcher
tranquillement, lentement, comme un loup.
—
Et comment vont les affaires ici ?
reprit-il, la bouche pleine.
Lorsque André
lui eut raconté
avec enthousiasme combien la propagande socialiste se développait
à
la fabrique, il redevint sombre et dit d’une
voix rauque :
—
C’est
bien long, tout cela !
Il faut aller plus vite…
La mère
lui jeta un coup d’œil ;
un sentiment hostile s’agita
dans son cœur.
—
La vie n’est
pas un cheval, on ne la fait pas avancer à
coups de fouet !
répliqua
André.
Mais le grêlé
hochait la tête
avec opiniâtreté :
—
C’est
trop long !
Je n’ai
pas assez de patience… Que faut-il que je fasse ?
Il laissa tomber ses bras avec découragement,
regarda le Petit-Russien et se tut, attendant une réponse.
—
Nous devons tous apprendre et enseigner aux autres, voilà
notre tâche !
dit André
en baissant la tête.
Vessoftchikov demanda :
—
Et quand nous battrons-nous ?
—
On nous battra encore plus d’une
fois auparavant, je le sais bien… Mais j’ignore
quand le moment de lutter viendra pour nous !
Vois-tu, il faut d’abord
armer la tête
et après
seulement les mains… à
mon avis…
Le jeune homme garda le silence et se remit à
manger. Sans qu’il
s’en
aperçût,
la mère
examinait son large visage grêlé,
essayant d’y
trouver quelque chose qui la réconciliât
avec la personne massive et pesante du jeune homme. Et quand elle rencontrait
le regard perçant
de ses petits yeux, elle remuait les sourcils. André
se prenait la tête
entre les mains et, l’air
agité,
tantôt
se mettait à
parler et à
rire, tantôt,
s’interrompant
brusquement, sifflotait un air.
Il semblait à
la mère
qu’elle
comprenait la cause de l’inquiétude
du jeune homme. Vessoftchikov était
taciturne ;
quand le Petit-Russien l’interrogeait
sur n’importe
quoi, il répondait
brièvement,
avec une répugnance
visible.
Les deux habitants de la chaumière
se sentaient à
l’étroit
et mal à
leur aise dans la petite chambre et jetaient tour à
tour un furtif coup d’œil
à
leur visiteur. Enfin, celui-ci se leva en disant :
—
J’aimerais
me coucher… J’ai
été
longtemps enfermé,
on m’a
lâché
subitement, je suis parti… je suis fatigué…
Lorsqu’il
fut dans la cuisine, il remua encore un peu ;
le bruit cessa, puis un silence de mort se fit. La mère
chuchota à
André :
—
Il a des pensées
terribles !
—
C’est
un garçon
pas commode !
acquiesça
le Petit-Russien, en hochant la tête.
Mais cela passera. Moi aussi, j’étais
comme lui. Quand le cœur
ne brûle
pas avec ardeur, il s’y
accumule beaucoup de suie… Allez vous coucher, petite mère,
je veux lire encore un moment…
Elle alla dans un angle, où
se trouvait un lit couvert d’indienne.
Assis à
la table, André
entendit le chaud murmure de ses prières
et de ses soupirs. Tout en tournant avec rapidité
les pages de son livre, il s’essuyait
le front fiévreusement,
effilait sa moustache avec ses longs doigts, remuait les pieds…
Le balancier de l’horloge
résonnait ;
aux fenêtres,
le vent glissait sur les vitres en gémissant.
Et la mère
disait à
voix basse :
—
Ô
Seigneur !
Que de gens il y a au monde… et chacun se plaint à
sa manière… où
sont ceux qui sont heureux ?
—
Il y en a, il y en a !
Et bientôt,
ils seront nombreux… ah !
si nombreux !
déclara
le Petit-Russien.
XXI
La vie s’écoulait
rapide, les jours étaient
bariolés
et divers… Chacun d’eux
apportait quelque chose de nouveau, qui ne troublait plus la mère.
De plus en plus souvent, des inconnus arrivaient la nuit ;
ils conversaient à
mi-voix avec André,
d’un
air soucieux ;
puis, très
tard, ils s’en
allaient par les ténèbres,
prudents, sans faire de bruit, le col relevé,
la visière
de leur casquette rabattue. Et l’on
sentait que chacun d’eux
retenait son excitation, que tous auraient voulu chanter et rire, mais qu’ils
n’en
avaient pas le loisir ;
ils étaient
toujours pressés.
Les uns, ironiques et graves, les autres franchement joyeux, vibrants de
jeunesse, d’autres
encore, pensifs et silencieux, ils avaient tous, aux yeux de la mère,
quelque chose d’opiniâtre
et d’assuré.
Pour elle, toutes ces figures, si différentes
fussent-elles, se fondaient en un seul visage, maigre, calme, résolu,
un clair visage au regard profond, caressant et sévère,
comme celui de Jésus
à
Emmaüs.
La mère
les comptait, et se les représentait
entourant Pavel comme d’une
foule ;
ainsi il devenait moins visible aux yeux des ennemis.
Un soir, une jeune fille alerte, aux cheveux bouclés,
arriva de la ville ;
elle apportait un paquet à
André ;
en sortant, elle dit à
la mère,
avec un regard joyeux et étincelant :
—
Au revoir, camarade !
—
Au revoir !
répondit
la mère,
en réprimant
un sourire.
Et, après
avoir reconduit la jeune fille, elle revint à
la fenêtre
et regarda sa « camarade »
s’en
aller par la rue, trottinant, fraîche
comme une fleur printanière,
légère
comme un papillon.
—
« Camarade ! »
se dit la mère,
lorsque la jeune fille eut disparu. Ah !
ma chérie !
que Dieu te donne un bon camarade pour la vie entière !
Elle remarquait que souvent ceux qui venaient de la
ville avaient quelque chose d’enfantin
sur leurs traits ;
elle souriait alors avec condescendance ;
mais, en même
temps, un étonnement
joyeux la touchait en face de cette foi, dont elle sentait de plus en plus la
profondeur ;
leurs rêves
du triomphe de la justice la charmaient et la réchauffaient ;
quand ils en parlaient, elle soupirait sans le vouloir, en proie à
un chagrin inconnu. Mais ce qui l’émouvait
surtout, c’était
leur simplicité,
leur si beau et si généreux
oubli de soi-même.
Elle comprenait déjà
bien des choses lorsque ses hôtes
discutaient de la vie ;
elle sentait qu’ils
avaient, en effet, trouvé
la vraie source du malheur des hommes, et elle s’accoutumait
à
approuver leurs opinions. Mais, au fond de son âme,
elle ne croyait pas qu’ils
pourraient transformer l’existence
à
leur idée,
ni qu’ils
auraient suffisamment de force pour attirer tous les ouvriers à
eux. Chacun veut être
rassasié
le jour même,
personne ne veut remettre son dîner,
ne fût-ce
que d’une
semaine, s’il
peut le manger à
l’instant.
Ceux qui prendraient cette voie lointaine seraient peu nombreux ;
les yeux ne verraient pas tous qu’elle
menait au royaume légendaire
de la fraternité
des hommes. Et c’est
pourquoi tous ces braves gens, malgré
leur barbe et leur visage souvent fatigué,
étaient
des enfants à
ses yeux.
—
Mes chéris !
pensait-elle en hochant la tête.
Ils vivaient tous maintenant d’une
vie bonne, sérieuse
et intelligente ;
tous parlaient du bien ;
et désireux
d’enseigner
aux gens ce qu’ils
savaient, ils le faisaient sans s’épargner.
La mère
comprenait qu’on
pouvait aimer une existence pareille, malgré
ses dangers ;
et avec un soupir, elle regardait en arrière,
là
où
son passé
s’allongeait
en une étroite
bande, sombre et plate. Sans qu’elle
s’en
doutât,
la conscience d’être
indispensable à
cette nouvelle vie lui venait peu à
peu ;
autrefois, elle ne s’était
jamais sentie utile à
qui que ce fût ;
et maintenant, elle voyait nettement que beaucoup de gens avaient besoin d’elle ;
c’était
une sensation nouvelle et agréable,
qui lui faisait redresser la tête.
Elle introduisait régulièrement
des brochures à
la fabrique, avec le sentiment du devoir accompli ;
elle avait imaginé
toutes sortes de ruses très
habiles ;
les agents de police, habitués
à
la voir, ne faisaient plus attention à
elle. À
plusieurs reprises cependant, on la fouilla, mais toujours le lendemain du jour
où
les feuillets avaient été
distribués.
Lorsqu’elle
n’avait
rien de compromettant sur elle, elle savait exciter les soupçons
des gardiens et des espions ;
ils l’arrêtaient,
la palpaient. Alors elle feignait d’être
outragée,
se querellait avec les agents ;
puis, après
les avoir confondus, elle s’en
allait, fière
de son adresse. Le jeu commençait
à
lui plaire.
Vessoftchikov ne fut pas repris à
la fabrique ;
il s’embaucha
comme ouvrier chez un marchand de bois ;
du matin au soir il accompagnait dans le faubourg des chargements de poutres,
de bois de chauffage, de planches. La mère
le voyait presque chaque jour. Une paire de chevaux noirs avançaient
leurs jambes tremblantes sous la tension, fortement appuyées
sur le sol ;
c’étaient
de vieilles bêtes
osseuses ;
leur tête
s’agitait
triste et fatiguée,
leurs yeux ternes clignotaient de lassitude. Derrière
eux, s’allongeait
une poutre trépidante
et mouillée
ou un tas de planches dont les extrémités
résonnaient
avec fracas ;
et à
côte,
sans tenir les rênes
marchait le grêlé,
sale, déguenillé,
chaussé
de lourdes bottes, la casquette sur l’oreille,
gauche et équarri
comme une bûche
qu’on
n’a
pas encore façonnée.
Il secouait la tête,
les yeux à
terre, pour ne rien voir. Ses chevaux marchaient aveuglément
sur les gens, sur les charrettes qui venaient en sens inverse ;
autour du jeune homme voltigeaient, comme des bourdons, des cris de colère ;
des invectives furieuses. Sans lever la tête,
sans répondre,
il sifflait d’une
manière
assourdissante, aiguë,
et grommelait sourdement à
ses chevaux :
—
Eh bien, prends, prends !…
Chaque fois qu’on
se rassemblait chez André
pour lire une brochure, le dernier numéro
d’un
journal étranger,
Vessoftchikov venait, s’asseyait
et écoutait
sans mot dire une heure ou deux. La lecture terminée,
les jeunes gens discutaient longuement ;
mais le grêlé
ne prenait jamais part à
la controverse ;
il s’en
allait le dernier. Quand il restait seul avec André,
il lui posait des questions, d’un
air morne.
—
Qui est le plus coupable de tous ?
—
C’est
celui qui a dit le premier :
C’est
à
moi !
Cet homme est mort il y a des milliers d’années,
il est donc inutile de se fâcher
contre lui !
disait le Petit-Russien en plaisantant, mais ses yeux avaient une expression
inquiète.
—
Mais les riches et les puissants ?
Et ceux qui les défendent
ont-ils raison ?
Le Petit-Russien se prenait la tête
entre les mains, tortillait sa moustache et parlait longuement de la vie des
hommes, avec des paroles simples et claires. Mais il ressortait toujours de ses
propos que tous les hommes en général
étaient
fautifs, ce qui ne satisfaisait pas le grêlé.
Les lèvres
épaisses
fortement pincées,
celui-ci hochait la tête
et déclarait
d’un
ton méfiant
qu’il
n’en
était
pas ainsi, et s’en
allait mécontent
et sombre.
Il s’écria
une fois :
—
Non… il doit y avoir des coupables…
ils sont là !
Je te le dis, il faut que nous labourions à
fond la vie tout entière,
sans pitié,
comme un champ couvert de mauvaises herbes…
—
C’est
ce qu’Isaïe
le pointeur a dit une fois en parlant de vous !
observa la mère.
—
Isaïe ?
demanda Vessoftchikov, après
un instant de silence.
—
Oui !
Quel méchant
homme !
Il surveille et épie
tout le monde, il questionne… il s’est
mis à
venir souvent dans notre rue, il regarde nos fenêtres…
—
Vos fenêtres !
répéta
Vessoftchikov.
La mère
était
déjà
couchée
et ne pouvait pas voir sa physionomie. Mais elle comprit qu’elle
avait trop parlé ;
lorsque le Petit-Russien s’écria
vivement, d’un
ton conciliant :
—
Peu importe !
qu’il
vienne dans cette rue et qu’il
regarde chez nous !
Il a des loisirs et il se promène.
—
Non, attends !
s’exclama
le jeune homme d’une
voix sourde. Le voilà,
le coupable !
—
Coupable de quoi ?
demanda André,
d’être
bête ?
Mais le grêlé
ne répondit
pas et s’en
alla.
Le Petit-Russien marchait de long en large, lentement,
avec lassitude, traînant
doucement ses pieds minces comme des pattes d’araignée.
Il avait enlevé
ses bottes, comme toujours, pour ne pas faire de bruit ni déranger
la mère.
Mais elle ne dormait pas.
—
J’ai
peur de lui !
dit-elle, avec inquiétude,
après
le départ
du grêlé.
On dirait un poêle
chauffé
à
blanc, il ne donne pas de chaleur, mais il brûle…
—
Oui !
répondit
le Petit-Russien, appuyant sur les mots. C’est
un gamin irascible. Ne lui parlez jamais d’Isaïe,
petite mère… Cet Isaïe
est vraiment un espion… il est même
payé
pour ça…
—
Ce n’est
pas étonnant !
Son meilleur ami est un gendarme !
—
Vessoftchikov finira par l’égorger !
reprit André
avec inquiétude.
Là,
voyez-vous quels sentiments messieurs les commandants de notre vie font naître
dans les rangs inférieurs !… Quand tous ceux qui ressemblent au grêlé
prendront conscience de leur situation humiliante et qu’ils
perdront patience… mon Dieu, qu’arrivera-t-il ?
Le ciel sera éclaboussé
de sang, et la terre écumera
comme si une mousse rouge la recouvrait.
—
C’est
terrible, mon André !
articula fébrilement
la mère.
—
Nos ennemis n’auront
que ce qu’ils
méritent… Et pourtant, petite mère,
chaque gouttelette de leur sang aura été
lavée
à
l’avance
par les lacs de larmes du peuple…
Il se mit soudain à
rire et ajouta :
—
C’est
juste, mais ce n’est
pas consolant…
XXII
Un dimanche, lorsque la mère,
revenant de l’épicerie,
ouvrit la porte d’entrée
et parut sur le seuil, elle fut envahie par une joie subite, pareille à
une pluie d’été :
elle avait entendu résonner
dans la chambre la forte voix de Pavel.
—
La voilà !
s’écria
le Petit-Russien.
La mère
remarqua la rapidité
avec laquelle son fils se tourna vers elle ;
elle vit son visage s’illuminer
d’un
sentiment qui promettait de grandes choses.
—
Te voilà
revenu… à
la maison !
chuchota-t-elle, toute déconcertée
par la surprise, et elle s’assit.
Pavel se pencha vers elle, très
pâle ;
de petites larmes lumineuses brillaient au coin de ses yeux et ses lèvres
frémissaient.
Pendant un instant, il garda le silence ;
Pélaguée
le considérait
sans mot dire.
Le Petit-Russien passa devant eux en sifflotant, tête
baissée,
et sortit.
—
Merci, maman !
dit Pavel d’une
voix basse et profonde, en lui serrant la main de ses doigts tremblants. Merci,
chérie !
Joyeusement émue
par l’expression
du visage de son fils et les accents de sa voix, elle lui caressait les cheveux
et, réprimant
les battements de son cœur,
elle dit doucement :
—
Que Dieu soit avec toi !… Pourquoi me remercier ?…
—
De ce que tu nous aides à
accomplir notre grande œuvre !
Merci !
reprit-il. C’est
un grand bonheur pour l’homme
quand il peut dire de sa mère
qu’elle
lui est parent par l’esprit
aussi…
Elle ne répondit
pas ;
le cœur
épanoui,
elle aspirait avec avidité
les paroles de Pavel, le contemplait, ravie ;
il lui semblait si lumineux, si proche…
—
Je me taisais, maman… je voyais bien que des choses
dans ma vie te froissaient… j’avais
pitié
de ton âme,
et je ne pouvais rien faire, je ne savais pas comment m’y
prendre !… Je croyais que jamais tu ne te joindrais à
nous, que tu n’adopterais
jamais nos opinions… mais que tu continuerais à
tout supporter en silence, comme tu l’as
fait toute ta vie… Cela m’était
pénible !…
—
André
m’a
fait comprendre bien des choses !
dit-elle, désireuse
de rappeler le Petit-Russien à
son fils.
—
Il m’a
raconté
tout ce que tu faisais !
reprit Pavel en riant.
—
Iégor
aussi. Nous sommes du même
village… André
voulait même
m’apprendre
à
lire…
—
Et tu as eu honte et tu t’es
mise à
étudier
toute seule, en cachette…
—
Ah !
il m’a
espionnée !
s’écria-t-elle
avec embarras. Et, agitée
par l’excès
de joie qui remplissait son cœur,
elle proposa à
Pavel :
—
Il faut l’appeler !
Il est sorti pour ne pas nous gêner.
Il n’a
pas de mère…
—
André !
cria Pavel, en ouvrant la porte d’entrée.
Où
es-tu ?
—
Ici, je vais fendre du bois…
—
Tu as bien le temps, viens !
—
Oui…
Mais il ne rentra pas immédiatement
et, sur le seuil de la cuisine, il déclara
d’un
air affairé :
—
Il faut dire à
Vessoftchikov qu’il
apporte du bois, il n’en
reste plus beaucoup. Vous voyez comme la prison a fait du bien à
Pavel… Au lieu de punir les révoltés,
le gouvernement les engraisse…
La mère
se mit à
rire, son cœur
tressaillit doucement ;
elle était
comme grisée
de bonheur ;
mais déjà
un sentiment de prudence lui faisait désirer
de voir son fils calme comme il l’était
toujours. Son âme
trop heureuse voulait que la première
joie de sa vie se repliât
d’un
coup dans son cœur
pour rester pour toujours aussi forte et aussi vive. Comme si elle eût
craint que son bonheur ne s’amoindrît,
elle se hâta
de le recouvrir, tel l’oiseleur
qui a pris par hasard un oiseau merveilleux.
—
Tu n’as
pas encore mangé,
allons dîner,
Pavel !
proposa-t-elle.
—
Non. Le surveillant m’a
appris hier qu’on
avait décidé
de me libérer
et depuis lors je n’ai
eu ni faim ni soif… La première
personne que j’ai
rencontrée
ici, c’est
le vieux Sizov, raconta-t-il à
André.
En me voyant, il a traversé
la rue pour me dire bonjour… je l’ai
engagé
à
être
plus prudent, puisque je suis un homme dangereux, sous la surveillance de la
police !
—
Cela ne fait rien, m’a-t-il
répondu.
Et sais-tu ce qu’il
m’a
demandé
au sujet de son neveu ?
—
Fédor
s’est-il
bien conduit en prison ?
—
Qu’entendez-vous
par bien se conduire quand on est en prison ?
—
Eh bien, ne pas bavarder au sujet des camarades !
Quand je lui ai appris que Fédor
est un garçon
honnête
et intelligent, il s’est
caressé
la barbe en me déclarant
fièrement :
—
Nous autres Sizov, nous n’avons
pas de coquins dans la famille…
—
Il n’est
pas bête,
ce vieillard, dit André
en secouant la tête.
Nous parlons souvent ensemble… c’est
un brave homme !
Fédia
sera-t-il bientôt
libéré ?
—
Ces jours-ci, probablement… Je crois qu’on
relâchera
tout le monde. On n’a
point de preuves contre nous, sauf les dépositions
d’Isaïe ;
et que pouvait-il savoir ?
La mère
allait et venait, et contemplait son fils. André
écoutait
le jeune homme, debout devant la fenêtre,
les bras croisés
derrière
le dos. Pavel arpentait la chambre à
grands pas. Il avait laissé
pousser sa barbe, qui bouclait sur ses joues en petits anneaux noirs et fins et
atténuait
la vigueur de son teint basané.
Ses yeux cernés
avaient un regard sombre.
—
Asseyez-vous !
dit la mère
en servant le dîner.
Tout en mangeant, André
mit la conversation sur Rybine. Quand il eut achevé
de raconter ce qui était
arrivé,
Pavel fit, d’une
voix pleine de regrets :
—
Si j’avais
été
là,
je ne l’aurais
pas laissé
partir ainsi !
Qu’emporte-t-il
avec lui ?
Un sentiment de révolte
et des idées
embrouillées !…
—
Hé !
s’écria
André
en riant, quand un homme a quarante ans, qu’il
a lui-même
longtemps lutté
contre les doutes et les soupçons
de son âme,
il est difficile de le transformer…
Ils discutèrent
en employant des termes que la mère
ne comprenait pas. Le dîner
était
achevé
qu’ils
continuaient encore à
se bombarder sans pitié
de paroles savantes. Parfois, ils s’exprimaient
plus simplement :
—
Nous devons suivre notre voie, sans nous en écarter
d’un
seul pas… déclara
Pavel avec fermeté.
—
Et nous heurter en chemin à
des dizaines de millions d’hommes
qui nous considèrent
comme des ennemis…
La mère
écoutait ;
elle put saisir que Pavel n’aimait
pas les paysans, tandis qu’André
prenait leur défense
et trouvait qu’il
fallait leur enseigner le bien à
eux aussi. Elle comprenait mieux André,
il lui semblait qu’il
avait raison ;
chaque fois qu’il
disait quelque chose à
Pavel, elle tendait l’oreille
et retenait sa respiration, attendant avec impatience la réponse
de son fils, afin de savoir si le Petit-Russien ne l’avait
pas offensé.
Mais ils discutaient sans se fâcher.
De temps en temps, Pélaguée
demandait à
son fils :
—
C’est
bien comme ça,
Pavel ?
Et il répondait
en souriant :
—
Oui !
—
Ainsi vous, monsieur, disait le Petit-Russien d’un
ton malicieux, vous avez bien mangé
et vous n’avez
pas mâché
suffisamment et il vous est resté
un morceau dans la gorge… Vous vous gargarisez…
—
Ne dîtes
pas de bêtises,
conseillait Pavel.
—
Moi !
Je suis aussi sérieux
qu’à
un enterrement !…
La mère
riait en hochant la tête…
XXIII
Le printemps approchait, la neige fondait, découvrant
la fange et la suie des cheminées
de la fabrique, qu’elle
avait dissimulées
sous sa blancheur.
Chaque jour, la boue se faisait plus agressivement
apparente, le faubourg tout entier semblait sale et couvert de guenilles. Le
jour, les toits dégouttaient
et les murs gris des maisons fumaient comme s’ils
transpiraient. La nuit, des glaçons
pendaient partout et scintillaient faiblement. Le soleil se montrait de plus en
plus souvent, et les ruisseaux indécis
se mettaient à
couler doucement vers le marais. À
midi, la chanson caressante des espoirs printaniers palpitait au-dessus du
faubourg.
On se préparait
à
fêter
le Premier Mai.
Des feuillets avaient été
répandus
à
la fabrique et dans le quartier :
ils expliquaient la signification de cette fête ;
et même
des jeunes gens qui n’avaient
rien de commun avec les socialistes, disaient en les lisant :
—
Il faut arranger ça !
Vessoftchikov s’écriait
avec un sourire maussade :
—
Ce n’est
pas trop tôt,
c’est
assez joué
à
cache-cache !
Fédia
Mazine se réjouissait.
Il avait beaucoup maigri, et la nervosité
de ses gestes et de ses propos faisait songer à
une alouette en cage. Il était
toujours accompagné
de Jacob Somov, garçon
taciturne, très
sérieux
malgré
son jeune âge
et qui travaillait maintenant en ville, Samoïlov,
dont les cheveux et la barbe étaient
devenus encore plus rouges en prison, Vassili Goussev, Boukine, Drégounov
et quelques autres jugeaient qu’il
était
indispensable de se munir d’armes ;
mais Pavel, le Petit-Russien, Somov et leurs amis n’étaient
pas de cet avis.
Iégor
arriva alors ;
comme toujours, il était
fatigué,
haletant et couvert de sueur. Il dit en plaisantant :
—
La transformation de l’organisation
actuelle est une grande œuvre,
camarades, mais, pour qu’elle
marche plus facilement, il faut que je m’achète
des souliers neufs !
(Il montra ses bottines éculées
et trempées
d’eau.)
Mes caoutchoucs aussi sont bien malades ;
tous les jours, je me mouille les pieds. Je ne veux pas descendre au sein de la
terre avant que nous ayons renié
le vieux monde d’une
manière
publique et visible ;
c’est
pourquoi, repoussant la motion du camarade Samoïlov
relativement à
une démonstration
armée,
je propose qu’on
me chausse d’une
paire de solides bottes, car je suis profondément
convaincu que c’est
plus utile pour le triomphe de notre cause que la plus vaste échauffourée !
Toujours dans le même
langage imagé,
il dit comment le peuple avait essayé
d’améliorer
son sort, dans divers pays. La mère
aimait à
entendre ses discours ;
ils produisaient sur elle un effet bizarre. Elle se représentait
alors que les pires ennemis du peuple, ceux qui le trompaient si souvent et
avec la plus grande cruauté,
c’étaient
de petits hommes, à
la grande panse, aux joues rouges, rapaces, rusés,
impitoyables et fourbes. Si le pouvoir des tsars leur rendait la vie difficile,
ils excitaient le monde ouvrier à
s’emparer
de l’autorité ;
puis, quand le peuple se soulevait et arrachait le pouvoir des mains de l’empereur,
les petits hommes le leur enlevaient adroitement et envoyaient les travailleurs
dans leur taudis ;
et si ceux-ci voulaient discuter avec eux, ils les massacraient par centaines
et par milliers.
Pavel dit une fois en parlant d’Iégor :
—
Tu sais, André,
les gens qui rient le plus souvent sont ceux dont le cœur
souffre sans cesse.
Après
un instant de silence, le Petit-Russien répondit
en fermant à
demi les paupières :
—
Ce n’est
pas vrai !
S’il
en était
ainsi, la Russie tout entière
mourrait de rire !…
Natacha revint aussi ;
elle avait été
en prison, dans une autre ville, mais elle n’avait
pas changé.
La mère
remarqua que lorsque la jeune fille était
présente,
le Petit-Russien devenait plus gai, plaisantait tout le monde avec une malice
sans méchanceté
et excitait les rires de Natacha. Mais, quand elle était
partie, il se mettait à
siffler tristement ses innombrables chansons ;
et il se promenait à
travers la chambre en traînant
les pieds.
Sachenka venait souvent ;
elle était
toujours morose et pressée ;
elle devenait sans cesse plus âpre,
plus anguleuse.
Une fois que Pavel était
sorti de la maison pour l’accompagner,
sans refermer la porte derrière
lui, la mère
entendit une rapide conversation :
—
C’est
vous qui porterez le drapeau ?
demandait la jeune fille à
voix basse.
—
Oui !
—
C’est
décidé ?
—
Oui, c’est
mon droit !
—
Et de nouveau la prison ?…
Pavel garda le silence.
—
Vous ne pourriez pas… reprit Sachenka.
Puis elle s’interrompit.
—
Quoi ?
demanda Pavel.
—
Laisser un autre…
—
Non !
dit-il résolument.
—
Réfléchissez… vous avez tant d’influence… on vous aime. Vous êtes
les chefs ici, André
et vous… que de choses vous pouvez faire en étant
libres !… réfléchissez !
Car on vous exilera pour cela… très
loin… et pour des années !…
Il parut à
la mère
qu’il
y avait dans la voix de la jeune fille des sentiments qu’elle-même
connaissait bien :
de la peur et de l’anxiété.
Et les paroles de Sachenka tombèrent
sur son cœur
de mère,
comme de grosses gouttes d’eau
glacée…
—
Non, je suis décidé !
répondit
Pavel. Je n’y
renoncerai pour rien au monde…
—
Même
si je vous en priais… même
si je…
Pavel l’interrompit
vivement, d’une
voix particulièrement
sévère :
—
Il ne faut pas parler ainsi… à
quoi pensez-vous ?
Vous ne devez pas parler ainsi !
—
Je suis une créature
humaine !
plaida-t-elle.
—
Une bonne et douce créature !
répliqua
Pavel à
voix basse, d’un
ton bizarre, comme s’il
avait de la peine à
respirer, une créature
qui m’est
chère… si chère !… Et c’est
pour cela… c’est
pour cela qu’il
ne faut pas parler ainsi.
—
Adieu !
dit la jeune fille.
Et au bruit de ses talons, la mère
comprit que Sachenka s’en
allait avec rapidité,
presque en courant. Pavel la suivit dans la cour.
Une terreur accablante, atroce, envahit la mère.
Elle n’avait
pas compris de quoi il était
question, mais elle devinait qu’un
nouveau malheur la guettait, un grand malheur obscur. Et cette question :
« Que
veut-il faire ? »
pénétra
dans son cerveau comme un clou.
Pavel rentra dans la cuisine avec André ;
celui-ci disait en hochant la tête :
—
Ah !
cet Isaïe
de malheur !
que faut-il faire de lui ?
—
Il faut lui conseiller de renoncer à
l’espionnage,
répondit
Pavel morose.
—
Il dénoncera
ceux qui l’avertiront !
reprit le Petit-Russien, et il jeta sa casquette dans un coin.
—
Que veux-tu faire, Pavel ?
demanda la mère
en baissant la tête.
—
Quand ?… Maintenant ?
—
Le Premier… le Premier Mai ?
—
Ah !
s’exclama
Pavel en baissant la voix, je veux porter notre drapeau…
Je me placerai à
la tête
du cortège,
l’étendard
à
la main… On me mettra de nouveau en prison,
probablement…
—
Les yeux de la mère
devinrent brûlants ;
une sécheresse
fiévreuse
lui remplit soudain la bouche. Pavel lui prit la main et la caressa :
—
Il me faut cela, mère !
C’est
là
qu’est
le bonheur !
—
Je n’ai
rien dit !
prononça-t-elle
lentement, en levant la tête.
Mais lorsque ses yeux eurent rencontré
le regard obstiné
de Pavel, elle baissa de nouveau la tête.
Il laissa tomber la main de sa mère,
poussa un soupir, et reprit d’un
ton de reproche :
—
Tu devrais te réjouir
et non pas te chagriner… Quand il y aura des mères
qui enverront leurs enfants avec joie même
à
la mort…
—
Hop, hop !
grogna le Petit-Russien. Notre bonhomme a enfourché
son dada, et il va, il va !…
—
Je n’ai
rien dit !
répéta
la mère.
Je ne t’empêche
pas… Si j’ai
pitié
de toi, c’est
mon affaire…
Pavel s’éloigna
un peu d’elle ;
elle l’entendit
prononcer des paroles tranchantes et acerbes :
—
Il y a des affections qui empêchent
l’homme
de vivre.
Elle tressaillit et, de peur qu’il
dît
encore d’autres
choses pour repousser son cœur,
elle s’écria
vivement :
—
Ne parle pas ainsi, Pavel… Je comprends… tu ne peux agir autrement, à
cause des camarades…
—
Non !
dit-il. C’est
pour moi que j’irai… Je pourrais ne pas le faire, mais je le veux et j’irai !
André
s’arrêta
sur le seuil ;
il semblait placé
sur un cadre ;
il était
plus haut que la porte et ployait les genoux d’une
manière
bizarre, appuyant une épaule
contre un montant et projetant en avant le cou, la tête
et l’autre
épaule.
—
Vous feriez mieux de ne pas tant bavarder, monsieur !
dit-il en fixant d’un
air sombre ses yeux bombés
sur Pavel. Il ressemblait à
un lézard
caché
dans la fente d’une
pierre.
La mère
avait envie de pleurer ;
mais ne voulant pas que Pavel s’en
aperçût,
elle marmotta soudain :
—
Ah !
voilà
que j’ai
oublié…
Et elle sortit. Sous l’auvent,
elle appuya sa tête
contre le mur, dans un coin, et donna libre cours à
ses larmes ;
elle pleurait sans bruit, sans gémissement,
défaillant
comme si le sang de son cœur
s’échappait
par ses yeux. Par l’entre-bâillement
de la porte mal fermée,
des bruits sourds de discussion arrivaient jusqu’à
elle.
—
Tu te plais à
la tourmenter !
disait le Petit-Russien.
—
Tu n’as
pas le droit de me parler ainsi !
—
Je ne serais pas un bon camarade, si je me taisais devant tes cabrioles
stupides… Pourquoi as-tu dit cela ?
Le sais-tu ?
—
Il faut toujours parler avec fermeté,
quoi qu’on
ait à
dire.
—
À
ta mère ?
—
À
tous !
Je ne veux pas d’un
amour ou d’une
amitié
qui m’arrête
ou qui m’entrave…
—
Quel héros !
Mouche-toi !
et ensuite va dire cela à
Sachenka… C’est
à
elle que tu aurais dû
parler ainsi.
—
Je l’ai
fait !
—
Aussi durement ?
Ce n’est
pas vrai !
À
elle, tu as parlé
d’une
voix caressante, avec tendresse… Je ne t’ai
pas entendu, mais je le sais… Mais devant ta mère,
tu manifeste ton héroïsme… n’est-ce
pas ?
Comprends-le donc, animal, ton héroïsme
ne vaut rien…
Pélaguée
essuya vivement ses larmes. Elle craignait que le Petit-Russien offensât
son fils ;
elle ouvrit la porte, et, rentrant dans la cuisine, elle dit, toute tremblante
de chagrin et de peur :
—
Oh !
comme il fait froid !
Et c’est
le printemps…
Et tout en déplaçant
des ustensiles sans savoir pourquoi, elle continua en haussant la voix pour tâcher
de dominer le bruit de la conversation des jeunes gens :
—
Tout a changé…
les gens s’échauffent
et le temps se refroidit… Autrefois, à
cette époque,
il faisait déjà
chaud, le ciel était
clair, le soleil brillait…
Le silence se fit dans la chambre. La mère
resta immobile au milieu de la cuisine, attendant on ne sait quoi.
—
Tu as compris ?
demanda André
à
voix basse. Il faut comprendre… que diable !
Elle est plus riche de cœur
que toi !…
—
Voulez-vous du thé ?
dit la mère
d’une
voix entrecoupée.
Et, sans attendre la réponse,
elle s’écria
pour dissimuler son trouble :
—
Qu’ai-je
donc ?
je suis transie de froid !
Pavel sortit lentement de la chambre. Il regarda sa mère
furtivement, et un sourire embarrassé
tremblait sur ses lèvres.
—
Pardonne-moi, mère !
murmura-t-il, je suis encore un enfant, un nigaud…
—
Ne me gronde plus !
dit la mère
avec tristesse, en serrant la tête
de Pavel contre sa poitrine. Ne me dis plus rien… Que
Dieu soit avec toi !… Ta vie, c’est
ton affaire… Mais ne touche pas à
mon cœur !
Comment une mère
pourrait-elle ne pas avoir pitié
de son fils ?… C’est
impossible… J’ai
pitié
de vous tous… Ah !
comme vous êtes
tous de la même
race !
Vous êtes
tous bons… Et qui vous prendrait en pitié,
sinon moi ?… Tu as choisi cette voie… d’autres
t’ont
suivi et ont tout laissé
et sont partis… ils sont partis, Pavel…
Une grande pensée
s’agitait
dans son cœur,
lui donnait des ailes et la remplissait d’une
joie angoissée
et martyrisée ;
mais la mère
ne trouvait pas de paroles pour l’exprimer
et elle regardait son fils avec des yeux brillant d’une
douleur aiguë
et ardente…
—
C’est
bon, maman !
Pardonne… J’ai
tort !
chuchota Pavel en baissant la tête.
Il lui jeta un coup d’œil
rapide en souriant ;
puis il ajouta en se détournant,
confus, mais apaisé :
—
Je ne l’oublierai
jamais, parole d’honneur !
L’écartant
d’elle,
Pélaguée
passa dans la chambre et fit d’une
voix suppliante, à
André :
—
André,
ne le grondez pas !… Je sais bien que vous êtes
l’aîné…
mais…
Le Petit-Russien, qui lui tournait le dos, ne bougea
pas et se mit à
crier d’une
voix bizarre et comique :
—
Hou !
hou !
hou !
Si, je le querellerai… je le rosserai même !
La mère
se dirigea lentement vers lui, la main tendue et dit :
—
Mon bon ami !…
Le Petit-Russien se détourna,
pencha la tête
en avant comme un taureau et s’enfuit
à
la cuisine, les mains cachées
derrière
le dos. Sa voix résonna
bientôt,
ironique et sombre :
—
Va-t-en, Pavel, si tu ne veux pas que je t’arrache
la tête !… Je plaisante, petite mère,
ne me croyez pas !
Je prépare
le samovar !
Oui, parfaitement… Il est mauvais, notre charbon… il est humide… qu’il
aille à
tous les diables !
Il se tut. Lorsque la mère
rentra dans la cuisine, il était
assis sur le sol et allumait le samovar. Sans la regarder, il reprit :
—
N’ayez
pas peur, petite mère,
je ne le toucherai pas !
Je suis bon et doux… comme un navet bouilli… Et moi aussi, je l’aime !
N’écoute
pas, toi, le héros !
Mais c’est
son gilet que je n’aime
pas… Il a mis un gilet neuf, voyez-vous, et qui lui plaît
beaucoup ;
il marche le ventre en avant et pousse tout le monde afin qu’on
voie bien son gilet !
Il est joli, c’est
vrai, mais à
quoi bon bousculer son prochain !
Il y a déjà
si peu de place !
Pavel demanda en souriant :
—
Grogneras-tu encore longtemps ?
Tu m’as
déjà
fait des remontrances, ça
suffit…
Le Petit-Russien, toujours assis à
terre, avait placé
entre ses jambes le samovar et le contemplait. La mère,
debout près
de la porte, fixait ses yeux attristés
et affectueux sur la nuque ronde et sur le long cou d’André.
Il se renversa en arrière,
les mains appuyées
au plancher, et regarda la mère
et le fils avec des yeux un peu rougis :
—
Vous êtes
vraiment de braves gens !
dit-il à
mi-voix.
Pavel se pencha et lui saisit le bras.
—
Ne tire pas !
dit le Petit-Russien sourdement. Tu vas me faire tomber…
Va-t-en…
—
Pourquoi vous gênez-vous ?
demanda la mère
avec tristesse. Vous feriez mieux de vous embrasser, bien fort.
—
Veux-tu ?
dit Pavel à
voix basse.
—
Pourquoi pas ?
répondit
André
en se levant.
Pavel se mit à
genoux et les deux hommes s’étreignirent ;
pendant un instant, les deux corps n’eurent
qu’une
seule âme
qui brûlait
d’une
ardente amitié.
Des larmes coulaient sur le visage de la mère,
mais elles n’avaient
rien d’amer.
Elle dit avec embarras en les essuyant :
—
Les femmes aiment à
pleurer… elles pleurent de joie comme de chagrin…
Le Petit-Russien écarta
Pavel d’un
léger
mouvement de la main et fit, en se frottant les yeux :
—
Assez !
Quand les veaux ont folâtré
pendant quelque temps, on en fait du rôti.
Ah !
quel diable de charbon !
J’ai
tant soufflé
que j’en
ai plein les yeux…
Pavel s’assit
près
de la fenêtre,
la tête
inclinée :
—
Il ne faut pas avoir honte de pleurer ces larmes-là !… dit-il doucement.
La mère
s’approcha
de lui et s’assit
à
ses côtés.
Son cœur
s’était
rempli d’un
sentiment de vaillance, doux et chaud.
—
Qu’importe !
pensait-elle, en caressant la main de son fils. Il est impossible qu’il
en soit autrement… il faut que ce soit ainsi !
Et d’autres
pensées
familières
tournoyaient dans sa mémoire,
mais elle n’en
trouva aucune qui pût
exprimer ce qu’elle
éprouvait
en cet instant.
—
Je serrerai la vaisselle… petite mère,
restez assise, dit le Petit-Russien en se levant et passant dans la pièce
voisine. Reposez-vous… On vous a fait assez souffrir…
Et sa voix chantante se fit plus sonore, lorsqu’il
fut hors de vue :
—
Il n’est
pas bien de se vanter et, pourtant, nous venons de vivre un moment d’une
vie bonne, humaine, pleine d’amour !
C’est
sain…
—
Oui !
dit Pavel en jetant un coup d’œil
sur la mère.
—
Tout a changé !
répliqua-t-elle.
Le chagrin est autre, la joie est autre… Je ne sais
plus… je ne comprends plus ce qui me fait vivre… et je ne puis rien dire avec des paroles !
—
Tout a changé !… Oui, et c’est
ainsi qu’il
doit en être !
déclara
le Petit-Russien. C’est
parce qu’un
nouveau cœur
se développe
dans la vie, petite mère.
Les cœurs
sont tous brisés
par la diversité
des intérêts,
rongés
par l’avidité
aveugle, mordus par l’envie,
couverts de plaies et de blessures purulentes… de
mensonge, de poltronnerie… Les hommes sont tous
malades, ils ont peur de vivre… on dirait qu’ils
errent dans le brouillard… chacun ne connaît
que sa propre douleur. Mais voilà
qu’il
survient un homme qui éclaire
la vie du feu de la raison et qui crie et appelle :
Hé !
les pauvres insectes égarés !
Il est temps de comprendre que vous avez tous les mêmes
intérêts,
que chacun a le droit de vivre, de se développer !
Il est isolé,
cet homme qui crie, et c’est
pourquoi il clame à
haute voix ;
il lui faut des amis. Il se sent triste tout seul, il a froid. Et à
son appel, tous les cœurs
se joignent en un seul, par ce qu’ils
ont de meilleur, formant un cœur
immense, fort, profond, sensible, comme une cloche d’argent… Et voici ce qu’elle
nous dit, cette cloche :
Unissez-vous, hommes de tous les pays, ne formez qu’une
seule famille !
C’est
l’affection
qui est la mère
de la vie et non la haine. Frères,
j’entends
déjà
cette cloche !
—
Et moi aussi !
dit Pavel.
La mère
serra ses lèvres
avec force, pour les empêcher
de trembler et ferma les yeux pour retenir ses larmes.
—
Que je sois couché
ou que je m’en
aille n’importe
où,
j’entends
cette cloche résonner
partout… et j’en
suis heureux. Je le sais :
la terre est lasse de supporter l’injustice
et la douleur, elle bruisse comme si elle répondait
à
la sonnerie, elle frémit
doucement pour souhaiter la bienvenue au soleil nouveau qui se lève
dans la poitrine de l’homme !
Pavel agita la main ;
il allait parler lorsque la mère
lui saisit le bras et le tira, en chuchotant :
—
Ne l’interromps
pas !…
—
Savez-vous ?
continua le Petit-Russien, debout près
de la porte, les yeux étincelants,
il y a encore bien des douleurs en réserve
pour les hommes, des mains avides leur prendront encore beaucoup de sang… mais tout cela, toute ma douleur et tout mon sang ne sont
qu’une
faible rançon
pour ce que je possède
déjà
en moi, dans mon cerveau, dans la moelle de mes os !
Je suis déjà
riche, comme une étoile
est riche en rayons… je supporterai tout… j’endurerai
tout… car j’ai
en moi une joie que personne, ni rien ne tuera jamais, et cette joie, c’est
ma force !
Et jusqu’à
minuit leur conversation se poursuivit, harmonieuse et sincère,
sur la vie, les hommes, l’avenir.
Quand une pensée
lui devenait claire, Pélaguée
choisissait en soupirant n’importe
quoi dans son passé
—
c’était
toujours quelque chose de pénible
et de grossier —
et s’en
servait comme d’une
pierre pour consolider cette pensée
dans son cœur.
Sous la chaude influence de cet entretien, son inquiétude
fondait ;
elle éprouvait
les mêmes
sentiments que le jour où
son père
lui avait dit, d’un
ton rébarbatif :
—
Inutile de faire des grimaces !
Il y a un imbécile
qui veut t’épouser,
prends-le. Toutes les filles se marient, toutes les femmes font des enfants ;
pour tous les parents, les enfants sont un chagrin. Tu n’es
donc pas une créature
humaine ?
Elle avait alors vu se dessiner devant elle un sentier
inévitable
qui s’allongeait
sans but, autour d’un
lieu désert
et obscur. Et l’inéluctabilité
de sa destinée
avait rempli son cœur
d’un
calme aveugle. Il en était
de même
maintenant. Mais en pressentant la venue d’un
nouveau malheur, elle disait intérieurement,
on ne sait à
qui :
—
Tenez, prenez !
Et elle soulageait ainsi la peine de son cœur
qui chantait en frémissant
dans sa poitrine, comme une corde tendue…
Dans la profondeur de son âme
troublée
par l’anxiété
de l’attente,
un espoir vacillait, faible mais contenu :
on ne lui prendrait pas tout, on ne lui arracherait pas tout, peut-être… Il resterait quelque chose…
XXIV
De grand matin, alors qu’André
et Pavel venaient à
peine de sortir, Maria Korsounova frappa à
la fenêtre
avec violence et cria :
—
Isaïe
a été
assassiné !
Allons voir !
La mère
tressaillit ;
le nom du meurtrier lui avait traversé
l’esprit
comme une flèche.
—
Qui a fait le coup ?
demanda-t-elle en jetant un châle
sur ses épaules.
—
L’assassin
n’est
pas resté
à
côté
d’Isaïe ;
il a frappé
et s’est
sauvé !
répondit
Maria.
Dans la rue, elle reprit :
—
On recommencera de nouveau à
fouiller partout pour trouver le coupable. C’est
heureux que tes deux hommes aient été
à
la maison… je puis en témoigner… J’ai
passé
devant chez vous après
minuit, j’ai
jeté
un coup d’œil
par la fenêtre… vous étiez
tous les trois assis autour de la table…
—
Mais Maria !
Comment pourrait-on les accuser ?
s’exclama
la mère
terrifiée.
—
Qui l’a
tué ?
Ce sont des vôtres
sûrement !
répondit
Maria avec conviction. Tout le monde sait qu’il
les espionnait…
La mère
s’arrêta,
haletante, et posa la main sur sa poitrine.
—
Qu’as-tu
donc ?
N’aie
pas peur… Isaïe
n’a
eu que ce qu’il
méritait… Allons vite, on va l’enlever…
Pélaguée
se mit à
marcher sans se demander pourquoi elle allait voir le cadavre ;
elle chancelait en pensant à
Vessoftchikov.
—
Il est arrivé
à
son but !
pensa-t-elle, hébétée.
Non loin de la fabrique, sur les décombres
d’une
maison récemment
consumée
par l’incendie,
une foule de gens rassemblés
bruissaient comme un vol de bourdons et piétinaient
les débris
calcinés
en soulevant un nuage de cendres. Il y avait là
beaucoup de femmes, encore plus d’enfants,
des boutiquiers, des garçons
du cabaret voisin, des agents de police et le gendarme Pétline,
grand vieillard à
barbe d’argent.
Plusieurs médailles
décoraient
sa poitrine.
Isaïe
était
à
demi couché
sur le sol ;
son dos s’appuyait
à
une poutre noircie par le feu ;
sa tête
retombait sur l’épaule
droite. Il avait la main droite dans la poche de son pantalon ;
les doigts de la gauche s’enfonçaient
dans la terre friable.
La mère
regarda le visage du mort, l’un
des yeux ternis se fixait sur sa casquette placée
entre les jambes allongées ;
la bouche était
entr’ouverte,
comme par une expression d’étonnement ;
la barbiche rousse pendait, lamentable. Le corps maigre, avec la tête
pointue et le visage osseux couvert de taches de rousseur, semblait encore
diminué,
comprimé
par la mort. La mère
se signa en soupirant. De son vivant, l’homme
lui avait été
antipathique ;
maintenant, il lui inspirait un peu de pitié.
—
Il n’y
a pas de sang !
fit quelqu’un
à
mi-voix. On l’aura
frappé
à
coups de poings…
—
Il est peut-être
encore vivant ?
hein ?
—
Va-t-en… cria le gendarme en l’écartant.
—
Le docteur est venu… et il a dit que c’était
fini !
déclara
quelqu’un.
—
On a fermé
la bouche à
un dénonciateur… et on a bien fait !
Le gendarme s’émut
et, écartant
de la main la foule des femmes qui l’entouraient,
il demanda d’une
voix menaçante :
—
Qui est-ce qui raisonne ainsi ?
Les gens reculaient à
son approche. Quelques-uns s’enfuirent
vivement. Un rire malveillant résonna.
La mère
retourna chez elle.
—
Personne n’a
pitié
de lui !
pensa-t-elle.
Et la silhouette massive du grêlé
se dressa devant elle ;
ses yeux étroits
avaient un éclat
froid et rude ;
sa main droite se balançait,
comme si elle était
blessée.
Lorsque André
et Pavel rentrèrent
dîner,
la mère
les accueillit en demandant :
—
Eh bien ?
On n’a
arrêté
personne… à
cause d’Isaïe ?
—
Je n’ai
rien entendu dire !
répondit
le Petit-Russien.
Elle vit que les jeunes gens étaient
tous deux sombres et soucieux.
—
On ne parle pas de Vessoftchikov ?
s’informa-t-elle
à
voix basse.
Le regard sévère
de son fils se posa sur elle ;
il répondit
en pesant sur les mots :
—
Non !
On ne pense même
pas à
lui. Il est absent. Hier à
midi, il est parti pour aller à
la rivière
et n’est
pas encore rentré !… J’ai
demandé
de ses nouvelles…
—
Dieu merci !
fit la mère
avec un soupir de soulagement. Dieu merci !
Le Petit-Russien lui jeta un coup d’œil
et baissa la tête.
—
Isaïe
est étendu
à
terre, reprit Pélaguée,
toute pensive, on dirait qu’il
est étonné…
Personne ne le regrette, personne n’a
une bonne parole pour lui… Il est tout petit, tout chétif… comme un fragment qui se serait détaché
de quelque chose et qui gît-là…
Pendant le dîner,
Pavel lança
soudain sa cuiller sur la table et s’écria :
—
Je ne puis pas comprendre ça !
—
Quoi ?
demanda André,
jusque-là
triste et silencieux.
—
Qu’on
tue une bête
féroce,
un oiseau de proie… c’est
admissible… Je crois que je pourrais tuer un homme qui
serait devenu un fauve pour ses semblables… Mais comment
a-t-on pu lever le bras pour assassiner un être
aussi pitoyable et répugnant ?
André
haussa les épaules,
puis il dit :
—
Il était
aussi nuisible qu’une
bête
féroce…
—
Je le sais…
—
Nous écrasons
bien le moustique qui boit un peu de notre sang, ajouta le Petit-Russien à
voix basse.
—
Oui, c’est
vrai. Mais ce n’est
pas de cela que je parle !… Je dis que c’est
répugnant !
—
Qu’y
faire ?
répliqua
André,
haussant de nouveau les épaules.
—
Tu pourrais tuer un être
de ce genre ?
demanda pensivement Pavel, après
un long silence.
Le Petit-Russien le regarda de ses yeux ronds ;
puis il jeta un coup d’œil
rapide sur la mère,
et répondit
tristement, mais avec fermeté :
—
S’il
ne s’agit
que de moi, je ne toucherai personne !
Pour les camarades, pour la cause, je ferais tout !
Je tuerais même
mon propre fils, s’il
le fallait !
—
Oh !
soupira la mère.
Il lui sourit et dit :
—
Impossible d’agir
autrement !
C’est
la vie qui le veut !
—
Oui !
répéta
Pavel avec lenteur, c’est
la vie qui le veut !
Comme s’il
obéissait
à
une impulsion intérieure,
André
se leva soudain et se mit à
gesticuler.
—
Qu’y
faire ?
s’écria-t-il.
On est obligé
de haïr
l’homme
pour que le temps où
on pourra l’admirer
sans réserve
vienne plus tôt.
Il faut détruire
celui qui gêne
le cours de l’existence,
qui vend les autres pour s’acheter
des honneurs ou du repos. S’il
se trouve sur la voie des justes un Judas qui les attend pour les trahir, je
serais moi-même
un traître
si je ne l’anéantissais
pas… C’est
criminel ?
On n’en
a pas le droit ?
Et les autres, nos maîtres,
ils auraient le droit de se servir des soldats et des bourreaux, des maisons
publiques et des prisons, du bagne et de toutes les choses infâmes
pour protéger
leur sécurité,
leur bien-être ?
Et si, parfois, je suis obligé
de prendre leur gourdin dans mes mains… que faire ?… Je le prends, je ne refuse pas. Nos maîtres
nous assassinent par centaines et par milliers ;
cela me donne le droit de lever le bras et de l’abaisser
sur la tête
d’un
ennemi, de celui qui s’est
le plus avancé
vers moi et qui est le plus nuisible aux œuvres
de ma vie. Je sais que le sang de mes ennemis ne crée
pas, il n’est
pas fertile leur sang… Il disparaît
sans laisser de traces, car il est pourri ;
mais quand le nôtre
arrose la terre comme une pluie serrée,
la vérité
se développe
avec force, je le sais aussi !
Mais si je vois qu’il
est indispensable de tuer, je tuerai et revendiquerai la responsabilité
de mon crime !
Car je ne parle que pour moi… Mon péché
mourra avec moi, il ne souillera pas l’avenir
d’une
seule tache, il ne salira personne, personne, excepté
moi !
Il allait et venait à
grands pas, en agitant les bras devant son visage, comme s’il
eût
coupé
quelque chose en l’air.
Pleine de tristesse et d’inquiétude,
la mère
le regardait ;
elle sentait qu’il
y avait un ressort brisé
en lui et qu’il
souffrait. Elle n’était
plus inquiète
en pensant au meurtre :
puisque Vessoftchikov n’était
pas l’assassin,
aucun des autres camarades de Pavel ne pouvait l’être
pensait-elle. Son fils écoutait
le Petit-Russien, la tête
baissée.
—
Quand on veut aller de l’avant,
il faut lutter contre soi-même.
Il faut savoir tout sacrifier, tout son cœur… Il n’est
pas difficile de consacrer sa vie à
la cause ni de mourir pour elle !
Mais il faut lui donner plus encore, il faut lui donner ce qu’on
a de plus cher dans la vie… et alors ce qu’on
a de plus cher, la vérité,
grandira en puissance !
Il s’arrêta
au milieu de la chambre ;
le visage pâli,
les yeux à
demi fermés,
et reprit, la main levée
en un geste de promesse solennelle :
—
Je le sais, il viendra un temps où
les hommes s’admireront
mutuellement, où
chacun d’eux
luira comme une étoile
aux yeux des autres, où
chacun écoutera
son prochain comme si sa voix était
de la musique. Il y aura sur la terre des hommes libres, des hommes grands par
leur liberté ;
chacun aura le cœur
ouvert, purifié
de toute avidité
et de toute convoitise. Alors la vie ne sera plus la vie, mais un culte rendu à
l’homme ;
son image sera exaltée
très
haut, car pour les hommes libres, tous les sommets sont accessibles !
Alors, on vivra dans la liberté
et dans l’égalité,
pour la beauté ;
alors, les meilleurs seront ceux qui sauront le mieux embrasser le monde dans
leur cœur,
ceux qui l’aimeront
le plus profondément,
ceux qui seront les plus libres… car c’est
en eux qu’il
y aura le plus de beauté !
Alors la vie sera grande, et grands seront ceux qui la vivront…
Il se tut, se redressa, se balança
comme le battant d’une
cloche, et reprit d’une
voix qui vibrait de toute son énergie :
—
Et au nom de cette vie, je suis prêt
à
tout… Je m’arracherai
le cœur
s’il
le faut, et je le foulerai moi-même
aux pieds…
Son visage frémit ;
ses traits gardèrent
leur expression d’excitation
lumineuse ;
l’une
après
l’autre,
de grosses larmes pesantes coulèrent
de ses yeux.
Pavel leva la tête
et le regarda ;
il était
pâle,
lui aussi, et avait les yeux dilatés.
La mère
se souleva un peu de sa chaise ;
elle sentait une inquiétude
croître
et se rapprocher d’elle.
—
Qu’as-tu
André ?
demanda Pavel à
voix basse.
Le Petit-Russien secoua la tête,
tendit son corps comme une corde, et dit en regardant la mère :
—
J’ai
vu… je sais…
Pélaguée
se leva, courut à
lui, toute tremblante ;
elle s’empara
de ses mains ;
il essaya de dégager
sa main droite, mais la mère
le tenait avec force et chuchotait :
—
Calme-toi, mon André !
mon enfant… calme-toi !…
—
Attendez !
murmura le Petit-Russien d’une
voix sourde, je veux vous dire comment c’est
arrivé…
—
Non !
non !
chuchota la mère
en le regardant, les yeux pleins de larmes, non, non !…
Pavel s’approcha
de son camarade ;
ses mains tremblaient ;
il était
blême.
—
La mère
a peur que ce soit toi… dit-il à
mi-voix avec un rire bizarre.
—
Je n’ai
pas peur… Je sais que ce n’est
pas lui !
Même
si je l’avais
vu, je ne le croirais pas !
—
Attendez !
reprit le Petit-Russien sans les regarder ;
il hochait la tête,
et essayait toujours de dégager
sa main. Ce n’est
pas moi… mais j’aurais
pu empêcher
le crime…
—
Tais-toi, André !
dit Pavel.
Et, saisissant d’une
main celle du Petit-Russien, il lui posa l’autre
sur l’épaule,
comme pour arrêter
le tremblement qui secouait le corps de son ami. Celui-ci pencha la tête
vers Pavel, et reprit d’une
voix basse et saccadée :
—
Je n’ai
pas cherché…
tu le sais bien, Pavel !
Voilà
comment c’est
arrivé :
quand tu nous as quittés,
nous sommes restés
au coin de la rue, Dragounov et moi… Isaïe
est survenu brusquement… il est resté
un peu à
l’écart… il ricanait en nous regardant…
Dragounov me dit :
—
Tu vois ?
Il m’espionne
toutes les nuits. Je finirai par lui faire son affaire. Et il s’est
éloigné
pour rentrer chez lui, à
ce que je croyais… Alors, Isaïe
s’est
approché
de moi…
Le Petit-Russien poussa un soupir.
—
Jamais personne ne m’a
aussi bassement outragé
que ce chien-là.
Sans parler, la mère
le tirait vers la table ;
elle parvint enfin à
asseoir André
sur une chaise. Elle se laissa tomber à
ses côtés.
Pavel resta debout devant elle, tiraillant sa barbe d’un
air sombre.
—
Il me dit que nous étions
tous connus de la police, que les gendarmes avaient l’œil
sur nous et qu’on
nous coffrerait avant le Premier Mai… Je ne répondis
rien, me contentai de rire, mais mon cœur
commençait
à
bouillonner. Ensuite, il me dit que j’étais
un garçon
intelligent, que je ne devrais pas prendre cette voie…
Le Petit-Russien s’arrêta,
s’essuya
le visage de la main gauche ;
ses yeux étaient
secs et brillants.
—
Je comprends !
dit Pavel.
—
Oui !
Il m’a
dit qu’il
valait mieux entrer au service de la police…
Le Petit-Russien tendit le poing.
—
Quelle âme
maudite que cet Isaïe !… Il aurait mieux valu qu’il
me frappât
au visage… cela m’aurait
été
moins pénible
et ça
aurait peut-être
mieux valu pour lui aussi !
Mais j’ai
perdu patience quand il m’a
ainsi craché
dans le cœur
son infecte salive !
André
dégagea
convulsivement sa main de la main de Pavel, et ajouta avec dégoût,
d’une
voix plus sourde :
—
Je l’ai
frappé
en pleine figure et suis parti… Derrière
moi, j’entendis
Dragounov dire tout bas :
—
Tu es bien attrapé.
Il était
resté
caché
au coin de la rue… sans doute…
Après
un instant de silence, le Petit-Russien reprit :
—
Je ne me suis pas retourné…
et pourtant je sentais… je comprenais la possibilité…
Puis j’entendis
un bruit… Je suis parti tout tranquillement comme si je
venais de pousser du pied un crapaud… Quand je suis
arrivé
à
la fabrique, on criait ;
—
Isaïe
a été
tué !
Je ne voulais pas le croire. Mais ma main m’a
fait mal… Je n’en
suis plus maître… elle ne me fait pas souffrir, mais on dirait qu’elle
s’est
raccourcie…
Il jeta un coup d’œil
rapide sur sa main et continua :
—
Je ne réussirai
sans doute Jamais à
laver cette tache impure !
—
Pourvu que ton cœur
soit pur, mon chéri !
dit la mère
en pleurant.
—
Je ne m’accuse
pas… oh non !
reprit le Petit-Russien avec fermeté.
Mais c’est
répugnant… Il n’est
pas agréable
d’avoir
une boue pareille dans la poitrine, je n’ai
pas besoin de cela !
—
Que penses-tu faire ?
demanda Pavel en le regardant d’un
air soupçonneux.
—
Ce que je veux faire ?
répéta
André.
Il se plongea dans ses réflexions,
baissa la tête,
puis, la redressant, il dit avec un petit rire :
—
Je ne crains pas de dire que c’est
moi qui l’ai
frappé…
Mais j’ai
honte de l’avoir
fait !
Il laissa tomber ses bras, se leva et répéta :
—
Je ne puis pas le dire, j’ai
honte !
—
Je ne te comprends pas bien, dit Pavel en haussant les épaules.
Ce n’est
pas toi qui l’a
tué,
et si même…
—
Frère,
c’est
un homme malgré
tout… L’assassinat
est une chose répugnante… Savoir qu’un
autre assassine et ne pas l’empêcher… c’est
peut-être
une infâme
lâcheté…
Pavel répliqua
avec fermeté :
—
Je ne te comprends pas du tout !
Il ajouta après
un moment de réflexion :
—
Ou plutôt
je puis comprendre… mais non éprouver
ce sentiment.
La sirène
résonna.
Le Petit-Russien pencha la tête
sur l’épaule
pour écouter
l’appel
autoritaire, et déclara
en se secouant :
—
Je ne veux pas aller travailler…
—
Moi non plus !
répliqua
Pavel.
—
Je veux aller aux bains !
répliqua
André
avec un petit rire.
Et, s’étant
habillé
à
la hâte,
il sortit, maussade…
La mère
l’accompagna
d’un
regard de compassion, et dit à
son fils :
—
Tu diras ce que lu voudras, Pavel. Je le sais :
c’est
un péché
que de tuer un homme… et pourtant, je trouve que
personne n’est
coupable… En regardant Isaïe
je me suis rappelée
qu’il
m’avait
menacée
de te faire pendre… Je n’avais
plus d’irritation
contre lui, ni de joie de ce qu’il
était
mort… Mais j’en
avais pitié,
tout bonnement… Et maintenant, voici qu’il
ne me fait plus même
pitié…
Elle s’interrompit,
réfléchit
un instant et reprit en souriant d’étonnement :
—
Seigneur Jésus !… Pavel, entends-tu ce que je dis ?
Pavel ne l’avait
sans doute, pas écoutée.
Tête
baissée,
il arpentait lentement la chambre ;
il s’écria
d’une
voix sombre :
—
La voilà,
la vie, maman !
Tu vois comme on a excité
les hommes les uns contre les autres !
Bon gré,
mal gré,
on est obligé
de frapper. Et qui ?
Un homme aussi privé
de droits que soi-même,
un homme encore plus malheureux que soi, parce qu’il
est bête… Les agents de police, les gendarmes, les espions, ce sont
tous des ennemis pour nous, et pourtant, ce sont des gens comme nous ;
on les exploite, eux aussi ;
on ne les considère
pas non plus comme des hommes. Et ainsi, on a opposé
les hommes les uns aux autres ;
on les a aveuglés
par la bêtise
et la peur, on leur a lié
les mains et les pieds ;
on les opprime et on les exploite, on les écrase
et on les frappe les uns au moyen des autres. On a transformé
les hommes en carabines, en gourdins, en cailloux, et on appelle cela de la
civilisation !
C’est
le Gouvernement, l’État…
Il s’approcha
de sa mère.
—
C’est
cela qui est crime, mère !
Un atroce assassinat de millions d’hommes,
un meurtre d’âmes !… Comprends-tu ?
on tue les âmes !
Tu vois la différence
entre nos ennemis et nous :
quand l’un
de nous frappe un homme, il en est honteux, dégoûté,
il en souffre… mais il est surtout écœuré.
Les autres, en revanche, ils assassinent les gens par milliers, tranquillement,
sans pitié,
sans frémir ;
ils tuent avec joie, oui, avec joie !… Et ils oppriment ainsi tout le monde, uniquement pour
conserver le bois de leur maison, leurs meubles, leur or, l’argent,
des chiffons de papier inutiles, toutes ces misérables
vétilles
qui leur donnent de l’autorité
sur leurs semblables. Penses-y, ce n’est
pas pour se protéger
eux-mêmes
qu’ils
tuent le peuple, qu’ils
mutilent les âmes,
ce n’est
pas pour eux-mêmes
qu’ils
le font, mais pour défendre
leur propriété.
Pavel saisit la main de sa mère
et l’étreignit
en se penchant vers elle :
—
Si tu pouvais ressentir toute cette abomination, cette infecte pourriture… tu comprendrais que nous avons raison…
tu verrais comme notre cause est grande et belle !
La mère
se leva, tout émue ;
elle était
pleine du désir
de fondre son cœur
avec celui de son fils en un même
brasier.
—
Attends, Pavel… attends !
chuchota-t-elle, haletante. Je comprends, je sens…
attends !
XXV
Sous l’auvent,
quelqu’un
venait d’arriver
et remuait avec bruit. La mère
et le fils se regardèrent
en tressaillant.
La porte s’ouvrit
lentement et livra passage à
Rybine, qui entra en se courbant.
—
Voilà !
dit-il en relevant la tête
et en souriant. Ah !
je me suis bien ennuyé
de vous et je suis heureux de vous revoir !
Il était
vêtu
d’une
courte pelisse, toute tachée
de goudron, et chaussé
de souliers de tille ;
des moufles noires pendaient à
sa ceinture ;
il était
coiffé
d’une
casquette de fourrure.
—
Comment va la santé ?
On t’a
relâché,
Pavel ?
Comment vas-tu, mère ?
Rybine souriait en montrant ses dents blanches ;
sa voix était
plus douce qu’autrefois ;
son visage, encore plus mangé
par sa barbe. Contente de le revoir, la mère
alla au-devant de lui, serra sa grande main noire, et dit en aspirant l’odeur
de goudron violente et saine qu’il
apportait avec lui :
—
Ah !
c’est
toi… Eh bien, je suis heureuse !…
—
Tu fais un beau paysan, dit Pavel en souriant.
Rybine répondit
en se débarrassant
de son manteau, sans se presser :
—
Oui, je suis redevenu campagnard. Vous autres, vous vous transformez peu à
peu en messieurs, mais moi, je retourne en arrière,
voilà !
Et tout en arrangeant sa blouse de coutil, il passa
dans la chambre, qu’il
examina d’un
coup d’œil
circulaire.
—
Vous n’avez
pas plus de meubles qu’avant,
à
ce que je vois, fit-il, ce sont les livres seulement qui ont augmenté…
voilà !
C’est
la plus précieuse
propriété
qu’on
puisse avoir maintenant… c’est
vrai !
Eh bien, comment vont les affaires ?
Racontez !
Il s’assit
en écartant
largement les jambes, appuya la paume de ses mains sur ses genoux, fixa un
regard inquisiteur et attentif sur son hôte.
Content et comme rafraîchi,
il attendait la réponse
de Pavel avec un bon sourire.
—
Les affaires vont bien, déclara
Pavel.
—
C’est
réjouissant,
très
réjouissant… dit Rybine.
—
Veux-tu du thé ?
demanda la mère.
—
Volontiers, et aussi un petit verre d’eau-de-vie… et, si vous m’offrez
à
manger, je ne refuserai pas non plus. Je suis content de vous revoir… voilà !
—
Comment allez-vous, Mikhaïl
Ivanovitch ?
reprit Pavel en s’asseyant
en face de lui.
—
Assez bien. Je me suis arrêté
à
Eguildiévo ;
vous connaissez Eguildiévo ?
C’est
un bon village. Il y a deux foires par année
et plus de deux mille habitants. Ce sont des gens méchants.
Il n’y
a pas de terre pour cultiver, on loue les terrains d’apanage,
mais ils sont mauvais. Je suis engagé
comme manœuvre
chez un exploiteur du peuple ;
il n’en
manque pas chez nous de ces sangsues, c’est
comme des mouches sur un cadavre. Nous fabriquons du charbon, nous extrayons du
goudron de bouleau. Je travaille deux fois plus qu’ici
et reçois
quatre fois moins, voilà !
Nous sommes sept ouvriers… chez cette sangsue… ce sont tous des jeunes gens du pays, excepté
moi… ils savent tous lire et écrire… Il y en a un, Jéfim,
qui est très
débrouillard…
—
Et vous parlez souvent avec eux ?
demanda Pavel avec animation.
—
Bien entendu. J’ai
emporté
avec moi toutes vos brochures ;
j’en
ai trente-quatre. Mais j’aime
mieux me servir de ma Bible, on y trouve tout ce qu’on
veut, et c’est
un gros livre autorisé,
c’est
le Saint-Synode qui le publie, on peut y croire.
Il cligna de l’œil
avec malice et continua :
—
Seulement, ce n’est
pas suffisant. Je suis venu ici pour chercher de la lecture…
Comme nous allions livrer du goudron, ce Jéfim
et moi, nous avons fait un crochet pour venir chez toi…
Donne-moi des livres avant que Jéfim
vienne… il est inutile qu’il
sache tout…
La mère
regardait Rybine, il lui semblait qu’en
enlevant son veston, il s’était
dépouillé
d’autre
chose encore. Il était
moins grave qu’autrefois
et son regard avait plus de ruse.
—
Maman !
dit Pavel, allez chercher les livres… Dites que c’est
pour la campagne… on saura ce qu’il
faut vous donner…
—
Bien !
répondit
la mère.
J’irai
dès
que le samovar sera prêt.
—
Et toi aussi, tu t’occupes
de ces choses, mère ?
demanda Rybine en riant. Il y a beaucoup d’amateurs
de livres dans mon village. L’instituteur
lui-même
y prend goût.
On dit que c’est
un bon garçon,
quoiqu’il
ait été
élevé
au séminaire.
Il y a aussi une maîtresse
d’école,
à
sept verstes de là…
Mais ils ne veulent pas se servir de livres interdits, ils ont peur, c’est
le gouvernement qui les paie… et voilà !
Il me faut des livres défendus,
bien piquants… je les distribuerai en cachette. Et si
le prêtre
ou quelqu’un
de la police s’en
aperçoit,
ils croiront que ce sont les maîtres
d’école
qui font de la propagande. Moi, personne ne me soupçonnera !
Heureux de sa trouvaille, il se mit à
rire.
—
Vois-tu ça !
pensa la mère.
Tu as l’air
d’un
ours et tu es un renard…
Pavel se leva et, tout en arpentant la chambre, il
dit, d’un
ton de reproche :
—
Nous vous donnerons des livres, Mikhaïl
Ivanovitch ;
seulement, ce que vous vous proposez de faire n’est
pas bien !
—
Pourquoi cela ?
demanda Rybine, les yeux écarquillés.
—
Parce qu’il
faut toujours répondre
de ce qu’on
fait… C’est
mal d’arranger
les affaires de manière
à
en rendre responsables d’autre
que soi !
La voix de Pavel était
sévère.
Rybine regarda à
terre, hocha la tête
et répliqua :
—
Je ne comprends pas ce que tu dis !
—
Qu’en
pensez-vous ?
demanda Pavel en s’arrêtant
devant lui. Les instituteurs seront-ils mis en prison si on les soupçonne
de répandre
des livres interdits ?
—
Oui… et qu’est-ce
que cela fait ?
—
Mais, puisque c’est
vous qui aurez distribué
les livres et non eux, c’est
vous qui devez aller en prison !
—
Que tu es drôle !
s’exclama
Rybine en riant et en se frappant le genou. Qui me soupçonnerait,
moi simple paysan, de m’occuper
de choses pareilles ?
est-ce que cela arrive ?
Les livres, c’est
l’affaire
des messieurs, c’est
eux qui doivent en répondre…
La mère
voyait que Pavel ne comprenait pas Rybine. Il avait à
demi fermé
les paupières,
ce qui indiquait qu’il
était
fâché.
Elle s’interposa
avec douceur :
—
Mikhaïl
Ivanovitch veut bien faire l’affaire,
mais à
condition que d’autres
soient châtiés
pour lui…
—
Voilà !
acquiesça
Rybine en se caressant la barbe.
—
Maman, répliqua
Pavel avec sécheresse,
si l’un
d’entre
nous, André,
par exemple, commettait quelque infraction aux lois et qu’on
me remît
en prison, que dirais-tu ?
La mère
tressaillit, regarda son fils, toute déconcertée,
et répondit
en hochant la tête :
—
Comment pourrait-on agir ainsi envers un camarade ?
—
Ah !
ah !
fit Rybine. Je te comprends maintenant, Pavel !
Et, avec un sourire sardonique, il dit à
la mère :
—
C’est
une affaire délicate,
cela, mère !
Puis, s’adressant
de nouveau à
Pavel, il reprit d’un
ton doctoral :
—
Tu es encore bien naïf,
frère !
Il ne faut pas s’occuper
d’honneur
quand on travaille à
une cause secrète.
Réfléchis
donc :
premièrement,
c’est
la personne chez laquelle on trouvera les livres qui sera mise en prison tout d’abord,
et non l’instituteur.
Secondement, le contenu des livres autorisés
que les maîtres
d’école
distribuent est le même
que celui des livres interdits, les mots seuls sont changés,
et il y a moins de choses vraies que dans les nôtres… Donc les instituteurs ont le même
but que moi, mais eux font des détours,
tandis que je prends la route la plus directe… Pourtant
aux yeux des autorités,
nous sommes également
coupables, n’est-ce
pas ?
Troisièmement,
frère,
je n’ai
rien à
faire avec eux. Les piétons
sont de mauvais compagnons pour les cavaliers. Je n’agirais
peut-être
pas ainsi envers un paysan. Le maître
d’école
est un fils de prêtre ;
l’institutrice,
la fille d’un
propriétaire
foncier ;
je ne sais pas pourquoi ils se mettent à
soulever le peuple. Moi, paysan, je ne puis connaître
leurs pensées
de gens instruits. Je sais ce que je fais, mais j’ignore
ce qu’ils
veulent. Pendant des milliers d’années,
les grands étaient
de vrais seigneurs et écorchaient
les paysans ;
brusquement ils se réveillent
et se mettent à
ouvrir les yeux à
leurs victimes… Je ne suis pas un amateur de contes de
fées,
frère,
et cela en est un. Pour moi, les gens riches et instruits, quels qu’ils
soient, me sont lointains. En hiver, quand on traverse les champs, on aperçoit
parfois quelque chose de vivant qui s’agite
au loin. Est-ce un renard, un loup, un chien ?
on ne peut le distinguer, on en est trop éloigné…
La mère
jeta un coup d’œil
sur son fils. Il avait l’air
triste.
