Georges POLITZER
PRINCIPES ÉLÉMENTAIRES
DE
PHILOSOPHIE
Préface de MAURICE LE GOAS
EDITIONS SOCIALES
Sommaire
Biographie de Georges Politzer 6
Première partie – les problèmes philosophiques 12
I - Pourquoi devons-nous étudier la philosophie ? 12
II - L'étude de la philosophie est-elle une chose difficile ? 12
III - Qu'est-ce que la philosophie ? 12
IV - Qu'est-ce que la philosophie matérialiste ? 12
V - Quels sont les rapports entre le matérialisme et le marxisme ? 13
VI - Campagnes de la bourgeoisie contre le marxisme. 14
Chapître premier – le problème fondamental de la philosophie 15
I - Comment devons-nous commencer l'étude de la philosophie ? 15
II - Deux façons d'expliquer le monde. 15
III - La matière et l'esprit. 15
IV - Qu'est-ce que la matière ? Qu'est-ce que l'esprit ? 15
V - La question ou le problème fondamental de la philosophie. 16
VI - Idéalisme ou matérialisme. 16
I - Idéalisme moral et idéalisme philosophique. 18
II - Pourquoi devons-nous étudier l'idéalisme de Berkeley ? 18
III - L'idéalisme de Berkeley. 19
IV - Conséquences des raisonnements idéalistes. 20
V - Les arguments idéalistes. 20
Chapître III - le matérialisme 22
I - Pourquoi devons-nous étudier le matérialisme ? 22
II - D'où vient le matérialisme ? 22
III - Comment et pourquoi le matérialisme a évolué. 22
IV - Quels sont les principes et les arguments des matérialistes ? 23
Chapître IV – qui a raison, l’idéaliste ou le matérialiste ? 25
I - Comment nous devons poser le problème. 25
II - Est-il vrai que le monde n'existe que dans notre pensée ? 25
III - Est-il vrai que ce sont nos idées qui créent les choses ? 26
IV - Est-il vrai que l'esprit crée la matière ? 26
V - Les matérialistes ont raison et la science prouve leurs affirmations. 27
Chapître V – y a-t-il une troisième philosophie ? L'agnosticisme 28
I - Pourquoi une troisième philosophie ? 28
II - Argumentation de cette troisième philosophie. 28
III - D'où vient cette philosophie ? 28
V - Comment réfuter cette « troisième » philosophie ? 30
Deuxième partie – le matérialisme philosophique 32
Chapître premier – la matière et les matérialistes 33
I - Qu'est-ce que la matière ? 33
II - Théories successives de la matière. 33
III - Ce qu'est la matière pour les matérialistes. 34
IV - L'espace, le temps, le mouvement et la matière. 34
Chapître II – Que signifie être matérialiste ? 36
I - Union de la théorie et de la pratique. 36
II - Que signifie être partisan du matérialisme dans le domaine de la pensée ? 36
III - Comment est-on matérialiste dans la pratique ? 37
1. Premier aspect de la question. 37
2. Deuxième aspect de la question. 37
Chapître III – Histoire du matérialisme 39
I - Nécessité d'étudier cette histoire. 39
II - Le matérialisme prémarxiste. 39
2. Le matérialisme anglais. 40
3. Le matérialisme en France. 41
4. Le matérialisme du XVIII°siècle. 41
III - D'où vient l'idéalisme ? 43
IV - D'où vient la religion ? 43
V - Les mérites du matérialisme prémarxiste. 44
VI - Les défauts du matérialisme prémarxiste. 44
Troisième partie – Étude de la métaphysique 47
Chapître unique – En quoi consiste la « méthode métaphysique » 48
I - Les caractères de cette méthode. 48
1. Premier caractère de la méthode métaphysique : Le principe d'identité. 48
2. Deuxième caractère de la méthode métaphysique : Isolement des choses. 49
3. Troisième caractère : Divisions éternelles et infranchissables. 50
4. Quatrième caractère: Opposition des contraires. 50
III - La conception métaphysique de la nature. 52
IV - La conception métaphysique de la société. 52
V - La conception métaphysique de la pensée. 53
VI - Qu'est-ce que la logique ? 53
VII - L'explication du mot : « métaphysique ». 54
Quatrième partie - Étude de la dialectique 56
Chapître premier - Introduction à l’étude de la dialectique 57
I - Précautions préliminaires. 57
II - D'où est née la méthode dialectique ? 57
III - Pourquoi la dialectique a-t-elle été longtemps dominée par la conception métaphysique ? 58
IV - Pourquoi le matérialisme du XVIII° siècle était-il métaphysique ? 59
V - Comment est né le matérialisme dialectique : Hegel et Marx. 59
Chapître II – Les lois de la dialectique 61
Première loi : le changement dialectique 61
I - Ce que l’on entend par le mouvement dialectique. 61
II - « Pour la dialectique, il n'y a rien de définitif, d'absolu, de sacré... » 61
Deuxième loi : l’action réciproque 63
I - L'enchaînement des processus. 63
II - Les grandes découvertes du XIX° siècle. 64
III - Le développement historique ou développement en spirale. 65
Troisième loi : la contradiction 66
V - Les choses se transforment en leur contraire. 67
VI - Affirmation, négation et négation de la négation. 68
VIII - L'unité des contraires. 70
X - Conséquences pratiques de la dialectique. 72
Quatrième loi : transformation de la quantité en qualité ou loi du progrès par bonds 73
I - Réformes ou révolution ? 73
II - Le matérialisme historique. 74
1. Comment expliquer l'histoire ? 74
2. L'histoire est l'œuvre des hommes. 75
Cinquième partie – Le matérialisme historique 77
Chapître premier – Les forces motrices de l’Histoire 78
II - L’« être social » et la conscience. 78
IV - L'« être social » et les conditions d'existence. 79
V - Les luttes des classes, moteur de l'histoire. 79
Chapître II – d’où viennent les classes et les conditions économiques ? 81
I - Première grande division du travail. 81
II - Première division de la société en classes. 81
II - Deuxième grande division du travail. 82
III - Deuxième division de la société en classes. 82
IV - Ce qui détermine les conditions économiques. 82
V - Les modes de production, 83
Sixième partie – Le matérialisme dialectique et les idéologies 85
Chapître unique – application de la méthode dialectique aux idéologies 86
I - I. — Quelle est l'importance des idéologies pour le marxisme ? 86
II - II. — Qu'est-ce qu'une idéologie ? (Facteur et formes idéologiques.) 86
III - III. — Structure économique et structure idéologique. 86
IV - IV. — Conscience vraie et conscience fausse. 87
V - V. — Action et réaction des facteurs idéologiques. 88
VI - VI. — Méthode d'analyse dialectique. 89
VII - VII. — Nécessité de la lutte idéologique. 90
Biographie de Georges Politzer
On l'a souvent dit : Georges Politzer, c'est avant tout le Rire. Le Rire de défi, non pas du rebelle, mais du révolutionnaire, non pas de l'anarchiste, mais du marxiste, qui se gausse des efforts du vieux monde pour échapper à la condamnation de l'histoire. Le Rire vainqueur jusque dans les chaînes, face à Pucheu et aux tortionnaires de la Gestapo, le Rire vainqueur face au peloton d'exécution...
Georges Politzer était né en 1903. Il avait vu le jour dans une petite ville du nord de la Hongrie, Navyvarod ; mais, à 17 ans, il avait dû quitter ce pays tombé au pouvoir de la réaction, et qui persécutait son père. Il avait opté pour la France, et par choix de l'intelligence et du cœur, il était Français de la tête aux pieds. Nul n'a mieux parlé que lui des gloires de l'esprit français. Au foyer paternel, c'est en lisant Voltaire et Diderot qu'il avait appris notre langue, et au Quartier Latin, il ne mit que cinq ans pour conquérir tous ses titres, jusqu'à l'agrégation de philosophie.
Georges Politzer avait en lui l'étoffe d'un philosophe de génie, tout comme son ami et compagnon de supplice Jacques Solomon était un spécialiste hors ligne de la physique théorique.
Politzer a certes évolué, depuis qu'en 1926 il se débattait encore avec une certaine forme de pensée idéaliste. Il a lutté, il a progressé en suant d'ahan. Et au bout du chemin, c'est le marxisme qu'il a rencontré.
Quand au début des années 30, l'Université ouvrière de Paris eut été fondée dans les vieux locaux de l'avenue Mathurin-Moreau, elle eut un grand nombre de professeurs remarquables et même illustres, mais aucun cours n'enthousiasmait les élèves, ouvriers, employés et intellectuels, autant que le cours de Georges Politzer sur le matérialisme dialectique. Les problèmes les plus difficiles devenaient grâce à lui clairs et simples, sans jamais perdre leur statut philosophique, leur dignité théorique, et une ironie impitoyable mettait à nu l'inconsistance des points de vue des adversaires. Disciple de Marx et de Lénine, Politzer était à la fois un polémiste redoutable et un penseur d'une culture et d'une compétence inattaquables.
Aujourd'hui, le marxisme a conquis droit de cité à l'Université, Marx et Lénine sont au programme des concours. De gros ouvrages universitaires sont consacrés à la philosophie soviétique. Mais il y a quarante ans, il en allait tout autrement : Auguste Cornu faisait figure de pionnier, voire d'enfant perdu, en soutenant en Sorbonne une thèse sur la formation des idées du jeune Marx. Les travaux et les exposés philosophiques de Georges Politzer ont représenté en France, avec les recherches d'Auguste Cornu, la première tentative importante d'éclairer les questions centrales de la philosophie à la lumière du matérialisme dialectique.
Il est difficile de faire comprendre quel vent salubre balaya tout à coup les miasmes des marécages académiques quand, en 1929, le philosophe à cheveux roux, semblable à quelque jeune dieu auréolé d'un feu purificateur, lança tout à coup son brûlot contre la pensée idéaliste officielle : « La fin d'une parade philosophique : le bergsonisme. » Jusqu'à la guerre, Politzer allait continuer la polémique victorieuse contre tous les adversaires du marxisme, qui à ses yeux se confondait avec le rationalisme moderne, et simultanément assumer avec éclat la défense des traditions progressistes de l'histoire française de la philosophie, à commencer par la grande tradition de Descartes.
Politzer s'intéressait vivement aux problèmes de psychologie. On lui doit la tentative de créer une psychologie nouvelle, qu'il nommait « concrète », par opposition à la psychologie idéaliste traditionnelle. Au début, il subissait dans une certaine mesure l'influence de la méthode psychanalytique de Freud, qui le séduisait par sa tendance à étudier l'homme vivant tout entier, et non les fonctions psychologiques prises à part. Mais bientôt, dès 1928, il comprit ce qu'il y avait de contestable dans le freudisme et il s'en sépara dans sa Critique des fondements de la psychologie. L'effort de Politzer pour souligner la valeur sociale de la personnalité garantit la durée à son œuvre de psychologue.
