C’est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase pour le syndicat
des imams tunisiens, le conduisant à lancer un appel au boycott aussi
retentissant qu’inhabituel !
Vent debout contre la cherté du Hajj,
qu’une nouvelle taxe abusive de 200 euros imposée par les gardiens du
temple saoudiens rend prohibitive, les hauts dignitaires religieux de Tunisie,
déjà très critiques envers l’implication du royaume wahhabite dans des
conflits mortifères avec des pays musulmans, ont estimé que “trop, c’est
trop !”.
Et pour mieux faire entendre leur vif mécontentement,
ils ont décidé, unis comme un seul homme, de se tourner vers le Mufti de
la République, Othmane Battikh, afin de demander l’annulation pure et
simple de la saison de pèlerinage pour leurs compatriotes.
« L’Arabie Saoudite utilise l’argent du Hajj dans l’agression contre des pays musulmans, comme la Syrie
et le Yémen, ce qui est contraire à la loi islamique », condamne
vigoureusement Fadhel Achour, le secrétaire général du syndicat, avant
d’appuyer là où le bât blesse cruellement : « le prix du pèlerinage est
faramineux, alors que la Tunisie se débat dans une crise économique ».
Leur
appel au boycott a certes fait l’effet d’un coup de tonnerre dans un
ciel tunisien assombri par la crise économique, mais aura-t-il la forte
résonance escomptée auprès des autorités tunisiennes ? Rien n’est moins
sûr… Pourtant, c’était bien l’effet recherché par des imams qui sont
d’autant plus ulcérés par le coût toujours plus excessif du Hajj, qu’ils
sont pleinement conscients des difficultés dans lesquelles se démènent
quotidiennement leurs concitoyens.
https://oumma.com/les-imams-tunisiens-appellent-au-boycott-du-hajj-2018/
samedi 30 juin 2018
samedi 23 juin 2018
La théologie de la libération de Ali Shariti
La théologie de la libération
de Ali Shariti
Le parcours de Ali Shariati (1939-1977) est
sensiblement différent de celui de Motahhari. Shariati n’a pas suivi des études
dans un institut théologique mais à la faculté de lettres de l’université de
Téhéran. Contrairement à Motahhari qui n’a jamais étudié à l’étranger, Shariati
à poursuivi ses études de sociologie et d’histoire des religions à Paris. Mais
de retour en Iran, il sera tout comme
Motahhari exclu de l’université pour ses positions politiques. Tout en
participant dès sa jeunesse au mouvement nationaliste dirigé par le Dr
Mossadegh, Shariati fait partie du mouvement du renouveau islamique « Les
adorateurs socialistes de Dieu ».
Ainsi dès le départ, Shariati se distingue par une
sorte de synthèse entre islamisme et nationalisme révolutionnaire. Il fut
durant les années 60 et 70 le représentant de l’islamisme radical de gauche
dans les rangs de la jeunesse iranienne. Son engagement politique lui a valu
prison, torture et exil. Sa mort prématurée, en Angleterre, en 1977, à l’âge de
quarante-quatre ans, dans des conditions suspectes, n’a jamais été élucidée
mais de nombreux observateurs l’attribuent à la police secrète du Shah, la
Savak. Elle fut en tous cas une grande perte pour le mouvement de renouveau
islamique et plus généralement le mouvement de libération en Iran lorsqu’on
sait combien ses positions auraient pu influencer les débats ultérieurs qu’a
connus la révolution iranienne.
Parti de positions national-révolutionnaires
anti-impérialistes, Shariati a trouvé dans l’islaml’inspiration qui lui a permis de se
façonner une conception indépendante à l’égard des deux blocs qui
s’affrontaient durant la guerre froide. Bien avant son séjour d’études en
France, Shariati s’est familiarisé avec les grands courants philosophiques qui
pouvaient inspirer une résistance anticapitaliste comme le marxisme et
l’existentialisme. Même lorsqu’il soulève leurs contradictions internes ou leur
désaccord avec la conception islamique du monde, Shariati n’hésite pas à en
emprunter une approche méthodologique, voire une analyse circonstanciée de
certains phénomènes sociaux et politiques. Shariati ne s’est pas seulement
intéressé au grands auteurs européens mais aussi à des auteurs qui ont été
marqués particulièrement par l’expérience de la colonisation /décolonisation
comme Frantz Fanon qu’il a traduit en persan.
Pour Shariati, « l’intellectuel
authentique » qu’il soit religieux ou laïc est celui qui se tient sur le
champ de bataille intellectuel, social et politique pour le changement
révolutionnaire : « Si tu n’es pas sur le champ
de bataille, peu importe que tu sois à la mosquée ou au bar ». Chez
Shariati, la libération ne dépend pas essentiellement de la renaissance de la
pensée religieuse. Il s’agissait plutôt d’une reconstruction d’une
« identité irano-islamique » . L’élément religieux et civilisationnel
est solidairement lié aux autres éléments constitutifs de la société et de la
nation iranienne.
C’est ce facteur qui l’amène à considérer que le rôle
de l’intellectuel musulman-laïc est aussi décisif que celui de l’intellectuel
religieux membre du clergé dans le processus de changement révolutionnaire dans
la mesure où l’intellectuel musulman-laïc est situé au point de contact
conflictuel entre la société iranienne musulmane et le système de domination
moderne. A cet égard, l’intellectuel musulman-laïc est le mieux placé pour
exprimer les aspirations de la société musulmane et combattre en connaissance
de cause les aspects oppressifs du système capitaliste moderne.
C’est la prise de conscience du fait que la lutte de
libération ne saurait ignorer le facteur culturel et religieux qui conduit
Shariati à s’ouvrir à la dimension théologique. C’est ce qui fait écrire à John
Esposito que « Shariati prêche ce qu’on peut appeler
une théologie de la libération qui concilie une réinterprétation de la croyance
islamique avec une pensée socio-politique moderne » (1). Sur
l’initiative de Motahhari, Shariati rejoint l’association islamique
« Huseynia Ershad » et participe à ses travaux de recherche et
d’enseignement. Cependant, la participation de Shariati aux activités de cet
institut ne l’a pas empêché de continuer à défendre ses positions originales, parfois
en opposition à Motahhari lui-même.
La principale originalité théologique de shariati fut
l’introduction de certain acquis méthodologiques empruntés aux sciences
sociales dans la critique historique des Ecritures. Les divergences
théologiques et idéologiques avec Motahhari n’ont jamais altéré leur amitié et
leur collaboration dans le cadre de cette association. L’ouverture de shariati
ne s’arrête pas aux questions de méthode.
Son rapport à la modernité et à l’occident rejoint la
démarche sélective de Motahhari. La renaissance musulmane ne peut se passer de
l’apport moderne occidental. Celui-ci est d’ailleurs présenté comme un acquis
universel et non seulement limité aux pays qui l’ont initié : « La civilisation contemporaine est la plus grandiose des
civilisations humaines…Apollo n’appartient pas en propre à l’Amérique, ni aux
blancs ou aux noirs, mais bien à la civilisation humaine tout entière »
(2). L’exigence de l’indépendance et de la renaissance
nationale ne signifie pas l’isolement par rapport au monde. L’Europe ou
l’occident ne peuvent être rejetés en bloc comme s’il s’agissait d’une doctrine
monolithique : « La condamnation par un
intellectuel de l’occidentalisation de sa société n’est légitime que s’il
possède une connaissance approfondie de la culture et de la civilisation
européenne, ainsi que de sa propre histoire, société, culture et
religion ».