Les yeux de Rybine étincelaient
d’un
éclat
sombre ;
content de lui-même,
il continua fébrilement
en passant ses doigts dans sa barbe :
—
Je n’ai
pas le temps de faire l’aimable… Le moment est trop sérieux… chacun doit travailler selon sa conscience…
chaque oiseau a son cri spécial…
—
Mais il y a des riches qui se sacrifient pour le peuple, qui passent toute leur
vie en prison, intervint la mère
en pensant à
des visages familiers.
—
Ceux-là,
c’est
une autre affaire !
dit Rybine. Quand le paysan s’enrichit,
il se frotte aux seigneurs. Quand le seigneur s’appauvrit,
il devient l’ami
du paysan. Lorsque la bourse est vide, l’âme
est bien forcée
d’être
pure… Te souviens-tu, Pavel, tu m’as
expliqué
une fois que les opinions dépendent
de la manière
dont on vit, que si l’ouvrier
dit « oui »,
le patron est obligé
de dire « non »,
et que si l’ouvrier
dit « non »,
le patron criera inévitablement
« oui »,
parce qu’il
est le patron. Eh bien, il en est de même
pour les paysans et les propriétaires.
Quand le paysan est satisfait, le propriétaire
n’en
dort pas. Je le sais bien, il y a partout des canailles ;
et je ne veux pas prendre la défense
de tous les paysans sans exception…
Rybine s’était
levé.
Son visage s’assombrit ;
sa barbe frémissait
comme s’il
eût
claqué
des dents ;
il continua en baissant la voix :
—
J’ai
erré
de fabrique en fabrique pendant cinq ans, et j’étais
désaccoutumé
de la campagne !
Quand j’y
suis retourné,
quand j’ai
vu ce qui s’y
passait, je me suis dit que je ne pouvais pas vivre comme vivent les paysans !
Tu comprends ?
Cela me semblait impossible. Vous autres, vous ne connaissez pas la faim… on ne vous humilie pas trop… Mais,
au village, la faim suit l’homme
comme une ombre pendant toute son existence ;
il n’a
aucun espoir d’obtenir
assez de pain. La faim a dévoré
les âmes,
elle a effacé
les traits humains ;
les gens ne vivent pas, ils pourrissent dans une misère
sans remède… Et les autorités
font bonne garde ;
comme des corbeaux, elles guettent pour voir si le paysan n’a
pas un morceau de pain de trop… Quand elles en aperçoivent
un, elles l’arrachent
à
son possesseur et le frappent au visage par-dessus le marché !…
Rybine promena son regard autour de lui ;
puis il se pencha vers Pavel en appuyant sa main sur la table.
—
J’ai
été
dégoûté,
j’ai
même
souffert, quand j’ai
revu cette vie de près… J’ai
cru que je ne pourrais pas la supporter. Néanmoins,
je me suis dominé ;
je me suis dit :
« Il
ne faut pas laisser mon âme
me jouer des tours !
Je resterai ici… et si je ne donne pas du pain aux
paysans, je ferai du gâchis… un beau gâchis !
Je suis humilié
par les gens et pour les gens… L’humiliation
est plantée
dans mon cœur
comme un couteau »…
Le front de Rybine était
couvert de sueur ;
il s’approcha
lentement de Pavel et lui posa la main sur l’épaule.
Cette main tremblait.
—
Aide-moi !
Donne-moi des livres qui ne laissent plus de repos à
ceux qui les auront lus. Il faut mettre des hérissons
sous le crâne
des gens. Dis à
ceux qui écrivent
des brochures pour vous, qu’ils
en composent aussi pour la campagne !
Qu’ils
écrivent
de manière
à
arroser la campagne comme avec de l’eau
bouillante, pour que les cultivateurs, après
les avoir lus, marchent à
la mort sans murmurer !
Il tendit le bras et ajouta d’une
voix sourde, en scandant les mots :
—
Il faut réparer
la mort par la mort… voilà !
Donc, il faut mourir pour que les gens ressuscitent. Il faut que des milliers
meurent pour que des millions ressuscitent sur toute la terre !
Il est facile de mourir. Si seulement les gens ressuscitaient, si seulement ils
se levaient !
La mère
apporta le samovar et jeta un coup d’œil
oblique à
Rybine. Ses paroles vigoureuses l’accablaient.
Il y avait dans cet homme quelque chose qui lui rappelait son mari :
tous deux, ils découvraient
les dents et retroussaient leurs manches de la même
façon,
avec la même
irritation impatiente, mais muette. Toutefois, Rybine parlait, ce qui le
rendait moins terrible.
—
Oui, c’est
indispensable !
dit Pavel en secouant la tête,
il faut faire un journal aussi pour la campagne. Donnez-nous des faits et nous
vous imprimerons un journal…
La mère
regarda son fils en souriant ;
puis elle s’habilla
et sortit sans mot dire.
—
Bien !
nous te procurerons tout ce qu’il
faudra. Écrivez
avec simplicité,
afin que les veaux eux-mêmes
comprennent !
s’écria
Rybine.
XXVI
La porte d’entrée
s’ouvrit.
Quelqu’un
pénétra
dans la maison.
—
C’est
Jéfim !
dit Rybine en jetant un coup d’œil
dans la cuisine. Viens ici !… Cet homme-là
s’appelle
Pavel… c’est
de lui que je t’ai
parlé…
Un grand gaillard au visage large, aux cheveux roux et
aux yeux gris, vigoureux et bien découplé,
vêtu
d’une
courte pelisse, se tenait devant Pavel, la casquette à
la main, et le regardait en dessous.
—
Bonjour !
dit-il d’une
voix un peu enrouée ;
puis ayant serré
la main de Pavel, il se mit à
lisser ses cheveux raides. Il parcourut la chambre d’un
coup d’œil
et se dirigea aussitôt,
mais avec lenteur, vers le rayon couvert de livres.
—
Il les a vus !
s’exclama
Rybine.
Jéfim
se retourna, lui lança
un coup d’œil
et se mit à
examiner les livres en disant :
—
Combien vous en avez ?
Et vous êtes
probablement trop occupé
pour les lire ?
À
la campagne, on a plus de temps pour cela…
—
Et moins d’envie ?
demanda Pavel.
—
Pourquoi cela ?
Au contraire !
répliqua
le jeune homme en se caressant le menton. Maintenant, on est obligé
de réfléchir,
sinon il ne reste plus qu’à
se coucher et à
mourir. Comme le peuple ne désire
pas mourir, il s’est
mis à
travailler du cerveau… Géologie !
qu’est-ce
que c’est ?
Pavel lui expliqua.
—
Nous n’avons
pas besoin de cela !
répondit
Jéfim
en remettant le livre à
sa place.
Rybine soupira bruyamment et fit observer :
—
Le paysan n’est
pas curieux de savoir d’où
la terre est venue, mais comment elle a été
distribuée,
comment les propriétaires
ont arraché
la terre de dessous les pieds du peuple. Qu’elle
tourne on qu’elle
soit immobile, qu’importe !
pourvu qu’elle
donne à
manger !…
Histoire de l’esclavage !
lut Jéfim ;
il demanda à
Pavel :
—
C’est
de nous qu’on
parle ?
—
En voici un sur le servage !
répondit
Pavel en lui donnant un autre livre. Jéfim
le prit, le tourna entre ses doigts, puis le posa et déclara
tranquillement :
—
C’est
déjà
trop vieux !
—
Vous avez de la terre ?
—
Nous ?
oui. Nous sommes trois frères
et nous avons quatre hectares… c’est
tout du sable fin ;
ça
va très
bien pour nettoyer les cuivres ;
quant à
y cultiver du blé,
impossible.
Il continua après
un silence :
—
Je me suis libéré
de la terre. Elle ne nourrit pas l’homme,
elle ne fait que lui lier les mains. Voilà
quatre ans que je me loue comme manœuvre.
En automne, j’irai
au régiment.
L’oncle
Mikhaïl
me dit de ne pas y aller, parce qu’on
oblige maintenant les soldats à
battre le peuple. Mais je veux y aller quand même.
C’est
le moment d’y
mettre fin. Qu’en
pensez-vous ?
demanda-t-il sans quitter Pavel de l’œil.
—
Oui, c’est
le moment !
répondit
celui-ci en souriant. Seulement ce sera difficile. Il faut savoir parler aux
soldats…
—
Nous apprendrons et nous saurons !
répliqua
Jéfim.
—
Mais si on vous attrape, vous pouvez être
fusillés !
conclut Pavel en regardant Jéfim
avec curiosité.
—
On ne nous fera pas grâce !
acquiesça
tranquillement le paysan. Il se remit à
examiner les livres.
—
Prends ton thé,
camarade, il faut partir !
dit Rybine.
—
Tout de suite !
répondit
Jéfim.
Il demanda encore :
—
Révolution,
cela veut dire soulèvement ?
André
arriva tout rouge, échauffé
et maussade. Il serra la main de Jéfim
sans parler, s’assit
à
côté
de Rybine et, l’ayant
considéré,
il se mit à
rire.
—
Pourquoi as-tu l’air
triste ?
demanda Rybine en lui frappant sur le genou.
—
Comme ça !
répondit
le Petit-Russien.
—
C’est
aussi un ouvrier ?
interrogea Jéfim
en désignant
André
d’un
mouvement de tête.
—
Oui, fit André.
Pourquoi veux-tu le savoir ?
—
C’est
la première
fois qu’il
voit des ouvriers de fabrique, expliqua Rybine. Il trouve que c’est
un peuple particulier…
—
En quoi ?
demanda Pavel.
Jéfim
examina attentivement André
et dit :
—
Vous avez des os pointus. Le paysan les a plus ronds…
—
Le paysan est plus solide sur ses jambes, compléta
Rybine. Il sent la terre sous ses pieds ;
quand même
elle ne lui appartient pas, il la sent !
Mais l’ouvrier
de fabrique, c’est
comme un oiseau ;
il n’a
ni patrie, ni foyer ;
un jour il est là,
le lendemain, il est ailleurs… Même
les femmes ne réussissent
pas à
l’attacher
à
un endroit ;
dès
qu’il
y a une querelle, il les lâche
et s’en
va chercher le bonheur ailleurs, tandis que le paysan veut faire mieux chez
lui, sans bouger de place… Ah !
voilà
la mère
qui revient…
Et Rybine passa dans la cuisine. Jéfim
s’approcha
de Pavel et lui demanda avec embarras :
—
Peut-être
me donnerez-vous un livre ?
—
Volontiers !
dit Pavel.
Les yeux du paysan eurent une lueur d’avidité :
—
Je vous le rendrai !
dit-il vivement. Nos camarades charrient du goudron non loin de chez vous, ils
vous le rapporteront. Merci !
Maintenant les livres sont aussi indispensables qu’une
chandelle pour la nuit…
Rybine rentra ;
il avait remis son manteau ;
sa ceinture était
tendue…
—
Allons-nous-en !
c’est
l’heure !
—
Vois-tu, j’ai
de quoi lire !
s’exclama
Jéfim
en lui montrant les livres avec un large sourire.
Lorsqu’ils
furent partis, Pavel s’écria
en s’adressant
à
André :
—
As-tu vu ces diables ?
—
Oui !
dit le Petit-Russien, on dirait des nuages au crépuscule… ils sont épais,
sombres, ils avancent lentement…
—
Vous parlez de Rybine ?
interrompit la mère.
On ne croirait pas qu’il
a vécu
à
la fabrique… Il est redevenu tout à
fait paysan… Il est terrible !
—
C’est
dommage que tu n’aies
pas été
là !
dit Pavel à
André,
qui, assis près
de la fenêtre,
contemplait son verre de thé
d’un
air sombre. Tu aurais pu voir le jeu d’un
cœur,
toi qui parles constamment de cœur !
Rybine a prononcé
de ces paroles… J’en
ai été
renversé…
suffoqué.
Je n’ai
su que lui répondre… Comme il est défiant
envers les hommes et quel peu de valeur il leur attribue !… La mère
a raison, cet homme porte une force terrible en lui !
—
Je connais cela !
répliqua
le Petit-Russien, du même
air sombre. On a empoisonné
les gens !
Quand ils se soulèveront,
ils renverseront tout sans faire de distinction. Ils veulent la terre toute nue… et ils arracheront tout ce qui la recouvre…
Il parlait lentement, on sentait qu’il
pensait à
autre chose. La mère
lui dit avec ménagement :
—
Tu devrais te secouer, André !
—
Attendez, petite mère
chérie !
répliqua
doucement André,
attendez… Quoique je n’aie
pas désiré
cela, néanmoins
c’est
abominable !…
Et, s’animant
soudain, il reprit en frappant du poing sur la table :
—
Oui, tu as raison, Pavel ;
notre paysan mettra la terre à
nu, le jour où
il se révoltera.
Il brûlera
tout, comme après
une épidémie
de peste, pour que toutes les traces de ses humiliations s’envolent
en cendres…
—
Et après,
il nous fera obstacle !
continua Pavel à
voix basse.
—
Notre devoir sera de ne pas le lui permettre !
Notre devoir sera de le contenir, Pavel !
C’est
nous qui sommes le plus près
de lui… Il nous croira… il nous
suivra !
—
Sais-tu, Rybine nous demande de faire un journal pour la campagne !
—
C’est
très
bien !
Il faut s’y
mettre au plus vite !
—
Je suis honteux, dit Pavel en riant, de n’avoir
pas su discuter avec lui.
Le Petit-Russien répliqua
avec calme en se frottant la tête :
—
Tu en auras bien encore l’occasion !
Joue de ton chalumeau, et ceux qui ont les jambes agiles ou dont les pieds ne
sont pas collés
au sol danseront au son de ta musique !
Rybine a raison quand il dit que, nous autres, nous ne sentons pas la terre
sous nos pieds ;
et nous ne le devons pas, car c’est
nous qui sommes destinés
à
la mettre en mouvement… Quand nous l’aurons
secouée
une fois, les gens s’en
détacheront… la seconde fois…
La mère
se mit à
rire.
—
Tout te paraît
simple, André,
dit-elle.
—
Eh oui, c’est
très
simple !
répondit-il ;
et il ajouta d’une
voix chagrine :
—
Comme la vie !
Quelques instants après,
il reprit :
—
Je vais aller me promener dans les champs…
—
Après
le bain ?
Le vent est violent !
Il te soufflera sur la peau !
fit observer la mère.
—
C’est
justement ce qu’il
faut !
répondit-il.
—
Prends garde, tu vas te refroidir !
dit Pavel avec amitié.
Tu ferais mieux de te coucher, essaie de dormir.
—
Non, je veux sortir !
Il s’habilla
et sortit sans ajouter un mot.
—
Il souffre !
soupira la mère.
—
Sais-tu, répondit
Pavel, tu as bien fait de le tutoyer, d’être
douce avec lui…
Elle lui jeta un regard étonné
et dit, après
un instant de réflexion :
—
Mais je n’ai
pas même
remarqué
que je l’avais
tutoyé…
c’est
tout à
fait par hasard… Il m’est
devenu tellement proche… je ne puis dire combien !
—
Tu as un bon cœur,
maman !
—
Tant mieux, si c’est
vrai !
Si seulement je pouvais vous aider… toi… et tous les autres !
Si je savais…
—
N’aie
pas peur, tu sauras !…
Elle se mit à
rire doucement.
—
Voilà
ce que je ne sais pas, ne pas avoir peur !
Merci pour ton compliment, mon garçon !
—
C’est
bon, maman !
N’en
parlons pas !
Sache-le bien, je t’aime
et te remercie profondément…
Elle s’en
alla dans la cuisine pour ne pas le troubler par ses larmes.
Le Petit-Russien rentra tard ;
il était
fatigué ;
il se coucha aussitôt
en disant :
—
Je crois bien que j’ai
fait dix kilomètres…
—
Ça
va mieux ?
demanda Pavel.
—
Je ne sais pas… Ne fais pas de bruit, je veux dormir.
Quelque temps après,
Vessoftchikov arriva sale, déguenillé
et mécontent,
comme toujours.
—
Tu ne sais pas qui a tué
Isaïe ?
demanda-t-il à
Pavel, en allant et venant gauchement dans la chambre.
—
Non !
fit Pavel.
—
Il s’est
trouvé
un homme qui n’a
pas trouvé
cette besogne trop dégoûtante.
Et moi qui me disposais à
l’étrangler !
C’était
l’affaire
qui me convenait le mieux !
—
Ne dis pas des choses pareilles, camarade !
reprit Pavel avec amitié.
—
C’est
vrai cela !
continua la mère
d’un
ton affectueux. Tu es bon et tu as toujours des mots cruels…
Pourquoi donc ?
En ce moment, il lui était
agréable
de voir le jeune homme ;
son visage grêlé
lui paraissait même
beau ;
elle éprouvait
pour lui plus de pitié
que jamais.
—
Je ne suis bon à
rien, excepté
à
des machines de ce genre, répliqua
le grêlé
d’une
voix sourde en haussant les épaules.
Je me demande constamment où
est ma place. Je ne la trouve pas. Il faut parler avec les gens ;
moi, je ne sais pas… Je vois tout…
je sens toutes les humiliations des hommes… et je ne
peux pas les exprimer… J’ai
une âme
muette…
Il s’approcha
de Pavel ;
la tête
baissée,
il grattait la table du doigt. La voix plaintive, triste, comme enfantine et
qui ne lui ressemblait pas du tout, il demanda :
—
Frères,
donnez-moi une besogne pénible,
n’importe
laquelle. Je ne puis pas vivre ainsi sans rien faire…
Vous travaillez tous pour la cause, et je vois qu’elle
se développe… Mais moi, je reste à
l’écart… Je charrie des poutres, des planches…
Peut-on vivre ainsi ?
Donnez-moi quelque chose de difficile à
accomplir.
Pavel le prit par la main et l’attira
à
lui :
—
Nous penserons à
toi !
La voix du Petit-Russien résonna
derrière
la cloison :
—
Je t’apprendrai
à
distinguer les caractères
d’imprimerie
et tu seras un de nos compositeurs, veux-tu ?
Vessoftchikov s’approcha
de lui en disant :
—
Si tu me l’apprends,
je te donnerai un couteau…
—
Va-t-en au diable avec ton couteau !
cria le Petit-Russien.
—
Un bon couteau !
insista le grêlé.
André
et Pavel se mirent à
rire. Vessoftchikov s’arrêta
au milieu de la pièce
et demanda :
—
C’est
de moi que vous vous moquez ?
—
Mais oui !
s’écria
le Petit-Russien en sautant à
bas de son lit… Si nous allions nous promener dans les
champs ?… la nuit est belle… la lune brille… Venez-vous ?
—
Oui, dit Pavel.
—
Et moi aussi !
déclara
le jeune homme. J’aime
t’entendre
rire, Petit-Russien !
—
Et moi j’aime
quand tu me promets des cadeaux, ajouta André
en souriant.
Pendant qu’il
s’habillait,
la mère
marmotta :
—
Habille-toi plus chaudement.
Lorsque les trois camarades furent sortis, elle les suivit
du regard, jeta un coup d’œil
sur les images saintes et dit à
voix basse :
—
Seigneur !
viens-leur en aide !…
XXVII
…Les
jours s’envolaient
les uns après
les autres avec une rapidité
qui empêchait
la mère
de penser au Premier Mai. La nuit seulement, lorsqu’elle
se reposait, fatiguée
des tracas bruyants et troublants de la journée,
son cœur
se serrait, et elle se disait :
—
Si seulement c’était
déjà
passé !
À
l’aurore,
la sirène
de la fabrique rugissait. Pavel et André
prenaient leur thé
à
la hâte,
mangeaient un morceau en donnant à
la mère
une foule de petites commissions. Et toute la journée,
elle tournait comme un écureuil
en cage ;
elle faisait le dîner,
préparait
de la colle et une sorte de gelée
violette pour l’impression
des proclamations ;
il venait des gens qui lui remettaient des billets destinés
à
Pavel et disparaissaient après
lui avoir communiqué
leur exaltation.
Chaque nuit les feuilles qui engageaient les ouvriers à
fêter
le Premier Mai étaient
collées
sur les palissades et même
aux portes de la gendarmerie ;
tous les matins, on en trouvait à
la fabrique. Et les policiers parcouraient le faubourg de bonne heure et
arrachaient en jurant les affiches violettes ;
vers midi, elles réapparaissaient
et s’envolaient
sous les pieds des passants. Des agents de la police secrète
furent envoyés
de la ville ;
postés
au coin des rues, ils fouillaient du regard les ouvriers qui s’en
allaient dîner,
joyeux et animés,
ou qui revenaient à
la fabrique. Tout le monde était
enchanté
de voir que la police était
impuissante ;
les gens d’âge
mûr
eux-mêmes
se disaient en souriant :
—
Voyez-vous ça !
Et partout de petits groupes se formaient pour
discuter les proclamations.
La vie bouillonnait ;
ce printemps-là,
elle était
plus intéressante
pour tout le monde ;
elle apportait quelque chose de nouveau ;
aux uns, un prétexte
de plus pour s’irriter
contre les séditieux
et les accabler d’invectives ;
aux autres, un faible espoir, une vague inquiétude ;
à
d’autres
encore, et c’était
la minorité,
la joie aiguë
de savoir qu’ils
étaient
la force qui réveillait
le monde.
Pavel et André
ne dormaient presque plus ;
ils rentraient, pâles,
enroués,
las, un moment avant l’appel
de la sirène.
La mère
savait qu’ils
organisaient des réunions
dans la forêt,
dans le marais ;
elle n’ignorait
pas que des détachements
de police montée
faisaient des rondes dans le faubourg, que les agents de la Secrète
rôdaient
partout, fouillaient les ouvriers qui s’en
allaient seuls, dispersaient les groupes et, parfois même,
arrêtaient
l’un
ou l’autre.
Elle comprenait que, chaque nuit, son fils et André
pouvaient être
emmenés.
Par moments, il lui semblait que cela aurait mieux valu pour eux.
Un silence surprenant se faisait sur le meurtre d’Isaïe.
Pendant deux jours, la police locale avait interrogé
une dizaine de personnes ;
puis, elle s’était
désintéressée
de l’affaire.
Un jour, Maria Korsounova, parlant avec la mère,
exprimait l’opinion
de la police, avec laquelle elle vivait en paix comme avec tout le monde ;
elle dit :
—
Comment pourrait-on retrouver le coupable ?
Ce matin-là,
cent personnes peut-être
ont vu Isaïe,
et sur ce nombre il y en a quatre-vingt-dix, sinon plus, qui l’auraient
volontiers assommé…
Il a assez ennuyé
son prochain pendant ces sept ans…
…Le
Petit-Russien changeait visiblement. Ses joues s’étaient
creusées ;
les paupières
appesanties s’abaissaient
sur ses yeux bombés
et les fermaient à
demi. Il souriait plus rarement ;
une fine ride descendait de ses narines jusqu’aux
commissures des lèvres.
Il ne parlait plus autant de choses ordinaires ;
en revanche, il s’enflammait
souvent, en proie à
un enthousiasme qui gagnait tous ses auditeurs ;
il célébrait
l’avenir,
la fête
lumineuse et merveilleuse du triomphe de la liberté
et de la raison…
Quand la mort d’Isaïe
parut oubliée,
André
dit un jour d’un
ton dédaigneux
et en souriant tristement :
—
Pas plus qu’ils
n’aiment
le peuple, nos ennemis n’aiment
ceux dont ils se servent comme de chiens pour nous traquer !… Ce n’est
pas leur fidèle
Judas qu’ils
regrettent… mais leurs pièces
d’argent… oui… pas autre chose !…
Et il ajouta, après
un instant de silence :
—
Plus je pense à
cet homme, plus j’ai
pitié
de lui !
Je ne voulais pas qu’on
le tuât,
non, je ne le voulais pas !
—
Assez là-dessus,
André !
dit Pavel avec fermeté.
La mère
ajouta à
voix basse :
—
On a heurté
du pied un tronc pourri, et il est tombé
en poussière !
—
C’est
vrai, mais ce n’est
pas consolant !
répondit
tristement le Petit-Russien.
Il répétait
souvent ces paroles, qui prenaient dans sa bouche un sens amer et caustique…
…Il
vint enfin ce jour si impatiemment attendu… le Premier
Mai…
Comme toujours, la sirène
se mit à
rugir avec autorité.
La mère,
qui n’avait
pu fermer l’œil
de toute la huit, sauta à
bas de son lit ;
elle alluma le samovar préparé
la veille, et allait frapper à
la porte des deux amis, comme d’habitude ;
mais elle réfléchit,
laissa retomber le bras et s’assit
près
de la fenêtre,
appuyant sa joue sur sa main, comme si elle eût
mal aux dents.
Au ciel d’un
bleu très
pâle,
des bandes de petits nuages roses et blancs voguaient avec rapidité ;
on eût
dit un vol de gros oiseaux qui s’enfuyaient
à
tire d’aile,
effrayés
par le rugissement de la vapeur. La mère
avait la tête
lourde ;
ses yeux gonflés
par l’insomnie
étaient
secs. Dans sa poitrine régnait
un calme étrange ;
les battements de son cœur
étaient
égaux ;
elle pensait à
des choses coutumières…
—
J’ai
allumé
le samovar trop tôt ;
l’eau
va s’évaporer.
Qu’ils
dorment un peu plus longtemps que d’habitude,
aujourd’hui !… Ils sont épuisés
tous les deux…
Un rayon de soleil matinal, traversa gaiement la vitre ;
la mère
y porta la main ;
et lorsqu’il
se posa sur ses doigts, elle le caressa doucement de l’autre
main, avec un sourire pensif. Puis elle se leva, ôta
le tuyau du samovar, fit sa toilette sans bruit, et se mit à
prier avec de grands signes de croix et en remuant les lèvres.
Son visage se rasséréna.
Le second sifflement de la sirène
fut moins violent, moins assuré ;
le son épais
et moite tremblait un peu. Il sembla à
la mère
que le mugissement se prolongeait plus que de coutume.
La voix du Petit-Russien retentit dans la chambre.
—
Tu entends, Pavel ?
On nous appelle !…
L’un
d’eux
traîna
ses pieds nus sur le sol ;
un bâillement
suivit.
—
Le samovar est prêt !
cria la mère.
—
Nous nous levons !
répondit
joyeusement Pavel.
—
Le soleil brille déjà !
reprit le Petit-Russien, et les nuages s’en
vont… Ils sont de trop aujourd’hui,
les nuages !…
Il pénétra
dans la cuisine, tout ébouriffé,
le visage encore gros de sommeil, et dit gaiement à
Pélaguée :
—
Bonjour, petite mère !
Comment avez-vous dormi ?
La mère
s’approcha
de lui et répondit
à
voix basse :
—
Mon André,
reste à
côté
de lui, je t’en
supplie !
—
Bien entendu !
chuchota le Petit-Russien. Nous resterons ensemble, nous serons partout côte
à
côte… sache-le bien !
—
Que complotez-vous, hé !
là-bas ?
demanda Pavel.
—
Rien, mon fils !
—
La mère
me dit de me laver plus proprement, parce que les filles vont nous regarder !
expliqua André,
puis il sortit pour faire sa toilette.
—
« Lève-toi,
lève-toi,
peuple ouvrier ! »
fredonna Pavel.
Le jour devenait de plus en plus clair ;
les nuages s’élevaient
sous la poussée
du vent. La mère
mit la table. Elle hochait la tête
en pensant que tout était
bien étrange :
les deux amis plaisantaient, mais que leur arriverait-il vers midi ?
On n’en
savait rien. Elle-même
se sentait calme, presque joyeuse.
Ils restèrent
longtemps à
table, pour passer le temps. Comme toujours, Pavel remuait lentement sa cuiller
dans son verre de thé ;
il salait son pain avec soin, l’entamure,
son morceau préféré.
Le Petit-Russien agitait ses pieds sous la table ;
jamais il ne parvenait à
les placer commodément
du premier coup ;
il regarda le soleil traverser les verres, courir sur les murs et au plafond,
et dit :
—
Quand j’étais
un gamin d’une
dizaine d’années,
l’envie
me vint un jour d’attraper
un rayon de soleil avec mon verre. Je me coupai la main et je fus battu ;
ensuite je sortis dans la cour et, comme le soleil se reflétait
dans une flaque d’eau,
je me mis à
le piétiner.
On me battit encore, parce que j’étais
tout éclaboussé
par la boue… Je criai au soleil :
—
Ça
ne me fait pas mal, diable roux, je n’ai
pas mal !
Et je lui tirai la langue… Cela me consolait…
—
Pourquoi te semblait-il roux ?
demanda Pavel en riant.
—
En face nous demeurait un forgeron ;
il avait une figure rubiconde et une barbe rousse. C’était
un fameux gaillard, toujours jovial, et je trouvais que le soleil lui
ressemblait.
La mère
perdit patience et dit :
—
Vous feriez mieux de parler de ce que vous allez faire !…
—
Tout est organisé !
répliqua
Pavel.
—
Et quand on repasse les choses déjà
arrangées,
on ne fait que les embrouiller !
expliqua le Petit-Russien avec douceur. Au cas où
l’on
nous arrêterait,
petite mère,
Nicolas Ivanovitch viendra vous dire ce qu’il
faudra faire ;
il vous aidera en tout…
—
Bien !
dit la mère
en soupirant.
—
J’aimerais
aller dans la rue !
fit Pavel d’un
air pensif.
—
Non, reste plutôt
à
la maison en attendant !
conseilla André.
À
quoi bon attirer l’attention
de la police ?
Elle te connaît
bien assez !
Fédia
Mazine accourut tout rayonnant ;
il avait des plaques rouges sur la figure. Plein d’émotion,
de joie juvénile,
il rendit l’attente
moins pénible
à
supporter.
—
On commence !
annonça-t-il.
Le peuple bouge… Dans la rue, les visages sont durs… comme des haches. Vessoftchikov, Vassili Goussev et Samoïlov
sont depuis le matin au portail de la fabrique ;
ils parlent aux ouvriers… Il y en a déjà
une quantité
qui sont rentrés
chez eux… Allons, c’est
le moment !
Il est déjà
dix heures.
—
J’y
vais !
dit Pavel d’un
ton résolu.
—
Vous verrez :
après
le dîner,
toute la fabrique chômera !
assura Fédia,
et il s’enfuit.
—
Il brûle
comme un cierge au vent !
dit doucement la mère.
Elle se leva et passa dans la cuisine pour s’habiller.
—
Où
allez-vous, petite mère ?
—
Avec vous !
dit-elle.
André
jeta un coup d’œil
à
Pavel en tirant sa moustache. D’un
geste vif, Pavel arrangea ses cheveux, il rejoignit sa mère
dans la cuisine.
—
Je ne te parlerai pas, maman… et toi, tu ne me diras rien
non plus !
C’est
entendu, mère
chérie !
—
C’est
entendu !… Que Dieu vous garde !
chuchota-t-elle.
XXVIII
Lorsque dans la rue elle entendit le bruit sourd des
voix humaines, lorsqu’elle
vit partout, aux fenêtres
et aux portes des maisons des groupes de gens qui suivaient André
et Pavel d’un
regard curieux, ses yeux se voilèrent
d’une
tache nuageuse qui était
tantôt
d’un
vert transparent, tantôt
d’un
gris opaque.
On saluait les jeunes gens, et il y avait quelque
chose de particulier dans ces salutations. La mère
entendait des remarques détachées :
—
Les voilà,
les chefs d’armée !…
—
Nous ne savons pas qui est le chef…
—
Mais je ne dis rien de mal !…
À
un autre endroit, une voix cria avec irritation :
—
Si la police les attrape, ils sont perdus !
—
« Si »…,
mais les attrapera-t-elle ?
répliqua
une autre voix.
Un cri exaspéré
poussé
par une femme sortit d’une
fenêtre
et tomba dans la rue comme effrayé.
—
Es-tu fou ?… tu es père
de famille !… Eux, ils sont célibataires… cela leur est égal !…
Comme Pélaguée
et les deux amis passaient devant la maison d’un
estropié
nommé
Zossimov, auquel la fabrique servait une pension, celui-ci ouvrit la fenêtre
et appela :
—
Pavel, on te coupera la tête !
Brigand, que fais-tu ?…
La mère
frémit
et s’arrêta.
Ces mots avaient fait naître
en elle une colère
aiguë.
Jetant un coup d’œil
sur le gros visage boursouflé
de l’infirme
caché
derrière
la fenêtre
et qui continuait à
jurer, elle hâta
le pas pour rejoindre son fils et marcha à
côté
de lui, s’efforçant
de ne pas rester en arrière.
André
et Pavel semblaient ne rien voir, ne pas entendre les exclamations qu’on
leur lançait.
Ils marchaient tranquillement, sans hâte,
parlant à
haute voix de choses indifférentes.
Mironov, homme d’âge
mur, modeste et respecté
pour la vie pure et sobre qu’il
menait, les arrêta.
—
Vous ne travaillez pas non plus, Danilo Ivanovitch ?
demanda Pavel.
—
Ma femme est près
d’accoucher… et puis… il y a de l’agitation
dans l’air,
aujourd’hui,
expliqua Mironov, en examinant attentivement les deux camarades. On dit que
vous voulez faire du scandale à
la direction, casser les vitres…
—
Nous ne sommes pas ivres !
fit Pavel.
—
Nous traverserons simplement la rue en portant des drapeaux et en chantant la
chanson de la liberté !
dit le Petit-Russien. Écoutez
nos chants, ils vous apprendront nos croyances !
—
Je les connais déjà,
répondit
Mironov d’un
ton pensif. J’ai
lu vos feuillets… Comment, Pélaguée,
toi aussi, tu es parmi les rebelles !
s’écria-t-il
en souriant et en fixant sur la mère
son regard intelligent.
—
Il faut marcher avec la vérité,
même
quand on est près
de la tombe !
—
Voyez-vous ça !
dit Mironov. On a probablement raison quand on dit que tu introduis des
brochures défendues
dans la fabrique.
—
Qui a dit cela ?
demanda Pavel.
—
Tout le monde !
Eh bien, au revoir… Ne faites pas de bêtises !
La mère
se mit à
rire doucement ;
elle était
flattée
qu’on
parlât
ainsi d’elle.
Pavel lui dit en souriant :
—
On te mettra en prison, maman !
—
Je veux bien !
fit-elle.
Le soleil montait toujours, mêlant
sa chaleur à
l’alerte
fraîcheur
du jour printanier. Les nuages voguaient plus lentement ;
leur ombre était
devenue plus fine, plus transparente… Ils planaient
au-dessus de la rue et des toits, enveloppaient la foule ;
ils semblaient purifier le faubourg en essuyant la poussière
et la boue des toits et des murs, en enlevant l’ennui
des visages. Les voix se faisaient plus joyeuses et sonores, et étouffaient
l’écho
lointain du vacarme des machines, des soupirs de la fabrique.
De partout, des fenêtres,
des maisons, des exclamations de rage ou d’inquiétude,
gaies ou tristes, s’envolaient
et venaient frapper les oreilles de la mère.
Elle aurait voulu répliquer,
remercier, expliquer, se mêler
à
la vie étrangement
bigarrée
de ce jour.
Au coin de la grande place, dans une étroite
ruelle, une centaine de personnes s’étaient
rassemblées
autour de Vessoftchikov.
—
On vous presse pour extraire votre sang comme on exprime le jus d’une
baie !
disait-il ;
et ses paroles embarrassées
tombaient sur la tête
des gens.
—
C’est
vrai !
répondirent
en même
temps quelques voix qui se fondirent en un bruit confus.
—
Il fait tout son possible, le gamin !
dit le Petit-Russien. Je vais l’aider…
Il se baissa et, avant que Pavel eût
le temps de l’arrêter,
il enfonça
son long corps souple dans la foule, tel un tire-bouchon. Sa voix chantante résonna :
—
Camarades !
On dit qu’il
y a sur la terre toutes sortes de peuples :
des Juifs et des Allemands, des Français,
des Anglais, des Tatars. Mais je ne crois pas que ce soit vrai. Il y a
seulement deux races, deux peuples irréconciliables :
les riches et les pauvres !
Les gens s’habillent
différemment,
leur langage aussi diffère ;
mais quand on voit comment les seigneurs traitent le peuple, on comprend, que
tous sont de véritables
bachibouzouks pour les miséreux,
une arête
dans le gosier !…
Des rires éclatèrent
dans la foule.
La cohue augmentait ;
les gens se serraient les uns contre les autres dans la ruelle ;
muets, ils tendaient le cou et se dressaient sur la pointe des pieds.
André
éleva
la voix.
—
À
l’étranger,
les ouvriers ont déjà
compris cette simple vérité.
Et aujourd’hui,
par cette claire journée
du Premier Mai, les travailleurs fraternisent. Ils laissent leur ouvrage et
sortent dans les rues des villes pour se voir, pour mesurer leur grande force.
Ils vivent d’un
seul cœur
aujourd’hui,
parce que tous les cœurs
ont conscience de la force du peuple ouvrier, parce que l’amitié
les rapproche et que chacun est prêt
à
sacrifier sa vie en luttant pour le bonheur de tous, pour la liberté
et la justice pour tous !
—
La police, cria quelqu’un.
Dix gendarmes à
cheval tournèrent
le coin de l’étroite
ruelle ;
ils se dirigeaient droit sur la foule en agitant leur fouet et en criant :
—
Circulez !
—
Qu’est-ce
que ces conversations ?
—
Qui parlait ?…
Les visages s’assombrirent ;
les gens s’écartaient
de mauvais gré
pour laisser passer les chevaux. Quelques personnes grimpèrent
sur les palissades. Puis des railleries se firent entendre.
—
On a mis des porcs sur des chevaux, et ils grognent :
—
Nous aussi nous sommes de grands chefs !
cria une voix.
Le Petit-Russien seul était
resté
au milieu de la rue. Deux chevaux marchèrent
sur lui en secouant la tête.
Il fit un bond de côté ;
en même
temps, la mère,
le saisit par le bras et l’entraîna
en grommelant :
—
Tu as promis de rester avec Pavel, et tu es le premier à
t’exposer
seul !
—
Pardon !
dit le Petit-Russien en souriant à
Pavel. Ah !
il y en a sur la terre, de cette police !
—
C’est
bon !
fit la mère.
Une fatigue angoissante l’envahissait,
lui faisait tourner la tête.
Dans son cœur,
la joie et le chagrin alternaient. Elle souhaitait que la sirène
de midi résonnât
bientôt.
On arriva enfin sur la grande place, au milieu de
laquelle s’élevait
l’église.
Sur le parvis, se pressaient environ cinq cents personnes assises ou debout,
gais jeunes gens, femmes soucieuses et petits enfants. Tous s’agitaient,
impatients, levaient la tête
et regardaient au loin, dans toutes les directions. Il y avait de l’exaltation
dans l’air.
Les plus résolus
se heurtaient aux craintifs et aux ignorants. Un bruit sourd de frottements
hostiles s’élevait :
—
Mitia !
suppliait une voix féminine
toute tremblante, prends garde à
toi !
—
Laisse-moi tranquille !
La voix familière
et grave de Sizov disait, calme et persuasive :
—
Non, il ne faut pas abandonner les jeunes !
Ils sont devenus plus sages que nous ;
ils ont plus d’audace !
Qui est-ce qui est intervenu à
propos du kopek du marais ?
Ce sont eux !
Il faut s’en
souvenir !
Eux, on les a mis en prison pour cela… mais tout le
monde a profité
de leur courage !
Le rugissement de la sirène
dévora
le bruit des conversations. La foule frémit ;
ceux qui étaient
assis se levèrent ;
un instant, tout se tut, on était
comme aux aguets ;
un grand nombre de visages pâlirent.
—
Camarades !
s’écria
Pavel d’une
voix ferme et sonore.
Un brouillard sec et embrasé
brûla
les yeux de la mère ;
elle se plaça
derrière
son fils, d’un
seul élan,
recouvrant soudain ses forces. Les groupes se tournaient vers Pavel et l’entouraient
comme des fragments de fer attirés
par un aimant.
—
Frères !
voici venue l’heure
où
nous renions cette vie pleine d’avidité,
de ténèbres
et de haine, cette vie d’oppression,
cette vie dans laquelle nous n’avons
pas de place, où
nous ne sommes pas des hommes !
Il s’interrompit ;
les travailleurs gardèrent
le silence et se serrèrent
autour de lui en une foule encore plus compacte. La mère
regarda le visage de son fils ;
elle ne put voir que ses yeux, fiers et hardis, étincelants.
—
Camarades !
Nous avons décidé
de déclarer
ouvertement aujourd’hui
qui nous sommes ;
aujourd’hui,
nous déployons
notre drapeau, le drapeau de la raison, de la vérité,
de la liberté !
Une hampe longue et blanche se dressa en l’air,
puis elle s’abaissa,
tomba dans la foule, où
elle disparut ;
un instant après,
au-dessus des têtes
se déployait,
tel un oiseau écarlate,
l’étendard
du peuple ouvrier…
Pavel leva le bras ;
la hampe vacilla ;
alors, une dizaine de mains saisirent le bois blanc et lisse ;
parmi elles se trouva celle de la mère.
—
Vive le peuple ouvrier !
s’écria
Pavel.
Des centaines de voix lui répondirent
en un écho
sonore.
—
Vive notre parti, camarades !
Vive la liberté
du peuple russe !…
La foule était
houleuse :
ceux qui comprenaient la signification du drapeau se frayaient une voie jusqu’à
lui ;
Mazine, Samoïlov,
les deux Goussev, s’étaient
placés
à
côté
de Pavel ;
tête
baissée,
Vessoftchikov repoussait la foule ;
et d’autres
jeunes gens aux yeux animés,
que la mère
ne connaissait pas, se plaçaient
au premier rang en l’écartant.
—
Vive le peuple opprimé,
vive la liberté !… continuait Pavel.
Et, avec une force et une joie sans cesse croissantes,
des milliers de voix lui répondaient,
et cette rumeur secouait l’âme.
La mère
saisit la main du grêlé
et celle de quelqu’un
d’autre ;
les larmes l’étouffaient,
mais elle ne pleurait pas ;
ses jambes chancelaient ;
elle dit d’une
voix tremblante :
—
Oui… c’est
la vérité !… mes amis !
Un large sourire éclairait
le visage grêlé
de Vessoftchikov ;
il regardait l’étendard
en rugissant des mots vagues et la main tendue vers le symbole de la liberté.
Puis, soudain, il enlaça
la mère,
l’embrassa
et se mit à
rire.
—
Camarades !
commença
le Petit-Russien, dominant le sourd murmure de la foule de sa voix douce et
chantante, nous nous sommes levés
en l’honneur
d’un
Dieu nouveau, du Dieu de la lumière
et de la vérité,
du Dieu de la raison et de la bonté !
Nous partons pour la croisade, camarades, et la route sera longue et pénible !
Le but est éloigné,
mais les couronnes d’épines
sont proches !
Qu’ils
s’en
aillent ceux qui nient la force de la vérité,
ceux qui n’ont
pas le courage de la défendre
jusqu’à
la mort, ceux qui n’ont
pas confiance en eux-mêmes
et ont peur de la souffrance !
Nous voulons seulement ceux qui croient en notre succès ;
ceux qui ne voient pas le but ne doivent pas nous suivre, car le chagrin et les
souffrances les attendent. Formez les rangs, camarades !
Vive le Premier Mai, fête
de l’humanité
libre !
La foule se fit plus dense encore. Pavel agita le
drapeau qui se déploya
et flotta, éclairé
par le soleil, large et rouge…
—
Renions le vieux monde !
entonna Fédia
Mazine d’une
voix sonore.
La réponse
retentit comme une vague puissante et douce :
—
Secouons la poussière
de nos pieds !…
Un sourire ardent aux lèvres,
la mère
se plaça
derrière
Fédia ;
par-dessus la tête
de celui-ci, elle voyait son fils et le drapeau. Autour d’elle,
des visages animés
apparaissaient et disparaissaient ;
des yeux de toutes couleurs étincelaient ;
son fils et André
étaient
au premier rang. Elle entendait leurs voix :
celle d’André,
moite et voilée,
se mêlait
fraternellement à
la voix plus épaisse
et rude de son fils :
Lève-toi,
peuple ouvrier,
Révoltez-vous,
gens affamés !…
Et le peuple courait à
la rencontre de l’étendard
rouge, ses cris se mêlaient
aux vibrations de la chanson, de la chanson qu’à
la maison on chantait à
voix plus basse que les autres. Dans la rue, elle résonnait
avec une force terrible, comme l’airain
d’une
cloche ;
elle conviait les hommes à
suivre la voix lointaine qui menait à
l’avenir,
mais elle les prévenait
loyalement des difficultés
certaines.
Nous irons vers nos frères
souffrants…
Le chant se déroulait,
enveloppant la foule.
Un visage de femme, à
la fois effrayé
et joyeux, vacillait à
côté
de la mère ;
une voix tremblante s’exclamait
en sanglotant :
—
Mitia, où
vas-tu ?
Pélaguée
répondit
sans s’arrêter :
—
Laissez-le aller… ne vous inquiétez
pas !
Moi aussi, j’avais
peur… Le mien est au premier rang !
Celui qui porte le drapeau, c’est
mon fils !
—
Malheureux !
Où
allez-vous !
Il y a des soldats là-bas !
Et posant soudain sa main osseuse sur le bras de Pélaguée,
la femme grande et maigre s’écria :
—
Écoutez
donc comme ils chantent !… Ma chère… Mitia chante aussi !…
—
Ne vous inquiétez
pas !
murmura la mère.
C’est
une affaire sacrée… Jésus
lui-même
n’aurait
pas existé
s’il
n’y
avait pas eu des hommes qui sont morts à
cause de lui.
Cette pensée
lui avait brusquement traversé
le cerveau et l’avait
frappée
par sa sévérité
nette et simple. La mère
examina le visage de celle qui lui serrait le bras avec tant de force et répéta,
avec un sourire d’étonnement :
—
Notre Seigneur Jésus-Christ
ne serait pas venu dans le monde si les gens ne périssaient
pas pour sa gloire !
Sizov apparut à
côté
d’elle.
Enlevant sa casquette et l’agitant
au rythme de la chanson, il dit à
la mère :
—
Ils agissent ouvertement, hein, la mère ?
Ils ont inventé
un chant… et quel chant !
Hein, mère ?
Le tsar a besoin de soldats pour ses régiments ;
Donnez-lui vos fils…
—
Ils n’ont
peur de rien !
reprit Sizov. Mon fils à
moi est dans la tombe… c’est
la fabrique qui l’a
tué…
oui !
Le cœur
de la mère
battait avec une violence extrême ;
elle se laissa devancer. On la poussa de côté,
contre la palissade, et une épaisse
vague humaine s’écoula
devant elle en vacillant. Elle vit que la foule était
nombreuse, ce qui la remplit de joie.
Lève-toi,
lève-toi,
peuple opprimé !
On eût
dit une énorme
trompette de cuivre qui résonnait
aux oreilles des hommes, éveillant
chez l’un
le désir
de combattre, chez l’autre
un bonheur vague, le pressentiment de quelque chose de nouveau, une curiosité
ardente. Ici, elle faisait naître
la palpitation d’espoirs
incertains, là,
elle frayait une issue au torrent caustique de la haine amassée
au cours des années.
Tous regardaient en avant, à
l’endroit
où
le drapeau rouge flottait.
—
Vous marcher en chœur !
Bravo les enfants !
hurla une voix enthousiasmée.
Et l’homme,
éprouvant
sans doute un sentiment qu’il
ne pouvait exprimer par les paroles coutumières,
se mit à
jurer avec énergie.
Mais la fureur aussi, la fureur sombre et aveugle de l’esclave,
sifflait comme un serpent entre les dents serrées,
se tordait en mots irrités.
—
Hérétiques,
cria quelqu’un
d’une
voix cassée
en brandissant le poing à
une fenêtre.
Et un glapissement perçant
vrilla les oreilles de la mère.
—
Comment !
se révolter
contre Sa Majesté
l’Empereur !
Contre le tsar !…
Des visages fripés
passaient rapidement sous ses yeux. Des hommes et des femmes s’élançaient ;
la foule coulait comme de sa lave noire, attirée
par la chanson, dont les accents vigoureux semblaient déblayer
la route. Dans le cœur
de la mère,
montait le désir
de crier aux gens :
—
Mes amis bien-aimés !…
Quand elle regardait au loin l’étendard
rouge, elle apercevait, sans le distinguer nettement, le visage de son fils,
son front bronzé,
ses yeux illuminés
de l’ardente
flamme de la foi.
Maintenant, elle se trouvait aux derniers rangs de la
foule, au milieu de gens qui marchaient sans se presser, qui regardaient en
avant avec indifférence,
avec la froide curiosité
du spectateur pour lequel l’issue
de la pièce
n’a
plus de secret et qui parle à
mi-voix, avec un ton de certitude…
—
Il y a une compagnie près
de l’école,
et une autre à
la fabrique…
—
Le gouverneur est arrivé…
—
C’est
vrai ?
—
Je l’ai
vu de mes yeux !…
Quelqu’un
lança
deux ou trois jurons et dit :
—
Tout de même
on commence à
avoir peur de nous autres !… On nous envoie des soldats… et le
gouverneur !
—
Mes amis bien-aimés !
pensa la mère,
et son cœur
battit plus vite.
Mais autour d’elle,
les paroles se faisaient froides et mortes. Elle hâta
le pas pour s’éloigner
de ses compagnons ;
elle n’eut
pas de peine à
les devancer, car ils marchaient lentement, paresseusement.
Soudain, ce fut comme si la tête
de la foule avait heurté
quelque chose, il y eut un mouvement de recul, un bruit sourd. Le chant sembla
frémir
et, après
avoir résonné
avec plus de force, l’épaisse
vague de sons s’abaissa
de nouveau, glissa en arrière.
Les voix se taisaient les unes après
les autres, çà
et là
on faisait des efforts pour essayer de soulever de nouveau le chant à
sa hauteur primitive.
Lève-toi,
lève-toi,
peuple opprimé !
Sus à
l’ennemi,
gens affamés !
Mais il n’y
avait déjà
plus dans cet appel la certitude générale
qui vibrait auparavant ;
l’inquiétude
s’y
était
mêlée.
Pélaguée
ne pouvait voir ce qui s’était
passé
au premier rang, mais elle le devinait ;
écartant
les gens, se frayant un passage, elle avança
rapidement ;
la foule reculait, des têtes
se baissaient, des sourcils se fronçaient ;
il y avait des sourires embarrassés,
des coups de sifflets railleurs. La mère
examinait les visages avec tristesse ;
ses yeux questionnaient, suppliaient, appelaient…
—
Camarades !
s’écria
Pavel. Les soldats sont des hommes comme nous. Ils ne nous frapperont pas !
Pourquoi le feraient-ils ?
Parce que nous apportons la vérité
nécessaire
à
tous ?
Mais, eux aussi, ils ont besoin de notre vérité…
Ils ne comprennent pas encore, mais le temps est proche où
ils se mettront dans nos rangs, où
ils marcheront non plus sous l’étendard
des pillards et des assassins, mais sous le nôtre,
sous le drapeau de la liberté
et du bien. Et pour qu’ils
comprennent plus vite notre liberté,
il faut que nous allions de l’avant !
En avant, camarades !
toujours en avant !
La voix de Pavel était
ferme ;
les mots tombaient nets et distincts, mais l’attroupement
s’éparpillait ;
les uns après
les autres, les gens s’en
allaient, qui à
droite, qui à
gauche, glissant le long des murs et des clôtures.
Maintenant, la foule figurait un triangle dont Pavel était
la pointe ;
au-dessus de sa tête,
le drapeau du peuple ouvrier flamboyait. Elle ressemblait aussi à
un oiseau noir, qui, déployant
ses ailes, resterait aux aguets prêt
à
s’envoler,
et Pavel en était
la tête…
XXIX
La mère
aperçut
au bout de la rue une petite muraille grise et basse, composée
de gens sans visage et qui barraient l’entrée
de la place. À
l’épaule
de chacun d’eux
brillaient de minces bandes d’acier
aigu. Et, cette muraille silencieuse et immobile répandait
comme un froid sur la foule ;
Pélaguée
en fut glacée
jusqu’au
cœur.
Elle se dirigea du côté
où
ceux qu’elle
connaissait et qui étaient
en avant se fondaient avec les inconnus, comme pour s’appuyer
sur eux. Elle poussa du flanc un homme de haute taille, rasé
et borgne ;
il tourna vivement la tête
pour la voir.
—
Que veux-tu ?
Qui es-tu ?
demanda-t-il.
—
La mère
de Pavel Vlassov !
répondit-elle ;
elle sentait que ses jambes fléchissaient
et que sa lèvre
inférieure
s’abaissait.
—
Ah !
dit le borgne.
—
Camarades !
continuait Pavel. La vie tout entière
est en avant de nous. Nous n’avons
pas d’autre
chemin. Chantons !
Un silence angoissant plana. Le drapeau s’éleva,
se balança
et, flottant au-dessus des têtes,
se dirigea vers le mur gris des soldats. La mère
frémit,
ferma les yeux et poussa un gémissement :
quatre personnes seulement s’étaient
détachées
de la foule, et c’étaient
Pavel, André,
Samoïlov
et Mazine.
Soudain, la voix claire de Fédia
Mazine s’éleva
dans l’air,
tremblante et lente :
—
Vous êtes
tombés
victimes !
entonna-t-il.
—
Dans la lutte fatale !
continuèrent
deux voix épaisses
et assourdies, comme deux soupirs pénibles.
Les gens firent quelques pas en avant, marchant au rythme de la mélodie.
Et un nouveau chant vibra, déterminé
et créateur
de résolutions.
—
Vous avez sacrifié
votre vie !
chanta Fédia
dont la voix s’allongeait
comme un ruban bigarré.
—
Pour la liberté !
reprenaient les camarades en chœur.
—
Ah !
vous commencez à
chanter le Requiem, fils de chiens !
cria quelqu’un
d’une
voix malveillante.
—
Battez-les !
répliqua
une autre voix rageuse.
La mère
passa ses deux mains sur sa poitrine ;
elle se retourna et vit que la foule, qui remplissait auparavant la rue d’une
masse compacte, stationnait maintenant indécise,
et regardait se détacher
d’elle
ceux qui entouraient l’étendard.
Ils furent suivis par une dizaine de personnes ;
à
chaque pas en avant, quelqu’un
bondissait de côté
comme si le milieu de la rue eût
été
incandescent et qu’il
brûlât
les semelles.
—
L’arbitraire
tombera… prophétisait
le chant, sur les lèvres
de Fédia.
—
Et le peuple se lèvera !
lui répondit
un chœur
de voix puissantes, énergiques
et menaçantes.
Mais des paroles chuchotées
se faisaient jour au travers du courant harmonieux.
Des mots brefs retentirent :
—
Croisez baïonnette !
Les baïonnettes
se tordirent en l’air,
puis s’abaissèrent
et s’allongèrent
dans la direction du drapeau, comme avec un sourire rusé.
—
Marche !
—
Les voilà
partis !
dit le borgne en enfonçant
les mains dans ses poches, et en s’éloignant
à
grandes enjambées…
La muraille grise s’ébranla
et, occupant toute la largeur de la rue, avança
froidement, à
pas égaux,
poussant devant elle le râteau
des pointes d’acier
étincelantes
comme de l’argent.
Pélaguée
se rapprocha alors de Pavel ;
elle vit André
se placer devant son fils et le protéger
de son long corps.
—
À
côté
de moi, camarade !
cria Pavel d’un
ton tranchant.
André
chantait, les mains croisées
derrière
le dos, la tête
haute, Pavel le poussa de l’épaule
en clamant de nouveau :
—
À
côté
de moi !
Tu n’as
pas le droit de te tenir là !
C’est
le drapeau qui doit être
le premier.
—
Dis… per… sez-vous !
cria un petit officier d’une
voix aigrelette, en agitant un sabre rutilant. À
chaque pas, il frappait le sol du talon avec rage, sans plier les genoux. Les
yeux de la mère
furent attirés
par ses bottes reluisantes.
À
côté
de lui et un peu en arrière,
marchait lourdement un homme rasé,
de grande taille, à
l’épaisse
moustache blanche ;
il était
vêtu
d’un
long manteau gris doublé
de rouge ;
des bandes jaunes ornaient ses larges pantalons. Comme le Petit-Russien, il
croisait les mains derrière
le dos ;
ses épais
sourcils blancs étaient
relevés,
il regardait Pavel.
La mère
voyait toutes ces choses ;
en elle, un cri se figeait, prêt
à
s’arracher
à
chaque soupir ;
ce cri l’étouffait,
mais elle le retenait, sans savoir pourquoi, en comprimant sa poitrine des deux
mains. Bousculée
de tous côtés,
elle chancelait et continuait à
avancer, sans pensée,
presque sans conscience. Elle sentait que derrière
elle, le nombre des gens diminuait sans cesse, une vague glacée
venait au devant d’eux
et les dispersait.
Les jeunes gens du drapeau rouge et la chaîne
compacte des hommes gris se rapprochaient toujours ;
on distinguait nettement le visage des soldats :
large de toute la largeur de la rue, il était
monstrueusement aplati en une bande étroite
d’un
jaune sale. Des yeux de couleurs diverses y étaient
découpés
de manière
inégale ;
et les baïonnettes
minces et pointues brillaient d’un
éclat
cruel. Dirigées
contre les poitrines, elles détachaient
les gens de la foule, les uns après
les autres, et les éparpillaient
sans même
les toucher.
Pélaguée
entendait le piétinement
de ceux qui s’enfuyaient.
Des voix criaient, inquiètes,
étouffées :
—
Sauve qui peut, camarades !
—
Viens, Vlassov !
—
En arrière,
Pavel !
—
Jette-moi le drapeau, Pavel !
dit Vessoftchikov d’un
air sombre. Donne-le, je le cacherai…
Il saisit la hampe, le drapeau vacilla.
—
Laisse-le !
cria Pavel.
Le grêlé
retira sa main comme si on l’avait
brûlé.
Le chant s’était
éteint.
Les jeunes gens s’arrêtèrent,
entourant Pavel d’un
cercle compact qu’il
parvint à
franchir. Le silence se fit tout d’un
coup, brusquement, et enveloppa le groupe.
Sous l’étendard,
il y avait une vingtaine d’hommes,
pas plus ;
mais ils tenaient bon. La mère
tremblait pour eux ;
elle souhaitait vaguement de pouvoir leur dire on ne savait quoi.
—
Lieutenant… prenez-lui donc cela !
fit la voix mesurée
du grand vieillard.
Et, tendant la main, il désigna
le drapeau.
Le petit officier accourut ;
il saisit la hampe en criant d’une
voix perçante :
—
Donne !
—
Non !
À
bas les opprimeurs du peuple !…
L’étendard
rouge tremblait en l’air ;
il se penchait tantôt
à
droite, tantôt
à
gauche, puis il se redressait. Vessoftchikov passa devant la mère
avec une rapidité
qu’elle
ne lui connaissait pas, le bras tendu, le poing serré.
—
Saisissez-les !
grogna le vieillard en frappant du pied.
Quelques soldats s’élancèrent.
L’un
d’eux
brandit sa crosse ;
l’étendard
frissonna, se pencha et disparut dans le groupe grisâtre
des soldats.
—
Hé !
soupira tristement une voix.
La mère
poussa un cri, un hurlement qui n’avait
plus rien d’humain.
La voix nette de Pavel lui répondit,
du milieu des soldats :
—
Au revoir, maman !
au revoir, ma chérie !
—
Il est vivant !
Il s’est
souvenu de moi !
Ces deux pensées
lui frappèrent
le cœur.
—
Au revoir, ma petite mère !
Pélaguée
se dressa sur la pointe des pieds en agitant les bras. Elle voulait voir son
fils et son camarade :
elle aperçut
au-dessus des têtes
des soldats, le visage rond d’André ;
il lui souriait, il la saluait.
—
Mes chéris… mes enfants… André !
Pavel !
cria-t-elle.
—
Au revoir, camarades !
On leur répondit
à
plusieurs reprises, mais sans unanimité ;
les voix venaient des fenêtres,
des toits, d’on
ne sait où.
XXX
Quelqu’un
poussa la mère
à
la poitrine. Au travers du brouillard qui voilait ses yeux, elle vit devant
elle le petit officier ;
il avait les traits rouges et tendus, il cria :
—
Va-t’en,
la vieille !
Elle le toisa du regard, aperçut
à
ses pieds la hampe du drapeau brisée
en deux :
à
l’un
des tronçons
pendait un petit morceau d’étoffe
rouge. La mère
se baissa pour le ramasser. L’officier
lui arracha le bâton
des mains, le lança
à
terre, et cria en frappant du pied :
—
Va-t-en, te dis-je !
—
Lève-toi,
lève-toi,
peuple opprimé !
Du milieu des soldats, un chant résonna
soudain :
Tout tourbillonna, chancela et frémit.
Dans l’air,
un bruit sourd tremblait, pareil à
celui des fils télégraphiques.
L’officier
revint au galop, et glapit :
—
Faites-les taire !
Kraïnov…
Chancelante, la mère
ramassa le débris
de hampe que le lieutenant avait jeté,
et l’éleva
de nouveau.
—
Fermez-leur la bouche !…
La chanson s’embrouilla,
s’entrecoupa ;
puis elle se déchira
et se tut. Quelqu’un
saisit la mère
par l’épaule,
lui fit faire demi-tour et la poussa dans le dos.
—
Va-t-en !
va-t-en !
—
Balayez la rue !
cria l’officier.
À
dix pas devant elle, Pélaguée
distingua de nouveau une foule compacte. Les gens hurlaient, grognaient,
sifflaient, reculant lentement et se répandant
dans les cours voisines.
—
Va-t-en au diable !
cria dans l’oreille
de la mère
un jeune soldat moustachu, et il la poussa sur le trottoir.
Elle marchait appuyée
sur la hampe pour ne pas tomber, car ses genoux fléchissaient,
elle s’accrochait
de l’autre
main aux murs et aux palissades. Devant elle, les manifestants reculaient
toujours, derrière
elle et à
ses côtés
les soldats avançaient
et criaient de temps à
autre :
—
Va-t’en,
va-t’en !
Ils la dépassèrent ;
elle s’arrêta
et regarda autour d’elle.
Au bout de la rue, en un cordon espacé,
la force armée
empêchait
les gens d’arriver
à
la place, vide maintenant. En avant, des silhouettes grises marchaient sans hâte
sur la foule.
Pélaguée
voulut revenir sur ses pas, mais, sans s’en
rendre compte elle continua à
avancer ;
arrivée
à
une petite ruelle étroite
et déserte,
elle s’y
engagea… Là,
elle s’arrêta
de nouveau. Elle soupira profondément
et prêta
l’oreille.
Quelque part, là-bas,
la foule grondait.
Toujours appuyée
sur la hampe, elle se remit en marche, en remuant les sourcils. Soudain, elle s’anima,
les lèvres
frémissantes,
elle agita la main. Pareilles à
des étincelles,
on ne sait quelles paroles éclatèrent
dans son cœur
et s’y
pressèrent,
la brûlant
du désir
de les crier.
La ruelle tournait brusquement à
gauche ;
au coin, la mère
vit un groupe compact de gens ;
quelqu’un
disait avec force :
—
Ce n’est
pas par insolence qu’ils
bravent les baïonnettes,
frères !
—
Avez-vous vu cela, hein ?
Les soldats marchaient sur eux, et ils ne bougeaient pas !
Et ils restaient là,
sans peur !…
—
Oui…
—
Quel gaillard, ce Pavel Vlassov ?
—
Et le Petit-Russien !
—
Les bras derrière
le dos, et il souriait, ce diable !
—
Mes amis !
bonnes gens !
cria la mère
en pénétrant
dans la foule.
On s’écartait
devant elle avec déférence.
Quelqu’un
dit en riant :
—
Voyez, elle a le drapeau !
elle a le drapeau à
la main !
—
Tais-toi !
répondit
une voix avec sévérité.
La mère
étendit
les bras en un large geste.
—
Écoutez,
au nom de Jésus !
Vous êtes
tous des nôtres… vous êtes
tous des gens sincères… ouvrez les yeux… regardez sans
crainte… que s’est-il
passé ?
Nos enfants se lèvent
paisiblement… Nos enfants, notre sang, se lèvent
au nom de la vérité…
ils frayent loyalement la route pour arriver à
une nouvelle voie, une voie large et directe destinée
à
tous… Pour vous tous, pour vos enfants, ils ont
entrepris une croisade…
Son cœur
se brisait, sa poitrine était
embarrassée,
sa gorge sèche
et enflammée.
Au plus profond d’elle-même
naissaient des paroles d’un
immense amour qui embrassait tout et tous, elles brûlaient
sa langue et la faisaient mouvoir avec une force croissante.
Elle voyait qu’on
l’écoutait ;
tous se taisaient ;
la mère
comprenait qu’ils
réfléchissaient ;
un désir
dont elle avait nettement conscience maintenant s’éveillait
en elle :
celui d’entraîner
ceux qui l’entouraient,
là-bas,
vers André,
vers Pavel, vers les camarades qu’on
avait laissé
prendre par les soldats, qu’on
avait laissés
seuls et dont on s’était
éloigné.
Elle reprit avec une force atténuée,
en promenant son regard sur les visages attentifs et sombres :
—
Nos enfants s’en
vont par le monde vers la joie ;
au nom de tous et au nom de la vérité
du Christ, ils marchent contre toutes les choses au moyen desquelles les méchants,
les trompeurs, les rapaces nous enchaînent,
nous étranglent
et nous retiennent prisonniers. Mes amis !
c’est
pour le peuple, pour le monde entier, pour tous les opprimés,
que notre jeunesse, notre sang, se sont soulevés… Ne les abandonnez donc pas, ne les reniez pas, ne laissez
pas vos enfants suivre leur voie solitairement !… Ayez pitié
de vous-mêmes… aimez-les… comprenez ces cœurs
d’enfants… ayez confiance en eux !
Sa voix se brisa, elle chancela, épuisée ;
quelqu’un
la soutint par le bras…
—
C’est
Dieu qui l’inspire !
cria une voix sourde et agitée,
c’est
Dieu qui l’inspire,
bonnes gens. Écoutez-la !
Un autre la plaignit.
—
Hé !
elle se tue…
—
Ce n’est
pas elle qu’elle
tue, c’est
nous autres imbéciles,
qu’elle
frappe, comprends-le !
Une voix aiguë
et anxieuse s’éleva
au-dessus de la foule :
—
Chrétiens !
Mon Mitia… cette âme
pure… qu’a-t-il
fait ?
Il a suivi ses camarades… ses camarades bien-aimés… Elle a raison… pourquoi
abandonnons-nous nos enfants ?
Quel mal ont-ils fait ?
Ces paroles firent trembler la mère ;
elle leur répondit
par de douces larmes.
—
Rentre chez toi, Pélaguée.
Va, mère !
tu es harassée !
dit Sizov d’une
voix forte.
Il était
sale, la barbe tout ébouriffée.
Soudain, il fronça
le sourcil, promena un regard sévère
sur la foule, se redressa de toute sa hauteur, et dit d’une
voix nette :
—
Mon fils Matwéï
a été
écrasé
à
la fabrique, vous le savez. Mais s’il
était
vivant, je l’aurais
moi-même
envoyé
se mettre dans les rangs de ceux-là…
je lui aurais dit :
Vas-y aussi, Matwéï,
va, car c’est
une cause juste, une cause sainte !
Il s’interrompit,
les gens gardèrent
le silence ;
ils étaient
envahis par la sensation d’on
ne sait quoi de grand et de nouveau qui ne les effrayait déjà
plus. Sizov leva le bras, l’agita
et reprit :
—
C’est
un vieillard qui parle… Vous me connaissez tous !
Il y a trente-neuf ans que je travaille ici… Il y a
cinquante-sept ans que je vis sur la terre. Mon neveu, un brave garçon,
intelligent et honnête,
a de nouveau été
arrêté
aujourd’hui… Il était
aussi en avant, avec Vlassov, à
côté
du drapeau.
Son visage se crispa ;
il continua en prenant la main de la mère :
—
Cette femme a dit vrai… Les enfants veulent vivre dans
l’honneur,
selon la raison, et nous, nous les avons abandonnés… oui, nous les avons abandonnés.
Rentre chez toi, Pélaguée !
—
Mes amis, c’est
pour nos enfants qu’est
la vie, la terre est pour eux !
dit la mère
en regardant la foule avec ses yeux rougis de larmes.
—
Va chez toi, Pélaguée !
Tiens, prends ton bâton !
fit Sizov en lui tendant le débris
de hampe.
On considérait
la mère
avec une tristesse respectueuse, une rumeur de compassion la suivait. Sans mot
dire, Sizov lui frayait un passage, les gens s’écartaient
sans récriminer
et, obéissant
à
une force inexplicable, ils la suivaient lentement, échangeant
à
voix basse des paroles brèves.
Près
de la porte de la maison, la mère
se tourna vers eux, et, s’appuyant
au tronçon
de hampe, elle s’écria
d’une
voix pleine de reconnaissance :
—
Merci à
vous tous !
Et, de nouveau, se souvenant de sa pensée,
de cette pensée
nouveau-née
dans son cœur,
elle ajouta :
—
Notre Seigneur Jésus-Christ
ne serait pas venu dans le monde si les gens ne périssaient
pas pour sa gloire.
La foule la regarda silencieusement. Elle fit un geste
de la main et rentra chez elle avec Sizov. Les gens restés
à
la porte échangèrent
encore quelques réflexions,
puis ils s’en
allèrent
sans se hâter.
Deuxième
partie
I
…
Le reste de la journée
flotta dans un brouillard bariolé
de souvenirs, dans une fatigue extrême
qui oppressait le corps et l’âme.
Comme une tache grise, le petit officier sautillait sous les yeux de la mère ;
le visage bronzé
de Pavel, les yeux souriants d’André
luisaient dans un noir tourbillon mouvant…
La mère
allait et venait dans la chambre, elle s’asseyait
près
de la fenêtre,
regardait dans la rue, se levait de nouveau et fronçait
les sourcils ;
elle frémissait,
regardait autour d’elle ;
la tête
vide, elle cherchait, ne sachant pas elle-même
ce qu’elle
désirait… Elle but de l’eau
sans apaiser sa soif, sans éteindre
dans son cœur
l’ardent
brasier d’angoisse
et d’humiliation
qui la consumait. La journée
était
coupée
en deux parties, la première
avait un sens et un contenu, mais la seconde était
comme évaporée ;
c’était
un vide absolu. Pélaguée
ne trouvait pas de réponse
à
la question pleine de perplexité
qu’elle
se posait :
— Que
faire… maintenant ?
Maria Korsounova survint. Elle fit de grands gestes,
cria, pleura, frappa du pied, proposa et promit on ne sait quoi, menaça
on ne sait qui. Mais tout cela n’émut
pas la mère.
— Ah !
disait la voix criarde de Maria, tout de même
le peuple a été
touché…
Elle s’est
levée,
la fabrique, elle s’est
levée
tout entière !
— Oui,
oui, répondit
doucement Pélaguée
en hochant la tête ;
et ses yeux considéraient
d’un
regard fixe ce qui était
devenu le passé,
ce qui s’était
éloigné
d’elle
avec André
et Pavel. Elle ne pouvait pas pleurer. Son cœur
était
serré
et aride ;
ses lèvres
aussi étaient
sèches
comme son gosier. Ses mains tremblaient ;
de petits frissons lui glaçaient
le dos. Mais en elle subsistait une étincelle
de colère,
qui ne vacillait pas et piquait le cœur
comme une aiguille ;
et la mère
répondait
à
cette piqûre
par une froide promesse :
— Attendez !…
Alors, toussant avec bruit, elle fronçait
les sourcils. Le soir, les gendarmes arrivèrent.
Elle les accueillit sans étonnement,
sans crainte. Ils entrèrent
dans la maison à
grand fracas, avec un air de satisfaction. L’officier
au teint jaune dit en découvrant
ses dents :
— Eh
bien, comment allez-vous ?
C’est
la troisième
fois que nous nous voyons, n’est-ce
pas ?
La mère
garda le silence et passa sa langue sèche
sur ses lèvres ;
l’officier
parla beaucoup, d’un
ton savant ;
Pélaguée
sentit qu’il
avait du plaisir à
s’écouter.
Mais les paroles n’arrivaient
pas jusqu’à
elle et ne la troublaient pas. Cependant, lorsqu’il
lui dit :
— Tu
es coupable toi-même
de n’avoir
pas su inspirer à
ton fils le respect envers Dieu et l’Empereur…
Elle répondit
sans le regarder :
— Ce
sont les enfants qui sont nos juges… ils nous
condamneront en toute justice de les avoir abandonnés
sur une voie pareille…
— Quoi ?
cria l’officier,
parle plus haut !
— Je
dis que ce sont nos enfants qui sont nos juges !
répéta-t-elle
en soupirant.
Alors il se mit à
pérorer
d’une
voix rapide et irritée,
mais les phrases s’envolaient
sans toucher la mère.
Maria Korsounova avait été
requise comme témoin.
Debout à
côté
de Pélaguée,
elle ne la regardait pas ;
lorsque l’officier
lui adressait une question quelconque, elle s’inclinait
aussitôt
très
bas et répondait
d’une
voix monotone :
— Je
ne sais pas, Votre Noblesse !
Je suis une femme tout à
fait ignorante, je m’occupe
de mon commerce… grâce
à
ma bêtise,
je ne sais rien du tout…
— Tais-toi !
ordonna l’officier
en agitant sa moustache.
Maria s’inclina
et, lui faisait la nique sans qu’il
s’en
aperçût,
chuchota :
— Tiens,
prends ça
pour toi !
On lui donna l’ordre
de fouiller la mère.
Ses yeux papillotèrent,
se fixèrent
écarquillés
sur l’officier.
Elle dit d’un
ton effrayé :
— Je
ne sais comment m’y
prendre, Votre Noblesse !
Il frappa du pied et se fâcha.
— Eh
bien… Déboutonne-toi,
Pélaguée !
dit Maria.
Toute rouge, elle fouilla et tâta
les vêtements
de la mère
en chuchotant :
— Hein !
quels chiens ?
— Qu’est-ce
que tu dis ?
cria l’officier
avec rudesse, et il jeta un coup d’œil
dans l’encoignure
où
elle accomplissait sa besogne.