Il avait enseigné au lycée de Cherbourg, puis à Evreux, enfin au lycée de Saint-Maur. En même temps, il avait créé et il dirigeait — avec tant de passion que souvent il y passait toute la nuit — le Centre de documentation du Parti communiste français. Il devient économiste. Ses chroniques de l'Humanité sont lues par un public toujours plus vaste.
Le journalisme l'attire. Celui qui écrit ces lignes le sait bien, car il se rappelle avec quel joyeux empressement, entre 1937 et 1939, Georges Politzer venait parfois le remplacer pour quelques jours au poste de rédacteur en chef du quotidien communiste. Maurice Thorez se prend d'affection pour ce militant exceptionnel.
Arrive la drôle de guerre. Mobilisé à Paris, à l'Ecole militaire, Politzer reste aux côtés de la direction clandestine du Parti communiste. Le 6 juin 1940, c'est lui qui transmet à de Monzie, agissant au nom du gouvernement, les propositions historiques du Parti communiste pour l'organisation de la défense de Paris par l'appel au peuple.
Avec son admirable compagne, Maïe Politzer, qui devait disparaître dans l'horreur des camps nazis, Politzer fut de 1940 à 1942 l'âme de la Résistance universitaire. C'est peu de dire qu'il montra toujours un courage à toute épreuve : il faudrait parler de son étonnant sang-froid, de sa crânerie superbe.
Dès sa démobilisation en juillet 1940, Politzer prépare avec Jacques Solomon et Daniel Decour-demanche l'édition d'un bulletin clandestin s'adressant aux membres de l'enseignement secondaire et supérieur. Tout de suite après l'arrestation de Paul Langevin par la Gestapo au mois d'octobre sort le n°1 de L'Université libre. Le journal relate l'emprisonnement de l'illustre physicien et les autres exactions commises par l'envahisseur fasciste; il ajoute :
Au travers de tous ces événements, l'Université s'est ressaisie ; elle s'est forgée une unanimité de pensée, de volonté, comme jamais dans son histoire pourtant glorieuse. Elle est unanime dans sa volonté de continuer, envers et contre tous, la grande tradition de culture dans la liberté qui fut et qui reste celle de l'Université française.
Désormais, L'Université libre ne cessera plus le combat contre l'ingérence de l'ennemi dans les affaires de l'Université, contre les arrestations d'enseignants israélites et d'étudiants, contre la modification rétrograde des programmes, contre la prétendue « révolution nationale » qui n'est qu'une entreprise de réaction au service de l'impérialisme nazi. Le journal anime sans crainte la résistance à l'ennemi dans les lycées et dans l'enseignement supérieur. La collection de L'Université libre en 1940-1941 est le plus éclatant témoignage de la participation des communistes au combat libérateur dès les débuts de l'occupation. Il sort exactement huit numéros du journal avant janvier 1941, vingt numéros avant juin.
Quand l'agression hitlérienne contre l'Union soviétique se produit, le n° 22 de L'Université libre, datée du 1er juillet 1941, sous le titre « Le tombeau de Hitler », annonce la victoire certaine de « l'armée unie d'un peuple uni », de « l'armée nouvelle d'une société nouvelle ».
Dès mars 1941 a circulé dans les milieux patriotes un pamphlet antinazi d'une vigueur et d'un mordant exceptionnels. Il se présentait sans nom d'auteur, mais le style en était reconnu de tout le monde. Chacun savait que Révolution et contre-révolution au XX° siècle était l'œuvre de Politzer. La brochure, imprimée en janvier-février, avait quarante-cinq pages. C'était une éclatante réplique au discours que le Reichsleiter Rosenberg avait prononcé à la Chambre des députés, à la fin de novembre 1940, pour un « règlement de comptes avec les idées de 1789 » et qui avait paru sous le titre : Sang et or, ou l'Or vaincu par le sang.
Politzer y démontrait que la démocratie n'était pas morte, qu'elle n'avait pas été enterrée par les victoires de Hitler. Il précisait que le caractère étriqué et la corruption de la démocratie bourgeoise sont imputables au capitalisme, tandis que le renversement du capitalisme et la réalisation du socialisme permettent la démocratie véritable :
A la vérité, écrivait-il, il n'y a pas de puissance au monde qui puisse faire oublier la science et la raison, sauvegardées et protégées par l'Union soviétique, qui crée la civilisation exempte de barbarie, la civilisation socialiste.
Lorsque dans un manifeste du 15 mai 1941, le Comité central du Parti communiste français eut appelé à la formation d'un large Front national pour la liberté et l'indépendance de la France, Politzer, ainsi que J. Solomon et D. Decourdemanche, redoubla d'efforts pour obtenir l'adhésion des patriotes non communistes appartenant à l'élite du monde intellectuel.
En février 1942, Politzer était arrêté, dans le gigantesque coup de filet qui, de janvier à mars, coûta la liberté à environ cent quarante patriotes communistes.
Pas un mot ne sortit de sa bouche, au milieu des supplices. Sa femme a raconté dans une lettre :
A plusieurs reprises, les officiers de la Gestapo lui ont demandé d'accepter de travailler à réformer la jeunesse française, lui promettant notre libération immédiate et une vie large et heureuse pour toute notre famille... Ils lui ont donné huit jours pour réfléchir. Puis, un jour, il a été appelé et, ayant maintenu sa position, on lui a répondu qu'il serait fusillé dans les jours qui suivraient... Avant d'être fusillé, il a pu passer vingt minutes dans ma cellule. Il était sublime. Jamais son visage n'avait été aussi lumineux. Un calme rayonnant se dégageait de lui et toute son attitude était impressionnante, même pour ses bourreaux. Il m'a dit tout son bonheur de mourir pour son Parti et pour la France. Il était particulièrement heureux de mourir sur le sol français. Vous savez combien cela comptait pour lui.
Ce ne fut pas la moindre infamie de la IV° République que le refus obstiné opposé en 1954-1955 par les ministres successifs des Anciens Combattants à la demande d'attribution posthume du titre d'interné résistant à Georges Politzer. Le premier de ces ministres, aujourd'hui bien oublié, était un réactionnaire, André Mutter, membre du gouvernement Laniel, le second, un gaulliste sans éclat, s'appelait Raymond Triboulet, et il était couvert par un président du Conseil du nom d'Edgar Faure. Il fallut en 1956 un jugement du tribunal administratif, rendu après les plaidoiries de Me Bruguier et de Me de Moro-Giafferi, pour réparer la conduite misérable de ces hommes de néant.
Peu importent ces mesquineries au souvenir de Georges Politzer. Son exemple a inspiré et inspirera des générations d'intellectuels.
Politzer occupait une position universitaire solide, et qui serait facilement devenue brillante; sa valeur était hautement reconnue par les spécialistes. Mais en même temps, c'était un intellectuel d'un type nouveau, lié corps et âme à la classe ouvrière et à ses luttes, se sentant responsable devant le Parti à un égal degré pour les tâches pratiques qui s'imposent quotidiennement à tout militant et pour les œuvres élevées qui sont de l'ordre de la pensée.
Par toute leur activité dans les Maisons de la culture, au Groupe d'études matérialistes de Paul Langevin, à l'Université ouvrière, et par la plume comme sous la forme orale, Politzer et Solomon ont montré comment faire connaître le marxisme aux intellectuels, aux savants, aux étudiants. Aux vacances de 1938, entre deux courses de haute montagne, dans un chalet au pied du glacier des Bossons, ils amorçaient une traduction de la Dialectique de la nature. Les hautes questions philosophiques ne s'effaçaient jamais de leur horizon. Ils étaient convaincus que le sort de leur Parti était intrinsèquement lié à celui de la vérité elle-même.
Dans la pratique, cette conviction se traduisait notamment par le souci constant de vivre avec le Parti, avec les membres du Parti. La conduite de nos deux amis était diamétralement opposée à l'attitude prétentieuse des intellectuels qui s'érigent en donneurs de leçons, en mentors des masses, alors qu'en réalité ils obéissent aux influences bourgeoises. Politzer a dit :
L'indépendance intellectuelle, l'esprit critique ne consiste pas à céder à la réaction, mais au contraire à ne pas lui céder.
Cette maxime, croyons-nous, résume assez bien tout son enseignement. Puissent de jeunes intellectuels, toujours plus nombreux, accomplir toujours mieux le testament du héros tombé en mai 1942 !
Georges Cogniot
Préface
Ce manuel élémentaire reproduit les notes prises par un de ses élèves aux cours professés par Georges Politzer à l'Université Ouvrière en l'année scolaire 1935-1936. Pour en comprendre le caractère et la portée, il est nécessaire de préciser d'abord le but et la méthode de notre maître.
On sait que l'Université Ouvrière avait été fondée en 1932 par un petit groupe de professeurs pour enseigner la science marxiste aux travailleurs manuels et leur donner une méthode de raisonnement qui leur permette de comprendre notre temps et de guider leur action, aussi bien dans leur technique que dans le domaine politique et social.
Dès le début, Georges Politzer se chargea d'enseigner à l'Université Ouvrière la philosophie marxiste, le matérialisme dialectique : tâche d'autant plus nécessaire que l'enseignement officiel continuait d'ignorer ou de dénaturer cette philosophie.
Aucun de ceux qui eurent le privilège d'assister à ces cours — il parlait chaque année devant un nombreux auditoire où se mêlaient tous les âges et toutes les professions, mais où dominaient les jeunes ouvriers — n'oubliera l’impression profonde que tous ressentaient devant ce grand garçon roux, si enthousiaste et si savant, si consciencieux et si fraternel, si attentif à mettre à la portée d'un public inexpérimenté une matière aride et ingrate.
Son autorité imposait à son cours une discipline agréable, qui savait être sévère, mais restait toujours juste, et il se dégageait de sa personne une telle puissance de vie, un tel rayonnement qu'il était admiré et aimé de tous ses élèves.
Pour se faire bien comprendre, Politzer supprimait d'abord de son vocabulaire tout /argon philosophique, tous les termes techniques que peuvent seuls entendre les initiés. Il ne voulait employer que des mots simples et connus de tous. Lorsqu'il était obligé de se servir d'un terme particulier, il ne manquait pas de l'expliquer longuement par des exemples familiers. Si, dans les discussions, quelqu'un de ses élèves employait des mots savants, il le reprenait et se moquait de lui avec cette ironie mordante que connaissaient bien tous ceux qui l'ont approché.