Mais s’il fait la différence entre modernisation et
occidentalisation, Shariati n’en met pas moins en garde ses compatriotes contre
la tentation du mimétisme aveugle. Pour lui, la modernisation n’est pas un
produit technique. Elle ne saurait par conséquent se limiter à une opération
d’importation : « La civilisation et la
culture ne sont pas de produits d’importation. Elles ne peuvent pas se déplacer
comme un poste de télévision ou de radio ou bien un réfrigérateur, d’un endroit
à l’autre et fonctionner à nouveau grâce à l’électricité. Elles exigent la
préparation du terrain, le travail de la terre, patience, recherche,
intelligence et vigilance de la part du cultivateur. Elles nécessitent la
transformation de l’homme, de la pensée, la connaissance de
l’environnement » (3)
Shariati reprend la principale critique adressée par
le réformisme musulman à la modernité occidentale, à savoir son glissement vers
une civilisation « matérialiste », finalement en contradiction avec
l’humanisme proclamé depuis la renaissance. Dans un texte aux accents marxiens,
Shariati écrit : « Voulant échapper à
l’oppression des puissants et des maîtres d’esclaves, l’homme se tourne vers
les grandes religions et écoute les prophètes : Mais il ne souffre les
combats et les martyres que pour devenir la proie des mages, des khalifes, des
brahmanes, et, pire encore, du noir et mortel chaos de l’Eglise médiévale … Des
générations se sont battues et sacrifiées pour susciter une renaissance, pour
mobiliser l’humanité dans la conquête de la science et de la liberté, afin
d’être libérée de tout ce qu’elle a dû souffrir au nom de la religion … Gagnée
au libéralisme, l’humanité a choisi la démocratie à la place de la théocratie,
comme clé de libération. Elle a été piégée par un capitalisme pur et dur dans
lequel la démocratie s’est avérée aussi décevante que la théocratie. Le
libéralisme se révèle un régime dans lequel la liberté n’existe que pour « les
cavaliers » rivalisant de coups de main et de pillages » (4).
Le processus de déshumanisation du capitalisme
contemporain, fondé sur une logique d’exploitation, est inséparable de
processus historique de déculturation d’où l’importance accordée à la marginalisation
de la religion dans la vie sociale : « Sous prétexte
d’attaquer le fanatisme, les puissances coloniales, ont, au début de leur
histoire surtout, combattu la religion… Elles ont lancé des assauts contre la
tradition, afin de produire un peuple sans histoire, sans racines, sans
culture, sans religion, et sans plus aucune forme d’identité » (5). Il
y aurait donc chez Shariati un rapport direct entre la tendance à
l’exploitation générale du capitalisme d’une part et la tendance à la
déculturation-despiritualisation de l’homme d’autre part, car des peuples sans
histoire et sans culture sont plus facilement exploitables.
Michael Amaladoss a fait ressortir cette corrélation
en ces termes : « La relation
d’injustice et d’inégalité entre les quelques puissants et la masse des démunis
sans pouvoir représente une structure fondamentale de la société humaine à
toutes les époques, bien que les moyens et les expression de cette relation de
domination aient pu varier dans le temps…Shariati développe avec plus de détails
les oppressions de l’impérialisme contemporain, avec la domination économique
et l’effort pour faire des gens de simples consommateurs. Comme aiguillon pour
ce processus, il y a une campagne de diffusion d’une culture matérialiste et
uniforme. Corrélativement, il y a l’effort pour enlever aux gens leurs racines
culturelles et religieuses dans leur propre tradition. Shariati sent combien
arracher les gens à leurs racines culturelles revient à les priver de leur
identité et de leur humanité, pour en faire des objets d’exploitation
commode »(6).
La théologie de libération de Shariati incorpore
l’élément central de l’approche islamique qui considère que l’humanisme est
impossible sans la dimension spirituelle constitutive de l’homme : « Le vrai humanisme est un ensemble de valeurs divines au cœur
de l’homme, constituant son héritage moral, culturel et religieux ». Ceux
qui voient une contradiction entre religion et libération ne saisissent pas la
dialectique du Tawhid (l’unicité) en islam : l’adoration du dieu unique
signifie rejet de tout shirk (associationnisme) et par conséquent le rejet de
l’idéalisation de tout autre chose que dieu : la matière, l’argent, le
pouvoir, etc. Par ailleurs le rapport des hommes au dieu unique fonde leur
égalité radicale sur laquelle les théologiens musulmans de la libération
devraient construire leur discours politique égalitariste.
M.Amaladoss commente très justement cette dialectique
du Tawhid à l’œuvre chez Shariati : « A l’affirmation du dieu
unique, correspond au commencement une société unifiée dans l’égalité et la
justice. Cette unité sociale une fois brisée en différentes classes et groupes,
le polythéisme a fait son apparition dans les sphères religieuses. Ce qui
signifie que combattre l’inégalité et l’injustice dans le monde devient un
devoir religieux, parce que c’est en réalité s’attaquer au polythéisme et à
l’idolâtrie » (7). Cependant, le rejet du polythéisme et
de ses formes contemporaines ne conduit pas Shariati à tourner le dos à la
civilisation matérielle et l’exigence de modernisation.
L’islam permet d’affronter le monde mais n’admet
aucune fuite du monde aussi injuste soit-il. Réalisme et spiritualisme ne
s’excluent pas en islam. Shariati le rappelle avec force : « l’islam est une religion réaliste : il aime la nature,
la force, la beauté, la richesse, l’abondance, le progrès et la satisfaction
des besoins humains…plutôt que préoccuppée de métaphysique et de mort, sa
production littéraire s’intéresse à la nature, la vie, le monde, la société et
l‘histoire »(8).
Notes
(1) Cité par N.YAVARI-D’HELLENCOURT :
Modernisation autoritaire en Turquie et en Iran, Paris, L’Harmattan, 1989, p.
89
(2) Op.cit, p.97
(3) Op.cit, p.98
(4) Ali
SHARIATI : Marxism and other western fallacies, Mizan press, Berkley,1980
(5) Ali SHARIATI :
What is to be done ? p. 31
(6) Michael AMALADOSS : Vivre en liberté,
Bruxelles, Lumen Vitae, 1998, p.190
(7) Op.cit,
p.188
(8) Ali
SHARIATI : What is to be done ? p. 43
*
https://oumma.com/la-theologie-de-la-liberation-de-ali-shariati/
jeudi 21 juin 2018
Malcolm X, révolutionnaire noir aux USA, assassiné le 21 février 1965
Malcolm X, révolutionnaire
noir aux USA, assassiné le 21 février 1965
samedi 17
mars 2018.
Préambule :
La vie
politique de Malcolm X et le développement de la révolte noire aux Etats-Unis
dans les années 1950-1960 sont au cœur de nombreux débats actuels. Sans
analogie historique directe avec la situation très différente de la France
contemporaine, il est de fait que la personnalité de Malcolm X, son parcours et
son engagement pour la révolution noire sont (re)devenus des thèmes et des
référence pour nombre de militant-e-s, et en France en particulier dans la
mouvance politique de la critique du post-colonialisme. Il n’est pas inutile
par conséquent de préciser un peu le portrait de ce leader révolutionnaire
noir. D’autant qu’autour de son parcours peuvent en effet être posées nombre de
questions actuelles importantes sur les oppressions. Plus précisément ce parcours
est susceptible de contribuer au débat actuel complexe autour de l’articulation
entre les différentes oppressions dans une perspective révolutionnaire. Mais
pour cela il peut être utile de l’inscrire dans une histoire plus longue de la
question noire aux E.-U. Et notamment à partir de l’apport des
marxistes-révolutionnaires sur cette histoire.
L’exposé qui
suit n’est pas un travail d’historien spécialiste, c’est un exposé militant
fondé sur des lectures d’ouvrages élémentaires en langue française ou traduits
en langue française.
A) Malcolm X, révolutionnaire noir aux USA, assassiné
le 21 février 1965
1/ Les conditions historiques de la question noire aux
Etats-Unis
La guerre
civile américaine de 1861-1865, et son issue en ce qui concerne la position des
noirs dans la société américaine, crée les conditions de la question noire aux
Etats-Unis telle qu’elle se pose jusque dans les années 1950-1960. On peut donc
dire que la grande révolte noire des années 1960 est en partie la résultante de
conditions historiques qui se sont créées un siècle plus tôt avec la guerre
civile entre le Nord et le Sud, l’abolition de l’esclavage, puis la création
d’une situation coloniale nouvelle, dans laquelle les Afro-Américains en
cessant d’être esclaves, ne cessent pas d’être un groupe subissant une forme
particulière d’oppression coloniale, qu’on peut caractériser comme un
« colonialisme domestique », c’est à dire un colonialisme subi à
l’intérieur du pays colonisateur. Lequel s’accompagne évidemment d’un racisme
extrêmement brutal.