— C’est
une affaire de femme, Votre Noblesse !
murmura Korsounova d’une
voix craintive.
Lorsque l’officier
ordonna à
la mère
de signer le procès-verbal,
elle traça
ces mots d’une
écriture
gauche, en caractères
d’imprimerie :
« Pélaguée
Nilovna Vlassov, veuve d’un
ouvrier. »
— Qu’as-tu
écrit ?
Pourquoi as-tu écrit
cela ?
s’exclama
l’officier
en fronçant
dédaigneusement
le sourcil ;
et il ajouta avec un rire ironique :
— Quels
sauvages !
Les gendarmes partirent. La mère
se plaça
devant la fenêtre ;
les bras croisés
sur la poitrine, elle resta là
longtemps, les yeux fixés
devant elle sans rien voir. Ses sourcils étaient
relevés
et ses lèvres
pincées.
Elle serrait les mâchoires
avec tant de force qu’elle
en eut bientôt
mal aux dents. Il n’y
avait plus de pétrole
dans la lampe, la lumière
s’éteignait
avec de petits pétillements.
La mère
souffla sur la mèche
et resta dans l’obscurité.
Sa colère
et son humiliation avaient disparu ;
un nuage obscur et froid d’angoisse
éperdue
la pénétrait
et lui remplissait la poitrine, gênant
les battements de son cœur.
Elle demeura immobile jusqu’à
ce que ses yeux et ses jambes fussent fatigués.
Alors elle entendit Maria s’arrêter
sous la fenêtre
et crier d’une
voix avinée :
— Pélaguée !
tu dors ?
Ma pauvre malheureuse !… Dors, dors !
On outrage tout le monde, tout le monde !…
La mère
se coucha sur son lit sans se déshabiller
et tomba dans un profond sommeil, comme si elle eût
roulé
dans un précipice.
Elle vit en rêve
un tertre de sable jaune qui se trouvait au delà
du marais, sur le chemin de la ville. Au sommet de la pente conduisant aux
carrières
d’où
l’on
extrayait le sable, Pavel chantait doucement, avec la voix d’André :
Lève-toi,
lève-toi,
peuple opprimé…
Pélaguée
passa devant le monticule et regarda son fils en portant la main à
son front. La silhouette du jeune homme se détachait
nettement sur le fond bleu du ciel. Mais la mère
avait honte de s’approcher
de lui, car elle était
enceinte. Dans ses bras elle portait un autre enfant. Elle continua à
marcher. Dans les champs, des enfants jouaient avec une balle ;
ils étaient
nombreux et la balle était
rouge. Le bambin qu’elle
portait voulut aller s’amuser
avec les autres et se mit à
pleurer bruyamment. Elle lui donna le sein et revint sur ses pas ;
le monticule était
occupé
par des soldats dont les baïonnettes
se dirigeaient contre elle. Elle s’enfuit
vers une église
édifiée
en pleine campagne, une église
blanche, très
haute et légère,
comme si elle eût
été
formée
de nuages. On y célébrait
des funérailles ;
le cercueil était
grand et noir, hermétiquement
fermé.
Le prêtre
et le diacre, vêtus
d’aubes
immaculées,
chantaient :
— « Christ
est ressuscité
d’entre
les morts »…
Le diacre agita l’encensoir
et sourit à
la mère
en l’apercevant.
Il avait les cheveux roux et l’air
jovial, comme Samoïlov.
De la coupole tombaient des rayons de soleil aussi larges que des essuie-mains.
Dans le chœur,
des garçonnets
répétaient
à
mi-voix :
— « Christ
est ressuscité
d’entre
les morts »…
— Saisissez-les !
cria soudain le prêtre
en s’arrêtant
au milieu de l’église.
Son aube s’évapora,
tandis que des moustaches épaisses
et grises apparaissaient sur son visage. Tout le monde s’enfuit,
même
le diacre, qui jeta au loin l’encensoir
et se prit la tête
dans les mains, comme le Petit-Russien avait coutume de le faire. La mère
laissa choir l’enfant
sous les pieds des fidèles
qui l’évitaient
en jetant des regards craintifs sur le petit corps nu ;
elle se mit à
genoux et cria :
— N’abandonnez
pas l’enfant !
Prenez-le…
— « Christ
est ressuscité
d’entre
les morts !… »
chantait le Petit-Russien, les mains derrière
le dos, le sourire aux lèvres.
Pélaguée
se baissa, prit l’enfant
et le plaça
sur une charrette de planches à
côté
de laquelle marchait lentement Vessoftchikov ;
celui-ci riait en disant :
— On
m’a
donné
un travail pénible…
La rue était
sale ;
aux fenêtres
des maisons, les gens se montraient et sifflaient, criaient, gesticulaient. Le
jour était
clair, le soleil brillait avec ardeur ;
il n’y
avait d’ombre
nulle part.
— Chantez,
petite mère !
disait le Petit-Russien. C’est
la vie.
Et il chantait, dominant tous les bruits de sa bonne
voix souriante. La mère
le suivait et se plaignait :
— Pourquoi
se moque-t-il de moi ?
Mais, soudain, elle recula et tomba dans un gouffre
sans fond, qui grondait à
son approche…
Pélaguée
se réveilla,
toute frissonnante, couverte de sueur, et prêta
l’oreille
à
ce qui se passait en elle. Avec étonnement
elle constata le vide de sa poitrine. On eût
dit qu’une
main lourde et fureteuse s’était
emparée
de son cœur
et le serrait doucement, en un jeu cruel. La sirène
hurlait avec obstination ;
d’après
le son, la mère
calcula que c’était
déjà
le second appel. La chambre était
en désordre ;
les livres et les vêtements
gisaient pêle-mêle
sur le plancher sali ;
tout était
sans dessus dessous.
Elle se leva, commença
à
faire de l’ordre,
sans se laver, ni même
prier. À
la cuisine, elle aperçut
un bâton
portant encore un lambeau de calicot rouge ;
elle le prit d’un
air irrité
et allait le jeter sous le poêle ;
mais elle soupira, enleva le fragment d’étoffe
rouge, qu’elle
plia soigneusement et le mit dans sa poche. Ensuite elle lava à
grande eau le plancher et la fenêtre.
Elle s’habilla
et prépara
le samovar, puis s’assit
près
de la fenêtre
de la cuisine, en se répétant
la même
question que la veille :
— Que
faire maintenant ?
Se rappelant qu’elle
n’avait
pas encore prié,
elle se plaça
pendant quelques instants devant les images et s’assit
de nouveau. Son cœur
était
vide.
Le balancier de l’horloge
qui tictaquait d’habitude
avec agilité,
avait ralenti ses coups précipités.
Les mouches bourdonnaient hésitantes
et se débattaient
aveuglément
contre les vitres…
Un silence étrange
régnait
dans le faubourg, il semblait que les gens qui avaient tant crié
dans les rues la veille s’étaient
cachés
à
l’intérieur
des maisons et y réfléchissaient
en silence à
l’extraordinaire
journée.
Soudain, Pélaguée
se remémora
une scène
qu’elle
avait vue une fois, aux jours de sa jeunesse :
dans le vieux parc des seigneurs Zoussaïlov,
se trouvait un large étang
tout parfumé
de nénuphars.
Par une grise journée
d’automne,
elle avait passé
par là ;
un canot était
au milieu de la pièce
d’eau,
comme figé
sur l’onde
tranquille et sombre, piquée
de feuilles jaunies. Et de cette embarcation sans rames ni rameur, solitaire et
immobile sur l’eau
opaque, parmi les feuilles mortes, se dégageait
une tristesse profonde, un chagrin mystérieux.
Pélaguée
était
restée
là
longtemps, se demandant qui avait pu pousser le canot loin de la rive et
pourquoi. Il lui semblait maintenant qu’elle
était
elle-même
pareille à
cette nacelle qui jadis lui faisait penser à
un cercueil attendant un cadavre. Le soir du même
jour, on apprit que la femme de l’intendant
s’était
noyée ;
c’était
une petite femme à
la démarche
rapide, aux cheveux noirs éternellement
en désordre…
La mère
passa la main sur ses yeux, comme pour en chasser les souvenirs ;
sa pensée
frémissante
et cahotante glissa en palpitant vers les impressions de la veille, qui l’envahissaient.
Les yeux fixés
sur sa tasse de thé
refroidi, elle demeura longtemps immobile ;
dans son âme
se leva le désir
de voir quelqu’un
de simple et d’intelligent,
pour lui demander une foule de choses.
Et comme pour exaucer son désir,
Nicolas Ivanovitch arriva après
le dîner.
En le voyant, l’inquiétude
la saisit brusquement ;
elle dit d’une
voix faible, sans répondre
à
ses salutations :
— Ah !
petit père !
vous avez eu tort de venir !
c’est
imprudent, on vous arrêtera
si on vous voit !
Après
lui avoir serré
la main avec énergie,
Nicolas Ivanovitch consolida ses lunettes sur son nez, et se penchant à
l’oreille
de la mère,
il lui expliqua rapidement, à
voix basse :
— Nous
avons convenu, André,
Pavel et moi, que je viendrais vous chercher pour vous conduire à
la ville, le lendemain même
de leur arrestation, si elle avait lieu. On est venu perquisitionner ?
— Oui.
Ils ont cherché
partout, ils m’ont
même
fouillée.
Ces gens n’ont
point de conscience ni de pudeur !
— Pourquoi
en auraient-ils ?
demanda Nicolas en haussant les épaules ;
puis il lui exposa les raisons pour lesquelles elle devait aller vivre à
la ville.
Elle écoutait
cette voix amicale, pleine de sollicitude, regardait ce visage au pâle
sourire, et s’étonnait
de la confiance que lui inspirait cet homme.
— Du
moment que Pavel l’a
décidé,
et si je ne vous gêne
pas… dit-elle.
— Ne
vous inquiétez
pas de cela. Je vis seul, ma sœur
ne vient que rarement…
— Mais
je veux travailler, je veux gagner mon pain !
— Si
vous voulez travailler, on vous trouvera de l’ouvrage !
Pour elle, l’idée
de travail était
liée
indissolublement au genre d’activité
de son fils, d’André
et de leurs camarades. Elle se rapprocha de Nicolas et lui demanda en le
regardant dans les yeux :
— Vous
croyez ?…
— Mon
ménage
n’est
pas bien grand ;
quand on est seul…
— Ce
n’est
pas de cela que je parle, je parle de la grande affaire…
expliqua-t-elle à
voix basse.
Blessée
de ne pas avoir été
comprise, elle poussa un soupir de tristesse. Nicolas se leva et dit d’un
ton grave, en souriant de ses yeux myopes :
— Pour
la grande cause aussi, vous aurez de l’ouvrage,
si vous le voulez…
Une pensée
simple et claire se forma vivement en elle. Une fois déjà,
elle avait réussi
à
aider Pavel ;
peut-être
y parviendrait-elle encore ?
Plus il y aurait de gens qui travailleraient à
cette cause, plus il serait évident
aux yeux du monde que Pavel avait raison de la défendre.
Tout en examinant le bon visage de Nicolas Ivanovitch, elle s’attendait
à
ce qu’il
parlât
avec compassion de Pavel, d’André
et d’elle-même,
mais il ajouta seulement, en se caressant la barbe avec des gestes absorbés :
— Si
vous pouviez savoir de Pavel, quand vous le verrez, l’adresse
des paysans qui ont demandé
un journal…
— Je
la connais !
s’écria-t-elle
pleine de joie. Je sais qui ils sont et où
ils sont. Donnez-moi le journal, je le leur porterai. Je les trouverai et ferai
tout ce que vous me direz… Personne ne supposera que je
porte des livres défendus.
Grâce
à
Dieu, j’en
ai introduits à
la fabrique par kilos.
Elle eut soudain le désir
de s’en
aller n’importe
où,
par les grandes routes, les forêts
et les villages, le bâton
à
la main, la besace à
l’épaule.
— Chargez-moi
de cette besogne-là,
je vous en prie, mon ami, dit-elle. J’irai
partout où
vous voudrez. N’ayez
pas peur, je trouverai mon chemin dans n’importe
quelle province. Je marcherai été
et hiver… jusqu’à
ma tombe ;
je serai une apôtre,
par amour de la vérité ;
mon sort ne sera-t-il pas digne d’envie ?
C’est
une belle existence que celle des voyageurs ;
ils s’en
vont par la terre, ne possédant
rien et n’ayant
besoin de rien, sauf de pain ;
ils n’humilient
personne ;
et ils parcourent le monde, tranquilles et inaperçus… Moi aussi, je vivrai ainsi… j’arriverai
jusqu’à
Pavel, jusqu’à
André,
jusqu’à
l’endroit
où
ils seront…
Elle s’attrista
en se voyant en pensée
sans foyer, errante, mendiant au nom de Dieu sous les fenêtres
des chaumières
villageoises…
Nicolas lui prit doucement la main et la caressa de
ses doigts chauds.
— Nous
parlerons de cela plus tard !
dit-il en regardant l’horloge.
Vous vous chargez d’une
besogne dangereuse… réfléchissez !
— Mon
bon ami !
s’exclama-t-elle.
À
quoi bon réfléchir ?
Les enfants, le plus pur de notre sang, les morceaux de notre cœur,
qui nous sont chers par-dessus tout, sacrifient leur liberté
et leur vie, ils périssent
sans regret pour eux-mêmes ;
que ne ferais-je donc pas, moi qui suis mère ?
Nicolas pâlit :
— Savez-vous,
c’est
la première
fois que j’entends
des paroles de ce genre…
— Que
puis-je dire !
fit-elle en hochant la tête
tristement ;
et elle laissa retomber les bras en un geste d’impuissance.
Si j’avais
des mots pour parler de mon cœur
de mère…
Elle se leva, poussée
par la force qui se développait
en elle et exaltait dans son cerveau d’ardentes
paroles de mécontentement.
— …
Il y en a beaucoup qui pleureraient… même
les méchants,
les êtres
sans conscience…
Nicolas se leva et regarda l’heure
encore une fois.
— Ainsi,
c’est
décidé,
vous viendrez à
la ville, chez moi !
La mère
hocha la tête
sans rien dire.
— Quand ?
le plus vite possible !
et il ajouta doucement :
Je serai inquiet, à
votre sujet, vrai !
Elle le regarda avec étonnement :
quel intérêt
pouvait-elle lui inspirer ?
Il se tenait là,
tête
baissée,
un sourire embarrassé
aux lèvres,
myope et un peu voûté,
vêtu
d’un
modeste veston noir.
— Avez-vous
de l’argent ?
demanda-t-il sans la regarder.
— Non.
Il sortit vivement une bourse de sa poche, l’ouvrit
et la lui tendit :
— Tenez,
prenez, s’il
vous plaît…
La mère
eut un sourire involontaire, elle fit en hochant la tête :
— Tout
a changé !
L’argent
lui-même
n’a
pas de valeur pour vous autres. Les gens sont prêts
à
tout pour en avoir, ils perdent même
leur âme… et pour vous, ce n’est
que du papier… des rondelles de cuivre…
On dirait que vous n’en
avez que par bonté
envers autrui.
— L’argent
est une chose bien désagréable
et incommode, repris Nicolas Ivanovitch en riant. C’est
toujours si gênant
d’en
recevoir ou d’en
donner…
Il prit la main de la mère,
la serra avec force.
— Vous
viendrez le plus vite possible, n’est-ce
pas ?
répéta-t-il.
Et, comme toujours, il s’éloigna
sans bruit.
L’ayant
reconduit, la mère
pensa :
— Il
est si bon !
et pourtant, il ne nous a pas plaints…
Et elle ne put se rendre compte si cela lui était
désagréable
ou si elle en était
seulement étonnée.
II
Quatre jours après
la visite de Nicolas, Pélaguée
se mit en route pour aller chez lui. Lorsque le char qui l’emportait
avec ses deux malles eut traversé
le faubourg et fut arrivé
dans les champs, elle se retourna et sentit soudain qu’elle
quittait à
jamais cet endroit, où
la période
la plus sombre et la plus pénible
de sa vie s’était
écoulée,
et où
une autre avait commencé,
une ère
pleine de nouveaux chagrins et de joies nouvelles et qui dévorait
les jours avec rapidité.
Pareille à
une immense araignée
rouge foncé,
la fabrique s’étalait
sur le sol noir de suie et élevait
bien haut dans l’air
ses immenses cheminées.
Autour d’elle
se serraient les petites maisons d’ouvriers.
Grisâtres
et aplaties, elles formaient un groupe compact au bord du marais et avaient l’air
de se regarder plaintivement avec leurs petites fenêtres
ternes. L’église
se dressait parmi elles, rouge comme la fabrique, et son clocher paraissait
moins élevé
que les cheminées
de l’usine.
La mère
soupira, défit
le col de son corsage qui la gênait ;
elle était
triste, mais d’une
tristesse sèche
comme la poussière
d’un
jour d’été.
—
Marche !
murmurait le voiturier en tirant sur les rênes.
C’était
un bancal d’âge
incertain, dont les yeux étaient
incolores et les rares cheveux déteints.
Oscillant sur ses hanches, il marchait à
côté
de son char ;
on sentait fort bien que le but du voyage, quel qu’il
fût,
lui était
parfaitement indifférent.
—
Marche, disait-il d’une
voix blanche en allongeant d’une
manière
bizarre ses jambes torses, chaussées
de lourdes bottes toutes crottées.
La mère
promenait son regard autour d’elle.
Les champs étaient
aussi vides que son âme…
Le cheval, hochant lamentablement la tête,
enfonçait
les pieds dans le sable profond, qui criait, faiblement réchauffé
par le soleil. La charrette, mal graissée
et en mauvais état,
grinçait
à
chaque tour de roue. Tous ces bruits se mêlaient
à
la poussière.
Nicolas Ivanovitch habitait, à
l’extrémité
de la ville, un petit pavillon vert, adossé
à
une noire maison de deux étages,
croulante de vieillesse, dans une rue déserte.
Il y avait un jardin devant le pavillon, et par les fenêtres
des trois pièces
pénétraient
de frais rameaux d’acacias,
de lilas, de jeunes peupliers argentés.
Les chambres étaient
propres et silencieuses ;
des ombres muettes et dentelées
tremblaient sur le plancher ;
le long des murs étaient
suspendus des rayons couverts de livres, avec quelques portraits de gens graves
et imposants.
—
Vous sentirez-vous bien ici ?
demanda Nicolas en conduisant la mère
dans une chambre dont une fenêtre
donnait sur le jardin, et une autre sur la cour recouverte d’un
épais
gazon. Et, là
aussi, les murs étaient
garnis de rayons chargés
de livres.
—
J’aime
mieux la cuisine.
Il lui semblait que Nicolas avait peur de quelque
chose. Il la dissuada d’un
air embarrassé
et lorsqu’elle
renonça
à
rester dans la cuisine, il redevint brusquement satisfait.
Dans les trois chambres régnait
une atmosphère
particulière :
il était
agréable
d’y
respirer, mais la voix s’y
faisait plus basse instinctivement ;
on n’avait
pas envie de parler fort, ni de troubler la paisible méditation
des personnages qui vous regardaient du haut de leurs cadres avec un air
concentré.
—
Il faut arroser les plantes !
dit la mère
en tâtant
du doigt la terre des vases.
—
Oui, oui, dit le maître
de la maison avec confusion. Vous savez, j’aime
les fleurs, mais je n’ai
pas le temps de m’en
occuper.
Pélaguée
remarqua que, même
dans son confortable appartement, Nicolas marchait avec prudence, sans bruit,
comme étranger
et lointain à
tout ce qui l’entourait.
Il plaçait
son visage tout près
de ce qu’il
voulait voir, arrangeait ses lunettes avec les doigts minces de sa main droite,
braquant une question muette sur l’objet
qu’il
considérait.
On aurait dit qu’il
venait d’arriver
avec la mère,
que tout dans la pièce
lui était
inconnu. Alors, le voyant si distrait, Pélaguée
se sentit tout à
fait chez elle dans cet appartement.
Elle suivit Nicolas, notant dans sa mémoire
la place de chaque chose et le questionnant sur sa manière
de vivre ;
il répondait
du ton embarrassé
de quelqu’un
qui a conscience de ne pas agir comme il le devrait, mais qui ne sait pas
adopter d’autre
ligne de conduite.
Après
avoir arrosé
les plantes et réuni
en un seul tas les cahiers de musique épars
sur le piano, la mère
aperçut
le samovar.
—
Il faut le nettoyer !
fit-elle.
Nicolas passa le doigt sur le métal
terni et, le portant à
son nez, l’examina
attentivement. Cela fit rire Pélaguée.
Lorsqu’elle
se fut couchée
et qu’elle
se remémora
sa journée,
elle dressa la tête
et regarda autour d’elle.
Pour la première
fois de sa vie, elle était
chez un étranger
et elle n’en
était
pas troublée.
Elle pensa à
son hôte
avec sollicitude et se promit de mettre dans la vie de Nicolas un peu de chaude
affection. Elle était
touchée
par la gaucherie, la maladresse ridicule de son hôte,
par son éloignement
de tout ce qui était
coutumier, par l’expression
à
la fois enfantine et sage de ses yeux clairs. Puis sa pensée
bondit vers son fils ;
elle revécut
les incidents du Premier Mai. Et la douleur de cette journée
était
particulière
comme la journée
l’était
elle-même :
cette douleur ne courbait pas la tête
vers le sol comme le fait un coup de poing, mais elle meurtrissait le cœur
de mille piqûres
et excitait une colère
sourde qui redressait le dos courbé
de la vieille.
—
Les enfants s’en
vont par le monde… pensait-elle en prêtant
l’oreille
aux bruits, étrangers
pour elle, de la vie nocturne de la ville et qui se glissaient par la fenêtre
ouverte, agitant le feuillage du jardin ;
ils venaient de loin, fatigués
et atténués
et mouraient doucement dans la chambre.
Le lendemain, de bonne heure, la mère
nettoya le samovar et l’alluma ;
elle serra la vaisselle sans bruit ;
puis elle s’assit
dans la cuisine en attendant le réveil
de son hôte.
Un accès
de toux se fit entendre et Nicolas parut, tenant ses lunettes à
la main.
Après
avoir répondu
à
son bonjour, la mère
porta le samovar dans la salle à
manger, tandis que Nicolas en se lavant répandait
l’eau
sur le plancher et laissait tomber son savon, sa brosse, sans cesser de
grommeler contre lui-même.
Pendant le déjeuner,
Nicolas dit à
la mère :
—
Je m’occupe
d’une
bien triste besogne à
l’administration
provinciale :
j’observe
comment nos paysans se ruinent…
Il répéta
avec un sourire contraint :
—
Oui, j’observe,
c’est
le mot. Les gens ont faim, ils s’en
vont prématurément
au tombeau, épuisés
par la misère ;
les enfants sont faibles dès
leur naissance, ils meurent comme des mouches en automne…
nous savons tout cela… nous connaissons les causes de
ces calamités,
et quand nous les avons examinées,
nous recevons notre traitement… Et c’est
tout…
—
Qu’est-ce
que vous êtes,
un ancien étudiant ?
demanda Pélaguée.
—
Non, j’étais
maître
d’école
de village… Mon père
est directeur de fabrique à
Viatka ;
et moi, je me suis fait instituteur. Mais j’ai
distribué
des livres aux habitants du village, et on m’a
mis en prison. Ensuite, j’ai
été
employé
dans une librairie ;
là,
j’ai
agi avec imprudence et l’on
m’a
arrêté
de nouveau ;
on m’a
envoyé
dans la province d’Arkhangel… J’eus
des ennuis avec le gouvernement, qui m’expédia
sur les bords de la mer Blanche, dans un hameau où
je suis resté
cinq ans…
Sa voix résonnait
calme et égale
dans la pièce
claire et inondée
de soleil.
Bien souvent, la mère
avait entendu des histoires de ce genre ;
elle n’avait
pu comprendre pourquoi on les racontait si tranquillement, sans jamais accuser
personne des souffrances, qu’on
semblait considérer
comme inévitables.
—
Ma sœur
arrivera aujourd’hui,
annonça-t-il.
—
Elle est mariée ?
—
Elle est veuve. Son mari a été
exilé
en Sibérie ;
mais il s’échappa
et prit froid en route ;
il est mort à
l’étranger,
il y a deux ans…
—
Elle est plus jeune que vous ?
—
Non, elle a six ans de plus… Je lui dois beaucoup… Vous l’entendrez
jouer sur ce piano, qui est à
elle… d’ailleurs,
il y a beaucoup de choses ici qui lui appartiennent…
les livres sont à
moi…
—
Où
demeure-t-elle ?
—
Partout !
répondit-il
avec un sourire. Partout où
on a besoin d’une
créature
audacieuse, on la trouve…
—
Elle s’occupe
aussi de notre cause ?
—
Bien entendu !
Il partit pour son bureau, et la mère
songea à
cette cause qui rendait de jour en jour les hommes plus calmes et plus obstinés.
Et il lui sembla qu’elle
était
comme devant une montagne, dans l’obscurité.
Vers midi, arriva une dame grande et bien faite, vêtue
de noir. Quand la mère
lui eut ouvert la porte, elle jeta à
terre une petite valise jaune et saisit vivement la main de Pélaguée
en disant :
—
Vous êtes
la mère
de Pavel Vlassov, n’est-ce
pas ?
—
Oui, c’est
moi !
répondit
Pélaguée,
gênée
par l’élégance
de la dame.
—
Vous êtes
telle que je me le figurais !
Mon frère
m’a
écrit
que vous iriez vivre chez lui !
Il y a longtemps que nous sommes amis, votre fils et moi…
Il m’a
souvent parlé
de vous…
Elle avait la voix sourde et parlait lentement, mais
ses mouvements étaient
vifs et décidés.
Ses grands yeux gris avaient un sourire franc et jeune. De fines petites rides
rayonnaient déjà
sur ses tempes et des cheveux blancs comme l’argent
brillaient au-dessus de ses oreilles menues.
—
J’ai
faim !
déclara-t-elle.
J’aimerais
bien boire une tasse de café…
—
Je vais en faire immédiatement,
dit la mère,
et, sortant une cafetière
de l’armoire,
elle demanda à
voix basse :
—
Pavel parle-t-il vraiment de moi ?
—
Certainement, et souvent même !
La sœur
de Nicolas tira un petit étui
de sa poche, prit une cigarette et l’alluma ;
marchant à
grands pas dans la pièce,
elle reprit :
—
Vous êtes
très
inquiète
à
son sujet ?
Tout en regardant la flamme bleuâtre
de la lampe à
esprit de vin trembler sous la cafetière,
la mère
souriait. Son embarras avait disparu dans la profondeur de sa joie.
« Ainsi,
il parle de moi, mon chéri ! »
pensa-t-elle. Elle reprit :
—
Vous me demandez si je suis inquiète ?… Naturellement, c’est
douloureux… mais c’était
pire, auparavant… maintenant, je sais qu’il
n’est
pas seul…
Fixant ses yeux sur le visage de la visiteuse, elle
lui demanda :
—
Comment vous appelez-vous ?
—
Sophie !
La mère
l’examina
avec attention. Il y avait quelque chose de hardi, de trop audacieux et de trop
précipité
chez cette femme. Elle parlait avec assurance.
—
L’important
c’est
que les camarades ne restent pas trop longtemps en prison, c’est
qu’ils
soient vite jugés.
Et dès
que Pavel sera en Sibérie,
nous le ferons évader… on ne peut se passer de lui ici…
Après
avoir cherché
des yeux un endroit où
elle pût
jeter sa cigarette, Sophie l’enfonça
dans un pot de fleurs.
—
Vous allez faire périr
la plante !
remarqua machinalement la mère.
—
Pardon !
dit Sophie, Nicolas me le répète
sans cesse… Et retirant le bout de sa cigarette, elle
le lança
par la fenêtre…
—
Je vous prie de m’excuser !
J’ai
parlé
sans réfléchir.
Est-ce à
moi de vous reprendre ?…
—
Et pourquoi pas, si je suis une sotte ?
répartit
tranquillement Sophie en haussant les épaules.
Le café
est prêt.
Merci !
Pourquoi une seule tasse !
Vous n’en
voulez pas ?
Et, prenant la mère
par les épaules,
elle l’attira
à
elle, la regarda fixement, et lui demanda avec étonnement :
—
Vous gêneriez-vous ?
La mère
répondit
en souriant :
—
Je suis arrivée
ici hier, et je me conduis comme si j’étais
chez moi et vous connaissais depuis longtemps… je n’ai
peur de rien, je dis ce que je veux, je fais même
des observations…
—
Et c’est
très
bien !
s’exclama
Sophie.
—
Je ne sais plus où
j’ai
la tête… je ne me reconnais plus moi-même !
continua la mère.
Autrefois, on tournait longtemps autour des gens avant de leur parler à
cœur
ouvert, et maintenant l’âme
ne craint plus rien, et on dit du coup des choses que l’on
n’aurait
pas même
pensées
autrefois… et que de choses !…
Sophie alluma une seconde cigarette ;
ses yeux gris posaient sur la mère
un regard caressant.
—
Vous dites que vous organiserez l’évasion
de Pavel… mais comment vivra-t-il après ?
Pélaguée
était
parvenue à
formuler la question qui la tourmentait.
—
Ce sera bien facile !
répondit
Sophie en se versant encore du café.
Il vivra comme vivent un grand nombre d’évadés… Je viens d’aller
en chercher un que j’ai
accompagné
jusqu’à
l’étranger,
c’est
aussi un homme très
précieux,
un ouvrier du Sud ;
il a été
condamné
à
cinq ans d’exil
et a subi trois ans et demi de sa peine. C’est
pourquoi je suis si élégante.
Vous croyez que c’est
mon habitude ?
Je déteste
les garnitures et les froufrous… L’homme
est simple, il doit s’habiller
simplement, avec beauté,
mais simplement…
La mère
dit à
voix basse, en hochant la tête :
—
Ah !
c’est
le Premier Mai qui m’a
brouillé
les idées !
Je me sens mal à
mon aise, il me semble que je suis deux routes à
la fois… tantôt
je crois que je comprends tout, tantôt
je suis dans le brouillard… Ainsi vous, par exemple… vous êtes
une dame… vous travaillez à
la cause… Vous connaissez Pavel…
et vous l’appréciez… je vous en remercie…
—
Non, c’est
vous qu’il
faut remercier !
fit Sophie en riant.
—
Moi ?
Ce n’est
pas moi qui lui ai enseigné
tout cela !
répondit
la mère
avec un soupir. Donc, je vous disais, continua-t-elle :
tantôt
tout me paraît
simple, tantôt
je ne puis comprendre cette simplicité…
Ainsi, maintenant, je suis calme, et, tout à
coup, j’ai
peur d’être
si calme. J’ai
eu peur toute ma vie… et maintenant qu’il
y a des raisons de craindre, je n’ai
presque plus peur… Pourquoi cela ?
je ne le sais pas !…
Sophie répondit
pensivement :
—
Le jour viendra où
vous comprendrez tout !… Je crois qu’il
est temps d’abandonner
toutes ces splendeurs…
Après
avoir posé
le bout de sa cigarette dans sa soucoupe, elle secoua la tête,
et ses cheveux dorés
se répandirent
en mèches
épaisses
sur ses épaules ;
elle sortit…
La mère
la suivit des yeux, soupira, regarda autour d’elle
et se mit en devoir de serrer la vaisselle, sans pensée,
accablée
par une demi-somnolence qui l’apaisait.
III
Nicolas rentra vers quatre heures. Au dîner,
Sophie raconta en riant comment elle avait été
à
la rencontre du prisonnier ;
elle parlait de la terreur qui lui faisait voir des espions partout, de la
conduite bizarre de l’homme
échappé…
Quelque chose dans le ton de sa voix rappelait à
la mère
les fanfaronnades d’un
ouvrier qui a achevé
un travail difficile et dont la perfection l’enchante.
Maintenant, Sophie était
vêtue
d’une
robe grise légère
et flottante, qui tombait des épaules
jusqu’aux
pieds en plis harmonieux, vaporeuse et simple. Elle paraissait plus grande que
dans l’autre
costume ;
ses yeux semblaient assombris et ses mouvements plus calmes.
—
Il faut que tu t’occupes
d’une
autre affaire, Sophie !
dit Nicolas après
le dîner… Tu le sais, nous avons l’intention
d’éditer
un journal pour la campagne… mais, grâce
aux dernières
arrestations, les liens qui nous unissaient aux paysans sont rompus. Seule, Pélaguée
sait comment trouver l’homme
qui se chargera de la distribution du journal… Pars
avec elle… le plus tôt
possible…
—
Bien !
dit Sophie en se remettant à
fumer. Est-ce entendu, mère ?
—
Pourquoi pas ?
Allons !
—
C’est
loin ?
—
À
quatre-vingts kilomètres
environ…
—
Parfait !… Il faut que je joue du piano…
Supporterez-vous un peu de musique ?
—
Ne me demandez rien, faites comme si je n’étais
pas là !
dit la mère,
en s’asseyant
dans un coin du canapé
recouvert de toile cirée.
Elle voyait que le frère
et la sœur,
sans avoir l’air
de faire attention à
elle, la mêlaient
toujours à
leur conversation.
—
Écoute,
Nicolas, c’est
du Grieg !
Je l’ai
apporté
aujourd’hui.
Ferme la fenêtre !
Elle ouvrit le cahier et caressa doucement les touches
de la main gauche. Les cordes se mirent à
vibrer en sonorités
moelleuses et épaisses.
D’abord
un profond soupir, puis une autre note se joignit aux premières,
riche et frémissante
d’ampleur.
Les doigts de la main droite s’éveillèrent
avec des résonances
pleines de clarté,
des cris pareils à
ceux d’un
oiseau effrayé ;
ils se balancèrent,
battirent des ailes sur le fond noir des notes basses qui chantaient,
harmonieuses et mesurées,
comme les vagues de la mer fatiguée
par la tempête.
En réponse
à
la chanson, des ondes lourdes d’accords
graves pleuraient douloureusement, engloutissant les plaintes, les questions,
les gémissements
fondus dans un rythme angoissé.
Parfois, en un essor désespéré,
la mélodie
sanglotait, languissante ;
puis elle tombait, rampait, chancelait sur le torrent épais
et glissant des basses, se noyait et disparaissait pour se faire de nouveau
jour au travers du grondement égal
et monotone ;
elle s’élargissait,
tintait et se dissolvait dans un puissant battement de notes humides qui l’éclaboussaient,
soupirant sans se lasser, avec la même
force et le même
calme…
Au commencement, la musique ne toucha pas la mère,
elle ne comprenait pas ;
c’était
pour elle comme un chaos sonore. Son ouïe
ne pouvait saisir la mélodie
dans la palpitation complexe de la foule des notes. À
demi somnolente, elle regardait Nicolas, assis dans l’autre
coin du canapé,
les jambes repliées
sous lui ;
elle étudiait
le profil sévère
de Sophie, la tête
courbée
sous sa pesante toison de cheveux dorés.
Le soleil se couchait, un rayon tremblant nimba d’abord
la tête
et l’épaule
de Sophie, puis, glissant sur les touches du piano, il flotta sous les doigts
de la musicienne. La mélodie
remplissait la chambre, et le cœur
de la mère
s’éveillait
sans qu’elle
s’en
doutât.
Trois notes, vibrantes comme la voix de Fédia
Mazine, se succédaient
avec régularité
et se soutenaient mutuellement à
la même
hauteur, comme trois poissons argentés
dans un ruisseau… brillant dans le torrent des sons… Parfois une autre note encore se joignait à
elles ;
et toutes ensemble, elles chantaient une chanson ingénue,
triste et caressante. Pélaguée
commençait
à
les suivre et à
en attendre le retour, elle n’écoutait
qu’elles,
les séparant
du chaos inquiet des sons que peu à
peu elle n’entendait
plus…
Et soudain, du tréfonds
obscur de son passé,
monta le souvenir d’une
humiliation depuis longtemps oubliée
et qui ressuscitait maintenant avec une cruelle netteté.
Une fois, son mari était
rentré
fort avant dans la nuit, complètement
ivre ;
il l’avait
tirée
par le bras, jetée
à
bas du lit et frappée
à
coups de pieds, en hurlant :
—
Va-t’en,
canaille, tu m’ennuies !… Va-t’en !
Pour échapper
à
ses coups, elle avait vite pris dans ses bras son enfant, alors âgé
de deux ans, et, redressée
sur les genoux, elle se protégeait
avec le petit corps comme avec un bouclier. Pavel pleurait, se débattait,
effrayé,
nu, tiède.
—
Va-t’en !
criait Mikhaïl
de sa voix rugissante.
Elle avait sauté
sur ses pieds et courût
à
la cuisine ;
alors, ayant jeté
une camisole sur ses épaules
et enveloppé
l’enfant
dans un châle,
sans mot dire, sans plainte, ni prière,
nu-pieds, elle était
sortie dans la rue. On était
au mois de mai ;
la nuit était
fraîche ;
la poussière
de la rue se collait à
ses pieds, pénétrant
sa peau et la glaçant.
L’enfant
pleurait et se débattait.
Elle découvrit
son sein, serra son fils contre elle ;
et, chassée
par la peur, elle s’en
alla dans la rue obscure, en chantonnant pour endormir le petit. Le jour allait
se lever. Pélaguée
avait honte à
l’idée
que quelqu’un
pourrait la rencontrer demi-nue. Elle descendit au bord du marais, s’assit
à
terre sous un groupe compact de jeunes trembles… Elle
resta là
longtemps, enveloppée
par la nuit, les yeux dilatés
fixés
sur les ténèbres,
chantant craintivement pour bercer son enfant endormi et son cœur
outragé.
Soudain, un oiseau noir et silencieux s’envolant
au-dessus de sa tête
avait pris son essor dans le ciel et avait réveillé
la mère.
Toute tremblante de froid, elle se leva et rentra chez elle, allant au-devant
de la terreur coutumière,
des coups et des outrages incessants…
Pour la dernière
fois, un accord sonore, indifférent
et froid soupira et se figea.
Sophie se retourna et demanda à
mi-voix à
son frère :
—
Cela te plaît ?
—
Oui, beaucoup !
répondit-il
en tressaillant comme s’il
sortait d’un
rêve,
beaucoup…
Un arpège
doux et harmonieux s’égrena
sous les doigts de Sophie.
Dans la poitrine de la mère,
l’écho
des souvenirs chantait et tremblait. Elle aurait voulu que la musique continuât.
Une pensée
germait en elle.
—
Voilà
des gens qui vivent tranquillement… le frère
et la sœur… amicalement… Ils font de la musique… Ils ne jurent pas, ils ne boivent pas d’eau-de-vie,
ils ne se querellent pas pour des stupidités… Ils ne songent pas à
s’offenser
mutuellement, comme c’est
le cas chez tous les gens de condition obscure…
Sophie fumait une cigarette ;
elle fumait beaucoup, presque sans s’arrêter.
—
C’était
le morceau favori du pauvre Kostia !
dit-elle en aspirant vivement la fumée,
et elle plaqua de nouveau un accord triste et faible. Comme j’aimais
le lui jouer !
Il était
subtil, il n’y
avait rien qu’il
ne comprît… Il était
accessible à
tout…
—
C’est
de son mari sans doute, qu’elle
parle !
se dit la mère.
Et elle sourit…
—
Combien de bonheur cet homme m’a
donné !
continua Sophie à
voix basse, accompagnant ses pensées
par de légers
accords. Comme il savait vivre !… Constamment la joie, une joie enfantine, vivante, éclatait
en lui…
—
Enfantine !
répéta
la mère
au-dedans d’elle-même.
—
Oui !
dit Nicolas en tourmentant sa petite barbiche, une âme
chantante…
Sophie jeta sa cigarette allumée,
se tourna vers la mère,
et lui demanda :
—
Ce tapage ne vous ennuie pas ?
—
Je vous ai dit de ne rien me demander, répondit
la mère
avec un léger
mécontentement,
qu’elle
ne parvint pas à
cacher ;
je ne comprends rien… Je suis là
à
écouter,
à
penser…
—
Non, il faut que vous compreniez !
répliqua
Sophie. Une femme, surtout si elle est triste, ne peut pas ne pas comprendre la
musique…
Elle frappa les touches avec force ;
un cri violent retentit comme si quelqu’un
eût
appris une de ces terribles nouvelles qui frappent au cœur
et arrachent des plaintes poignantes. Des voix jeunes palpitèrent,
effrayées
et déconcertées
et s’enfuirent
rapides on ne sait où ;
de nouveau, une voix sonore et irritée
résonna,
couvrant tout le reste… Sans doute un malheur était
arrivé,
mais excitait la colère… non les gémissements.
Puis une autre voix énergique
et caressante survint et se mit à
chanter une chanson belle et naïve
qui persuadait et entraînait.
Sourdes et offensées,
les voix des basses grondaient…
Sophie joua longtemps. La mère
était
troublée.
Elle aurait voulu pouvoir demander de quoi parlait cette musique qui faisait naître
en elle des images indistinctes, des sentiments, des pensées
sans cesse changeants. Le chagrin et l’angoisse
cédaient
la place à
des éclairs
de joie paisible ;
il semblait qu’une
volée
d’oiseaux
invisibles tournoyaient dans la chambre, frôlant
le cœur
de leurs ailes délicates,
chantant gravement quelque chose qui provoquait instinctivement la pensée
par des paroles insaisissables, encourageant le cœur
par de vagues espérances,
l’emplissant
de force et de fraîcheur.
Pélaguée
ressentait un désir
ardent de dire quelque chose de bon à
ses deux compagnons. Elle souriait doucement, enivrée
par la musique.
Cherchant des yeux ce qu’elle
pourrait bien faire, elle s’en
alla à
la cuisine sur la pointe des pieds, pour préparer
le samovar.
Son désir
d’être
utile ne s’éteignit
pas ;
il battait dans son cœur
avec une régularité
obstinée ;
elle servit le thé
avec un sourire embarrassé
et ému,
comme si elle eût
enveloppé
son âme
avec de tièdes
pensées
de tendresse, qu’elle
partageait également
entre elle et ses compagnons.
—
Nous autres gens du peuple, dit-elle, nous sentons tout, mais il nous est
difficile de nous exprimer, nos idées
sont flottantes ;
nous sommes honteux de ne pouvoir dire ce que nous comprenons. Et souvent, en
conscience, nous nous irritons contre nos pensées
et aussi contre ceux qui nous les suggèrent,
nous nous irritons contre eux et nous les chassons. La vie est agitée ;
de tous côtés,
elle nous frappe et nous meurtrit ;
nous voudrions nous reposer… mais les pensées
réveillent
l’âme
et lui ordonnent de regarder…
Nicolas écoutait
en hochant la tête ;
il essuyait ses lunettes d’un
geste saccadé ;
Sophie dévisageait
la mère
et oubliait sa cigarette éteinte.
Elle était
toujours assise au piano et en caressait de temps en temps les touches. L’accord
se mêlait
doucement aux discours de la mère,
qui se hâtait
de revêtir
ses sentiments de paroles sincères
et simples.
—
Maintenant, je puis un peu parler de moi-même,
des miens… parce que je comprends la vie, et j’ai
commencé
à
comprendre quand j’ai
pu comparer. Avant, je n’avais
pas de points de comparaison. Dans notre classe, tous vivent de même.
Maintenant, je vois comment les autres vivent, je me rappelle comment je vivais
moi-même
et il m’est
dur de m’en
souvenir… Enfin, on ne revient pas en arrière ;
si même
on le faisait, on ne retrouverait pas sa jeunesse…
Elle baissa la voix et continua :
—
Peut-être
que je dis des choses fausses ou inutiles, puisque vous savez tout vous-mêmes… mais, voyez-vous, c’est
de moi que je parle… et c’est
vous qui m’avez
placée
à
côté
de vous.
Des larmes de joyeuse reconnaissance tremblaient dans
sa voix ;
elle regarda ses hôtes
avec des yeux souriants et reprit :
—
Je voudrais vous ouvrir mon cœur
pour que vous voyiez combien je vous veux de bien.
—
Nous le voyons déjà !
dit Nicolas avec bonté.
Et nous sommes heureux de vous avoir avec nous.
—
Savez-vous ce qu’il
me semble ?
continua-t-elle, toujours à
voix basse et en souriant, il me semble que j’ai
trouvé
un trésor,
que je suis devenue riche, que je puis combler de cadeaux tout le monde… C’est
peut-être
seulement l’effet
de ma bêtise…
—
Ne parlez pas ainsi !
dit gravement Sophie.
Pélaguée
ne pouvait apaiser son désir ;
elle leur parla encore de ce qui était
nouveau pour elle et lui semblait d’une
importance inappréciable.
Elle leur raconta sa pauvre existence pleine d’humiliations
et de souffrance résignée ;
parfois, elle s’interrompait ;
il lui semblait qu’elle
s’était
éloignée
d’elle-même,
qu’elle
parlait d’elle
comme de quelqu’un
d’autre…
Sans colère,
avec des mots ordinaires et un sourire de compassion sur les lèvres,
elle déroulait
devant Nicolas et sa sœur
l’histoire
monotone et grise de ses tristes jours, dénombrant
les coups reçus
de son mari, étonnée
elle-même
de la futilité
des prétextes
qui les amenaient, étonnée
de n’avoir
pas su les éviter…
Nicolas et Sophie l’écoutaient
en silence, attentivement ;
ils étaient
écrasés
par le sens profond de cette histoire d’un
être
humain que l’on
traitait comme une bête,
et qui pendant longtemps n’avait
pas senti l’injustice
de la situation, n’avait
pas murmuré.
Il leur semblait que des milliers de vies parlaient par la bouche de la mère ;
tout était
banal et quelconque dans cette existence, mais il y avait une quantité
innombrable de gens sur la terre qui menaient ce genre de vie…
Et, s’élargissant
sans cesse sous leurs yeux, l’histoire
de la mère
prenait l’importance
d’un
symbole… Nicolas, accoudé
à
la table, soutenait sa tête
dans la paume de ses mains ;
il restait immobile, contemplant la mère
au travers de ses lunettes avec des yeux clignotants d’attention.
Sophie, appuyée
au dossier de la chaise, frémissait,
murmurant de temps à
autre on ne sait quoi et hochant négativement
la tête.
Elle ne fumait plus ;
son visage semblait encore plus maigre et pâle.
—
Une fois, je me suis sentie malheureuse, il me semblait que ma vie n’était
qu’un
délire,
dit-elle à
voix basse. C’était
en exil, dans une misérable
bourgade de province, où
je n’avais
rien à
faire, personne à
qui penser, excepté
moi-même… Par oisiveté,
je me mis à
additionner tous mes malheurs, à
les passer en revue :
je m’étais
querellée
avec mon père
que j’aimais,
on m’avait
chassée
du gymnase parce que je lisais des livres défendus ;
puis vint la prison, la trahison d’un
camarade qui m’était
cher, l’arrestation
de mon mari, de nouveau la prison et l’exil,
la mort de mon mari… Et il me semblait alors que la créature
la plus malheureuse de la terre, c’était
moi… Mais tous mes malheurs juxtaposés
et décuplés
ne valent pas un mois de votre vie, mère… non !
Cette torture journalière
pendant des années
consécutives… Où
les pauvres prennent-ils la force de souffrir ?
—
Ils s’y
habituent !
répliqua
la mère
en soupirant.
—
Je croyais que je connaissais cette vie !
dit Nicolas pensif. Et quand ce n’est
plus des impressions détachées,
un livre qui en parle, mais un être
humain en personne, c’est
terrible !
Et les détails
aussi sont terribles, les riens mêmes,
les secondes qui forment les années…
La conversation se déroulait
à
mi-voix. La mère,
plongée
dans ses souvenirs, tirait du crépuscule
de son passé
les humiliations mesquines et journalières,
elle composait un sombre tableau d’horreur
muet et immense, où
sa jeunesse se noyait. Tout à
coup, elle s’écria :
—
Oh !
ai-je assez radoté !
C’est
le moment d’aller
nous coucher !
Il est impossible de tout redire.
Nicolas s’inclina
devant elle plus bas que de coutume et lui serra la main avec plus de force.
Sophie l’accompagna
jusqu’au
seuil de sa chambre ;
là,
elle s’arrêta
et dit à
voix basse :
—
Reposez-vous !… Bonne nuit !
Sa voix était
chaleureuse. Ses yeux gris caressaient doucement le visage de Pélaguée… Celle-ci prit la main de Sophie et, la serrant entre les
siennes, elle répondit :
—
Merci à
vous !…
IV
Quatre jours plus tard, la mère
et Sophie se montrèrent
à
Nicolas pauvrement vêtues
de robes d’indienne
usée,
le bâton
à
la main, la besace à
l’épaule.
Ce costume faisait paraître
Sophie plus petite et donnait une expression sévère
à
sa physionomie.
—
On dirait que tu as passé
ta vie à
aller de monastère
en monastère !
lui dit Nicolas.
En prenant congé
de sa sœur,
il lui serra la main énergiquement.
Une fois de plus, la mère
nota cette simplicité
et ce calme. Ces gens ne prodiguaient pas les baisers ni les démonstrations
affectueuses, et pourtant, ils étaient
sincères
entre eux, si pleins de sollicitude pour les autres. Là
où
Pélaguée
avait vécu,
les gens s’embrassaient
beaucoup, se disaient souvent des mots tendres, ce qui ne les empêchaient
pas de se mordre comme des chiens affamés.
Les voyageuses traversèrent
la ville, gagnèrent
la campagne et s’engagèrent
sur la large route battue, entre deux rangées
de vieux bouleaux.
—
Ne serez-vous pas fatiguée ?
demanda la mère
à
Sophie.
—
Vous croyez que je n’ai
pas l’habitude
de marcher ?
Vous vous trompez…
Gaîment,
avec un sourire, comme si elle parlait d’espiègleries
enfantines, Sophie se mit à
raconter ses exploits de révolutionnaire.
Elle avait vécu
sous un faux nom, se servant d’un
passeport truqué ;
elle s’était
déguisée
pour échapper
aux espions, avait transporté
dans différentes
villes des quintaux de brochures interdites. Elle avait organisé
l’évasion
de camarades exilés,
les avait accompagnés
à
l’étranger.
Une fois, elle avait installé
chez elle une imprimerie clandestine ;
lorsque les gendarmes, prévenus
du fait, étaient
survenus pour perquisitionner, elle s’était
habillée
en servante un instant avant leur arrivée
et était
sortie, croisant les inquisiteurs sur le seuil. Sans manteau, un petit fichu
sur la tête
et une burette à
pétrole
à
la main, elle avait traversé
la ville d’une
extrémité
à
l’autre
par un froid rigoureux, en plein hiver. Une autre fois, s’étant
rendue chez des amis, dans une ville lointaine, elle montait déjà
l’escalier
qui conduisait à
leur demeure, lorsqu’elle
vit qu’on
y perquisitionnait. Il était
trop tard pour sortir de la maison ;
elle sonna alors avec audace à
l’étage
au-dessous de celui où
elle voulait aller, et entrant chez des inconnus, sa valise à
la main, elle leur expliqua franchement sa situation.
—
Vous pouvez me livrer si vous voulez, mais je ne crois pas que vous le fassiez,
avait-elle dit avec conviction.
Très
effrayés,
ces gens ne fermèrent
pas l’œil
de toute la nuit, pensant qu’à
chaque instant on allait venir frapper chez eux. Cependant, ils ne livrèrent
pas Sophie ;
le matin venu, ils se moquèrent
des gendarmes avec elle. Une autre fois, costumée
en religieuse, elle avait pris place dans le même
compartiment et sur la même
banquette qu’un
espion chargé
de la suivre, et qui, pour se vanter de son habileté,
lui raconta comment il accomplissait sa besogne. Il était
sûr
que Sophie était
dans le train, en seconde classe ;
à
chaque arrêt,
il sortait, et disait en revenant à
la pseudo-religieuse :
—
Je ne la vois pas… elle est couchée
probablement. Eux aussi se fatiguent… ils ont une vie
si pénible… dans le genre de la nôtre !…
La mère
riait en écoutant
ces histoires et regardait Sophie avec des yeux affectueux. Grande et maigre,
la jeune femme marchait d’un
pas ferme et léger ;
ses pieds étaient
solides et bien formés.
Il y avait dans sa démarche,
dans ses paroles, dans le timbre même
de sa voix hardie, quoique un peu sourde, dans toute sa silhouette élancée,
une belle santé
morale, une audace joyeuse, un besoin d’air
et d’espace,
et ses yeux se posaient sur toutes choses avec une expression de joie juvénile.
—
Voyez quel joli sapin !
s’écria-t-elle,
en montrant un arbre à
la mère,
qui s’arrêta
pour le regarder, mais le sapin n’était
pas plus haut ni plus fourni que les autres.
—
Oui, c’est
un bel arbre !
répéta-t-elle
en souriant.
—
Une alouette !
—
Les yeux gris de Sophie étincelèrent
joyeusement. Parfois, d’un
mouvement souple, elle se baissait et cueillait une fleur dont elle caressait
avec amour les pétales
tremblants, d’un
léger
effleurement de ses doigts minces et agiles. Et elle chantonnait doucement.
En route elles croisaient des piétons,
des paysans juchés
sur leur charrette, qui leur disaient :
—
Que la paix soit avec vous !
Un beau soleil printanier brillait ;
l’abîme
bleu du ciel étincelait ;
des deux côtés
de la route s’étendaient
de sombres forêts
de bois résineux,
des champs d’un
vert cru ;
les oiseaux chantaient, l’air
tiède
et embaumé
caressait doucement les joues.
Tout cela rapprochait la mère
de la femme à
l’âme
et aux yeux clairs ;
et elle se serrait involontairement contre elle, s’efforçant
de marcher du même
pas. Mais parfois, il y avait dans les paroles de Sophie quelque chose de trop
vif, de trop sonore, qui semblait superflu à
Pélaguée ;
il lui venait alors des pensées
inquiétantes :
—
Elle ne plaira pas à
Rybine…
Un instant après,
Sophie parlait de nouveau simplement, cordialement, et la mère
la regardait avec amour.
—
Comme vous êtes
encore jeune ?
soupira-t-elle.
—
Oh !
j’ai
déjà
trente-deux ans !
dit Sophie.
Pélaguée
sourit.
—
Ce n’est
pas ce que je veux dire… à
vous voir, on vous croirait plus âgée… Mais quand on regarde vos yeux, quand on vous entend, on
est tout étonné,
on dirait une jeune fille… Vous avez une vie agitée
et pénible,
dangereuse… et pourtant votre cœur
est souriant…
—
Je ne sens pas que ma vie soit pénible,
je ne puis m’en
figurer une qui soit plus intéressante
et meilleure que celle-ci…
—
Qui vous récompensera
de vos peines ?
—
Nous sommes déjà
récompensés !
répondit
Sophie d’un
ton qui sembla plein de fierté
à
la mère.
Nous nous sommes organisé
une vie qui nous satisfait, que peut-on souhaiter de plus ?
La mère
lui jeta un coup d’œil
et baissa la tête,
en se répétant :
—
Elle ne plaira pas à
Rybine…
Aspirant à
pleins poumons l’air
tiède,
les deux femmes marchaient d’un
pas lent, mais soutenu. Il semblait à
Pélaguée
qu’elle
allait en pèlerinage.
Elle se rappela son enfance et le pur bonheur qui l’animait
lorsque, les jours de fête,
elle quittait son village pour se rendre à
quelque monastère
lointain, vers une image miraculeuse.
De temps à
autre, Sophie chantait de sa belle voix des chansons nouvelles qui parlaient de
l’amour
ou du Ciel ;
ou bien elle se mettait soudain à
déclamer
des vers célébrant
les champs et les bois, le Volga, et la mère
écoutait
et souriait ;
sans le vouloir, elle hochait la tête
au rythme de la poésie,
dont la mélodie
la charmait.
Dans son cœur,
tout était
paisible, tiède
et doux, comme un vieux petit jardin par un soir d’été.
V
Le troisième
jour, en arrivant dans un village, la mère
demanda à
un paysan qui travaillait aux champs où
se trouvait la fabrique de goudron. Bientôt
les deux femmes descendirent un étroit
sentier raide et agreste, pareil à
un escalier dont les racines formaient les marches ;
elles aperçurent
une petite clairière
arrondie, tout encombrée
de copeaux et de charbon avec, çà
et là,
des flaques de goudron.
—
Nous voilà
au but !
dit la mère
en regardant autour d’elle
avec inquiétude.
Près
d’une
hutte fermée
de pieux et de branchages, quatre ouvriers dînaient,
assis autour d’une
table faite de trois planches brutes posées
sur des pieux fichés
dans le sol. C’étaient
Rybine, tout noir, la chemise ouverte sur sa poitrine, Jéfim
et deux autres jeunes gens. Rybine, le premier, aperçut
les deux femmes ;
il attendit en silence, s’abritant
les yeux de sa main.
—
Bonjour, frère
Mikhaïl !
cria la mère
de loin.
Il se leva et vint à
leur rencontre sans se hâter ;
lorsqu’il
eut reconnu Pélaguée,
il s’arrêta
et caressa sa barbe.
—
Nous allons en pèlerinage !
dit la mère
en s’approchant.
J’ai
fait un détour
pour te rendre visite. Voilà
mon amie, elle s’appelle
Anne…
Fière
de son ingéniosité,
elle regarda du coin de l’œil
Sophie, qui restait grave et impassible.
—
Bonjour !
dit Rybine avec un sourire morose. Il lui serra la main, salua Sophie et
continua :
Inutile de mentir, ce n’est
pas la ville ;
ici, on n’a
pas besoin de mensonge. Ici, il n’y
a que de braves gens, que l’on
connaît…
Jéfim,
toujours assis à
la table, considérait
avec attention les voyageuses ;
il chuchota quelque chose à
ses compagnons. Lorsque les femmes se rapprochèrent,
il se leva, salua sans mot dire ;
les deux autres restèrent
immobiles, comme s’ils
n’avaient
pas aperçu
les visiteuses.
—
Nous sommes en reclus ici !
reprit Rybine, en frappant sur l’épaule
de la mère.
Personne ne vient nous voir, le patron n’est
pas au village, sa femme est à
l’hôpital,
et moi, je suis maintenant une sorte d’intendant… Asseyez-vous. Voulez-vous du thé ?
Jéfim,
apporte donc du lait !
Lentement, Jéfim
se rendit à
la hutte, tandis que les voyageuses se débarrassaient
de leur besace. Un des paysans, un grand gaillard maigre, se leva pour les
aider. L’autre,
déguenillé
et trapu, s’était
accoudé
et regardait pensivement les femmes, en se grattant la tête
et en fredonnant. L’arome
étouffant
du goudron frais se mêlait
à
l’odeur
suffocante des feuilles pourries et faisait tourner la tête.
—
Celui-ci s’appelle
Jacob, dit Rybine en désignant
le plus grand des deux ouvriers, et celui-ci, Ignati…
Eh bien, et ton fils ?…
—
En prison !
soupira la mère.
—
De nouveau !
s’écria
Rybine. Il faut croire qu’il
s’y
trouvait bien…
Ignati ne chantonnait plus ;
Jacob prit le bâton
d’entre
les mains de la mère :
—
Assieds-toi, grand-mère !
—
Et vous aussi, asseyez-vous, dit Rybine en s’adressant
à
Sophie.
Sans parler, elle se plaça
sur un ballot et se mit à
examiner Rybine.
—
Quand a-t-il été
arrêté ?
demanda celui-ci, et il s’exclama
en branlant la tête :
Tu n’as
pas de chance, Pélaguée !
—
Qu’importe !
—
Eh bien, tu t’habitues ?
—
Non, mais je le vois bien, il est impossible qu’il
en soit autrement !
—
Voilà !
dit Rybine. Eh bien, raconte…
Jéfim
apporta un pot de lait ;
il prit un bol sur la table, le rinça
avec de l’eau,
puis, l’ayant
rempli de lait, il le poussa vers Sophie. Il marchait et agissait sans bruit,
avec précaution.
Lorsque la mère
eut terminé
son court récit,
tout le monde garda le silence. Toujours assis à
la table, Ignati dessinait avec son ongle sur les planches. Jéfim
s’appuyait
à
l’épaule
de Rybine. Jacob croisait les bras sur sa poitrine et baissait la tête.
Sophie étudiait
toujours le visage des paysans.
—
Oui !
dit Rybine en traînant
lentement les mots. Voilà,
ils ont décidé
d’agir
ouvertement…
—
S’ils
avaient organisé
une parade de ce genre chez nous, dit Jéfim
avec un sourire, les moujiks les auraient battus à
mort…
—
Tu dis que Pavel sera jugé ?
demanda Rybine.
—
Oui, c’est
décidé !
répondit
la mère.
—
À
quelle peine peut-il être
condamné…
tu ne le sais pas ?
—
Le bagne ou la déportation
à
vie en Sibérie !
répondit-elle
à
voix basse.
Trois des ouvriers la regardèrent
simultanément.
Rybine reprit :
—
Et quand il a arrangé
l’affaire,
savait-il ce qui l’attendait ?
—
Je l’ignore… probablement.
—
Oui !
il le savait… dit Sophie avec force.
Tous se turent, ils ne bougeaient plus, comme s’ils
se fussent figés
en une même
pensée
réfrigérante.
—
Voilà !
reprit Rybine d’une
voix grave et sévère.
Moi aussi, je crois qu’il
le savait. C’est
un homme sérieux,
il n’agit
pas à
la légère.
Voyez-vous ça,
camarades !
Il savait qu’on
pouvait le transpercer d’une
baïonnette
ou lui faire les honneurs du bagne, et il a marché
quand même !
Il fallait qu’il
marche et il a marché !
Si on avait placé
sa propre mère
au travers de son chemin, il aurait passé
outre… n’est-ce
pas, Pélaguée ?
—
Oui… répondit
la mère
en tressaillant.
Et, après
avoir promené
son regard autour d’elle,
elle poussa un profond soupir. Sophie lui caressa doucement la main et jeta un
coup d’œil
de mécontentement
à
Rybine.
—
C’est
un homme !
reprit celui-ci à
mi-voix, en fixant ses yeux sombres sur ses compagnons. Et de nouveau, tous les
six gardèrent
le silence. De minces rayons de soleil pendaient en l’air
comme des rubans d’or.
On ne sait où,
un corbeau croassait. La mère
regardait autour d’elle,
troublée
par les réminiscences
du Premier Mai, par le souvenir de Pavel et d’André.
Dans la petite clairière
étroite,
gisaient des tonneaux brisés
qui avaient contenu du goudron, des bûches
écorcées
et hérissées ;
des copeaux frissonnaient au vent. Les chênes
et les bouleaux se dressaient en un cordon resserré ;
de tous côtés,
ils gagnaient insensiblement sur la clairière
comme pour effacer, anéantir
tous ces débris,
ces ordures qui les outrageaient, et, liés
par le silence, immobiles, ils lançaient
sur le sol des ombres noires et chaudes.
Soudain, Jacob s’écarta
de l’arbre
auquel il s’adossait,
fit un pas, s’arrêta
et demanda d’une
voix forte et sèche,
en secouant la tête :
—
Et c’est
contre des gens pareils qu’on
nous enverra combattre, Jéfim
et moi ?
—
Et contre qui pensais-tu ?
demanda Rybine d’un
ton morne. On nous étouffe
de nos propres mains… C’est
là
le comble !
—
Malgré
tout, je me ferai soldat !
déclara
Jéfim
d’une
voix basse.
—
Qui t’en
empêche ?
s’exclama
Ignati. Vas-y !
Et fixant ses yeux sur Jéfim,
il lui dit en riant :
—
Seulement, quand tu tireras sur moi, vise à
la tête,
ne m’estropie
pas… tue-moi du coup !…
—
Tu me l’as
déjà
dit !
cria Jéfim
avec âpreté.
—
Attendez, camarades !
reprit Rybine, et il leva le bras d’un
geste lent :
Voyez cette femme !
—
il désigna
la mère
—
son fils est perdu, probablement…
—
Pourquoi dis-tu cela ?
demanda la mère
d’une
voix angoissée.
—
Parce qu’il
le faut !
Il faut que tes cheveux ne blanchissent pas en vain, que ton cœur
ne souffre pas pour rien… Eh bien, est-ce que cela t’a
tuée ?… Tu apportes des livres ?
La mère
lui jeta un coup d’œil
et fit après
un silence :
—
Oui !
—
Voilà !
dit Rybine en frappant la table de la paume de sa main. Je l’ai
deviné
aussitôt
que je t’ai
vue… pourquoi serais-tu venue, sinon pour cela ?
Vous voyez, le fils a été
arraché
des rangs, et la mère
a pris sa place !
Il se redressa et cria d’une
voix sourde, avec un geste menaçant :
—
Ces canailles ne savent pas ce que sèment
leurs mains aveugles !
Ils verront quand notre force aura grandi, quand nous nous mettrons à
faucher ces herbes maudites !
Ils verront !
Ces paroles effrayèrent
Pélaguée ;
elle regarda Rybine et remarqua combien il avait changé
et maigri :
sa barbe n’était
plus carrée,
mais inégale ;
on entrevoyait au-dessus les os des pommettes. De fines veines rouges se
dessinaient sur la cornée
bleuâtre,
comme s’il
eût
été
en proie à
l’insomnie.
Son nez était
devenu plus cartilagineux et crochu, comme le bec d’un
rapace. Le col déboutonné
de sa chemise, jadis rouge et imbibée
de goudron, découvrait
des clavicules sèches
et l’épaisse
toison noire de la poitrine. Il y avait en toute la personne de cet homme
quelque chose d’encore
plus sombre et de plus mélancolique
qu’auparavant.
L’éclat
de ses yeux enflammés
illuminait son visage foncé
d’une
lueur d’angoisse
et de colère,
qui brillait en pourpres étincelles.
—
L’autre
jour, continua Rybine, le chef du district me fait appeler et me demande :
—
Qu’as-tu
dit au prêtre,
mauvais garnement ?
—
Pourquoi serais-je un mauvais garnement ?
Je gagne mon pain en m’échinant,
je n’ai
fait de mal à
personne, lui ai-je répondu.
Il s’est
mis à
hurler et m’a
donné
un coup de poing en pleine figure… et il m’a
mis aux arrêts
pour trois jours. Ah !
c’est
comme cela que vous parlez au peuple ?
C’est
bien !
Mais n’attendez
pas de pardon, diables !
Si ce n’est
pas moi, ce sera un autre qui se vengera de l’outrage,
sur vous ou sur vos enfants… souvenez-vous-en !
Vous avez labouré
la poitrine du peuple avec les griffes de fer de votre avidité,
vous y avez semé
le mal… Nous ne vous ferons pas grâce,
maudits !
Voilà !
Il bouillonnait de fureur ;
dans sa voix résonnaient
des notes qui épouvantaient
la mère.
—
Et qu’avais-je
dit au prêtre ?
reprit-il un peu calmé.
Après
une assemblée,
il était
là
dans la rue avec les paysans et leur racontait que les hommes sont un troupeau,
qu’ils
ont toujours besoin d’un
berger… voilà !
Et moi, j’ai
dit en plaisantant :
Si on nommait le renard chef de la forêt,
il y aurait beaucoup de plumes, mais point d’oiseaux !
Il me regarda de travers et se mit à
dire que le peuple devait souffrir, se résigner
et prier Dieu plus souvent, afin qu’il
lui donne la force de tout supporter. Et moi, j’ai
répondu :
Le peuple prie beaucoup, mais Dieu n’a
probablement pas le temps de l’écouter.
Il ne l’entend
pas !
Voilà !
Alors, il m’a
demandé
quelles prières
je disais. Je lui ai répondu :
Je n’en
ai appris qu’une
dans ma vie, celle du peuple tout entier :
Dieu, apprends-moi à
travailler pour les seigneurs, à
manger des pierres, à
cracher des bûches !
Il ne m’a
pas laissé
achever… Vous êtes
une dame de la noblesse ?
demanda brusquement Rybine à
Sophie, interrompant son récit.
—
Pourquoi croyez-vous cela ?
fit-elle en tressaillant de surprise.
—
Parce que !… s’écria
Rybine. C’est
votre sort, vous êtes
née
ainsi. Voilà !
Vous vous imaginez que vous pouvez cacher votre péché
de noblesse en vous couvrant la tête
d’un
fichu d’indienne ?
On reconnaît
le prêtre,
même
quand il n’a
plus de tonsure… Vous venez de poser le coude sur la
table mouillée
et vous avez fait la grimace… Et votre dos est trop
droit pour être
celui d’une
ouvrière…
Craignant qu’il
n’offensât
Sophie par sa voix, ses paroles et son ironie lourdes, la mère
intervint vivement, avec sévérité :
—
C’est
mon amie. C’est
une brave femme… c’est
en travaillant pour nous et notre cause qu’elle
s’est
fait des cheveux blancs… Ne sois pas si rude…
Rybine soupira péniblement.
—
Ai-je donc dit des choses insultantes ?
Sophie le regarda et demanda d’un
ton sec :
—
Vous vouliez me dire quelque chose ?
—
Moi ?
Oui !
Voilà,
il y a ici un homme qui est venu il y a quelques jours ;
c’est
le cousin de Jacob, il est malade, il a la phtisie, mais il comprend pas mal de
choses. Peut-on l’appeler ?
—
Pourquoi pas ?
répliqua
Sophie.
Rybine la regarda en plissant les paupières
et dit en baissant la voix :
—
Jéfim,
va donc chez lui… dis-lui qu’il
vienne dans la soirée…
Jéfim
se dirigea vers la cabane, mit sa casquette et sans mot dire, sans regarder
personne, disparut d’un
pas tranquille dans le bois. Rybine hocha la tête
en le désignant
et dit sourdement :
—
Il souffre !… il est obstiné…
il sera bientôt
soldat… Jacob aussi… Jacob dit
tout simplement qu’il
ne peut pas aller au régiment,
et Jéfim
ne peut pas non plus, mais il veut y aller quand même… Il a une idée… Il pense qu’on
peut répandre
parmi les soldats des ferments de liberté…
Moi, je crois qu’on
ne peut pas enfoncer un mur en le heurtant du front. Et eux, ils prennent une
baïonnette
à
la main et s’en
vont. Où ?
Ils ne voient pas qu’ils
marchent contre eux-mêmes… Oui, il souffre, Jéfim.
Et Ignati lui retourne le couteau dans le cœur,
c’est
peut-être
inutile…
—
Pas du tout !
dit Ignati d’un
air sombre, sans regarder Rybine ;
on le convertira au régiment,
et il fera feu aussi bien que les autres !
—
Non, je ne crois pas !
répliqua
Rybine pensivement. Mais, tout de même,
il vaut mieux éviter
cela. La Russie est grande… comment retrouver un homme ?
Il faut se procurer un passeport et s’en
aller par les villages.
—
C’est
ce que je veux faire !
déclara
Ignati, en se frappant la jambe avec un copeau. Du moment qu’on
est résolu
à
combattre, il faut marcher sans hésiter…
La conversation tomba. Les abeilles et les guêpes
voltigeaient affairées,
et leur bourdonnement nuançait
le silence. Les oiseaux gazouillaient ;
dans le lointain s’élevait
une chanson qui errait au-dessus des champs. Après
un instant de silence, Rybine reprit :
—
Il faut travailler, camarades… Vous vous reposerez,
peut-être ?
Il y a des lits de camp dans la hutte. Jacob ramasse-leur des feuilles sèches… Et toi, mère,
donne les livres, où
sont-ils ?
Sophie et Pélaguée
ouvrirent leur besace. Rybine se pencha pour regarder, et dit avec satisfaction :
—
Voilà…
Quel paquet vous en avez apporté…
Voyez-vous cela ?
Il y a longtemps que vous êtes
dans cette affaire… vous ?
fit-il en s’adressant
à
Sophie.
—
Il y a douze ans.
—
Comment vous appelez-vous donc ?
—
Je m’appelle
Anna Ivanovna. Pourquoi ?
—
Comme ça.
Et vous avez été
en prison, probablement ?
—
Oui !
—
Tu vois !
dit la mère
à
voix basse, d’un
ton de reproche. Et toi, tu lui parles avec rudesse…
Il garda le silence un instant ;
puis, prenant un paquet de livres sur le bras, il répondit :
—
Ne vous fâchez
pas contre moi !
Le paysan et le seigneur, c’est
comme le goudron et l’eau,
ils ne vont pas ensemble, ils se repoussent l’un
l’autre…
—
Je ne suis pas une grande dame, je suis un être
qui pense, souffre et gémit !
répliqua
Sophie.
—
C’est
bien possible !
dit Rybine… Je vais cacher tout cela.
Ignati et Jacob s’approchèrent
de lui et tendirent les mains.
—
Donne-nous-en !
dit Ignati.
—
Ils sont tous pareils ?
demanda Rybine à
Sophie.
—
Non, pas tous. Il y a aussi un journal…
—
Ah ?
Les trois hommes se précipitèrent
dans la cabane.
—
Il est ardent, le paysan !
fit la mère
à
voix basse, en les suivant d’un
regard pensif.
—
Oui !
dit Sophie de même… Je n’ai
encore jamais vu un visage comme le sien… on dirait un
grand martyr !… Allons-y aussi, j’aimerais
voir l’effet
du journal.
—
Ne vous fâchez
pas contre lui… pria doucement la mère.
—
Quelle bonne âme
vous êtes,
Pélaguée !
En voyant les deux femmes au seuil de la cabane,
Ignati leva la tête,
leur jeta un coup d’œil
rapide ;
puis, plongeant ses doigts dans ses cheveux bouclés,
il se pencha sur le journal, qu’il
avait posé
sur ses genoux.
Rybine, debout, éclairait
sa feuille d’un
rayon de soleil qui se glissait dans la hutte par une fente du toit ;
il avançait
peu à
peu le journal sous le rayon, au fur et à
mesure de sa lecture, et lisait en remuant les lèvres.
Jacob, agenouillé,
appuyait sa poitrine contre le bord du lit de camp et lisait aussi.
La mère
vit que Sophie remarquait leur enthousiasme pour les paroles de vérité.
Son visage s’éclaira
d’un
sourire. Elle alla doucement dans un coin de la hutte et s’assit.
Sophie, gardant le silence, lui entoura les épaules
de son bras.
—
Oncle Mikhaïl !
On nous injurie là-dedans,
nous autres paysans !
fit Jacob à
mi-voix, sans bouger. Rybine se tourna vers lui et dit en souriant :
—
Parce qu’on
nous aime. Ceux qui vous aiment peuvent vous dire tout ce qu’ils
veulent sans vous irriter !
Ignati renifla, leva la tête
et se mit à
rire ;
puis il ferma les yeux et dit :
—
On écrit
là :
« Le
paysan a cessé
d’être
une créature
humaine. »
C’est
bien vrai, il ne l’est
plus !
Une ombre d’humiliation
passa sur son visage simple et franc.