Il voulait être simple et clair et taisait toujours appel au bon sens, sans jamais rien sacrifier pourtant de la justesse et de la vérité des idées et des théories qu'il exposait. Il savait rendre ses cours extrêmement vivants en faisant participer l'auditoire à des discussions, avant et après la leçon. Voici comment il procédait : à la fin de chaque leçon, il donnait ce qu'il appelait une ou deux questions de contrôle ; elles avaient pour objet de résumer la leçon ou d'en appliquer le contenu à quelque sujet particulier. Les élèves n'étaient pas obligés de traiter le sujet, mais nombreux étaient ceux qui s'y astreignaient et apportaient un devoir écrit au début du cours suivant. Il demandait alors qui avait tait le devoir ; on levait la main, et il choisissait quelques-uns d'entre nous pour lire notre texte et le compléter au besoin d'explications orales. Politzer critiquait ou félicitait et provoquait entre les élèves une brève discussion; puis il concluait en tirant les enseignements de la discussion. Cela durait environ une demi-heure et permettait à ceux qui avaient manqué le cours précédent de combler la lacune et de faire la liaison avec ce qu'ils avaient appris auparavant; cela permettait aussi au professeur de voir dans quelle mesure il avait été compris ; il insistait au besoin sur les points délicats ou obscurs.
Il commençait alors la leçon du jour, qui durait environ une heure ; puis les élèves posaient des questions sur ce qui venait d'être dit. Ces questions étaient généralement intéressantes et judicieuses; Politzer en profitait pour apporter des précisions et reprendre l'essentiel du cours sous un angle différent.
Georges Politzer, qui avait une connaissance approfondie de son sujet et une intelligence d'une admirable souplesse, se préoccupait avant tout des réactions de son auditoire : il prenait chaque fois la « température » générale et vérifiait constamment le degré d'assimilation de ses élèves. Aussi était-il suivi par eux avec un intérêt passionné. Il a contribué à former des milliers de militants, et nombreux parmi eux sont ceux qui occupent aujourd'hui des postes « responsables ».
Nous qui comprenions la valeur de cet enseignement et qui songions à tous ceux qui ne pouvaient l'entendre, et particulièrement à nos camarades de province, nous souhaitions la publication de ses cours. Il promettait d'y penser, mais, au milieu de son immense travail, il ne trouvait jamais le temps de réaliser ce projet.
C'est alors qu'au cours de ma deuxième année de philosophie à l'Université Ouvrière, où l'on avait créé un cours supérieur, j'eus l'occasion de demander à Politzer de me corriger des devoirs, et je lui remis, à sa demande, mes cahiers de cours. Il les trouva bien faits, et je lui proposai de rédiger, d'après mes notes, les leçons du cours élémentaire. Il m'y encouragea, en me promettant de les revoir et de les corriger. Il n'en trouva malheureusement pas le temps. Ses occupations étant de plus en plus lourdes, il laissa le cours supérieur de philosophie à notre ami René Maublanc. Je mis celui-ci au courant de nos projets et lui demandai de revoir les premières leçons que j'avais rédigées. Il accepta avec empressement et m'encouragea à terminer ce travail que nous devions ensuite présenter à Georges Politzer. Mais la guerre survint: Politzer devait trouver une mort héroïque dans la lutte contre l'occupant hitlérien.
Bien que notre professeur ne soit plus là pour mettre au point un travail qu'il avait approuvé et encouragé, nous avons cru utile de le publier d'après mes notes de cours.
Georges Politzer, qui commençait chaque année son cours de philosophie à l'Université Ouvrière en fixant le véritable sens du mot matérialisme et en protestant contre les déformations calomnieuses que certains lui font subir, rappelait énergiquement que le philosophe matérialiste ne manque pas d'idéal et qu'il est prêt à combattre pour faire triompher cet idéal. Il a su, depuis lors, le prouver par son sacrifice, et sa mort héroïque illustre ce cours initial, où il affirmait l'union, dans le marxisme, de la théorie et de la pratique. Il n'est pas inutile d'insister sur ce dévouement à un idéal, cette abnégation et cette haute valeur morale à une époque où, de nouveau, on ose présenter le marxisme comme « une doctrine qui transforme l'homme en une machine ou un animal à peine supérieur au gorille ou au chimpanzé » (Sermon de carême à Notre-Dame de Paris, prononcé, le 18 février 1945, par le R. P. Panici.)
Nous ne protesterons jamais assez contre de tels outrages à la mémoire de nos camarades. Rappelons seulement à ceux qui ont l'audace de les prononcer l'exemple de Georges Politzer, de Gabriel Péri, de Jacques Solomon, de Jacques Decour, qui étaient des marxistes et qui professaient à l'Université Ouvrière de Paris : tous de bons camarades, simples, généreux ; fraternels, qui n'hésitaient pas à consacrer une bonne partie de leur temps à venir dans un quartier perdu enseigner aux ouvriers la philosophie, l'économie politique, l'histoire ou les sciences.
L'Université Ouvrière fut dissoute en 1939. Elle a reparu, au lendemain de la Libération, sous le nom d'Université Nouvelle. Une nouvelle équipe de professeurs dévoués, faisant la relève des fusillés, est venue reprendre l'œuvre interrompue.
Rien ne peut nous encourager davantage dans cette tâche essentielle que de rendre hommage à l'un des fondateurs et animateurs de l'Université Ouvrière, et aucun hommage ne nous semble plus juste et plus utile que de publier les Principes élémentaires de philosophie de Georges Politzer.
Maurice LE GOAS.
Avertissement des éditeurs
Cette nouvelle édition des Principes élémentaires de Philosophie de Georges Politzer a été complètement revue, améliorée en certains passages et l'index a été mis au point. Au moment où la lutte idéologique, traduction et expression de la lutte politique, devient de plus en plus aiguë, au moment où il importe que tout esprit honnête soit intellectuellement armé pour faire face aux entreprises de mystification, il nous a paru en effet indispensable de présenter au lecteur un instrument de travail plus parfait encore que celui que nous lui avions présenté précédemment. Nous devons à la vérité de dire que nos premières éditions comportaient certains défauts de présentation, effets de notre hâte à répandre cet indispensable outil intellectuel.
Aussi avons-nous corrigé ligne à ligne la présentation de l'exposé de Politzer, en l'améliorant chaque fois qu'il était nécessaire. Il va de soi que nous n'avons apporté aucune modification à ce qu'on appelle le « fond » ; nos seules corrections ont porté sur la forme.
Nous avons ajouté aussi un certain nombre de Devoirs écrits et de Lectures (retrouvés dans les notes de notre ami Le Goas et indiqués par Politzer) et revu complètement l'index, de telle sorte qu'il constitue maintenant un bref dictionnaire d'histoire de la philosophie.
Notre grand camarade Paul Langevin avait corrigé, de sa main et sur l'exemplaire des Principes qu'il possédait, deux erreurs de détail sur une question scientifique qu'il connaissait bien (page 79 de la première édition). Paul Langevin désirait que ces corrections soient effectuées lors de la réédition. C'est aujourd'hui chose faite.
Tel qu'il se présente maintenant, l'ouvrage de Politzer constitue, mieux encore qu'avant, une introduction indispensable à la connaissance du matérialisme dialectique, fondement du marxisme. Il servira le militant ouvrier comme le lycéen, l'esprit curieux comme l'intellectuel déjà spécialisé.
Que l'ouvrage comporte des lacunes, que certains développements aient besoin de précisions, que certaines affirmations demandent à être approfondies par des explications complémentaires, Politzer le savait avant tout autre. Mais il savait aussi qu'en philosophie comme en toutes choses il faut commencer par le commencement. C'est donc comme un enseignement élémentaire qu'il faut considérer l'enseignement que dispensent ces Principes.
Nous avons tenu à faire suivre chaque cours de la liste des lectures recommandées par Politzer, ainsi que des questions de contrôle qu'il proposait à la fin de chaque leçon.
Nous pensons que ces questions présentent le plus grand intérêt pour deux catégories de lecteurs :
Pour les élèves, c'est-à-dire pour ceux qui ne veulent pas se contenter de lire le livre, mais veulent l'étudier. A ceux-là nous conseillons, lorsqu'ils auront complété chaque leçon par les lectures recommandées, de fermer le livre et de réfléchir à la ou aux questions posées, d'y répondre mentalement ou, mieux, par écrit. L'élève contrôlera ensuite par lui-même, en se référant au livre, ce qu'il aura retenu de la leçon.
Pour les maîtres, c'est-à-dire pour ceux qui voudront se servir de ce livre comme base d'enseignement dans un cercle d'études marxistes. A ceux-là, les questions permettront d'animer l'enseignement, de susciter des discussions fécondes.
A tous, enfin, ce livre fournira ainsi, avec les indications de son introduction et avec ses questions de contrôle, une méthode pédagogique qui s'est révélée excellente.
Première partie – les problèmes philosophiques
Introduction
Nous nous proposons, au cours de cet ouvrage, de présenter et d'expliquer les principes élémentaires de la philosophie matérialiste.
Pourquoi ? Parce que le marxisme est intimement lié à une philosophie et à une méthode : celles du matérialisme dialectique. Il est donc indispensable d'étudier cette philosophie et cette méthode pour bien comprendre le marxisme et pour réfuter les arguments des théories bourgeoises autant que pour entreprendre une lutte politique efficace.
En effet, Lénine a dit : « Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire. » (Lénine : Que faire ? Editions sociales, 1947, p. 26.) Cela veut dire tout d'abord : il faut lier la théorie à la pratique.
Qu'est-ce que la pratique ? C'est le fait de réaliser. Par exemple, l'industrie, l'agriculture réalisent (c'est-à-dire : font passer dans la réalité) certaines théories (théories chimiques, physiques ou biologiques).
Qu'est-ce que la théorie ? C'est la connaissance des choses que nous voulons réaliser.
On peut n'être que pratique — mais alors on réalise par routine. On peut n'être que théorique — mais alors ce que l'on conçoit est souvent irréalisable. Il faut donc qu'il y ait liaison entre la théorie et la pratique. Toute la question est de savoir quelle doit être cette théorie et quelle doit être sa liaison avec la pratique.
Nous pensons qu'il faut au militant ouvrier une méthode d'analyse et de raisonnement juste pour pouvoir réaliser une action révolutionnaire juste. Qu'il lui faut une méthode qui ne soit pas un dogme lui donnant des solutions toutes faites, mais une méthode qui tienne compte des faits et des circonstances qui ne sont jamais les mêmes, une méthode qui ne sépare jamais la théorie de la pratique, le raisonnement de la vie. Or cette méthode est contenue dans la philosophie du matérialisme dialectique, base du marxisme, que nous nous proposons d'expliquer.
On pense généralement que l'étude de la philosophie est pour les ouvriers une chose pleine de difficultés, nécessitant des connaissances spéciales. Il faut avouer que la façon dont sont rédigés les manuels bourgeois est bien faite pour les confirmer dans ces idées et ne peut que les rebuter.
Nous ne songeons pas à nier les difficultés que comporte l'étude en général, et celle de la philosophie en particulier ; mais ces difficultés sont parfaitement surmontables, et elles viennent surtout du fait qu'il s'agit de choses nouvelles pour beaucoup de nos lecteurs.
Dès le début, nous allons d'ailleurs, en précisant les choses, les appeler à revoir certaines définitions de mots qui sont faussés dans le langage courant.