La victoire
du Nord « abolitionniste » sur le sud esclavagiste n’aboutit pas à la
construction d’une nation américaine multi-raciale, intégrée et démocratique.
Au contraire elle a donné lieu à une alliance nouvelle entre les classes
dominantes du Nord et du Sud. Au travers de cette alliance la conquête du Sud
par le Nord s’est opérée sur la base d’un compromis social et politique qui
visait notamment à conserver la grande propriété blanche. Concrètement le
blocage de toute réforme agraire sérieuse dans le sud (càd le blocage de tout
partage, même limité, de la terre) et plus largement de toute réforme sociale
mettant en cause le pouvoir économique des grands propriétaires blancs, se
combine avec la mise en œuvre d’un système de domination politique fondé sur la
ségrégation et la discrimination des Afro-Américains. C’est un système
d’apartheid social et politique pour les noirs combiné à des formes
semi-esclavagistes (ou proto-capitalistes) d’exploitation économique (notamment
le métayage).
Historiquement
cette alliance entre les classes dominantes blanches du Nord et du Sud a pris
la forme d’un compromis politique dans les années 1870-1880 entre le parti
Républicain représentant alors les grands intérêts industriels du Nord et le
parti Démocrate influent au Sud où il représente les intérêts de l’oligarchie
blanche. Ce compromis (Hayes/Tilden) se traduit par la concession faite au
« Sud » d’une autonomie relative dans l’administration de ses
affaires. Le compromis garantissait à la classe dominante blanche du Sud une
certaine autonomie politique et la non-intervention dans sa politique raciale
tout en lui reversant une part des bénéfices du nouvel ordre économique en
contribuant au développement de ses infrastructures. En retour le Sud se
soumettait au leadership politique du Nord et admettait son statut de
périphérie dominée.
L’existence
d’un système de domination complexe et hiérarchisé à la fois du point de vue
politique, du point de vue économique et du point de vue spatial, s’intégrait
parfaitement aux intérêts de l’oligarchie industrielle et financière du Nord.
C’était un système fonctionnel pour l’administration et la maîtrise d’un très
vaste ensemble géographique, économique, politique et social. Un système dans
lequel le racisme avait aussi une fonctionnalité propre y compris pour
l’oligarchie industrielle et financière du Nord, dans l’administration de ses
intérêts de classe face au prolétariat émergent. Dans les années 1870-1880 on
assiste au développement de la terreur blanche non seulement dans le Sud, mais
dans tous les Etats-Unis, incarnée notamment par le KKK, et à la mise en place
dans le Sud essentiellement des législations dites « Jim Crow »,
c’est à dire de l’ensemble des codes officiels de ségrégation et de
discrimination mis en place progressivement par les différents états sudistes.
Ainsi la
Guerre Civile américaine aboutit en définitive une douzaine d’années après la
défaite du Sud à la construction d’une nation blanche intégrée dans laquelle la
terreur raciste, la discrimination politique et sociale des noirs, leur
surexploitation et leur ségrégation sont des socles fondamentaux et extrêmement
résistants. Réciproquement c’est ce qui fait que la question noire aux
Etats-Unis est non seulement une question « raciale » et sociale,
mais qu’elle a « une forte tendance à devenir une question
nationale » (L.Trotsky, 1933, discussion de Prinkipo avec les
représentants de l’opposition de gauche américaine). En effet la condition des
Afro-Américains favorise aussi l’émergence d’une conscience nationale noire aux
Etats-Unis. Conscience nationale dont Malcolm X est justement le représentant
le plus marquant dans les années 1950-1960. C’est à dire qu’elle favorise
l’expression d’une aspiration à l’indépendance, qu’elle pousse à une conscience
d’indépendance potentiellement révolutionnaire, de la part des noirs
d’Amérique. Quand elle est posée sérieusement, dans le contexte qui prévaut
encore dans les années 1960, la question de l’émancipation des noirs d’Amérique
pose aussi celle de leur auto-détermination en tant que groupe opprimé et
dominé.
2/ L’émergence de masse du « nationalisme
noir » au XXe siècle
Sur le plan
historique et aussi social il est important de constater que le séparatisme,
c’est à dire la perspective plus ou moins clairement posée de former une nation
séparée, ont été une des expressions politiques radicales du prolétariat urbain
noir dès le début du XXe siècle. Le premier mouvement de masse noir de tendance
nationaliste est dans les années 1910 à 1930, un mouvement séparatiste prônant
le « retour ». Il s’agit de l’UNIA (Association Universelle pour
l’amélioration du sort des noirs) de Marcus Garvey (aussi appelée
« mouvement Garvey »).
Alors que la
paysannerie noire se transforme en prolétariat urbain en émigrant massivement
vers le Nord et l’Est industriels, l’UNIA est le mouvement qui cristallise,
sous la forme du séparatisme, certaines des aspirations les plus radicales de
cette classe émergente de prolétaires urbains noirs en matière de rejet de la
société blanche oppressive. Le peuple afro-américain se concentre et
s’homogénéise dans les grands ghettos urbains noirs du Nord, de la côte Est et
de la Californie. Cela favorise le renforcement de la cohésion sociale des
noirs et l’émergence d’une conscience nationale noire. Y compris au travers
d’expressions culturelles propres telles que la musique, la danse, le
théâtre... Harlem représente de ce point de vue une capitale à la fois
politique et culturelle du monde noir américain, et la sympathie pour le
radicalisme noir éprouvée par beaucoup de musiciens New Yorkais dans les années
1950-1960 (Théolonius Monk, Charlie Mingus... plus tard Archie Shep) n’est pas
anecdotique.
La
formidable expansion de l’UNIA dans les années 1920 s’enracine dans ces
conditions historiques nouvelles combinant la croissance du prolétariat urbain
noir et son émergence culturelle. CLR James [marxiste révolutionnaire
dominicain, militant de la IVe Internationale et du mouvement Pan-Africain,
auteur notamment d’une thèse sur « Les Jacobins noirs » et Toussaint-Louverture
] déclare dans une discussion de 1939 avec Trotsky sur l’organisation du
mouvement noir aux E.-U. :
« Garvey
[ le leader de l’UNIA ] a lancé le mot d’ordre de retour à l’Afrique mais les
noirs qui l’ont suivi ne croyaient pas dans leur majorité qu’ils allaient
réellement retourner à l’Afrique ».
Trotsky
rebondit sur ce propos en déclarant :
« Les
noirs américains se sont rassemblés sous le drapeau du retour à l’Afrique parce
qu’il leur semblait une réalisation possible de leur propre désir d’une maison
à eux. Ils ne voulaient pas réellement aller en Afrique ? C’était
l’expression d’un désir mystique d’une maison où ils seraient libres de la
domination des blancs et dans laquelle ils contrôleraient leur propre destin.
C’était aussi un désir d’auto-détermination. »
Dans les
années 1950-1960 la montée du mouvement de la Nation de l’Islam sous la
direction de Elijah Muhammad auquel Malcolm X a adhéré, exprime la vitalité et
la persistance de cet esprit d’auto-détermination du peuple afro-américain et aussi
de cet esprit radical de résistance à l’oppression. Le nationalisme noir de la
NOI devient à la fin des années 1950 et au début des années 1960, au travers de
Malcolm X devenu son porte-parole le plus influent, le véhicule de masse d’un
rejet de la société américaine blanche par le prolétariat urbain noir.
3/ « Malcolm X vs MLK » :
intégrationnisme ou nationalisme dans les années 1950-1960
Ainsi dès
les premières années du XXe siècle, l’émergence et la diffusion d’une
conscience nationale noire et le séparatisme noir, expriment le désir
élémentaire du peuple afro-américain de sortir de l’oppression et de décider de
son destin collectif. Ils s’opposent en cela à l’intégrationnisme, autre
tendance historique du mouvement noir, pour qui la lutte contre l’oppression ne
remet pas en cause l’adhésion à la nation américaine.