—
Viens donc, fichu savant !
Mets-toi dans ma peau et bouge !
On verra alors ce que tu seras…
—
Je vais me coucher un instant, dit la mère
à
Sophie. Je suis tout de même
un peu fatiguée
et cette odeur de goudron me fait tourner la tête… Et vous ?
—
Non !
La mère
s’étendit
sur son lit et sommeilla bientôt.
Sophie, assise à
côté
d’elle
observait toujours ses lecteurs ;
elle chassait avec sollicitude les bourdons ou les guêpes
qui venaient voltiger autour du visage de la mère.
Pélaguée
s’en
rendait compte, les yeux mi-clos, et ces attentions lui étaient
douces.
Rybine s’approcha
et demanda :
—
Elle dort ?
—
Oui !
Il se tut un instant, braqua ses yeux sur le visage
calme de la dormeuse, soupira et reprit à
voix basse :
—
C’est
peut-être
la première
femme qui ait suivi son fils sur cette voie-là… la
première !
—
Allons-nous-en !… ne la dérangeons
pas !
proposa Sophie.
—
Il faut que nous allions au travail… J’aimerais
bien pouvoir causer avec vous… mais il faut attendre
jusqu’au
soir !
Allons, camarades !
Les trois hommes sortirent, laissant Sophie dans la
hutte. La mère
pensa :
—
Dieu merci !
ils se sont réconciliés !… Ils s’accordent !… Et elle s’endormit
paisiblement, respirant l’air
embaumé
de la forêt.
VI
À
la tombée
de la nuit, les quatre ouvriers rentrèrent,
heureux que la journée
fût
finie. Réveillée
par le bruit des voix, la mère,
toute souriante, sortit de la hutte, en bâillant.
—
Vous avez travaillé
et moi j’ai
dormi comme une grande dame !
dit-elle en fixant ses yeux affectueux sur chacun d’eux.
—
Cela ne fait rien, on te pardonne !
dit Rybine.
Il était
plus tranquille qu’au
dîner ;
la fatigue avait dissipé
l’excès
de son agitation.
—
Ignati !
fit-il, occupe-toi du souper… Nous faisons le ménage
à
tour de rôle… aujourd’hui,
c’est
Ignati qui doit nous donner à
manger et à
boire… Voilà !
—
J’aurais
volontiers cédé
mon tour à
quelqu’un
d’autre,
aujourd’hui,
observa Ignati, et, tout en prêtant
l’oreille
à
la conversation, il se mit à
ramasser des copeaux de bois mort pour allumer le feu.
—
Les visites intéressent
tout le monde !
fit Jéfim
en s’asseyant
à
côté
de Sophie.
—
Je vais t’aider,
Ignati !
dit Jacob.
Il pénétra
dans la hutte, d’où
il rapporta un pain rond, qu’il
coupa en tranches.
—
Chut !
murmura Jéfim,
on entend tousser…
Rybine prêta
l’oreille
et dit :
—
Oui !
il vient !…
Et il expliqua en se tournant vers Sophie :
—
Vous allez voir un témoin… J’aimerais
pouvoir le mener dans les villes, l’exposer
sur les places, pour que le peuple l’entende… Il dit toujours la même
chose, mais il faut que tous l’entendent !…
L’obscurité
et le silence devenaient plus profonds ;
les voix résonnaient
avec plus de douceur. Sophie et la mère
suivaient des yeux les paysans, qui se mouvaient lourdement, lentement, avec
une bizarre prudence.
Un homme voûté,
de haute taille, sortit du bois ;
il marchait en s’appuyant
de toute sa force sur une canne ;
on entendait le bruit de sa respiration rauque.
—
Voilà
Saveli !
s’écria
Jacob.
—
Me voici !
dit l’homme
en s’arrêtant,
secoué
par la toux.
Il était
vêtu
d’un
pardessus usé
qui lui tombait sur les talons ;
de son chapeau rond et fripé
s’échappaient
en mèches
maigres des cheveux jaunâtres
et raides. Son visage osseux et blême
était
recouvert d’une
barbe blonde, sa bouche ouverte ;
dans ses orbites profondément
creusées,
les yeux brillaient fiévreusement
comme au fond de cavernes sombres.
Lorsque Rybine l’eut
présenté
à
Sophie, le nouveau venu dit :
—
Vous avez apporté
des livres pour le peuple, à
ce qu’il
paraît ?
—
Oui !
—
Merci… pour le peuple… Il ne
peut pas encore comprendre le livre de la vérité…
il ne peut pas encore vous remercier… alors, moi, qui
ai compris… je vous remercie en son nom…
Il respirait avec rapidité,
avalant l’air
par petites gorgées
avides. La voix était
saccadée.
Les doigts décharnés
de ses mains faibles glissaient sur sa poitrine, essayant de boutonner son
pardessus.
—
C’est
malsain pour vous de venir si tard dans la forêt… La forêt
est humide et suffocante, observa Sophie.
—
Il n’y
a plus rien de sain ou de malsain pour moi !
répondit-il
en haletant. Seule, la mort me sera la bienvenue.
Il était
pénible
de l’entendre ;
d’ailleurs,
toute sa personne excitait la compassion, une compassion qui était
impuissante. Il s’accroupit
sur un tonneau en ployant les genoux avec précaution,
comme s’il
eût
craint de les voir se casser ;
puis il essuya son front couvert de sueur. Ses cheveux étaient
secs et morts.
Le bois commençait
à
flamber dans la clairière ;
tout frémit
et se balança ;
les ombres, léchées
par les flammes, s’enfuirent
effrayées
dans la forêt ;
au-dessus du brasier apparut un instant le visage rond d’Ignati
qui gonflait ses joues. Le feu s’éteignit.
On sentit l’odeur
de la fumée ;
le silence et les ténèbres
tombèrent
de nouveau sur la clairière,
comme prêtant
l’oreille
aux paroles rauques du malade.
—
Mais je puis encore être
utile au peuple… comme témoin
d’un
grand crime… Regardez-moi, j’ai
vingt-huit ans, et je meurs… Il y a dix ans je
soulevais sur mes épaules,
sans effort, jusqu’à
deux cents kilos… Je me disais alors qu’avec
une santé
pareille, je mettrais soixante-dix ans pour arriver à
la tombe, sans trébucher… Et j’en
ai vécu
dix… et je ne puis aller plus loin…
—
La voilà,
sa chanson !
dit Rybine d’une
voix sourde.
Le feu se ralluma avec plus de force ;
les ombres s’enfuirent
de nouveau pour rejaillir sur les flammes, tremblèrent
autour du brasier en une danse muette et hostile. Le bois mort craquait et gémissait
sous la morsure de la flamme. Le feuillage bruissait et chuchotait, agité
par une onde d’air
chaud. Gaies et vives, les langues de feu pourpres et or jouaient, s’étreignaient,
s’élevaient
en lançant
des étincelles ;
une feuille brûlante
s’envola ;
au ciel, les étoiles
souriaient aux étincelles
et les attiraient à
elles.
—
Ce n’est
pas ma chanson… il y a des milliers de gens qui la
chantent en eux-mêmes… ils la chantent en eux-mêmes,
parce qu’ils
ne comprennent pas que leur vie malheureuse est une salutaire leçon
pour le peuple… Combien d’êtres
épuisés
ou estropiés
par le travail et la prison meurent de faim sans se plaindre !… Il faut crier, frères,
il faut crier !
Saveli se mit à
tousser et se pencha en avant, tout tremblant.
Jacob posa sur la table un broc de kvass, et jetant un
paquet d’oignons
à
côté,
il dit au malade :
—
Viens, Saveli, je t’ai
apporté
du lait.
Le malade hocha négativement
la tête ;
mais Jacob le prit sous le bras et le conduisit jusqu’à
la table.
—
Écoutez !
dit Sophie à
Rybine d’un
ton de reproche et à
voix basse, pourquoi l’avez-vous
fait venir ici ?
Il peut mourir d’un
instant à
l’autre.
—
C’est
vrai !
répliqua
Rybine. Qu’il
meure entouré
d’amis… ce sera plus facile que dans la solitude…
Il a beaucoup souffert dans sa vie, qu’il
souffre encore un peu pour servir d’avertissement
aux hommes… cela ne fait rien. Voilà !
—
On dirait que vous vous détachez
de lui à
la vue de son malheur !
s’écria
Sophie.
Rybine lui jeta un coup d’œil,
et répondit
d’un
air sombre :
—
Ce sont les seigneurs qui se délectent
à
la vue du Christ gémissant
sur la croix ;
mais nous, nous étudions
l’homme
sur le vif, et nous aimerions que, vous aussi, vous appreniez à
le connaître.
Le malade reprit la parole :
—
On détruit
l’homme
par le travail… on l’achève
par la prison… et pourquoi ?
Notre patron –
c’est
à
la fabrique Nefédov
que j’ai
travaillé
comme un forcené
–
notre patron a donné
à
une chanteuse une grande cuvette et un vase de nuit en or…
Et c’est
dans ce vase que sont notre force et notre vie… les
miennes… et des milliers d’autres.
Voilà
à
quoi elles ont servi…
—
L’homme
a été
créé
à
l’image
et à
la ressemblance de Dieu !
dit Jéfim
en souriant –
et voilà
à
quoi on l’emploie… ce n’est
pas mal !
—
Il faut le crier !
s’écria
Rybine frappant de la paume de sa main sur la table.
—
Il ne faut pas le supporter !
ajouta Jacob à
voix basse.
Ignati se contenta de sourire.
La mère
remarqua que les trois jeunes ouvriers parlaient peu, mais écoutaient
avec l’attention
insatiable d’âmes
affamées.
Chaque fois que Rybine ouvrait la bouche, ils le fixaient, l’épiaient
des yeux… Les paroles de Saveli leur faisaient faire
des grimaces bizarres. Ils ne semblaient pas avoir pitié
du malade…
La mère
se pencha vers Sophie et dit à
voix basse :
—
C’est
vrai, ce qu’il
raconte ?
Sophie répondit
tout haut :
—
Oui, c’est
vrai !
On en a parlé
dans les journaux… c’est
à
Moscou que c’est
arrivé…
—
Et l’homme
n’a
pas été
puni ;
dit Rybine sourdement. Il aurait fallu le châtier,
on aurait dû
le mener sur une place publique, le couper en morceaux et jeter aux chiens sa
chair infâme !
Il y aura de grands châtiments
quand le peuple se lèvera.
—
Qu’il
fait froid !
dit le malade.
Jacob l’aida
à
se lever et à
s’approcher
du feu.
Le foyer brûlait,
égal
et vif. Des ombres informes l’entouraient
et contemplaient avec étonnement
le jeu joyeux des flammes. Saveli s’assit
sur un billot et tendit vers la chaleur ses mains sèches
et transparentes. Rybine le désigna
d’un
hochement de tête
et dit à
Sophie :
—
C’est
plus fort qu’un
livre !
Ça,
il faut le savoir… Quand une machine arrache un bras ou
tue un homme, cela s’explique ;
c’est
toujours lui qui est fautif. Mais qu’on
suce le sang d’un
homme et qu’on
le jette ensuite à
l’écart
comme une charogne, cela ne s’explique
pas…
—
Oui… prononça
lentement Ignati, cela ne s’explique
pas… J’ai
connu, moi, un chef de district qui obligeait les paysans à
saluer son cheval, quand on le promenait dans le village, et qui mettait aux
arrêts
ceux qui désobéissaient… Pourquoi avait-il besoin de cela ?… Cela ne s’explique
pas, non plus !…
Lorsqu’ils
eurent fini de manger, tous se placèrent
autour du foyer ;
devant eux, le feu brûlait
en dévorant
rapidement le bois ;
derrière
eux, les ténèbres
enveloppaient le ciel et la forêt… Le malade regardait le feu, les yeux grands ouverts ;
il toussait sans s’arrêter
et frissonnait. On eût
dit que des débris
de vie s’arrachaient
de sa poitrine, pressés
d’abandonner
le corps décharné.
Les reflets de la flamme dansaient sur son visage sans animer la peau morte.
Seuls, ses yeux brûlaient
d’un
reflet bleuâtre
et mourant.
—
Peut-être
aimerais-tu mieux aller dans la cabane, hein, Saveli ?
demanda Jacob en se penchant sur lui.
—
Pourquoi ?
répondit
celui-ci avec effort. Je veux rester là…
je n’ai
plus beaucoup de temps à
vivre avec les hommes… plus bien longtemps.
Il promena son regard autour de lui, garda un instant
le silence et reprit, avec un pâle
sourire :
—
Je me sens bien parmi vous ;
je vous regarde et me dis que peut-être
c’est
vous qui vengerez tous ceux qu’on
a maltraités… le peuple tout entier !…
Personne ne lui répondit ;
il se mit bientôt
à
sommeiller, laissant retomber sa tête
sur sa poitrine. Rybine le regarda longuement, et dit à
voix basse :
—
Il vient nous voir, il s’assied
et raconte toujours la même
chose…
—
C’est
ennuyeux de l’entendre
se répéter !
dit Ignati à
voix basse. Quand on n’aurait
entendu cette histoire qu’une
fois, on ne l’oublierait
pas… et lui, il la rabâche
sans cesse !
—
C’est
que, pour lui, elle contient tout, sa vie tout entière,
comprends-le donc !
fit Rybine d’un
air sombre… et aussi la vie d’une
foule de gens. J’ai
entendu son histoire des dizaines de fois et, pourtant, il arrive parfois que j’ai
des doutes. Il y a des heures bonnes où
on ne veut pas croire à
la vilenie de l’homme,
ni à
sa folie, où
on a pitié
de tous, du riche comme du pauvre… car le riche aussi
fait fausse route… L’un
est aveuglé
par la faim, l’autre
par l’or… Et alors, on se dit :
« Ah !
hommes, ah !
frères.
Secouez-vous, réfléchissez
loyalement, réfléchissez. »
Le malade se balança,
ouvrit les yeux et se coucha sur le sol. Sans faire de bruit, Jacob se leva et
alla chercher dans la cabane une petite pelisse qu’il
jeta sur Saveli, puis il s’assit
de nouveau à
côté
de Sophie.
Aux voix humaines se mêlaient
le sourd crépitement
du bois et le chuchotement des flammes ;
et le feu, semblable à
un visage rubicond, avait l’air
de sourire avec malice aux sombres silhouettes qui l’entouraient.
Sophie se mit à
parler de la lutte des peuples pour acquérir
le droit à
la vie et à
la liberté,
des anciens combats des paysans d’Allemagne,
des malheurs des Irlandais, des exploits des ouvriers français.
Dans la forêt,
revêtue
de velours, dans la petite clairière
bornée
par les arbres muets, sous la voûte
du ciel obscur, devant le riant foyer, au milieu d’un
cercle d’ombres
hostiles et étonnées,
ressuscitaient des événements
qui avaient bouleversé
le monde des repus, des gens follement avides ;
les peuples de la terre défilaient
les uns après
les autres, saignants, épuisés
par la lutte ;
on célébrait
les noms des héros
de la liberté
et de la vérité…
La voix rauque de la femme résonnait
avec douceur comme si elle fût
sortie du passé.
Elle éveillait
des espoirs, inspirait confiance. Les auditeurs écoutaient
sans mot dire cette musique, la grande histoire de leurs frères
en esprit. Ils regardaient le visage pâle
et maigre, ils souriaient pour répondre
au sourire des yeux gris. Et une lumière
toujours plus vive éclairait
pour eux la cause sacrée
de l’humanité ;
en eux se développait
de plus en plus le sentiment de la parenté
morale avec leurs frères
du monde entier ;
un nouveau cœur
naissait pour eux en la terre, et ils étaient
pleins du désir
de tout comprendre, de tout unir en lui…
—
Le jour viendra où
tous les peuples lèveront
la tête
et s’écrieront :
C’est
assez !
nous n’en
voulons plus de cette vie !
disait Sophie d’une
voix sonore, et alors s’écroulera
la puissance factice de ceux qui ne sont forts que de leur avidité,
la terre se dérobera
sous leurs pas, ils ne sauront plus sur quoi s’appuyer…
—
C’est
ce qui arrivera !
ajouta Rybine, tête
baissée.
En ne ménageant
pas ses forces, on peut tout vaincre !
La mère
écoutait
en relevant très
haut les sourcils et avec un sourire d’étonnement
nerveux. Elle voyait que tout ce qui lui paraissait choquant en Sophie, son
audace, son extrême
vivacité,
avait disparu, comme fondu par le torrent égal
et brûlant
de ses paroles. Le silence de la nuit, le jeu du feu, le visage de la jeune
femme la charmaient ;
mais ce qui lui plaisait par-dessus tout, c’était
l’attention
parfaite des paysans. Ils restaient immobiles, s’efforçant
de ne troubler en rien le développement
calme du discours ;
on eût
dit qu’ils
craignaient de rompre le fil lumineux qui les réunissait
au monde. De temps à
autre, l’un
d’eux
mettait avec précaution
une bûche
dans le foyer ;
et les hommes dispersaient, en agitant la main, les étincelles
et la fumée,
pour les empêcher
d’arriver
jusqu’à
Sophie.
À
l’aurore,
Sophie se tut, fatiguée,
et regarda en souriant les visages pensifs et rassérénés
qui l’entouraient.
—
C’est
le moment de partir !
dit la mère.
—
Oui !
répondit
Sophie avec lassitude.
Un des ouvriers soupira bruyamment.
—
C’est
dommage que vous partiez !
déclara
Rybine avec une douceur inaccoutumée.
Vous parlez bien ;
c’est
une grande chose que d’apparenter
les gens entre eux !
Quand on comprend qu’il
y a des millions d’êtres
qui veulent la même
chose que nous autres, le cœur
devient meilleur… Et il y a une grande force dans la
bonté.
—
Et quand on agit avec douceur, on vous répond
par la violence !
dit Jéfim
avec un petit sourire et en se levant prestement. Il faut qu’elles
partent, oncle Mikhaïl,
avant qu’on
les voie… Quand les livres seront distribués
dans le peuple, les autorités
chercheront d’où
ils sont venus… Et peut-être
quelqu’un
se souviendra des voyageuses et parlera…
—
Merci de ta peine, mère !
dit Rybine en interrompant Jéfim.
Je pense tout le temps à
Pavel, en te voyant… Tu as pris un bon chemin…
Tout, apaisé,
il souriait d’un
large et amical sourire. Il faisait frais ;
cependant il était
là
en blouse, le col ouvert, la poitrine découverte.
La mère
considéra
sa massive personne et lui conseilla avec sollicitude :
—
Tu devrais mettre quelque chose, il fait froid !
—
Mais j’ai
chaud en dedans !
répliqua-t-il.
Debout près
du foyer, les trois jeunes gens conversaient à
voix basse ;
à
leurs pieds, le malade dormait, enveloppé
de pelisses. Le ciel pâlissait,
les ombres fondaient. Toutes tremblantes, les feuilles attendaient le soleil.
—
Eh bien, adieu !
dit Rybine en serrant la main de Sophie. Comment vous retrouver en ville ?
—
C’est
moi qu’il
faut chercher !
répondit
la mère.
Lentement, en un seul groupe, les ouvriers s’approchèrent
de Sophie et lui serrèrent
la main avec une maladresse affectueuse. On devinait que chacun d’eux
était
secrètement
pénétré
de gratitude et d’amitié,
et ce sentiment les troublait par sa nouveauté.
Avec un sourire dans leurs yeux desséchés
par l’insomnie,
ils regardaient Sophie en se tenant tantôt
sur un pied, tantôt
sur l’autre.
—
Voulez-vous boire un peu de lait avant de partir ?
proposa Jacob.
—
Y en a-t-il encore ?
demanda Jéfim.
—
Oui, un peu…
Ignati dit avec confusion en se grattant la tête :
—
Non, je l’ai
renversé.
Et tous les trois se mirent à
sourire.
Ils parlaient de lait, mais la mère
sentait qu’ils
pensaient à
autre chose, qu’ils
souhaitaient à
Sophie et à
elle tout le bien possible, sans pouvoir s’exprimer.
Sophie était
visiblement touchée
et son trouble était
tel qu’elle
parvint seulement à
dire, d’un
ton modeste :
—
Merci, camarades !
Ils s’entre-regardèrent,
comme si ce mot les eût
fait doucement chanceler.
Le malade eut un accès
de toux rauque. Dans le foyer, les charbons s’éteignaient.
—
Au revoir !
dirent à
mi-voix les paysans ;
et leurs salutations mélancoliques
accompagnèrent
longtemps les femmes. Sans se hâter,
celles-ci s’engagèrent
dans un sentier forestier, à
la clarté
de l’aurore…
Elles se mirent à
parler de Rybine, du malade, des ouvriers qui gardaient un silence si attentif,
qui avaient exprimé
leurs sentiments d’amitié
reconnaissante avec gaucherie, mais éloquemment,
en prodiguant mille petits soins aux deux femmes. Elles arrivèrent
dans les champs. Le soleil se levait au devant d’elles.
Encore invisible, il avait déployé
au ciel un transparent éventail
de rayons pourpres ;
dans l’herbe,
les gouttes de rosée
scintillaient en multicolores étincelles
de joie alerte et printanière.
Les oiseaux se réveillaient
et animaient le matin de leurs cris joyeux. Avec des croassements affairés,
de gros corbeaux s’envolaient
en agitant lourdement leurs ailes ;
dans les champs ensemencés
dès
l’automne
sautillaient des freux noirs, qui jacassaient d’une
voix saccadée ;
on ne sait où,
un loriot sifflait avec inquiétude.
Les lointains se découvraient
et accueillaient le soleil en effaçant
les ombres nocturnes sur leurs cimes.
VII
…
La vie de la mère
s’écoulait
dans un calme étrange,
qui la surprenait parfois. Son fils était
en prison, elle savait qu’un
dur châtiment
l’attendait ;
chaque fois qu’elle
y pensait, et en dépit
de sa volonté,
se dressaient dans sa mémoire
les images d’André,
de Fédia
et d’autres,
toute une longue série
de figures connues. Résumant
pour elle tous ceux qui partageaient son sort, la figure de Pavel grandissait
aux yeux de Pélaguée,
et en songeant à
son fils, ses pensées
s’élargissaient
et se dirigeaient de tous côtés,
à
son insu. Elles se dispersaient en minces rayons inégaux,
touchant à
tout, essayant d’éclairer
tout, de tout rassembler en un même
tableau ;
et elles empêchaient
ainsi la mère
de s’arrêter
sur l’ennui
qu’elle
éprouvait
de ne pas voir Pavel, sur la terreur que le sort de son fils lui inspirait.
Sophie partit bientôt.
Cinq jours plus tard, elle revint, vive, et gaie, pour disparaître
de nouveau quelques heures après.
On ne la revit qu’au
bout de quinze jours. Il semblait qu’elle
allât
dans la vie par grands cercles. Elle montait parfois chez son frère
pour remplir sa demeure de vaillance et de musique.
La musique était
devenue agréable
à
la mère,
presque indispensable même.
Elle la sentait couler dans sa poitrine et pénétrer
son cœur,
et alors des ondes de pensées
naissaient en elle, rapides et intenses, des paroles fleurissaient, légères
et belles, éveillées
par la force des sons…
Pélaguée
se résignait
difficilement au désordre
de Sophie, qui jetait dans tous les coins les objets lui appartenant, des bouts
de cigarettes ou des cendres ;
elle se faisait encore plus difficilement à
sa manière
de parler si hardie. Le contraste était
trop grand avec la tranquille assurance de Nicolas, avec la gravité
bienveillante et constante de ses paroles. Aux yeux de la mère,
Sophie n’était
qu’une
adolescente désireuse
de se faire passer pour une grande personne, et qui considérait
encore les gens comme des jouets curieux. Elle parlait beaucoup de la sainteté
du travail et augmentait stupidement la besogne de la mère
par son désordre ;
elle discourait sur la liberté
et, pourtant, il était
visible qu’elle
gênait
chacun par son impatience irritable, par ses incessantes discussions, son désir
de se placer au premier rang. Il y avait beaucoup de contradictions en elle ;
la mère
la traitait avec une prudence constante, mais sans le sentiment chaleureux qu’elle
avait pour Nicolas.
Toujours soucieux, celui-ci menait jour après
jour la même
existence réglée
et monotone ;
à
huit heures, il déjeunait,
lisait à
haute voix le journal, commentant les nouvelles importantes. Pélaguée
trouvait chez Nicolas et chez André
des traits communs. De même
que le Petit-Russien, son hôte
parlait sans haine des hommes, il les considérait
tous comme coupables de la mauvaise organisation de la vie. Mais sa foi en la
vie nouvelle n’était
pas aussi ardente que celle d’André,
ni aussi lumineuse. Il parlait toujours paisiblement, de la voix d’un
juge intègre
et sévère ;
même
quand il racontait des choses terribles, il avait un doux sourire de compassion ;
mais alors, ses yeux brillaient d’une
lueur froide. En voyant ce regard, la mère
comprit que cet homme ne pardonnerait jamais à
personne, qu’il
ne pouvait pas pardonner ;
et, sentant combien cette fermeté
devait lui être
pénible,
elle le prenait en pitié.
Nicolas lui devenait toujours plus cher.
À
neuf heures, il allait à
son bureau ;
la mère
faisait les chambres, préparait
le dîner,
se lavait, se changeait ;
puis elle s’asseyait
dans sa chambre et regardait les images des livres. Elle pouvait lire en s’appliquant
de toute son attention ;
mais, au bout de quelques pages, elle était
fatiguée
et ne comprenait plus le sens des mots. Par contre, les images la distrayaient
comme un enfant :
elles déroulaient
à
ses yeux un monde nouveau, merveilleux, compréhensible
cependant, et presque tangible. Elle voyait les villes immenses, leurs édifices
magnifiques, les machines, les vaisseaux, les monuments, les richesses
incalculables amassées
par les hommes, les créations
de la nature, dont la diversité
frappait son esprit. La vie s’élargissait
à
l’infini,
lui découvrant
chaque jour des choses énormes,
inconnues, féeriques ;
et par l’abondance
de ses richesses, l’infini
de ses beautés,
elle excitait toujours davantage l’âme
affamée
qui s’éveillait.
Pélaguée
aimait surtout feuilleter un livre de zoologie ;
bien que cet ouvrage fût
écrit
dans une langue étrangère,
c’était
celui dont les illustrations lui donnaient la représentation
la plus nette de la richesse, de la beauté,
de l’immensité
de la terre.
—
La terre est grande !
dit-elle un jour à
Nicolas.
—
Oui, et pourtant les gens sont à
l’étroit…
Ce qui l’attendrissait
surtout, c’étaient
les insectes, les papillons en particulier ;
elle regardait avec surprise les dessins qui les représentaient,
et disait :
—
Quelle beauté,
n’est-ce
pas, Nicolas ?
Combien il y en a partout, de cette chère
beauté ;
mais elle est cachée
à
nos yeux, elle passe devant nous sans que nous la voyions. Les gens courent,
ils ne savent rien, ils n’admirent
rien, parce qu’ils
n’en
ont ni le temps ni l’envie.
Que de joie ils pourraient se donner s’ils
savaient combien la terre est riche et que de choses étonnantes
on y trouve. Et tout est pour tous et chacun est pour tout…
n’est-ce
pas ?
—
Oui, parfaitement !
répondait
Nicolas avec un sourire. Et il lui apportait toujours d’autres
livres.
Le soir, des visiteurs venaient souvent, entre autres
Alexis Vassiliév,
bel homme au visage pâle,
à
la barbe noire, taciturne et grave ;
Roman Pétrov,
aux traits arrondis et couperosés,
qui faisait constamment claquer ses lèvres
d’un
air de pitié ;
Ivan Danilov, petit et maigre, avec une barbe en pointe et une voix grêle,
agressive, criarde et acérée
comme une alène ;
Iégor,
qui plaisantait sur lui-même,
sur ses camarades, sur son mal toujours croissant. Parfois, des gens que la mère
ne connaissait pas arrivaient de villes lointaines et avaient avec Nicolas de
longs entretiens, toujours sur le même
sujet :
la liberté
et les ouvriers de tous les pays. On discutait, on s’échauffait,
on faisait de grands gestes, on buvait beaucoup de thé.
Dans le bruit des voix, Nicolas composait quelquefois des proclamations qu’il
lisait à
ses compagnons ;
séance
tenante, elles étaient
recopiées,
en caractères
d’imprimerie ;
la mère
recueillait soigneusement les fragments des brouillons déchirés
et les brûlait.
Tout en servant le thé,
elle s’étonnait
de l’ardeur
avec laquelle les camarades parlaient de la vie et du sort de l’ouvrier,
du paysan, de la manière
la plus profitable et la plus rapide de semer dans le prolétariat
les pensées
de vérité
et de liberté,
d’élever
son esprit. Souvent, les opinions divergeaient, on se fâchait,
on s’accusait
mutuellement, on s’offensait
pour recommencer ensuite à
discuter.
La mère
sentait qu’elle
connaissait mieux que tous ces discoureurs la vie des ouvriers, qu’elle
voyait plus nettement l’immensité
de la tâche
qu’ils
s’étaient
donnée ;
et cela lui permettait de traiter les camarades avec la condescendance un peu mélancolique
d’une
personne d’âge
mûr
qui voit des enfants jouer au mari et à
la femme, sans comprendre le tragique de la situation.
Involontairement, elle comparait leurs discours avec
ceux de son fils, avec ceux d’André,
et elle en apercevait maintenant la différence,
qui lui échappait
auparavant. Il lui semblait qu’ici
on criait plus qu’au
faubourg, et elle se disait :
—
Ils sont plus savants, ils parlent plus fort.
Mais elle constatait trop souvent que tous ces hommes
paraissaient s’échauffer
mutuellement à
dessein, que leur excitation était
factice ;
chacun voulait démontrer
à
ses camarades qu’il
était
plus près
de la vérité
qu’eux,
qu’elle
leur était
plus chère
qu’à
eux ;
les autres en étaient
blessés
et, à
leur tour, pour prouver combien ils connaissaient cette vérité,
ils discutaient avec âpreté
et rudesse. Chacun voulait sauter plus haut que l’autre,
et la mère
en éprouvait
une tristesse angoissée.
Elle remuait les sourcils en promenant sur les assistants un regard de
supplication ;
elle pensait :
« Ils
ont oublié
Pavel et ses camarades… ils les ont oubliés. »
Elle écoutait
toujours attentivement les discussions que, naturellement, elle ne comprenait
pas ;
elle cherchait à
démêler
les sentiments sous les paroles. Elle s’aperçut
que lorsqu’au
faubourg, on parlait du bien, on le prenait en son entier, tandis qu’ici,
tout se fragmentait et s’amenuisait ;
là,
on sentait avec plus de force et de profondeur ;
ici, c’était
le domaine des pensées
tranchantes qui découpaient
tout en menus morceaux. Ici, on parlait davantage de la destruction du monde
ancien ;
là,
on rêvait
au nouveau, et c’est
pourquoi les discours de son fils et d’André
étaient
plus compréhensibles,
plus à
la portée
de Pélaguée.
Un sourd mécontentement
envers les hommes se glissait furtivement dans son cœur
et l’inquiétait ;
de la méfiance
lui venait, elle avait le désir
de comprendre tout le plus vite possible, pour parler elle aussi de la vie,
avec des paroles que lui dicterait son âme.
Elle remarqua également
que lorsqu’il
venait un camarade ouvrier, Nicolas se conduisait avec une aisance
extraordinaire ;
une expression de douceur apparaissait sur son visage ;
il parlait autrement que de coutume, sinon avec plus de grossièreté,
du moins plus négligemment.
—
Il fait son possible pour se mettre à
leur niveau !
pensait-elle.
Mais cela ne la consolait pas, et elle voyait que l’ouvrier
était
gêné,
que son intelligence restait comme nouée,
qu’il
n’arrivait
pas à
parler aussi simplement et librement qu’avec
elle, femme de sa classe. Un jour que Nicolas était
sorti de la chambre, elle dit à
l’un
d’eux :
—
Pourquoi te gênes-tu ?
Tu n’es
pas un gamin qui passe un examen.
L’autre
eut un large sourire.
—
C’est
manque d’habitude… Tout de même… ce n’est
pas un des nôtres !
Et il baissa la tête.
—
Cela ne fait rien !
dit la mère.
Il est simple…
L’ouvrier
lui lança
un regard, tous deux sourirent et gardèrent
le silence…
Parfois Sachenka venait, elle ne restait jamais
longtemps ;
elle parlait toujours d’un
ton affairé,
sans rire ;
en s’en
allant, elle demandait chaque fois à
la mère :
—
Comment va Pavel ?
Il est bien portant ?
—
Oui, Dieu merci !
Il est bien, il est gai.
—
Saluez-le de ma part !
reprenait la jeune fille, et elle disparaissait.
De temps à
autre, la mère
se plaignait à
elle de ce qu’on
gardât
Pavel si longtemps en prison, sans fixer la date de son jugement :
Sachenka fronçait
le sourcil et se taisait ;
ses lèvres
tremblaient, tandis que ses doigts s’agitaient
nerveusement.
La mère
avait envie de lui dire :
—
Ma chérie,
je sais que vous l’aimez… je le sais !…
Mais elle n’osait :
l’air
sévère
de la jeune fille, ses lèvres
pincées,
la sécheresse
de ses paroles semblaient repousser les caresses à
l’avance.
Avec un sourire, Pélaguée
serrait la main qu’on
lui tendait et pensait :
« Ma
pauvre petite !… »
Un jour, Natacha survint ;
tout heureuse de voir Pélaguée
l’embrasser
affectueusement, elle lui annonça
soudain, à
voix basse, entre autres choses :
—
Ma mère
est morte… elle est morte, ma pauvre maman !
Elle s’essuya
les yeux d’un
geste rapide.
—
Je la regrette, reprit la jeune fille… elle n’avait
pas cinquante ans… elle aurait pu vivre longtemps
encore. Mais quand on réfléchit
à
tout, on se dit que la mort lui est probablement plus légère
que la vie !
Elle était
toujours seule et étrangère
à
tous ;
personne n’avait
besoin d’elle ;
mon père
l’avait
rendue craintive par ses criailleries continuelles…
Peut-on dire qu’elle
vivait ?
On vit quand on attend quelque chose de bon ;
mais elle, elle n’avait
rien à
attendre, excepté
des outrages !
—
C’est
bien vrai, ce que vous dites là,
Natacha !… déclara
la mère
après
un instant de réflexion.
On vit quand on attend quelque chose de bon ;
quand on n’attend
rien, est-ce vivre ?
Elle ajouta en caressant affectueusement la main de la
jeune fille :
–
Et maintenant, vous êtes
toute seule ?
—
Oui !
répondit
Natacha.
La mère
se tut un instant ;
puis, elle reprit avec un sourire :
—
Qu’importe !
Quand on est bon, on n’est
jamais seul, on est toujours entouré…
Natacha partit en qualité
d’institutrice
pour un district où
se trouvait une filature. La mère
lui apportait de temps à
autre des livres défendus,
des proclamations, des journaux. C’était
sa besogne attitrée.
Plusieurs fois par mois, vêtue
en religieuse, en marchande de dentelles ou de mercerie, en bourgeoise cossue
ou en pèlerine,
elle s’en
allait par la province, à
pied, en chemin de fer, en charrette, la besace à
l’épaule
ou la valise à
la main. Dans les hôtels
ou les auberges, sur les bateaux comme en wagon, elle se comportait avec calme
et simplicité ;
elle adressait la première
la parole à
des inconnus, et attirait irrésistiblement
l’attention
par son parler sympathique, par son assurance de femme qui a beaucoup vu et
retenu.
Elle aimait à
converser avec les malheureux, connaître
leurs opinions sur la vie, leurs plaintes, leurs perplexités.
Son cœur
s’inondait
de joie chaque fois qu’elle
constatait chez ses interlocuteurs ce vif mécontentement
qui, tout en protestant contre les coups du sort, cherche avec ardeur la
solution des grands problèmes
de l’humanité.
Toujours plus large et plus divers, le tableau de la vie avec ses luttes se déroulait
devant elle. Partout et en tout elle voyait la tendance cynique à
tromper l’homme,
à
le dépouiller,
à
tirer de lui le plus de profits possible. Et elle voyait aussi qu’il
y avait de tout en abondance sur la terre, tandis que le peuple était
dans la misère
et végétait
à
demi affamé,
au milieu d’innombrables
richesses. Dans les villes, il y avait des temples remplis d’or
et d’argent
inutiles à
Dieu, et sur le parvis, les miséreux
grelottaient, attendant en vain qu’on
leur fît
l’aumône.
Elle avait déjà
vu ce spectacle autrefois, les opulentes églises,
les chasubles brodées
d’or
des prêtres,
les taudis des pauvres et leurs guenilles infectes ;
mais alors elle trouvait que c’était
tout naturel, tandis que maintenant, elle considérait
cet état
de choses comme outrageant pour les pauvres, à
qui, elle le savait bien, la religion est plus nécessaire
qu’aux
riches.
Grâce
aux images de Jésus,
aux récits
qu’elle
avait entendus, Pélaguée
savait qu’il
fut l’ami
des misérables,
qu’il
habitait sans faste ;
et dans les églises,
où
les pauvres venaient à
lui pour être
consolés,
elle le voyait emprisonné
dans des ornements d’or
et de soie, dédaigneusement
froufroutante en face du dénuement.
Et les paroles de Rybine lui revenaient à
la mémoire :
—
On s’est
servi de Dieu lui-même
pour nous tromper !
On l’a
revêtu
de mensonge et de calomnie, pour tuer notre âme…
Sans qu’elle
s’en
doutât,
elle priait moins, mais pensait davantage à
Jésus,
aux gens qui, sans parler de lui, sans même
le connaître,
semblait-il, vivaient selon son Évangile
et qui, pareils à
lui, considéraient
la terre comme le royaume des pauvres, voulaient distribuer en parties égales
entre les hommes toutes les richesses. Elle réfléchissait
beaucoup à
toutes ces choses, les approfondissant, les ramenant à
tout ce qu’elle
voyait ;
ces pensées
se développaient,
prenaient la forme lumineuse d’une
prière
et répandaient
une clarté
égale
sur l’obscurité
du monde, sur la vie et l’humanité.
Et il semblait à
la mère
que le Christ lui-même,
qu’elle
avait toujours aimé
d’un
vague amour, d’un
sentiment complexe où
la peur se mêlait
étroitement
à
l’espoir,
à
l’attendrissement
et à
la douleur, lui devenait plus proche, qu’il
s’était
transformé,
qu’il
était
plus visible pour elle, d’une
sérénité
plus joyeuse. Maintenant ses yeux lui souriaient avec assurance, avec une
vivante force intérieure,
comme s’il
fût
vraiment ressuscité,
lavé
et ranimé
par le sang ardent que versent généreusement
pour l’amour
de lui, ceux qui ont la sagesse de ne pas le nommer. La mère
revenait donc de ses voyages réjouie
et enthousiasmée,
par ce qu’elle
avait vu et entendu, et satisfaite d’avoir
accompli sa mission.
—
C’est
agréable
d’aller
de tous côtés
et de voir tant de choses, dit-elle un soir à
Nicolas. On comprend comment la vie s’arrange.
Le peuple est repoussé,
rejeté
sur les bords, il grouille dans l’humiliation,
et il se dit :
–
Pourquoi me tient-on à
l’écart ?
Pourquoi ai-je faim, quand il y a de tout en abondance ?
Pourquoi suis-je bête,
ignorant, quand il y a tant d’esprit
partout ?
Et où
est-il, ce Dieu miséricordieux
pour lequel il n’y
a ni riches ni pauvres, dont tous sont les enfants bien-aimés ?
Peu à
peu, le peuple se révolte
contre son existence… il sent que l’injustice
l’anéantira
s’il
ne s’occupe
pas de lui-même.
Et elle éprouvait
de plus en plus souvent le besoin de parler elle-même,
en son langage, des injustices de la vie ;
parfois, il lui était
difficile d’y
résister…
Quand Nicolas la surprenait à
regarder des gravures, il lui racontait des choses merveilleuses. Frappée
par l’audace
des problèmes
que l’homme
se posait, elle demandait d’un
ton incrédule :
—
Est-ce bien possible ?
Et Nicolas lui décrivait
l’avenir
féerique
avec une certitude inébranlable
dans ses prophéties.
—
Les désirs
de l’homme
n’ont
pas de limite, sa force est inépuisable !
disait-il. Néanmoins,
le monde ne s’enrichit
en esprit que lentement, parce que, pour être
indépendants,
les hommes sont obligés
d’amasser
de l’argent,
et non de la science. Et, quand ils auront chassé
l’avidité,
ils se libéreront
de l’esclavage
du travail forcé.
La mère
ne comprenait que rarement le sens des paroles de Nicolas, mais elle était
très
sensible à
la foi paisible qui les animait.
—
Il y a trop peu d’hommes
libres sur la terre, c’est
ce qui fait le malheur de l’humanité !
disait-il.
En effet, Pélaguée
connaissait des gens qui s’étaient
affranchis de la haine et de la rapacité ;
elle comprenait que si le nombre de ces gens augmentait, le visage noir et
terrible de la vie deviendrait plus accueillant et plus simple, meilleur et
plus lumineux.
—
L’homme
est obligé
d’être
cruel malgré
lui !
disait tristement Nicolas.
La mère
acquiesçait
d’un
signe de tête
et se rappelait le Petit-Russien.
VIII
Un jour, Nicolas, à
l’ordinaire
très
exact, revint de son bureau beaucoup plus tard que de coutume ;
au lieu d’enlever
son pardessus, il dit vivement en se frottant les mains :
—
Savez-vous, Pélaguée,
aujourd’hui,
un de nos camarades s’est
échappé
de la prison à
l’heure
des visites… Mais je n’ai
pas réussi
à
savoir qui c’est…
La mère
chancela, envahie par l’émotion ;
elle se laissa tomber sur une chaise et demanda en chuchotant :
—
Pavel, peut-être !
—
Peut-être !
répondit
Nicolas en haussant les épaules.
Mais comment l’aider
à
se cacher, où
le trouver ?
Je viens de me promener dans les rues pour voir si je le rencontrerais. C’est
bête,
mais il faut faire quelque chose ;
je vais sortir de nouveau…
—
Moi aussi !
s’écria
la mère.
—
Allez chez Iégor,
peut-être
a-t-il des nouvelles !
conseilla Nicolas, et il s’en
alla.
La mère
jeta un fichu sur sa tête ;
pleine d’espoir,
elle sortit aussitôt
après
Nicolas. Elle voyait trouble ;
son cœur
battait à
grands coups et l’obligeait
à
courir presque. Elle marchait à
la rencontre du possible, tête
baissée,
sans rien voir autour d’elle.
« Il
est peut-être
déjà
chez Iégor ! »
Cette idée
la poussa en avant. Il faisait chaud, Pélaguée
haletait de fatigue. Arrivée
à
l’escalier
de la maison d’Iégor,
elle s’arrêta,
n’ayant
pas la force d’aller
plus loin ;
elle se détourna,
poussa un petit cri d’étonnement :
il lui avait semblé
que Vessoftchikov était
sur le seuil, les mains dans les poches, le sourire aux lèvres,
et qu’il
la regardait. Mais, lorsqu’elle
rouvrit les yeux, elle ne vit personne…
—
C’est
une hallucination !
se dit-elle en montant l’escalier
sans cesser de prêter
l’oreille.
On entendit dans la cour un sourd piétinement
de pas lents… la mère
s’arrêta
sur le palier, se pencha et regarda :
elle aperçut
de nouveau un visage grêlé
qui lui souriait.
—
Vessoftchikov !
c’est
lui !
s’écria-t-elle
en descendant à
sa rencontre ;
son cœur
se serra, désappointé…
—
Non, monte !
monte !
répondit-il
à
mi-voix, avec un geste de la main.
La mère
obéit ;
elle entra dans la chambre d’Iégor,
et, le voyant étendu
sur son canapé,
elle chuchota, haletante :
—
Vessoftchikov s’est
enfui de prison…
—
Le grêlé ?
demanda Iégor
d’une
voix rauque, en soulevant sa tête.
—
Oui, lui !… Il vient ici !
—
C’est
parfait !
Mais je ne veux pas me lever pour le recevoir.
Déjà
Vessoftchikov était
rentré ;
il ferma la porte au verrou et enleva sa casquette en riant doucement. Puis, il
s’accouda
sur le canapé.
Iégor
se redressa, et dit d’une
voix rauque en hochant la tête :
—
Je vous en prie… ne vous gênez
pas !…
La bouche fendue en un large sourire, le grêlé
s’approcha
de la mère
et lui saisit la main :
—
Si je ne t’avais
pas vue, il ne me restait plus qu’à
retourner à
la prison !
Je ne connais personne en ville ;
si j’avais
été
au faubourg on m’aurait
arrêté
aussitôt… En marchant, je me disais :
—
Imbécile !
Pourquoi t’es-tu
sauvé ?
Et voilà
que je vois la mère
qui courait !
Je t’ai
suivie…
—
Comment as-tu pu t’enfuir ?
demanda Pélaguée.
Le jeune homme s’assit
gauchement sur le bord du canapé
et dit avec embarras, en haussant les épaules :
—
Je ne sais pas… c’est
l’occasion
qui s’est
présentée… Je me promenais dans la cour… les
criminels de droit commun se sont jetés
sur un geôlier… un ancien gendarme expulsé
du corps pour cause de vol… il espionne, rapporte, fait
la vie dure à
tout le monde… Alors, il y a eu une mêlée,
les surveillants ont eu peur, ils sifflaient, couraient…
Pendant ce temps, je vois que la grille était
ouverte, je m’approche,
j’aperçois
une place, la ville… Cela m’a
attiré.
Et je suis sorti sans me hâter…, comme dans un rêve… Quand j’eus
fait quelques pas, je revins à
moi, je me demandai où
j’allais
me rendre… je constatai alors que les portes de la
prison étaient
fermées… J’ai
été
mal à
mon aise… je regrettais les camarades…
enfin, c’était
stupide… je ne pensais pas à
m’enfuir…
—
Hum !
fit Iégor.
Eh bien, monsieur, vous auriez dû
retourner, frapper à
la porte et demander poliment qu’on
vous laisse rentrer :
—
Excusez, un moment de distraction…
—
Oui !
continua Vessoftchikov en souriant. C’était
bête
aussi, je le comprends. Et pourtant, j’ai
mal agi envers les camarades… je ne dis rien à
personne et je pars… Dans la rue, je vois venir un
enterrement. J’ai
suivi le cercueil —
c’était
un enfant —
la tête
baissée,
sans regarder personne… Je suis resté
au cimetière,
au grand air, et il m’est
venu une idée…
—
Une seule ?
demanda Iégor,
et il ajouta avec un soupir :
Je pense qu’elle
n’a
pas été
à
l’étroit…
Le grêlé
se mit à
rire, sans se fâcher.
—
Oh !
ma tête
n’est
plus aussi vide qu’avant… Et toi, Iégor,
tu es toujours malade ?
—
Chacun fait ce qu’il
peut !
répondit
Iégor ;
et un accès
de toux le secoua. Continue !
—
Puis j’ai
été
au musée… je me suis promené,
j’ai
regardé
les collections tout en pensant :
« Où
vais-je aller maintenant ? »
J’étais
furieux contre moi-même,
j’avais
horriblement faim !… Je suis retourné
dans la rue, j’ai
marché,
j’étais
vexé ;
je voyais que les agents de police examinaient les passants avec attention… Je me disais :
—
Grâce
à
mon museau, je tomberai bientôt
entre les mains de la justice… Et soudain, voilà
la mère
qui vient en courant, elle passe à
côté
de moi, je m’écarte,
je me retourne, je la suis… et voilà
tout !…
—
Et moi qui ne t’ai
même
pas remarqué !
dit la mère
d’un
ton confus. Elle examinait Vessoftchikov avec attention ;
il lui sembla qu’il
avait changé
à
son avantage.
—
Les camarades sont sans doute inquiets et se demandent où
je suis… reprit-il en se grattant la tête.
—
Et les gendarmes, tu ne les regrettes pas ?
Et pourtant ils sont inquiets, eux aussi !
fit observer Iégor ;
puis le malade ouvrit la bouche et, remuant les lèvres
comme s’il
voulait frapper l’air,
il continua :
—
Trêve
de plaisanteries !
Il faut te cacher, ce qui est agréable,
mais pas très
facile… Si je pouvais me lever !… Il eut une crise d’étouffement
et se frotta la poitrine avec de faibles mouvements.
—
Tu es bien malade, Iégor !
dit Vessoftchikov.
La mère
soupira et promena un regard inquiet autour de la chambrette.
—
C’est
mon affaire !
répondit
Iégor.
Grand-mère,
ne vous gênez
donc pas, demandez-lui des nouvelles de Pavel.
Le grêlé
eut de nouveau un large sourire.
—
Pavel ?
Il va bien, il est en bonne santé.
C’est
une espèce
de président
pour nous. C’est
lui qui parle avec les autorités
en notre nom ;
en général,
c’est
lui qui commande… On le respecte…
Il y a de quoi !
La mère
buvait les paroles du jeune homme ;
elle jetait parfois un regard furtif sur le visage bleuâtre
et boursouflé
de Iégor.
Figé
comme un masque, dépourvu
d’expression,
il semblait étrangement
plat ;
seuls les yeux vivaient et étincelaient
gaiement.
—
Si vous me donniez à
manger… je vous jure que j’ai
bien faim !
s’écria
soudain le grêlé.
Grand-mère,
dit Iégor,
il y a du pain sur le rayon ;
donnez-le lui ;
ensuite, allez dans le corridor et frappez à
la seconde porte à
gauche. Une femme vous ouvrira ;
dites-lui qu’elle
vienne ici et qu’elle
apporte tout ce qu’elle
possède
en fait de comestibles…
—
Pourquoi tout ?
protesta Vessoftchikov.
—
Ne vous émotionnez
pas, ce ne sera pas grand’chose… rien, peut-être !
La mère
obéit.
Lorsqu’elle
eut frappé
à
la porte indiquée,
elle se dit tristement en prêtant
l’oreille :
—
Il est mourant…
—
Qui est là ?
demanda quelqu’un
à
l’intérieur
de la chambre.
—
De la part d’Iégor !
répondit
la mère
à
mi-voix. Il vous prie de venir chez lui…
—
J’y
vais !
répondit-on.
Pélaguée
attendit un instant et frappa de nouveau. La porte s’ouvrit
brusquement et une grande jeune femme qui portait des lunettes apparut. Tout en
lissant la manche froissée
de son corsage, elle demanda d’un
ton sec :
—
Que désirez-vous ?
—
C’est
Iégor
qui m’envoie…
—
Ah !
Allons-y !… Mais je vous connais !
s’écria
la femme. Bonjour. Il fait sombre ici…
La mère
la regarda et se souvint de l’avoir
vue une ou deux fois chez Nicolas. « On
trouve des nôtres
partout ! »
pensa-t-elle.
La femme s’arrangea
de manière
à
ce que la mère
marchât
devant elle.
—
Il est bien mal ?
interrogea-t-elle.
—
Oui, il est couché.
Il vous prie d’apporter
quelque chose à
manger.
—
Oh !
c’est
inutile…
Lorsque les deux femmes pénétrèrent
chez Iégor,
celui-ci les accueillit par un râle…
—
Lioudmila, ce jeune homme-là
vient de sortir de prison sans la permission des autorités,
l’impertinent !
Avant tout, donnez-lui à
manger et cachez-le n’importe
où
pendant un jour ou deux.
Lioudmila hocha la tête
et, tout en examinant avec attention le visage du malade, elle dit sévèrement :
—
Iégor,
vous auriez dû
me faire chercher aussitôt
que vos visites sont arrivées !
Et je vois que vous avez à
deux reprises oublié
de prendre votre médecine.
Quelle négligence !
Vous dites, vous-même,
que vous respirez plus facilement après… Venez chez moi, camarade !… On va tout de suite venir prendre Iégor
pour le mener à
l’hôpital.
—
Il faut donc que j’y
aille ?
demanda Iégor.
—
Oui. J’irai
vous y rejoindre !
—
Là
aussi ?…
—
Ne dites pas de sottises…
Tout en parlant, la jeune femme avait remis la
couverture sur la poitrine du malade, fixement observé
Vessoftchikov, mesuré
de l’œil
la médecine… Elle parlait d’une
voix égale
et basse, mais sonore ;
ses mouvements avaient de l’ampleur ;
son visage était
pâle
et ses sourcils noirs se rejoignaient presque à
la racine du nez. Cette physionomie déplut
à
la mère,
qui la jugea arrogante ;
les yeux n’avaient
ni éclat,
ni sourire ;
la voix, des intonations de commandement.
—
Nous partons !
continua-t-elle. Je reviendrai bientôt.
Vous, vous donnerez à
Iégor
une cuillerée
à
soupe de cette potion… Ne lui permettez pas de parler…
Et elle sortit en emmenant le grêlé.
—
Quelle merveilleuse femme !
dit Iégor
avec un soupir. Quelle admirable créature !… C’est
chez elle que vous auriez dû
vous installer grand-mère.
Elle travaille beaucoup… Elle est très
fatiguée…
—
Ne parle pas, tiens, bois plutôt !
répondit
affectueusement la mère.
Il avala le remède
et continua en fermant un œil :
—
Qu’importe !
j’aurai
beau me taire, je mourrai quand même…
Il regarda la mère,
tandis que ses lèvres
s’ouvraient
lentement en un sourire. La mère
baissa la tête ;
un sentiment de pitié
aigu fit couler ses larmes…
—
Ne pleurez pas, grand-mère,
c’est
naturel… Le plaisir de vivre entraîne
après
lui la nécessité
de mourir…
La mère
lui posa la main sur la tête
et dit à
voix basse :
—
Tais-toi, hein !
Mais, fermant les yeux comme pour écouter
les râles
dans sa poitrine, il continua obstinément :
—
C’est
stupide de me taire, grand-mère… Qu’y
gagnerais-je ?
quelques minutes d’agonie
de plus, et je perdrais le plaisir de bavarder avec une brave femme… Je ne crois pas qu’il
y ait dans l’autre
monde d’aussi
braves gens que dans celui-ci…
La mère
l’interrompit
avec agitation :
—
Elle va revenir, la dame, elle me grondera parce que tu parles…
—
Ce n’est
pas une « dame »,
mais une révolutionnaire,
une camarade, une âme
admirable… Elle vous grondera de toute façon,
grand-mère !
Elle gronde toujours tout le monde…
Et Iégor
se mit à
raconter l’histoire
de sa voisine, lentement, en remuant les lèvres
avec effort. Ses yeux souriaient ;
Pélaguée
se disait avec inquiétude,
à
la vue de ce visage tout bleui et moite :
—
Il meurt !…
Lioudmila revint ;
après
avoir soigneusement fermé
la porte derrière
elle, elle dit à
la mère :
—
Il faut absolument que votre ami se déguise
et s’en
aille ;
allez lui chercher immédiatement
d’autres
vêtements
et apportez-les ici !
Quel dommage que Sophie soit absente !
Cacher les gens, c’est
sa spécialité.
—
Elle arrive demain !
répliqua
la mère,
en jetant son fichu sur ses épaules.
Chaque fois qu’on
la chargeait d’une
mission, elle ne pensait qu’à
l’accomplir
vite et bien. Elle demanda d’un
air affairé
et soucieux, en fronçant
les sourcils :
—
Comment faut-il l’habiller,
qu’en
pensez-vous ?
—
Peu importe !
Il sortira de nuit.
—
C’est
bien pis que de jour :
il y a moins de monde dans les rues, on vous remarque plus facilement, et
Vessoftchikov n’est
pas très
malin…
Iégor
eut un rire rauque :
—
Que vous êtes
encore jeune… grand-mère !
—
Puis-je aller te voir à
l’hôpital ?
demanda-t-elle.
Il hocha la tête
en toussant. Lioudmila regarda la mère
de ses yeux noirs, et proposa :
—
Voulez-vous que nous le veillions à
tour de rôle ?
Oui ?
Bien !… Et maintenant, allez vite !
Et, prenant la mère
par le bras d’un
geste affectueux, mais autoritaire, elle la fit sortir dans le corridor, où
elle lui dit à
voix basse :
—
Ne vous fâchez
pas de ce que je vous renvoie ainsi… c’est
malhonnête,
je le sais… Mais cela lui fait beaucoup de mal de
parler… et j’ai
l’espoir…
Cette explication troubla la mère ;
elle chuchota :
—
Que dites-vous !
Vous n’êtes
pas malhonnête… vous êtes
bonne… Au revoir, je m’en
vais…
—
Prenez garde aux espions !
recommanda la femme à
voix basse. Portant la main à
son visage, elle se frotta les tempes ;
ses lèvres
frémirent ;
elle eut un air plus doux.
—
Oui, oui !
répondit
la mère,
sans fierté.
Arrivée
à
la grille, elle s’arrêta
un instant, comme pour arranger son fichu, et jeta autour d’elle
un regard vigilant que personne n’aurait
pu remarquer. Elle savait distinguer presque à
coup sûr
les espions dans la foule. L’insouciance
soulignée
de la démarche,
l’aisance
affectée
des gestes, l’expression
de fatigue et d’ennui
peinte sur le visage, le scintillement craintif, confus et mal dissimulé
des yeux fuyants et désagréablement
perçants,
autant de traits qui lui étaient
devenus familiers.
Mais, cette fois-là,
elle n’aperçut
aucun visage connu ;
sans se hâter,
elle s’engagea
dans la rue, puis prit un fiacre en donnant au cocher l’ordre
de la conduire au marché.
Elle acheta des vêtements
pour Vessoftchikov et marchanda sans pitié,
tout en couvrant d’injures
son ivrogne de mari qu’il
fallait habiller à
neuf presque chaque mois. Cette fable n’impressionna
guère
les commerçants,
mais causa beaucoup de satisfaction à
la mère
elle-même ;
en route, elle s’était
dit que la police devinerait que le fugitif allait se déguiser
et qu’une
enquête
serait faite au marché.
Pélaguée
retourna chez Iégor,
et ensuite accompagna le grêlé
à
l’autre
extrémité
de la ville. Ils prirent chacun un trottoir ;
et la mère,
contente et amusée,
regardait le jeune homme marcher lourdement, tête
basse, s’embarrassant
dans les longs pans de son pardessus jaunâtre,
et repoussant son chapeau qui lui glissait sur le nez. Sachenka vînt
à
leur rencontre dans une rue déserte,
et la mère
rentra après
avoir salué
Vessoftchikov d’un
hochement de tête.
—
Pavel est en prison… André
aussi… pensa-t-elle avec tristesse.
IX
Nicolas l’accueillit
par une exclamation d’inquiétude.
—
Vous savez, Iégor
est très
bas !
On l’a
transporté
à
l’hôpital ;
Lioudmila est venue pour vous demander de l’y
aller rejoindre…
—
À
l’hôpital ?
Après
avoir ajusté
ses lunettes d’un
mouvement nerveux, Nicolas l’aida
à
passer une jaquette. Il lui serra la main de ses doigts secs et chauds en lui
disant d’une
voix tremblante :
—
Oui !
Prenez ce paquet avec vous, Vessoftchikov est en sûreté ?
—
Oui, tout va bien…
—
J’irai
aussi… voir Iégor…
La mère
était
si fatiguée
que la tête
lui tournait ;
l’inquiétude
de Nicolas lui faisait pressentir un drame.
—
Il va mourir… il va mourir !… se disait-elle ;
et cette sombre pensée
lui martelait le cerveau.
Mais, lorsqu’elle
arriva dans la chambrette claire et propre de l’hôpital,
et qu’elle
vit Iégor
rire sourdement, assis au milieu d’un
amoncellement de blancs oreillers, elle se tranquillisa du coup. Souriante,
elle resta sur le seuil et entendit le malade qui disait au médecin :
—
Le remède,
c’est
une réforme !
—
Ne dites pas de bêtises,
Iégor !
s’écria
le docteur d’une
voix soucieuse.
—
Et moi, qui suis un révolutionnaire,
je hais les réformes !…
Avec précaution,
le médecin
prit la main du malade et la lui plaça
sur le genou ;
puis, s’étant
levé,
il tâta
du doigt, tout en tiraillant sa barbe, les boursouflures du visage de Iégor.
La mère
connaissait bien le docteur ;
c’était
un des meilleurs camarades de Nicolas. Elle s’approcha
de Iégor,
qui tira la langue quand il la vit. Le médecin
se retourna :
—
Ah !
c’est
vous… Bonjour… Asseyez-vous !
Qu’apportez-vous ?
—
Des livres, je crois.
—
Il ne doit pas lire !
dit le docteur.
—
Il veut que je devienne idiot !
pleurnicha Iégor.
—
Tais-toi !
ordonna le docteur, et il inscrivit quelques mots dans son carnet.
De petits soupirs pénibles,
accompagnés
d’un
râle
moite s’échappaient
de la poitrine de Iégor.
Son visage était
couvert de fines gouttes de sueur ;
il s’essuyait
parfois le front en levant lentement ses mains pesantes et désobéissantes.
L’étrange
immobilité
de ses joues enflées
déformait
sa bonne et large figure, dont les traits avaient disparu sous un masque cadavérique ;
seuls, les yeux profondément
enfoncés
entre les enflures avaient un regard clair et souriaient avec condescendance.
—
Hé !
cette science !… Je suis fatigué…
Puis-je me coucher ?
demanda-t-il.
—
Non !
répondit
brièvement
le docteur.
—
Eh bien, je me coucherai quand tu seras parti !
—
Ne le lui permettez pas, mère.
Arrangez ses oreillers !… Et surtout, qu’il
ne parle pas !
Je vous en prie, cela lui est très
nuisible.
Pélaguée
hocha la tête.
Le médecin
s’en
alla à
petits pas rapides. Iégor
jeta la tête
en arrière,
ferma les yeux et ne fit plus aucun mouvement ;
seuls ses doigts remuaient un peu. Les parois blanches de la petite chambre dégageaient
un froid sec, une tristesse terne et pâle.
La grande fenêtre
laissait voir les faîtes
ondulés
des tilleuls ;
dans le feuillage poussiéreux
et sombre étincelaient
vivement des taches jaunes :
les froides prémices
de l’automne
naissant…
—
La mort vient à
moi lentement, à
regret !
dit Iégor,
sans bouger ni ouvrir les yeux. On voit qu’elle
a un peu pitié
de moi, qui étais
un si brave garçon,
avec un si bon caractère…
—
Tais-toi, Iégor !
supplia la mère,
en lui caressant doucement la main.
—
Attendez, grand-mère,
je vais me taire…
Haletant, il continua en articulant les mots avec un
immense effort, et les entrecoupant de longues pauses :
—
C’est
très
bien que vous soyez avec nous, grand-mère… il m’est
très
agréable
de voir votre visage… vos yeux si vigilants… votre naïveté…
Je me demande en vous voyant :
—
Comment finira-t-elle ?
Et je suis triste en pensant… que c’est
la prison, l’exil,
toutes sortes d’abominations
qui vous attendent… vous, comme les autres… Vous n’avez
pas peur de la prison ?
—
Non !
répondit-elle
simplement.
—
Évidemment !… Et pourtant, la prison… c’est
dégoûtant… c’est
elle qui m’a
tué… À
parler franchement, je ne désire
pas mourir…
—
Peut-être
ne mourras-tu pas encore !
eut-elle envie de lui dire ;
mais elle se tut et le regarda.
—
J’aurais
pu travailler encore… pour le bien du peuple… Mais, quand on ne peut plus travailler, il est impossible
de vivre, c’est
trop bête !
—
« C’est
vrai, mais ce n’est
pas consolant ! »
Ces paroles d’André
revinrent brusquement à
la mémoire
de la mère ;
elle poussa un soupir. Elle était
très
fatiguée
et avait faim. Le chuchotement monotone et rauque du malade remplissait la
chambre et rampait impuissant sur les murs lisses. Le feuillage des tilleuls
faisait songer à
des nuages descendus très
bas et étonnait
l’œil
par sa teinte foncée
et mélancolique.
Tout était
bizarrement figé
en une immobilité
morose, dans l’attente
désolée
de la mort.
—
Comme je me sens mal !
dit Iégor.
Il ferma les yeux et se tut.
—
Dors !
conseilla la mère.
Peut-être
cela te fera-t-il du bien.
Pendant quelques instants, elle prêta
l’oreille
à
la respiration du malade et promena son regard autour d’elle.
Envahie par une tristesse glaciale, elle se mit à
sommeiller.
…
Un frôlement
la réveilla ;
elle tressaillit en voyant que Iégor
avait les yeux ouverts.
—
Je me suis endormie… excuse-moi !
dit-elle à
voix basse.
—
Et toi aussi, pardonne-moi !
répliqua-t-il,
également
en chuchotant.
À
la fenêtre,
le crépuscule
tombait ;
un froid trouble oppressait les yeux ;
tout s’était
bizarrement terni ;
le visage du malade avait pris une teinte plus sombre.
On entendit de nouveau un frôlement ;
la voix de Lioudmila résonna :
—
Ils sont là,
dans l’obscurité,
et bavardent… où
donc est le bouton ?
Soudain la chambre fut inondée
d’une
clarté
blanche et désagréable.
Lioudmila était
là,
toute noire, grande, droite.
Iégor
tressaillit de tout son corps et porta la main à
sa poitrine.
—
Qu’y
a-t-il ?
s’écria
Lioudmila en courant à
lui.
Il jeta sur la mère
un regard fixe ;
ses yeux semblaient très
grands et brillaient d’un
feu étrange.
—
Attends… chuchota-t-il.
La bouche largement ouverte, il leva la tête
et tendit le bras en avant… La mère
lui prit la main avec précaution
et le regarda en retenant son souffle. D’un
mouvement convulsif et vigoureux, il rejeta la tête
en arrière
et dit à
haute voix :
—
Je ne puis plus… c’est
fini…
Son corps fut secoué
d’une
légère
contraction, sa tête
roula faiblement sur l’épaule,
et, dans les yeux grands ouverts, la lumière
de la lampe allumée
au-dessus du lit se refléta
avec un morne éclat…
—
Mon ami !
chuchota la mère.
Lioudmila s’éloigna
lentement du lit ;
elle s’arrêta
à
la fenêtre,
regardant droit devant elle, et dit d’une
voix étrange
et sonore, que la mère
ne lui connaissait pas :
—
Il est mort…
Elle s’inclina,
s’accouda
sur la tablette et se mit à
parler d’une
voix frémissante :
—
Il est mort… paisiblement, courageusement… sans se plaindre…
Et, soudain, comme si on l’eût
frappée
à
la tête,
elle se laissa tomber sans force sur les genoux, se couvrit le visage de ses
mains et sanglota sourdement.
Après
avoir croisé
les bras pesants d’Iégor
sur sa poitrine et replacé
sa tête
étrangement
chaude sur l’oreiller,
la mère
s’approcha
de Lioudmila, se pencha sur elle et caressa doucement sa chevelure épaisse,
tout en essuyant ses propres larmes. Lentement, la femme tourna vers la mère
ses yeux maladivement dilatés
et chuchota avec des lèvres
tremblantes :
—
Il y a longtemps que je le connaissais… nous avons été
ensemble en exil, nous avons été
dans les mêmes
prisons… parfois la torture était
insupportable, abominable ;
beaucoup d’entre
nous perdaient courage… quelques-uns devinrent fous…
Un spasme violent lui serra la gorge ;
elle se domina avec effort, puis, rapprochant du visage de la mère
son visage adouci par une nuance de tendresse et de douleur, qui la
rajeunissait, elle continua en un murmure rapide, avec des sanglots sans larmes :
—
Et lui, il était
toujours, toujours gai ;
sans se lasser il plaisantait, il riait, cachant courageusement ses souffrances… il s’efforçait
toujours de ranimer les faibles… il était
si bon, si sensible, si doux… En Sibérie,
l’inaction
déprave
et donne essor aux mauvais instincts. Comme il savait lutter contre eux !… quel camarade, c’était,
si vous saviez !
Sa vie privée
a été
pénible,
douloureuse… mais, je le sais, personne ne l’a
jamais entendu se plaindre… personne, jamais !
Ainsi moi, j’étais
son amie intime… je dois beaucoup à
son cœur,
il m’a
donné
de son esprit tout ce qu’il
pouvait ;
il était
las, solitaire, et pourtant, jamais il n’a
rien demandé
en échange,
ni caresses, ni sollicitude…
Elle s’approcha
du mort, s’inclina
et lui baisa la main.
—
Camarade, mon cher camarade aimé,
dit-elle d’une
voix basse et désolée,
je te remercie de tout mon cœur… adieu !
Je travaillerai comme tu l’as
fait… sans me lasser… sans
douter… toute ma vie… pour ceux
qui souffrent… adieu… adieu !…
Des sanglots violents secouèrent
son corps ;
toute haletante, elle posa sa tête
sur le lit, aux pieds d’Iégor.
La mère
pleurait d’abondantes
larmes qui lui brûlaient
les joues. Elle tâchait
de les contenir ;
elle aurait voulu consoler Lioudmila avec une caresse spéciale
et forte, lui parler d’Iégor
avec de bonnes paroles d’amour
et de tristesse. À
travers ses larmes, elle regardait le visage boursouflé
du mort, ses yeux fermés,
ses lèvres
noires, figées
en un léger
sourire… Tout était
silencieux et d’une
clarté
opprimante.
Le docteur entra à
petits pas pressés,
comme toujours ;
il s’arrêta
brusquement au milieu de la pièce ;
d’un
geste rapide il plongea ses mains dans ses poches et demanda, d’une
voix nerveuse et sonore :
—
Il y a longtemps ?
Personne ne lui répondit.
Il vacilla sur ses jambes et, s’approchant
d’Iégor
en s’essuyant
le front, lui serra la main et s’écarta.
—
Ce n’est
pas étonnant… vu l’état
de son cœur… cela aurait dû
lui arriver il y a six mois… au moins…
oui…
Sa voix aiguë,
dont le calme était
voulu et la sonorité
déplacée,
se brisa soudain. Adossé
au mur, il passa ses doigts agiles dans sa barbe, regardant les deux femmes et
le mort avec des yeux papillotants.
—
Encore un !… dit-il doucement.
Lioudmila se leva, s’approcha
de la fenêtre
et l’ouvrit.
La mère
leva la tête
et regarda autour d’elle
en soupirant. Un instant après,
Lioudmila et elles étaient
près
de la croisée ;
serrés
les uns contre les autres, ils regardaient le sombre visage de la nuit d’automne.
Au-dessus des arbres, les étoiles
scintillaient et reculaient jusqu’à
l’infini
lointain des cieux…
Lioudmila prit la mère
par le bras et appuya sans mot dire la tête
sur son épaule.
Le médecin
essuyait son lorgnon avec son mouchoir. Au dehors, le bruit nocturne de la
ville soupirait, lassé ;
la fraîcheur
glaçait
les visages et agitait les cheveux. Lioudmila avait des frissons ;
des larmes ruisselaient sur ses joues… Dans le corridor
de l’hôpital,
erraient des sons assourdis, fripés,
effrayés,
des piétinements
pressés,
des gémissements,
des chuchotements désolés.
Immobiles près
de la fenêtre,
Lioudmila, la mère
et le médecin
regardaient les ténèbres
et se taisaient…
Pélaguée
sentit qu’elle
était
de trop, et, après
avoir dégagé
doucement son bras de l’étreinte
de la jeune femme, elle se dirigea vers la porte, non sans s’être
inclinée
devant le mort.
—
Vous partez ?
demanda le médecin
à
voix basse et sans se retourner.
—
Oui !
Dans la rue, elle pensa à
Lioudmila. « Elle
ne sait pas même
bien pleurer ! »
se dit-elle en se rappelant ses larmes parcimonieuses.
Les dernières
paroles de Iégor
la firent soupirer. Tout en marchant à
pas lents, elle se remémorait
ses yeux vifs, ses plaisanteries, ses opinions sur la vie.
—
Pour les braves gens, l’existence
est pénible
et la mort légère… Comment mourrai-je, moi ?
Puis elle se représenta
Lioudmila et le médecin
debout près
de la fenêtre,
dans la chambre blanche et trop claire, les yeux ternis de Iégor ;
et, envahie par un sentiment oppressant de pitié,
elle soupira profondément
et se mit à
marcher plus vite, poussée
par un vague pressentiment…
« Il
faut avancer ! »
pensa-t-elle en obéissant
à
l’impulsion
de vaillance attristée
qui lui venait au cœur…
X
La mère
passa la journée
du lendemain à
organiser l’enterrement
de Iégor.
Le soir, tandis qu’elle
prenait le thé
avec Nicolas et Sophie, Sachenka survint, étonnamment
bruyante et animée… Elle avait les joues rouges, ses yeux étincelaient ;
il sembla à
la mère
que la jeune fille était
pleine d’une
espérance
joyeuse. Cet état
d’esprit
rayonnant fit une irruption bruyante et tumultueuse dans le mélancolique
courant des souvenirs sans s’y
mêler ;
c’était
comme une clarté
vive éclatant
soudain dans les ténèbres
et qui troublait le petit cercle. Nicolas dit en frappant pensivement sur la
table :
—
Vous êtes
toute transformée
aujourd’hui,
Sachenka !…
—
Vraiment ?
Peut-être
bien !
répondit-elle
avec un petit rire heureux.
La mère
la regarda avec un muet reproche. Sophie observa en accentuant les mots :
—
Nous parlions de Iégor…
—
Quel brave homme, n’est-ce
pas ?
s’écria
Sachenka. Je l’ai
toujours vu le sourire et la plaisanterie aux lèvres… Il travaillait si bien !
C’était
un artiste de la révolution ;
il possédait
la pensée
révolutionnaire,
comme un grand maître !
Avec quelle simplicité
et quelle force il décrivait
l’homme
du mensonge, de l’injustice,
de la violence !… Je lui dois beaucoup.
Elle parlait à
mi-voix, les yeux pleins d’un
sourire pensif, qui n’éteignait
pas dans son regard le feu d’allégresse
si visible et que personne ne comprenait. Il arrive quelquefois qu’on
se délecte
d’un
chagrin, qu’on
s’en
fait un jouet torturant qui ronge le cœur.
Nicolas, Sophie et la mère
ne voulaient pas laisser leur tristesse se dissiper ni s’abandonner
au sentiment d’allégresse
qu’apportait
Sachenka ;
sans en avoir conscience, ils défendaient
leur mélancolique
droit de se nourrir de leur douleur, ils essayaient de faire entrer la jeune
fille dans le cercle de leurs préoccupations…
—
Et voilà
qu’il
est mort !
insista Sophie en regardant Sachenka avec attention.
La jeune fille promena un regard interrogateur sur les
assistants et baissa la tête.