Vulgairement, on entend par, philosophe : ou bien celui qui vit dans les nuages, ou bien celui qui prend les choses par le bon côté, celui qui ne « s'en fait pas ». Or, tout au contraire, le philosophe est celui qui veut, à certaines questions, apporter des réponses précises, et, si on considère que la philosophie veut donner une explication aux problèmes de l'univers (d'où vient le monde ? où allons-nous ? etc.), on voit, par conséquent, que le philosophe s'occupe de beaucoup de choses, et, à l'inverse de ce que l'on dit, « s'en fait beaucoup ».
Nous dirons donc pour définir la philosophie, qu'elle veut expliquer l'univers, la nature, qu'elle est l'étude des problèmes les plus généraux. Les problèmes moins généraux sont étudiés par les sciences. La philosophie est donc un prolongement des sciences en ce sens qu'elle repose sur les sciences et dépend d'elles.
Nous ajoutons tout de suite que la philosophie marxiste apporte une méthode de résolution de tous les problèmes et que cette méthode relève de ce qu'on appelle : le matérialisme.
Là encore existe une confusion que nous devons immédiatement dénoncer ; vulgairement, on entend par matérialiste celui qui ne pense qu'à jouir des plaisirs matériels. Jouant sur le mot matérialisme — qui contient le mot matière, — on est ainsi arrivé à lui donner un sens tout à fait faux.
Nous allons, en étudiant le matérialisme, — au sens scientifique du mot, — lui redonner sa véritable signification ; être matérialiste n'empêchant pas, nous allons le voir, d'avoir un idéal et de combattre pour le faire triompher.
Nous avons dit que la philosophie veut donner une explication aux problèmes les plus généraux du monde. Mais, au cours de l'histoire de l'humanité, cette explication n'a pas toujours été la même.
Les premiers hommes cherchèrent bien à expliquer la nature, le monde, mais ils n'y parvinrent pas. Ce qui permet, en effet, d'expliquer le monde et les phénomènes qui nous entourent, ce sont les sciences ; or les découvertes qui ont permis aux sciences de progresser sont très récentes.
L'ignorance des premiers hommes était donc un obstacle à leurs recherches. C'est pourquoi au cours de l'Histoire, à cause de cette ignorance, nous voyons surgir les religions, qui veulent expliquer, elles aussi, le monde, mais par des forces surnaturelles. C'est là une explication antiscientifique. Or comme, petit à petit, au cours des siècles, la science va se développer, les hommes vont essayer d'expliquer le monde par les faits matériels à partir d'expériences scientifiques et c'est de là, de cette volonté d'expliquer les choses par les sciences, que naît la philosophie matérialiste.
Nous allons, dans les pages suivantes, étudier ce qu'est le matérialisme, mais, dès maintenant, nous devons retenir que le matérialisme n'est rien d'autre que l'explication scientifique de l'univers.
En étudiant l'histoire de la philosophie matérialiste, nous verrons combien a été âpre et difficile la lutte contre l'ignorance. Il faut d'ailleurs constater que de nos jours cette lutte n'est pas encore terminée, puisque le matérialisme et l'ignorance continuent à subsister ensemble, côte à côte.
C'est au cœur de cette lutte que Marx et Engels sont intervenus. Comprenant l'importance des grandes découvertes du XIX° siècle, ils ont permis à la philosophie matérialiste de faire d'énormes progrès dans l'explication scientifique de l'univers. C'est ainsi qu'est né le matérialisme dialectique. Puis, les premiers, ils ont compris que les lois qui régissent le monde permettent aussi d'expliquer la marche des sociétés ; ils ont formulé ainsi la célèbre théorie du matérialisme historique.
Nous nous proposons d'étudier dans cet ouvrage premièrement le matérialisme, puis le matérialisme dialectique et enfin le matérialisme historique. Mais, avant tout, nous voulons établir les rapports entre le matérialisme et le marxisme.
Nous pouvons les résumer de la façon suivante :
La philosophie du matérialisme constitue la base du marxisme (Voir Lénine : « Le matérialisme et la philosophie du réformisme », Karl Marx et sa doctrine, Editions sociales 1953, p. 60.)
Cette philosophie matérialiste qui veut apporter une explication scientifique aux problèmes du monde progresse, au cours de l'Histoire, en même temps que les sciences. Par conséquent, le marxisme est issu des sciences, repose sur elles et évolue avec elles.
Avant Marx et Engels, il y eut, à plusieurs reprises et sous des formes différentes, des philosophies matérialistes. Mais, au XIX° siècle, les sciences faisant un grand pas en avant, Marx et Engels ont renouvelé ce matérialisme ancien à partir des sciences modernes et nous ont donné le matérialisme moderne, que l'on appelle matérialisme dialectique, et qui constitue la base du marxisme.
Nous voyons par ces quelques explications que la philosophie du matérialisme, contrairement à ce que l'on dit, a une histoire. Cette histoire est intimement liée à l'histoire des sciences. Le marxisme, basé sur le matérialisme, n'est pas sorti du cerveau d'un seul homme. Il est l'aboutissement, la continuation du matérialisme ancien, qui était déjà très avancé chez Diderot. Le marxisme, c'est l'épanouissement du matérialisme développé par les Encyclopédistes du XVIII° siècle, enrichi par les grandes découvertes du XIX° siècle. Le marxisme est une théorie vivante, et pour montrer tout de suite de quelle façon il envisage les problèmes, nous allons prendre un exemple que tout le monde connaît : le problème de la lutte des classes.
Que pensent les gens sur cette question ? Les uns pensent que la défense du pain dispense de la lutte politique. D'autres pensent qu'il suffit de faire le coup de poing dans la rue, niant la nécessité de l'organisation. D'autres encore prétendent que seule la lutte politique apportera une solution à cette question.
Pour le marxiste, la lutte des classes comprend :
Une lutte économique.
Une lutte politique.
Une lutte idéologique.
Le problème doit donc être posé simultanément sur ces trois terrains.
On ne peut pas lutter pour le pain sans lutter pour la paix, sans défendre la liberté et sans défendre toutes les idées qui servent la lutte pour ces objectifs.
Il en est de même dans la lutte politique, qui, depuis Marx, est devenue une véritable science : on est obligé de tenir compte à la fois de la situation économique et des courants idéologiques pour mener une telle lutte.
Quant à la lutte idéologique, qui se manifeste par la propagande, on doit tenir compte, pour qu'elle soit efficace, de la situation économique et politique.
Nous voyons donc que tous ces problèmes sont intimement liés et, ainsi, que l'on ne peut prendre de décision devant n'importe quel aspect de ce grand problème qu'est la lutte de classes — dans une grève par exemple. — sans prendre en considération chaque donnée du problème et l'ensemble du problème lui-même.
C'est donc celui qui sera capable de lutter sur tous les terrains qui donnera au mouvement la meilleure direction.
C'est ainsi qu'un marxiste comprend ce problème de la lutte de classes. Or, dans la lutte idéologique que nous devons mener tous les jours, nous nous trouvons devant des problèmes difficiles à résoudre : immortalité de l'âme, existence de Dieu, origines du monde, etc. C'est le matérialisme dialectique qui nous donnera une méthode de raisonnement, qui nous permettra de résoudre tous ces problèmes et, aussi bien, de dévoiler toutes les campagnes de falsification du marxisme, qui prétendent le compléter et le renouveler.
Ces tentatives de falsification s'appuient sur des bases très variées. On cherche à dresser contre le marxisme les auteurs socialistes de la période prémarxiste (avant Marx). C'est ainsi que l'on voit très souvent utiliser contre Marx les « utopistes ». D'autres utilisent Proudhon ; d'autres puisent chez les révisionnistes d'avant 1914 (pourtant magistralement réfutés par Lénine). Mais ce qu'il faut surtout souligner, c'est la campagne de silence que fait la bourgeoisie contre le marxisme. Elle a tout fait en particulier pour empêcher que soit connue la philosophie matérialiste sous sa forme marxiste. Particulièrement frappant à cet égard est l'ensemble de l'enseignement philosophique tel qu'il est donné en France.
Dans les établissements d'enseignement secondaire, on enseigne la philosophie. Mais on peut suivre tout cet enseignement sans jamais apprendre qu'il existe une philosophie matérialiste élaborée par Marx et Engels. Quand, dans les manuels de philosophie, on parle de matérialisme (car il faut bien en parler), il est toujours question de marxisme et du matérialisme d'une façon séparée. On présente le marxisme, en général, uniquement comme une doctrine politique et, quand on parle du matérialisme historique, on ne parle pas à ce propos de la philosophie du matérialisme ; enfin on ignore tout du matérialisme dialectique.
Cette situation n'existe pas seulement dans les écoles et dans les lycées : elle est exactement la même dans les Universités. Le fait le plus caractéristique, c'est que l'on peut être en France un « spécialiste » de la philosophie, muni des diplômes les plus élevés que délivrent les Universités françaises, sans savoir que le marxisme a une philosophie, qui est le matérialisme, et sans savoir que le matérialisme traditionnel a une forme moderne, qui est le marxisme, ou matérialisme dialectique.
Nous voulons, nous, démontrer que le marxisme comporte une conception générale non seulement de la société, mais encore de l'univers lui-même. Il est donc inutile, contrairement à ce que prétendent certains, de regretter que le grand défaut du marxisme soit son manque de philosophie, et de vouloir, comme quelques théoriciens du mouvement ouvrier, aller à la recherche de cette philosophie qui manque au marxisme. Car le marxisme a une philosophie, qui est le matérialisme dialectique.
Il n'en reste pas moins, d'ailleurs, que, malgré cette campagne du silence, malgré toutes les falsifications et précautions prises par les classes dirigeantes, le marxisme et sa philosophie commencent à être de plus en plus connus.
Chapître premier – le problème fondamental de la philosophie
Dans notre introduction, nous avons dit à plusieurs reprises que la philosophie du matérialisme dialectique était la base du marxisme.
Le but que nous nous proposons, c'est l'étude de cette philosophie ; mais, pour arriver à ce but, il nous faut avancer par étapes.
Quand nous parlons du matérialisme dialectique, nous avons devant nous deux mots : matérialisme et dialectique, ce qui veut dire que le matérialisme est dialectique. Nous savons qu'avant Marx et Engels le matérialisme existait déjà, mais que ce sont eux, à l'aide des découvertes du XIX° siècle, qui ont transformé ce matérialisme et ont créé le matérialisme « dialectique ».
Nous examinerons plus tard le sens du mot « dialectique », qui désigne la forme moderne du matérialisme.
Mais puisque, avant Marx et Engels, il y a eu des philosophes matérialistes (par exemple, Diderot au XVIII° siècle), et puisqu'il y a des points communs à tous les matérialistes, il nous faut donc étudier l'histoire du matérialisme avant d'aborder le matérialisme dialectique. Il nous faut connaître également les conceptions que l'on oppose au matérialisme.