Dans les
années 1950-1960 les deux pôles, « intégrationniste » ou
« nationaliste/séparatiste », coexistent depuis longtemps au sein de
la culture politique noire américaine, exprimant face à l’oppression des
aspirations et des réactions différentes. Aspiration à l’égalité dans la Nation
formée par les Etats-Unis ou aspiration à l’auto-administration et
éventuellement à l’indépendance en dehors de cette nation (séparatisme sous des
forme variées et plus ou moins concrètes). On peut dire que Malcolm X et Martin
Luther King représentent alors ces deux pôles opposés du mouvement noir pour
l’émancipation : le pôle intégrationniste est incarné par MLK, dirigeant
du mouvement des droits civiques au sein de la conférence des églises
chrétiennes du Sud (SLCC) et le pôle nationaliste noir est incarné par Malcolm
X, alors porte parole new-yorkais de la Nation de l’Islam. Les données
biographiques concernant Malcolm X, quand on les compare à celles de MLK,
éclairent les conditions qui ont favorisé, face à l’intégrationnisme,
l’émergence du nationalisme noir comme expression politique autonome des
Afro-Américains.
MLK est un
représentant de l’aile avancée de la bourgeoisie noire cultivée et
intégrationniste. Pasteur et fils de pasteur lui-même, c’est un
libéral-chrétien (libéral au sens particulier que donne à ce terme la culture
politique américaine). Le projet politique auquel il s’identifie est celui de
la pleine réalisation des promesses libérales et démocratiques de l’Amérique.
Sur le terrain directement politique son engagement illustre les limites
historiques de la bourgeoisie noire, son incapacité à traduire les aspirations
radicales des masses noires dans une perspective indépendante du pouvoir blanc.
La bourgeoisie noire à laquelle MLK appartient pleinement est numériquement
très faible, extérieure à la fois à la bourgeoisie blanche entièrement
dominante et aux masses noires. Elle nourrit un rêve d’intégration raciale qui
est peut être l’expression de cette positon « entre le marteau et
l’enclume ». Malgré le caractère très avancé, très progressiste dans le
contexte américain, de certaines de ses positions, MLK est un représentant de
cette bourgeoisie noire en ce qu’il subordonne la stratégie du mouvement des
droits civiques à une alliance avec les libéraux blancs, et surtout très
concrètement avec le Parti Démocrate. Parti sur lequel il entend peser et avec
lequel il entend faire alliance pour imposer des réformes au niveau fédéral.
Pour autant
on aurait tort de réduire le mouvement des droits civiques, d’essence
intégrationniste, et l’intégrationnisme dans son ensemble, à sa direction,
historiquement essentiellement bourgeoise et réformiste. Il recelait un
potentiel de mobilisation de masse considérable qu’illustrent les grandes
marches des années 1955 à 1965, et un potentiel de radicalisation lui aussi
considérable : ce que justement Malcolm X avait fort bien compris.
.
.
De son côté
Malcolm X est un représentant de ce radicalisme noir d’essence
nationaliste-séparatiste qui s’est progressivement ancré au XXe siècle parmi
les prolétaires urbains noirs. Un nationalisme noir qui est en pleine évolution
au cours des années 1960. Malcolm est né à Omaha, au Nebraska, en 192. Il est
le fils d’Earl Little, pasteur baptiste, prêcheur militant, membre du mouvement
Garvey (l’UNIA). Il a 4 ans lorsque la maison familiale est incendiée par les
racistes. Alors qu’il a 6 ans son père est assassiné dans des circonstances qui
font penser à une exécution par le KKK. A 13 ans alors que sa mère est internée
il est placé en centre de redressement à Mason, Michigan. Il s’inscrit au Lycée
et s’accroche : il est bon élève. Il veut devenir avocat. Sa
correspondance d’alors témoigne de ses aspirations et de son enthousiasme.
Trois ans plus tard, à 16 ans, il vit chez sa demi-soeur Ella dans le Ghetto de
Roxbury à Boston et bascule progressivement dans la délinquance. Son entrée en
délinquance est significative : elle correspond d’une certaine manière au
refus d’accepter la place sociale dominée qui lui est assignée par l’univers
raciste de l’Amérique blanche. Elle exprime certainement, comme pour des
milliers de jeunes noirs américains à l’époque, la tentative d’échapper, en
vivant dans les marges, au destin de déclassement et d’oppression auquel ils
sont promis. Il est dealer, cocaïnomane, joueur, proxénète, entôleur,
cambrioleur... Il forme un petit gang de voleurs à Harlem. A 21 ans (1946) il est
condamné pour vol à dix ans de prison. Il effectuera 6 ans. Il faudrait mesurer
ce que ce bref récit de vie recèle de « culture de sécession » dans
la famille et le milieu auxquels appartient Malcolm. Culture de refus de la
société blanche, culture de « marronage » et de révolte qui se
traduit par la volonté de se placer en dehors de la société américaine. En 1948
il adhère à la NOI certainement sur l’influence de ses frères et soeurs
(influence « nationaliste » persistante de son milieu familial).
Il abandonne
le nom de Little et devient Malcolm X. Il s’instruit et devient un militant de
la NOI en prison. Il y a à la fois rupture et continuité dans ce parcours qui
le conduit de la délinquance à la NOI. L’entrée à la NOI correspond à son
entrée en religion et en politique, elle exprime la politisation d’une révolte
certainement déjà fortement présente dans ses années de délinquance.
Politisation au sens aussi aussi où la révolte de Malcolm s’inscrit dès lors
dans une dimension collective et qu’elle porte désormais sur le destin
collectif du peuple afro-américain. Il déclarera aussi que cette adhésion l’a
empêché de devenir fou après l’assassinat par le feu des quatre petites filles
de Birmingham, Alabama.
De sa
prison, en 1950, il écrit à Truman pour dénoncer la guerre de Corée. Il sort de
prison en 1952 et devient rapidement l’un des porte-paroles les plus dynamiques
de la NOI. En 1954 il est nommé par Elijah Muhammad pasteur de la mosquée de
Harlem, la plus importante après celle de Chicago. C’est le début d’une
évolution politique très rapide qui va le conduire en une dizaine d’années de
la direction de la NOI à la rupture avec elle et à la fondation de sa propre
organisation : l’OUAA (Organisation de l’Unité Afro-Américaine). C’est à
dire une évolution qui va du séparatisme élémentaire et confus de la NOI,
mystique-sectaire et vague dans son contenu réel (fondation d’un état noir aux
Etats-Unis ? Retour à l’Afrique ?), à un nationalisme noir tourné
vers les masses, concret et révolutionnaire, au contenu international et
anti-impérialiste. Cette évolution est entamée dès la fin des années 1950 et au
début des années 1960. Alors qu’il est le porte-parole le plus influent de la
NOI, il donne une inflexion nouvelle à l’organisation, beaucoup plus militante,
contribuant à son ancrage dans la jeunesse noire notamment, et aussi beaucoup
plus politique et tiers-mondiste.
Le parcours
et les options des deux leaders que sont MLK et M.X concrétisent donc au début
des années 1960 des divergences politiques qui s’enracinent dans des milieux
sociaux et culturels différents et qui portent à la fois sur le degré de
radicalité des luttes à mener (la question de la violence en est une) et sur le
degré de rupture avec l’ordre américain par lequel passe l’émancipation des
noirs. L’opposition politique entre les deux leaders exprime le conflit de ces
tendances historiques du mouvement noir américain pour conquérir les masses
afro-américaines dans les années 1960.
4/ Le changement de contexte de la révolte noire au
milieu des années 1960
Or dans les
années 1963-1964 le contexte de la révolte noire change radicalement au plan
national et international.
Aux E.-U. on
assiste à une radicalisation, bien perçue par M.X, au sein même du mouvement
des droits civiques et notamment dans sa branche « jeune » : le
SNCC (Comité de coordination des étudiants), mais plus largement au sein du
C.O.R.E (Congress Of Racial Equality ) lui même. Cette radicalisation est le
produit de l’épuisement et du blocage de la stratégie du mouvement des droits
civiques après l’adoption des deux principales lois issues de la
mobilisation : le « civil rights act » et « le voting right
act ». Le blocage et la violence raciste persistent dans les états du Sud
malgré l’adoption de ces grandes lois d’égalité civique. La campagne pour
l’application du « voting right act » est très dure, en particulier
en Alabama et au Mississipi, et cause de nombreuses victimes parmi les
militants et les militantes : en Juin 1964 trois étudiants sont lynchés au
Mississipi... Puis en février-mars 1965 on assiste à la répression très
violente et la terreur blanche contre les marches organisées en Alabama par MLK
(marches de Selma et Montgomery) : assassinat par la police de J.L. Jackson
à Marion, assassinat du Révérend James Reeb (battu à mort par des racistes),
assassinat de la militante Viola Gregg Liuzzo par le KKK.