—
Il est mort ?
répéta-t-elle
à
haute voix. Il m’est
difficile de me résigner
à
ce fait…
Elle marcha de long en large dans la pièce,
puis, s’arrêtant
soudain, elle reprit d’une
voix bizarre :
—
Que signifie cela :
« Il
est mort ? »
Qui est-ce qui est mort ?
Mon estime pour Iégor,
mon amour pour ce camarade, le souvenir de l’œuvre
de sa pensée,
tout cela est-il mort ?
L’idée
que je m’en
faisais, celle d’un
homme courageux et loyal s’est-elle
donc anéantie ?
Tout cela est-il mort ?
Pour moi, tout cela, le meilleur de lui-même
ne mourra jamais… je le sais…
Il me semble que nous nous hâtons
trop de dire d’un
homme qu’il
est mort !
Ses lèvres
sont mortes, mais ses paroles vivent dans le cœur
des vivants.
Tout émue,
elle s’assit
de nouveau, s’accouda
à
la table et continua plus doucement :
—
Je dis peut-être
des bêtises,
mais voyez-vous, camarades, je crois en l’immortalité
des braves gens…
—
Il vous est arrivé
quelque chose d’heureux ?
demanda Sophie en souriant.
—
Oui !
répondit
Sachenka en hochant la tête.
Quelque chose de très
heureux, je crois !
J’ai
parlé
toute la nuit avec Vessoftchikov… Je ne l’aimais
pas auparavant, il me paraissait trop grossier, trop ignorant…
C’était
vrai, d’ailleurs… Il y avait en lui une rudesse, une irritation vague et
continuelle envers tout le monde ;
il se plaçait
toujours au centre de tout avec une insistance fatigante et parlait sans cesse
de lui-même.
Il y avait là
quelque chose d’énervant,
de vil…
Elle sourit et promena autour d’elle
un regard rayonnant :
—
Maintenant, il parle de ses « camarades ».
Et il faut l’entendre
prononcer ce mot… avec un amour si tendre, si doux qu’on
ne le peut rendre comme lui !
Il s’est
trouvé
lui-même,
il voit sa force, il sait ce qui lui manque… et surtout
le vrai sentiment de camaraderie est né
en lui, un immense amour qui va en souriant au-devant de tout ce qui est pénible
dans la vie.
Pélaguée
écoutait
Sachenka, ravie de voir la joie de la jeune fille, si morose d’habitude.
Mais, en même
temps, une pensée
de jalousie se faisait jour au tréfonds
de son âme :
« Et
Pavel, que devient-il là-dedans ? »
—
Il ne pense qu’à
ses camarades, continua Sachenka, et savez-vous ce qu’il
me persuade de faire ?
D’organiser
l’évasion
de ses compagnons… oui !
Il dit que c’est
très
facile.
Sophie leva la tête,
et dit d’un
ton animé :
—
Qu’en
pensez-vous, Sachenka ?
C’est
une bonne idée !
La tasse de thé
que tenait la mère
se mit à
trembler, elle la plaça
sur la table. Sachenka fronça
le sourcil et, réprimant
son excitation, se tut un instant, puis d’une
voix sérieuse,
mais avec un sourire radieux, elle reprit en hésitant :
—
C’est
sûr
que si les choses sont vraiment comme il le dit… nous
devons essayer… c’est
notre devoir.
Elle rougit, se laissa tomber sur une chaise et se
tut.
« Ma
chérie !
ma chérie »
pensa la mère
en souriant. Sophie sourit aussi ;
Nicolas eut un petit rire et considéra
la jeune fille avec bonté.
Alors Sachenka releva la tête,
jeta un regard sévère
autour d’elle ;
pâle,
les yeux étincelants,
elle dit d’un
ton sec :
—
Vous riez… je comprends pourquoi. Vous pensez que je
suis personnellement intéressée
à
la réussite
de l’évasion,
n’est-ce
pas ?
—
Pourquoi donc, Sachenka ?
demanda hypocritement Sophie.
Elle se leva et s’approcha
de la jeune fille. La mère
trouva la question oiseuse, humiliante pour Sachenka ;
elle soupira et regarda Sophie d’un
air de reproche.
—
Mais je ne veux pas m’en
occuper !
s’écria
Sachenka. Je ne veux pas prendre part à
la discussion, si vous considérez
ce projet…
—
Taisez-vous, Sachenka !
dit tranquillement Nicolas.
La mère
alla vers la jeune fille et lui caressa doucement les cheveux. Sachenka s’empara
de la main de Pélaguée,
et, levant son visage où
le sang affluait, la regarda avec confusion. Sophie prit une chaise, s’assit
à
côté
de Sachenka, lui entoura les épaules
avec son bras, et lui dit en la fixant avec un sourire curieux :
—
Que vous êtes
bizarre !…
—
Oui, je crois que je viens de parler bêtement… mais je n’aime
pas les ombres…
Nicolas l’interrompit,
en disant d’un
ton grave et affairé :
—
Si l’évasion
est possible, il faut l’organiser,
il n’y
a pas d’hésitation
possible !… Mais avant tout, il faut savoir si les camarades emprisonnés
sont d’accord…
Sachenka baissa la tête.
—
Comme s’ils
pouvaient ne pas consentir !
dit la mère
en soupirant. Seulement, je ne crois pas que ce soit possible…
Ses compagnons gardèrent
le silence.
—
Il faut que je voie Vessoftchikov, dit Sophie.
—
Bien !
Je vous dirai demain où
et quand vous pourrez le rencontrer, répondit
Sachenka à
mi-voix.
Nicolas s’approcha
de la mère,
qui lavait les tasses et lui dit :
—
Vous allez à
la prison après-demain… il faudra faire passer un billet à
Pavel. Vous comprenez, il faut savoir…
—
Je comprends, je comprends !
répliqua
vivement la mère.
Je le lui remettrai…
—
Je m’en
vais !
déclara
Sachenka ;
et, après
avoir serré
vigoureusement la main de ses camarades, elle partit sans mot dire…
Sophie posa la main sur l’épaule
de la mère
et lui demanda avec un sourire :
—
Vous aimeriez avoir une fille pareille, Pélaguée ?
—
Ô
Dieu !
Si je pouvais les voir ensemble, ne fût-ce
qu’un
seul jour !
s’écria
la mère,
prête
à
pleurer.
—
Oui… il est bon pour chacun d’avoir
un peu de bonheur… Quand notre bonheur est trop grand,
il est aussi de qualité
inférieure…
Sophie s’assit
au piano, et se mit à
jouer un air mélancolique.
XI
Le lendemain matin, quelques dizaines d’hommes
et de femmes se tenaient à
la grille de l’hôpital,
attendant qu’on
sortît
le cercueil de leur camarade. Autour d’eux
rôdaient
avec précaution
des espions qui saisissaient chaque exclamation, gravaient dans leur mémoire
les visages, les gestes, les paroles ;
sur l’autre
trottoir, il y avait un groupe d’agents
de police, le revolver au ceinturon. L’impudence
des espions, les sourires ironiques des policiers, qui mettaient de l’ostentation
à
montrer leur force, irritaient la foule. Les uns cachaient leur colère
et plaisantaient, d’autres
regardaient à
terre d’un
air morne pour ne pas voir ce spectacle outrageant ;
d’autres
encore, incapables de contenir leur fureur, se moquaient de l’administration
qui avait peur de gens armés
de leurs seules paroles. Un ciel d’automne,
bleu et pâle,
éclairait
la rue pavée
de pierres rondes et grises, parsemée
de feuilles mortes que le vent soulevait et jetait sous les pieds des passants.
La mère
était
parmi la foule ;
tout en comptant les visages connus, elle se disait avec tristesse :
—
Vous n’êtes
pas nombreux… vous n’êtes
pas nombreux…
La grille s’ouvrit.
On porta dans la rue le couvercle du cercueil orné
de couronnes à
rubans rouges. Silencieux, les hommes enlevèrent
leur chapeau tous ensemble :
on aurait dit une volée
d’oiseaux
noirs se levant sur les têtes.
Un officier de police, de haute taille, à
l’épaisse
moustache foncée
barrant un visage écarlate,
entouré
d’agents
et de soldats, s’élança
dans la foule, bousculant les gens sans cérémonie,
et s’écria
d’une
voix enrouée
et autoritaire :
—
Je vous prie d’enlever
les rubans !
Les hommes et les femmes l’entourèrent
en un cercle compact, parlant tous à
la fois, gesticulant, s’écartant
mutuellement. Devant les yeux troublés
de la mère,
s’agitèrent
confusément
des visages pâles
et excités,
dont les lèvres
tremblaient ;
de grosses larmes d’humiliation
coulèrent
sur les joues d’une
femme…
—
À
bas la violence !
s’écria
une voix juvénile,
qui mourut solitaire dans le bruit de la discussion.
Dans son cœur,
la mère
sentait bouillonner l’amertume ;
elle s’adressa
à
son voisin, jeune homme pauvrement vêtu,
et lui dit :
—
On ne permet pas même
aux gens d’enterrer
un camarade comme ils l’entendent !…
L’hostilité
grandissait, le couvercle du cercueil vacillait au-dessus des têtes ;
le vent jouait avec les rubans, enveloppait les têtes
et les visages ;
on entendait le claquement nerveux et sec de la soie.
La mère,
envahie par la terreur froide d’une
mêlée
possible, adressait à
mi-voix à
ses voisins des phrases rapides :
—
Qu’importe !… puisqu’il
en est ainsi… il faut enlever les rubans… il faut céder… À
quoi bon ?
Une voix âpre
et sonore retentit, recouvrant le tumulte :
—
Nous exigeons qu’on
nous laisse accompagner à
sa dernière
demeure un camarade que vous avez torturé…
Quelqu’un,
une jeune fille sans doute, entonna d’une
voix aiguë
et grêle :
Vous êtes
tombés
victimes, dans la lutte…
—
Je vous prie d’enlever
les rubans !
Jakovlef, coupe-les !
On entendit le cliquetis d’un
sabre retiré
du fourreau. La mère
ferma les yeux, s’attendant
à
un cri. Mais le bruit s’apaisa ;
les gens grommelaient, montraient les dents comme des loups traqués.
Puis, la tête
baissée,
silencieux, écrasés
par le sentiment de leur impuissance, ils se mirent en marche, remplissant la
rue du bruit de leurs pas.
En avant, le couvercle du cercueil dépouillé
planait en l’air,
avec les couronnes fripées ;
les agents de police venaient ensuite, se balançant
de côté
et d’autre
sur leurs chevaux. La mère
marchait sur le trottoir ;
elle ne pouvait apercevoir le cercueil, à
cause de la foule qui l’entourait ;
le nombre des manifestants augmentait sans cesse, ils occupaient toute la
largeur de la chaussée.
Derrière
la foule, se dressaient les silhouettes égales
et grises des cavaliers ;
de chaque côté,
les agents de police, la main à
la poignée
du sabre ;
et partout la mère
voyait des visages d’espions,
dont les yeux perçants
scrutaient les physionomies.
—
Adieu, camarade, adieu !
chantèrent
doucement deux belles voix.
—
Silence !
cria quelqu’un.
Taisons-nous, amis !
Taisons-nous pour le moment !
Il y avait dans cette exclamation tant de rudesse,
suggestive d’avertissements
menaçants,
que la foule obéit.
Le chant funèbre
s’interrompit,
le bruit des voix s’apaisa ;
seuls les pas assourdis résonnaient,
faisaient une rumeur qui s’élevait
par-dessus les têtes,
s’envolait
dans le ciel transparent, ébranlait
l’air
comme l’écho
du premier grondement de tonnerre d’un
orage encore lointain. Le vent toujours plus froid jetait avec animosité
aux visages la poussière
et la boue, gonflait les robes, s’embarrassait
dans les jambes, frappait les poitrines…
Ces funérailles
silencieuses, sans prêtres,
ni chants funèbres,
ces visages pensifs aux sourcils froncés,
ce bruit de pas décidés,
tout cela faisait naître
en la mère
un sentiment d’angoisse
poignante ;
sa pensée
tournoyait lentement, revêtait
ses impressions de paroles mélancoliques :
—
Vous n’êtes
pas nombreux… lutteurs pour la liberté,
vous n’êtes
pas nombreux !
Et pourtant on a peur de vous !
Il lui semblait que ce n’était
pas le Iégor
qu’elle
connaissait qu’on
enterrait, mais une chose coutumière,
qui lui était
proche et indispensable. Un sentiment âpre
et inquiétant
envahissait son cœur :
elle n’était
pas d’accord
avec ceux qui accompagnaient Iégor.
—
Je le sais bien, pensa-t-elle, Iégor
ne croyait pas en Dieu, et tous ceux-là
non plus…
Mais elle ne parvenait pas à
achever sa pensée,
et elle soupirait, comme pour débarrasser
son âme
d’un
fardeau :
—
Ô
Seigneur !
ô
Seigneur !… Jésus-Christ… Est-il possible que, moi aussi, on m’enterre
ainsi ?…
On arriva au cimetière.
Longtemps on fit des détours
entre les tombes jusqu’à
ce qu’on
fût
parvenu à
un emplacement vide, parsemé
de petites croix blanches. La foule se groupa autour d’une
fosse et le silence se fit. Et cet austère
silence des vivants au milieu des tombeaux présageait
quelque chose de terrible, qui fit tressaillir le cœur
de la mère.
Elle se figea dans l’attente.
Entre les croix le vent sifflait et hurlait ;
sur le cercueil des fleurs flétries
palpitaient tristement…
Les hommes de la police, aux aguets, s’étaient
alignés
et suivaient leur chef de l’œil.
Un grand jeune homme, tête
nue, pâle,
aux sourcils noirs, aux longs cheveux noirs aussi, se plaça
près
de la fosse. Au même
instant résonna
la voix enrouée
de l’officier
de police.
—
Messieurs !
—
Camarades !
commença
le grand jeune homme d’une
voix forte et sonore.
—
Permettez !
cria l’officier… Je vous déclare
que je n’autorise
aucun discours…
—
Je ne dirai que quelques mots !
répondit
paisiblement le jeune homme :
Camarades !
Jurons sur la tombe de notre maître
et ami, de ne jamais oublier ses enseignements, jurons que chacun de nous
travaillera toute sa vie sans se lasser à
anéantir
la source de tous les maux de notre patrie, la force malfaisante qui l’oppresse,
l’autocratie !
—
Arrêtez-le !
cria l’officier.
Mais sa voix fut couverte par une explosion d’exclamations :
—
À
bas l’autocratie !…
Écartant
la foule à
grands coups de coude, les agents de police se précipitèrent
sur l’orateur
étroitement
entouré
de toutes parts et qui criait :
—
Vive la liberté !
Vivons et mourons pour elle !
La mère
fut jetée
de côté ;
dans sa terreur, elle se cramponna à
une croix et ferma les yeux dans l’attente
du coup. Un tourbillon impétueux
de sons discordants l’assourdit ;
la terre vacilla sous ses pieds ;
le vent et la terreur l’empêchaient
de respirer. L’air
était
déchiré
par les coups de sifflet des agents de police ;
une rauque voix de commandement retentissait ;
des femmes poussaient des cris hystériques ;
le bois des clôtures
craquait ;
le lourd piétinement
des gens sur le sol sec résonnait
sourdement… Cela dura longtemps. Pélaguée
ne pouvait plus tenir ses yeux fermés ;
son épouvante
était
trop grande… Elle regarda autour d’elle
et, avec une exclamation, elle se mit à
courir, les bras tendus. Non loin de là,
dans un étroit
sentier, entre les tombes, les agents de police, cernant le grand jeune homme,
se défendaient
contre la foule qui les attaquait. Les lames nues étincelaient
en l’air
avec un éclat
blanc et froid ;
elles s’élevaient
au-dessus des têtes
et s’abaissaient
rapidement. Des cannes, des débris
de palissade se montraient et disparaissaient ;
en un tourbillon sauvage les cris de la foule ameutée
s’entrecroisaient ;
on apercevait de temps en temps le visage pâle
du grand jeune homme ;
sa voix forte grondait au-dessus de la tempête
des colères :
—
Camarades !
Pourquoi vous sacrifiez-vous en vain ?
On lui obéit.
Lançant
au loin leurs gourdins, les gens s’écartèrent
les uns après
les autres ;
la mère
marchait toujours en avant, entraînée
par une force invincible. Elle vit Nicolas, le chapeau sur la nuque, repousser
les manifestants ivres de colère ;
elle l’entendit
leur faire des reproches.
—
Vous êtes
devenus fous !… Mais calmez-vous donc !
Il lui sembla qu’il
avait une main toute rouge.
—
Allez-vous-en, Nicolas !
cria-t-elle en s’élançant
vers lui.
—
Où
courez-vous ?
Vous allez recevoir des coups.
À
côté
d’elle,
la prenant par l’épaule,
elle aperçut
Sophie, nu-tête,
les cheveux épars,
soutenant un jeune homme, un enfant presque, qui essuyait de la main son visage
tuméfié
et chuchotait de ses lèvres
tremblantes :
—
Laissez-moi… ce n’est
rien !
—
Occupez-vous de lui… conduisez-le à
la maison, chez nous… Voilà
un mouchoir… Bandez-lui la figure !
dit vivement Sophie.
Et mettant la main du jeune homme dans celle de la mère,
elle s’enfuit
avec un dernier conseil :
—
Partez vite !… sinon vous serez arrêtés.
Les manifestants sortaient du cimetière
par toutes les issues ;
derrière
eux, les agents de police marchaient pesamment entre les tombes ;
s’embarrassant
dans les pans de leur capote, ils juraient et brandissaient leurs sabres. Le
jeune homme les suivait des yeux.
—
Allons vite !
dit doucement la mère,
et elle lui essuya le visage…
Il cracha du sang en marmottant :
—
Ne vous inquiétez
pas… je ne souffre pas… Il m’a
frappé
avec la poignée
de son sabre… sur la figure et sur la tête… Et moi, je lui ai donné
avec mon bâton… une fameuse volée… il a hurlé !
—
Vite !
disait la mère,
se dirigeant rapidement vers un petit guichet pratiqué
dans la clôture
du cimetière.
Il semblait à
Pélaguée
que deux agents les attendaient derrière
le mur, dissimulés
dans les champs, et que dès
qu’on
les apercevrait, son compagnon et elle, ils se précipiteraient
sur eux pour les frapper. Mais lorsque, après
avoir ouvert la petite porte avec précaution,
elle regarda la campagne toute revêtue
du gris tissu du crépuscule
automnal, le silence et la solitude qui y régnaient
la calmèrent
du coup.
—
Attendez !
je vais vous bander le visage, proposa-t-elle.
—
Mais non, je n’ai
pas honte de mes blessures !
La mère
pansa rapidement les plaies ;
la vue du sang frais et vermeil la remplissait de pitié ;
quand ses doigts en sentirent la chaude moiteur, un frisson de terreur la
secoua. Puis elle conduisit le blessé
à
travers champs, sans mot dire, en le tenant par le bras. Il dégagea
sa bouche du bandeau et dit avec un sourire dans la voix :
—
Pourquoi me traînez-vous,
camarade ?
Je puis bien marcher seul…
Mais la mère
sentait qu’il
chancelait, que ses pieds vacillaient. D’une
voix faiblissante, il lui parlait, la questionnait sans attendre ses réponses :
—
Je m’appelle
Ivan, je suis ferblantier… et vous…
qui êtes-vous ?
Nous étions
trois dans le cercle de Iégor… trois ferblantiers ;
en tout, nous étions
onze !
Nous l’aimions
beaucoup…
Dans une rue, la mère
prit un fiacre, y fit monter Ivan et chuchota :
—
Taisez-vous, maintenant.
Pour plus de sûreté,
elle lui replaça
le bandeau sur la bouche. Il porta la main à
son visage, mais ne parvint pas à
libérer
ses lèvres ;
sa main retomba sans force sur ses genoux. Néanmoins,
il continuait à
murmurer au travers du mouchoir :
—
Je n’oublierai
pas ces coups, mes bons amis de la police !… Avant Iégor,
c’est
un étudiant
qui s’occupait
de nous… il nous apprenait l’économie
politique… Il était
très
sévère… et ennuyeux… on l’a
arrêté…
La mère
entoura Ivan de son bras et appuya sur sa poitrine la tête
du jeune homme. Soudain, il s’alourdit
et se tut. Glacée
par la peur, la mère
lançait
des regards craintifs de tous côtés ;
il lui semblait qu’à
chaque coin de rue, un agent de police allait apparaître,
saisir Ivan et le tuer.
—
Il a bu ?
demanda le cocher avec un sourire en se tournant sur son siège.
—
Oui, plus que de raison !
répondit
la mère
en soupirant.
—
C’est
ton fils ?
—
Oui, il est cordonnier… Moi, je suis cuisinière…
—
C’est
un métier
pénible… oui !
Après
avoir allongé
un coup de fouet à
son cheval, le cocher se tourna de nouveau et continua en baissant la voix :
—
Tu sais, il y a eu une échauffourée
au cimetière,
tout à
l’heure… On enterrait un de ces politiques, de ces hommes qui sont
contre les autorités… qui ont des contestations avec les autorités… Et c’est
ses amis qui l’accompagnaient… Alors ils se sont mis à
crier :
À
bas les autorités,
elles ruinent le peuple !… La police les a battus… On dit qu’il
y en a qui sont morts… Mais la police aussi a reçu
des coups…
Le cocher se tut et hocha la tête
d’un
air découragé,
puis il reprit d’une
voix bizarre :
—
On dérange
les morts… on réveille
les cadavres…
La voiture bondissait sur les pavés
en grinçant ;
la tête
d’Ivan
roulait doucement sur la poitrine de la mère.
Le cocher, tourné
de leur côté,
continua, pensif :
—
Il y a de l’agitation
dans le peuple… les désordres
sortent de terre… oui !
Cette nuit, les gendarmes sont venus chez des voisins, ils ont fait on ne sait
quoi jusqu’au
matin et puis, quand ils sont partis, ils ont pris avec eux un forgeron… On dit qu’on
le conduira une de ces nuits au bord de la rivière
et qu’on
le noiera en secret. Et pourtant, c’était
un homme intelligent, ce forgeron…
—
Comment s’appelle-t-il ?
demanda la mère.
—
Le forgeron ?
Savyl, son surnom est Evtchenko. Il est tout jeune, mais il comprenait déjà
beaucoup de choses, et il est défendu
de comprendre, à
ce qu’il
paraît… Il venait parfois à
notre station de voitures et disait :
Quelle vie vous avez, vous autres, cochers !
—
C’est
vrai, disions-nous, notre vie est pire que celle des chiens, oui !
—
Arrête !
dit la mère.
Le soubresaut fit revenir Ivan à
lui ;
il se mit à
gémir
faiblement.
—
Il est bien malade, ce garçon !
observa le cocher…
Tout chancelant, Ivan traversa la cour, mettant avec
difficulté
un pied devant l’autre,
il disait :
—
Ce n’est
rien… je puis marcher…
XII
Sophie était
déjà
rentrée.
Agitée
et affairée,
elle accueillit la mère,
une cigarette à
la bouche. Elle plaça
le blessé
sur un canapé,
lui banda adroitement la tête
tout en donnant des ordres ;
la fumée
de sa cigarette la faisait clignoter :
—
Docteur !
les voilà…
Vous êtes
fatiguée,
Pélaguée ?
Vous avez eu peur, n’est-ce
pas ?
Eh bien, reposez-vous maintenant… Nicolas, donne vite
du thé
et un verre de porto à
la mère…
Ahurie par les événements,
Pélaguée
respirait avec difficulté
et ressentait une douloureuse sensation de piqûre
à
la poitrine :
—
Ne vous inquiétez
pas de moi… murmura-t-elle.
Et de tout son être
effrayé,
elle demandait une caresse apaisante, un peu d’attention…
Nicolas sortit de la pièce
contiguë ;
il avait la main entourée
d’un
bandage ;
le médecin
le suivit, ébouriffé,
semblable à
un hérisson.
Il courut à
Ivan, se pencha sur lui, et dit :
—
De l’eau,
beaucoup d’eau… des chiffons de toile propres, de la ouate !…
La mère
se dirigeait vers la cuisine, mais Nicolas la prit par le bras et lui dit
affectueusement en l’entraînant
dans la salle à
manger :
—
Ce n’est
pas à
vous qu’il
parle, mais à
Sophie. Vous avez eu bien des émotions,
n’est-ce
pas, chère
amie ?
La mère
répondit
à
son regard compatissant par un sanglot qu’elle
ne put contenir, et s’écria :
—
Ah !
c’était
affreux !… On a sabré
des gens… on les a sabrés !
—
J’étais
là
aussi, dit Nicolas en hochant la tête
—
il lui versa un verre de vin chaud. Les deux camps se sont un peu emportés… Mais ne vous inquiétez
pas… la police a frappé
seulement avec le plat des sabres ;
il n’y
a qu’une
seule personne grièvement
blessée,
à
ce que je crois… elle est tombée
près
de moi… et je l’ai
sortie de la mêlée…
Le visage et la voix de Nicolas, la clarté
et la chaleur régnant
dans la pièce
calmèrent
Pélaguée.
Elle jeta un regard reconnaissant à
son hôte
et demanda :
—
Vous avez reçu
aussi un coup ?
—
Je crois que c’est
de ma faute… Sans le vouloir, j’ai
frôlé
je ne sais quoi de la main et me suis arraché
la peau. Buvez votre vin… il fait froid et vous êtes
habillée
légèrement…
Elle tendit ses mains vers le verre et vit que ses doigts
étaient
couverts de sang figé ;
d’un
geste instinctif elle laissa tomber le bras sur ses genoux ;
sa jupe était
humide. Les yeux grands ouverts, le sourcil relevé,
elle regarda ses doigts à
la dérobée ;
la tête
lui tourna ;
une pensée
martelait son cerveau :
—
Voilà…
voilà…
voilà
ce qui attend Pavel un jour…
Le médecin
entra ;
il était
en bras de chemise et les manches retroussées.
À
la question muette de Nicolas, il répondit
de sa voix grêle :
—
La blessure du visage est insignifiante ;
mais il y a une fracture du crâne ;
elle n’est
pas très
grave, non plus… le gaillard est vigoureux… toutefois, il a perdu beaucoup de sang…
Nous allons le transporter à
l’hôpital…
—
Pourquoi ?
Qu’il
reste ici !
s’écria
Nicolas.
—
Oui, aujourd’hui
et demain peut-être.
Mais ensuite, il serait préférable
qu’il
fût
à
l’hôpital.
Je n’ai
pas le temps de faire des visites. Tu te charges du compte rendu des événements
au cimetière ?
—
Bien entendu !
répondit
Nicolas.
La mère
se leva sans bruit et se dirigea dans la cuisine.
—
Où
allez-vous ?
s’écria
Nicolas alarmé.
Sophie saura bien s’arranger
toute seule !
Elle lui jeta un coup d’œil
et répondit,
frémissante
avec un sourire bizarre et involontaire :
—
Je suis couverte de sang… je suis couverte de sang !
Tout en changeant de vêtements
dans sa chambre, elle pensa une fois de plus au calme de ces gens, à
la faculté
qu’ils
avaient de ne pas s’arrêter
longtemps sur l’horreur
des événements.
Cette réflexion
la fit revenir à
elle et chassa l’effroi
de son cœur.
Lorsqu’elle
retourna dans la chambre où
était
le blessé,
Sophie se penchait sur lui, et disait :
—
Quelle sottise, camarade !
—
Mais je vous gênerai !
répliqua-t-il
d’une
voix faible.
—
Taisez-vous cela vaudra mieux !
La mère
s’arrêta
derrière
Sophie et lui posa la main sur l’épaule ;
elle regarda en souriant le visage pâle
du blessé
et se mit à
raconter combien son accès
de délire
en fiacre l’avait
épouvantée.
Ivan écoutait,
les yeux brillants de fièvre ;
il claquait des dents et s’écriait
de temps à
autre avec confusion :
—
Oh !
que je suis bête !
—
Eh bien, nous vous laissons !
déclara
Sophie en arrangeant la couverture du malade. Reposez-vous !
Les deux femmes passèrent
dans la salle à
manger, où
avec Nicolas et le médecin
elles s’entretinrent
longtemps et à
voix basse des événements
du jour. Déjà
on traitait ce drame comme quelque chose de lointain, on regardait l’avenir
avec assurance, on préparait
la besogne du lendemain. Si les visages exprimaient la fatigue, les pensées
étaient
alertes. Le docteur s’agitait
nerveusement sur sa chaise s’efforçant
d’assourdir
sa voix grêle
et aiguë :
—
La propagande, la propagande !
Ce n’est
plus suffisant, les jeunes ouvriers ont raison :
il faut faire de l’agitation
sur un plus vaste terrain… je vous dis que les ouvriers
ont raison !…
Nicolas répliqua
d’un
ton morne :
—
Partout on se plaint de l’insuffisance
des livres, et nous ne sommes pas encore parvenus à
créer
une bonne imprimerie… Lioudmila est épuisée,
elle tombera malade, si nous ne lui trouvons pas de collaborateurs…
—
Et Vessoftchikov ?
demanda Sophie.
—
Il ne peut pas vivre en ville… Il se mettra à
l’ouvrage
à
la nouvelle imprimerie… mais il nous manque encore
quelqu’un…
—
Pourrais-je faire l’affaire ?
proposa la mère
doucement.
Les trois camarades la regardèrent
un instant.
—
C’est
une bonne idée !
s’exclama
Sophie brusquement.
—
Non, c’est
trop difficile pour vous, Pélaguée,
dit Nicolas d’une
voix sèche.
Il faudrait que vous alliez vivre hors de la ville, vous ne pourriez plus voir
Pavel, et en général…
Elle répliqua
en soupirant :
—
Ce ne serait pas une grande privation pour Pavel… et à
moi aussi, ces visites me fendent le cœur… Il est interdit de parler de quoi que ce soit… j’ai
l’air
d’une
idiote aux yeux de mon fils… on nous épie
sans cesse.
Les événements
récents
l’avaient
fatiguée,
et maintenant que l’occasion
se présentait
pour elle de s’éloigner
des drames de la ville, elle s’y
raccrochait de toute sa force.
Mais Nicolas changea de sujet de conversation :
—
À
quoi penses-tu ?
demanda-t-il au docteur.
Celui-ci répondit
d’un
ton maussade :
—
Nous sommes peu, voilà
à
quoi je pense… Il faut absolument travailler avec plus
d’énergie… il faut décider
André
et Pavel à
s’évader… ils sont tous deux trop précieux
pour rester ainsi dans l’inaction…
Nicolas fronça
le sourcil et hocha la tête
d’un
air dubitatif ;
il jeta un coup d’œil
sur la mère.
Elle comprit qu’ils
se gênaient
de parler de son fils en sa présence
et elle se rendit dans la chambre, légèrement
irritée
contre ceux qui se préoccupaient
si peu de ses désirs.
Elle se coucha et, les yeux ouverts et bercée
par le chuchotement des voix, se laissa envahir par l’inquiétude.
La journée
qui venait de s’écouler
lui semblait incompréhensible,
pleine d’allusions
menaçantes ;
mais ce genre de réflexions
lui était
pénible,
elle les écarta
de son cerveau et se mit à
penser à
Pavel. Elle aurait voulu le voir en liberté
et, en même
temps, elle s’effrayait
à
cette idée ;
elle sentait qu’autour
d’elle
tout s’agitait,
que la situation se tendait de plus en plus, que des collisions violentes étaient
imminentes. La patience du peuple avait fait place à
une expectative énervée ;
l’irritation
croissait visiblement, des paroles âpres
résonnaient ;
partout se dégageait
un souffle nouveau, un souffle d’excitation… Chaque proclamation était
discutée
avec animation au marché,
dans les boutiques, parmi les domestiques et les artisans ;
dans la ville, chaque arrestation réveillait
un écho
craintif, inconsciemment sympathique parfois ;
on en commentait les causes. La mère
entendait le plus souvent les gens du peuple prononcer les mots qui l’avaient
jadis effrayée :
« socialistes,
politique, révolte ».
On les répétait
avec ironie, mais cette ironie dissimulait mal le besoin de s’instruire ;
avec colère,
mais sous cette colère
il y avait de la peur ;
pensivement, avec une nuance d’espoir
et de menace… En larges cercles, lentement, l’agitation
se propageait dans la vie sombre et stagnante ;
la pensée
endormie se réveillait ;
on ne traitait plus les événements
journaliers avec le calme coutumier et la force d’auparavant.
La mère
remarquait cela plus distinctement que ses compagnons, car elle connaissait
mieux qu’eux
la figure désolée
de la vie ;
elle en était
plus proche et voyait s’y
former des rides de réflexion
et d’irritation,
une vague soif de quelque chose de nouveau ;
elle se réjouissait
et craignait en même
temps. Elle se réjouissait,
parce qu’elle
considérait
tout cela comme l’œuvre
de son fils ;
elle craignait, car elle savait que, dès
sa sortie de prison, il se placerait à
l’endroit
le plus dangereux, à
la tête
des camarades… et qu’il
périrait.
Pélaguée
sentait souvent s’agiter
en elle les grandes pensées
indispensables à
l’humanité
et éprouvait
le besoin de parler de la vérité ;
mais elle ne parvenait presque jamais à
réaliser
son désir.
Sourdes et muettes, ses pensées
l’accablaient.
Parfois, l’image
de son fils prenait à
ses yeux les proportions gigantesques d’un
héros
de légende ;
elle résumait
en lui toutes les paroles fortes et loyales qu’elle
avait entendues, toutes ses affections, toutes les choses grandes et lumineuses
qu’elle
connaissait. Alors, elle le contemplait avec un enthousiasme muet ;
fière,
attendrie, remplie d’espérance,
elle se disait :
—
Tout ira bien !… tout !
Son amour maternel s’enflammait,
lui étreignait
le cœur
jusqu’à
le faire saigner, mais il empêchait
l’amour
pour l’humanité
de croître
et le consumait ;
et il ne restait plus, à
la place de ce grand sentiment, qu’une
petite pensée
désolée
qui palpitait timidement sur les cendres grises de l’inquiétude.
—
Il périra… il périra !…
Très
tard, elle s’endormit
d’un
lourd sommeil, mais se réveilla
de bonne heure, les os rompus, la tête
lourde.
XIII
À
midi, elle était
au greffe de la prison ;
les yeux troublés,
elle examinait le visage barbu de Pavel, assis en face d’elle,
guettant le moment où
elle pourrait lui remettre le billet fortement serré
entre ses doigts.
—
Je suis bien portant ainsi que tous les autres !
dit Pavel à
mi-voix. Et toi, comment vas-tu ?
—
Très
bien !
Iégor
est mort !
répondit-elle
machinalement.
—
Vraiment !
s’écria
Pavel en baissant la tête.
—
La police est venue à
l’enterrement,
il y a eu une bagarre, on a arrêté
quelqu’un,
continua-t-elle avec simplicité.
Le sous-directeur de la prison fit claquer ses lèvres
minces avec énervement
et grommela en se levant :
—
Ne parlez pas de cela… c’est
interdit… vous le savez bien !
Il est défendu
de parler de politique… oh !
mon Dieu !
La mère
se leva aussi et déclara
d’un
ton innocent, comme pour s’excuser :
—
Je ne parlais pas de politique, je parlais de la bagarre. Et c’est
bien vrai qu’ils
se sont battus… Il y en a même
un qui a eu la tête
fendue.
—
C’est
égal !
Je vous prie de vous taire !
c’est-à-dire
d’être
muette sur tout ce qui ne concerne pas personnellement vous, votre famille ou
votre maison…
Sentant que ses explications n’étaient
pas claires, il s’assit
à
la table, et ajouta d’un
ton las et désolé,
en classant ses documents :
—
C’est
moi qui suis responsable…
La mère
lui jeta un coup d’œil,
glissa vivement le billet dans la main de Pavel et soupira avec soulagement :
—
Je ne sais vraiment pas de quoi parler…
Pavel sourit :
—
Moi non plus…
—
Alors il est inutile de faire des visites !
observa le fonctionnaire avec irritation. Vous ne savez pas de quoi parler, et
vous venez, vous nous dérangez…
—
Quand passeras-tu en jugement ?
demanda la mère
après
un instant de silence.
—
Le procureur est venu ces jours-ci, il a dit que ce serait bientôt…
Ils échangèrent
des paroles banales ;
la mère
voyait que Pavel la regardait avec amour. Il n’avait
pas changé,
il était
toujours calme et pondéré ;
seule, sa barbe avait vigoureusement poussé
et le vieillissait ;
ses poignets étaient
plus blancs. Elle voulut lui faire plaisir et lui parler de Vessoftchikov ;
sans changer de voix, du même
ton dont elle disait des riens, elle continua :
—
J’ai
vu ton filleul…
Pavel la fixa d’un
air interrogateur. Pour évoquer
le visage grêlé
du jeune homme, la mère
se picota les joues avec le doigt…
—
Il va bien, c’est
un garçon
robuste et déluré,
il va bientôt
entrer en place… Tu te souviens ?
il réclamait
toujours un travail pénible.
Pavel avait compris, il hocha la tête,
et répondit,
les yeux illuminés
d’un
gai sourire :
—
Comment donc !… si je m’en
souviens !…
—
Eh bien, voilà !
dit-elle avec satisfaction.
Elle était
contente d’elle-même
et touchée
par la joie de son fils. Lorsqu’elle
partit, il lui serra la main vigoureusement :
—
Merci, maman !
Comme une vapeur d’ivresse,
un sentiment d’extase
monta à
la tête
de la mère !
Elle sentait le cœur
de son fils tout proche du sien ;
elle n’eut
pas la force de lui répondre
par des mots et se contenta de lui serrer la main, sans parler.
Lorsqu’elle
rentra, elle trouva Sachenka. La jeune fille avait l’habitude
de venir le jour où
la mère
allait à
la prison. Jamais elle ne la questionnait au sujet de Pavel ;
si Pélaguée
ne parlait pas elle-même
de son fils, Sachenka la regardait fixement, et c’était
tout. Mais, ce jour-là,
elle l’accueillit
par une question inquiète :
—
Eh bien, que fait-il ?
—
Il est bien !
—
Vous lui avez donné
le billet ?
—
Bien entendu !
—
Il l’a
lu ?
—
Mais non !
Comment aurait-il pu le faire !
—
C’est
vrai… j’oubliais !
dit lentement la jeune fille. Attendons encore une semaine…
Qu’en
pensez-vous ?
sera-t-il d’accord ?
Elle regarda fixement la mère.
—
Oui… je ne sais pas… je crois
que oui !
répondit
la mère.
Pourquoi ne s’évaderait-il
pas ?
Il n’y
a pas de danger…
Sachenka hocha la tête
et demanda d’un
ton sec :
—
Vous ne savez pas ce qu’on
peut donner à
manger au malade ?
Il dit qu’il
a faim…
—
On peut lui donner de tout… de tout !
J’y
vais de suite !
Elle alla à
la cuisine ;
Sachenka la suivit lentement.
La mère
se pencha sur le fourneau pour prendre une casserole.
—
Attendez, dit la jeune fille à
voix basse.
Son visage pâlit,
ses yeux se dilatèrent
avec angoisse, et ses lèvres
tremblantes chuchotèrent
vivement :
—
Je voulais vous demander… je le sais, il ne voudra pas !
persuadez-le… Dites-lui qu’il
nous est nécessaire… qu’on
ne peut se passer de lui… que j’ai
peur qu’il
en tombe malade… que j’ai
bien peur… Vous le voyez, le jour du jugement n’est
pas encore fixé !…
Elle parlait avec difficulté.
L’effort
la raidissait toute ;
elle ne regardait pas la mère ;
sa voix était
inégale
comme une corde qu’on
tend et qui se brise soudain. Les paupières
baissées
avec lassitude, la jeune fille se mordit les lèvres,
et les jointures de ses doigts contractés
craquèrent.
La mère
fut toute saisie à
la vue de cet accès
d’émotion,
mais elle comprit ;
troublée,
pleine de tristesse, elle étreignit
Sachenka et répondit
à
voix basse :
—
Mon enfant… il n’écoute
personne que lui-même… personne !
Les deux femmes gardèrent
un instant le silence, étroitement
enlacées.
Puis Sachenka se dégagea
avec douceur et dit en frémissant :
—
Oui… vous avez raison !
Ce sont des bêtises… mes nerfs…
Et redevenant grave tout d’un
coup, elle conclut simplement :
—
Pourtant, il faut donner à
manger au blessé !…
Puis, assise au chevet d’Ivan,
elle lui demanda d’un
ton de sollicitude amicale :
—
Vous avez bien mal à
la tête ?
—
Non, pas trop… seulement, tout est vague… je suis faible !
répondit
Ivan avec confusion en tirant sa couverture jusqu’au
menton ;
ses yeux clignotaient comme si la lumière
eût
été
trop forte. Remarquant que le jeune homme ne se décidait
pas à
manger en sa présence,
Sachenka se leva et sortit de la pièce.
Ivan se redressa, la suivit du regard et dit en
clignant de l’œil :
—
Elle est si jolie…
Il avait les yeux clairs et joyeux, des dents petites
et serrées ;
sa voix muait encore.
—
Quel âge
avez-vous ?
demanda pensivement la mère.
—
Dix-sept ans !…
—
Où
sont vos parents ?
—
À
la campagne… Il y a sept ans que je suis ici… j’ai
quitté
le village en sortant de l’école… Et vous, camarade, quel est votre nom ?
La mère
était
toujours amusée
et touchée
quand on l’appelait
ainsi. Elle demanda en souriant :
—
Quel besoin avez-vous de le savoir ?
Après
un instant de silence, le jeune homme, embarrassé,
expliqua :
—
Voyez-vous, un étudiant
de notre cercle… c’est-à-dire
celui qui nous faisait des lectures… nous a parlé
de la mère
de Pavel Vlassov, vous savez, l’organisateur
de la démonstration
du Premier Mai… le révolutionnaire
Vlassov.
Elle hocha la tête
et prêta
l’oreille.
—
C’est
lui qui, le premier, a déployé
l’étendard
de notre parti !
déclara
fièrement
le jeune homme ;
et sa fierté
eut un écho
dans le cœur
de la mère.
Je n’y
étais
pas… Nous avions l’intention
de faire une démonstration
ici aussi ;
nous avons échoué,
nous étions
trop peu !
Mais cette année-ci,
ce sera différent.
Vous verrez !…
Il haletait d’émotion,
se délectant
à
l’idée
des événements
futurs ;
puis il continua en agitant sa cuiller :
—
Donc, je parlais de la mère
de Vlassov… elle s’est
aussi mise du parti après
l’arrestation
de son fils… On dit que cette vieille-là
est étonnante !…
Pélaguée
eut un large sourire ;
elle était
à
la fois flattée
et un peu gênée.
Elle allait lui dire que la mère
de Pavel, c’était
elle ;
mais elle se retint et pensa avec tristesse et un peu d’ironie :
« Ah !
vieille sotte que je suis !… »
—
Mangez donc !… Vous serez plus vite guéri
pour reprendre la bonne besogne !
dit-elle tout d’un
coup avec émotion
en se penchant vers lui. La cause du peuple a besoin de bras jeunes et
robustes, de cœurs
purs, d’esprits
loyaux… ce sont ces forces qui le font vivre, c’est
par elles que seront vaincus tout le mal et toute l’infamie…
La porte s’ouvrit,
laissant entrer le froid humide de l’automne.
Sophie parut, joyeuse, les joues toutes rouges.
—
Les espions me poursuivent comme les décavés
une riche héritière,
ma parole d’honneur !
Il faut que je parte d’ici… Eh bien, Ivan, comment allez-vous ?
Bien ?… Pélaguée,
que dit Pavel ?… Sachenka est ici ?
Tout en allumant une cigarette, elle questionnait sans
attendre les réponses.
Elle caressait la mère
et le jeune homme du regard de ses yeux gris. La mère
la considérait
et pensait avec un sourire intérieur :
« Et
voilà
que moi aussi, je deviens une créature
humaine… et une bonne même ! »
Se penchant de nouveau vers Ivan, elle dit :
—
Guérissez-vous,
mon garçon !
Et elle alla dans la salle à
manger, où
Sophie disait à
Sachenka :
—
Elle en a déjà
préparé
trois cents exemplaires. Elle se tue à
l’ouvrage… Quel héroïsme !
Savez-vous, Sachenka, c’est
un grand bonheur que de vivre parmi des gens pareils, d’être
leur camarade, de travailler avec eux…
—
Oui !
répondit
la jeune fille à
voix basse.
Le soir, Sophie dit :
—
Mère,
il faudra que vous fassiez de nouveau un voyage à
la campagne !…
—
Avec plaisir !
Quand faut-il partir ?
—
Dans trois jours… cela vous va-t-il ?…
—
Oui !
—
Mais vous n’irez
pas à
pied !
conseilla Nicolas à
mi-voix. Vous louerez des cheveux de poste et vous prendrez une autre route,
par le district de Nikolski…
Il se tut ;
il avait un air sombre qui n’allait
pas à
son visage ;
ses traits calmes eurent une grimace bizarre et laide.
—
C’est
un grand détour !
observa la mère.
Et les chevaux coûtent
cher…
—
Voyez-vous… reprit Nicolas, en général,
je suis opposé
à
ces voyages. Il y a de l’agitation
dans ces endroits… il y a eu des arrestations, on a
enfermé
un maître
d’école… il faut être
prudent… mieux vaudrait attendre un peu…
—
Bah !
déclara
la mère
en souriant. Et puis vous dites qu’on
ne torture pas en prison ?
Tout en pianotant sur la table, Sophie observa :
—
Il est très
important pour nous que la distribution des brochures et des proclamations se
fasse sans interruption… Vous n’avez
pas peur d’y
aller, Pélaguée ?
fit-elle brusquement.
La mère
se sentit offensée.
—
Ai-je jamais eu peur ?
Même
la première
fois je n’étais
pas effrayée… et vous…
Sans achever la phrase, elle baissa la tête.
Chaque fois qu’on
lui demandait si elle avait peur, si elle pouvait faire une chose ou l’autre,
si c’était
commode pour elle, elle sentait qu’on
désirait
quelque chose d’elle
et que les camarades l’écartaient
d’eux,
la traitaient autrement qu’ils
se traitaient les uns les autres.
Lorsque arrivèrent
les jours des plus gros événements,
elle s’effraya
d’abord
un peu de la rapidité
des incidents, de l’abondance
des émotions,
mais, bientôt
entraînée
par l’exemple
et sous l’impulsion
des idées
qui la dominaient, son cœur
se remplit d’une
ardente soif de travail. Telle était
son humeur ce jour-là ;
la question de Sophie lui fut donc d’autant
plus désagréable.
—
Il est inutile de demander si j’ai
peur… ou des choses de ce genre, reprit-elle en
soupirant. Pourquoi aurais-je peur ?… Ce sont ceux qui possèdent
quelque chose qui ont peur… Et moi, qu’ai-je ?
Mon fils seulement… J’avais
peur pour lui… j’avais
peur qu’on
le torture, et qu’on
m’en
fît
autant… Mais du moment qu’on
ne torture pas, qu’importe
le reste !
—
Vous n’êtes
pas fâchée
contre moi ?
s’écria
Sophie.
—
Non… Seulement, vous ne demandez jamais aux autres s’ils
ont peur…
Nicolas enleva vivement ses lunettes, les remit et
regarda fixement sa sœur.
Le silence embarrassé
qui se fit agita Pélaguée ;
se levant avec un air gêné,
elle allait parler, mais Sophie lui prit doucement la main et dit à
voix basse :
—
Excusez-moi !… Je ne le ferai jamais plus !
Cette promesse fit rire la mère ;
quelques instants plus tard, ils parlaient tous trois affectueusement, mais
avec des airs soucieux, du voyage à
la campagne.
XIV
Dès
l’aurore,
la mère
était
déjà
dans la voiture qui cahotait sur la route détrempée
par les pluies d’automne.
Un vent humide soufflait ;
la boue volait en mille éclaboussures ;
le postillon, assis sur le bord de la carriole, tourné
vers Pélaguée,
se plaignait d’une
voix nasillarde et pensive :
—
Je lui ai dit, à
mon frère,
partageons !
Et nous avons commencé
à
partager…
Soudain, il cingla le cheval de gauche d’un
coup de fouet en criant avec rage :
—
Veux-tu marcher, sale bête !
Les grasses corneilles d’automne
sautillaient gravement dans les champs nus ;
le vent venait à
leur rencontre en sifflant ;
elles présentaient
les flancs à
ses coups qui ébouriffaient
leurs plumes et les faisaient chanceler ;
alors elles cédaient
à
la force et s’envolaient
avec des battements d’ailes
nonchalants.
—
Enfin, il m’a
lésé…
j’ai
vu qu’il
n’y
avait rien à
faire, continua le postillon.
Ces paroles résonnaient
comme en rêve
aux oreilles de la mère ;
dans son cœur
naissait une pensée
muette, sa mémoire
faisait défiler
devant elle la longue série
des événements
survenus durant les dernières
années.
Autrefois, la vie lui semblait créée
on ne sait où,
dans le lointain, on ne savait par qui, ni pourquoi, et maintenant, une foule
de choses se faisaient sous ses yeux, avec son aide. Et un vague sentiment
montait en elle ;
c’était
de la perplexité
et une douce tristesse, du contentement et de la méfiance
d’elle-même…
Autour d’elle
tout s’ébranlait
en un lent mouvement ;
au ciel des nuages gris voguaient lourdement, se dépassant
les uns les autres ;
des deux côtés
de la route fuyaient les arbres mouillés
dont les faîtes
dénudés
se balançaient ;
les champs s’étendaient
en cercles ;
des monticules s’avançaient,
puis restaient en arrière ;
on eût
dit que cette journée
trouble courait au devant de quelque chose de lointain, d’indispensable.
La voix nasillarde du postillon, le tintement des
grelots, le sifflement humide et le frôlement
du vent se fondaient en un ruisseau sinueux et palpitant, qui coulait au-dessus
des champs avec une force uniforme et réveillait
les pensées…
—
Le riche se trouve à
l’étroit
au ciel même !… C’est
toujours comme ça… Mon frère
a commencé
à
lésiner… les autorités
sont ses amis… continuait le cocher, toujours assis sur
le rebord de la carriole.
Arrivé
au terme du voyage, il détela
les chevaux et dit à
la mère
d’un
ton désespéré :
—
Tu pourrais bien me donner cinq kopeks… pour que je
puisse boire…
Comme elle acquiesçait
à
sa demande, il déclara
sur le même
ton, en faisant résonner
les deux piécettes
dans le creux de sa main :
—
J’achèterai
pour trois kopeks d’eau-de-vie
et pour deux de pain…
Dans l’après-midi,
la mère
fatiguée
et transie, arriva au grand village de Nikolski ;
elle se rendit à
l’auberge,
demanda du thé
et, après
avoir caché
sous un banc sa pesante valise, elle s’assit
près
de la fenêtre
et considéra
la petite place recouverte d’un
jaune tapis d’herbe
piétinée,
le bâtiment
de l’administration
communale, une grande maison grise et sombre, au toit fléchissant… Assis sur les marches du perron, un paysan chauve, à
la longue barbe, fumait sa pipe.
Les nuages couraient en masses sombres, s’entassaient
les uns sur les autres… Le silence régnait,
un ennui maussade se dégageait
de toutes choses, on aurait dit que la vie, cachée
on ne sait où,
se taisait.
Soudain, un sous-officier de Cosaques arriva au galop
sur la place ;
il arrêta
son alezan devant le perron de l’administration
et cria quelque chose au paysan en agitant son fouet. Ses appels traversaient
les vitres, mais la mère
ne pouvait comprendre les paroles… Le paysan se leva, étendit
la main vers l’horizon,
le sous-officier sauta à
terre, chancela, lança
les brides à
l’homme,
puis, s’appuyant
pesamment à
la balustrade, monta les marches et disparut dans le bâtiment.
Le silence se fit de nouveau. À
deux reprises, l’alezan
frappa du sabot le sol mou… Une petite fille, au regard
caressant, au visage rond, et dont la courte natte ronde tombait sur l’épaule,
pénétra
dans la chambre où
était
Pélaguée.
Les lèvres
pincées,
elle portait à
bras tendus un grand plateau aux bords usés,
chargé
de vaisselle ;
elle salua en hochant la tête.
—
Bonjour, ma jolie !
lui dit amicalement la mère.
—
Bonjour !
Tout en disposant sur la table les assiettes et les
tasses, la fillette annonça
soudain, d’un
air animé :
—
On vient d’attraper
un brigand… on l’amène
ici !
—
Qu’est-ce
que ce brigand ?
—
Je ne sais pas…
—
Qu’a-t-il
fait ?
—
Je ne sais pas, j’ai
seulement entendu dire qu’on
en avait attrapé
un… C’est
le garde qui est sorti en courant de l’administration
pour aller chercher le commissaire, et il a crié :
—
Il est pris, on l’amène !
La mère
regarda vers la fenêtre
et aperçut
des paysans qui s’approchaient.
Les uns marchaient lentement, posément ;
les autres se hâtaient
et boutonnaient leur pelisse tout en avançant.
Ils s’arrêtèrent
tous au perron du bâtiment
et portèrent
leurs regards vers la gauche… Mais ils étaient
étrangement
silencieux…
La fillette jeta aussi un coup d’œil
dans la rue et sortit de la chambre en faisant claquer la porte avec bruit. La
mère
tressaillit, elle dissimula de son mieux sa valise sous le banc ;
puis, ayant jeté
un fichu sur sa tête,
elle sortit vivement de la maison, réprimant
l’incompréhensible
envie de s’enfuir
qui l’envahissait
tout à
coup…
Lorsqu’elle
arriva sur le perron de l’auberge,
un froid aigu la frappa aux yeux et à
la poitrine ;
elle fut suffoquée,
ses jambes s’engourdirent :
au milieu de la place elle voyait s’avancer
Rybine, les bras attachés
derrière
le dos, flanqué
de deux gardes ;
autour du perron de la mairie, une foule de paysans attendaient en silence.
Étourdie,
sans se rendre compte de ce qu’elle
voyait, la mère
ne quittait pas Rybine du regard. Il parlait et elle entendait le son de sa
voix, mais les mots s’envolaient
sans réveiller
l’écho
dans le vide tremblant et obscur de son cœur…
Elle revint à
elle et reprit haleine ;
un paysan à
la barbe blonde la regardait fixement de ses yeux bleus. Elle toussa, se frotta
la gorge avec des mains affaiblies par la terreur et demanda avec effort :
—
Qu’y
a-t-il ?
—
Regardez vous-même,
répliqua
le paysan en se détournant.
Un autre campagnard s’approcha
et se plaça
à
côté
de lui.
Les gardes s’arrêtèrent
devant la foule qui grossissait sans cesse, mais restait silencieuse ;
soudain, la voix de Rybine résonna,
énergique.
—
Vous avez entendu parler des papiers dans lesquels on disait la vérité
sur notre existence de paysans… Eh bien, c’est
à
cause de ces papiers qu’on
m’arrête… c’est
moi qui les ai distribués
dans le peuple…
Les gens se pressèrent
autour de Rybine… Sa voix était
calme, mesurée,
la mère
en fut soulagée.
—
Tu entends ?
demanda le camarade du paysan aux yeux bleus en le poussant du coude.
Sans répondre,
celui-ci leva la tête
et regarda de nouveau la mère.
Le second paysan fit de même ;
plus jeune que le premier, il avait un visage maigre couvert de taches de
rousseur et une petite barbe noire… Les deux hommes s’écartèrent
un peu…
—
Ils ont peur !
se dit la mère.
Son attention augmenta. Du haut du perron, elle voyait
distinctement le visage noirci et tuméfié
de Rybine ;
elle apercevait l’éclat
de ses yeux :
elle aurait voulu qu’il
la vît
aussi ;
elle se dressa sur la pointe des pieds en tendant le cou.
Les gens la considéraient
d’un
air morne, avec défiance,
sans mot dire. Dans les derniers rangs de la foule seulement, on entendait un
bruit continu de conversations.
—
Paysans, mes frères,
dit Rybine d’une
voix pleine et ferme, ayez confiance en ces papiers… Je
marche peut-être
à
là
mort à
cause d’eux,
on m’a
battu, torturé,
on voulait me forcer à
dire où
je les avais pris, on me frappera encore… je
supporterai tout !… parce que dans ces papiers se trouve la vérité…
et la vérité
doit nous être
plus chère
que le pain !… que la vie !…
—
Pourquoi dit-il cela ?
demanda l’un
des deux paysans.
L’homme
aux yeux bleus répondit
avec lenteur :
—
Qu’est-ce
que cela peut lui faire… on ne meurt pas deux fois… maintenant il est déjà
condamné…
Les agriculteurs restaient muets, lançant
des regards furtifs et maussades ;
tous semblaient accablés
par quelque chose d’invisible
et de pesant.
Le sous-officier apparut soudain sur le perron de l’administration ;
titubant, il hurla d’une
voix avinée :
—
Qu’est-ce
que tout ce monde ?
Qui parle ?
Il se précipita
sur la place, saisit Rybine par les cheveux, le secoua en avant et en arrière,
et cria :
—
C’est
toi qui parles, fils de chienne… c’est
toi ?
La foule devint houleuse et se mit à
gronder. En proie à
une angoisse violente, la mère
baissa la tête.
L’un
des deux paysans poussa un soupir. Et la voix de Rybine résonna
de nouveau :
—
Eh bien regardez, bonnes gens !…
—
Tais-toi !
Et le sous-officier lui donna un coup de poing sur l’oreille.
Rybine chancela, puis haussa les épaules.
—
On vous lie les mains et on vous torture comme on veut !…
—
Gardes !
emmenez-le !
Dispersez-vous !
Et sautant devant Rybine comme un chien attaché
devant un morceau de viande, le sous-officier lui lança
des coups de poing au visage, au ventre et à
la poitrine…
—
Ne le bats pas !
cria une voix dans la foule.
—
Pourquoi le frappes-tu ?
demanda un autre.
—
Allons !
dit le paysan aux yeux bleus à
son compagnon en hochant la tête.
Sans se hâter,
ils traversèrent
la place, tandis que la mère
les suivait d’un
regard sympathique. Elle soupira avec soulagement. Le sous-officier accourut de
nouveau lourdement sur le perron et se mit à
hurler avec fureur, en brandissant le poing :
—
Amenez-le ici, je vous dis !…
—
Non !
répliqua
une voix sonore. (La mère
comprit que c’était
celle du paysan aux yeux bleus.) Il ne faut pas le permettre…
Si on le fait entrer là-dedans,
il sera roué
de coups jusqu’à
ce que mort s’ensuive… Et après,
on dira que c’est
nous qui sommes coupables, que c’est
nous qui l’avons
tué…
Il ne faut pas le permettre…
—
Paysans !
s’écria
Rybine. Vous ne voyez donc pas comment vous vivez, vous ne voyez pas qu’on
vous dépouille,
qu’on
vous trompe, qu’on
boit votre sang ?… Tout repose sur vous, vous êtes
la principale force de la terre… vous êtes
toute sa force… Et quels sont vos droits ?
Votre seul droit, c’est
de crever de faim !
Soudain, les paysans se mirent à
crier, s’interrompant
mutuellement :
—
Il a raison, cet homme !
—
Appelez le commissaire de police rurale !
Où
est-il ?
—
Le sous-officier a été
le chercher !
—
Allons donc !
Il est ivre !
—
Ce n’est
pas à
nous de rassembler les autorités !
La foule s’agitait
de plus en plus.
—
Parle !
Nous ne te laisserons pas battre !
—
Qu’est-ce
que tu as fait, hein ?
—
Déliez-lui
les mains !
—
Non, non, frères !
—
Pourquoi pas… Cela n’a
pas d’importance !…
—
Réfléchissez
avant de faire des bêtises !
—
Les mains me font mal !
dit Rybine en dominant le tumulte de sa voix sonore et mesurée.
Mes frères !
je ne me sauverai pas !… Je ne puis pas m’enfuir
de la vérité,
car elle vit en moi !…
Quelques personnes se détachèrent
de la foule et s’éloignèrent
en hochant la tête ;
les uns riaient… Mais sans cesse des gens excités,
mal vêtus,
qui s’étaient
habillés
à
la hâte
arrivaient de tous côtés… ils bouillonnaient autour de Rybine, comme une écume
noire ;
debout au milieu d’eux,
telle une chapelle dans la forêt,
le prisonnier leva les bras au-dessus de sa tête
et cria :
—
Merci, merci, bonnes gens !
Nous devons nous délier
les mains mutuellement !
Qui nous aiderait si nous ne nous aidions pas nous-mêmes ?
Il leva de nouveau une main tout ensanglantée :
—
Voyez mon sang :
il coule pour la vérité…
La mère
descendit le perron, mais de la place elle ne pouvait plus voir Rybine ;
elle remonta les quelques marches. Sa poitrine était
brûlante,
et quelque chose de vaguement joyeux y palpitait…
—
Paysans !
Cherchez les petits papiers, lisez-les, ne croyez pas les autorités
et les prêtres,
qui vous disent que ce sont des impies et des rebelles, ceux qui vous apportent
la vérité…
La vérité
s’en
va en silence par la terre, elle se cherche un asile dans le sein du peuple… La vérité
est votre meilleure amie ;
pour les autorités,
c’est
une ennemie jurée,
c’est
pourquoi elle se cache…
De nouveau, quelques exclamations résonnèrent
dans la foule.
—
Écoutez,
frères !
—
Ah !
mon pauvre homme, tu es perdu !
—
Qui t’a
trahi ?
—
Le prêtre !
répondit
l’un
des gardes.
Deux paysans lancèrent
une bordée
d’injures.
—
Attention, camarades !
avertit une voix.
XV
Le commissaire de la police rurale arrivait ;
c’était
un grand homme robuste, à
la figure ronde. Il avait sa casquette sur l’oreille ;
une pointe de sa moustache se redressait, l’autre
descendait, ce qui tordait son visage, déjà
défiguré
par un sourire mort et stupide. De la main gauche il tenait un petit sabre, et
il agitait le bras droit. On entendait le bruit de ses pas fermes et pesants.
La foule s’écartait
devant lui. Une expression d’accablement
morne apparut sur les physionomies. Le tumulte s’apaisa,
disparut comme s’il
se fût
enfoncé
dans la terre. La mère
sentit que la peau de son front tremblait ;
une chaude buée
monta à
ses yeux. Elle eut de nouveau envie d’aller
se mêler
à
la foule, elle se pencha et se figea dans une attente angoissée.
—
Qu’y
a-t-il ?
demanda le commissaire en s’arrêtant
devant Rybine et en le toisant. Pourquoi ses mains ne sont-elles pas liées ?
Pourquoi cela, garrottez-le !
Sa voix était
aiguë
et sonore, mais incolore.
—
Elles étaient
liées… le peuple les a déliées !
répondit
l’un
des gardes.
—
Quoi !
Le peuple !
Quel peuple ?
Le commissaire regarda les gens qui l’entouraient
en un demi-cercle, et il continua de la même
voix blanche et uniforme :
—
Qui est-ce le peuple ?
Il toucha de la poignée
de son sabre la poitrine du paysan aux yeux bleus :
—
Est-ce toi qui es le peuple, Tchoumakov ?
Et qui encore ?
Toi, Michine ?
Et il tira un autre paysan par la barbe.
—
Dispersez-vous, canailles !… sinon, je vous… je vous montrerai… !
Il n’y
avait ni irritation ni menace dans sa voix, pas plus que sur sa physionomie ;
il parlait avec un calme parfait et frappait les campagnards avec des gestes
assurés
et égaux.
Les groupes reculaient à
son approche, les têtes
se baissaient, les visages se détournaient.
—
Eh bien !
qu’attendez-vous ?
demanda-t-il aux gardes, garrottez-le !
Après
une volée
d’injures
cyniques, il regarda de nouveau Rybine et lui cria :
—
Hé,
toi !
Les mains au dos !
—
Je ne veux pas qu’on
me les attache !
répliqua
Rybine. Je ne m’enfuirai
pas… je ne me défends
pas… à
quoi bon me lier ?
—
Quoi ?
demanda le commissaire en marchant sur lui.
—
Vous avez déjà
assez torturé
le peuple, fauves !
continua Rybine en haussant la voix. Les jours sanglants viendront bientôt
pour vous aussi !
Le commissaire s’arrêta
devant lui et le considéra
en agitant la moustache. Puis il recula d’un
pas et siffla d’une
voix étonnée.
—
Ah !
ah !
ah !
fils de chien !… Qu’est-ce
que ces paroles ?
Et brusquement, de toute sa force, il frappa Rybine au
visage.
—
On ne tue pas la vérité
à
coups de poing !
cria Rybine en s’avançant
vers lui, et tu n’as
pas le droit de me battre !
—
Moi, je n’ai
pas le droit ?
hurla le commissaire en traînant
sur les mots.
Et de nouveau, il tendit le bras pour frapper Rybine
au visage ;
celui-ci se baissa, si bien que le commissaire, emporté
par l’élan,
faillit tomber. Dans la foule, quelqu’un
renifla bruyamment. La voix furieuse de Rybine répéta :
—
Je te dis que tu n’as
pas le droit de me battre, diable !
Le commissaire regarda autour de lui. Silencieux et
sombres, les hommes l’entouraient
d’un
cercle compact…
—
Nikita !
cria-t-il. Hé,
Nikita !
Un petit paysan trapu, vêtu
d’une
courte pelisse, se détacha
de la foule. Il avait les yeux fixés
à
terre. Sa grosse tête
ébouriffée
était
baissée.
—
Nikita !
dit le commissaire sans se hâter
et en effilant sa moustache, donne-lui un bon soufflet !
Le paysan fit un pas en avant, s’arrêta
en face de Rybine et leva la tête.
À
bout portant, Rybine le bombarda de ces paroles vraies et dures :
—
Voyez, bonnes gens, comme cette brute vous étouffe
de votre propre main !… Regardez… et réfléchissez !
Lentement, le paysan leva le bras et frappa Rybine légèrement
à
la tête.
—
Est-ce ainsi que je l’ai
dit de faire, canaille !
piailla le commissaire.
—
Hé,
Nikita !
dit quelqu’un
dans la foule, n’oublie
pas Dieu !
—
Bats-le, te dis-je !
cria le commissaire en poussant le paysan.
Celui-ci s’écarta
d’un
pas et répondit
d’un
air morne, en baissant la tête.
—
Non, je ne le ferai plus !
—
Comment ?
Le visage du commissaire se contracta ;
il tapa du pied et se précipita
sur Rybine en jurant. Le coup résonna
sourdement. Rybine chancela, agita le bras ;
d’un
second assaut, le commissaire le jeta à
terre et bondissant autour de lui, se mit à
lui donner des coups de pied à
la tête,
à
la poitrine, aux hanches.
La foule, poussant des cris hostiles s’ébranla
et s’avança
sur le commissaire ;
mais celui-ci fit un saut de côté
et dégaina.
—
Ah !
c’est
comme ça !
Vous vous révoltez ?
Ah !
voilà
ce que c’est ?…
Sa voix frémit,
se fit aiguë,
puis grinça
comme si elle se fût
brisée… En même
temps que sa voix, il sembla perdre toute sa force ;
la tête
rentrée
entre les épaules,
le dos voûté
et promenant autour de lui des yeux vides, il recula, tâtant
avec précaution
le sol derrière
lui. Il criait d’une
voix rauque et inquiète,
tout en cédant :
—
Très
bien… prenez-le… je m’en
vais !… —
Mais après ?
Sachez-le bien, c’est
un criminel politique, il combat contre notre tsar, il fomente des troubles… Comprenez-vous ?
Il est contre Sa Majesté
l’empereur… et vous le défendez !
Savez-vous que vous êtes
des rebelles ?
Hein ?…
Immobile, le regard fixe, sans pensée
ni force, comme en un cauchemar, la mère
succombait sous le poids de la terreur et de la pitié.
Pareils à
des bourdons, les cris irrités
de la foule bruissaient à
son oreille ;
la voix tremblante du commissaire, des chuchotements tourbillonnaient dans sa tête.
—
S’il
est coupable, il faut le juger !
—
Et non pas le battre !
—
Faites-lui grâce,
Votre Noblesse !
—
C’est
vrai !
Vous n’avez
pas le droit de le battre…
—
Est-il permis d’agir
ainsi ?
Comme cela tout le monde se mettra à
battre les gens… Que sera-ce alors ?
—
Quelles brutes !
quels persécuteurs !
Les gens se partageaient en deux groupes :
les uns entouraient le commissaire, criaient et l’exhortaient ;
les autres, moins nombreux, restaient auprès
du blessé
et discouraient d’une
voix basse et morne. Quelques hommes le relevèrent ;
les gardes se disposaient à
lui rattacher les mains.
—
Attendez donc, diables !
leur cria-t-on.
Rybine essuya la boue et le sang qui couvraient son
visage et regarda autour de lui en silence. Ses yeux glissèrent
sur le visage de la mère ;
elle tressaillit, tendit tout le corps vers lui, fit un geste instinctif. Il se
détourna.
Mais quelques instants plus tard, les yeux du prisonnier se fixèrent
de nouveau sur elle. Il sembla à
Pélaguée
qu’il
se redressait, qu’il
levait la tête,
que ses joues ensanglantées
tremblaient…
—
Il m’a
reconnue !… est-il possible qu’il
m’ait
reconnue ?
Et, vibrant d’une
joie angoissée
et poignante, elle lui fit un signe de tête.
Mais elle remarqua aussitôt
que le paysan aux yeux bleus, qui se trouvait près
de Rybine, la considérait.
Ce regard éveilla
en elle la conscience du danger…
—
Qu’est-ce
que je fais ?… on m’arrêtera
aussi…
Le paysan chuchota quelques mots à
Rybine, qui hocha la tête,
et dit d’une
voix saccadée,
mais distincte et vaillante :
—
Qu’importe !
Je ne suis pas seul sur la terre… On n’emprisonnera
jamais toute la vérité !
On se souviendra de moi partout où
j’ai
passé…
Voilà !
Le nid a été
détruit,
qu’importe,
il n’y
avait plus là
d’amis,
ni de camarades !
—
C’est
pour moi qu’il
parle !
pensa la mère.
—
Le peuple saura bien faire d’autres
nids pour la vérité,
et le jour viendra où
les aigles s’envoleront
librement… où
le peuple s’affranchira !
Une femme apporta un seau d’eau
et, tout en se lamentant, se mit à
laver le visage du prisonnier. Sa voix plaintive et grêle
se mêlait
aux paroles de Rybine et empêchait
la mère
de comprendre ce qu’il
disait. Un groupe de paysans, précédé
du commissaire de la police rurale, s’avança ;
quelqu’un
ordonna :
—
Un char pour mener le prisonnier à
la ville !… Hé !
À
qui est-ce de le fournir ?
Puis le commissaire cria d’une
voix toute changée
et comme vexée :
—
Je peux te frapper, mais toi tu ne le peux pas, tu n’en
as pas le droit, imbécile !
—
Ah !
Et qui es-tu donc ?
Dieu ?
répliqua
Rybine.
Des exclamations étouffées
couvrirent la réponse.
—
Ne discute pas, oncle !
C’est
un chef !
—
Ne vous fâchez
pas, Votre Noblesse !
—
Tais-toi, original !
—
On va te conduire à
la ville à
l’instant !…
—
La loi y est plus respectée !…
Les cris de la foule se faisaient conciliants,
suppliants ;
ils se mêlaient
en un fracas indistinct, plaintif, où
nulle note d’espoir
ne résonnait.
Les gardes prirent Rybine par le bras, le conduisirent sur le perron de l’administration
et pénétrèrent
avec lui dans le bâtiment.
Lentement, les paysans se dispersèrent ;
la mère
vit que l’homme
aux yeux bleus se dirigeait vers elle et la regardait à
la dérobée.
Ses jambes tremblèrent ;
un sentiment d’impuissance
désolée
et d’isolement
lui serrait le cœur
et lui donnait des nausées…
—
Je ne dois pas m’en
aller !
pensa-t-elle. Il ne le faut pas !
Elle se retint vigoureusement à
la balustrade et attendit.
Debout sur le perron de l’administration,
le commissaire parlait en gesticulant, sur un ton de réprimande,
d’une
voix de nouveau blanche et indifférente :
—
Imbéciles,
fils de chiens !
Vous ne comprenez rien et vous vous mêlez
d’une
affaire pareille !… d’une
affaire d’État !
Idiots !
Vous devriez me remercier de ma bonté,
vous devriez vous incliner devant moi jusqu’à
terre !
Si je voulais, vous iriez tous au bagne !
Une vingtaine de paysans l’écoutaient,
tête
nue…
La nuit tombait, les nuages descendaient… L’homme
aux yeux bleus s’approcha
de la mère
et dit en soupirant :
—
En voilà
des histoires !…
—
Oui !
répliqua-t-elle
à
voix basse.
Il la regarda d’un
air franc et demanda :
—
Quel est votre métier ?
—
J’achète
les dentelles aux femmes qui les fabriquent… la toile
aussi.
Le paysan se caressa lentement sa barbe, puis il dit d’une
voix ennuyée
en regardant dans la direction du village :
—
On ne trouve rien de cela chez nous…
La mère
le considéra
du haut en bas et attendit l’instant
propice pour rentrer dans l’auberge.
Le visage de l’homme
était
pensif et beau ;
ses yeux avaient une expression mélancolique.
Grand et large d’épaules,
il était
vêtu
d’un
sarrau tout rapiécé,
d’une
chemise d’indienne
propre, d’un
pantalon roussâtre,
en drap grossier ;
ses pieds nus étaient
chaussés
de tille.
Sans savoir pourquoi, la mère
poussa un soupir de soulagement. Soudain, obéissant
à
un instinct qui devança
sa pensée,
elle lui demanda en un élan
qui la surprît
elle-même :
—
Puis-je passer la nuit chez toi ?
Aussitôt
ses muscles, son corps tout entier se tendirent. Des pensées
aiguës
passaient rapidement dans son cerveau :
—
Je vais perdre Nicolas… Je ne verrai plus Pavel… pendant longtemps… on me battra !
L’homme
répondit
sans se presser, le regard à
terre, tout en croisant son sarrau sur sa poitrine :
—
Passer la nuit ?
Oui… pourquoi pas ?
Seulement, ma chaumière
n’est
pas bien fameuse…
—
Je ne suis pas gâtée !
répondit
la mère.
—
C’est
bon !
acquiesça
le paysan en la toisant d’un
regard scrutateur.
Dans le crépuscule,
ses yeux avaient un éclat
froid et son visage paraissait très
pâle.