Nous avons vu que la philosophie, c'est l' «étude des problèmes les plus généraux» et qu'elle a pour but d'expliquer le monde, la nature, l'homme.
Si nous ouvrons un manuel de philosophie bourgeoise, nous sommes effarés par la multitude de philosophies diverses que l'on y trouve. Elles sont désignées par de multiples mots plus ou moins compliqués se terminant en « isme » : le criticisme, l'évolutionnisme, l'intellectualisme, etc., et cette multitude crée la confusion. La bourgeoisie, d'ailleurs, n'a rien fait pour éclaircir la situation, bien au contraire. Mais nous pouvons déjà trier tous ces systèmes et distinguer deux grands courants, deux conceptions nettement opposées :
La conception scientifique.
La conception non scientifique du monde.
Lorsque les philosophes ont entrepris d'expliquer le monde, la nature, l'homme, tout ce qui nous entoure enfin, ils ont été appelés à faire des distinctions. Nous constatons nous-mêmes qu'il y a des choses, des objets qui sont matériels, que nous voyons et que nous touchons. Puis, d'autres réalités que nous ne voyons pas et que nous ne pouvons pas toucher, ni mesurer, comme nos idées.
Nous classons donc ainsi les choses : d'une part, celles qui sont matérielles ; d'autre part, celles qui ne sont pas matérielles et qui sont du domaine de l'esprit, de la pensée, des idées.
C'est ainsi que les philosophes se sont trouvés en présence de la matière et de l'esprit.
Nous venons de voir d'une façon générale comment on a été amené à classer les choses suivant qu'elles sont matière ou esprit.
Mais nous devons préciser que cette distinction se fait sous différentes formes et avec des mots différents.
C'est ainsi qu'au lieu de parler de l'esprit nous parlons aussi bien de la pensée, de nos idées, de notre conscience, de l'âme, de même qu'en parlant de la nature, du monde, de la terre, de l'être, c'est de la matière qu'il s'agit.
Ainsi encore, lorsque Engels, dans son livre Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, parle de l'être et de la pensée, l'être, c'est la matière; la pensée, c'est l'esprit.
Pour définir ce qu'est la pensée ou l'esprit, et l'être ou la matière, nous dirons :
La pensée, c'est l'idée que nous nous faisons des choses ; certaines de ces idées nous viennent ordinairement de nos sensations et correspondent à des objets matériels ; d'autres idées, comme celles de Dieu, de la philosophie, de l'infini, de la pensée elle-même, ne correspondent pas à des objets matériels. L'essentiel, que nous devons retenir ici, c'est que nous avons des idées, des pensées, des sentiments, parce que nous voyons et que nous sentons.
La matière ou l'être, c'est ce que nos sensations et nos perceptions nous montrent et nous présentent, c'est, d'une manière générale, tout ce qui nous entoure, ce qu'on appelle le « monde extérieur ». Exemple : ma feuille de papier est blanche. Savoir qu'elle est blanche, c'est une idée, et ce sont mes sens qui me donnent cette idée. Mais la matière, c'est la feuille elle-même.
C'est pourquoi, lorsque les philosophes parlent des rapports entre l'être et la pensée, ou entre l'esprit et la matière, ou entre la conscience et le cerveau, etc., tout cela concerne la même question et signifie : quel est, de la matière ou de l'esprit, de l'être ou de la pensée, le terme le plus important ? Quel est celui qui est antérieur à l'autre ? Telle est la question fondamentale de la philosophie.
Chacun de nous s'est demandé ce que nous devenions après la mort, d'où vient le monde, comment la terre s'est formée. Et il nous est difficile d'admettre qu'il a toujours existé quelque chose. On a tendance à penser qu'à un certain moment il n'y avait rien. C'est pourquoi il est plus facile de croire ce qu'enseigne la religion : « L'esprit planait au-dessus des ténèbres... puis est venue la matière. » De même, on se demande où sont nos pensées, et ainsi se pose pour nous le problème des rapports qui existent entre l'esprit et la matière, entre le cerveau et la pensée. Il y a d'ailleurs bien d'autres façons de poser la question. Par exemple, quels sont les rapports entre la volonté et le pouvoir ? La volonté, c'est, ici, l'esprit, la pensée; et le pouvoir, c'est ce qui est possible, c'est l'être, la matière. Nous rencontrons aussi souvent la question des rapports entre la « conscience sociale » et l'« existence sociale ».
La question fondamentale de la philosophie se présente donc sous différents aspects et l'on voit combien il est important de reconnaître toujours la façon dont se pose ce problème des rapports de la matière et de l'esprit, car nous savons qu'il ne peut y avoir que deux réponses à cette question :
une réponse scientifique.
une réponse non-scientifique.
C'est ainsi que les philosophes ont été amenés à prendre position dans cette importante question. Les premiers hommes, tout à fait ignorants, n'ayant aucune connaissance du monde et d'eux-mêmes, et ne disposant que de faibles moyens techniques pour agir sur le monde, attribuaient à des êtres surnaturels la responsabilité de tout ce qui les étonnait. Dans leur imagination, excitée par les rêves où ils voyaient vivre leurs congénères et eux-mêmes, ils arrivèrent à cette conception que chacun de nous avait une double existence. Troublés par l'idée de ce « double », ils en arrivèrent à se figurer que leurs pensées et leurs sensations étaient produites non par leur
propre corps, mais par une âme particulière habitant dans ce corps et le quittant au moment de la mort. [Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, p. 14. Editions sociales, 1946.]
Par la suite est née cette idée de l'immortalité de l'âme et d'une vie possible de l'esprit en dehors de la matière.
De même leur faiblesse, leur inquiétude devant les forces de la nature, devant tous ces phénomènes qu'ils ne comprenaient pas et que l'état de la technique ne leur permettait pas de mater (germination, orages, inondations, etc.) les conduisent à supposer que, derrière ces forces, il y a des êtres tout-puissants, des « esprits » ou des « dieux », bienfaisants ou malfaisants, mais, en tout cas, capricieux.
De même, ils croyaient à des dieux, à des êtres plus puissants que les hommes, mais ils les imaginaient sous la forme d'hommes ou d'animaux, comme des corps matériels. C'est seulement plus tard que les âmes et les dieux (puis le Dieu unique qui a remplacé les dieux) furent conçus comme de purs esprits.
On arriva alors à l'idée qu'il y a dans la réalité des esprits qui ont une vie tout à fait spécifique, complètement indépendante de celle des corps, et qui n'ont pas besoin des corps pour exister.
Par la suite, cette question s'est posée d'une façon plus précise en fonction de la religion, sous cette forme :
Le monde a-t-il été créé par Dieu ou existe-t-il de toute éternité ?
Selon qu'ils répondaient de telle ou telle façon à cette question, les philosophes se divisaient en deux grands camps. (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, p. 15.)
Ceux qui, adoptant l'explication non-scientifique, admettaient la création du monde par Dieu, c'est-à-dire affirmaient que l'esprit avait créé la matière, ceux-là formaient le camp de l'idéalisme.
Les autres, ceux qui cherchaient à donner une explication scientifique du monde et qui pensaient que la nature, la matière était l'élément principal, ceux-là appartenaient aux différentes écoles du matérialisme.
A l'origine, ces deux expressions, idéalisme et matérialisme, ne signifient pas autre chose que cela.
L'idéalisme et le matérialisme dont donc deux réponses opposées et contradictoires au problème fondamental de la philosophie.
L'idéalisme, c'est la conception non-scientifique. Le matérialisme, c'est la conception scientifique du monde.
On verra plus loin les preuves de cette affirmation, mais nous pouvons dire, dès à présent, que si on constate bien dans l'expérience qu'il y a des corps sans pensée, comme les pierres, les métaux, la terre, on ne constate jamais, par contre, l'existence d'esprit sans corps.
Pour terminer ce chapitre sur une conclusion sans équivoque, nous voyons que pour répondre à cette question : comment se fait-il que l'homme pense ? Il ne peut y avoir que deux réponses tout à fait différentes et totalement opposées :
1re réponse : L'homme pense parce qu'il a une âme. 2e réponse : L'homme pense parce qu'il a un cerveau.
Suivant que nous ferons l'une ou l'autre réponse, nous serons entraînés à donner des solutions différentes aux problèmes qui découlent de cette question.
Suivant notre réponse, nous serons idéalistes ou matérialistes.
Lecture
F. Engels : Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, chapitre II. « Idéalisme et matérialisme », p. 14 et suivantes.
Chapître II – l’idéalisme
Nous avons dénoncé la confusion créée par le langage courant en ce qui concerne le matérialisme. La même confusion se retrouve à propos de l'idéalisme.
Il ne faut pas confondre, en effet, l'idéalisme moral et l'idéalisme philosophique.
L'idéalisme moral consiste à se dévouer à une cause, à un idéal. L'histoire du mouvement ouvrier international nous apprend qu'un nombre incalculable de révolutionnaires, de marxistes, se sont dévoués jusqu'au sacrifice de leur vie pour un idéal moral, et pourtant ils étaient les adversaires de cet autre idéalisme qu'on appelle idéalisme philosophique.
L'idéalisme philosophique est une doctrine qui a pour base l'explication du monde par l'esprit.
C'est la doctrine qui répond à la question fondamentale de la philosophie en disant : « c'est la pensée qui est l'élément principal, le plus important, le premier ». Et l'idéalisme, en affirmant l'importance première de la pensée, affirme que c'est elle qui produit l'être ou, autrement dit, que : « c'est l'esprit qui produit la matière ».
Telle est la première forme de l'idéalisme; elle a trouvé son plein développement dans les religions en affirmant que Dieu, « esprit pur », était le créateur de la matière.
La religion qui a prétendu et prétend encore être en dehors des discussions philosophiques est, en réalité, au contraire, la représentation directe et logique de la philosophie idéaliste.
Or, la science intervenant au cours des siècles, il devint bientôt nécessaire d'expliquer la matière, le monde, les choses autrement que par Dieu seulement. Car, dès le XVIe siècle, la science commença à expliquer les phénomènes de la nature sans tenir compte de Dieu et en se passant de l'hypothèse de la création.
Pour mieux combattre ces explications scientifiques, matérialistes et athées, il fallut donc pousser plus loin l'idéalisme et nier l'existence même de la matière.
C'est à quoi s'est attaché, au début du XVIII° siècle, un évêque anglais, Berkeley, qu'on a pu appeler le père de l'idéalisme.
Le but de son système philosophique sera donc de détruire le matérialisme, d'essayer de nous démontrer que la substance matérielle n'existe pas. Il écrit dans la préface de son livre Dialogues d'Hylas et de Philonoüs :
Si ces principes sont acceptés et regardés comme vrais, il s'ensuit que l'athéisme et le scepticisme sont, du même coup, complètement abattus, les questions obscures éclaircies, des difficultés presque insolubles résolues, et les hommes qui se plaisaient aux paradoxes ramenés au sens commun. [p. 13. Collection « Les classiques pour tous ». Librairie Hatier. Pans.]