En 1964/1965
le contexte change aussi parce que les masses noires urbaines font irruption
sur la scène avec le déclenchement d’un long cycle d’émeutes urbaines contre le
racisme, les violences policières et la pauvreté (notamment sur la question du
logement et des loyers) dans les grands ghettos. En 1964 des émeutes éclatent à
Harlem, puis en août 1965 il y 6 jours d’émeute dans le ghetto de Watts (LA).
Ces émeutes inaugurent une série qui dure plusieurs années jusqu’à la fin des
années 1960 (1968-1970) et qui touche toutes les grandes villes du Nord, de
l’Est, de Californie et même le Sud Est (en Georgie le mouvement d’auto-défense
insurrectionnel de Robert Williams). Ce cycle de révoltes violentes correspond
à un contexte nouveau où la question sociale combinée à la question
« raciale » devient centrale. Un contexte où se combinent donc
étroitement révolte noire et révolte sociale, conflit national et conflit de
classe. Ce cycle d’émeutes exprime l’extension et la radicalisation de la
révolte noire aux Etats-Unis. Révolte au cœur de laquelle va émerger à une
échelle de masse le thème du Pouvoir Noir et de la Révolution noire.
Enfin le
contexte change parce qu’au plan international l’affrontement avec
l’impérialisme américain, déjà engagé à Cuba et en Afrique, prend une tournure
nouvelle avec la radicalisation du conflit viêt-namien et l’engagement
militaire de plus en plus massif des Etats-Unis et l’opposition de plus en plus
franche du mouvement noir à cette guerre, y compris MLK lui-même, càd l’aile
réformiste du mouvement (ce qui est tout à fait important).
5/ Malcolm X : vers une révolution noire
mondiale ?
Le parcours
de Malcolm X au cours des années 1960 s’inscrit donc dans le contexte de la
radicalisation de la révolte noire et de l’extension internationale de la
révolution anti-impérialiste. C’est ce contexte qui influence profondément son
évolution politique et sa compréhension du problème noir aux Etats-Unis et dans
le monde. Cette évolution relève à la fois de son analyse du mouvement des
droits civiques aux Etats-Unis et de l’intense activité internationale qu’il a
déployée dans les années précédant sa rupture avec la NOI et au cours même de
cette rupture. Les deux aspects se combinent pour amener chez Malcolm un effort
de reformulation des perspectives pour le nationalisme noir : à la fois en
alternative au séparatisme vague de la NOI et à l’intégrationnisme dominé politiquement
prôné par les dirigeants du Mouvements des Droits Civiques.
La question
de la violence est souvent citée comme l’élément principal de divergence avec
le mouvement intégrationniste qui a en effet adopté une stratégie de
non-violence. Du point de vue de l’intégrationnisme, en particulier dans le
Sud, cette stratégie est dictée par les rapports de force. Les noirs n’ont pas
la possibilité d’affronter physiquement le pouvoir blanc, ils seraient écrasés
[influence de Gandhi sur MLK, stratégie de dissuasion du faible au fort]. Mais
au-delà de cette dimension tactique, dont on peut en effet discuter, la
non-violence se combine à une stratégie d’alliance avec le Parti Démocrate et
le pouvoir fédéral qui est au cœur de la stratégie politique du mouvement. Il s’agit
d’obtenir l’appui du pouvoir fédéral et des libéraux blancs face aux racistes
du Sud. Le cœur de la critique de Malcolm porte sur cet aspect : il
conteste les alliances, non seulement au nom de l’indépendance du mouvement de
libération des noirs, mais aussi parce qu’il conteste les fondements mêmes de
l’analyse. Pour lui le système de domination blanche aux E.-U. est une
structure hiérarchisée et organisée dont le pouvoir fédéral forme le sommet et
à laquelle le Parti Démocrate est totalement intégré. Les positions de Malcolm
sur la violence, constituent essentiellement une expression de son radicalisme
politique, de son nationalisme et de son opposition au réformisme des
dirigeants intégrationnistes :
Les noirs
ont droit à l’autodéfense, ils ont droit aussi à la violence pour se libérer,
parce qu’ils mènent un lutte de libération nationale et que la vraie violence,
la violence historique est du côté du pouvoir blanc en Amérique et, ajoute-il,
du côté de l’impérialisme américain dans le monde, au Congo comme au Viet-Nam.
C’est une
affirmation politique de rupture avec le réformisme institutionnel des
dirigeants intégrationnistes : le pouvoir blanc en Amérique ne peut être
réformé, il doit être renversé par une révolution noire.
Dans la
phase qui précède sa rupture avec la NOI et au cours de cette rupture qui va le
conduire en 1964 à fonder sa propre organisation, le thème de la révolution
noire occupe une place de plus en plus importante dans les discours et
déclarations de Malcolm et prend une connotation de plus en plus
internationale.
Déjà au
début des 60’s le journal de la NOI « Muhammad speaks » était devenu
sous l’impulsion de Malcolm X la principale tribune aux E.-U. des dirigeants
des mouvements de libération et des nouveaux états indépendants du T-M. En
1960, année de l’explosion et de la généralisation des luttes anti-coloniales
en Afrique, à l’occasion de l’assemblée générale de l’ONU à N-Y, Malcolm
rencontre Patrice Lumumba et Gamal Abdel Nasser. Il a aussi un entretien avec
Fidel Castro à Harlem. Il développe des liens étroits avec N’Krumah le
dirigeant du Ghana. En 1962 il encontre Ahmed Ben Bella toujours à N-Y. Dans ce
début des années 1960 la revue de la NOI organise des meetings de masse à
Harlem sur le thème des luttes de libérations conduites en Afrique et dans le
T-M. Le journal tire est devenu un média de masse de la communauté
Afro-Américaine, et le vecteur d’une expression anti-impérialiste aux
Etats-Unis. En 1963 le journal dénonce l’intervention américaine au Viet-Nam et
se positionne en faveur du FLNV.
En novembre
1963 (juste avant la rupture avec la NOI) à la conférence des courants
nationalistes noirs organisée à Détroit Malcolm proclame l’inéluctabilité d’une
révolution noire aux E.-U. Révolution dont l’objectif serait la possibilité
d’établir l’indépendance du peuple Afro-Américain. En mars 1964, alors qu’il
s’est rendu indépendant de la NOI il prononce une série de discours sur le
thème « Le bulletin de vote ou le fusil » où il affirme, outre
l’indépendance nécessaire vis à vis du Parti Démocrate, la dimension
nécessairement révolutionnaire du combat des noirs américains pour
l’émancipation et l’inscrit dans le cadre du combat international contre
l’impérialisme. Le 8 avril il est invité par le SWP (parti
marxiste-révolutionnaire, section américaine de la IVe internationale) à parler
au « Militant Labor forum » de N-Y, tribune de débat de la revue du
SWP (The Militant). Il y affirme la nécessité pour le mouvement d’émancipation
afro-américain de « rejoindre la révolution noire mondiale ».
Dans le même
mouvement qui le conduit à défendre la perspective d’une révolution noire
mondiale, et qui correspond à la phase de sa rupture avec la NOI, Malcolm
recherche de plus en plus clairement le dépassement de la coupure entre le
nationalisme noir et le mouvement de masse pour les droits civiques, dont les
formes concrètes prennent une tournure de plus en plus radicales en 1964. Il
affirme la nécessité de l’unité du mouvement noir pour l’émancipation, tout en
maintenant ses critiques à l’égard des dirigeants intégrationnistes. Dans le
discours du 8 avril 1964 au Militant labor forum il déclare :
« Les
nôtres ont tous les mêmes buts, les mêmes objectifs : la liberté, la
justice, l’égalité. Tous nous voulons être reconnus et respectés en tant qu’
êtres humains. Nous ne voulons pas être intégrationnistes. Nous ne voulons pas
non plus être séparatistes. Nous voulons être des êtres humains. L’intégration
n’est qu’une méthode utilisées par certains groupes pour obtenir la liberté, la
justice, l’égalité et le respect dû à l’homme. La séparation n’est qu’une
méthode pour obtenir la liberté, l’égalité, la justice et la dignité humaine.