La mère
dit à
mi-voix :
—
Eh bien, je viens avec toi tout de suite… tu prendras
ma valise…
—
C’est
entendu…
Il haussa les épaules,
croisa de nouveau son sarrau et chuchota :
—
Voyez, voilà
le cortège !…
Rybine apparut sur le perron de l’administration ;
ses mains étaient
de nouveau liées,
sa tête
et son visage enveloppés
de quelque chose de grisâtre.
Sa voix résonna
dans le crépuscule
glacial.
—
Au revoir, braves gens !
Cherchez la vérité,
gardez-la, croyez en ceux qui vous apporteront la bonne parole…
N’épargnez
pas vos forces pour défendre
la vérité…
—
Tais-toi, chien !
cria le commissaire. Garde, fais marcher les chevaux !
—
… Qu’avez-vous
à
regretter ?
Quelle est votre existence ?
Le char s’ébranla.
Assis entre deux gardes, Rybine cria encore d’une
voix sourde :
—
… Pourquoi, mourez-vous de faim ?
Travaillez pour obtenir la liberté…
elle vous donnera et le pain et la vérité…
Adieu, bonnes gens !
Le bruit précipité
des roues, le piétinement
des chevaux, les invectives du commissaire de police se mêlaient
à
sa voix, la coupaient et l’étouffaient.
La mère
rentra dans la maison, s’assit
à
table près
du samovar, prit un morceau de pain, l’examina
et le posa lentement dans l’assiette.
Elle n’avait
pas faim ;
elle éprouvait
de nouveau au creux de l’estomac
une sensation désagréable,
qui l’épuisait,
vidait le sang de son cœur
et lui faisait tourner la tête.
—
Il m’a
remarquée !
se disait-elle tristement, trop faible pour réagir.
Il m’a
remarquée… il a deviné…
Sa pensée
n’allait
pas plus loin, elle se fondait en un abattement pénible,
en une sensation visqueuse de nausée…
Le silence timide, tapi derrière
la fenêtre
et qui avait remplacé
le fracas, prouvait que dans le village les habitants étaient
devenus craintifs et comme écrasés ;
il aiguisait encore plus le sentiment d’isolement
qu’éprouvait
la mère
et remplissait son âme
d’une
obscurité
grise et fine comme la cendre…
La petite fille ouvrit la porte et s’arrêta
sur le seuil en demandant :
—
Faut-il vous apporter une omelette ?
—
Non… je n’en
ai plus envie… ces cris m’ont
effrayée…
La petite s’approcha
de la table et raconta, avec animation, mais à
mi-voix :
—
Comme il a frappé
fort !
le commissaire… J’étais
tout près
de lui, j’ai
tout vu… Il a cassé
toutes les dents de l’homme… quand celui-ci a craché,
le sang était
épais,
épais
et noir… On ne voyait plus ses yeux…
Le sous-officier est ici… il est tout à
fait ivre et demande sans cesse du vin… il dit qu’ils
étaient
toute une bande… que ce barbu-là
était
leur chef… on en a attrapé
trois, il y en a un qui s’est
enfui… on a aussi arrêté
un maître
d’école
qui était
avec eux… Ils ne croient pas en Dieu…
et ils exhortent les gens à
piller toutes les églises… voilà
ce qu’ils
font… Il y a des paysans qui en avaient pitié,
de ce barbu ;
d’autres
ont dit qu’il
fallait l’achever !… Oh !
c’est
qu’il
y en a qui sont bien méchants,
parmi nos paysans !
La mère
écoutait
attentivement ce récit
entrecoupé
et rapide ;
elle espérait
distraire son inquiétude,
dissiper l’accablante
angoisse de l’attente.
La fillette, enchantée
d’avoir
une bonne auditrice, bavardait avec une vivacité
croissante, en mangeant ses mots :
—
Père
dit que tout cela vient de la disette, tout !
Voilà
deux ans que la terre ne produit rien… tout le monde
est sens dessus dessous. C’est
pourquoi on voit maintenant de pareils paysans. C’est
une calamité !
Aux assemblées,
ils crient, ils se battent !… Dernièrement,
quand on a vendu les biens de Vassioukov parce qu’il
n’avait
pas payé
ses arrérages,
il a donné
un soufflet au staroste. Voilà
mes arrérages !
lui a-t-il dit…
Des pas pesants résonnèrent
derrière
la porte. La mère
se leva, appuyant les mains sur la table. Le paysan aux yeux bleus entra et
demanda sans enlever sa casquette :
—
Où
est votre bagage ?
Il souleva la valise sans efforts, la balança
et dit :
—
Elle est vide !… Marie, accompagne la voyageuse chez moi…
Et il sortit sans regarder personne…
—
Vous passez la nuit au village ?
questionna la fillette.
—
Oui !
Je cherche des dentelles… j’en
achète…
—
Vous n’en
trouverez pas ici… c’est
à
Tinekov, à
Darino qu’on
en fait, mais pas chez nous !
expliqua Marie.
—
J’irai
demain…
Puis elle paya son thé
et donna trois kopeks à
la fillette, qui fut enchantée.
Dans la rue, celle-ci proposa, tout en faisant claquer ses pieds nus sur la
terre humide :
—
Si vous voulez, j’irai
vite à
Darino, je dirai aux femmes qu’elles
vous apportent les dentelles ici… Elles viendront et
vous n’aurez
pas besoin de faire le voyage… C’est
toujours douze kilomètres…
—
Non, ma jolie, c’est
inutile !
répondit
la mère
en marchant à
côté
d’elle.
L’air
froid la rafraîchit.
Lentement, une vague décision
se formait en elle, confuse mais qui la satisfaisait ;
cette résolution
se développait
avec force et, pour en hâter
encore l’éclosion,
la mère
se demandait sans cesse :
—
Que faire ?… Agir ouvertement, franchement…
La nuit s’était
faite complètement,
humide et glacée.
Les fenêtres
des chaumières
brillaient d’un
éclat
terne, rougeâtre,
immobile. Le bétail
beuglait nonchalamment dans le silence. On entendait çà
et là
de brèves
exclamations… Une mélancolie
écrasante
enveloppait le village…
—
C’est
ici !
dit la fillette. Vous avez choisi un mauvais logis… Il
est bien pauvre, ce paysan !…
À
tâtons,
elle chercha la porte, l’ouvrit,
et cria d’une
voix alerte :
—
Tatiana, voilà
ta pensionnaire !
Puis elle s’enfuit.
Sa voix résonna
encore dans l’obscurité :
—
Adieu !
XVI
La mère
s’arrêta
sur le seuil et regarda en s’abritant
les yeux de la main. La chaumière
était
petite et étroite,
mais d’une
propreté
qu’on
remarquait immédiatement.
Une jeune femme sortit de derrière
le poêle,
salua en silence et disparut. Dans un angle, une lampe allumée
était
placée
sur une table. Le maître
de la maison était
assis là
et tambourinait sur le bord de la table ;
il regardait fixement la mère.
—
Entrez !
lui dit-il au bout d’un
instant… Tatiana, va donc appeler Pierre, vite !
La femme sortit rapidement, sans même
jeter un coup d’œil
sur la mère.
S’étant
assise sur un banc en face du paysan, celle-ci promena son regard autour d’elle.
Sa valise n’était
pas visible. Un silence lourd remplissait la chaumière ;
seule, la lampe faisait entendre un léger
crépitement.
Le visage soucieux et renfrogné
de l’homme
vacillait en traits mal définis.
—
Eh bien, parle donc… Dépêche-toi…
—
Et où
est ma valise ?
demanda soudain Pélaguée,
d’une
voix forte et sévère,
sans se rendre compte de ce qu’elle
faisait.
Le paysan haussa les épaules ;
il répondit
pensivement :
—
Elle n’est
pas perdue !
Et il ajouta d’un
air morne en baissant la voix :
—
C’est
à
dessein que j’ai
dit qu’elle
était
vide devant la petite… Ce n’est
pas vrai !
Elle contient des choses très
lourdes…
—
Eh bien ?
demanda la mère.
Il se leva, s’approcha
d’elle,
se pencha et demanda à
voix basse :
—
Vous le connaissez, cet homme ?
La mère
tressaillit, mais elle répondit
avec fermeté :
—
Oui !
Il lui sembla que cette réponse
brève
l’éclairait
au-dedans et illuminait tout à
l’extérieur.
Le paysan sourit :
—
J’ai
vu que vous lui avez fait signe… Il vous a répondu… je lui ai demandé
à
l’oreille
s’il
connaissait cette femme debout sur le perron de l’auberge…
—
Qu’a-t-il
dit ?
questionna vivement la mère.
—
Lui ?
Il a dit :
Nous sommes nombreux… oui… Il a
dit :
Nous sommes nombreux…
Il jeta un regard interrogateur sur son hôtesse
et continua en souriant de nouveau :
—
C’est
une grande force, cet homme-là !… Il est courageux… Il dit ce qu’il
veut… On le frappe… on l’injurie… et il ne cède
pas !
Sa voix mal assurée,
ses traits comme inachevés,
ses yeux francs et clairs tranquillisaient de plus en plus la mère.
Son accablement et son inquiétude
se dissipaient pour faire place à
une pitié
aiguë
et profonde envers Rybine. Avec une colère
soudaine et amère
qu’elle
ne put comprimer, elle s’écria
d’un
ton navré :
—
Ces monstres… ces brigands !…
Et elle se mit à
sangloter…
Le paysan s’écarta
d’elle
en hochant la tête
d’un
air chagrin.
—
Oui… le gouvernement s’est
fait des ennemis redoutables !
Et soudain, revenant près
de la mère,
il dit à
voix basse :
—
Voilà…
Je suppose que dans votre valise, il y a des journaux…
Ai-je raison ?
—
Oui !
répondit
simplement Pélaguée
en essuyant ses larmes. C’est
à
lui que je les apportais…
Il fronça
les sourcils, rassembla sa barbe dans sa main et garda le silence, le regard
fixé
dans un coin…
—
Nous en avons reçu
un aussi… et des brochures, des livres…
Moi, je ne suis pas très
instruit, mais j’ai
un ami qui l’est… ma femme aussi me fait la lecture…
Le paysan se tut, réfléchit,
puis reprit :
—
Et maintenant, qu’allez-vous
faire de tout cela… de votre valise ?
La mère
le regarda et lui dit d’un
ton provocant :
—
Je vous la laisserai !…
Il ne parut pas surpris, ne protesta pas et répéta
seulement :
—
À
nous ?
Soudain il chuchota en prêtant
l’oreille,
le cou tendu vers la porte :
—
On vient !
—
Qui ?
—
Les nôtres… probablement…
La femme entra, suivie du paysan aux taches de
rousseur. Ce dernier jeta sa casquette dans un coin, s’approcha
du maître
de la demeure et demanda :
—
Eh bien ?
L’autre
hocha affirmativement la tête.
—
Stépane !
dit la femme, peut-être
la voyageuse a-t-elle faim ?
—
Non, merci, ma chère !
répondit
la mère.
Le second paysan se tourna vers elle et se mit à
parler d’une
voix rapide et brisée :
—
Permettez-moi de me présenter… Je m’appelle
Pierre Rabinine, mon surnom est L’Alène.
Je comprends un peu vos affaires… Je sais lire et écrire,
je ne suis pas un imbécile,
pour ainsi dire…
Il prit la main que la mère
lui tendait et la secoua, tout en disant à
Stépane :
—
Eh bien, regarde, Stépane !
La femme du seigneur est une bonne dame, c’est
vrai !
Elle dit pourtant que tout ça,
c’est
des bêtises,
des extravagances… que ce sont des étudiants,
des galopins qui s’amusent
à
agiter le peuple. Et pourtant, tous les deux, nous avons vu aujourd’hui
qu’on
a arrêté
un homme sérieux ;
et maintenant, tu vois, cette femme qui n’est
plus jeune et qui n’a
pas l’air
d’être
une dame, elle en est aussi… Ne vous fâchez
pas !
Comment vous appelez-vous ?
Il parlait vite, mais distinctement, sans reprendre
haleine, son menton tremblait fébrilement
et ses yeux plissés
scrutaient le visage et le corps de Pélaguée.
Déguenillé,
les cheveux ébouriffés,
on eût
dit qu’il
venait de se battre, qu’il
avait vaincu son adversaire et était
tout plein de la joyeuse excitation de la victoire. Il plut à
la mère
par sa vivacité
et surtout parce qu’il
avait parlé
simplement et franchement dès
le début.
Elle lui répondit
en lui jetant un regard amical. Il lui secoua encore une fois la main et se mit
à
rire d’un
petit rire sec, doux et saccadé.
—
C’est
une affaire honnête,
tu vois, Stépane.
C’est
une très
belle affaire !… Je te l’ai
dit, le peuple commence à
travailler de lui-même… La dame, elle ne dira pas la vérité,
car ça
lui serait nuisible… Mais le peuple, lui, il veut
marcher carrément,
sans s’inquiéter
de perdre ou de nuire, comprends-tu ?
La vie lui est mauvaise, il a des pertes de tous côtés,
il ne sait où
se tourner, car partout, on lui crie :
Arrête !
—
Je vois ?
dit Stépane
en hochant la tête
et il ajouta :
elle est inquiète
à
propos de sa valise…
—
Ne vous inquiétez
pas !
Tout est en ordre, mère !
Votre valise est chez moi… Tout à
l’heure,
quand Stépane
m’a
parlé
de vous, en me disant que vous étiez
aussi dans cette affaire, que vous connaissiez cet homme, je lui ai dit :
Fais attention, Stépane !… Il ne faut pas aller bavarder, c’est
trop grave !
Et vous, mère,
vous avez deviné
aussi que nous étions
avec vous, tout à
l’heure.
On remarque tout de suite la figure des gens honnêtes,
parce qu’on
n’en
voit pas beaucoup dans les rues, oh non !… Votre valise est chez moi !
Il s’assit
à
côté
d’elle,
et continua avec une prière
dans le regard :
—
Et si vous désirez
la vider, nous vous aiderons avec plaisir… Nous avons
besoin de livres…
—
Elle veut nous donner tout !
déclara
Stépane.
—
C’est
très
bien, mère !
Nous saurons bien qu’en
faire…
Il se leva brusquement et se mit à
rire, puis, allant et venant à
grands pas dans la chaumière,
il reprit avec satisfaction :
—
On peut dire que c’est
un cas étonnant… quoique très
simple !
C’est
cassé
à
un endroit et ça
se raccommode à
un autre… Ce n’est
pas mal… Il est très
bon, ce journal, mère,
et il fait de l’effet ;
il ouvre les yeux des gens… Il ne plaît
pas aux seigneurs… Je travaille chez une propriétaire,
à
sept kilomètres
d’ici,
je suis menuisier… C’est
une brave femme, il faut le reconnaître… elle nous donne des livres… assez
stupides quelquefois… nous les lisons et nous nous
instruisons… En général,
nous lui sommes reconnaissants… Mais quand je lui ai
montré
l’autre
journal, elle s’est
fâchée.
—
Laissez cela, Pierre, dit-elle… Ce sont des gamins
idiots qui le font, et cela ne vous causera que des misères… la prison… et la Sibérie… Voilà
ce qui peut vous arriver si vous continuez à
lire ces journaux.
Il se tut de nouveau, réfléchit
et reprit :
—
Dites-moi, mère… l’autre… l’homme,
c’est
un de vos parents ?
—
Non, répondit
Pélaguée.
Pierre se mit à
rire sans bruit, très
satisfait, on ne sait de quoi. Il sembla à
la mère
qu’il
était
injuste de traiter Rybine comme un étranger.
—
Il n’est
pas de ma famille, dit-elle, mais il y a longtemps que je le connais… je le respecte comme mon propre frère…
Elle ne trouvait pas l’expression
qu’elle
cherchait ;
cela lui était
douloureux ;
elle ne put retenir ses sanglots. Un silence morne remplissait la chaumière,
Pierre pencha la tête
sur son épaule,
on eût
dit qu’il
écoutait
quelque chose. Stépane,
accoudé,
tambourinait sur la table. Sa femme, adossée
au poêle,
était
dans l’ombre.
La mère
sentait son regard fixé
sur elle ;
parfois, elle jetait un coup d’œil
sur le visage de Tatiana, rond, basané,
au nez droit, au menton coupé
à
angle aigu et dont les yeux verdâtres
avaient une expression vigilante et attentive.
—
C’est
un ami par conséquent… reprit Pierre. Il est très
fort, oui !
Il s’apprécie
à
une haute valeur… comme il faut le faire… Voilà
un homme, n’est-ce
pas, Tatiana ?… Tu dis ?…
—
Il est marié ?
interrompit Tatiana ;
et les minces lèvres
de sa petite bouche se pincèrent
avec force.
—
Il est veuf !
répliqua
tristement la mère.
—
C’est
pour cela qu’il
a tant de courage !
déclara
Tatiana, d’une
voix profonde et basse. Un homme marié
n’agirait
pas ainsi… il aurait peur !…
—
Et moi ?
je suis marié
et pourtant !… s’écria
Pierre.
—
Assez !
dit la femme sans le regarder et en tordant la bouche. Que fais-tu donc ?
Tu parles beaucoup et tu lis de temps en temps un livre…
Ce n’est
pas parce que tu chuchotes avec Stépane
dans les coins que les gens en sont plus heureux.
—
Il y a beaucoup de gens qui m’écoutent… répliqua
à
voix basse le paysan, offensé.
Tu as tort de parler ainsi… Je suis comme une espèce
de levure…
Stépane
regarda sa femme sans mot dire et baissa de nouveau la tête.
—
Pourquoi les paysans se marient-ils ?
demanda Tatiana. Ils ont besoin d’une
ouvrière,
disent-ils… pour travailler à
quoi ?
—
Tu n’as
donc pas assez à
faire ?
fit sourdement Stépane.
—
À
quoi sert-il ce travail ?
On vit quand même
dans la misère,
de jour en jour… Les enfants naissent…
on n’a
pas le temps de les soigner… à
cause du travail qui ne vous donne pas même
de pain…
Elle s’approcha
de la mère,
s’assit
à
côté
d’elle,
et continua obstinément,
sans tristesse ni plainte dans la voix.
—
J’en
ai eu deux… L’un
a été
brûlé
par le samovar… il avait deux ans…
l’autre
était
mort-né… à
cause du travail maudit… Est-ce un bonheur pour moi ?
Je dis que les paysans ont tort de se marier… ils se
lient les mains, et voilà
tout… S’ils
étaient
libres, ils combattraient ouvertement pour la vérité,
comme cet homme que tu connais… N’ai-je
pas raison, mère ?
—
Oui !
dit Pélaguée.
Oui, ma chère,
autrement, on ne peut pas vaincre la vie…
—
Vous avez un mari ?
—
Il est mort… J’ai
un fils…
—
Où
est-il ?
il vit avec vous ?
—
Il est en prison !
répondit
la mère.
Et elle sentit que dans son cœur,
une fierté
paisible se mêlait
à
la tristesse dont ces paroles la remplissaient toujours.
—
C’est
déjà
la seconde fois qu’on
l’enferme,
parce qu’il
a compris la vérité
divine et qu’il
l’a
ouvertement semée,
sans se ménager !… Il est jeune, il est beau… il est
intelligent !
C’est
lui qui a eu l’idée
de faire un journal ;
c’est
grâce
à
lui que Rybine s’est
occupé
de la distribution, quand même
Rybine est deux fois plus âgé
que lui !… On va bientôt
juger mon fils pour tout cela… et après,
quand il sera en Sibérie,
il s’enfuira
et reviendra se mettre à
l’ouvrage… Il y en a déjà
beaucoup de ces gens, leur nombre augmente sans cesse, et, tous ils lutteront
jusqu’à
la mort pour la liberté,
pour la vérité…
Oubliant toute prudence, mais sans pourtant citer des
noms, elle raconta ce qu’elle
savait du travail souterrain qui s’accomplissait
pour libérer
le peuple. En exposant ce sujet cher à
son cœur,
elle mettait dans ses paroles toute la force, tout l’excès
de l’amour
jailli si tard en elle sous les nombreux chocs de la vie.
Sa voix était
égale ;
elle trouvait maintenant les mots facilement, et, comme des perles multicolores
et brillantes, elle les enfilait avec rapidité
sur le fil solide du désir
de purifier son cœur,
de la boue et du sang de la journée.
Les paysans avaient pris racine à
l’endroit
où
ses paroles les avaient trouvés,
sans faire un mouvement, ils la regardaient gravement ;
elle entendait la respiration haletante de la femme assise à
côté
d’elle ;
et l’attention
de ses auditeurs fortifiait sa croyance dans les choses qu’elle
disait et promettait…
—
Tous ceux que l’injustice
et la misère
accablent, le peuple tout entier, doivent aller au devant de ceux qui périssent
pour eux en prison ou sur l’échafaud.
Ils n’ont
aucun intérêt
personnel en jeu, ils expliquent où
est la voie qui mène
au bonheur pour tous, ils disent ouvertement que ce chemin est difficile !
Ils n’entraînent
personne de force ;
mais quand on se place dans leurs rangs, on ne les quitte plus, car on voit qu’ils
ont raison, que ce chemin-là
est le bon, qu’il
n’y
en a point d’autre…
Il était
doux à
la mère
de réaliser
enfin son désir :
maintenant, elle parlait elle-même
de la vérité
aux gens !
—
Le peuple peut marcher sans crainte avec des amis pareils ;
ils ne se croiseront pas les bras avant que le peuple ait formé
une seule âme,
avant qu’il
ait dit d’une
seule voix :
—
Je suis le maître,
je ferai moi-même
des lois, les mêmes
pour tous !
Fatiguée
enfin, Pélaguée
se tut. Elle avait la paisible certitude que ses paroles ne s’évanouiraient
pas sans laisser des traces… Les paysans la regardaient
comme s’ils
l’écoutaient
encore. Pierre avait croisé
les bras sur sa poitrine et plissé
les paupières ;
un sourire tremblait sur ses joues couvertes de taches de rousseur… Un coude sur la table, Stépane
était
penché
en avant de tout son corps, le cou tendu… Une ombre posée
sur son visage lui donnait l’air
plus mûr… Assise à
côté
de la mère,
Tatiana, les coudes sur les genoux, regardait le bout de ses souliers…
—
Ah !
voilà !
chuchota Pierre.
Il s’assit
sur le banc avec précaution
en secouant la tête.
Stépane
se redressa lentement, jeta un coup d’œil
sur sa femme et tendit les bras, comme s’il
eût
voulu étreindre
quelque chose…
—
Si on veut se mettre à
cet ouvrage, commença-t-il
d’un
ton pensif, il faut en effet le faire de toute son âme…
Pierre intervint timidement.
—
Oui… sans regarder en arrière…
—
L’affaire
est bien emmanchée !
continua Stépane.
—
Sur toute la terre… ajouta encore Pierre.
XVII
Adossée
au mur, la tête
rejetée
en arrière,
Pélaguée
écoutait
les réflexions
des deux hommes.
Tatiana se leva, regarda autour d’elle
et s’assit
de nouveau. Ses yeux verts brillaient d’un
éclat
sec, quand elle jeta des coups d’œil
de mépris
sur les deux hommes.
—
On voit que vous avez eu bien des malheurs !
dit-elle soudain en s’adressant
à
la mère.
—
Oui !
—
Vous parlez bien… Vos paroles vont droit au cœur… On se dit en vous écoutant :
—
Mon Dieu, si on pouvait voir ne serait-ce qu’une
fois des gens pareils, une vie si belle !
Comment vivons-nous, nous autres ?
Comme des moutons… Je sais lire et écrire… je lis des livres… je réfléchis
beaucoup… quelquefois les pensées
ne me laissent pas dormir la nuit… Et quel est le résultat
de tout cela ?
Si je ne réfléchis
pas, je souffre en vain, si je réfléchis,
c’est
la même
chose… D’ailleurs,
tout est en pure perte !… Ainsi les paysans, ils travaillent, ils s’éreintent
pour un morceau de pain… et ils n’ont
jamais rien… cela les irrite, ils boivent, ils se
battent… et ils se remettent à
travailler… Et qu’en
résulte-t-il ?
Rien…
La femme parlait avec de l’ironie
dans les yeux et dans sa voix basse et ample, s’arrêtant
parfois, comme pour couper ses phrases, telle une aiguillée
de fil. Les hommes gardèrent
le silence. Le vent frôlait
les vitres, bruissait dans le chaume du toit ;
par moment, il soufflait doucement dans la cheminée.
Un chien hurlait. Comme à
regret, de rares gouttes de pluie frappaient contre la fenêtre.
La lumière
de la lampe tremblait, ternissant et se remettant soudain à
briller, vive et égale.
—
Voilà
donc pourquoi les hommes vivent !
Et c’est
curieux, il me semble que je le savais déjà.
Pourtant je n’avais
encore jamais entendu quelque chose de pareil, je n’ai
jamais eu d’idées
de ce genre… non !
—
Il faut souper, Tatiana, et éteindre
le feu !
interrompit Stépane
d’une
voix morne et lente. Les gens penseront :
« Les
Tchoumakov ont eu du feu bien tard ! »
Pour nous, cela n’a
pas d’importance… mais c’est
pour notre visiteuse, qui est peut-être
imprudente…
La femme se leva et s’affaira
autour du poêle.
—
Oui !
dit Pierre avec un sourire. Maintenant, il s’agit
de faire attention !
Quand on aura distribué
de nouveau le journal…
—
Ce n’est
pas pour moi que je parle… déclara
Stépane.
Même
si on m’arrête,
ce ne sera pas un grand malheur !
La vie d’un
paysan n’a
aucune valeur…
La mère
eut soudain pitié
de lui. Il lui était
plus sympathique qu’auparavant.
Maintenant qu’elle
avait parlé,
elle se sentait débarrassée
du fardeau ignoble de la journée,
elle était
contente d’elle-même
et remplie d’un
sentiment de bienveillance.
—
Vous avez tort de parler ainsi !
dit-elle. Il ne faut pas que l’homme
se taxe à
la valeur que lui prêtent
ceux qui ne le jugent que sur l’apparence
et ne veulent de lui que son sang. Vous devez vous apprécier
vous-même,
de l’intérieur,
non pas pour vos ennemis, mais pour vos amis !
—
Où
sont-ils nos amis ?
s’écria
le paysan. Je ne les ai jamais vus !
—
Je te dis que le peuple a des amis !
—
Il en a, mais pas ici… voilà
le malheur !
dit pensivement Stépane.
—
Eh bien, il faut que vous vous en fassiez…
Stépane
réfléchit
et répondit
à
voix basse :
—
Oui… c’est
ce qu’il
faudrait…
—
Mettez-vous à
table !
Tatiana.
Au souper, Pierre, que les discours de la mère
semblaient avoir accablé,
se remit à
parler avec vivacité :
—
Savez-vous, mère,
il faut que vous partiez d’ici
de bonne heure, pour ne pas être
remarquée… Allez au village voisin… pas à
la ville… prenez une voiture…
—
Pourquoi ?
Je la mènerai
moi-même !
dit Stépane.
—
Non !
S’il
arrivait quelque chose, on se demanderait si elle a passé
la nuit chez toi ?
Oui !
—
Où
a-t-elle été ?
—
Je l’ai
conduite au village voisin !
—
Ah !
Toi ?
Eh bien, va en prison !… Tu as compris ?… Et pourquoi se dépêcher
d’aller
en prison !
Chaque chose vient en son temps… Mais si tu dis qu’elle
a couché
chez toi, qu’elle
a loué
des chevaux et qu’elle
est repartie, on ne peut rien te faire… on n’est
pas responsable des voyageurs. Il en passe tant dans le village !
—
As-tu appris à
avoir peur, Pierre ?
demanda Tatiana avec ironie.
—
Il faut tout savoir !
répondit-il
en se frappant le genou. Il faut savoir être
courageux, il faut aussi savoir craindre !
Tu te souviens comme le greffier du village a houspillé
Baguanov, à
cause de ce journal ?
Eh bien, maintenant, Baguanov ne toucherait plus à
un livre pour beaucoup d’argent… oui !
croyez-moi, mère,
je ne suis pas embarrassé
pour jouer de bons tours, tout le monde le sait au village…
Je distribuerai les livres et les feuillets on ne peut mieux…
tant que vous voudrez !
Les gens chez nous sont peu instruits et craintifs, c’est
vrai ;
pourtant la vie est tellement dure que l’homme
est bien obligé
d’ouvrir
les yeux et de se demander ce qui arrive !
Et le livre lui répond
avec simplicité :
—
Voilà
ce qui arrive !
réfléchis,
regarde !
Souvent l’ignorant
comprend plus que l’homme
instruit… surtout si celui-ci est un repu. Je connais
bien le pays, je vois bien des choses !
On peut vivre, mais il faut de l’esprit
et beaucoup d’agilité,
si on ne veut pas se faire pendre du premier coup… Les
autorités
aussi sentent qu’il
y a quelque chose de changé ;
on dirait que le paysan dégage
du froid ;
il ne sourit pas souvent et n’est
plus du tout aimable… en général,
il veut se passer de toutes les autorités… Dernièrement,
à
Smoliakovo, petit hameau du voisinage, on est venu percevoir des impôts,
alors les paysans ont couru chercher des pieux… Le
commissaire a crié :
—
Ah !
brutes !
Vous vous révoltez
contre le tsar !
Il y avait là
un paysan, un nommé
Spivakine, qui a répondu :
—
Allez-vous-en au diable avec votre tsar !
Qu’est-ce
que ce tsar qui vous enlève
du dos votre dernière
chemise ?
Voilà
où
on en est, mère.
Bien entendu, Spivakine a été
arrêté
et jeté
en prison… Mais ses paroles sont restées
et les petits enfants eux-mêmes
les répètent… elles crient, elles vivent !
Il ne mangeait pas et parlait, parlait en un
chuchotement rapide ;
ses yeux noirs et rusés
brillaient avec vivacité ;
il gratifiait généreusement
la mère
d’innombrables
petites observations de la vie villageoise, comme s’il
eût
vidé
un sac de pièces
de cuivre.
À
deux reprises, Stépane
lui dit :
—
Mange donc !
Pierre prenait un morceau de pain, une cuiller, puis
se répandait
de nouveau en paroles, comme un jeune chardonneret en chansons. Enfin, après
le souper il se leva brusquement en déclarant :
—
C’est
le moment de rentrer !…
Il s’approcha
de la mère
et lui secoua la main :
—
Adieu, petite mère !
Peut-être
ne nous reverrons-nous jamais… Je dois vous dire que
cela m’a
été
agréable
de faire votre connaissance et de vous écouter… oui, très
agréable !
Y a-t-il autre chose que des livres dans la valise ?
Un châle
de laine ?
Très
bien… un châle
de laine, tu entends, Stépane !
Il va vous rapporter votre valise tout de suite…
Allons, Stépane !
Adieu !
Portez-vous bien !
Lorsqu’ils
furent sortis, Tatiana prépara
une couche pour la mère ;
elle alla chercher des vêtements
sur le poêle
et dans la soupente et les arrangea sur le banc.
—
C’est
un garçon
déluré !
dit la mère.
La jeune femme répondit
en lui jetant un coup d’œil
furtif :
—
Il est léger… ça
sonne, ça
sonne, mais ça
ne s’entend
pas de loin…
—
Et votre mari ?
demanda la mère.
—
C’est
un brave homme… il ne boit pas, nous nous accordons
bien… Seulement, il est faible de caractère…
Elle se redressa et reprit, après
un silence :
—
Que faut-il faire, maintenant ?
Il faut soulever le peuple !
C’est
évident !
Tout le monde y pense… mais chacun à
part soi… et il faut qu’on
en parle à
haute voix… il faut qu’il
y en ait un qui se décide
à
le faire…
Elle s’assit
et demanda tout d’un
coup :
—
Vous dites que même
de jeunes et riches demoiselles s’occupent
de ça,
qu’elles
vont faire des lectures aux ouvriers… Elles n’ont
pas peur, ça
ne les dégoûte
pas ?
Et, après
avoir attentivement écouté
la réponse
de la mère,
elle poussa un profond soupir, puis reprit en baissant les paupières,
en dodelinant de la tête :
—
J’ai
lu une fois dans un livre que la vie n’a
pas de sens… Cela, je l’ai
compris du coup !
Je sais ce que c’est
que cette vie-là :
on a des pensées,
mais elles sont détachées,
elles rôdent,
elles rôdent
comme des moutons stupides sans berger… elles rôdent… il n’y
a rien ni personne qui les rassemble… on ne sait pas ce
qu’il
faut faire !
Voilà
ce que c’est
qu’une
vie qui n’a
pas de sens. Je voudrais m’enfuir
loin d’elle,
sans même
regarder en arrière… on est si malheureux quand on comprend tant soit peu…
La mère
voyait cette douleur dans l’éclat
des yeux verts de la jeune femme, sur son visage maigre ;
elle l’entendait
tinter dans sa voix. Elle voulut la consoler, l’apaiser…
—
Mais vous, ma chérie,
vous comprenez ce qu’il
faut faire…
Tatiana l’interrompit
doucement :
—
Il faut savoir comment faire… Votre lit est prêt… couchez-vous !
Et elle alla vers le poêle,
grave et concentrée… Sans se dévêtir,
la mère
se coucha ;
ses os brisés
de fatigue la faisaient souffrir ;
elle poussa un faible gémissement.
Tatiana éteignit
la lampe. Lorsque la chaumière
se fut remplie de ténèbres,
sa voix basse et égale
résonna
de nouveau :
—
Vous ne priez pas… Moi aussi, je crois qu’il
n’y
a pas de Dieu, ni de miracles. Tout cela a été
inventé
pour effrayer, parce que nous sommes bêtes…
La mère
s’agita
avec inquiétude
sur sa couche ;
par la fenêtre,
les ténèbres
infinies la regardaient, et dans le silence, des frôlements,
des bruits furtifs à
peine perceptibles glissaient autour d’elle.
Elle murmura d’une
voix craintive :
—
Pour ce qui est de Dieu, je ne sais trop que dire… mais
je crois en Jésus-Christ,
je crois en ses paroles :
—
« Aime
ton prochain comme toi-même… »
oui, je crois en cela…
Et soudain, elle fit avec perplexité :
—
Mais si Dieu existe, pourquoi nous a-t-il abandonnés ?
Pourquoi sa puissance miséricordieuse
ne nous protège-t-elle
pas ?
Pourquoi permet-il que le monde se partage en deux classes ?
Pourquoi permet-il les souffrances humaines, les tortures, les humiliations, le
mal et les férocités
de toutes sortes ?
Tatiana garda le silence. Dans l’ombre,
la mère
apercevait les contours vagues de sa silhouette droite, dessinée
en gris sur le fond noir du poêle.
La jeune femme était
immobile. Pélaguée
ferma les yeux, tout angoissée.
Soudain, une voix froide et gémissante
résonna :
—
Jamais je ne pardonnerai la mort de mes enfants ni à
Dieu ni aux hommes… jamais !
La mère
se mit sur son séant ;
la profondeur de cette douleur la saisit :
—
Vous êtes
jeune, vous aurez encore des enfants !
dit-elle doucement.
Après
un silence, la femme chuchota :
—
Non !
Le médecin
a dit que je n’en
aurais plus jamais…
Une souris courut sur le sol. Un craquement sec et
bruyant déchira
l’immobilité
du silence, et de nouveau on entendit distinctement les frôlements
et le bruissement de la pluie sur le chaume, caressé
comme par des doigts menus et tremblants. Les gouttes de pluie tombaient
tristement sur la terre et rythmaient le cours de cette lente nuit d’automne…
Dans une lourde somnolence, la mère
entendit des pas sourds résonner
au dehors, puis dans le corridor. La porte s’ouvrit
doucement, une exclamation étouffée
se fit entendre :
—
Tatiana… tu es couchée ?
—
Non.
—
« Elle »
dort ?
—
Oui, je crois…
Une clarté
se fit, tremblota et se noya dans les ténèbres.
Le paysan s’approcha
de la couche de la mère
et arrangea la pelisse qu’elle
avait mise sur ses jambes. Cette attention toucha profondément
Pélaguée ;
fermant de nouveau les yeux, elle sourit. Stépane
se déshabilla
sans bruit et grimpa dans la soupente.
Tout en prêtant
une oreille attentive aux oscillations paresseuses du silence somnolent, la mère
restait immobile ;
devant elle, dans les ténèbres,
le visage ensanglanté
de Rybine se dessinait…
Un léger
chuchotement lui arriva de la soupente…
—
Tu vois, regarde quelles gens se mettent à
cet ouvrage, des gens déjà
âgés,
qui ont eu mille chagrins, qui ont travaillé ;
le moment serait venu de se reposer, mais eux, voilà
ce qu’ils
font… Et toi, Stépane… tu es jeune, tu es intelligent… ah !…
La voix épaisse
et humide de l’homme
répondit :
—
On ne peut pas s’engager
dans une affaire pareille sans réfléchir… attends un peu… je connais ce
refrain…
Les sons moururent, puis résonnèrent
de nouveau. Stépane
dit :
—
Voilà
ce qu’il
faut faire :
il faut, d’abord
parler avec chaque paysan en particulier. Ainsi, par exemple, avec Alécha
Makov… il est instruit, audacieux et irrité
contre les autorités… avec Serge Chorine aussi, c’est
un paysan sensé…
avec Kniazev, il est honnête
et courageux !
C’est
assez pour commencer !… Après,
quand nous serons une petite bande, nous verrons !
Il faut savoir comment retrouver cette femme… il faut
se rapprocher des gens dont elle parlait… Je vais
prendre ma hache et j’irai
à
la ville… tu diras que j’ai
été
gagner quelque argent en fendant du bois… Il faut
prendre des précautions… Elle a raison quand elle dit que c’est
l’homme
lui-même
qui doit fixer sa propre valeur… Et quand il s’agit
d’une
affaire pareille, il faut s’apprécier
à
un très
haut prix, si on veut s’en
mettre… Regarde ce paysan, ce Rybine…
Il ne céderait
pas à
Dieu lui-même,
et encore moins à
un commissaire… Il reste ferme, comme s’il
était
enfoncé
dans le sol jusqu’aux
genoux… Et Nikita, hein ?
Il a eu honte… c’est
un vrai miracle… Ah !
si le peuple se met à
l’œuvre
en chœur,
il entraînera
le monde après
lui…
—
En chœur !
On frappe un homme sous vos yeux et vous, vous restez là,
les bras croisés !
—
Attends !
Dis plutôt :
—
Dieu merci, vous ne l’avez
pas battu vous-mêmes,
cet homme !
Car, parfois, on oblige les paysans à
battre les prisonniers !
Et ils obéissent !
Peut-être
pleurent-ils de pitié
dans leur cœur,
mais ils frappent quand même… Ils n’osent
pas refuser d’accomplir
des férocités,
de peur d’être
châtiés
eux-mêmes !
On vous ordonne d’être
ce qu’on
veut, un porc, un loup… mais pas un homme… c’est
interdit… Et ceux qui désobéissent,
on s’en
débarrasse… Non, il faut s’arranger
de manière
à
être
nombreux et à
se révolter
ensemble !
Longtemps, il continua ;
tantôt
il chuchotait si bas que la mère
ne le comprenait presque plus ;
tantôt
il parlait d’une
voix sonore et épaisse.
Alors, sa femme lui disait :
—
Doucement !
tu vas la réveiller !
La mère
s’endormit
profondément ;
comme un nuage accablant, le sommeil se jeta sur elle, l’enveloppa
et l’entraîna…
Tatiana la réveilla
alors qu’une
aurore grise regardait de ses yeux vides les fenêtres
de la chaumière ;
au-dessus du village, dans un silence froid, la voix cuivrée
de la cloche planait et mourait :
—
Je vous ai fait du thé,
buvez-en, sinon, vous aurez froid en charrette…
Tout en lissant sa barbe ébouriffée,
Stépane
s’informait
d’un
air affairé
où
il pourrait retrouver la mère
en ville ;
il sembla à
Pélaguée
que le visage du paysan était
plus achevé,
plus sympathique que la veille… En prenant le thé,
il s’exclama
gaîment :
—
Comme tout cela est bizarre !
—
Quoi ?
demanda Tatiana.
—
Cette rencontre… C’est
tellement simple…
—
Dans la cause du peuple, tout est d’une
simplicité
extraordinaire… dit Pélaguée
d’un
ton pensif et convaincu.
Le mari et la femme prirent congé
d’elle
sans dépenser
beaucoup de paroles, mais en manifestant par mille petits soins, une
sollicitude sincère…
Quand la mère
fut de nouveau en voiture, elle songea que ce paysan travaillait avec prudence,
comme une taupe, sans bruit, et sans cesse. Et toujours la voix mécontente
de sa femme résonnait
à
son oreille ;
toujours ses yeux verts brillaient avec un éclat
sec et brûlant ;
tant qu’elle
vivrait, sa douleur vindicative et féroce
de mère
qui pleure ses enfants, vivrait aussi…
Pélaguée
pensa à
Rybine, à
son visage, à
son sang, à
ses yeux ardents, à
ses paroles et, de nouveau, son cœur
se serra, elle avait l’amer
sentiment de son impuissance contre les fauves. Et tout le temps jusqu’à
son arrivée
à
la ville, elle vit se dessiner sur le fond terne du jour gris la silhouette
robuste de Rybine, avec sa barbe noire, sa chemise déchirée,
ses mains attachées
derrière
le dos, ses cheveux ébouriffés,
son visage illuminé
par la colère
et la foi en sa mission… Elle pensait aussi aux
innombrables villages, aux populations qui attendaient en secret la venue de la
vérité,
aux milliers de gens qui travaillaient silencieusement, sans savoir pourquoi,
pendant toute leur vie, sans rien attendre.
En réfléchissant
au succès
de son voyage, elle éprouvait
au fond d’elle-même
une joie douce et palpitante, et elle tâchait
de ne plus penser à
Stépane,
ni à
sa femme.
Elle aperçut
de loin les clochers et les maisons de la ville, un sentiment agréable
ranima son cœur
inquiet et l’apaisa :
dans sa mémoire
défilèrent
les visages soucieux de ceux qui, de jour en jour, alimentaient le feu de la
pensée
et en éparpillaient
les étincelles
sur le monde. Et l’âme
de la mère
se remplit du calme désir
de donner à
ces créatures
toutes ses forces et tout son amour de mère.
XVIII
Échevelé,
un livre à
la main, Nicolas lui ouvrit la porte.
—
Déjà !
s’écria-t-il,
tout joyeux. C’est
très
bien !… Je suis content !
Ses yeux papillotaient amicalement sous ses lunettes ;
il aida Pélaguée
à
enlever son manteau, et lui dit en la regardant avec affection :
—
On est venu perquisitionner ici, cette nuit ;
je me suis demandé
pourquoi ?
J’ai
eu peur qu’il
vous fût
arrivé
quelque chose… Mais on ne m’a
pas emmené…
Je me suis tranquillisé :
si on vous avait arrêtée,
on ne m’aurait
pas laissé
en liberté…
Il la conduisit dans la salle à
manger, continuant avec animation :
—
Toutefois, on m’a
chassé
de mon bureau… Cela ne me chagrine pas…
J’étais
las de dénombrer
les paysans qui n’ont
plus de chevaux… j’ai
autre chose à
faire…
À
voir l’aspect
de la pièce,
on aurait dit qu’une
main vigoureuse dans un stupide accès
de violence avait secoué
du dehors les murs de la maison jusqu’à
ce que tout fût
sens dessus dessous. Les portraits gisaient à
terre, les tentures étaient
arrachées
et pendaient en lambeaux ;
à
un endroit, on avait soulevé
une lame du parquet ;
la tablette de la fenêtre
était
éventrée ;
devant le fourneau, les cendres répandues.
Sur la table, à
côté
du samovar éteint,
se trouvaient de la vaisselle sale, du jambon et du fromage sur un morceau de
papier, des chanteaux de pain, des livres et du charbon. La mère
sourit. Nicolas prit un air confus.
—
C’est
moi qui ai complété
le désordre… mais cela ne fait rien, mère,
cela ne fait rien. Je crois qu’ils
reviendront, c’est
pourquoi je n’ai
rien rangé.
Eh bien, avez-vous fait bon voyage ?
Cette question la frappa lourdement à
la poitrine ;
de nouveau l’image
de Rybine se dressa devant elle ;
elle se sentit coupable de n’avoir
pas parlé
de lui tout de suite. Elle s’approcha
de Nicolas et se mit à
raconter en essayant de rester calme et de ne rien oublier.
—
On l’a
arrêté !…
Nicolas tressaillit.
—
Oui ?
Comment ?
La mère
le fit taire d’un
geste, et reprit comme si elle eût
été
devant le visage de la justice elle-même
et qu’elle
se fût
plainte du supplice de cet homme. Nicolas, adossé
à
sa chaise, pâlissait
et écoutait
en se mordant les lèvres.
Lentement, il enleva ses lunettes, les posa sur la table, passa sa main sur sa
figure, comme pour en enlever une toile d’araignée
invisible. Ses traits devinrent aigus ;
ses pommettes se firent étrangement
saillantes, ses narines frémirent.
C’était
la première
fois que Pélaguée
le voyait dans cet état ;
cela l’effraya
un peu.
Lorsqu’elle
eut achevé
son récit,
il se leva en silence, marcha à
grands pas, les poings dans ses poches, puis murmura, les dents serrées :
—
Ce doit être
un homme remarquable… Quel héroïsme !
Il souffrira en prison, ceux qui lui ressemblent y sont très
malheureux…
Puis, s’arrêtant
en face de la mère,
il ajouta d’une
voix vibrante :
—
Évidemment,
tous ces commissaires, ces officiers, ne sont que des instruments, des gourdins
dont se sert un coquin intelligent, un dresseur de bêtes !
Mais il faut tuer la bête
pour la châtier
de s’être
laissé
transformer en fauve !
Moi j’aurais
tué
ce chien enragé !
Il enfonçait
toujours plus profondément
ses poings dans ses poches, essayant, mais en vain, de réprimer
une émotion
qui se communiquait à
la mère.
Ses yeux s’étaient
rétrécis,
comme des lames de couteau. Il reprit, d’une
voix froide et furieuse, en se mettant de nouveau à
marcher :
—
Voyez donc, l’horrible
chose !
Une poignée
d’hommes
stupides frappent, étouffent
et oppressent tout le monde pour défendre
leur funeste puissance sur le peuple… La férocité
augmente, la cruauté
devient la loi de la vie… Réfléchissez !
Les uns frappent et agissent en brutes, parce qu’ils
sont sûrs
de l’impunité,
parce qu’ils
sont atteints du besoin voluptueux de torturer, de cette répugnante
maladie des esclaves auxquels on permet de manifester leurs instincts serviles
et leurs habitudes bestiales dans toute leur force. Les autres sont empoisonnés
par la vengeance, les troisièmes,
abêtis
sous les coups, deviennent aveugles et muets… On
pervertit le peuple, le peuple tout entier !
Il s’arrêta,
se prit la tête
des deux mains.
—
On s’abrutit
sans le vouloir dans cette vie féroce !
continua-t-il à
voix basse.
Puis, il se maîtrisa.
Ses yeux brillaient d’un
éclat
ferme ;
il regarda presque familièrement
la mère
dont le visage était
inondé
de larmes.
—
Nous n’avons
pas de temps à
perdre, Pélaguée… Où
est votre valise ?…
—
À
la cuisine !
répondit-elle.
—
La maison est entourée
d’espions,
nous ne pourrons pas sortir une telle masse de journaux sans qu’on
le remarque… je ne sais pas où
les cacher… je pense que les gendarmes reviendront
cette nuit… je ne veux pas qu’on
vous arrête… Bien que ce soit dommage, nous allons brûler
tout cela…
—
Quoi ?
demanda la mère.
—
Tout ce qui est dans la valise…
Elle comprit et, quelque grande que fût
sa tristesse, la fierté
qu’elle
éprouvait
d’avoir
réussi
fit naître
un sourire sur son visage.
—
Il n’y
a rien dans la valise, pas même
une feuille de papier !
dit-elle en s’animant
peu à
peu, et elle raconta la suite de ses aventures.
Nicolas l’écouta
d’abord
avec inquiétude,
puis avec étonnement ;
enfin, il s’écria
en l’interrompant :
—
C’est
tout simplement merveilleux !
Vous avez une chance étonnante !
Il s’agita
tout confus et continua en lui serrant la main :
—
Vous me touchez par votre confiance dans le peuple…
vous avez une si belle âme !… je vous aime mieux que j’ai
aimé
ma propre mère…
Elle le prit dans ses bras et, avec des sanglots de
bonheur, elle approcha de ses lèvres
la tête
de Nicolas.
—
Peut-être
ai-je parlé
très
bêtement !
murmura-t-il, ému
et déconcerté
par la nouveauté
du sentiment qu’il
éprouvait.
La mère
pensait qu’il
était
profondément
heureux, elle le suivait de l’œil
avec une curiosité
affectueuse ;
elle aurait voulu savoir pourquoi il était
devenu si vibrant.
—
En général… tout est merveilleux !
déclara-t-il
en se frottant les mains avec un petit rire caressant. Savez-vous, tous ces
jours-ci, j’ai
étrangement
bien vécu… J’étais
tout le temps avec des ouvriers, je leur ai fait des lectures, nous avons conversé,
je les ai observés… Et j’ai
amassé
dans mon cœur
des sensations si étonnamment
pures et saines !
Quels braves gens !
Aussi clairs que des jours de mai !
Je parle des jeunes ouvriers ;
ils sont robustes, sensitifs, ils ont soif de tout comprendre…
Quand on les voit, on se dit que la Russie sera la démocratie
la plus éclatante
de la terre !
Il avait levé
le bras comme pour prêter
serment ;
après
un instant de silence, il reprit :
—
Vous le savez, j’étais
fonctionnaire dans une administration ;
je me suis aigri au milieu des chiffres et des paperasses…
Une année
de cette vie a suffi à
me mutiler… Car j’étais
habitué
à
vivre parmi le peuple, et quand je me sépare
de lui, je suis mal à
mon aise… Je tends de toutes mes forces vers la vie
populaire… Et maintenant, je puis de nouveau vivre
librement, je puis revoir les ouvriers, leur enseigner ce que je sais… Comprenez-vous :
je resterai près
du berceau de la pensée
nouveau-née,
devant le visage de l’énergie
créatrice
naissante. C’est
étonnamment
simple et beau et terriblement excitant… On devient
jeune et ferme, on se rassérène,
on vit intégralement…
Il se mit à
rire avec gaîté ;
et son bonheur, la mère
le partageait.
—
Et puis, vous êtes
une créature
excessivement bonne !
déclara
Nicolas. Vous avez en vous une force si grande et si douce…
elle attire les cœurs
à
vous avec tant de puissance… Vous dépeignez
si parfaitement les gens. Vous les voyez si bien !
—
Je vois votre existence, je comprends, mon ami…
—
On vous aime… et c’est
si merveilleux d’aimer
une créature
humaine… c’est
si bon, si vous saviez !
—
C’est
vous qui ressuscitez les êtres
d’entre
les morts, c’est
vous !
chuchota la mère
avec chaleur en lui caressant la main. Mon ami, je réfléchis,
je vois qu’il
y a beaucoup à
faire, qu’il
faut beaucoup de patience !
Et je veux que vous ne perdiez pas courage… Écoutez
la suite… La femme, disais-je, la femme du paysan…
Nicolas s’assit
à
côté
d’elle,
détournant
son visage joyeux et se caressant les cheveux ;
mais bientôt
il reporta son regard sur Pélaguée,
et écouta
avec avidité
son récit.
—
Quelle chance étonnante !
s’écria-t-il.
Il était
très
possible que vous fussiez arrêtée,
mais non… En effet, le paysan lui-même
bouge, à
ce qu’il
paraît !
Ce n’est
pas surprenant, d’ailleurs !
Et cette femme, je la vois d’ici… Je devine son cœur
courroucé…
Vous avez raison de dire que sa douleur ne s’éteindra
jamais !… Il nous faudrait des gens qui s’occupent
spécialement
de la campagne… Des gens !
Nous en manquons… partout !
La vie exige des milliers de bras…
—
Il faudrait que Pavel fût
libre… et André
aussi !
dit-elle à
voix basse.
Il lui jeta un coup d’œil
et baissa la tête.
—
Voyez-vous, mère,
je vais vous dire la vérité,
quand même
elle vous ferait souffrir :
je connais bien Pavel, je suis certain qu’il
refusera de s’évader !
Il veut être
jugé,
il veut se montrer dans toute sa force… il ne renoncera
pas à
cela. Et ce sera inutile !… Il reviendra de Sibérie…
La mère
soupira à
voix basse :
—
Que faire ?… Il sait mieux que moi ce qu’il
doit décider…
Nicolas se leva brusquement, de nouveau envahi par la
joie, et dit en penchant la tête :
—
Grâce
à
vous, mère,
j’ai
vécu
aujourd’hui
des minutes meilleures… les meilleures de ma vie, peut-être… Merci… Embrassons-nous !
Ils s’étreignirent
silencieusement.
—
Que c’est
bon !
fit-il à
voix basse.
La mère
laissa tomber ses bras et souriait d’un
air heureux.
—
Hum !
reprit Nicolas en la regardant à
travers ses lunettes. Si seulement votre paysan venait bientôt !
Il faut absolument écrire
un petit article sur Rybine et le distribuer dans les villages…
cela ne lui nuira pas, du moment qu’il
agit ouvertement lui-même
et que la cause du peuple en profitera… Je vais le
composer tout de suite. Lioudmila l’imprimera
demain… Oui, mais comment expédier
les feuillets ?
—
J’irai
les porter…
—
Non, merci !
s’écria
vivement Nicolas. Ne croyez-vous pas que Vessoftchikov pourrait faire l’affaire ?
—
Faut-il lui en parler ?
—
Essayez, et dites-lui comment il doit s’y
prendre !
—
Et moi, que ferai-je ?
—
Ne vous inquiétez
pas !
Il se mit à
écrire ;
tout en débarrassant
la table, la mère
le regardait et voyait la plume qui tremblait et traçait
de longues séries
de mots sur le papier. Parfois, la nuque du jeune homme frémissait,
il rejetait la tête
en arrière
et fermait les yeux. Pélaguée
se sentait tout émue.
—
Châtiez-les !
chuchota-t-elle. Ne les épargnez
pas, ces assassins !
—
Voilà,
c’est
prêt !
dit-il en se levant. Cachez ce papier sur vous… Mais,
vous savez, si les gendarmes viennent, on vous fouillera aussi…
—
Que le diable les emporte !
répondit-elle
tranquillement.
Le soir, le docteur arriva.
—
Pourquoi les autorités
sont-elles tout à
coup si agitées ?
demanda-t-il, allant et venant dans la pièce.
Il y a eu sept perquisitions cette nuit… Où
est le malade ?
—
Il est parti hier !
répondit
Nicolas. C’est
samedi aujourd’hui… il ne pouvait pas manquer la séance
de lecture, comprends-tu…
—
C’est
stupide d’aller
à
une conférence
quand on a la tête
fendue…
—
C’est
ce que j’ai
essayé
de lui démontrer,
mais en vain…
—
Il avait envie de fanfaronner devant ses camarades, dit la mère,
de leur montrer qu’il
avait déjà
versé
son sang pour la cause.
Le docteur lui jeta un coup d’œil,
prit un air féroce
et déclara
en serrant les dents :
—
Oh !
que vous êtes
sanguinaires !
—
Eh bien, mon ami, tu n’as
plus rien à
faire ici, et nous attendons des visites, va-t’en !
Mère,
donnez-lui donc le papier…
—
Encore ?
s’écria
le médecin.
—
Tiens, prends et porte-le à
l’imprimerie !
—
Entendu. Je le porterai. C’est
tout ?
—
Oui… Il y a un espion devant la maison…
—
Je l’ai
vu… Chez moi aussi. Eh bien, au revoir !
Au revoir !
femme cruelle !
Savez-vous, mes amis, la bagarre du cimetière
est une excellente affaire, en définitive !
On en parle dans toute la ville, ça
émotionne
les gens et les oblige à
réfléchir… Ton article à
ce sujet était
très
bien et il a paru au bon moment. J’ai
toujours dit qu’une
bonne querelle valait mieux qu’un
mauvais arrangement…
—
C’est
bon, va-t’en !…
—
Tu n’es
pas très
aimable !
Votre main, mère !
Le gamin a agi stupidement. Tu sais où
il demeure ?
Nicolas donna l’adresse.
—
Il faut aller chez lui demain… c’est
un brave garçon,
n’est-ce
pas ?
—
Oui… un excellent cœur…
—
Il ne faut pas le perdre de vue, il n’est
pas bête !
dit le médecin
en s’en
allant. Ce sont justement ces gaillards-là
qui formeront le véritable
prolétariat
cultivé
et qui prendront notre place, quand nous partirons pour l’endroit
où
il n’y
a probablement pas de différences
de classe…
—
Tu es devenu bien bavard, ami…
—
Je suis heureux, c’est
pourquoi je babille… Je pars, je pars…
Ainsi donc, tu penses que tu vas aller en prison ?
Je te souhaite de t’y
reposer…
—
Merci, je ne suis pas fatigué.
La mère
les écoutait,
heureuse de les voir s’inquiéter
du blessé.
Lorsque le docteur fut parti, Nicolas et Pélaguée
se mirent à
table en attendant leurs hôtes
nocturnes. Longtemps, à
voix basse, Nicolas parla de ses camarades qui vivaient en exil, de ceux qui s’étaient
échappés
et continuaient à
travailler sous de faux noms. Les murailles nues de la pièce
renvoyaient le son étouffé
de sa voix, comme si elles doutaient de ces étonnantes
histoires de héros
modestes et désintéressés
qui avaient sacrifié
leurs forces à
la grande œuvre
de la rénovation
humaine. Une ombre tiède
entourait la mère ;
son cœur
se remplissait d’amour
pour ces inconnus qui se résumaient
dans son imagination en un seul être
immense, plein d’une
force mâle
et inépuisable.
Lentement, mais sans s’arrêter,
cet être
marchait sur la terre, arrachant la séculaire
moisissure du mensonge, découvrant
aux yeux des hommes la vérité
simple et nette de la vie, qui promettait à
tous de les libérer
de l’avidité,
de la haine et du mensonge, ces trois monstres qui avaient asservi et épouvanté
le monde entier… Cette vision faisait naître
dans le cœur
de Pélaguée
une impression pareille à
celle qu’elle
éprouvait
jadis en s’agenouillant
devant les saintes images, pour terminer par une prière
reconnaissante des journées
qui lui semblaient moins pénibles
que les autres. Maintenant, elle avait oublié
son passé,
et le sentiment qu’il
lui inspirait s’élargissait,
devenait plus lumineux et plus joyeux, pénétrait
plus profondément
son âme,
vivait et s’enflammait
toujours davantage.
—
Les gendarmes ne viennent pas !
s’écria
Nicolas en s’interrompant.
La mère
le regarda et fit, après
un silence :
—
Qu’ils
aillent au diable !
—
Bien entendu !… Vous devez être
atrocement fatiguée,
mère,
il faut aller vous coucher !
Vous êtes
robuste, cependant, tous ces soucis, toutes ces inquiétudes… vous les supportez admirablement. Vos cheveux seulement ont
blanchi très
vite… Allez vous reposer, allez…
Ils se serrèrent
la main et se quittèrent.
XIX
La mère
s’endormit
vite et tranquillement ;
au matin, des coups violents frappés
à
la porte de la cuisine la réveillèrent.
On heurtait avec entêtement.
Il faisait encore sombre. S’habillant
à
la hâte,
la mère
courut à
la cuisine et demanda de derrière
la porte :
—
Qui est là ?
—
Moi !
répondit
une voix inconnue.
—
Qui ?
—
Ouvrez !
reprit la voix, basse et suppliante.
La mère
tira le verrou et poussa la porte. Ignati entra, s’écriant
avec joie :
—
Ah !
je ne me suis pas trompé !
Je suis au bon endroit…
Il était
couvert de boue jusqu’à
la ceinture, il avait le visage blême,
les yeux cernés ;
ses cheveux bouclés
s’échappaient
en désordre
de dessous sa casquette :
—
Il est arrivé
des malheurs chez nous !
chuchota-t-il en fermant la porte.
—
Je le sais…
L’ouvrier
s’étonna
et demanda avec un clignement d’œil :
—
Comment ?… Par qui ?
La mère
raconta brièvement
sa rencontre.
—
Et les deux autres, tes camarades, on les a aussi arrêtés ?
—
Ils n’étaient
pas là,
ils étaient
au conseil de révision.
On en a arrêté
cinq, en comptant Rybine.
Il renifla et dit en souriant :
—
Et moi, je suis resté
libre… On me cherche probablement…
Qu’ils
me cherchent !
Je n’y
retournerai pas… pour rien au monde !
Il y a encore là-bas
six ou sept garçons
et une jeune fille sur lesquels on peut compter…
—
Comment as-tu pu t’échapper ?
demanda la mère.
—
Moi ?
s’écria
Ignati en s’asseyant
sur un banc et en regardant autour de lui. Les gendarmes sont venus, la nuit,
tout droit à
la fabrique… une minute avant, le garde forestier est
arrivé
en courant ;
frappant à
la fenêtre,
il a dit :
—
Attention, les enfants, on vient vous chercher !
Ignati se mit à
rire, essuya son visage avec le pan de son sarrau et continua :
—
L’oncle
Rybine, il n’est
pas facile à
déconcerter… Il l’a
bien montré !… Il m’a
dit tout de suite :
—
Ignati, cours à
la ville !… Tu te souviens des deux femmes qui sont venues ?
Et il a vite écrit
quelque chose… —
Tiens, va, adieu, frère !
m’a-t-il
dit, et il m’a
poussé
dans le dos. Je me suis élancé
hors de la chaumière,
je me suis caché
derrière
les buissons, j’ai
rampé,
j’ai
entendu que les gendarmes venaient !
Ils étaient
nombreux, ils arrivaient de tous côtés !
Ils ont cerné
la fabrique… J’étais
dans une haie… ils ont passé
devant moi. Après,
je me suis levé
et j’ai
marché.
J’ai
marché
une journée
et deux nuits sans m’arrêter.
Je suis fatigué
pour toute une semaine. Mes jambes sont rompues !
On voyait qu’il
était
satisfait de lui-même ;
un sourire illuminait ses yeux bruns ;
ses lèvres
épaisses
et rouges frémissaient.
—
Je vais te faire du thé
à
l’instant !
dit vivement la mère
en prenant le samovar. Lave-toi en attendant, tu seras mieux !
—
Je veux vous donner le billet…
Il leva la jambe avec difficulté,
la ploya, posa le pied sur le banc avec force grimaces et gémissements
et commença
à
défaire
la bande de toile qui entourait ses pieds.
Nicolas apparut sur le seuil de la porte. Embarrassé,
Ignati remit le pied à
terre ;
il essaya de se lever, mais chancela et retomba lourdement sur le banc, en s’y
appuyant des deux mains.
—
Ah !
que je suis fatigué !…
—
Bonjour, camarade !
dit Nicolas amicalement avec un signe de tête.
Attendez, je vais vous aider !
Il s’agenouilla
devant l’ouvrier
et se mit à
défaire
rapidement la bande sale et mouillée.
—
Il faut lui frotter les pieds avec de l’alcool
cela lui fera du bien dit la mère.
—
C’est
ça !
répondit
Nicolas.
Ignati renifla, tout confus.
Enfin, Nicolas trouva le billet ;
il le lissa, le regarda et le tendit à
la mère.
—
Voilà !
C’est
pour vous !
—
Lisez !
Approchant le morceau de papier gris et froissé
de son visage, Nicolas lut :
« Mère,
ne laisse pas tomber l’affaire,
dis à
la dame qu’elle
n’oublie
pas qu’on
écrive
toujours plus sur nos affaires, je t’en
prie. Adieu, Rybine. »
—
Brave homme !
dit tristement la mère.
On le prenait à
la gorge qu’il
pensait encore aux autres.
Lentement, Nicolas laissa tomber le bras qui tenait le
billet, et fit à
mi-voix :
—
C’est
merveilleux !
Ignati les regardait en remuant doucement les doigts
crasseux de son pied déchaussé.
La mère,
cachant son visage inondé
de larmes, s’approcha
de lui avec un baquet d’eau ;
elle s’assit
à
terre et tendit la main pour prendre la jambe de l’homme.
—
Que voulez-vous faire… c’est
inutile… c’est…
—
Donne vite ton pied !…
—
Je vais apporter de l’alcool,
dit Nicolas.
L’homme
cachait toujours plus sa jambe sous le banc en murmurant :
—
Je ne veux pas… ça
ne se fait pas…
Sans répondre,
la mère
se mit à
défaire
les bandes de toile de l’autre
pied. Le visage rond d’Ignati
s’allongea
d’étonnement.
La mère
commença
à
le laver.
—
Tu sais, dit-elle, d’une
voix frémissante,
on a battu Rybine…
—
Vraiment !
s’écria
Ignati effrayé.
—
Oui, quand on l’a
amené
à
Nikolski, il avait déjà
été
roué
de coups ;
et là,
le sous-officier et le commissaire l’ont
frappé
à
coups de poing, à
coups de pied… il était
couvert de sang…
—
Ah !
cela, ils s’y
entendent !
répondit
l’ouvrier.
(Ses épaules
furent secouées
par un frisson.) J’en
ai peur autant que du diable… Et les paysans, ils ne l’ont
pas battu ?
—
Un seul, sur l’ordre
du commissaire. Les autres se sont bien conduits, ils se sont même
opposés
à
ce qu’on
le frappe…
—
Oui… Les paysans commencent à
comprendre…
—
Il y en a aussi qui sont intelligents, dans ce village…
—
Où
n’y
en a-t-il pas ?
Il y en a partout !
Il faut bien qu’il
y en ait ;
seulement, il est difficile de les trouver. Ils se cachent dans les coins et se
rongent le cœur,
chacun pour soi… ils n’ont
pas le courage de se rassembler…
Nicolas apporta une bouteille d’alcool,
mit des charbons dans le samovar et sortit sans rien dire. Après
l’avoir
suivi d’un
regard curieux, Ignati demanda à
voix basse à
la mère :
—
C’est
le maître ?
—
Dans la cause du peuple, il n’y
a pas de maîtres,
il n’y
a que des camarades…
—
C’est
bien étonnant !
dit l’ouvrier
en souriant, perplexe et incrédule.
—
Quoi ?
—
Tout… À
un endroit, on vous donne des soufflets… à
l’autre,
on vous lave les pieds… est-ce qu’il
y a un milieu ?
La porte de la chambre s’ouvrit
toute grande, et Nicolas répondit :
—
Au milieu, il y a ceux qui lèchent
les mains des gens qui frappent et qui sucent le sang des gens qui sont battus… voilà
ce qu’il
y a au milieu !
Ignati le regarda avec déférence,
et dit après
un silence :
—
Ça… c’est
la vérité…
—
Pélaguée !
reprit Nicolas vous devez être
fatiguée… laissez-moi faire…
L’homme
retira ses jambes avec inquiétude…
—
C’est
fait !
répondit
la mère
en se levant. Eh bien, Ignati, lève-toi
maintenant !
Il se redressa, se tint tantôt
sur un pied, tantôt
sur l’autre,
s’appuyant
avec force sur le sol, et déclara :
—
On dirait qu’ils
sont tout neufs !
Merci… grand merci !
Après
une pause, il chuchota en regardant le baquet plein d’eau
sale…
—
Je ne sais pas comment vous remercier assez…
Tous trois passèrent
dans la salle à
manger, où
ils déjeunèrent.
Ignati raconta d’une
voix grave :
—
C’est
moi qui ai distribué
les journaux ;
j’aime
beaucoup marcher. C’est
Rybine qui m’a
dit :
—
Va les porter !
Si on t’attrape,
on ne soupçonnera
personne d’autre…
—
Y a-t-il beaucoup de gens qui les lisent ?
demanda Nicolas.
—
Tous ceux qui savent lire…
Nicolas s’écria
tout pensif :
—
Comment s’arranger
pour que cette feuille à
propos de l’arrestation
de Rybine parvienne bientôt
à
la campagne ?
Ignati dressa l’oreille.
—
Je m’en
occuperai aujourd’hui !
Il y en a déjà,
de ces feuillets ?
dit-il.
—
Oui !
—
Donnez-les, je les porterai !
proposa Ignati, les yeux étincelants
et se frottant les mains. Je sais où
il faut les porter et comment… Donnez !
La mère
souriait sans le regarder.
—
Mais tu es fatigué
et tu as peur, tu viens de dire que tu ne voulais jamais retourner là-bas…
Ignati fit claquer ses lèvres
et, lissant ses cheveux bouclés
de sa large main, dit d’un
ton sérieux
et paisible :
—
Je suis fatigué…
eh bien, je me reposerai… Quant à
avoir peur, ça
c’est
vrai !… Vous dites vous-même
qu’on
bat les gens jusqu’au
sang… personne n’a
envie de se faire estropier !
Je m’arrangerai,
j’irai
de nuit… je trouverai bien le moyen !
Donnez… je partirai ce soir même.
Il se tut un instant, les sourcils froncés.
—
J’irai
dans la forêt
et je m’y
cacherai ;
ensuite, j’avertirai
les camarades, je leur dirai :
—
Venez et servez-vous. C’est
ce qu’il
y a de mieux à
faire… Si je distribuais les papiers moi-même
et qu’on
m’attrapât,
ce serait dommage pour les journaux… Il y en a déjà
si peu, il faut en prendre grand soin.
—
Et ta peur, qu’en
fais-tu ?
demanda de nouveau la mère.
Ce solide gaillard à
la tête
bouclée
l’amusait
par la sincérité
qui résonnait
dans chacune de ses paroles, par son visage rond et son air obstiné.
—
La peur c’est
la peur, et les affaires sont les affaires !
répliqua-t-il
en découvrant
les dents. Pourquoi vous moquez-vous de moi ?
Voyez-vous ça !… Est-ce que ce n’est
pas effrayant peut-être ?
Mais si c’est
nécessaire,
on passera par le feu… Quand il s’agit
d’une
affaire pareille… il faut…
—
Ah… ah !
mon enfant !
s’exclama
involontairement la mère,
en se laissant aller au sentiment de joie qu’il
provoquait en elle.
Il sourit avec embarras.
—
Voilà
encore… moi, un enfant !
Nicolas, qui n’avait
cessé
de considérer
amicalement le jeune homme, prit la parole.
—
Vous n’irez
pas là-bas…
—
Et que dois-je faire ?
Où
faut-il aller ?
demanda Ignati, inquiet.
—
C’est
un autre qui ira, et vous lui expliquerez en détail
comment il devra s’y
prendre !… Voulez-vous ?
—
Bien !
répondit
Ignati à
contre-cœur,
après
un instant d’hésitation.
—
Nous vous fournirons des papiers et nous vous trouverons une place de garde
forestier.
—
Mais si les paysans viennent prendre du bois ou braconner…
que faudra-t-il faire ?
Les arrêter ?
Cela ne me va pas…
La mère
se mit à
rire, ainsi que Nicolas, ce qui troubla et chagrina de nouveau le paysan.
—
Soyez sans crainte !
fit Nicolas. Vous n’en
aurez pas l’occasion… Croyez-moi !
—
Alors, c’est
différent !
dit Ignati. (Il se tranquillisa et sourit à
Nicolas d’un
air confiant et joyeux.) J’aimerais
aller à
la fabrique, on dit qu’il
y a des gens assez intelligents…
Il semblait que dans sa large poitrine, un feu brûlât,
inégal
encore, et s’éteignît
ne laissant voir que la fumée
de la perplexité
et de l’inquiétude.
La mère
se leva de table et alla vers la fenêtre
en disant d’un
ton pensif :
—
Hé !
la vie est bizarre !… on rit cinq fois par jour… on
pleure tout autant… C’est
agréable !… Tu as fini Ignati ?
Va dormir !
—
Non, je ne veux pas !
—
Va dormir, te dis-je !
—
Vous êtes
bien sévère !
Eh bien, j’y
vais !
Merci pour le thé,
pour le sucre… pour l’amitié.
Il se coucha sur le lit de la mère
et murmura en se grattant la tête :
—
Maintenant, tout sentira le goudron chez vous… Vous
avez tort !… Vous me gâtez !
Je n’ai
pas sommeil… Vous êtes
de braves gens… Je n’y
comprends plus rien… on se croirait à
cent mille kilomètres
du village… Comme il a bien parlé
à
propos du milieu… Au milieu, il y a ceux qui lèchent
les mains… des gens qui battent les autres… Diable !…
Et soudain, avec un ronflement sonore, il s’endormit,
les sourcils relevés,
la bouche entr’ouverte…
XX
Très
tard dans la soirée,
Ignati se trouvait dans un sous-sol assis en face de Vessoftchikov, et lui
disait, en chuchotant :
—
Quatre fois, à
la fenêtre
du milieu…
—
Quatre ?
répéta
le grêlé
d’un
air soucieux.
—
D’abord
trois, comme cela…
Et il frappa sur la table avec son doigt replié,
en comptant :
—
Une, deux, trois ;
puis, encore une fois, après
un petit instant…
—
Je comprends…
—
Un paysan à
cheveux rouges vous ouvrira ;
il vous demandera :
—
C’est
pour la sage-femme ?
Vous lui direz :
—
Oui, de la part du propriétaire !
Rien de plus, il comprendra de quoi il s’agit !
Leurs têtes
se rapprochaient ;
tous les deux, robustes et grands, ils parlaient en étouffant
leur voix ;
les bras croisés
sur la poitrine, la mère
les regardait, debout près
de la table. Tous ces signes mystérieux,
ces questions et ces réponses
convenues la faisaient sourire ;
elle pensait :
« Ce
sont encore des enfants ! »
Au mur, une lampe brillait, éclairant
les sombres taches de moisissure, les images découpées
dans des journaux ;
sur le sol traînaient
des seaux bosselés,
des débris
de zinc ;
par la fenêtre,
on apercevait au ciel obscur une grande étoile
scintillante. Une odeur de rouille, de couleur à
l’huile
et d’humidité
remplissait la pièce.
Ignati était
revêtu
d’un
épais
pardessus en drap velu qui lui plaisait beaucoup ;
la mère
le voyait caresser avec amour sa manche ;
il tordait avec effort son gros cou pour mieux s’admirer.
Et une pensée
martelait le cœur
de Pélaguée.
« Enfants !… mes chers enfants !… »
—
Voilà !
dit Ignati en se levant. Donc, rappelez-vous !
d’abord
chez Mouratov, demander le grand-père…
—
Je me rappelle !
répondit
Vessoftchikov.
Mais Ignati n’avait
pas l’air
de le croire, il lui répéta
encore tous les signaux, et les mots de passe ;
enfin, il lui tendit la main.
—
Maintenant, c’est
tout !
Adieu, camarade !
Saluez-les de ma part !