Ainsi donc, pour Berkeley, ce qui est vrai, c'est que la matière n'existe pas et qu'il est paradoxal de prétendre le contraire.
Nous allons voir comment il s'y prend pour nous démontrer cela. Mais je pense qu'il n'est pas inutile d'insister, pour que ceux qui veulent étudier la philosophie prennent la théorie de Berkeley en très grande considération.
Je sais bien que les thèses de Berkeley feront sourire certains, mais il ne faut pas oublier que nous vivons, nous, au XX° siècle et que nous bénéficions de toutes les études du passé. Et nous verrons d'ailleurs, quand nous étudierons le matérialisme et son histoire, que les philosophes matérialistes d'autrefois font aussi parfois sourire.
Il faut pourtant savoir que Diderot, qui fut, avant Marx et Engels, le plus grand des penseurs matérialistes, attachait au système de Berkeley quelque importance, puisqu'il le décrit comme un
système qui, à la honte de l'esprit humain et de la philosophie, est le plus difficile à combattre, quoique le plus absurde de tous ! (Diderot : « Lettre sur les aveugles », Textes choisis, t. I, Editions sociales « Classiques du peuple », p. 87. (Cité par Lénine dans Matérialisme et empiriocriticisme, p. 16.)
Lénine lui-même a consacré de nombreuses pages à la philosophie de Berkeley et écrit :
Les philosophes idéalistes les plus modernes n'ont produit contre les matérialistes aucun... argument que l'on ne puisse trouver chez l'évêque Berkeley. (Lénine : Matérialisme et empiriocriticisme, p. 18. Editions sociales, 1946.)
Enfin, voici l'appréciation sur l'immatérialisme de Berkeley que donne un manuel d'histoire de la philosophie, utilisé dans les lycées :
Théorie encore imparfaite sans doute, mais admirable, et qui doit détruire pour jamais, dans les esprits philosophiques, la croyance à l'existence d'une substance matérielle. (A. Penjon : Précis d'histoire de la philosophie, p. 320-321. Librairie Paul Delaplace.)
C'est dire l'importance pour tout le monde — bien que pour des raisons différentes, comme ces citations vous l'ont montré — de ce raisonnement philosophique.
Le but de ce système consiste donc à démontrer que la matière n'existe pas.
Berkeley disait :
La matière n'est pas ce que nous croyons en pensant qu'elle existe en dehors de notre esprit. Nous pensons que les choses existent parce que nous les voyons, parce que nous les touchons ; c'est parce qu'elles nous donnent ces sensations que nous croyons à leur existence.
Mais nos sensations ne sont que des idées que nous avons dans notre esprit. Donc les objets que nous percevons par nos sens ne sont pas autre chose que des idées, et les idées ne peuvent exister en dehors de notre esprit.
Pour Berkeley, les choses existent ; il ne nie pas leur nature et leur existence, mais il affirme qu'elles n'existent que sous la forme des sensations qui nous les font connaître et conclut que nos sensations et les objets ne sont qu'une seule et même chose.
Les choses existent, c'est certain, mais en nous, dit-il, dans notre esprit, et elles n'ont aucune réalité en dehors de l'esprit.
Nous concevons les choses à l'aide de la vue; nous les percevons à l'aide du toucher ; l'odorat nous renseigne sur l'odeur ; la saveur sur le goût, l'ouïe sur les sons. Ces différentes sensations nous donnent des idées, qui, combinées les unes avec les autres, font que nous leur donnons un nom commun et les considérons comme des objets.
On observe, par exemple, une couleur, un goût, une odeur, une forme, une consistance déterminés... On reconnaît cet ensemble comme un objet qu'on désigne du mot pomme.
D'autres combinaisons de sensations nous donnent
d'autres collections d'idées [qui] constituent ce qu'on appelle la pierre, l'arbre, le livre et les autres objets sensibles. (Lénine: ouvrage cité, p. 5.)
Nous sommes donc victimes d'illusions quand nous pensons, connaître comme extérieurs le monde et les choses, puisque tout cela n'existe que dans notre esprit.
Dans son livre Dialogues d'Hylas et de Philonoüs, Berkeley nous démontre cette thèse de la façon suivante :
N'est-ce pas une absurdité que de croire qu'une même chose au même moment puisse être différente ? Par exemple, chaude et froide au même instant ? Imaginez donc qu'une de vos mains Soit chaude, l'autre froide et que toutes deux soient plongées en même temps dans un vase, plein d'eau, à une température intermédiaire : l'eau ne paraîtra-t-elle pas chaude à une main, froide à l'autre ? (Idem, p. 21.)
Puisqu'il est absurde de croire qu'une chose au même moment puisse être, en elle-même, différente, nous devons en conclure que cette chose n'existe que dans notre esprit.
Que fait donc Berkeley dans sa méthode de raisonnement et de discussion ? Il dépouille les objets, les choses, de toutes leurs propriétés.
« Vous dites que les objets existent parce qu'ils ont une couleur, une odeur, une saveur, parce qu'ils sont grands ou petits, légers ou lourds ? Je vais vous démontrer que cela n'existe pas dans les objets, mais dans notre esprit.
« Voici un coupon de tissu : vous me dites qu'il est rouge. Est-ce bien sûr? Vous pensez que le rouge est dans le tissu lui-même. Est-ce certain ? Vous savez qu'il y a des animaux qui ont des yeux différents des nôtres et qui ne verront pas ce tissu rouge ; de même un homme ayant la jaunisse le verra jaune ! Alors de quelle couleur est-il ? Cela dépend, dites-vous ? Le rouge n'est donc pas dans le tissu, mais dans l'œil, en nous.
« Vous dites que ce tissu est léger ? Laissez-le tomber sur une fourmi, et elle le trouvera certainement lourd. Qui donc a raison ? Vous pensez qu'il est chaud ? Si vous aviez la fièvre, vous le trouveriez froid ! Alors est-il chaud ou froid?
« En un mot, si les mêmes choses peuvent être au même instant pour les uns rouges, lourdes, chaudes et pour d'autres exactement le contraire, c'est que nous sommes victimes d'illusions et que les choses n'existent que dans notre esprit. »
En enlevant toutes leurs propriétés aux objets, on en arrive ainsi à dire que ceux-ci n'existent que dans notre pensée, c'est-à-dire que la matière est une idée.
Déjà, avant Berkeley, les philosophes grecs disaient, et cela était juste, que certaines qualités comme la saveur, le son n'étaient pas dans les choses elles-mêmes, mais en nous.
Mais ce qu'il y a de nouveau dans la théorie de Berkeley, c'est justement qu'il étend cette remarque à toutes les qualités des objets.
Les philosophes grecs avaient, en effet, établi entre les qualités des choses la distinction suivante :
D'une part, les qualités premières, c'est-à-dire celles qui sont dans les objets, comme le poids, la grandeur, la résistance, etc.
De l'autre, les qualités secondes, c'est-à-dire celles qui sont en nous, comme odeur, saveur, chaleur, etc.
Or Berkeley applique aux qualités premières la même thèse qu'aux qualités secondes, à savoir que toutes les qualités, toutes les propriétés ne sont pas dans les objets, mais en nous.
Si nous regardons le soleil, nous le voyons rond, plat, rouge. La science nous apprend que nous nous trompons, que le soleil n'est pas plat, n'est pas rouge. Nous ferons donc l'abstraction, avec l'aide de la science, de certaines fausses propriétés que nous donnons au soleil, mais sans pour cela conclure qu'il n'existe pas ! C'est pourtant à une telle conclusion que Berkeley aboutit.
Berkeley n'a certes pas eu tort en montrant que la distinction des anciens ne résistait pas à l'analyse scientifique, mais il commet une faute de raisonnement, un sophisme, en tirant de ces remarques des conséquences qu'elles ne comportent pas. Il montre, en effet, que les qualités des choses ne sont pas telles que nous les montrent nos sens, c'est-à-dire que nos sens nous trompent et déforment la réalité matérielle, et il en conclut tout aussitôt que la réalité matérielle n'existe pas.
La thèse étant : « Tout n'existe que dans notre esprit », on doit en conclure que le monde extérieur n'existe pas.
En poussant ce raisonnement jusqu'au bout, nous en arriverions à dire: « Je suis seul à exister, puisque je ne connais les autres hommes que par mes idées, que les autres hommes ne sont pour moi, comme les objets matériels, que des collections d'idées. » C'est ce qu'en philosophie on appelle le solipsisme (qui veut dire seul-moi-même).
Berkeley, nous dit Lénine dans son livre déjà cité, se défend d'instinct contre l'accusation de soutenir une telle théorie. On constate même que le solipsisme, forme extrême de l'idéalisme, n'a été soutenu par aucun philosophe.
C'est pourquoi nous devons nous attacher, en discutant avec les idéalistes, à faire ressortir que les raisonnements qui nient effectivement la matière, pour être logiques et conséquents, doivent en arriver à cette extrémité absurde qu'est le solipsisme.
Nous nous sommes attachés à résumer le plus simplement possible la théorie de Berkeley, parce que c'est lui qui, le plus franchement, a exposé ce qu'est l'idéalisme philosophique.
Mais il est certain que, pour bien comprendre ces raisonnements, qui sont nouveaux pour nous, il est maintenant indispensable de les prendre très au sérieux et de faire un effort intellectuel. Pourquoi ?
Parce que nous verrons par la suite que, si l'idéalisme se présente d'une façon plus cachée et sous couvert de mots et d'expressions nouvelles, toutes les philosophies idéalistes ne font que reprendre les arguments du « vieux Berkeley » (Lénine).
Parce que nous verrons aussi combien, la philosophie idéaliste qui a dominé et qui domine encore l'histoire officielle de la philosophie, apportant avec elle une méthode de pensée dont nous sommes imprégnés, a su pénétrer en nous malgré une éducation entièrement laïque.
La base des arguments de toutes les philosophies idéalistes se trouvant dans les raisonnements de l'évêque Berkeley, nous allons donc, pour résumer ce chapitre, essayer de dégager quels sont ces principaux arguments et ce qu'ils tentent de nous démontrer.
1. L'esprit crée la matière.
C'est là, nous le savons, la réponse idéaliste à la question fondamentale de la philosophie; c'est la première forme de l'idéalisme qui se reflète dans les différentes religions, où l'on affirme que l'esprit a créé le monde.
Cette affirmation peut avoir deux sens :
Ou bien, Dieu a créé le monde, et celui-ci existe réellement, en dehors de nous. C'est l'idéalisme ordinaire des théologies. (La théologie est la « science » (!). qui traite de Dieu et des choses divines.)
Ou bien, Dieu a créé l'illusion du monde en nous donnant des idées qui ne correspondent à aucune réalité matérielle. C'est l' «idéalisme immatérialiste» de Berkeley, qui veut nous prouver que l'esprit est la seule réalité, la matière étant un produit fabriqué par notre esprit.