Les nôtres
ont commis l’erreur de confondre méthodes et objectifs. Tant que nous sommes
d’accord sur les objectifs, nous ne devons jamais laisser la discorde
s’installer entre nous, sous le seul prétexte que nous sommes en désaccord
quant à la méthode, à la tactique ou à la stratégie qui doit nous permettre
d’atteindre l’objectif commun.
Nos ne
devons jamais oublier que nous ne luttons pas plus pour l’intégration que pour
la séparation. Nous luttons pour être reconnus en tant qu’êtres humains. Nous
luttons pour avoir le droit de vivre en hommes libres dans cette société. En
vérité nous luttons pour des droits plus importants encore que des droits
civiques, nous luttons pour les droits de l’homme. »
Ainsi
Malcolm X entame au printemps 1964 une reformulation, qui malheureusement
restera inachevée, du projet du nationalisme noir en Amérique. Une
reformulation qui cherche à sortir de l’alternative entre intégrationnisme et
séparatisme. Une reformulation qui débouche sur une opposition nouvelle, non
plus entre intégrationnisme et séparatisme, mais entre une perspective
révolutionnaire, de subversion radicale de la société américaine et une
perspective qui ne remettrait pas en cause radicalement les fondements
socio-politiques historiques de l’Amérique.
Significativement
au plan de son parcours militant cette évolution correspond à la fois à une
intensification de ses relations internationales avec les dirigeants des
mouvements anti-impérialistes, notamment arabo-africains, et à un rapprochement
avec les socialistes révolutionnaires américains, militants anti-impérialistes
aux Etats-Unis.
6/ Malcolm X : météore politique
Malcolm a
été assassiné à Harlem le 21 janvier 1965. Il n’aura pas eu le temps de donner
toute la mesure de son talent et de ses immenses qualités de dirigeant
révolutionnaire. C’est un perte irréparable qui a tété causée au peuple
afro-américain, au mouvement révolutionnaire d’Amérique et au mouvement
révolutionnaire international. Mais, dans les brèves années où Malcolm X a
traversé, comme une météore, le ciel politique de l’Amérique et du monde, il
aura néanmoins eu le temps de le marquer de sa trajectoire. Suffisamment pour
incarner durablement aux yeux de nombre de militants révolutionnaires dans le
monde, une figure essentielle de la révolution noire et de l’anti-impérialisme.
Il faut
noter que son assassinat coïncide avec une évolution politique décisive et
radicale qui l’a conduit, au travers de la rupture avec la NOI, à la fondation
d’une nouvelle organisation : l’OUAA (Organisation de l’Unité
Afro-Américaine). Organisation dont il n’a malheureusement pas pu développer
l’intervention et l’assise militante. Cette rupture avec la NOI était une
rupture sur le fond, notamment avec le séparatisme de plus en plus vague
qu’elle prônait, auquel il a opposé le projet d’une révolution noire en
Amérique. Elle traduit aussi son refus du sectarisme isolationniste et sa
volonté de construire l’unité avec l’aile radicale du mouvement des droits
civiques, avec son aile jeune notamment, au travers de la fondation d’une
organisation non-confessionnelle qui se voulait une organisation de masse noire
et radicale. Le caractère non-confessionnel du mouvement prend sens notamment
dans cette démarche unitaire. Enfin sur un plan individuel ce parcours
politique final s’accompagne logiquement de la rupture avec la religion de la
NOI et de la conversion personnelle de Malcolm à l’Islam sunnite majoritaire.
La religion musulmane demeure un élément essentiel de l’identité politique et
philosophique de Malcolm, un élément auquel il continue de se référer
individuellement dans ses dernières interviews, mais il n’en fait pas un
préalable pour l’organisation qu’il construit alors : élément de son
engagement personnel, ce n’est pas un élément de son projet politique.
7/ En guise de conclusion : les
marxistes-révolutionnaires et la question noire aux Etats-Unis
Cette
dernière période de la brève et intense vie politique de Malcolm X est aussi
celle de contacts nourris avec les militants marxistes révolutionnaires
américains du SWP. Cette « rencontre » entre Malcolm X et les
militants de la IVe internationale aux E.-U n’est pas fortuite. De fait les
marxistes-révolutionnaires ont abordé très tôt la question noire aux Etats-Unis
sous l’angle de la question nationale. Dès 1933, lors d’une rencontre tenue à
Prinkipo dans les premières années de son exil, Trotsky discute cette question
comme une question essentielle de la révolution aux Etats-Unis et sur un plan
international. Il en discute avec Arne Swabeck dirigeant américain de
l’opposition de gauche au Stalinisme, et défend face à lui le point de vue
qu’il faut traiter cette question comme une question nationale. Tout en se
démarquant de la manière réductrice et opportuniste des staliniens de poser
cette question (un état noir au Sud), Trotsky développe pour convaincre Swabeck
une argumentation affirmant la nécessité de défendre aux côtés des
revendications démocratiques d’égalité, le droit également démocratique à
l’autodétermination du peuple Afro-Américain. Il considère qu’il est juste de
penser que la question de l’autodétermination des noirs d’Amérique fait partie
de la question de la révolution permanente aux E-U.
L’essentiel
de son argumentation tient en trois points principaux :
1° La
question de savoir si les Afro-Américains forment une nation ou non n’est pas
la bonne question. La bonne question est de savoir de quelle aspiration
l’autodétermination est l’expression et si elle est légitime et progressiste.
En cela il défend une approche révolutionnaire de la question nationale qui
s’inscrit dans la filiation théoriques des débats au sein de l’Internationale
dans la période 1890-1917.
2° A la
question de savoir si la revendication de l’autodétermination est un obstacle à
l’unité de classe, Trotsky répond en disant qu’elle se justifie y compris d’un
point de vue de classe sérieusement considéré. Car tant que les ouvriers blancs
demeurent aussi les oppresseurs racistes des noirs, l’unité de classe n’est pas
réalisable. Ce n’est pas aux noirs de faire taire leurs légitimes aspirations,
c’est au mouvement ouvrier américain de rompre définitivement avec le racisme.
Dans ces conditions la question de l’unité de classe ne pourra se poser
sérieusement qu’à la condition d’une évolution révolutionnaire de la classe
ouvrière blanche l’amenant à reconnaître les droit des noirs à
l’autodétermination. Sur cette base pourra être forgée une nouvelle alliance.
3° Enfin il
postule que le développement de la conscience nationale noire et de ses
expressions radicales est partie prenante du développement des perspectives
révolutionnaires aux E-U.
La position
de Trotsky est donc profondément nourrie des débats des marxistes
révolutionnaires au sujet de la question nationale, d’une part avant la
Révolution russe, et d’autre part depuis celle-ci, dans un contexte de montée
de la question anticoloniale. Elle reflète et cristallise une longue tradition
politique et théorique de débats au sein du mouvement révolutionnaire
international avant et après la Révolution soviétique. Débats dont il n’est pas
inutile de noter d’ailleurs qu’ils ont notamment et largement porté sur la
question juive en Europe orientale et en Russie.
Cette
position découle d’une conception du rôle que le développement de la conscience
nationale des Afro-Américains est susceptible de jouer dans un processus de
révolution aux E.-U. Elle découle d’une vision de la révolution orientée par la
théorie de la révolution permanente qui amène à ne pas envisager les processus
révolutionnaires de manière unidimensionnelle et à considérer qu’ils se
développent sur plusieurs fronts, qu’ils intègrent plusieurs dimensions et
objectifs. L’autodétermination des afro-américains est conçue ainsi à la fois
comme un objectif révolutionnaire démocratique élémentaire aux E.-U et un
objectif susceptible de contribuer à la transcroissance socialiste de la
révolution américaine.
Comme on l’a
vu cela l’amène aussi à ne pas subordonner sommairement l’émancipation des
noirs à la question clé de l’unité de classe et à défendre au contraire l’unité
de classe au travers de la reconnaissance de l’oppression historique subie par
le peuple afro-américain et de la reconnaissance de son droit à
l’auto-détermination.