Dites-leur :
—
Ignati est vivant et bien portant. Ce sont de braves gens, vous verrez…
Il se contempla d’un
air satisfait, passa la main sur son pardessus et demanda à
la mère :
—
Puis-je partir ?
—
Tu trouveras le chemin ?
—
Bien sûr !… Au revoir, camarades !
Il s’en
alla, les épaules
hautes, bombant la poitrine, son chapeau neuf sur l’oreille,
les mains enfoncées
dans ses poches. Sur son front et ses tempes, des bouclettes claires et
enfantines tremblaient gaiement.
—
Enfin, j’ai
aussi de l’ouvrage !
dit Vessoftchikov en s’approchant
de la mère.
Je m’ennuyais… je me demandais pourquoi j’étais
sorti de prison… Je ne fais que me cacher… En prison, j’apprenais… Pavel nous remplissait le cerveau que c’était
un plaisir !
Et André
nous dégourdissait
aussi… Eh bien, mère,
qu’a-t-on
décidé
de l’évasion,
l’organise-t-on ?
—
Je le saurai après-demain !
répondit-elle,
et elle répéta
en soupirant sans le vouloir :
—
Après-demain…
Le grêlé
reprit en s’approchant
d’elle
et en lui posant sa lourde main sur l’épaule :
—
Dis donc aux chefs que c’est
très
facile… ils t’écouteront !
Regarde toi-même… voilà
le mur de la prison, près
du réverbère.
En face, un terrain vague, à
gauche le cimetière,
à
droite, la rue, la ville. Un allumeur vient pour nettoyer le réverbère
en plein jour ;
il place son échelle
contre le mur, il monte, il accroche au faîte
du mur les anneaux d’une
échelle
de corde, qui se déroulera
à
l’intérieur
de la cour, et c’est
prêt !
Dans la prison, on connaît
l’heure,
on demande aux prisonniers de droit commun de faire du désordre,
ou on en fait soi-même ;
pendant ce temps, ceux qui sont désignés
grimpent l’échelle,
et voilà
tout !
Et ils s’en
vont tranquillement à
la ville, parce qu’on
les cherchera d’abord
dans le cimetière,
dans le terrain vague…
Il gesticulait avec vivacité
en exposant son plan, qui lui paraissait simple, clair et adroit. La mère
avait connu le jeune homme lourd et gauche ;
il lui semblait étrange
de voir ce visage grêlé
si animé
et mobile. Auparavant, les yeux étroits
de Vessoftchikov regardaient tout avec irritation et défiance ;
maintenant on eût
dit qu’ils
avaient été
remplacés
par d’autres ;
ils étaient
ovales et brillaient d’un
feu égal
et sombre, qui convainquait et troublait la mère.
—
Réfléchis
donc, ce sera de jour !… Oui, de jour !
Qui penserait jamais qu’un
prisonnier oserait s’enfuir
de jour, sous les yeux de toute la prison ?
—
Et si on les fusillait ?
fit la mère
en frémissant.
—
Qui ?
Il n’y
a pas de soldats ;
et les geôliers
se servent de leur revolver pour planter des clous…
—
C’est
presque trop simple, tout cela !
—
Tu verras, ce sera comme je te le dis !
Parles-en donc aux autres !
J’ai
déjà
tout préparé,
l’échelle
de corde, les crochets… j’ai
parlé
à
mon logeur… il fera l’allumeur…
Derrière
la porte, quelqu’un
remuait et toussait, un bruit de ferraille entrechoquée
résonnait.
—
Le voilà,
le logeur !
s’écria
le grêlé.
Une baignoire de zinc apparut dans l’entre-bâillement
de la porte, une voix enrouée
dit :
—
Entre, diable !
Puis on aperçut
une tête
ronde et barbue, à
cheveux gris, sans coiffure, à
l’expression
débonnaire
et aux yeux bombés.
Vessoftchikov aida l’homme
à
faire entrer la baignoire ;
puis le nouveau venu, grand gaillard voûté,
toussa en gonflant ses joues glabres, cracha et dit de la même
voix enrouée :
—
Bonsoir !
—
Eh bien, demande-lui !
s’écria
le jeune homme.
—
Quoi ?
Que voulez-vous me demander ?
—
À
propos de l’évasion…
—
Ah !
dit le vieillard en essuyant sa moustache de ses doigts noirs.
—
Voyez-vous, Jacob, elle ne croit pas que ce soit très
facile à
organiser…
—
Ah !
elle ne croit pas ?
Elle ne croit pas, c’est-à-dire
qu’elle
ne veut pas. Mais nous deux, comme nous voulons que ça
se fasse, nous croyons que c’est
très
facile, répliqua
tranquillement l’homme.
Se pliant à
angle droit, il fut repris d’une
quinte de toux, puis resta longtemps au milieu de la pièce
en reniflant et en se frottant la poitrine. Les yeux écarquillés,
il regardait la mère.
—
Mais ce n’est
pas moi qui décide
de cette question !
fit observer la mère.
—
Parle avec les autres, dis-leur que tout est prêt !
Ah !
si je pouvais les voir, je saurais bien les convaincre !
s’écria
le grêlé.
Il étendit
les bras en un large geste, puis les croisa comme pour étreindre
on ne sait quoi ;
dans sa voix, un sentiment dont l’énergie
étonnait
la mère,
résonnait
avec ardeur.
—
Voyez-vous, comme il a changé !
pensa-t-elle, et elle reprit à
haute voix :
—
C’est
Pavel et ses camarades qui décideront…
Pensif, le grêlé
baissa la tête.
—
Qui est ce Pavel ?
demanda le vieillard en s’asseyant.
—
Mon fils !
—
Quel est son nom de famille ?
—
Vlassov.
Il hocha la tête,
sortit sa blague à
tabac de sa poche et dit en bourrant sa pipe :
—
J’ai
entendu ce nom. Mon neveu le connaît.
Il est aussi en prison, mon neveu ;
il s’appelle
Evtchenko. Vous le connaissez ?
Mon nom est Gadoune. Bientôt
tout le monde sera en prison ;
nous serons alors heureux et tranquilles, nous autres, les vieux. Le gendarme m’a
promis d’envoyer
mon neveu en Sibérie… Et il le fera, le maudit !
Il se mit à
fumer en crachant à
terre de temps à
autre.
—
Ah !
elle ne veut pas ?
continua-t-il en s’adressant
au jeune homme. C’est
son affaire… L’homme
est libre… S’il
est fatigué,
qu’il
s’asseye ;
s’il
est las d’être
assis, qu’il
marche… Si on le dépouille,
qu’il
se taise ;
si on le bat, qu’il
le supporte avec patience. Si on le tue, qu’il
tombe… C’est
bien certain… Mais moi, je ferai sortir mon neveu… Je le ferai sortir…
Ses phrases courtes, pareilles à
des jappements, rendirent la mère
perplexe ;
sa jalousie fut excitée
par les derniers mots du vieillard.
Dans la rue, elle allait sous le vent froid et la
pluie et pensait à
Vessoftchikov.
—
Comme il a changé…
voyez-vous ça !
Et, songeant à
Gadoune, elle médita,
presque pieusement :
—
À
ce qu’il
paraît,
je ne suis pas la seule à
vivre la vie nouvelle.
Puis, dans son cœur
se dressa l’image
de son fils :
—
Si seulement il consentait !…
XXI
Le dimanche suivant, en prenant congé
de Pavel, au greffe de la prison, elle sentit dans sa main une petite boulette
de papier. Cela la fit tressaillir, et elle jeta sur son fils un regard
interrogateur et suppliant ;
mais Pavel ne lui donna aucune réponse.
Ses yeux bleus avaient comme d’habitude
le sourire tranquille et ferme qu’elle
connaissait bien.
—
Adieu !
dit-elle en soupirant.
De nouveau, Pavel lui tendit la main, tandis que son
visage prenait une expression caressante.
—
Adieu, maman !
Elle attendit, retenant la main de son fils.
—
Ne t’inquiète
pas… ne te fâche
pas…, reprit-il.
Ces paroles et le pli obstiné
de son front donnèrent
à
la mère
la réponse
attendue.
—
Pourquoi dis-tu cela ?
murmura-t-elle en baissant la tête.
Qu’y
a-t-il là ?…
Et elle sortit vivement sans le regarder, afin que ses
larmes ne trahissent pas ses sentiments. En chemin, il lui semblait qu’elle
avait mal à
la main qui serrait le billet de son fils ;
son bras était
pesant comme si elle avait reçu
un coup à
l’épaule.
En rentrant, elle remit la boulette de papier à
Nicolas. Tout en le regardant défaire
le papier fortement comprimé,
elle eut de nouveau un peu d’espoir.
Mais Nicolas lui dit :
—
Je le savais !
Voilà
ce qu’il
a écrit :
« Camarades,
nous ne nous évaderons
pas, nous ne le pouvons pas… aucun d’entre
nous n’y
consent. Nous perdrions le respect de nous-mêmes.
Occupez-vous plutôt
du paysan récemment
arrêté.
Il mérite
votre sollicitude, il est digne de vos efforts. Il souffre trop ici. Chaque
jour, il est aux prises avec les autorités.
Il a déjà
passé
vingt-quatre heures au cachot. On le tourmente sans répit.
Nous intercédons
tous pour lui. Consolez ma mère,
soignez-la. Racontez-lui cela, elle comprendra tout. Pavel. »
Pélaguée
leva la tête
et dit d’une
voix ferme :
—
Me raconter quoi ?
Je comprends déjà !
Nicolas se tourna soudain, sortit son mouchoir de
poche et, s’étant
mouché
avec bruit, murmura :
—
J’ai
pris un rhume…
—
Il se cacha les yeux de la main, sous prétexte
de remettre ses lunettes, et continua en allant et venant dans la pièce :
—
Voyez-vous… nous aurions quand même
échoué…
—
Qu’importe !
Qu’on
le juge !
dit la mère,
tandis que sa poitrine se remplissait d’une
angoisse vague…
—
Je viens de recevoir une lettre d’un
camarade de Pétersbourg…
—
Il peut s’enfuir
de Sibérie
aussi, n’est-ce
pas ?
—
Bien entendu… Mon camarade m’écrit
que l’affaire
sera bientôt
jugée ;
le verdict est déjà
connu :
c’est
la déportation
pour tous… Vous voyez… Ces vils
coquins font de la justice une infâme
comédie… Comprenez-vous, le jugement est rendu à
Pétersbourg,
avant le verdict…
—
Laissez cela, Nicolas, dit la mère
résolue.
Il est inutile de vouloir me consoler ou de m’expliquer
quoi que ce soit… Pavel ne fera jamais rien de mal… il ne se tourmentera jamais en vain…
Elle s’arrêta
et reprit haleine…
—
Pas plus qu’il
ne tourmentera inutilement les autres !… Et il m’aime
oui !
Vous voyez, il a pensé
à
moi… Qu’a-t-il
écrit :
« Consolez-la ! »
hein ?
Son cœur
battait à
grands coups, l’excitation
lui faisait un peu tourner la tête.
—
Votre fils est une belle âme !
s’écria
Nicolas, d’une
voix étrangement
éclatante.
Je l’aime
et je l’estime
beaucoup !…
—
Si nous parlions de Rybine !
proposa la mère.
Elle aurait voulu agir immédiatement,
partir, marcher jusqu’à
en tomber de fatigue, puis s’endormir
satisfaite de sa journée
de labeur.
—
Oui, en effet !
répondit
Nicolas, en continuant à
arpenter la pièce.
Que faire ?… Il faudrait que Sachenka…
—
Elle va venir… Elle vient toujours quand elle sait que
j’ai
été
voir Pavel…
La tête
baissée
et l’air
pensif, Nicolas s’assit
sur le canapé
à
côté
de la mère ;
il se mordait les lèvres
et jouait avec sa barbiche.
—
Quel dommage que ma sœur
ne soit pas là !… elle se serait occupée
de l’évasion
de Rybine…
—
Si on pouvait l’organiser
tout de suite, pendant que Pavel est encore là…
il serait si content !
dit la mère.
Elle se tut, puis reprit soudain d’une
voix basse et lente :
—
Je ne comprends pas… pourquoi refuse-t-il… puisqu’il
peut ?
Un coup de sonnette retentit. Nicolas se leva
brusquement. La mère
et lui se regardèrent.
—
C’est
Sachenka !
fit le jeune homme, tout bas.
—
Comment lui dire ?
demanda la mère
sur le même
ton.
—
Oui… c’est
difficile !
—
Elle me fait pitié…
Le coup de sonnette se répéta,
mais avec moins de force ;
on aurait dit que celle qui était
derrière
la porte hésitait
aussi. Nicolas et la mère
allèrent
ouvrir ensemble ;
mais, arrivé
à
la porte de la cuisine, Nicolas recula en chuchotant :
—
Il vaut mieux que ce soit vous…
—
Il refuse de s’évader ?
demanda la jeune fille avec fermeté,
lorsque la mère
lui eut ouvert la porte.
—
Oui !
—
Je le savais !
dit simplement Sachenka.
Mais elle pâlit.
Elle déboutonna
sa jaquette à
moitié
et essaya en vain de l’enlever
sans y parvenir. Elle reprit alors :
—
Il vente, il pleut, quel temps abominable !… Il est bien portant ?
—
Oui !
—
Content et en bonne santé…
comme toujours !
dit Sachenka à
mi-voix, en examinant sa main.
—
Il nous écrit
de faire évader
Rybine, annonça
la mère,
sans la regarder.
—
Vraiment ?
Il faut mettre ce projet à
exécution !
dit la jeune fille avec lenteur.
—
Je suis du même
avis !
déclara
Nicolas en se montrant sur le seuil. Bonsoir, Sachenka !
La jeune fille lui tendit la main et demanda :
—
Quel obstacle y a-t-il ?
Tous reconnaissent que le plan est ingénieux,
n’est-ce
pas ?
Je le sais, tout le monde est de cet avis…
—
Mais qui se chargera de l’organisation ?
Chacun est occupé…
—
Moi, dit vivement la jeune fille en se levant. Moi, j’ai
le temps…
—
Soit !
mais il faut encore d’autres
collaborateurs…
—
Bien… j’en
trouverai… J’y
vais à
l’instant…
—
Si vous vous reposiez !
proposa la mère.
La jeune fille sourit, et répondit
en adoucissant la voix :
—
Ne vous inquiétez
pas de moi… je ne suis pas fatiguée…
Elle leur serra la main en silence et s’en
alla, de nouveau froide et sévère…
La mère
et Nicolas s’approchèrent
de la fenêtre
et la suivirent des yeux ;
elle traversa la cour et disparut derrière
la grille. Nicolas se mit à
siffloter, puis s’assit
à
la table et prit sa plume.
—
Elle s’occupera
de cette affaire et cela la soulagera !
dit la mère
à
mi-voix.
—
Évidemment !
répliqua
Nicolas ;
et, se tournant vers la mère,
il lui demanda, son bon visage illuminé
par un sourire :
Cette coupe a été
épargnée
à
vos lèvres,
mère… Vous n’avez
jamais soupiré
après
l’homme
aimé ?
—
Quelle idée !
s’écria-t-elle,
en agitant la main. Moi, soupirer ?
J’avais
seulement peur qu’on
m’obligeât
à
épouser
l’un
ou l’autre…
—
Personne ne vous plaisait ?
Elle réfléchit
et répondit :
—
Je ne m’en
souviens pas, mon ami… Il est probable qu’il
y en avait un qui me plaisait mieux que les autres…
Comment en serait-il autrement ?… Mais je ne m’en
souviens pas.
Elle le regarda et conclut avec une tristesse pénible :
—
Mon mari m’a
tellement battue, que tout ce qui s’est
passé
avant s’est
effacé
de mon âme…
La mère
sortit un instant ;
quand elle revint, Nicolas lui dit avec un regard affectueux, comme pour
caresser ses souvenirs avec des mots tendres et amoureux :
—
Voyez-vous… moi aussi, j’ai
eu une… histoire… comme
Sachenka. J’aimais
une jeune fille, une créature
exquise ;
elle était
l’étoile
qui me guidait… Il y a vingt ans que je la connais et
que je l’aime… je l’aime
maintenant encore, à
vrai dire… Je l’aime
toujours autant… de toute mon âme,
avec gratitude…
La mère
voyait ses yeux illuminés
d’une
flamme vive et chaude. Il avait posé
sa tête
sur ses bras appuyés
au dossier de son fauteuil, et regardait au loin, on ne sait où ;
tout son corps, maigre et mince, mais robuste semblait se tendre en avant,
telle une tige qui se tourne vers la lumière
du soleil.
—
Mais alors… mariez-vous !
conseilla la mère.
—
Oh !
Il y a cinq ans qu’elle
est mariée !
—
Pourquoi ne l’avez-vous
pas épousée
avant ?
Elle ne vous aimait pas ?
Il répondit
après
un instant de réflexion :
—
Je crois qu’elle
m’aimait… j’en
suis même
sûr !
Mais, voyez-vous, nous avons eu de la malchance :
quand elle était
en liberté,
c’est
moi qui étais
en prison et quand j’étais
en liberté,
c’est
elle qui était
en prison. Nous étions
dans la même
situation que Sachenka et Pavel !
Enfin, on l’a
envoyée
en Sibérie
pour dix ans… terriblement loin !
Je voulais la suivre… Mais nous avons eu honte tous les
deux… Et je suis resté…
Là-bas,
elle a fait la connaissance d’un
de mes camarades, un très
brave garçon.
Ils se sont évadés
ensemble… et maintenant, ils vivent à
l’étranger…
Nicolas enleva ses lunettes qu’il
essuya, puis regarda les verres à
la lumière
et commença
de nouveau à
les frotter.
—
Ah !
mon cher ami !
dit affectueusement la mère
en branlant la tête.
Elle le plaignait et, en même
temps, il y avait en lui quelque chose qui obligea Pélaguée
à
sourire d’un
bon sourire maternel. Nicolas changea d’attitude,
reprit sa plume, qu’il
secouait au rythme de ses paroles, et dit :
—
La vie de famille diminue l’énergie
du révolutionnaire ;
oui, elle la diminue toujours !
Les enfants naissent, l’argent
devient rare, il faut travailler pour gagner du pain…
Et le vrai révolutionnaire
doit développer
son énergie
sans se lasser, il faut du temps pour cela. Si nous restons en arrière,
vaincus par la fatigue ou séduits
par la possibilité
d’une
petite conquête,
nous trahissons presque la cause du peuple…
Sa voix était
ferme, et, quoique son visage eût
pâli,
dans ses yeux brillait une énergie
égale
et soutenue. De nouveau, un violent coup de sonnette retentit, interrompant le
discours de Nicolas. C’était
Lioudmila, les joues rouges de froid. Tout en enlevant ses caoutchoucs, elle
dit d’une
voix irritée :
—
Le jour du jugement est fixé,
ce sera dans une semaine !
—
Est-ce certain ?
cria Nicolas de sa chambre.
La mère
courut à
lui, sans savoir si c’était
la joie ou la crainte qui la troublait. Lioudmila la suivit et continua de sa
voix basse et ironique :
—
Oui !
le substitut du procureur Chostak vient de dresser l’acte
d’accusation.
Au tribunal, on dit ouvertement que le verdict est déjà
rendu. Que signifie cela ?
Le gouvernement a-t-il donc peur que les fonctionnaires traitent ses ennemis
avec douceur ?
Après
avoir perverti ses serviteurs avec tant de zèle
et pendant si longtemps, il n’est
donc pas sûr
de leur bassesse ?
Lioudmila s’assit
sur le canapé
en frottant ses joues caves ;
ses yeux sans éclat
étaient
pleins de mépris,
tandis que sa voix se faisait de plus en plus courroucée :
—
Ne dépensez
donc pas votre poudre en vain, Lioudmila !
lui dit Nicolas, le gouvernement ne vous entend pas…
Les cernes qui entouraient les yeux de la femme se
noircirent encore, couvrant son visage d’une
ombre menaçante ;
elle continua en se mordant les lèvres :
—
Je marche contre le gouvernement. Qu’il
me tue, c’est
son droit, je suis son ennemie. Mais qu’il
ne corrompe pas les gens pour défendre
son pouvoir ;
qu’il
ne m’oblige
pas à
les mépriser,
qu’il
n’empoisonne
pas mon âme
par son cynisme…
Nicolas la regarda à
travers ses lunettes, plissant les paupières
et hochant la tête.
La jeune femme continuait à
discourir comme si ceux qu’elle
haïssait
étaient
devant elle. La mère
écoutait
attentivement ses paroles, mais ne les comprenait pas ;
elle se répétait
machinalement les mêmes
mots :
—
Le jugement… dans une semaine…
le jugement…
Elle ne pouvait pas se représenter
ce qui arriverait, ni comment les juges traiteraient Pavel. Mais elle sentait l’approche
de quelque chose d’impitoyable,
dont la cruauté
et la férocité
n’avaient
plus rien d’humain.
Ses pensées
lui troublaient le cerveau, voilaient ses yeux d’une
buée
bleuâtre
et la plongeaient dans quelque chose de froidement visqueux qui la faisait
frissonner, lui donnait des nausées,
s’infiltrait
dans son sang, arrivait au cœur,
étouffant
en elle toute vaillance.
XXII
Elle passa deux jours dans ce nuage de perplexité
et d’angoisse.
Le troisième
jour, Sachenka vint, et dit à
Nicolas :
—
Tout est prêt.
C’est
pour aujourd’hui,
à
une heure…
—
Déjà ?
fit-il, étonné.
—
Ce n’était
pas bien compliqué !
Je n’avais
qu’à
me procurer des vêtements
pour Rybine et trouver un endroit pour le cacher… Le
reste c’est
Gadoune qui s’en
est chargé…
Rybine n’aura
que quelques centaines de pas à
faire. Vessoftchikov ;
déguisé,
bien entendu, ira au-devant de lui et lui donnera un pardessus, une casquette ;
il lui dira où
aller… Moi, j’attendrai
Rybine et l’emmènerai !
—
C’est
très
bien… Qui est Gadoune ?
demanda Nicolas.
—
Vous le connaissez. C’est
chez lui que vous faisiez des lectures aux serruriers…
—
Ah !
je m’en
souviens !… Un vieillard bizarre…
—
C’est
un couvreur, un ancien soldat… Il est peu développé,
il a une haine inépuisable
pour toute violence et pour tous les oppresseurs. C’est
un peu un philosophe, dit pensivement Sachenka en regardant par la fenêtre.
La mère
l’écoutait
en silence ;
peu à
peu une idée
vague mûrissait
en elle.
—
Gadoune veut faire évader
son neveu, Evtchenko, ce forgeron qui vous plaisait tant par sa propreté
et sa coquetterie, vous souvenez-vous ?
Nicolas hocha la tête.
—
Il a tout arrangé
à
la perfection, continua Sachenka, seulement je commence à
douter du succès… Les prisonniers se promènent
tous à
la même
heure ;
quand ils verront l’échelle,
il y en a beaucoup qui voudront s’enfuir…
Elle ferma les yeux et se tut ;
la mère
s’approcha
d’elle.
—
… Et ils se gêneront
mutuellement.
Ils étaient
tous trois debout près
de la fenêtre,
la mère
derrière
Nicolas et Sachenka. Leur conversation rapide réveillait
de plus en plus en Pélaguée
un vague sentiment…
—
J’irai !
dit-elle soudain.
—
Pourquoi ?
demanda Sachenka.
—
Non, non, mon amie !
Il vous arriverait quelque chose !
Non !
conseilla Nicolas.
La mère
les regarda et répéta,
plus bas, avec insistance :
—
Si, j’irai !
Nicolas et la jeune fille échangèrent
un coup d’œil.
Sachenka haussa les épaules
et dit :
—
C’est
compréhensible…
Puis, se tournant vers la mère
elle la prit par le bras, se pencha vers elle et déclara
d’une
voix simple et cordiale :
—
Pourtant, je vous avertis, c’est
en vain que vous espérez…
—
Ma chérie !
s’écria
la mère
en l’attirant
à
elle d’une
main tremblante, emmenez-moi… je ne vous gênerai
pas… Il faut que je voie… Je ne
crois pas que ce soit possible… une évasion !
—
Elle viendra !
dit simplement la jeune fille à
Nicolas.
—
C’est
votre affaire !
répondit-il
en baissant la tête.
—
Mais nous ne pourrons pas rester ensemble, mère.
Allez dans les champs, dans les jardins… De là
on voit les murs de la prison… Autrement on vous
demanderait ce que vous faites là ?
Pélaguée
s’écria
avec assurance :
—
Je trouverai bien une réponse !
—
N’oubliez
pas que les surveillants de la prison vous connaissent !
dit Sachenka. S’ils
vous voient là…
—
Ils ne me verront pas !
s’exclama
la mère.
Soudain l’espérance
qui avait toujours couvé
en elle sans qu’elle
s’en
doutât,
s’enflamma
et l’anima :
—
Peut-être
que… lui aussi… pensa-t-elle en
s’habillant
à
la hâte.
Une heure après,
elle était
dans les champs, près
de la prison. Un vent vif soufflait, gonflant ses jupes, battant le sol gelé,
faisant chanceler la vieille clôture
d’un
jardin, frappant avec violence la muraille basse de la prison, tombant dans la
cour, qu’il
balayait des cris entraînés
au ciel par son souffle irrésistible.
Des nuages couraient, laissant entrevoir la profondeur bleue…
Derrière
la mère
s’étalait
la ville ;
devant elle, le cimetière.
À
droite, à
une vingtaine de mètres,
s’élevait
la prison. Près
du cimetière,
deux soldats promenant un cheval, marchaient à
pas pesants, sifflaient et riaient…
Obéissant
à
une impulsion instinctive, la mère
s’approcha
de ces hommes et leur cria :
—
Soldats, avez-vous vu ma chèvre ?
Elle n’est
pas venue ici ?
—
Non, nous ne l’avons
pas vue, répondit
l’un
d’eux.
Lentement, elle s’éloigna,
les dépassant
et se dirigeant vers le mur du cimetière,
tout en regardant à
la dérobée.
Soudain, elle sentit que ses jambes fléchissaient,
s’alourdissaient,
comme si le gel les eût
collées
au sol ;
à
l’angle
de la prison, un allumeur de réverbères,
le dos courbé
sous une petite échelle,
apparut, en courant, comme le font ses semblables. Après
un cillement d’effroi,
Pélaguée
regarda du côté
des soldats ;
ils piétinaient
sur place, le cheval tournait en rond autour d’eux ;
puis elle vit que l’homme
avait déjà
placé
son échelle
contre le mur ;
il y grimpait sans se presser… Il fit un geste de la
main, descendit vivement et disparut au coin de la prison. Le cœur
de la mère
battait à
grands coups ;
les secondes s’écoulaient
lentement… L’échelle
était
à
peine visible parmi les taches de boue et de plâtre
écaillé
qui laissait voir les briques… Soudain, apparut au
sommet du mur la tête
noire de Rybine ;
puis son corps se montra, passa de l’autre
côté
et glissa… Une seconde tête,
coiffée
d’une
casquette velue, surgit, une pelote noire roula sur le sol et disparut au
tournant du bâtiment.
Rybine se redressa, regarda autour de lui, hocha la tête…
—
Sauve-toi !
sauve-toi !
chuchota la mère
en frappant du pied.
Elle avait des bourdonnements dans les oreilles ;
des cris arrivaient jusqu’à
elle ;
une troisième
tête,
blonde, celle-là,
émergea
à
la crête
du mur. Saisissant sa poitrine des deux mains, la mère
regardait, pétrifiée… La tête
blonde et imberbe eut un élan
en l’air
comme pour s’arracher
du corps, puis disparut derrière
le mur. Les cris devenaient plus bruyants et impétueux ;
le vent les entraînait
dans l’espace
avec les trilles aigus des coups de sifflets… Rybine
longea le mur, puis franchit un terrain qui séparait
la prison des maisons de la ville. La mère
trouva qu’il
allait bien lentement et qu’il
levait trop la tête ;
sûrement,
ceux qu’il
croisait n’oublieraient
pas ses traits.
—
Vite… plus vite !… chuchota-t-elle.
Dans la cour de la prison, quelque chose claqua sèchement… on entendit le son grêle
du verre brisé.
S’appuyant
au sol de toute sa force, le soldat tirait le cheval à
lui ;
l’autre
portait son poing à
la bouche, criait on ne sait quoi dans la direction de la prison, puis tendait
l’oreille
et tournait la tête
de ce côté-là.
Crispée,
la mère
regardait ;
ses yeux, qui avaient tout vu, ne croyaient à
rien. L’évasion,
qu’elle
s’était
figurée
si terrible et compliquée,
s’était
faite trop vite et trop simplement pour qu’elle
en eût
pleinement conscience. Dans la rue, on ne voyait déjà
plus Rybine. Un homme de haute taille vêtu
d’un
long pardessus et une fillette étaient
les seuls passants… Trois surveillants se montrèrent
au coin de la prison ;
ils couraient serrés
l’un
contre l’autre,
le bras droit tendu en avant. Un des soldats se précipita
à
leur rencontre ;
l’autre
suivait le cheval essayant de sauter à
sa tête,
qui se dérobait
et bondissait ;
il sembla à
la mère
que tout oscillait autour d’elle.
Les coups de sifflet déchiraient
l’air
de leur trille incessant et désespéré.
Pélaguée
comprit alors le danger qu’elle
courait. Toute frémissante,
elle s’en
alla le long de la clôture
du cimetière,
suivant de l’œil
les gardiens ;
ceux-ci s’élancèrent
vers l’autre
coin de la prison et disparurent, ainsi que les soldats…
Elle vit le sous-directeur, qu’elle
connaissait bien, prendre la même
direction ;
son uniforme était
déboutonné…
Des agents survinrent, la foule s’assembla…
Le vent tourbillonnait et se démenait
comme s’il
eût
été
satisfait ;
il apportait aux oreilles de Pélaguée
des lambeaux d’exclamations
confuses :
—
Elle est encore là !
—
L’échelle ?
—
Que le diable vous emporte !
qu’avez-vous
donc ?…
De nouveau, des coups de sifflets retentirent. Ce
tumulte enchanta la mère ;
elle hâta
le pas, se disant :
—
Donc, c’était
possible !… il aurait pu s’il
avait voulu !…
Soudain, à
un angle de la clôture,
elle se heurta à
deux agents de police, accompagnés
d’un
sergent.
—
Arrête !
s’écria
celui-ci, haletant… Tu n’as
pas vu un homme… avec une barbe ?
Il n’a
pas couru par ici ?
Elle montra du doigt la campagne et répondit
tranquillement :
—
Oui, il s’est
dirigé
par là !…
—
Jégourov !
Cours… siffle !
hurla le sergent. Il y a longtemps ?…
—
Une minute, peut-être…
Mais sa voix fut dominée
par un coup de sifflet. Sans attendre la réponse,
le sergent se mit à
courir parmi les tas de boue gelée,
en agitant les mains dans la direction des jardins. Tête
baissée,
le sifflet à
la bouche, les agents de police se précipitèrent
sur ses traces…
La mère
les suivit un instant de l’œil
et rentra à
la maison. Sans penser à
rien en particulier, elle regrettait quelque chose ;
elle avait dans le cœur
de l’amertume
et du dépit… Lorsqu’elle
arriva près
de la ville, un fiacre la fit s’arrêter.
Elle leva la tête
et aperçut
dans la voiture un jeune homme à
la moustache blonde, au visage pâle
et fatigué.
Il la regarda aussi. Il était
assis de biais ;
c’est
peut-être
pourquoi son épaule
droite était
plus haute que la gauche…
Nicolas accueillit la mère
avec un soupir de soulagement.
—
Vous êtes
saine et sauve ?
Eh bien, comment cela s’est-il
passé ?
Tout en s’efforçant
de se remémorer
les moindres détails,
elle raconta l’évasion,
comme si elle eût
répété
une histoire invraisemblable.
—
Voyez-vous, nous avons de la chance !
dit Nicolas en se frottant les mains. Mais que j’ai
donc eu peur à
cause de vous !
Vous ne pouvez pas vous imaginer !… N’ayez
pas peur du jugement, mère… Plus vite il arrivera, plus le jour de la libération
de Pavel sera proche, croyez-le !
Peut-être
même
pourra-t-il s’évader
en partant pour la Sibérie… Quant au jugement, voilà
à
peu près
ce que c’est…
Il se mit à
lui décrire
le tribunal. La mère
l’écoutait,
devinant qu’il
redoutait quelque chose et s’efforçait
de la rassurer…
—
Vous pensez peut-être
que je parlerai aux juges, que je leur adresserai une requête ?
dit-elle.
Il se leva brusquement, agita la main et s’écria
d’un
ton offensé :
—
Que dites-vous ?
Je n’y
ai jamais pensé.
—
J’ai
peur, c’est
vrai !
j’ai
peur, et je ne sais pas de quoi !
Elle se tut, laissant son regard errer dans la pièce.
—
Par moments, il me semble qu’on
se moquera de Pavel, qu’on
l’insultera,
qu’on
lui dira :
—
Hé !
paysan, fils de paysan !
qu’as-tu
donc inventé ?
Et Pavel est fier… Il leur répondra… Ou bien André
se moquera d’eux… Ils sont tous si ardents, si loyaux, les nôtres !… Et voilà,
je me dis :
—
S’il
arrivait quoi que ce fût,
si l’un
d’eux
perdait patience… les autres le soutiendraient… et on les condamnerait… de manière
à
ne les revoir jamais.
Nicolas, l’air
sombre, tiraillant sa barbe, gardait le silence.
—
Je ne peux pas m’enlever
ces idées
de la tête !
continua la mère
à
voix basse. C’est
terrible, un jugement !
Ils vont se mettre à
tout examiner, à
tout soupeser… ils chercheront où
est la vérité !
C’est
vraiment affreux !… Ce n’est
pas le châtiment
qui est effrayant, mais le jugement… l’évaluation
de la vérité…
Je ne sais comment dire…
Elle sentait que Nicolas ne comprenait pas sa terreur,
et cela l’embarrassait
encore davantage dans ses explications…
XXIII
Cette terreur ne fit que croître
dans l’esprit
de Pélaguée
pendant les trois journées
qui la séparaient
du jugement et, ce moment venu, elle emporta avec elle, au tribunal, un fardeau
qui la ployait en deux.
Dans la rue elle reconnut d’anciens
voisins du faubourg, s’inclina
silencieusement pour répondre
à
leur salut et se fraya à
la hâte
un chemin à
travers la foule sombre. Elle se heurta dans les corridors, puis dans la salle,
aux familles des prévenus.
On parlait à
voix étouffée ;
on échangeait
des propos qu’elle
ne comprenait pas. De la cohue se dégageait
un sentiment poignant qui se communiquait à
la mère
et l’oppressait
encore davantage.
—
Assieds-toi, dit Sizov en lui faisant place sur le banc à
côté
de lui.
Elle obéit,
arrangea les plis de sa robe et regarda autour d’elle… Elle aperçut
vaguement des bandes vertes et cramoisies, des taches, des fils jaunes et
minces qui brillaient.
—
Ton fils a mené
le mien à
sa ruine !
fit à
voix basse une femme assise près
d’elle.
—
Tais-toi donc, Nathalie !
interrompit Sizov d’un
air morne.
La mère
leva les yeux vers la femme ;
c’était
la mère
de Samoïlov.
Un peu plus loin, se trouvait le père,
homme chauve, au beau visage orné
d’une
barbe rousse en éventail.
Les paupières
plissées,
il portait le regard en avant ;
sa barbe tremblait…
Des hautes croisées
de la salle tombait une lumière
égale
et trouble ;
des flocons de neige glissaient sur les vitres. Entre les fenêtres,
on voyait un immense portrait du tsar entouré
d’un
épais
cadre doré,
aux reflets gras et dont les côtés
étaient
cachés
sous les plis raides des lourdes draperies tombant des fenêtres.
Devant le portrait, une table couverte de drap vert occupait presque toute la
largeur de la salle ;
à
droite, derrière
un grillage, deux bancs de bois ;
à
gauche, deux rangées
de fauteuils cramoisis. Des huissiers à
col vert et à
boutons dorés
allaient et venaient à
pas de loup. Dans l’air
louche tremblaient des chuchotements étouffés ;
une vague odeur de pharmacie arrivait on ne sait d’où.
Les couleurs et les scintillements aveuglaient les yeux, et dans la poitrine pénétraient
les odeurs du local en même
temps que la respiration ;
on se sentait le cœur
noyé
d’une
crainte trouble.
Soudain, quelqu’un
se mit à
parler à
haute voix ;
tout le monde se leva, la mère
frémit
et se dressa aussi, s’accrochant
au bras de Sizov.
À
l’angle
de gauche, une haute porte s’était
ouverte, livrant passage à
un petit vieillard à
lunettes, tout chancelant. De maigres favoris tremblotaient sur sa petite
figure grise ;
la lèvre
supérieure,
qui était
rasée,
s’effondrait
dans la bouche. Les pommettes saillantes et le menton s’appuyaient
sur le haut col de l’uniforme ;
on eût
dit que, dessous, il n’y
avait pas de cou. Le vieillard était
soutenu par un grand jeune homme au visage de porcelaine, rond et rose ;
derrière
eux marchaient trois personnages revêtus
d’uniformes
chamarrés
et trois messieurs en civils.
Longuement, ils délibérèrent
autour de la table ;
puis ils s’assirent.
Lorsque tous furent placés,
l’un
d’eux,
au visage glabre et dont l’uniforme
était
déboutonné,
parla au vieillard d’un
air nonchalant, en remuant lourdement ses lèvres
gonflées.
Le vieillard écoutait.
Raide et immobile, la mère
voyait deux petites taches incolores derrière
les verres de ses lunettes.
Près
d’un
étroit
pupitre, à
l’extrémité
de la table, un homme grand et chauve feuilletait des papiers en toussotant.
Le vieillard oscilla en avant et se mit à
parler. Il prononça
le premier mot distinctement ;
mais les autres semblèrent
glisser sur ses lèvres
minces et grises.
—
Je déclare…
—
Regarde !
chuchota Sizov, en poussant légèrement
la mère
et en se levant.
Derrière
le grillage, une porte s’ouvrit,
laissant passer un soldat, l’épée
nue sur l’épaule,
puis Pavel, André,
Fédia
Mazine, les frères
Goussev, Boukine, Samoïlov
et cinq autres jeunes gens que la mère
ne connaissait pas. Pavel souriait, André
salua la mère
d’un
signe de tête.
Leurs sourires, leurs visages et leurs gestes animés
firent paraître
moins hautain le silence et rendirent la salle plus lumineuse ;
l’éclat
gras de l’or
des uniformes s’adoucit ;
un souffle d’assurance,
une vapeur de force vivante arrivèrent
au cœur
de la mère
et la tirèrent
de sa torpeur. Derrière
elle, sur les bancs où
jusqu’alors
la foule avait attendu, accablée,
un bruit sourd et contenu répondait
au salut des prévenus.
—
Ils n’ont
pas peur !
entendit-elle Sizov chuchoter ;
à
sa droite, la mère
de Samoïlov
éclata
en sanglots.
—
Silence !
cria une voix sévère.
—
Je vous préviens… dit le vieillard.
Pavel et André
étaient
l’un
à
côté
de l’autre,
puis venaient Mazine, Samoïlov
et les frères
Goussev, tous sur le premier banc. André
s’était
coupé
la barbe, sa moustache avait poussé
et les pointes tombantes s’en
rejoignaient, faisant ressembler sa tête
ronde à
celle d’un
chat. Sa physionomie avait une expression nouvelle :
dans les plis de sa bouche, il y avait quelque chose d’aigu ;
son regard était
sombre. Chez Mazine, la lèvre
supérieure
était
ombrée
de deux traits foncés ;
le visage avait grossi ;
Samoïlov
était
aussi bouclé
qu’auparavant.
Ivan Goussev avait toujours le même
large sourire.
—
Fédia !
Fédia !
soupira Sizov en baissant la tête.
La mère
respirait plus facilement. Elle prêtait
l’oreille
aux questions indistinctes du vieillard qui interrogeait les prévenus
sans les regarder, la tête
immobile sur le col de l’uniforme.
Pélaguée
écoutait
les réponses
brèves
et paisibles de son fils. Il lui semblait que le président
et les juges ne pouvaient pas être
des gens méchants
et cruels. Elle examinait en détail
leur physionomie, essayant de deviner leurs sentiments, et sentait un espoir
nouveau naître
en son cœur.
Indifférent,
l’homme
au masque de porcelaine lisait un document ;
sa voix mesurée
remplissait la salle d’un
ennui qui engourdissait le public. D’une
voix basse et animée,
quatre avocats s’entretenaient
avec les condamnés ;
ils avaient tous des gestes nets et vigoureux et faisaient penser à
de gros oiseaux noirs.
À
la droite du vieillard, un juge ventru, aux petits yeux noyés
dans la graisse, remplissait tout le fauteuil de son corps ;
à
gauche, il y avait un homme voûté,
à
la moustache rouge, au visage pâli.
Il appuyait avec lassitude la tête
contre le dossier de son siège ;
les paupières
à
demi fermées,
il réfléchissait.
Le procureur avait aussi l’air
fatigué,
ennuyé
et indifférent.
Derrière
les juges, les fauteuils étaient
occupés
par divers personnages ;
un homme robuste et élancé
se caressait la joue d’un
air pensif ;
le maréchal
de la noblesse, aux cheveux gris, au visage rubicond, à
la longue barbe, promenait le regard de ses grands yeux doux ;
le syndic du bailliage, que son énorme
ventre gênait
visiblement, s’efforçait
de le cacher sous un pan de sa blouse, qui glissait toujours.
—
Il n’y
a ici ni criminels, ni juges, proclama la voix ferme de Pavel, il n’y
a que des captifs et des vainqueurs !…
Un silence se fit. Pendant quelques secondes, l’oreille
de la mère
ne perçut
que le grincement précipité
et grêle
de la plume sur le papier et les battements de son propre cœur.
Le président
du tribunal semblait aussi écouter
quelque chose et attendre. Ses collègues
s’agitèrent.
Alors il dit :
—
Oui !… André
Nakhodka !… Reconnaissez-vous…
Quelqu’un
chuchota :
—
Lève-toi !… Levez-vous !
André
se redressa lentement et regarda le vieillard en dessous, tout en tortillant sa
moustache.
—
De quoi puis-je me reconnaître
coupable ?
dit en haussant les épaules
le Petit-Russien de sa voix chantante et traînante.
Je n’ai
ni tué,
ni volé :
seulement je n’admets
pas cette organisation de la vie qui oblige les hommes à
se dépouiller
et à
s’assassiner
mutuellement…
—
Répondez
par oui ou par non !
dit le vieillard avec effort, mais distinctement.
La mère
sentait que, derrière
elle, grondait une excitation ;
les voisins chuchotaient et remuaient comme pour se débarrasser
de la toile d’araignée
que semblaient tisser les paroles grises de l’homme
en porcelaine.
—
Tu entends comme ils répondent ?
chuchota Sizov à
la mère.
—
Oui !
—
Fédia
Mazine, répondez !
—
Je ne veux pas !
dit Fédia
nettement en se levant.
Son visage était
rouge d’émotion,
ses yeux brillaient.
Sizov poussa un « Ah ! »
étouffé.
—
Je n’ai
pas voulu de défenseur… je ne veux rien dire… je considère
votre jugement comme illégitime… Qui êtes-vous ?
Est-ce le peuple qui vous a donné
le droit de nous juger ?
Non, il ne vous l’a
pas donné !
Je ne vous connais pas !
Il s’assit
et dissimula son visage enflammé
derrière
l’épaule
d’André.
Le gros juge se pencha vers le président
en chuchotant. Le juge au visage pâle
jeta un coup d’œil
oblique sur les prévenus
et barra quelque chose au crayon, sur le papier qui se trouvait devant lui. Le
syndic du bailliage hocha la tête
et remua les pieds avec précaution.
Le maréchal
de la noblesse conversait avec le procureur, le maire prêtait
l’oreille
et souriait en se frottant la joue.
De nouveau, le président
se mit à
parler de sa voix terne.
Les quatre avocats écoutaient
avec attention ;
les prévenus
chuchotaient entre eux ;
Fédia
se cachait toujours en souriant avec embarras.
—
As-tu vu ça ?… Il a mieux parlé
que tous les autres !
chuchota Sizov à
l’oreille
de la mère.
Ah !
ce polisson !
La mère
sourit, sans comprendre… Tout ce qui se passait n’était
pour elle que la préface
inutile et forcée
de quelque chose de terrible dont la venue écraserait
tous les assistants d’une
froide terreur. Mais les réponses
paisibles de Pavel et d’André
avaient autant de fermeté
et d’intrépidité
que si elles eussent été
prononcées
dans la petite maison du faubourg et non devant des juges. La repartie ardente
et juvénile
de Fédia
lui semblait amusante. Un sentiment d’audace
et de fraîcheur
naissait dans la salle ;
et, par les mouvements de ceux qui étaient
derrière
elle, la mère
sentait qu’elle
n’était
pas seule à
l’éprouver.
—
Votre opinion ?
demanda le vieillard.
Le procureur chauve se leva en se tenant d’une
main à
son pupitre ;
il pérora
avec rapidité
en citant des chiffres. Il n’y
avait rien de terrible dans sa voix. Cependant en l’entendant,
Pélaguée
sentit comme un coup de poignard au cœur :
c’était
une vague sensation de quelque chose d’hostile ;
cela lui parut se développer
lentement en une masse insaisissable. La mère
considérait
les juges, mais elle ne les comprenait pas :
contrairement à
son attente, ils ne s’irritaient
pas contre Pavel et Fédia,
ils n’avaient
pas de mots blessants, elle trouvait que toutes les questions qu’ils
posaient n’avaient
pas d’importance
pour eux ;
ils avaient l’air
d’interroger
à
contre-cœur,
ils écoutaient
avec effort les réponses ;
rien ne les intéressait,
ils savaient tout d’avance.
Maintenant, un gendarme se tenait devant eux et
parlait d’une
voix de basse.
—
Tout le monde a désigné
Pavel Vlassov comme le principal instigateur.
—
Et André
Nakhodka ?
demanda le gros juge nonchalamment.
—
Lui aussi !
L’un
des avocats se leva et dit :
—
Puis-je ?…
Le vieillard demanda à
quelqu’un :
—
Vous n’avez
pas d’objection ?
Il semblait à
la mère
que les juges étaient
tous malades. Une lassitude morbide se dégageait
de leurs attitudes, de leur voix, de leur visage. On voyait que tout les dégoûtait :
les uniformes, la salle, les gendarmes, les avocats, l’obligation
de rester dans leurs fauteuils, d’interroger
et d’écouter.
Rarement Pélaguée
avait rencontré
des gens d’une
situation élevée ;
depuis quelques années,
elle n’en
voyait plus du tout ;
et elle considérait
les traits des juges comme quelque chose de tout à
fait nouveau, incompréhensible,
mais plutôt
pitoyable que terrible.
À
présent,
parlait l’officier
au visage jaune qu’elle
connaissait bien ;
il parlait d’André
et de Pavel, traînant
les mots avec emphase… En l’écoutant,
la mère
se disait :
—
Tu ne sais pas grand’chose,
mon bonhomme !
Elle n’avait
plus de pitié
ni de crainte au sujet de ceux qui étaient
derrière
le grillage ;
elle n’avait
plus peur pour eux ;
sa pitié
ne voulait pas s’adresser
à
eux ;
mais tous, ils lui inspiraient de l’étonnement
et un sentiment d’amour
qui lui étreignait
doucement le cœur.
Jeunes et robustes, ils étaient
assis à
l’écart
près
du mur et ne se mêlaient
presque pas à
la conversation monotone des témoins
et des juges, aux discussions des avocats et du procureur. Parfois, l’un
d’eux
avait un sourire de mépris
et disait quelques mots à
ses camarades. Presque tout le temps, André
et Pavel parlaient à
voix basse avec l’un
des défenseurs ;
la mère
avait vu celui-ci la veille, à
la maison, et Nicolas l’avait
appelé
« camarade ».
Mazine, plus animé
et remuant que les autres, prêtait
l’oreille
à
leur entretien. De temps à
autre Samoïlov
chuchotait quelques paroles à
Ivan Goussev. La mère
regardait, comparait, réfléchissait,
sans pouvoir encore se rendre compte de la sensation d’hostilité
qui l’envahissait,
ni trouver des mots pour l’exprimer…
Sizov la poussa légèrement
du coude ;
elle se tourna vers lui ;
il avait l’air
en même
temps satisfait et un peu soucieux ;
il chuchota :
—
Regarde un peu comme ils ont de l’assurance,
ces garnements, hein ?
De vrais seigneurs, n’est-ce
pas !
Et pourtant, on les juge… pour leur apprendre à
se mêler
de ce qui ne les regarde pas…
La mère
se répéta
involontairement :
—
On les juge…
Dans la salle, les témoins
déposaient
avec des voix incolores et précipitées ;
les juges questionnaient toujours, indifférents
et maussades. Le gros juge bâillait,
en dissimulant sa bouche sous une main boursouflée ;
son collègue
à
la moustache rousse était
devenu encore plus pâle ;
il levait parfois le bras et pressait avec force un doigt sur sa tempe ;
il regardait au plafond sans rien voir. De temps à
autre, le procureur écrivait
quelques mots au crayon, puis se remettait à
chuchoter avec le maréchal
de la noblesse. Le maire avait croisé
les jambes et tambourinait sur son mollet, le regard gravement fixé
sur les mouvements de ses doigts. Son ventre posé
sur les genoux et soutenu avec prudence des deux mains, le syndic du bailliage
inclinait la tête ;
il semblait être
le seul à
écouter
le murmure monotone des voix, avec le vieillard enfoncé
dans son fauteuil et immobile comme une girouette quand le vent ne souffle pas.
Cela dura longtemps, et de nouveau, l’ennui
engourdit l’assistance.
La mère
sentait que la justice implacable, qui déshabille
froidement l’âme,
l’examine,
voit et apprécie
tout avec des yeux incorruptibles et pèse
tout d’une
main loyale, n’était
pas encore apparue dans cette grande salle. Il n’y
avait là
rien qui l’effrayât
par une manifestation de force ou de majesté.
Des visages exsangues, des yeux éteints,
des voix fatiguées,
l’indifférence
terne d’une
froide soirée
d’automne,
voilà
tout ce qu’elle
constatait autour d’elle.
—
Je déclare… dit le vieillard distinctement ;
puis, après
avoir étouffé
le reste de la phrase sous ses lèvres
minces, il se leva.
Une rumeur, des soupirs, des exclamations étouffées,
des accès
de toux, des bruits de pieds remués
remplirent la salle. Les prévenus
furent emmenés ;
ils hochèrent
la tête
en souriant dans la direction de leurs parents et amis ;
Ivan Goussev cria doucement on ne sait à
qui :
—
Ne te laisse pas intimider, camarade !…
La mère
et Sizov sortirent dans le corridor.
—
Veux-tu venir prendre du thé
à
la buvette ?
demanda le vieil ouvrier avec sollicitude, nous avons une heure et demie à
attendre…
—
Non, merci !
—
Eh bien, je n’y
vais pas non plus !… Les as-tu vus ces garçons,
hein ?
Ils parlent comme si eux seuls étaient
les vrais hommes et les autres rien du tout. As-tu entendu Fédia,
hein ?
La casquette à
la main, le père
de Samoïlov
s’approcha
d’eux,
avec un sourire morne, et demanda :
—
Que dites-vous de mon fils ?
Il ne veut pas d’avocat,
il refuse de répondre… C’est
lui qui a trouvé
ça… Ton fils tenait pour les avocats, Pélaguée… le mien a dit qu’il
n’en
voulait pas !
Et alors, il y en a quatre qui l’ont
imité…
Sa femme était
à
côté
de lui. Elle clignait des yeux fréquemment
en s’essuyant
le nez avec la pointe de son mouchoir. Samoïlov
rassembla sa barbe dans sa main, et continua :
—
Voilà
bien une autre affaire !
Quand on les regarde, ces diables, on se dit qu’ils
ont fait tout cela en vain, qu’ils
ont brisé
leur vie inutilement, et, tout à
coup, on se met à
penser que peut-être
ils ont raison… On se rappelle qu’à
la fabrique, leur nombre grandit sans cesse ;
de temps à
autre, on les arrête,
mais on ne les prend jamais tous, pas plus qu’on
ne prend tous les poissons d’une
rivière !
Et on se demande de nouveau :
—
Peut-être
sont-ils dans le vrai ?
—
Il est difficile pour nous de comprendre cette affaire !
dit Sizov.
—
Oui, c’est
vrai, acquiesça
Samoïlov.
Sa femme intervint après
avoir longuement reniflé.
—
Ils sont tous bien portants, ces maudits juges…
Elle continua avec un sourire sur son visage fané :
—
Ne sois pas fâchée,
Pélaguée,
parce que je t’ai
dit tout à
l’heure
que Pavel était
coupable de tout… À
parler franchement, on ne sait pas lequel est le plus coupable !
Tu as entendu ce que les espions et les gendarmes ont rapporté
de notre fils…
Elle était
visiblement fière
de son fils, sans peut-être
s’en
rendre compte ;
mais la mère
connaissait ce sentiment et elle eut un bon sourire.
—
Les cœurs
jeunes sont toujours plus près
de la vérité
que les vieux !
dit-elle à
voix basse.
Les gens se promenaient dans le corridor, se
rassemblaient en groupes et conversaient sourdement, pensifs et animés.
Personne ne se tenait à
l’écart,
on voyait sur tous les visages le besoin de parler, d’interroger,
d’écouter.
Dans l’étroit
passage, entre les deux murailles blanches, les groupes allaient et venaient,
comme si un vent violent les ayant poussés,
ils cherchaient à
s’appuyer
sur quelque chose de ferme et de sûr.
Le frère
aîné
de Boukine, grand diable au visage usé,
gesticulait en se tournant vivement de tous les côtés.
Il déclara :
—
Le syndic de bailliage n’a
rien à
voir dans cette affaire, il n’est
pas à
sa place ici !
—
Tais-toi, Constantin !
l’exhortait
son père,
petit vieillard qui promenait autour de lui des regards craintifs.
—
Non, je veux parler !
On dit qu’il
a tué
son commis l’année
dernière… à
cause de sa femme… Quelle espèce
de juge est-ce, dites-moi ?
La veuve du commis vit avec lui !… que faut-il en conclure ?… De plus, tout le monde sait que c’est
un voleur…
—
Ah !
mon Dieu… Constantin !
—
Tu as raison !
dit Samoïlov.
Tu as raison !
ce n’est
pas un juge honnête…
Boukine, qui avait entendu, s’approcha
vivement, entraînant
tout un groupe à
sa suite ;
rouge d’excitation,
il se mit à
parler en agitant les bras :
—
Quand il s’agit
de crimes ou de vols, ce sont des jurés
qui jugent, des gens ordinaires, des paysans, des bourgeois !
Et ceux qui sont contre le gouvernement, c’est
le gouvernement qui les juge… est-ce que cela doit être ?
—
Constantin !… Mais voyons, sont-ils contre le gouvernement ?
Ah !
que dis-tu ?
—
Non, attends !
Fédia
Mazine a raison !
Si tu m’offenses
et que je te donne un soufflet et que tu me juges, c’est
bien sûr
que c’est
moi qui serai le coupable :
et pourtant, qui est l’insulteur ?
Toi !
toi !
Un garde âgé,
au nez bossu et à
la poitrine ornée
de médailles,
écarta
la foule, et dit à
Boukine en le menaçant
du doigt :
—
Hé !… Ne crie pas !
Où
es-tu ?
Est-ce le cabaret, ici ?
—
Permettez, cavalier… je comprends !
Écoutez,
si je vous frappe et que vous me rendiez les coups et que je vous juge, comment
pensez-vous…
—
Je vais te faire sortir !
dit le garde avec sévérité.
—
Où
ça ?
Pourquoi ?
—
Dans la rue. Pour que tu ne hurles pas…
Boukine promena ses regards autour de lui et dit à
mi-voix :
—
Pour eux, l’essentiel
est qu’on
se taise…
—
Tu ne le savais pas encore ?
répliqua
le vieillard avec rudesse.
Boukine baissa la voix.
—
Et puis, pourquoi le public ne peut-il pas assister au jugement, mais seulement
les parents ?
Si on juge avec justice, on peut agir devant le monde, pourquoi aurait-on peur ?
Samoïlov
répéta,
mais avec plus de force :
—
Ça,
c’est
vrai, le tribunal ne satisfait pas la conscience…
La mère
aurait voulu lui répéter
ce que Nicolas lui avait dit à
propos de l’illégalité
du jugement ;
mais elle n’avait
pas bien compris et avait oublié
les mots en partie. Pour essayer de se les remémorer,
elle s’écarta
de la foule ;
elle vit qu’un
jeune homme à
moustache blonde l’observait.
Il avait la main droite plongée
dans la poche de son pantalon, ce qui faisait paraître
l’épaule
gauche plus basse que l’autre ;
cette particularité
sembla familière
à
la mère.
Mais l’homme
lui tourna le dos, et, préoccupée
par ses souvenirs, elle l’oublia
aussitôt.
Un instant après,
son oreille saisit un fragment de conversation chuchoté :
—
Celle-là ?
À
gauche ?
Quelqu’un
répondit
plus haut, joyeusement :
—
Oui !
Elle regarda autour d’elle.
L’homme
aux épaules
inégales
était
à
côté
d’elle
et parlait à
son voisin, un gaillard à
barbe noire, chaussé
de grandes bottes et vêtu
d’un
paletot court.
Elle tressaillit ;
en même
temps, le désir
lui vint de parler des croyances de son fils. Elle aurait voulu entendre les
objections qu’on
pouvait lui faire, deviner la décision
du tribunal d’après
les propos de ceux qui l’entouraient.
—
Est-ce donc ainsi qu’on
juge ?
commença-t-elle
à
mi-voix, avec prudence, en s’adressant
à
Sizov. Je ne comprends pas cela… Les juges essaient de
savoir ce que chacun a fait, mais ils ne demandent pas pourquoi il l’a
fait… Est-ce juste, dites ?
Et ce sont tous des vieux ;
pour juger des jeunes, il faut des jeunes…
—
Oui, dit Sizov. Il nous est bien difficile de comprendre cette affaire… bien, bien difficile !
Et, pensif, il hocha la tête.
Le garde ouvrit la porte de la salle en criant :
—
Parents… entrez !
Montrez vos cartes !…
Une voix maussade dit lentement :
—
Des cartes… comme au cirque…
On sentait maintenant une irritation générale
et sourde, une vague colère ;
les curieux manifestaient plus de sans-gêne
qu’auparavant,
ils faisaient du bruit, discutaient avec les gardes.
XXIV
Sizov s’assit
sur un banc en grommelant.
—
Qu’as-tu ?
demanda la mère.
—
Rien !
Le peuple est bête… Il ne sait rien… il vit à
tâtons…
Une sonnette résonna.
Quelqu’un
annonça
avec indifférence :
—
La cour !
De nouveau, tous se levèrent
comme la première
fois, les juges entrèrent
dans le même
ordre, ils s’assirent.
Les accusés
furent introduits.
—
Attention !
chuchota Sizov, le procureur va parler…
La mère,
tendant le cou, se pencha en avant de tout son corps et se figea dans l’attente
de la chose terrible.
Debout, la tête
tournée
vers les juges, le procureur poussa un soupir et se mit à
parler en agitant en l’air
sa main droite. La mère
ne comprit pas les premières
paroles ;
la voix était
facile et épaisse,
tantôt
elle coulait vite, tantôt
elle se ralentissait. Les mots s’étendaient,
volaient, tourbillonnaient telle une volée
de mouches noires sur un morceau de sucre. Mais Pélaguée
ne voyait en eux rien de menaçant
ni de terrible. Froids comme la neige, gris comme la cendre, ils s’égrenaient
et remplissaient la salle de quelque chose d’ennuyeux,
d’horripilant
comme une poussière
fine et sèche.
Ce discours abondant en mots et pauvre en idées
n’arrivait
sans doute pas jusqu’à
Pavel et ses camarades, qui ne s’en
inquiétaient
absolument pas et continuaient à
converser paisiblement entre eux ;
tantôt
ils souriaient, tantôt
ils se renfrognaient pour dissimuler leurs sourires.
—
Il ment !
chuchota Sizov.
La mère
n’aurait
pu dire si c’était
vrai. Elle écoutait
le procureur, comprenait qu’il
accusait tout le monde, sans prendre personne à
partie directement. En citant Pavel, il se mettait à
parler de Fédia ;
puis quand il les avait unis, il leur adjoignait Boukine ;
on eût
dit qu’il
mettait tous les accusés
dans le même
sac et les y enfermait en les serrant les uns contre les autres. Mais le sens
extérieur
de ses paroles ne satisfaisait pas la mère ;
il ne la troublait ni ne la touchait ;
pourtant, elle attendait toujours la chose terrible et la cherchait obstinément
sous ces paroles, sur le visage du procureur, dans ses yeux, dans sa voix, dans
sa main blanche qu’il
balançait
lentement en l’air.
Elle sentait qu’elle
était
là,
cette chose effrayante, indéfinissable
et insaisissable ;
de nouveau son cœur
se serra.
Elle regarda les jurés :
ce discours les ennuyait visiblement. Les visages jaunes, gris, inanimés,
n’avaient
aucune expression, faisaient des taches cadavériques
et immobiles. Ces faces d’une
bouffissure maladive ou trop maigres, ternissaient de plus en plus dans la
lassitude qui envahissait la salle. Le président
ne faisait pas un mouvement, figé
dans une attitude raide ;
parfois les taches grises derrière
les verres de ses lunettes fondaient sur le visage. Devant cette indifférence
glaciale, cette froideur veule, la mère
se demandait avec angoisse :
—
Est-ce qu’on
juge vraiment ?
Soudain, le réquisitoire
du procureur s’interrompit
comme à
l’improviste,
le magistrat s’inclina
devant les juges et s’assit
en se frottant les mains. Le maréchal
de la noblesse lui fit un signe de tête
en roulant les yeux. Le maire lui tendit la main et le syndic contempla son
ventre en souriant.
Mais on voyait que les juges n’étaient
pas satisfaits du procureur, ils ne firent pas un mouvement.
—
Chien galeux !
grommela Sizov.
—
La parole… dit le petit vieillard en portant un papier à
son visage, la parole est au défenseur
de… Fédossiev,
Markov, Zagarov…
L’avocat
que la mère
avait vu chez Nicolas, se leva. Il avait le visage large et l’air
débonnaire ;
ses petits yeux rayonnaient ;
il semblait avoir sous ses sourcils roux deux pointes acérées
qui coupaient quelque chose dans l’air,
comme des ciseaux. Il se mit à
parler sans se presser, d’une
voix sonore et nette ;
mais la mère
ne put l’écouter,
Sizov lui chuchota à
l’oreille :
—
Tu as compris ce qu’il
dit ?
Il dit que ce sont des fous, des mauvais garnements à
l’humeur
batailleuse. C’est
de Fédia
qu’il
veut parler !
Elle ne répondit
pas, accablée
par cette cruelle déception.
Son humiliation augmentait, lui oppressait l’âme.
Maintenant, elle comprit pourquoi elle attendait la justice, pourquoi elle
pensait assister à
une discussion loyale et sévère
entre la vérité
de son fils et celle des juges. Elle se figurait que les juges interrogeraient
Pavel longuement et avec attention sur sa vie ;
qu’ils
examineraient de leurs yeux perspicaces toutes les pensées
et les actions de son fils, toutes ses journées ;
et, quand ils verraient sa droiture, qu’ils
diraient d’une
voix forte :
Cet homme a raison.
Mais il ne se passait rien de pareil ;
il semblait que les accusés
et les juges fussent à
cent lieues les uns des autres et s’ignorassent
mutuellement. Fatiguée
par la tension de l’expectative,
Pélaguée
ne suivait plus les débats ;
elle pensait, offensée :
—
Est-ce ainsi qu’on
juge ?
Le jugement…
Et ce mot lui sembla vide et sonore ;
il résonnait
comme un vase d’argile
fêlé.
—
C’est
bien fait !
chuchota Sizov en approuvant de la tête…
—
On dirait qu’ils
sont morts, les juges !
soupira la mère.
—
Ils se ranimeront !
En les regardant elle vit, en effet, sur leurs visages
une ombre d’inquiétude.
C’était
un autre avocat qui parlait, un petit homme à
la physionomie pointue, pâle
et ironique. Les juges l’interrompirent.
Le procureur se leva brusquement, d’une
voix rapide et irritée,
il prononça
le mot de procès-verbal
et conféra
avec le petit vieillard. L’avocat
les écoutait,
la tête
respectueusement inclinée ;
puis il reprit la parole.
—
Épluche !
épluche !
conseilla Sizov. Cherche donc où
est l’âme !…
Dans la salle, l’animation
croissait ;
un emportement belliqueux se faisait jour. L’avocat
attaquait les juges de toutes parts, il piquait leur vieil épiderme
par des mots caustiques. Les juges semblèrent
se serrer plus étroitement
les uns contre les autres, se gonfler et s’élargir,
pour résister
aux chiquenaudes de toute la masse de leur corps mou et effondré.
La mère
les considérait ;
ils paraissaient s’enfler
toujours davantage, comme s’ils
craignaient que les coups de l’avocat
ne fissent résonner
dans leur poitrine un écho
qui troublerait leur indifférence.
Pavel se leva, et soudain le silence se fit. La mère
se pencha en avant de tout son corps. Pavel dit avec calme :
—
Étant
l’homme
d’un
parti, je ne reconnais que le tribunal de mon parti ;
je ne parle pas pour me défendre,
mais pour satisfaire le désir
de ceux de mes camarades qui n’ont
pas voulu non plus de défenseur… Je veux essayer de vous expliquer ce que vous n’avez
pas compris… Le procureur a qualifié
notre sortie sous l’étendard
de la démocratie
socialiste de révolte
contre les autorités
suprêmes
et a constamment parlé
de nous comme de révoltés
contre le tsar. Je dois déclarer
que pour nous le tsar n’est
pas toute la chaîne
qui lie le corps du pays ;
ce n’est
que le premier anneau dont nous devons libérer
le peuple…
Le silence était
devenu plus profond encore au son de cette voix ferme ;
la salle semblait s’élargir
et Pavel reculer loin de l’auditoire ;
il était
devenu plus lumineux, plus en relief. La mère
fut envahie par une sensation de froid.
Les juges s’agitèrent
lourdement et avec inquiétude.
Le maréchal
de la noblesse chuchota quelques mots au juge nonchalant ;
celui-ci branla la tête
et s’adressa
au petit vieillard, auquel le juge à
l’air
souffrant parlait à
l’oreille,
de l’autre
côté.
Le président,
vacillant de droite à
gauche dans son fauteuil, dit quelque chose à
Pavel, mais sa voix se fondit dans le cours large et égal
de l’exposé
du jeune homme.
—
Nous sommes des socialistes. Cela signifie que nous sommes les ennemis de la
propriété
particulière,
qui désunit
les hommes, les arme les uns contre les autres et crée
une rivalité
d’intérêts
inconciliables, qui ment en essayant de dissimuler ou de justifier cette
hostilité,
et pervertit tous les hommes par le mensonge, l’hypocrisie
et la haine… Nous estimons que la société
qui considère
l’homme
uniquement comme un moyen de s’enrichir
est anti-humaine, qu’elle
nous est hostile ;
nous ne pouvons accepter sa morale à
double face, son cynisme éhonté
et la cruauté
avec laquelle elle traite les individualités
qui lui sont opposées ;
nous voulons lutter et nous lutterons contre toutes les formes d’asservissement
physique et moral de l’homme
employées
par cette société,
contre toutes les méthodes
qui fractionnent l’homme
au profit de la cupidité…
Nous, les ouvriers, nous sommes ceux dont le travail crée
tout, depuis les machines gigantesques jusqu’aux
jouets des enfants. Et nous sommes privés
du droit de lutter pour notre dignité
humaine ;
chacun s’arroge
le droit de nous transformer en instruments pour atteindre son but ;
nous voulons avoir assez de liberté
pour qu’il
nous soit possible, avec le temps, de conquérir
le pouvoir. Le pouvoir au peuple !…
Pavel sourit et se passa lentement la main dans les
cheveux ;
le feu de ses yeux bleus brûla
avec plus d’éclat.
—
Je vous en prie… parlez de l’affaire !
dit le président
d’une
voix nette et forte.
Il se tournait vers Pavel de toute sa poitrine et le
regardait ;
il sembla à
la mère
que son œil
gauche et terne avait une lueur avide et mauvaise. Tous les juges avaient le
regard fixé
sur le jeune homme ;
leurs yeux semblaient se coller à
lui, s’attacher
à
son corps pour en sucer le sang et ranimer leurs membres usés.
Pavel, ferme et résolu,
tendit le bras vers eux et continua d’une
voix distincte :
—
Nous sommes des révolutionnaires
et nous le serons tant que les uns ne feront qu’opprimer
les autres. Nous lutterons contre la société
dont on vous a ordonné
de défendre
les intérêts ;
la réconciliation
ne sera possible entre nous que lorsque nous vaincrons. Car c’est
nous qui vaincrons, nous, les opprimés !
Vos mandataires ne sont pas du tout aussi forts qu’ils
le croient. Ces richesses qu’ils
ont amassées
et qu’ils
protègent
en sacrifiant des millions d’êtres
malheureux, cette force qui leur donne du pouvoir sur nous, font naître
parmi eux des flottements hostiles et les ruinent physiquement et moralement.
La défense
de votre pouvoir exige une tension d’esprit
constante ;
et en réalité,
vous, nos maîtres,
vous êtes
tous plus esclaves que nous, ce sont vos esprits qui sont asservis, tandis que
nous, nous ne sommes asservis que physiquement. Vous ne pouvez pas vous
affranchir du joug des préjugés
et des habitudes qui vous tue moralement ;
nous, rien ne nous empêche
d’être
intérieurement
libres. Et notre conscience grandit, elle se développe
sans s’arrêter ;
elle s’enflamme
toujours plus et entraîne
après
elle les meilleurs éléments,
moralement sains, même
ceux de votre milieu… Voyez plutôt,
vous n’avez
déjà
plus personne qui puisse lutter au nom de votre puissance avec des pensées ;
vous avez déjà
épuisé
tous les arguments capables de vous protéger
contre l’assaut
de la justice historique ;
vous ne pouvez plus rien créer
de neuf dans le domaine intellectuel ;
vous êtes
stériles
en esprit. Nos idées,
à
nous, se développent
avec une force croissante ;
elles pénètrent
dans les masses populaires et les organisent en vue de la lutte pour la liberté,
lutte acharnée,
lutte implacable. Il vous sera impossible d’arrêter
ce mouvement, sinon en vous servant de la cruauté
et du cynisme. Mais le cynisme est évident
et la cruauté
irrite le peuple. Les mains que vous employez aujourd’hui
pour nous étrangler,
serreront demain nos mains en une étreinte
fraternelle. Votre énergie,
c’est
l’énergie
mécanique
produite par l’augmentation
de l’or ;
elle vous unit en groupes destinés
à
s’engloutir
mutuellement. Notre énergie
à
nous, c’est
la force vivante et sans cesse croissante du sentiment de solidarité
qui unit tous les opprimés.
Tout ce que vous faites est criminel, car vous ne pensez qu’à
asservir l’homme ;
notre travail à
nous affranchit le monde des monstres et des fantômes,
créés
par votre mensonge, votre cupidité,
votre haine. Bientôt,
la masse de nos ouvriers et de nos paysans sera libre et créera
un monde libre, harmonieux et immense. Et cela sera !
Pavel se tut un instant, puis il répéta
avec plus de force encore :
—
Cela sera !
Les juges chuchotaient avec des grimaces bizarres,
sans détacher
leurs yeux de Pavel. La mère
se disait qu’ils
salissaient par leurs regards le corps souple de son fils, dont ils enviaient
la santé,
la force et la fraîcheur.
Les prévenus
avaient écouté
avec attention les paroles de leur camarade ;
leurs visages avaient pâli,
mais une flamme joyeuse étincelait
dans leurs yeux. La mère
avait dévoré
les paroles de son fils, elles se gravaient dans sa mémoire.
À
plusieurs reprises, le petit vieillard interrompit Pavel, lui expliquant on ne
sait quoi ;
il eut même
une fois un sourire triste. Pavel l’écoutait
en silence et reprenait la parole d’une
voix sévère,
mais tranquille :
il forçait
l’attention.
Cela dura longtemps ;
enfin, le président
cria quelques paroles en tendant le bras vers le jeune homme. Celui-ci répondit
d’une
voix légèrement
ironique :
—
Je conclus. Je ne voulais pas vous offenser personnellement ;
au contraire, assistant par force à
cette comédie
que vous appelez un jugement, j’éprouve
presque de la compassion pour vous. Malgré
tout, vous êtes
des hommes et nous sommes toujours humiliés
de voir des gens s’abaisser
d’une
façon
aussi vile, au service de la violence, perdre à
un tel point la conscience de leur dignité
humaine… même
quand ils sont hostiles à
nos desseins…
Il s’assit
sans regarder les juges. La mère
retint sa respiration pour considérer
ceux dont dépendait
le sort de son fils et attendit.
André,
tout rayonnant, serra la main de Pavel avec vigueur, Samoïlov,
Mazine, tous se tournèrent
vers lui ;
il sourit un peu embarrassé
par l’enthousiasme
de ses camarades, regarda le banc où
Pélaguée
était
assise et fit un signe de tête,
comme pour demander :
—
Est-ce bien ainsi ?
Elle lui répondit
par un profond soupir de joie et tressaillit, inondée
d’une
ardente vague d’amour.
—
Voilà…
le jugement va commencer !
chuchota Sizov. Il les a bien arrangés,
hein ?
Elle hocha la tête
sans répondre,
heureuse que son fils eût
parlé
avec tant de courage, peut-être
encore plus heureuse qu’il
eût
fini. Son cerveau était
martelé
par une question :
—
Mes enfants !
qu’allez-vous
devenir maintenant ?
Ce que son fils avait dit n’était
pas nouveau pour elle ;
elle connaissait ses opinions ;
mais c’était
là,
devant le tribunal, qu’elle
avait éprouvé
pour la première
fois la force entraînante
et étrange
de ses théories.
Le calme du jeune homme la frappait ;
dans sa poitrine, le discours de Pavel se mêlait
à
la conviction ferme de la victoire et du bon droit de son fils, qui rayonnait
en elle comme une étoile.
XXV
Elle pensait que les juges allaient se mettre à
discuter durement avec lui, à
lui répliquer
avec colère,
à
exposer leurs arguments.
Mais voici qu’André
se leva, il jeta un coup d’œil
en dessous sur le tribunal et commença :
—
Messieurs les défenseurs…
—
C’est
le tribunal qui est devant vous, et non pas la défense !
lui cria le juge malade, d’une
voix forte et irritée.