C'est pourquoi les idéalistes affirment que :
2. Le monde n'existe pas en dehors de notre pensée.
C'est ce que Berkeley veut nous démontrer en affirmant que nous faisons une erreur en attribuant aux choses des propriétés et des qualités qui leur seraient propres, alors que celles-ci n'existent que dans notre esprit.
Pour les idéalistes, les bancs et les tables existent bien, mais seulement dans notre pensée, et non pas en dehors de nous, car
3. Ce sont nos idées qui créent les choses.
Autrement dit, les choses sont le reflet de notre pensée. En effet, puisque c'est l'esprit qui crée l'illusion de la matière, puisque c'est l'esprit qui donne à notre pensée l'idée de la matière, puisque les sensations que nous éprouvons devant les choses ne proviennent pas des choses elles-mêmes, mais seulement de notre pensée, la source de la réalité du monde et des choses est notre pensée et, par conséquent, tout ce qui nous entoure n'existe pas en dehors de notre esprit et ne peut être que le reflet de notre pensée. Mais comme, pour Berkeley, notre esprit serait incapable de créer par lui seul ces idées, et que, d'ailleurs, il n'en fait pas ce qu'il veut (comme cela arriverait s'il les créait de lui-même), il faut admettre que c'est un autre esprit plus puissant qui en est le créateur. C'est donc Dieu qui crée notre esprit et nous impose toutes les idées du monde que nous y rencontrons.
Voilà les principales thèses sur lesquelles reposent les doctrines idéalistes et les réponses qu'elles apportent à la question fondamentale de la philosophie. Il est temps de voir maintenant quelle est la réponse de la philosophie matérialiste à cette question et aux problèmes soulevés par ces thèses.
Lectures.
Berkeley : Dialogues d'Hylas et de Philonoüs.
Lénine : Matérialisme et empiriocriticisme, pp. 3 à 18.
Chapître III - le matérialisme
Nous avons vu qu'à ce problème : « Quels sont les rapports entre l'être et la pensée ? » il ne peut y avoir que deux réponses opposées et contradictoires.
Nous avons étudié dans le chapitre précédent la réponse idéaliste et les arguments présentés pour défendre la philosophie idéaliste.
Il nous faut maintenant examiner la deuxième réponse à ce problème fondamental (problème, répétons-le, qui se trouve à la base de toute philosophie) et voir quels sont les arguments que le matérialisme apporte à la défense. D'autant plus que le matérialisme est pour nous une philosophie très importante, puisqu'elle est celle du marxisme.
Il est donc, par conséquent, indispensable de bien connaître le matérialisme. Indispensable surtout parce que les conceptions de cette philosophie sont très mal connues et qu'elles ont été falsifiées. Indispensable aussi parce que, par notre éducation, par l'instruction que nous avons reçue — qu'elle soit primaire ou plus développée, — par nos habitudes de vivre et de raisonner, nous sommes tous, plus ou moins, sans nous en rendre compte, imprégnés de conceptions idéalistes. (Nous verrons d'ailleurs, dans d'autres chapitres, plusieurs exemples de cette affirmation et pourquoi il en est ainsi.)
C'est donc une nécessité absolue pour ceux qui veulent étudier le marxisme d'en connaître la base : le matérialisme.
Nous avons défini d'une façon générale la philosophie comme un effort pour expliquer le monde, l'univers. Mais nous savons que, suivant l'état des connaissances humaines, ses explications ont changé et que deux attitudes, au cours de l'histoire de l'humanité, ont été adoptées pour expliquer le monde : l'une, anti-scientifique, faisant appel à un ou à des esprits supérieurs, à des forces surnaturelles ; l'autre, scientifique, se fondant sur des faits et sur des expériences.
L'une de ces conceptions est défendue par les philosophes idéalistes ; l'autre, par les matérialistes.
C'est pourquoi, dès le début de ce livre, nous avons dit que la première idée que l'on devait se faire du matérialisme, c'est que cette philosophie représente l'« explication scientifique de l'univers ».
Si l'idéalisme est né de l'ignorance des hommes — et nous verrons comment l'ignorance fut maintenue, entretenue dans l'histoire des sociétés par des forces culturelles et politiques qui partageaient les conceptions idéalistes — le matérialisme est né de la lutte des sciences contre l'ignorance ou obscurantisme.
C'est pourquoi cette philosophie fut tant combattue et c'est pourquoi, sous sa forme moderne (le matérialisme dialectique), elle est peu connue, sinon ignorée ou méconnue du monde universitaire officiel.
Contrairement à ce que prétendent ceux qui combattent cette philosophie et qui disent que cette doctrine n'a pas évolué depuis vingt siècles, l'histoire du matérialisme nous montre en cette philosophie quelque chose de vivant et toujours en mouvement.
Au cours des siècles, les connaissances scientifiques des hommes ont progressé. Au début de l'histoire de la pensée, dans l'antiquité grecque, les connaissances scientifiques étaient presque nulles, et les premiers savants étaient, en même temps, des philosophes, parce que, à cette époque, la philosophie et les sciences naissantes formaient un tout, l'une étant le prolongement des autres.
Par la suite, les sciences apportant des précisions dans l'explication des phénomènes du monde, précisions qui gênaient et étaient même en contradiction avec les dogmes des philosophies idéalistes, un conflit naquit entre la philosophie et les sciences.
Les sciences étant en contradiction avec la philosophie officielle de cette époque, il était devenu nécessaire qu'elles s'en séparassent. Aussi
elles n'ont rien de plus pressé que de se dégager du fatras philosophique et de laisser aux philosophes les vastes hypothèses pour prendre contact avec des problèmes restreints, ceux qui sont mûrs pour une solution prochaine. Alors se fait cette distinction entre les sciences... et la philosophie. (René Maublanc : la Vie ouvrière, 25 novembre 1935.)
Mais le matérialisme, né avec les sciences, lié à elles et dépendant d'elles, a progressé, évolué avec elles, pour arriver, avec le matérialisme moderne, celui de Marx et d'Engels, à réunir, de nouveau, la science et la philosophie dans le matérialisme dialectique.
Nous étudierons plus loin cette histoire et cette évolution, qui sont attachées aux progrès de la civilisation, mais nous constatons déjà, et c'est ce qu'il est très important de retenir, que le matérialisme et les sciences sont liés l'un à l'autre et que le matérialisme est absolument dépendant de la science.
Il nous reste à établir et à définir les bases du matérialisme, bases communes à toutes les philosophies qui, sous des aspects différents, se réclament du matérialisme.
Pour répondre, il nous faut revenir à la question fondamentale de la philosophie, celle des rapports entre l'être et la pensée : lequel de l'un ou de l'autre est le principal ?
Les matérialistes affirment d'abord qu'il y a un rapport déterminé entre l'être et la pensée, entre la matière et l'esprit. Pour eux, c'est l'être, la matière, qui est la réalité première, la chose première, et l'esprit qui est la réalité seconde, postérieure, dépendant de la matière.
Donc, pour les matérialistes, ce n'est pas l'esprit ou Dieu qui ont créé le monde et la matière, mais c'est le monde, la matière, la nature qui ont créé l'esprit :
L'esprit n'est lui-même que le produit supérieur de la matière. (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, p. 18.)
C'est pourquoi, si nous reprenons la question que nous avons posée dans le deuxième chapitre: « D'où vient que l'homme pense ? » Les matérialistes répondent que l'homme pense parce qu'il a un cerveau et que la pensée est le produit du cerveau. Pour eux, il ne peut y avoir de pensée sans matière, sans corps.
Notre conscience et notre pensée, si transcendantes qu'elles nous paraissent, ne sont que des produits d'un organe matériel, corporel, le cerveau. (Idem, p. 18.)
Par conséquent, pour les matérialistes, la matière, l'être sont quelque chose de réel, existant en dehors de notre pensée, et n'ont pas besoin de la pensée ou de l'esprit pour exister. De même, l'esprit ne pouvant exister sans matière, il n'y a pas d'âme immortelle et indépendante du corps.
Contrairement à ce que disent les idéalistes, les choses qui nous entourent existent indépendamment de nous : ce sont elles qui nous donnent nos pensées ; et nos idées ne sont que le reflet des choses dans notre cerveau.
C'est pourquoi, devant le deuxième aspect de la question des rapports de l'être et de la pensée : -
Quelle relation y a-t-il entre nos idées sur le monde environnant et ce monde lui-même ? Notre pensée est-elle en état de connaître le monde réel ? Pouvons-nous, dans nos conceptions du monde réel, reproduire une image fidèle de la réalité ? Cette question est appelée en langage philosophique la question de l'identité de la pensée et de l'être. (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, p. 15.)
- les matérialistes affirment : oui ! Nous pouvons connaître le monde, et les idées que nous nous faisons de ce monde sont de plus en plus justes, puisque nous pouvons l'étudier à l'aide des sciences, que celles-ci nous prouvent continuellement par l'expérience que les choses qui nous entourent ont bien une réalité qui leur est propre, indépendante de nous, et que ces choses, les hommes peuvent déjà en partie les reproduire, les créer artificiellement.
Pour nous résumer, nous dirons donc que les matérialistes, devant le problème fondamental de la philosophie, affirment :
Que c'est la matière qui produit l'esprit et que, scientifiquement, on n'a jamais vu d'esprit sans matière.
Que la matière existe en dehors de tout esprit et qu'elle n'a pas besoin de l'esprit pour exister, ayant une existence qui lui est particulière, et que, par conséquent, contrairement à ce que disent les idéalistes, ce ne sont pas nos idées qui créent les choses, mais, au contraire, ce sont les choses qui nous donnent nos idées.
Que nous sommes capables de connaître le monde, que les idées que nous nous faisons de la matière et du monde sont de plus en plus justes, puisque, à l'aide des sciences, nous pouvons préciser ce que nous connaissons déjà et découvrir ce que nous ignorons.
Note des éditeurs
Pour bien comprendre ce chapitre, le rapprocher des indications très importantes qu'on lira pages 84 à 86 et 229 à 246.
Quand Engels dit que la pensée est un « produit » du cerveau, il ne faut pas, en effet, imaginer que le cerveau secrète la pensée comme le foie secrète la bile. Au contraire, Engels a combattu ce point de vue (notamment dans Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande. Voir également Lénine : Matérialisme et empiriocriticisme, chap. I et II).
La conscience n'est pas la sécrétion d'un organe, c'est une fonction du cerveau. Ce n'est pas une « chose » comme la bile ou une hormone. C'est une activité. Dans certaines conditions organiques, plus complexes, faisant intervenir l'écorce cérébrale, — conditions organiques qui sont elles-mêmes inséparables de conditions sociales, comme le montre plus loin Politzer — l'activité humaine est consciente.