L’attention
de Trotsky pour cette question essentielle ne se dément pas ensuite comme en
attestent la série de discussions tenues à Coyoacàn au printemps 1939, avec CLR
James notamment, et tout le travail d’organisation qui est alors planifié. Ces
discussions visent, sur la base de l’enquête conduite par le
marxiste-révolutionnaire noir dominicain aux Etats-Unis, et sur la base des
discussions avec d’autres militants américains de la IVe Internationale
présents, à établir les bases d’un programme pour l’Internationale sur la
question noire aux Etats-Unis. Un programme mais aussi un plan d’action
concret. La libération noire aux Etats-Unis y est posée en lien avec les luttes
pour l’émancipation des peuples colonisés, comme une question essentielle de la
révolution aux E.-U., de la lutte anti-impérialiste et de la révolution
mondiale.
Dans ce
programme d’action ébauché et discuté avec CLR. James, la question du
développement aux E.-U. d’un mouvement politique de masse noir, indépendant et
autonome, occupe une place centrale. Un mouvement de masse qui articulerait
clairement la lutte pour l’égalité et la perspective d’autodétermination.
Ce sont ces
aspects essentiels d’une conception révolutionnaire de la question
afro-américaine qui seront repris dans les années 1950-1960 par le SWP
américain. Dans un contexte renouvellé par le ferment du nationalisme noir
radical, de l’anti-impérialisme et des luttes de masse pour l’égalité civique
et économique. Conception qu’on trouve notamment développée dans son
« Programme de transition pour le mouvement de libération noire aux
Etats-Unis », adopté lors de son congrès de 1969.
Emmanuel
Arvois
Exposé
présenté dans une session de formation du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA,
France).
B) Malcom X, figure de l’émancipation des noirs
SADRI KHIARI
(L’Humanité dimanche du 26 février 2015)
Quatre
oncles lynchés, un père assassiné : il ne fait pas bon être noir dans
l’Amérique des années 1930. La suprématie des Blancs, la folie assassine du Klu
Klux Klan imposent le racisme et la ségrégation. Parmi les leaders de la lutte
pour l’émancipation des Noirs, Malcom X sera l’un des plus grands. Converti à
l’islam, il met toute son énergie, treize ans durant, au service de sa cause.
Il en redessine les contours, optant pour un tiersmondisme devenu la clef de
voûte du combat pour l’émancipation. Un combat qui lui coûtera la vie.
Déjà 50
ans ! Le 21 février 1965. Nous sommes à l’Audubon Ballroom, l’une des
salles de danse les plus réputées de Harlem. Il est tard dans la soirée. De
jeunes Afro-Américains se déhanchent sur un rythme à la mode. Quelques heures
plus tôt, dans cette même salle, Big Red est abattu. Il avait à peine 39 ans.
Big Red, c’est Malcolm X, de son nom musulman Malik El Shabazz, l’un des grands
noms de la lutte pour la dignité des Noirs aux États-Unis, à l’instar de W. E.
B. Dubois, militant des droits civiques dès le début de XX e siècle, Martin
Luther King, Angela Davis, et tant d’autres moins connus en France.
Le meeting
de Malcolm à Audubon était prévu de longue date. Bien qu’il se sache menacé, il
demande à sa femme d’être présente avec leurs enfants. Une semaine plus tôt,
leur maison avait été dévastée par un incendie criminel qu’il attribue avec
raison à la Nation of Islam (NOI). Connue aussi sous le nom de Black Muslims,
cette puissante organisation alors séparatiste se réclamait d’un syncrétisme
mêlant à des mythes racialistes et suprématistes noirs certaines croyances
empruntées à l’islam. Principal organisateur de la NOI jusqu’à peu, Malcolm n’ignorait
pas les méthodes de la secte. Il savait sa volonté d’en finir avec lui. Il
était tout aussi convaincu que le FBI était pressé également de se débarrasser
de lui. Quelques jours avant son assassinat, il déclarait au « New York
Times » qu’il vivait « comme un homme qui est déjà mort ».
Le meeting à
l’Audubon commence. Plus nerveux qu’à l’habitude, il monte à la tribune. Il a à
peine prononcé quelques mots qu’éclate une altercation dans la salle. Le
service d’ordre intervient immédiatement. Désormais seul sur la scène, Malcolm
n’a plus aucune protection. Un premier homme se tourne alors vers lui avec un
fusil à canon scié et lui tire dans la poitrine. Malcolm X s’effondre. Deux
complices s’avancent au même moment et l’achèvent presque à bout portant avec
leurs armes de poing.
L’enquête
policière conduit à l’arrestation de trois militants de la NOI qui seront
condamnés à la réclusion à perpétuité. Mais bien des mystères planent encore
sur les circonstances précises du meurtre et l’on ne connaît toujours pas avec
certitude ses commanditaires. Spécialiste de Malcolm X, l’historien américain
Manning Marable a travaillé sur l’affaire pendant une dizaine d’années. Les
conclusions de l’enquête qu’il a menée ont été livrées au public dans un
ouvrage de plusieurs centaines de pages (1). Mais, avant d’aller plus loin,
sans doute faut-il rappeler qui était Malcolm.
Malcolm X
est né en 1925 dans l’État rural du Nebraska. Son père, Earl Little, partisan
de Marcus Garvey, est assassiné en 1931, laissant une femme et huit enfants
dans une Amérique profondément ségrégationniste. Malcolm est encore un enfant
lorsque sa mère est internée dans un asile psychiatrique. Il est alors confié à
une famille d’accueil, puis se retrouve dans un centre de détention pour
adolescents, avant de rejoindre sa demi-sœur à Boston. De petits boulots en
petits boulots, il sombre finalement dans la délinquance. En 1946, il est
condamné à 10 ans de prison pour vol. C’est là, derrière les barreaux, qu’il
découvre la NOI. À sa libération, au bout de 7 années de réclusion, il se donne
corps et âme à sa nouvelle Église et en devient rapidement le principal
porte-parole. Énergique et déterminé, excellent organisateur, orateur hors
pair, il crée 80 mosquées en quelques années, et d’une petite secte de 400
adeptes il fait une puissante organisation regroupant plusieurs dizaines de
milliers d’adhérents. Progressivement, cependant, Malcolm X est tenté de
secouer l’indifférentisme politique recommandé par Elijah Muhammad, le gourou
de la secte, et multiplie les initiatives qui inquiètent ce dernier et agacent
d’autres dirigeants jaloux de son ascension fulgurante. Réduit au silence et
marginalisé alors qu’on voyait en lui un successeur probable d’Elijah,
impressionné par la vigueur du mouvement des droits civiques qu’il condamne
pourtant pour ses illusions intégrationnistes, il prend le risque de la rupture
en 1964 et s’attelle à la construction de deux nouvelles organisations :
une mosquée – The Muslim Mosque Inc. –, chargée de répandre le message de l’islam
sunnite auquel il s’est rallié, et un mouvement politique – l’Organisation pour
l’unité afro-américaine – destiné à rassembler tous les Afro-Américains, par
delà leur allégeance religieuse, autour d’un nouveau projet de libération qui
cherche encore sa voie.
C’est en
faisant son pèlerinage à La Mecque et en rencontrant des militants et des
dirigeants anticolonialistes dans différents pays africains – où il se lie à
Che Guevara – que Malcolm espère trouver une réponse aux questions qui
l’assaillent. À son retour, il annonce renoncer définitivement à l’idéologie
racialiste et séparatiste pour proposer une nouvelle démarche politique, ancrée
dans les luttes des peuples dominés par le colonialisme. Malcolm s’engage alors
dans une violente campagne contre l’organisation à laquelle il a appartenu et
multiplie les révélations compromettantes mettant directement en cause le chef
de la NOI.
La rupture
définitivement consommée aiguise les craintes au sein de la NOI. Cependant, si
les Black Muslims avaient coutume de punir violemment leurs membres dissidents,
leur élimination physique semble avoir été plutôt rare. Le cas Malcolm est
cependant plus épineux compte tenu de sa popularité dans les ghettos et de la
précision des accusations portées contre le gourou de la secte. En outre, en se
ralliant à l’islam « orthodoxe » et en gagnant les bonnes grâces de
l’Arabie saoudite, Malcolm X sape les prétentions de la NOI à être une
représentation légitime de l’islam. Il n’est pourtant pas certain qu’Elijah
Muhammad ait donné l’ordre explicite de l’éliminer : chacun savait qu’il
fallait en finir avec l’ancien porte-parole. Et si quelques doutes pouvaient
encore subsister, Louis Farrakhan, un de ses dirigeants les plus influents,
s’était chargé de les lever, proclamant à qui voulait l’entendre qu ’« un
tel homme mérite de mourir ».