La mère
voyait d’après
la physionomie d’André
qu’il
voulait plaisanter ;
sa moustache tremblait ;
il avait dans les yeux une expression féline
et douce qu’elle
connaissait bien. Il se frotta vigoureusement la tête
de ses longues mains et poussa un soupir…
—
Est-ce possible ?
demanda-t-il en hochant la tête.
Je croyais que ce n’était
pas vrai, que vous étiez
non pas des juges, mais seulement des défenseurs…
—
Je vous prie de parler du fond de l’affaire !
fit le petit vieillard avec sécheresse.
—
Du fond ?
Bien. Je veux donc croire que vous êtes
réellement
des juges, c’est-à-dire
des gens indépendants,
loyaux…
—
Le tribunal n’a
pas besoin de votre opinion…
—
Comment, il n’a
pas besoin d’un
pareil éloge ?… Hum !… Néanmoins,
je continuerai… Vous êtes
des hommes qui ne font aucune différence
entre les amis et les ennemis, vous êtes
des êtres
libres. Ainsi, vous avez maintenant devant vous deux partis ;
l’un
se plaint d’avoir
été
pillé
et battu, l’autre
répond
qu’il
a le droit de piller et de battre, puisqu’il
a un fusil…
—
Avez-vous quelque chose à
dire à
propos de l’affaire ?
demanda le petit vieillard en élevant
la voix, et la main tremblante.
La mère
était
contente de voir cette irritation. Mais la manière
d’agir
d’André
ne lui plaisait pas, elle ne s’accordait
pas avec le discours de Pavel. Pélaguée
aurait voulu qu’une
discussion sérieuse
et grave s’engageât.
Le Petit-Russien regarda le vieillard sans répondre,
puis il dit gravement :
—
De l’affaire ?… Pourquoi vous en parlerais-je ?
Mon camarade vous a dit ce que vous deviez savoir. Le reste, d’autres
vous le diront, quand le moment sera venu…
Le petit vieillard se souleva de son siège
et déclara :
—
Je vous retire la parole !… Grégoire
Samoïlov…
Les lèvres
serrées
avec force, le Petit-Russien se laissa paresseusement tomber sur le banc ;
à
côté
de lui, Samoïlov
se leva en secouant ses boucles…
—
Le procureur a dit que nous étions
des sauvages, des ennemis du progrès…
—
Ne parlez que de ce qui a trait à
votre affaire !
—
Mais c’est
ce que je fais… Il n’y
a rien dont les honnêtes
gens doivent se désintéresser… Et je vous prie de ne pas m’interrompre… Je vous le demande ;
quel est donc le degré
de votre culture ?
—
Nous ne sommes pas ici pour discuter avec vous !
Revenons à
l’affaire !
dit le vieillard en montrant les dents.
Les plaisanteries d’André
avaient visiblement agacé
les juges et comme effacé
quelque chose en eux. Sur leurs visages gris, des taches rouges apparaissaient
et des étincelles
froides et vertes brillaient dans leurs yeux. Le discours de Pavel les avait
irrités,
mais son ton énergique
avait réprimé
leur colère
et forcé
leur respect. Le Petit-Russien avait anéanti
cette retenue et mis à
nu sans effort ce qu’elle
dissimulait. Les traits crispés,
ils chuchotaient entre eux ;
leurs gestes devenaient plus précipités
et trahissaient leur rage.
—
Vous élevez
des espions, vous pervertissez les femmes et les jeunes filles, vous placez l’homme
dans la situation d’un
voleur et d’un
assassin, vous l’empoisonnez
avec de l’eau-de-vie,
vous le faites pourrir dans vos prisons… Les guerres
internationales, le mensonge, la débauche,
l’abrutissement
de toute la nation, voilà
votre civilisation !
Oui, nous sommes les ennemis de cette civilisation-là !
—
Je vous prie… cria le petit vieillard en hochant le
menton.
Samoïlov,
tout rouge, les yeux étincelants,
cria encore plus fort que lui.
—
Mais nous aimons et respectons l’autre
civilisation, celle dont les créateurs
ont été
mis en prison ou rendus fous par vous…
—
Je vous retire la parole !… Fédia
Mazine !
Le petit jeune homme se leva brusquement, comme une alène
sortant d’un
trou, et s’écria
d’une
voix saccadée :
—
Je… je le jure !… je le sais, vous me condamnerez…
Il suffoqua et pâlit ;
on ne voyait plus que les yeux sur son visage ;
il ajouta, le bras tendu :
—
Parole d’honneur !
Envoyez-moi où
vous voudrez, je m’enfuirai !
je reviendrai… je travaillerai toujours à
la cause du peuple… pour la liberté
du pays… toute ma vie !
Parole d’honneur !…
Sizov poussa un petit cri. Tous les assistants, soulevés
par une vague d’excitation,
remuaient avec un bruit sourd et étrange.
Une femme pleurait ;
quelqu’un
toussait et suffoquait. Les gendarmes considéraient
les prévenus
avec un étonnement
stupide et jetaient des coups d’œil
furieux sur la foule. Les juges se démenèrent,
le vieillard cria :
—
Goussev Ivan !
—
Je ne parlerai pas !
—
Goussev Vassili !
—
Je ne veux pas parler !
—
Boukine Sédor !
Blond et comme décoloré,
il se leva lourdement et dit avec lenteur en secouant la tête :
—
Vous devriez avoir honte !… Moi qui ne suis qu’un
homme ignorant, je comprends pourtant ce que c’est
que la justice !
Il leva le bras au-dessus de sa tête
et se tut, les paupières
à
demi baissées,
comme s’il
regardait quelque chose au loin.
—
Que dites-vous ?
s’écria
le vieillard avec un étonnement
exaspéré,
et en s’adossant
au fauteuil.
—
Ah !
vous…
Boukine se laissa tomber sur le banc d’un
air morne. Il y avait dans ses paroles dénuées
de sens, quelque chose d’immense
et d’important
en même
temps qu’un
blâme
attristé
et naïf.
Tout le monde en eut l’impression,
les juges eux-mêmes
prêtèrent
l’oreille,
comme pour saisir un écho
plus net que ce discours. Dans les bancs réservés
au public, tout se tut, on n’entendit
vibrer qu’un
léger
bruit de pleurs. Puis le procureur sourit en haussant les épaules ;
le maréchal
de la noblesse toussa ;
de nouveau des chuchotements résonnèrent
dans la salle et s’élevèrent
en serpentant.
La mère
se pencha vers Sizov et lui demanda :
—
Les juges parleront-ils ?
—
Non… tout est fini… il faut
encore rendre le verdict.
—
Plus rien d’autre ?
—
Non !
Elle ne le crut pas. La mère
de Samoïlov
s’agitait
anxieusement sur le banc, poussant Pélaguée
du coude et de l’épaule,
et demandant à
voix basse à
son mari :
—
Mais comment !
Est-ce possible ?
—
Tu le vois !
—
Qu’est-ce
qu’on
lui fera, à
notre fils ?
—
Tais-toi… laisse-moi…
On sentait que, dans le public, il y avait quelque
chose de brisé,
d’anéanti,
de changé.
Les yeux aveugles cillaient comme si un foyer ardent s’était
enflammé
devant eux. Sans comprendre le grand sentiment qui venait de naître
en eux brusquement, les curieux se hâtaient
de le fragmenter en sensations évidentes,
accessibles et futiles. Le frère
de Boukine disait à
mi-voix, sans se gêner :
—
Pardon !… Pourquoi ne les laisse-t-on pas parler ?
Le procureur a dit tout ce qu’il
a voulu, aussi longtemps qu’il
a voulu !
Près
du banc se tenait un factionnaire, qui murmurait en agitant le bras !
—
Silence !
Silence !
Le père
Samoïlov
se rejeta en arrière,
et, protégé
par le dos de sa femme, continua à
prononcer d’une
voix sourde des paroles saccadées :
—
Évidemment… admettons qu’ils
sont coupables… Il faut les laisser s’expliquer… Contre qui ont-ils marché ?
Contre tout… J’aimerais
comprendre… cela m’intéresse
aussi… Où
est la vérité ?
Je voudrais comprendre… il faut les laisser s’expliquer…
—
Silence !
s’exclama
le factionnaire en le menaçant
du doigt.
Sizov hochait la tête
d’un
air morne.
La mère
ne quittait pas les juges des yeux ;
elle voyait leur excitation croissante, ils parlaient entre eux, mais elle ne
pouvait comprendre ce qu’ils
disaient. Le bruit froid et glissant de leurs voix frôlait
son visage, faisait trembler ses joues et provoquait dans sa bouche une
sensation désagréable.
Il lui semblait qu’ils
parlaient tous du corps de son fils et de ses camarades, de ces corps robustes
et nus, de leurs muscles et de leurs membres pleins de sang vermeil, de force
vivante. Ces corps devaient exciter en eux une envie impuissante et mauvaise,
une avidité
ardente d’épuisés
et de malades. Ils claquaient des lèvres
et regrettaient de ne pas avoir ces muscles, capables de travailler et d’enrichir,
de jouir et de créer.
Maintenant ces corps sortaient de la circulation active de la vie, ils renonçaient
à
elle, on ne pourrait plus les posséder,
profiter de leur force, ni les engloutir. Et c’était
pourquoi ces jeunes gens inspiraient aux vieux juges l’animosité
vindicative et désolée
d’un
fauve affaibli qui voit de la chair fraîche,
mais n’a
plus l’énergie
de s’en
emparer.
Et plus la mère
regardait les juges, plus cette pensée
grossière
et bizarre s’accentuait.
Il lui semblait qu’ils
ne dissimulaient pas leur rapacité
ni leur rage d’affamés
capables jadis de manger beaucoup. Elle, la femme et la mère,
à
laquelle le corps de son fils avait toujours et malgré
tout été
plus cher que son âme,
était
épouvantée
par les regards éteints
qui glissaient sur le visage de son fils, tâtaient
la poitrine, les épaules,
les bras, se frottaient à
la peau brûlante
comme pour chercher la possibilité
de se ranimer, de réchauffer
le sang de leurs veines durcies, de leurs muscles usés
d’hommes
presque morts. Il semblait à
Pélaguée
que son enfant sentait ces attouchements moites, et qu’il
la regardait en frémissant.
Le jeune homme fixait sur sa mère
ses yeux un peu fatigués,
calmes et affectueux. Par moments, il lui souriait et hochait la tête.
—
Je serai bientôt
libre !
disait ce sourire qui caressait le cœur
de Pélaguée.
Soudain, les juges se levèrent
tous à
la fois ;
la mère
suivit instinctivement leur mouvement.
—
Ils s’en
vont !
dit Sizov.
—
Pour les condamner ?
demanda la mère.
—
Oui…
Sa tension d’esprit
se dissipa soudain ;
une lassitude accablante envahit tout son corps ;
sur son front, des gouttes de sueur perlèrent.
Un sentiment de déception
cruelle et d’humiliation
impuissante jaillit dans son cœur
et se transforma rapidement en un accablant mépris
pour les juges et pour leur jugement. Une douleur la saisit aux tempes ;
elle se frotta le front de la paume de la main, regarda autour d’elle :
les parents des prévenus
s’approchaient
du grillage, la salle se remplissait d’un
bruit sourd de conversations. Elle s’avança
aussi vers Pavel ;
après
lui avoir serré
la main, elle commença
à
pleurer, pleine à
la fois de chagrin et de joie. Pavel lui dit des paroles caressantes ;
André
riait et plaisantait.
Toutes les femmes pleuraient, plutôt
par habitude que par chagrin. On n’éprouvait
pas cette douleur qui abasourdit par un coup stupide, asséné
brusquement sur la tête.
On avait conscience de la triste nécessité
de quitter ses enfants ;
mais cette douleur se confondait et se noyait dans les impressions que faisait
naître
cette journée.
Les parents regardaient leurs fils avec un sentiment où
la méfiance
que leur inspirait la jeunesse et la conscience de leur propre supériorité
se mêlaient
étrangement
à
une sorte de respect pour les enfants. Tout en se demandant avec tristesse
comment ils allaient vivre maintenant, les vieux regardaient avec curiosité
cette nouvelle génération
qui discutait audacieusement la possibilité
d’une
vie autre et meilleure. Ils ne savaient pas exprimer leurs sentiments, ils n’en
avaient pas l’habitude ;
les paroles s’échappaient
avec abondance des bouches, mais on ne parlait que de choses ordinaires, de vêtements
et de linge, des soins à
prendre ;
on conseillait aux condamnés
de ne pas irriter inutilement les supérieurs.
—
Tout le monde se lasse !
dit Samoïlov
à
son fils. Nous aussi bien qu’eux !
L’aîné
des Boukine agitait la main et exhortait le cadet :
—
Voilà
leur justice !
Il est pénible
de l’accepter !…
Le jeune homme répondit :
—
Tu soigneras bien le sansonnet !… Je l’aimais
tant !
—
Il sera encore là
quand tu reviendras !
Sizov tenait son neveu par la main et disait lentement :
—
Ainsi, c’est
comme ça
que tu as fait… Fédia… C’est
comme ça !…
Fédia
se pencha et lui chuchote quelque chose à
l’oreille
avec un sourire rusé.
Le soldat qui était
à
côté
d’eux
sourit aussi, mais il reprit aussitôt
un air grave et grommela.
Comme les autres, la mère
parlait de linge et de santé,
tandis que dans son cœur
les questions se pressaient, relatives à
Pavel, à
Sachenka, à
elle-même.
Et sous ses paroles se développait
lentement le sentiment de l’amour
immense qu’elle
portait à
son fils, le désir
de lui plaire, d’être
proche de son cœur.
L’attente
de la chose terrible avait disparu, ne laissant après
elle qu’un
frisson désagréable,
quand Pélaguée
se représentait
les juges.
Elle sentait naître
en elle une grande joie lumineuse mais elle ne la comprenait pas et en était
troublée.
Elle vit que le Petit-Russien causait avec chacun, et, comprenant qu’il
avait plus besoin que Pavel d’un
mot affectueux, elle lui dit :
—
Il ne me plaît
pas, ce jugement !
—
Pourquoi, petite mère ?
s’écria
André.
C’est
un vieux moulin, mais il n’est
pas désœuvré…
—
Ce n’est
pas effrayant… et c’est
incompréhensible,
on ne recherche pas la vérité,
dit-elle avec hésitation.
—
Oh !
C’est
cela que vous vouliez ?
s’écria
André.
Mais croyez-vous qu’on
s’occupe
de la vérité,
ici ?
Pélaguée
poussa un soupir :
—
Je pensais que ce serait terrible… plus terrible qu’à
l’église… qu’on
célébrerait
le culte de la vérité…
—
Mère,
nous savons où
on révère
la vérité !
dit Pavel à
voix basse, et comme s’il
lui eût
demandé
quelque chose.
—
Vous le savez, aussi, petite mère !
ajouta le Petit-Russien.
—
La cour !
Tous se précipitèrent
à
leur place.
Une main appuyée
à
la table, le président
cacha son visage derrière
un papier et se mit à
lire d’une
voix bourdonnante et faible :
« Le
tribunal… après
en avoir délibéré… »
—
C’est
la condamnation !
dit Sizov, en prêtant
l’oreille.
Le silence se fit. Tout le monde s’était
levé,
les yeux fixés
sur le petit vieillard. Sec et droit, il ressemblait à
un bâton
sur lequel une main invisible se fût
appuyée.
Les juges étaient
debout aussi ;
le syndic du bailliage, la tête
penchée
sur l’épaule,
dirigeait ses yeux au plafond ;
le maire croisait les bras sur sa poitrine ;
le maréchal
de la noblesse se caressait la barbe. Le juge à
l’air
souffrant, son collègue
ventru et le procureur regardaient du côté
des prévenus.
Derrière
les juges, au-dessus de leurs têtes,
le tsar apparaissait en uniforme rouge ;
un insecte rampait sur son visage blanc et indifférent ;
une toile d’araignée
tremblait.
« …
Sont condamnés
à
la déportation
en Sibérie… »
—
La déportation !
dit Sizov en poussant un soupir de soulagement. Enfin, c’est
passé,
Dieu merci !
On parlait des travaux forcés.
Ce n’est
pas si terrible, mère,
ce n’est
rien !
—
Je le savais, dit Pélaguée
d’une
voix basse.
—
Tout de même… Maintenant, c’est
certain… Va donc savoir, avec ces juges !
Il se tourna vers les condamnés
qu’on
emmenait déjà,
et dit à
haute voix :
—
Au revoir, Fédia !… Au revoir, vous tous !
Que Dieu vous aide !
La mère
fit un signe de tête
à
Pavel et à
ses camarades. Elle aurait voulu pleurer, mais une sorte de honte la retint.
XXVI
En sortant du tribunal, la mère
fut tout étonnée
de voir que la nuit était
déjà
tombée
sur la ville ;
dans les rues, les réverbères
étaient
allumés ;
les étoiles
scintillaient au ciel. Aux alentours du palais de justice, les gens se
rassemblaient en petits groupes ;
dans l’air
glacé,
la neige grinçait
sous les pas ;
des voix jeunes s’interrompaient
mutuellement. Un homme coiffé
d’un
capuchon gris s’approcha
de Sizov et demanda d’une
voix rapide :
―
Quelle sentence ?
―
La déportation.
―
Pour tous ?
―
Pour tous…
L’homme
s’éloigna.
―
Tu vois !
dit Sizov à
la mère,
ça
les intéresse…
Soudain, ils furent entourés
par une dizaine de jeunes gens et de jeunes filles ;
les exclamations se mirent à
pleuvoir, attirant d’autres
personnes dans le groupe. Sizov et la mère
s’arrêtèrent.
On voulait connaître
le verdict, savoir comment les prévenus
s’étaient
comportés,
qui avait prononcé
un discours et sur quel sujet ;
dans toutes ces questions tintait la même
note de curiosité
avide et sincère.
―
C’est
la mère
de Pavel Vlassov !
cria quelqu’un.
Brusquement, tous se turent.
―
Permettez-moi de vous serrer la main !
Une main ferme s’empara
avec vigueur de celle de Pélaguée.
La voix continua, tremblante d’émotion :
―
Votre fils sera un exemple de courage pour nous tous !
―
Vive l’ouvrier
russe !
cria une voix vibrante.
―
Vive la révolution !
― À
bas l’autocratie !
Les exclamations se multipliaient, toujours plus
violentes ;
elles éclataient,
se croisaient ;
les gens accouraient de toutes parts et se pressaient autour de Sizov et de Pélaguée.
Les coups de sifflet des agents de police fendirent l’air,
mais sans parvenir à
dominer la rumeur. Le vieillard riait. Quant à
la mère,
il lui semblait que tout cela était
un beau rêve.
Elle souriait, serrait des mains, saluait ;
des larmes de bonheur lui serraient la gorge ;
ses jambes fléchissaient
de fatigue ;
mais son cœur,
plein d’une
joie triomphante, reflétait
les impressions comme le clair miroir d’un
lac.
Tout près
d’elle,
une voix nette s’écria
d’un
ton énervé :
―
Camarades !
amis !
Le monstre qui dévore
le peuple russe a de nouveau satisfait aujourd’hui
ses appétits…
―
Allons-nous-en, mère !
dit Sizov.
Au même
instant, Sachenka surgit. Elle prit la mère
par le bras et l’entraîna
sur l’autre
trottoir en disant :
―
Venez… peut-être
la police va-t-elle se jeter sur la foule pour nous battre…
Ou bien, il y aura des arrestations. Eh bien ?
C’est
la déportation ?
En Sibérie ?
―
Oui, oui !…
―
Et lui, qu’a-t-il
fait ?
Il a parlé ?
Je le sais déjà,
d’ailleurs.
Il est plus fort et plus simple que tous les autres… et
plus sévère
aussi, c’est
vrai. Il est tendre et sensible, mais il se gêne
de manifester ses sentiments… Il est ferme, et droit
comme la vérité
elle-même… Il est grand, et en lui, il y a tout…
tout !
Mais dans bien des cas, il se comprime lui-même… de peur de n’être
pas tout à
la cause du peuple… je le sais bien !…
Ces paroles d’amour
s’exhalant
en un chuchotement passionné
calmèrent
Pélaguée
et ranimèrent
ses forces défaillantes.
―
Quand irez-vous le rejoindre ?
demanda-t-elle à
la jeune fille, d’une
voix basse et affectueuse en l’attirant
à
elle. Sachenka répondit,
le regard fixé
devant elle avec assurance :
―
Aussitôt
que j’aurai
trouvé
quelqu’un
qui se charge de mon ouvrage !
Car mon tour viendra bientôt
de passer en jugement… On m’enverra
aussi en Sibérie… Je dirai alors que je désire
être
exilée
au même
endroit que lui…
Derrière
les deux femmes résonna
la voix de Sizov.
―
Vous le saluerez de ma part !… Je m’appelle
Sizov… Il me connaît… je suis l’oncle
de Fédia
Mazine…
Sachenka s’arrêta,
se tourna et lui tendit la main.
―
Je connais Fédia.
Mon nom est Sachenka.
―
Et votre nom de famille ?
Elle lui jeta un coup d’œil
et répondit :
―
Je n’ai
pas de famille, je n’ai
plus de père.
―
Il est mort ?
―
Non, il est vivant !
déclara-t-elle
avec excitation. (Et quelque chose d’obstiné,
d’opiniâtre,
résonna
dans sa voix et apparut sur ses traits.) C’est
un propriétaire
foncier, il est chef de district ;
maintenant, il vole les paysans… et les bat !
―
Ah !
dit Sizov d’un
ton traînant ;
et après
un silence, il reprit, en examinant la jeune fille du coin de l’œil :
―
Eh bien, adieu, mère !
Je vais par ici… viens donc prendre le thé
et bavarder… quand tu voudras…
Au revoir mademoiselle… vous êtes
bien dure pour votre père… Bien entendu, c’est
votre affaire…
―
Si votre fils était
un homme de rien, nuisible aux autres, le diriez-vous ?
s’écria
Sachenka avec passion.
―
Oui, je le dirais, répondit
le vieillard, après
un instant d’hésitation.
―
Par conséquent
la vérité
vous serait plus chère
que votre fils ;
et pour moi, elle m’est
plus chère
que mon père…
Sizov hocha la tête,
puis dit avec un soupir :
―
Ah !
vous êtes
rusée ?
si vous avez ainsi réponse
à
tout, les vieux seront bientôt
vaincus… vous savez attaquer…
Au revoir, je vous souhaite tout le bien possible… Mais
soyez un peu plus tendre pour les gens, hein !
Que Dieu soit avec vous !
Adieu, Pélaguée !
Si tu vois Pavel, dis-lui que j’ai
entendu son discours… je n’ai
pas tout compris… il m’a
même
fait peur par moments, mais ce qu’il
a dit est vrai !
Il souleva sa casquette et disparut sans se hâter
au coin de la rue.
―
Ce doit être
un brave homme !
observa Sachenka, en le suivant d’un
regard souriant.
Il sembla à
la mère
que le visage de la jeune fille avait une expression plus douce et meilleure
que de coutume…
Arrivées
à
la maison, elles s’assirent
sur le canapé,
serrées
l’une
contre l’autre ;
la mère
parla de nouveau du projet de Sachenka. Ses sourcils épais
levés,
d’un
air pensif, la jeune fille regardait au loin de ses grands yeux rêveurs ;
une méditation
paisible se lisait sur son visage pâle.
―
Plus tard, quand vous aurez des enfants, je viendrai aussi, pour les soigner.
Et nous ne vivrons pas plus mal là-bas
qu’ici… Pavel trouvera de l’ouvrage,
il est très
habile.
Tout en examinant la mère
d’un
œil
scrutateur, Sachenka demanda :
―
Vous n’avez
pas envie d’aller
le rejoindre tout de suite ?
Pélaguée
répondit
avec un soupir :
― À
quoi bon ?
Je le gênerais
seulement, au cas où
il voudrait s’enfuir.
Et puis, il ne le permettrait pas…
Sachenka murmura :
―
Non, en effet…
―
De plus, j’ai
du travail, ajouta la mère
avec un peu de fierté.
―
Oui, c’est
vrai !
répliqua
Sachenka pensive. Et c’est
très
bien…
Elle tressaillit soudain, comme si elle se fût
débarrassée
on ne sait de quel fardeau ;
puis, elle dit simplement à
mi-voix :
―
Il ne se fixera pas en Sibérie… Il s’évadera… c’est
certain…
―
Mais… alors, que deviendrez-vous ?
Et l’enfant,
s’il
y en a un ?
―
Je ne sais pas. Nous verrons. Il ne faudra pas qu’il
s’inquiète
de moi. Il sera libre de faire ce qu’il
voudra, à
n’importe
quel moment, je ne suis que sa camarade… Je le sais, il
me sera terrible de le quitter… mais, je saurai me résigner… Je ne le gênerai
en rien, non !
La mère
sentit que Sachenka était
capable d’exécuter
ce qu’elle
disait. Pleine de pitié
pour la jeune fille, elle la prit dans ses bras :
―
Ma chérie… vous aurez bien à
souffrir… dit-elle.
Sachenka sourit doucement ;
elle se serra contre Pélaguée
de tout son corps ;
une rougeur monta à
ses joues.
―
C’est
encore bien lointain… mais ne croyez pas que ce soit un
sacrifice pénible
pour moi… je sais ce que je fais, je sais sur quoi je
puis compter… je serai heureuse s’il
est heureux avec moi… Mon désir,
mon devoir, c’est
d’augmenter
son énergie,
de lui donner tout le bonheur qu’il
est en mon pouvoir de lui donner, beaucoup de bonheur !
Je l’aime
beaucoup… et lui m’aime,
je le sais !
Nous échangerons
nos sentiments, nous nous enrichirons mutuellement autant que nous le pourrons ;
et s’il
le faut, nous nous quitterons en bons amis…
Avec un sourire heureux, la mère
dit lentement :
―
J’irai
vous rejoindre… peut-être
m’exilera-t-on
aussi…
Longtemps, les deux femmes étroitement
enlacées
et sans parler songèrent
à
celui qu’elles
aimaient… Le silence, la tristesse, une douceur tiède
les enveloppaient…
Nicolas arriva, fatigué.
―
Sachenka, allez-vous-en, avant qu’il
soit trop tard !
dit-il rapidement en se dévêtant.
Depuis ce matin, deux espions me suivent si ouvertement que cela sent l’arrestation… j’ai
un pressentiment… Un malheur doit être
arrivé
quelque part… À
propos, voilà
le discours de Pavel… on a décidé
de l’imprimer… Portez-le à
Lioudmila, suppliez-la de le composer le plus vite possible…
Pavel a très
bien parlé,
mère !… Prenez garde aux espions, Sachenka !
Attendez, emportez aussi ces papiers… donnez-les au
docteur, par exemple…
Tout en parlant, il frottait avec vigueur l’une
contre l’autre
ses mains glacées ;
puis, s’approchant
de la table, il ouvrit les tiroirs d’où
il sortit les documents ;
à
la hâte,
il les feuilleta, déchira
les uns, empila les autres, tout soucieux et ébouriffé.
―
Il n’y
a pourtant pas longtemps que j’ai
trié
tout cela et voyez quel énorme
paquet j’ai
de nouveau !
Diable !
Mère,
il vaudrait peut-être
mieux que vous ne couchiez pas ici, qu’en
pensez-vous ?
Il est assez ennuyeux d’assister
à
cette comédie,
les gendarmes sont capables de vous emmener aussi… et
il faut absolument que vous alliez à
la campagne pour répandre
le discours de Pavel…
―
Allons donc, pourquoi m’arrêterait-on ?
dit la mère.
Et peut-être
vous trompez-vous, ils ne viendront pas…
Nicolas répliqua
avec assurance en agitant la main :
―
J’ai
le flair pour cela… De plus, vous pourriez aider
Lioudmila !
Allez-vous-en avant qu’il
soit trop tard…
Heureuse à
l’idée
de coopérer
à
l’impression
du discours de son fils, Pélaguée
répondit :
―
S’il
en est ainsi, je m’en
vais… Seulement, ce n’est
pas parce que j’ai
peur…
Et, à
son propre étonnement,
elle ajouta, d’une
voix basse, mais ferme :
―
Maintenant, je n’ai
peur de rien… Dieu merci !
Maintenant, je sais déjà…
― À
merveille !
s’écria
Nicolas, sans la regarder. Ah !
dites-moi où
sont mon linge et ma valise ;
vous avez tout pris dans vos mains soigneuses, et je suis absolument incapable
de retrouver ma propriété
personnelle ;
je vais me préparer ;
les gendarmes seront désagréablement
surpris…
Sachenka brûlait
des chiffons de papier dans le poêle ;
quand ils furent consumés,
elle eut soin de mêler
leurs cendres, à
celles du combustible.
―
Partez, Sachenka !
dit Nicolas en lui serrant la main. Au revoir !
N’oubliez
pas de m’envoyer
des livres, s’il
paraît
quelque chose de nouveau et d’intéressant… Au revoir, chère
camarade… Soyez prudente, surtout…
―
Vous pensez rester longtemps en prison ?
demanda Sachenka.
―
Le diable le sait !
Assez longtemps sans doute… on a différentes
choses à
me reprocher… Mère,
sortez avec Sachenka… Il est plus difficile de suivre
deux personnes…
―
Bien !
dit la mère.
Je m’habille… Elle avait observé
Nicolas avec attention, sans découvrir
rien d’anormal
en lui, sauf la préoccupation
qui voilait son bon et doux regard. Il ne témoignait
d’aucune
émotion.
Également
attentif pour tous, affectueux et mesuré,
toujours calme et solitaire, il menait la même
existence mystérieuse
au dedans de lui-même
et comme en avant des autres. La mère
l’aimait
ainsi, d’un
amour prudent qui semblait douter de lui-même.
Et maintenant, elle éprouvait
pour Nicolas une pitié
indicible, mais elle se dominait, sachant que s’il
s’en
apercevait, il se troublerait et deviendrait un peu ridicule, comme de coutume ;
Pélaguée
ne voulait pas le voir sous cet aspect.
Une fois habillée,
elle rentra dans la chambre ;
Nicolas serrait la main de Sachenka et disait :
―
C’est
parfait !
J’en
suis certain, ce sera très
bon pour lui, comme pour vous… Un peu de bonheur
personnel n’est
pas nuisible… mais, vous savez, il n’en
faut pas trop, pour qu’il
ne perde pas sa valeur… Vous êtes
prête,
petite mère ?
Il s’approcha
d’elle
en rajustant ses lunettes.
―
Eh bien, au revoir… dans trois, quatre…
ou six mois !
Mettons six mois. C’est
beaucoup de temps… on peut faire tant de choses en six
mois !
Ménagez-vous,
n’est-ce
pas, je vous en prie !
Eh bien, embrassons-nous…
Mettant ses bras robustes autour du cou de Pélaguée,
il la regarda dans les yeux et dit en riant :
―
Je crois que je suis amoureux de vous… je ne fais que
vous embrasser…
Sans parler, elle le baisa au front et aux joues ;
ses mains étaient
tremblantes. Elle les laissa retomber pour qu’il
ne la remarquât
pas…
―
Vous partez ?… À
merveille !
Prenez garde, soyez prudente !
Savez-vous, envoyez un gamin demain matin ici, il y en a un chez Lioudmila !
Il verra ce qui se passe… Eh bien, au revoir, camarades !
Tout est bien… Que tout aille bien !
Dans la rue, Sachenka dit à
voix basse :
―
Il ira avec la même
simplicité
à
la mort, s’il
le faut… en se dépêchant
un peu, comme tout à
l’heure… quand la mort viendra à
lui, il rajustera ses lunettes, il dira :
« À
merveille ! »
et il mourra…
―
Je l’aime
beaucoup !
chuchota la mère.
―
Il m’étonne… quant à
l’aimer… non !
Je l’estime !
Il est sec, quoiqu’il
ait une certaine bonté
et parfois même
de la tendresse, mais il n’a
pas assez d’humanité
en lui… Je crois que nous sommes suivies… Séparons-nous… N’allez
pas chez Lioudmila, s’il
vous semble que vous êtes
surveillée…
―
Je le sais !
dit la mère.
Mais Sachenka insista encore :
―
N’allez
pas chez elle… venez alors chez moi. Au revoir !
Elle se tourna vivement et revint sur ses pas.
La mère
lui cria :
―
Au revoir !
XXVII
Quelques minutes plus tard, Pélaguée
se réchauffait
près
du poêle
dans la chambre de Lioudmila. Vêtue
d’une
robe noire, celle-ci allait et venait lentement dans la petite pièce,
qu’elle
remplissait du froufrou de ses jupes et de l’accent
de sa voix autoritaire. Dans le poêle,
le bois craquait et sifflait en aspirant l’air
de la chambre ;
la voix égale
de la femme résonnait :
—
Les gens sont infiniment plus bêtes
que méchants.
Ils ne savent voir que ce qui est près
d’eux,
que ce qui est à
leur portée
immédiate… Or tout ce qui est proche est mesquin ;
seul ce qui est éloigné
a de la valeur. En réalité,
ce serait avantageux pour tous si la vie devenait plus facile et si les gens étaient
plus intelligents… Mais pour y arriver, il faut
renoncer pour le moment à
vivre dans la tranquillité.
Soudain, elle se planta devant la mère,
et reprit plus bas comme pour s’excuser :
—
Je vois très
peu de monde… quand quelqu’un
vient chez moi, je me mets à
pérorer… C’est
ridicule, n’est-ce
pas ?
—
Pourquoi donc ?
Pélaguée
essayait de deviner où
Lioudmila imprimait ses brochures, mais elle ne voyait autour d’elle
rien d’extraordinaire.
Dans la pièce,
dont les trois fenêtres
donnaient sur la rue, il y avait un canapé,
une bibliothèque,
une table, des chaises, un lit contre une paroi ;
dans un angle, un lavabo, dans l’autre,
le poêle ;
aux murs des photographies. Tout était
neuf, solide et propre, et surtout la silhouette monacale de la maîtresse
du logis jetait une ombre froide. On sentait qu’il
y avait dans cette chambre quelque chose de mystérieux
et de caché.
La mère
regarda les portes ;
elle avait pénétré
dans la pièce
par l’une
d’elles,
qui ouvrait sur un petit vestibule ;
près
du poêle,
il y en avait une seconde, haute et étroite.
—
Je suis venue pour affaires !
dit-elle avec confusion, sentant que Lioudmila l’observait.
—
Je le sais. Personne ne vient chez moi pour d’autres
motifs.
Il sembla à
la mère
que quelque chose d’étrange
vibrait dans la voix de son hôtesse ;
elle avait un sourire aux commissures de ses lèvres
minces ;
ses prunelles ternes brillaient derrière
les verres du lorgnon. La mère
détourna
les yeux et lui tendit le discours de Pavel.
—
Voilà,
on vous prie de l’imprimer
au plus vite…
Et elle se mit à
raconter les préparatifs
que Nicolas avait faits, en prévision
de son arrestation.
Sans rien dire, Lioudmila mit le document dans sa
ceinture et s’assit
sur une chaise ;
les reflets du feu s’agitaient
sur son visage impassible.
—
Quand les gendarmes viendront chez moi, je ferai feu sur eux !
déclara-t-elle.
J’ai
le droit de me défendre
contre la violence, et je dois lutter contre elle, du moment que j’invite
les autres à
le faire.
Les rougeurs de la flamme disparurent de son visage,
qui redevint sévère
et un peu hautain.
« Tu
dois avoir une vie pénible, »
pensa soudain la mère
avec un sentiment d’affection.
Lioudmila se mit à
lire le discours de Pavel, d’abord
à
contre-cœur ;
puis se penchant toujours davantage sur le papier, elle jetait vivement à
terre les feuillets qu’elle
avait parcourus. La lecture terminée,
elle se leva, se redressa et s’approcha
de la mère.
—
C’est
très
bien !
Voilà
ce que j’aime… c’est
net !
La tête
inclinée,
elle réfléchit
un instant.
—
Je n’ai
pas voulu parler avec vous de votre fils, je ne l’ai
jamais vu et je n’aime
pas les conversations tristes… Je sais ce qu’on
éprouve
quand on voit l’un
des siens partir en exil !… Dites-moi, est-ce bon d’avoir
un fils pareil ?
—
Oui, très
bon !
—
Et c’est
terrible ?
Pélaguée
répondit
en souriant paisiblement :
—
Non, plus maintenant…
De sa main brune, Lioudmila lissa ses cheveux coiffés
en bandeaux plats, puis elle se tourna vers la fenêtre :
une ombre légère
et chaude palpitait sur ses joues.
—
Nous allons imprimer cela… Vous m’aiderez ?
—
Bien entendu !
—
Je vais vite le composer… Couchez-vous, la journée
a été
pénible
pour vous, vous êtes
fatiguée.
Couchez-vous sur le lit, je ne dormirai pas, peut-être
vous réveillerai-je
cette nuit pour m’aider.
Avant de vous endormir, éteignez
la lampe.
Elle ajouta deux bûches
au feu et sortit par l’étroite
porte ménagée
à
côté
du poêle,
qu’elle
referma soigneusement après
elle. Pélaguée
la suivit des yeux ;
machinalement elle songeait à
son hôtesse,
tout en se déshabillant :
« Elle
est sévère… et elle souffre… la pauvre ! »
La lassitude faisait tourner la tête
de la mère ;
cependant son cœur
était
étrangement
calme ;
à
ses yeux, tout s’éclairait
d’une
lumière
douce et caressante. Pélaguée
connaissait déjà
ce calme qui suit toujours les grandes émotions ;
auparavant, il l’inquiétait,
mais maintenant il élargissait
son âme
et la raffermissait par un sentiment fort et grand. Elle éteignit
la lampe, se coucha dans le lit froid, se pelotonna sous la couverture et s’endormit
aussitôt
d’un
sommeil profond.
Lorsqu’elle
ouvrit les yeux, la chambre était
pleine de la lueur glacée
et blanche d’une
claire journée
d’hiver ;
étendue
sur le canapé,
un livre à
la main, Lioudmila regardait la mère
avec une expression de tendresse qui la transformait.
—
Oh !
mon Dieu !
s’écria
Pélaguée,
toute confuse. Ai-je dormi longtemps !
Il est tard ?
—
Bonjour !
répliqua
Lioudmila. Il est bientôt
dix heures, levez-vous et déjeunons !…
—
Pourquoi ne m’avez-vous
pas réveillée ?
—
J’en
avais l’intention !
mais vous aviez un si bon sourire en dormant…
D’un
mouvement de son corps robuste et souple, elle se leva, s’approcha
du lit, se pencha sur le visage de la mère,
et celle-ci aperçut
dans les yeux ternes de son hôtesse
quelque chose de familier, de proche, de compréhensible.
—
… que je n’ai
pas voulu vous réveiller… Sans doute faisiez-vous un beau rêve…
—
Non, je n’ai
rien rêvé !
—
Tant pis… Mais votre sourire m’a
plu… Il était
si paisible, si doux !
Lioudmila se mit à
rire, d’un
rire velouté
et bas.
—
Je me suis mise à
penser à
vous, à
votre vie… Car votre existence est rude…
La mère
devint songeuse, remuant les sourcils.
—
Je n’en
sais rien !
dit-elle avec hésitation.
Par moments, il me semble que oui… mais ce n’est
pas vrai !
Et il y a tant de choses… de choses étonnantes
et sérieuses
et qui se suivent avec tant de rapidité…
Le flot d’excitation
qu’elle
connaissait bien montait à
son cœur
et la remplissait d’images
et de pensées.
Elle s’assit
sur le lit, et se hâta
de revêtir
ses idées
de paroles.
—
Tout cela marche vers le même
but, comme le feu quand une maison brûle
et qui tend toujours à
monter !
Là,
il se fraye une issue, ici, il brille toujours plus violent toujours plus
lumineux… Il y a tant de choses pénibles,
si vous saviez !
Les pauvres gens souffrent, on les gêne
et on les espionne, on les bat, on les bat cruellement…
alors ils se cachent et vivent comme des moines… il y a
beaucoup de joies qui leur sont interdites… et c’est
bien dur !
Lioudmila leva vivement la tête
et jeta à
la mère
un regard profond.
—
Ce n’est
pas de vous que vous parlez !
dit-elle à
voix basse.
—
Pas de moi… dit Pélaguée
en s’habillant… Peut-on se mettre à
l’écart
quand on aime ceci, quand cela nous est cher, quand on a peur pour tous et pitié
pour tous… tout cela se heurte dans le cœur… qui est attiré
par chacun… comment se mettre à
l’écart ?
Où
aller ?
À
demi vêtue,
elle resta un instant pensive au milieu de la pièce.
Il lui sembla soudain qu’elle
n’était
plus celle qui s’était
tant inquiétée
et alarmée
au sujet de son fils ;
cette personnalité
n’existait
plus, s’était
détachée
et éloignée
d’elle.
Pélaguée
écouta
en elle-même ;
désireuse
de savoir ce qui s’y
passait et tout en craignant de réveiller
de nouveau le vieux sentiment d’anxiété.
—
À
quoi pensez-vous ?
demanda affectueusement Lioudmila.
—
Je n’en
sais rien !
Elles se turent, se regardèrent
et sourirent ;
puis Lioudmila sortit de la chambre en disant :
—
Que fait mon samovar ?
La mère
jeta un coup d’œil
par la fenêtre ;
dehors une journée
froide rayonnait ;
dans son cœur,
il faisait clair aussi, mais chaud. Elle aurait voulu parler de tout,
longuement, joyeusement, avec un vague sentiment de gratitude pour tout ce qui était
descendu dans son âme.
Un désir
de prier qu’elle
n’avait
pas éprouvé
depuis longtemps lui vint. Elle se rappela un jeune visage ;
dans sa mémoire
une voix grêle
s’écria :
—
C’est
la mère
de Pavel Vlassov… Les yeux tendres et joyeux de
Sachenka étincelèrent,
la silhouette noire de Rybine se profila, le visage ferme et bronzé
de Pavel sourit, Nicolas clignait des yeux d’un
air confus ;
soudain, tous ces visages furent secoués
par un soupir léger
et profond ;
ils se mêlèrent
et se confondirent en un nuage transparent et multicolore, qui enveloppait le cœur
d’un
sentiment paisible.
—
Nicolas avait raison !
dit Lioudmila en revenant. On l’a
arrêté,
impossible d’en
douter. Comme vous m’avez
dit de le faire, j’ai
envoyé
un gamin chez lui. Il est revenu en m’annonçant
qu’il
y a des agents de police cachés
dans la cour ;
il en a vu un derrière
le portail. Les espions rôdent
autour de la maison, le gamin les connaît…
—
Ah !
dit simplement la mère
en hochant la tête,
pauvre Nicolas !…
—
Ces derniers temps il faisait beaucoup de conférences
aux ouvriers de la ville ;
il était
brûlé,
il aurait été
temps qu’il
disparût !
continua Lioudmila d’un
air sombre et tranquille. Ses camarades lui disaient de partir, il ne les a pas
écoutés !
Selon moi, dans des cas pareils, on n’exhorte
pas les gens, on leur force la main…
Un jeune garçon
aux cheveux noirs, au teint rose, au nez aquilin et aux beaux yeux bleus,
apparut sur le seuil de la porte.
—
Faut-il apporter le samovar ?
demanda-t-il d’une
voix sonore.
—
Oui, s’il
te plaît,
Serge !
C’est
mon élève… Vous ne l’avez
jamais vu ?
—
Non.
—
Je l’ai
envoyé
quelquefois chez Nicolas.
Il semblait à
la mère
que Lioudmila s’était
transformée,
qu’elle
était
plus simple et moins lointaine. Il y avait dans les mouvements souples de son
corps harmonieux beaucoup de beauté
et de force, qui atténuait
un peu l’expression
sévère
de son visage pâle.
Les cernes de ses yeux s’étaient
encore agrandis pendant la nuit.
On sentait en elle un effort continu, comme si, dans
son âme,
une corde était
tendue.
Le gamin apporta le samovar.
—
Serge, voici Pélaguée
Vlassov, la mère
de l’ouvrier
qu’on
a condamné
hier…
L’enfant
s’inclina
silencieusement, serra la main de la mère,
sortit, rapporta du pain et s’assit
à
la table. Tout en versant le thé,
Lioudmila conseilla à
Pélaguée
de ne pas rentrer chez elle avant qu’on
sût
qui la police épiait.
—
C’est
vous, peut-être… On vous interrogera sûrement…
—
Qu’importe !
répliqua
Pélaguée.
Si on m’arrête,
ce ne sera pas un grand malheur !
Seulement, j’aimerais
bien que le discours de Pavel fût
distribué
avant…
—
Il est déjà
composé.
Demain, nous aurons assez d’exemplaires
pour la ville et le faubourg… aussi pour le district.
Vous connaissez Natacha ?
—
Comment donc !
—
Eh bien, il faut les lui porter…
L’enfant
lisait un journal et semblait ne pas écouter ;
mais, parfois, ses yeux se levaient sur le visage de la mère ;
quand elle surprenait ce vif regard, elle était
agréablement
émue.
La jeune femme parla de nouveau de Nicolas, sans se lamenter sur son
arrestation ;
et ce ton sembla tout naturel à
la mère.
Le temps passait plus vite que les autres jours ;
il était
près
de midi quand le déjeuner
prit fin.
XXVIII
Soudain on frappa vivement à
la porte. L’enfant
se leva et jeta un coup d’œil
interrogateur sur la maîtresse
du logis.
—
Ouvre, Serge !
Qui cela peut-il bien être ?
D’un
geste calme, elle plongea la main dans la poche de sa robe et dit à
la mère :
—
Si ce sont les gendarmes, placez-vous dans ce coin… Et
toi, Serge…
—
Je sais !
répondit
l’enfant
à
voix basse, et il disparut.
La mère
sourit. Tous ces préparatifs
ne l’émouvaient
pas ;
elle n’avait
pas le pressentiment d’un
malheur.
Ce fut le docteur qui entra. Il dit précipitamment :
—
Nicolas est arrêté…
Ah !
vous êtes
ici, mère ?
Vous n’étiez
pas à
la maison quand on l’a
emmené ?
—
Non, il m’avait
envoyée
ici…
—
Hum !… Je ne pense pas que ce soit bien utile pour vous… Cette nuit, des jeunes gens ont tiré
sur gélatine
cinq cents exemplaires du discours de Pavel… Le travail
est bien fait, c’est
net et lisible. Ils veulent les répandre
en ville ce soir. Je ne suis pas de cet avis ;
pour la ville, les feuilles imprimées
sont préférables ;
les autres, il faut les expédier
n’importe
où !
—
Je vais les porter à
Natacha !
Donnez-les moi !
s’écria
la mère
avec vivacité.
Elle avait une grande envie de faire circuler le plus
vite possible le discours de Pavel, d’inonder
la terre des paroles de son fils ;
elle regarda le médecin
avec des yeux attentifs, presque suppliants.
—
Je ne sais pas s’il
est sage que vous entrepreniez cette affaire-là
maintenant !
dit-il indécis ;
il tira sa montre. Il est onze heures quarante-trois…
Le train part à
deux heures cinq ;
vous serez là-bas
à
cinq heures quinze ;
vous arriverez le soir, mais pas assez tard… D’ailleurs,
ce n’est
pas là
l’essentiel…
—
Non, ce n’est
pas l’essentiel !
répéta
Lioudmila en fronçant
le sourcil.
—
Et quoi alors ?
demanda la mère
en s’approchant
d’eux.
L’essentiel
est que l’affaire
soit bien faite… et je sais m’y
prendre !
La jeune femme la considéra
fixement et déclara
en s’essuyant
le front :
—
C’est
dangereux…
—
Pourquoi ?
s’écria
la mère.
—
Voici pourquoi !
dit le docteur, d’une
voix précipitée
et inégale :
vous avez disparu de chez vous une heure avant l’arrestation
de Nicolas. Vous vous êtes
rendue à
la fabrique, où
on vous connaît
si bien. Après
votre arrivée,
des feuillets révolutionnaires
ont apparu à
la fabrique. Tout cela se serrera autour de votre cou comme un nœud
coulant…
—
On ne me remarquera pas !
affirma la mère
en s’animant.
Si on m’arrête
quand je reviendrai et qu’on
me demande où
j’ai
été…
Elle s’interrompit
et reprit :
—
Je saurai bien répondre !
De la fabrique, je me rendrai directement au faubourg ;
je connais là
un homme, Sizov… je dirai donc que, tout de suite après
le jugement j’ai
été
chez Sizov, poussée
par le chagrin… Lui aussi est dans la douleur :
son neveu a été
condamné
avec Pavel !… Et je dirai que je suis restée
tout le temps chez lui… Et il confirmera la chose… Vous voyez !
Les sentant céder
à
son désir,
elle tâchait
de les convaincre et parlait avec une force croissante. Ils acquiescèrent.
—
Que faire ?
Allez !
dit le docteur à
contre-cœur.
Lioudmila garda le silence, elle allait et venait
pensivement dans la pièce.
Son visage s’était
assombri, ses joues se creusaient ;
on voyait que les muscles de son cou étaient
tendus comme si brusquement sa tête
était
devenue plus pesante et retombait involontairement sur sa poitrine. Le
consentement forcé
du docteur fit soupirer Pélaguée.
—
Vous me ménagez
tous !
dit-elle en souriant. Mais vous ne vous ménagez
pas vous-mêmes.
—
Ce n’est
pas vrai !
répondit
le docteur. Nous nous ménageons,
nous devons nous ménager !
Et nous n’avons
pas assez de blâme
pour ceux qui s’exposent
inutilement !
Ainsi donc, on vous portera les feuillets à
la gare…
Il lui expliqua ce qu’elle
aurait à
faire ;
puis, il ajouta en la regardant en face :
—
Je vous souhaite de réussir !
Vous êtes
satisfaite, n’est-ce
pas ?
Et il partit, mécontent.
Lorsque la porte se fut refermée
sur lui, Lioudmila s’approcha
de la mère
et lui dit :
—
Vous êtes
une brave femme… Je vous comprends…
Elle la prit par le bras, et toutes deux se mirent à
arpenter la pièce.
—
Moi aussi, j’ai
un fils. Il a déjà
douze ans, mais il vit avec son père.
Mon mari est substitut du procureur ;
peut-être
même
est-il procureur maintenant… L’enfant
est avec lui. Je me demande souvent ce qu’il
deviendra…
Sa voix moite frémit,
puis elle reprit, de nouveau pensive, en chuchotant :
—
Il est élevé
par un ennemi acharné
de ceux qui me sont chers, de ceux que je considère
comme étant
les meilleurs êtres
de la terre. Et mon fils peut devenir mon ennemi aussi…
Je ne peux pas le prendre avec moi, car je vis sous un faux nom. Il y a huit
ans que je ne l’ai
vu… c’est
long, huit ans !
Elle s’arrêta
près
de la fenêtre
et continua, en regardant le ciel pâle
et désert :
—
S’il
était
avec moi, je serais plus forte. Même
s’il
mourait, je serais soulagée…
Après
un instant de silence, elle ajouta à
haute voix :
—
Alors, je saurais qu’il
est mort seulement, qu’il
ne peut être
l’ennemi
de ce qui est plus haut encore que l’amour
maternel, de tout ce qu’il
y a de plus précieux
dans la vie…
—
Ma chérie !
dit doucement la mère,
le cœur
étreint
par la compassion.
—
Vous êtes
heureuse !
reprit Lioudmila avec un sourire. C’est
merveilleux de voir la mère
et le fils marcher côte
à
côte… C’est
rare !
—
Oui, c’est
bon !
s’écria
Pélaguée,
et elle continua en baissant la voix ;
comme pour confier un secret :
c’est
une autre vie !
Vous, Nicolas, tous ceux qui travaillent pour la vérité,
sont avec nous !… Et voilà
que les gens deviennent proches les uns des autres… je
les comprends… pas les mots, mais tout le reste, je le
comprends !… Tout !
—
Ah !
c’est
comme ça ?
dit la jeune femme, c’est
comme ça !
La mère
lui posa la main sur l’épaule
et continua :
—
Les enfants sont en marche dans le monde !
Voilà
ce que je comprends :
ils sont en marche dans le monde, sur toute la terre, partout, ils vont vers le
même
but !
Les meilleurs cœurs,
les esprits loyaux vont à
l’assaut
sans regarder en arrière
tout ce qui est mauvais et sombre ;
ils avancent, ils avancent… Les jeunes et les robustes
portent toute leur force à
la même
cause :
à
la justice !
Ils veulent triompher de la douleur ;
ils ont pris les armes pour anéantir
le malheur de l’humanité ;
ils veulent vaincre l’horrible
et ils le vaincront !
Nous allumerons un nouveau soleil, m’a
dit l’un
d’eux,
et ils l’allumeront !
—
Nous réunirons
tous les cœurs
brisés
en un seul !
a dit un autre. Et ils le feront !
Elle leva le bras vers le ciel :
—
Là,
il y a un soleil !
Et se frappant la poitrine, elle conclut :
—
Et ici, on en allumera un autre, plus éclatant
que celui du ciel, le soleil du bonheur humain qui éclairera
éternellement
la terre, la terre tout entière
et ceux qui l’habitent,
de la lumière
de l’amour
que chaque être
éprouvera
pour tous et pour tout !
Elle évoquait
les mots des prières
oubliées
pour enflammer sa foi nouvelle ;
son cœur
les lançait
comme des étincelles.
—
Les enfants qui vont par la voie de la raison et de la vérité
portent de l’amour
à
toutes choses, créent
un ciel nouveau, ils ont le feu incorruptible qui sort de l’âme,
du tréfonds
du cœur.
Et c’est
ainsi que nous est donnée
une vie nouvelle, dans l’amour
passionné
des enfants pour le monde entier. Et qui pourrait éteindre
cet amour ?
Qui ?
Y a-t-il une force supérieure
à
celle-ci ?
Qui pourrait la vaincre ?
C’est
la terre qui l’a
engendrée,
et la vie tout entière
veut sa victoire… la vie tout entière !
La mère
s’écarta
de Lioudmila et s’assit,
haletante et fatiguée
par l’émotion.
La jeune femme s’éloigna
aussi, doucement, avec précaution,
comme si elle eût
craint de briser on ne sait quoi. De son pas souple, elle traversa la pièce,
fixant au loin le regard profond de ses yeux sans éclat.
Elle semblait encore plus mince, plus droite et plus grande. Sa figure décharnée
et sévère
avait une expression concentrée,
elle serrait nerveusement les lèvres.
Le silence apaisa rapidement la mère ;
elle demanda à
mi-voix d’un
ton craintif :
—
Peut-être
ai-je dit des choses qu’il
ne fallait pas dire ?
Lioudmila se tourna vivement, lui jeta un coup d’œil
effrayé,
et s’écria
avec vivacité :
—
Non, c’est
comme ça… c’est
comme ça !… Mais n’en
parlons plus !… Que cela reste comme vous venez de le dire…
que cela reste… oui !
Et elle continua avec plus de calme :
il faut bientôt
partir… La gare est loin d’ici.
—
Oui, bientôt !
Que je suis contente !
Ah !
que je suis contente, si vous saviez !
J’emporterai
la parole de mon fils, la parole de mon sang !
C’est
comme mon âme !
Elle sourit, mais son sourire n’eut
qu’un
pâle
reflet sur le visage de Lioudmila. La mère
sentait que cette contrainte refroidissait sa propre joie ;
soudain, elle fut envahie du désir
de communiquer à
cette âme
sévère
son ardeur, de l’étreindre,
afin qu’elle
se mît
à
l’unisson
de son cœur
maternel. Elle prit la main de Lioudmila et dit en la serrant avec force :
—
Ma chérie !
Comme il est bon de savoir qu’il
y a dans la vie de la lumière
pour tous les hommes et que, avec le temps, ils la verront, fondront leur âme
en elle et se mettront tous à
brûler
de cette flamme inextinguible !
Son bon visage était
frémissant ;
ses yeux rayonnaient et ses sourcils s’agitaient
comme pour donner des ailes à
l’éclat
des prunelles. Elle était
enivrée
par de grandes pensées,
dans lesquelles elle mettait tout ce qui brûlait
dans son cœur,
tout ce qu’elle
avait éprouvé ;
et elle enfermait dans les cristaux fermes et vastes des mots lumineux, ses idées
qui fleurissaient et rayonnaient de plus en plus dans ce cœur
automnal, illuminé
par le soleil de la force créatrice.
—
C’est
comme si un nouveau Dieu nous était
né !
Tout pour tous, tous pour tout, toute la vie en un seul, en chacun toute la vie !
Et chacun pour toute la vie !
C’est
ainsi que je comprends ;
c’est
pour cela que vous êtes
sur la terre, je le vois !
En vérité,
vous êtes
tous des camarades, vous êtes
de la même
famille, car vous êtes
les enfants de la même
mère :
la vérité !
C’est
la vérité
qui vous a engendrés,
et c’est
par sa force que vous vivez !
Pélaguée
reprit haleine et continua avec un large geste, qui semblait étreindre :
—
Et quand en moi-même
je prononce ce mot :
« camarades ! »
je les entends marcher !
Ils viennent de partout en foule. J’entends
un bruit retentissant et joyeux, comme si toutes les cloches des églises
de la terre sonnaient !
Elle avait réussi :
le visage de Lioudmila s’anima ;
ses lèvres
tremblèrent ;
l’une
après
l’autre,
de grosses larmes transparentes roulèrent
de ses yeux ternes.
La mère
la prit dans ses bras ;
elle eut un rire silencieux, doucement fière
de la victoire de son cœur…
Quand les deux femmes se quittèrent,
Lioudmila regarda Pélaguée
en face et demanda à
voix basse :
—
Savez-vous qu’il
fait bon être
avec vous ?
Et elle se répondit
à
elle-même :
—
Oui !
On dirait qu’on
est sur une haute montagne à
l’aurore…
XXIX
Dans la rue, l’air
sec et glacial enveloppait le corps, prenait à
la gorge, picotait les narines, et on suffoquait à
le respirer. Tout à
coup, la mère
s’arrêta
et regarda autour d’elle :
tout près,
au coin de la rue, il y avait un cocher coiffé
d’une
casquette poilue ;
plus loin, un homme marchait le dos voûté,
la tête
dans les épaules ;
un soldat courait et bondissait en se frottant les oreilles.
« On
l’aura
envoyé
acheter quelque chose à
la boutique ! »
pensa-t-elle ;
elle écouta
avec satisfaction le bruit sonore et jeune de la neige qui grinçait
sous ses pas ;
elle fut bientôt
à
la gare ;
le train n’était
pas encore formé ;
cependant, il y avait déjà
beaucoup de monde dans la salle d’attente
de troisième
classe, enfumée
et crasseuse. Le froid avait chassé
là
les ouvriers du chemin de fer ;
des cochers et des individus mal vêtus,
sans feu ni lieu y venaient aussi se chauffer. Il y avait également
des voyageurs :
quelques paysans, un gros marchand en pelisse de genette, un prêtre
avec sa fille au visage pâle,
cinq ou six soldats, des bourgeois affairés.
On fumait, on parlait, on buvait de l’eau-de-vie
ou du thé.
Près
du buffet, quelqu’un
riait avec éclat ;
des nuages de fumée
planaient au-dessus des têtes.
La porte grinçait
en s’ouvrant
et quand on la fermait avec fracas les vitres tremblaient et résonnaient.
Une odeur de tabac et de poisson salé
frappait violemment les narines.
La mère
s’assit
près
de la porte, bien en évidence,
et attendit. Quand quelqu’un
entrait, une bouffée
d’air
froid soufflait sur elle ;
la sensation était
agréable ;
elle respirait alors à
pleins poumons. Des gens lourdement vêtus,
chargés
de paquets, apparaissaient ;
ils s’accrochaient
à
la porte avec maladresse, juraient, jetaient leur fardeau à
terre ou sur un banc, puis enlevaient le givre du col de leur pardessus et de
leurs manches, essuyaient leur barbe ou leur moustache en grommelant…
Un jeune homme, qui portait une valise jaune, entra
et, promenant autour de lui un coup d’œil
rapide, se dirigea droit vers la mère :
—
À
Moscou ?
demanda-t-il à
mi-voix.
—
Oui !
chez Tania !
—
Voilà !
Il plaça
la valise sur le banc à
côté
d’elle,
tira une cigarette de sa poche, l’alluma
rapidement et sortit par une autre porte après
avoir légèrement
soulevé
sa casquette. La mère
caressa de la main le cuir froid de la valise et s’y
appuya ;
satisfaite, elle se mit à
examiner le public. Un instant après,
elle se leva et s’assit
sur un autre banc, plus près
de la sortie. Elle portait la valise avec aisance ;
la tête
haute, elle regardait les visages qui passaient sous ses yeux.
Un homme, vêtu
d’un
paletot court, la tête
enfouie dans son col relevé,
la heurta et s’écarta
sans mot dire, portant la main à
sa casquette. Il sembla à
la mère
qu’elle
l’avait
déjà
vu, elle se retourna :
il l’observait
d’un
œil.
Cet œil
clair transperça
Pélaguée
et fit trembler la main qui tenait la valise, comme si son fardeau se fût
alourdi brusquement.
—
Où
l’ai-je
vu ?
se demanda-t-elle pour chasser la sensation désagréable
qui montait dans sa poitrine puis à
sa gorge, lui remplissant la bouche d’une
amertume sèche.
Une envie irrésistible
de se retourner et de regarder encore une fois saisit la mère :
l’homme
était
toujours à
la même
place ;
il se tenait tantôt
sur un pied, tantôt
sur l’autre,
et semblait indécis.
Il avait passé
la main droite entre les boutons de son pardessus ;
l’autre
était
dans sa poche, ce qui faisait paraître
son épaule
droite plus haute que la gauche…
Sans se hâter,
Pélaguée
s’approcha
d’un
banc, s’assit
lentement, avec précaution,
comme si elle eût
craint de déchirer
quelque chose en elle. Mise en éveil
par un pressentiment aigu de malheur, sa mémoire
lui présenta
deux clichés
de cet homme :
le premier datait du jour de l’évasion
de Rybine, l’autre,
de la veille. Au tribunal, elle avait vu à
côté
de cet individu l’agent
de police auquel elle avait donné
de fausses indications au sujet du chemin que Rybine avait pris. On la
connaissait, on la surveillait, c’était
certain !
—
Suis-je prise ?
se demanda-t-elle. Et elle se répondit
en tressaillant :
–
Peut-être
y a-t-il encore… Non, je suis prise, il n’y
a rien à
faire…
Elle regarda autour d’elle
et ne vit rien de suspect. L’une
après
l’autre,
comme des étincelles,
des idées
s’enflammaient
et s’éteignaient
dans son cerveau.
—
Laisser la valise ?… m’en
aller ?
Mais aussitôt
une autre étincelle
brilla, plus vive :
—
La parole de mon fils… la jeter !
Dans des mains pareilles !
Elle serra la valise contre elle.
—
Si je la prenais !… Si je courais !…
Ses pensées
lui paraissaient étrangères ;
il lui semblait que quelqu’un
les lui introduisait de force dans le cerveau. C’étaient
comme des brûlures
qui rongeaient douloureusement sa tête
et son cœur,
l’éloignant
d’elle-même,
de Pavel, de tout ce qui s’était
déjà
confondu avec son cœur.
Elle sentait qu’une
force hostile l’oppressait
avec obstination, accablait ses épaules
et sa poitrine, l’abaissait
en la plongeant dans une terreur froide. Les veines de ses tempes se gonflèrent,
une chaleur monta à
la racine de ses cheveux.
Alors, d’un
seul effort vigoureux qui la souleva tout entière,
elle éteignit
en elle toutes ces lueurs faibles, lâches
et rusées,
en se disant avec autorité :
—
Ne fais pas honte à
ton fils !
Ses yeux rencontrèrent
un regard timide et désolé.
L’image
de Rybine passa dans sa mémoire.
Ces quelques instants d’hésitation
semblaient avoir tout raffermi en elle. Son cœur
battit plus régulièrement.
—
Que va-t-il arriver ?
se demanda-t-elle en regardant autour d’elle.
L’espion
avait appelé
un garde ;
il lui chuchotait quelque chose en la désignant
d’un
coup d’œil.
Le garde examina la mère
et recula. Un autre garde s’approcha,
prêtant
l’oreille
à
la conversation. C’était
un vieillard robuste à
cheveux gris ;
il portait toute la barbe. Il fit un signe de tête
à
l’espion
et s’avança
vers le banc sur lequel la mère
était
assise ;
l’espion
disparut soudain.
Le vieillard marchait sans se hâter,
en scrutant attentivement de ses yeux irrités
le visage de Pélaguée.
Elle recula tout au fond du banc.
—
Pourvu qu’on
ne me batte pas !… pourvu qu’on
ne me batte pas !…
Il s’arrêta
près
d’elle
et, après
un silence, demanda d’une
voix sévère :
—
Que regardes-tu ?
—
Rien…
—
C’est
bon… voleuse !
Tu es déjà
vieille et tu fais ce métier-là !…
Il sembla à
la mère
que ces paroles la souffletaient. Irritées
et rauques, elles faisaient mal, comme si elles eussent déchiré
les joues, arraché
les yeux…
—
Moi ?
Une voleuse ?
Tu mens !
cria-t-elle de toute la force de ses poumons.
Tout ce qui l’entourait
se mit à
chanceler dans le tourbillon de son indignation ;
son cœur
était
étourdi
par l’amertume
de l’injure.
Elle saisit la valise qui s’ouvrit.
—
Regarde !
Regardez tous !
s’écria-t-elle
en se levant et en agitant au-dessus de sa tête
un paquet de proclamations. À
travers le bourdonnement de ses oreilles, elle entendait les exclamations des
gens qui accouraient de tous côtés.
—
Qu’y
a-t-il ?
—
Voilà
l’agent
de la police secrète…
—
Qu’est-ce
que c’est ?
—
On dit qu’elle
a volé…
—
Cette femme-là ?
—
Et elle crie…
—
Aïe !
aïe !
Elle a l’air
si respectable !
—
Qui a-t-on arrêté ?
—
Je ne suis pas une voleuse !
répéta
la mère
à
pleine voix et en se calmant peu à
peu à
la vue des curieux qui l’entouraient
d’un
cercle compact.
—
Hier, on a condamné
des prisonniers politiques… mon fils était
du nombre… C’est
Vlassov. Il a prononcé
un discours ;
le voilà !
J’allais
le porter aux gens pour qu’ils
le lisent et réfléchissent
à
la vérité…
Quelqu’un
ayant tiré
avec précaution
un des feuillets qu’elle
tenait à
la main, elle agita les autres et les lança
dans la foule.
—
Il n’y
a pas de risque qu’on
te fasse des compliments pour les avoir distribués !
s’écria
une voix craintive.
—
Gare !
que va-t-il arriver !
reprit une autre voix.
Pélaguée
voyait qu’on
s’emparait
des papiers, qu’on
les cachait dans les poches, dans les poitrines. Elle reprit de nouveau
courage. Elle prenait des liasses de feuillets dans la valise et les lançait
à
droite et à
gauche, dans les mains avides et prestes.
—
Savez-vous pourquoi on a condamné
mon fils et tous ceux qui étaient
avec lui ?
Je vous le dirai !
Croyez-en mon cœur
de mère !
Hier on a condamné
des gens parce qu’ils
vous apportaient à
tous la vérité
sainte !
Hier j’ai
appris que cette vérité
avait triomphé…
personne ne peut lutter avec elle, personne !
La foule, qui gardait un silence étonné,
devenait de plus en plus dense, entourant la mère
d’un
anneau de corps vivants.
—
La pauvreté,
la faim et la maladie, voilà
ce que le travail nous donne !
Tout est contre nous. De jour en jour nous crevons de travail, nous souffrons
de la faim et du froid, toujours dans la boue et dans la tromperie ;
et ce sont d’autres
qui se gavent et se divertissent au prix de notre labeur !… Comme des chiens à
l’attache,
on nous retient dans l’ignorance ;
nous ne savons rien, et dans notre poltronnerie, nous avons peur de tout !
Notre vie, c’est
une nuit, une nuit sombre !
C’est
un affreux cauchemar. N’est-ce
pas vrai ?
—
Oui !
répondirent
sourdement quelques voix.
—
Ferme-lui la bouche !
La mère
aperçut
derrière
la foule l’espion
accompagné
de deux gendarmes ;
elle se hâta
de distribuer les derniers paquets ;
mais quand sa main arriva à
la valise elle sentit le contact d’une
autre main.
—
Prenez tout, prenez tout !
dit-elle en se penchant. Pour transformer cette vie, pour délivrer
tous les hommes, pour les ressusciter d’entre
les morts, comme moi, j’ai
ressuscité,
il est venu des gens, des enfants de Dieu qui sèment
dans la vie la sainte vérité.
Ils agissent en secret, car, vous le savez bien, personne ne peut dire la vérité
sans être
poursuivi, étranglé,
jeté
en prison, mutilé.
La vérité
de la vie et la liberté
sont des ennemis à
jamais irréconciliables
de ceux qui nous gouvernent, de ceux qui nous oppriment. Ce sont des enfants,
ce sont des êtres
purs et lumineux qui vous apportent la vérité.
Grâce
à
eux, elle viendra, dans notre pénible
existence, elle nous réchauffera
et nous animera ;
elle nous délivrera
de l’oppression
des autorités
et de tous ceux qui leur ont vendu leur âme !
Croyez-le !
—
Bravo, la vieille !
cria-t-on.
Quelqu’un
se mit à
rire.
—
Dispersez-vous, hurlèrent
les gendarmes, en écartant
brutalement la foule. Les groupes reculaient en maugréant,
emprisonnant les gendarmes de leur masse et les gênant,
sans le vouloir, peut-être.
Cette femme aux cheveux gris, au regard franc et à
l’air
de bonté,
les attirait ;
détachés
les uns des autres, isolés
par la vie, ils se confondaient maintenant en un tout, réchauffés
par l’ardeur
de cette parole que beaucoup attendaient sans doute depuis longtemps. Ceux qui étaient
le plus près
de la mère
restaient silencieux. Pélaguée
voyait leurs regards attentifs fixés
sur elle et sentait leur souffle tiède
sur sa figure.
—
Monte sur le banc !
lui cria-t-on.
—
Va-t’en,
la vieille !
—
On va te pendre !
—
Ah !
quelle insolente !
—
Parle vite !
ils viennent !
—
Faites place !
Circulez !
criaient les gendarmes, qui approchaient.
Maintenant nombreux, ils écartaient
la foule avec plus de violence encore ;
les gens, bousculés,
s’accrochaient
les uns aux autres. Il semblait à
la mère
qu’il
y avait un bouillonnement autour d’elle,
que cette foule était
prête
à
la comprendre et à
la croire. Elle aurait voulu dire à
la hâte
tout ce qu’elle
savait, toutes les pensées
puissantes qui montaient harmonieusement, sans effort, du tréfonds
de son cœur ;
mais la voix lui manquait, il ne s’échappait
de sa poitrine que des sons rauques, déchirés,
tremblants.
—
La parole de mon fils, c’est
la parole pure d’un
fils du peuple, d’une
âme
intègre !
Vous reconnaîtrez
les gens intègres
à
leur audace ;
ils sont intrépides
et se sacrifient à
la vérité,
quand elle l’exige !
Des yeux juvéniles
la regardaient à
la fois avec enthousiasme et terreur…
Elle reçut
un coup dans la poitrine ;
chancela et tomba sur le banc. Au-dessus des têtes
s’agitaient
les mains des gendarmes, qui empoignaient les assistants par la nuque ou les épaules,
les jetaient de côté,
arrachaient les casquettes et les lançaient
au loin. Les choses noircirent et vacillèrent
autour de Pélaguée,
mais elle domina sa fatigue et se servit encore du peu de voix qui lui restait.
—
Peuple, rassemble tes forces en une force une !
La grande main rouge d’un
gendarme s’abattit
sur son cou et la secoua.
—
Tais-toi !
De la nuque, elle vint frapper le mur ;
pendant un instant, son cœur
fut enveloppé
d’une
buée
de terreur brûlante,
mais cette vapeur se dissipa aussitôt
sous l’ardeur
de la flamme intérieure.
—
Marche !
dit le gendarme.
—
… N’ayez
peur de rien !
Il n’y
a pas de souffrance pire que celle que vous éprouvez
toute votre vie…
—
Tais-toi !
te dis-je, cria le gendarme en la prenant par le bras et en la tirant en avant.
Un second gendarme s’empara
de son autre bras.
—
… Il n’y
a pas de souffrance plus amère
que celle qui, jour après
jour, dévore
le cœur
et dessèche
la poitrine…
L’espion
se précipita
au-devant d’elle
et brandissant son poing devant le visage de la mère,
cria d’une
voix aiguë :
—
Tais-toi, canaille !
Les yeux de Pélaguée
s’élargirent
et étincelèrent ;
sa mâchoire
trembla. Collant ses pieds à
la dalle glissante, elle cria :
—
On ne tue pas une âme
ressuscitée.
—
Chienne !
D’un
court élan,
l’espion
la frappa au visage.
—
C’est
bien fait pour cette vieille charogne !
cria une voix.
Quelque chose de noir et de rouge aveugla un instant
la mère ;
la saveur salée
du sang lui remplit la bouche.
Une explosion d’exclamations
la ranima :
—
Vous n’avez
pas le droit de frapper !
—
Camarades !
—
Qu’est-ce
que cela ?
—
Ah !
coquin !
—
Donne-lui en !
—
… Ce n’est
pas avec du sang qu’on
noie la raison !…
On la poussait dans le dos, dans le cou, on la
frappait à
la tête,
à
la poitrine ;
tout vacillait et s’évanouissait
dans le sombre tourbillon des cris, des hurlements, des coups de sifflets.
Quelque chose d’épais
et d’assourdissant
pénétrait
dans ses oreilles, remplissait sa gorge et l’étouffait.
Le sol s’effondrait
sous ses jambes qui ployaient, son corps frémissait
sous les brûlures
de la douleur ;
alourdie, affaiblie, la mère
chancelait. Mais elle apercevait autour d’elle
des yeux nombreux brillant du feu hardi qu’elle
connaissait bien et qui était
cher à
son cœur.
On la poussa vers la porte.
Elle dégagea
une de ses mains, et s’accrocha
au montant.
—
… On n’éteindra
pas la vérité
même
sous des mers de sang…
On la frappa à
la main.
—
… Vous n’amasserez
que de la rancune, fous que vous êtes !
et cette rancune, cette haine vous submergera !…
Le gendarme la saisit à
la gorge d’une
étreinte
toujours plus violente.
Elle râla :
—
Les malheureux…
Quelqu’un
lui répondit
par un sanglot prolongé.
FIN
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