Si la
responsabilité de la NOI est avérée, de nombreux soupçons se portent aussi sur
les agissements étranges de la police, qui disposait de nombreux informateurs
tant au sein de la NOI que des organisations de Malcolm X – jusque dans le
service d’ordre chargé de sa protection, affirme Manning Marable. L’historien
met également en cause les conditions d’une enquête trop rapidement bouclée. Le
groupe qui a mené l’opération contre Malcolm est composé d’au moins cinq
personnes et pourtant seuls trois membres de la NOI sont poursuivis dont deux
sont vraisemblablement innocents.
Bizarrement,
note-t-il également, le jour du meurtre, les policiers habituellement en
faction devant l’Audubon avaient été déplacés un peu plus loin. Les nombreux
éléments que dévoile Manning Marable confortent la thèse, sinon de
l’implication directe, de la police, à travers ses relations au sein de la NOI,
du moins d’un laisser-faire coupable, voire d’un assentiment implicite. Le FBI
n’était guère rassuré, en effet, par la popularité de Malcolm X et par sa
détermination à s’engager directement dans l’action politique en s’appuyant sur
la mobilisation des ghettos. Sa récente évolution pouvait en outre laisser
craindre une convergence avec les tendances radicales du mouvement des droits
civiques, voire avec Martin Luther King lui-même. À leurs yeux, Malcolm X
devenait d’autant plus dangereux qu’il bénéficiait du soutien de l’Égyptien
Nasser et d’autres dirigeants africains. Plus grave encore, il avait apporté
son appui au peuple vietnamien aux prises avec la sale guerre américaine.
Il est
courant d’entendre dire au lendemain de la mort d’un grand martyr que sa pensée
va lui survivre. Cela n’est pas toujours vrai. Pour Malcolm X, cela est vrai et
faux à la fois.
Ses
propositions stratégiques, dans leur incomplétude, et l’esprit de radicalisme
qui l’imprégnait ont constitué une source essentielle d’inspiration des
militants noirs au tournant des années 1970. Que l’on pense, par exemple, au
mouvement Black Power ou aux Blacks Panthers. Mais, au-delà, c’est toute la
culture militante et non militante des Afro- Américains qui en a été
influencée, y compris dans ses formes artistiques et musicales. Dans le même
temps, et alors que refluait la résistance noire directement politique, on a
bien souvent voulu voir dans la figure iconisée de Malcolm l’incarnation d’un
cheminement rédempteur qui, de la misère et de la délinquance, l’aurait conduit
à retrouver fierté et estime de soi à travers l’expérience malheureuse d’un
sectarisme racialiste avec lequel il aurait magnifiquement rompu pour
redécouvrir les valeurs de fraternité universelle, de nonviolence et de liberté
chères à Martin Luther King.
La NOI
Nation of Islam. Nation of Islam est une organisation politique, religieuse
américaine, elle compterait actuellement entre 20 000 à 40 000 membres. Fondée
en 1930, elle développe un mélange de nationalisme afro-américain, saupoudrée
d’un islam sectaire. Elijah Muhammad, entre 1934 et 1975, lui donne son orientation
et sa puissance. Louis Farrakhan, soupçonné d’être un des instigateurs de
l’assassinat de Malcom X, s’empare de la NOI au début du XXI e siècle, et
devient un leader en vue. Son discours insistant sur la nécessité d ’’étudier,
de conquérir un statut social et de lutter contre la délinquance s’accompagne
de discours ambigus, plus ou moins hostiles aux Blancs et aux juifs. Parmi les
adeptes de la NOI figure le célèbre boxeur Muhammad Ali.
Il est vrai
qu’il n’est guère aisé de dégager une ligne directrice homogène des discours
dans lesquels Malcolm X exprimait une pensée en mouvement. De ses longs voyages
en Afrique, Malcolm revient avec deux idées majeures. L’oppression des
Afro-Américains n’est pas une histoire de couleur de peau, mais relève d’une hiérarchie
mondiale des puissances enracinée dans le colonialisme occidental. La révolte
noire aux États-Unis « fait partie de la rébellion contre l’oppression et
le colonialisme » liés aux intérêts économiques des pouvoirs impériaux.
« Nous assistons aujourd’hui, ajoute-t-il, à une rébellion mondiale des
opprimés contre les oppresseurs. » Plus qu’à l’anticapitalisme, comme cela
a fréquemment été affirmé, la pensée de Malcolm se rattache au mouvement
tiers-mondiste, un tiers-mondiste des ghettos, sensible à la misère des siens
comme à celle de tous les peuples auxquels il identifie le combat des
Afro-Américains.
Dès lors,
plutôt que d’attendre une miraculeuse séparation d’avec le « démon
blanc », il s’agit de décoloniser les structures mêmes de la société
américaine. D’une part, par l’internationalisation de la question noire,
d’autre part, en développant les capacités d’intervention autonome des
Afro-Américains dans le champ politique états-unien. « Il faut du pouvoir,
affirme-t-il, pour discuter avec le pouvoir. » D’où la nécessité de
construire les instruments de cette politique indépendante, des organisations
propres aux Noirs, des relations fortes avec les États et les mouvements qui
s’opposent à la domination impériale, un ressourcement culturel et mémoriel susceptible
de défaire l’auto-dévalorisation des Afro-Américains, le développement d’un
capital noir et, bien entendu, l’engagement dans la lutte quotidienne contre la
ségrégation et pour rendre effectif le droit de vote. Autrement dit, « par
tous les moyens nécessaires », pour reprendre ses mots, il s’agit de
constituer un pouvoir noir articulant le pouvoir des Noirs sur eux-mêmes et le
pouvoir noir au sein même du pouvoir, c’est-à-dire des institutions de l’État.
C’est dans
ce cadre qu’il faut comprendre son mot d’ordre de défense des droits humains.
Ceux-ci incluent la notion d’autodétermination et pourraient, espère-t-il,
permettre de porter la question noire devant l’ONU. Malcolm, qui a pris la
mesure de l’importance des mobilisations pour les droits civiques, ne s’y
rallie donc pas plus qu’il ne s’y oppose. À ses yeux, la revendication des
droits humains englobe tout en la dépassant la revendication des droits
civiques dont la seule finalité est de conquérir l’égalité entre individus,
Noirs et Blancs, au terme d’une action bornée à l’espace institutionnel des
États-Unis. Sans lui donner la priorité dans la stratégie qu’il ébauche, il
envisage de s’associer au combat pour les droits civiques, non pas comme
constituant le tout de la lutte, mais comme autant de points d’appui pour
radicaliser celle-ci.
La
disparition prématurée de Malcolm ne lui a hélas pas permis de développer ses
intuitions. Alors qu’avec l’affaire Trayvon Martin, en février 2012, et les
émeutes du mois d’août dernier à Ferguson dans le Missouri, le mythe de la
société post-raciale incarné par Obama s’effondre, que dans de nombreux pays
européens le racisme à l’encontre des populations issues de l’immigration et
des territoires d’outre-mer s’affirme décomplexé, peut-être ne serait-il pas inutile
de relire Malcolm X, non pas, bien sûr, pour y trouver des solutions toutes
faites, mais comme ressource pour penser la persistance des inégalités raciales
dans un monde métamorphosé et dégager de nouvelles voies pour combattre le
racisme.
Sadri Khiari
est notamment l’auteur de « Malcolm X, stratège de la dignité
noire ». Éditions Amsterdam, 2013, 128 pages, 8,50 euros.
L’édition
espagnole vient de paraître : « Malcolm X, estratega de la
dignidad ». Éd. Artefakte, Barcelone, février 2015.
(1)
« Malcolm X. Une vie de réinventions (1925-1965) », de Manning
Marable. Éditions Syllepse, 2014.
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