Sur ces points, nous renvoyons à Lucien Sève : Introduction au léninisme (pp. 98-108), « Essais de la Nouvelle Critique », Editions sociales, 1960.
Chapître IV – qui a raison, l’idéaliste ou le matérialiste ?
Maintenant que nous connaissons les thèses des idéalistes et des matérialistes, nous allons essayer de savoir qui a raison.
Rappelons qu'il nous faut tout d'abord constater d'une part, que ces thèses sont absolument opposées et contradictoires ; d'autre part, qu'aussitôt que l'on défend l'une ou l'autre théorie, celle-ci nous entraîne à des conclusions qui, par leurs conséquences, sont très importantes.
Pour savoir qui a raison, nous devons nous reporter aux trois points par lesquels nous avons résumé chaque argumentation.
Les idéalistes affirment :
Que c'est l'esprit qui crée la matière;
Que la matière n'existe pas en dehors de notre pensée, qu'elle n'est donc pour nous qu'une illusion ;
Que ce sont nos idées qui créent les choses. Les matérialistes, eux, affirment exactement le contraire.
Pour faciliter notre travail, il faut d'abord étudier ce qui tombe sous le sens commun et ce qui nous étonne le plus.
Est-il vrai que le monde n'existe que dans notre pensée ?
Est-il vrai que ce sont nos idées qui créent les choses ?
Voilà deux arguments défendus par l'idéalisme « immatérialiste » de Berkeley, dont les conclusions aboutissent, comme dans toutes les théologies, à notre troisième question :
Est-il vrai que l'esprit crée la matière ?
Ce sont là des questions très importantes puisqu'elles se rapportent au problème fondamental de la philosophie. C'est, par conséquent, en les discutant que nous allons savoir qui a raison, et elles sont particulièrement intéressantes pour les matérialistes, en ce sens que les réponses matérialistes à ces questions sont communes à toutes les philosophies matérialistes — et, par conséquent, au matérialisme dialectique.
Avant d'étudier cette question il nous faut situer deux termes philosophiques dont nous sommes appelés à nous servir et que nous rencontrerons souvent dans nos lectures.
Réalité subjective (qui veut dire : réalité qui existe seulement dans notre pensée).
Réalité objective (réalité qui existe en dehors de notre pensée).
Les idéalistes disent que le monde n’est pas une réalité objective, mais subjective.
Les matérialistes disent que le monde est une réalité objective.
Pour nous démontrer que le monde et les choses n'existent que dans notre pensée, l'évêque Berkeley les décompose en leurs propriétés (couleur, grandeur, densité, etc.). Il nous démontre que ces propriétés, qui varient suivant les individus, ne sont pas dans les choses elles-mêmes, mais dans l'esprit de chacun de nous. Il en déduit que la matière est un ensemble de propriétés non objectives, mais subjectives et que, par conséquent, elle n'existe pas.
Si nous reprenons l'exemple du soleil, Berkeley nous demande si nous croyons à la réalité objective du disque rouge, et il nous démontre avec sa méthode de discussion des propriétés, que le soleil n'est pas rouge et n'est pas un disque. Donc, le soleil n'est pas une réalité objective, car il n'existe pas par lui-même mais il est une simple réalité subjective, puisqu'il n'existe que dans notre pensée.
Les matérialistes affirment que le soleil existe quand même, non parce que nous le voyons comme un disque plat et rouge, car cela, c'est du réalisme naïf, celui des enfants et des premiers hommes qui n'avaient que leurs sens pour contrôler la réalité, mais ils affirment que le soleil existe en invoquant la science. Celle-ci nous permet, en effet, de rectifier les erreurs que nos sens nous font commettre.
Mais nous devons, dans cet exemple du soleil, poser clairement le problème.
Avec Berkeley, nous dirons que le soleil n'est pas un disque et qu'il n'est pas rouge, mais nous n'acceptons pas ses conclusions : la négation du soleil comme réalité objective.
Nous ne discutons pas des propriétés des choses, mais de leur existence.
Nous ne discutons pas pour savoir si nos sens nous trompent et déforment la réalité matérielle, mais si cette réalité existe en dehors de nos sens.
Eh bien ! Les matérialistes affirment l'existence de cette réalité en dehors de nous et ils fournissent des arguments qui sont la science elle-même.
Que font les idéalistes pour nous démontrer qu'ils ont raison ? Ils discutent sur les mots, font de grands discours, écrivent de nombreuses pages.
Supposons un instant qu'ils aient raison. Si le monde n'existe que dans notre pensée, le monde n'a donc pas existé avant les hommes? Nous savons que cela est faux, puisque la science nous démontre que l'homme est apparu très tard sur la terre. Certains idéalistes nous diront alors qu'avant l'homme il y avait les animaux et que la pensée pouvait les habiter. Mais nous savons qu'avant les animaux il existait une terre inhabitable sur laquelle aucune vie organique n'était possible. D'autres encore nous diront que même si seul le système solaire existait et que l'homme n'existait pas, la pensée, l'esprit existaient en Dieu. C'est ainsi que nous arrivons à la forme suprême de l'idéalisme. Il nous faut choisir entre Dieu et la science. L'idéalisme ne peut se soutenir sans Dieu, et Dieu ne peut exister sans l'idéalisme.
Voilà donc exactement comment se poser le problème de l'idéalisme et du matérialisme : Qui a raison ? Dieu ou la science ?
Dieu, c'est un pur esprit créateur de la matière, une affirmation sans preuve.
La science va nous démontrer par la pratique et l'expérience que le monde est une réalité objective et va nous permettre de répondre à la question :
Prenons, par exemple, un autobus qui passe au moment où nous traversons la rue en compagnie d'un idéaliste avec qui nous discutons pour savoir si les choses ont une réalité objective ou subjective et s'il est vrai que ce sont nos idées qui créent les choses. Il est bien certain que, si nous ne voulons pas être écrasés, nous ferons bien attention. Donc, dans la pratique, l'idéaliste est obligé de reconnaître l'existence de l'autobus. Pour lui, pratiquement, il n'y a pas de différence entre un autobus objectif et un autobus subjectif, et cela est tellement juste que la pratique fournit la preuve que les idéalistes, dans la vie, sont matérialistes.
Nous poumons, sur ce sujet, citer de nombreux exemples où nous verrions que les philosophes idéalistes et ceux qui soutiennent cette philosophie ne dédaignent pas certaines bassesses « objectives » pour obtenir ce qui, pour eux, n'est que réalité subjective !
C'est d'ailleurs pourquoi on ne voit plus personne affirmer, comme Berkeley, que le monde n'existe pas. Les arguments sont beaucoup plus subtils et plus cachés. (Consultez, comme exemple de la façon d'argumenter des idéalistes, le chapitre intitulé « La découverte des éléments du monde », dans le livre de Lénine : Matérialisme et empiriocriticisme, Chap. I, $ 2, n. 31 et suivantes.)
C'est donc, suivant le mot de Lénine, « le critérium de la pratique» qui nous permettra de confondre les idéalistes.
Ceux-ci, d'ailleurs, ne manqueront pas de dire que la théorie et la pratique, ce n'est pas pareil, et que ce sont deux choses tout à fait différentes. Ce n'est pas vrai. Si une conception est juste ou fausse, c'est la pratique seule qui, par l'expérience, nous le démontrera.
L'exemple de l'autobus montre que le monde a donc une réalité objective et n'est pas une illusion créée par notre esprit.
Il nous reste à voir maintenant, étant donné que la théorie de l'immatérialisme de Berkeley ne peut se soutenir devant les sciences ni résister au critérium de la pratique, si, comme l'affirment toutes les conclusions des philosophies idéalistes, des religions et des théologies, l'esprit crée la matière.
Ainsi que nous l'avons vu plus haut, l'esprit, pour les idéalistes, a sa forme suprême en Dieu. Il est la réponde finale, la conclusion de leur théorie, et c'est pourquoi le problème esprit-matière se pose en dernière analyse, de savoir qui, de l'idéaliste ou du matérialiste, a raison, sous la forme du problème : « Dieu ou la science ».
Les idéalistes affirment que Dieu a existé de toute éternité et que, n'ayant subi aucun changement, il est toujours le même. Il est l'esprit pur, pour qui le temps et l'espace n'existent pas. Il est le créateur de la matière.
Pour soutenir leur affirmation de Dieu, là encore les idéalistes ne présentent aucun argument.
Pour défendre le créateur de la matière, ils ont recours à un tas de mystères, qu'un esprit scientifique ne peut pas accepter.
Quand on remonte aux origines de la science et que l'on voit que c'est au cœur et en raison de leur grande ignorance que les hommes primitifs ont forgé dans leur esprit l'idée de Dieu, on constate que les idéalistes du XX° siècle continuent, comme les premiers hommes, à ignorer tout ce qu'un travail patient et persévérant a permis de connaître. Car, en fin de compte, Dieu, pour les idéalistes, ne peut pas s'expliquer, et il reste pour eux une croyance sans aucune preuve. Lorsque les idéalistes veulent nous « prouver » la nécessité d'une création du monde en disant que la matière n'a pas pu toujours exister, qu'il a bien fallu qu'elle ait une naissance, ils recourent à un Dieu, qui, lui, n'a jamais eu de commencement. En quoi cette explication est-elle plus claire ?
Pour soutenir leurs arguments, les matérialistes, au contraire, se serviront de la science que les hommes ont développée au fur et à mesure qu'ils faisaient reculer les « bornes de leur ignorance ».
Or la science nous permet-elle de penser que l'esprit ait créé la matière ? Non.
L'idée d'une création par un esprit pur est incompréhensible car nous ne connaissons rien de tel dans l'expérience. Pour que cela fût possible, il aurait fallu, comme le disent les idéalistes, que l'esprit existât seul avant la matière, tandis que la science nous démontre que cela n'est pas possible et que jamais il n'y a d'esprit sans matière. Au contraire, l'esprit est toujours lié à la matière, et nous constatons plus particulièrement que l'esprit de l'homme est lié au cerveau qui est la source de nos idées et de notre pensée. La science ne nous permet pas de concevoir que les idées existent dans le vide...
Il faudrait donc que l'esprit Dieu, pour qu'il puisse exister, ait un cerveau. C'est pourquoi nous pouvons dire que ce n'est pas Dieu qui a créé la matière, donc l'homme, mais que c'est la matière, sous la forme du cerveau humain, qui a créé l'esprit-Dieu.
Nous verrons plus loin si la science nous donne la possibilité de croire en un Dieu, ou en quelque chose sur quoi le temps serait sans effet et pour qui l'espace, le mouvement et le changement n'existeraient pas.
D'ores et déjà, nous pouvons conclure. Dans leur réponse au problème fondamental de la philosophie :
Les matérialistes ont raison d'affirmer :
Contre l'idéalisme de Berkeley et contre les philosophes qui se cachent derrière son immatérialisme : que le monde et les choses, d'une part, existent bien en dehors de notre pensée et qu'ils n'ont pas besoin de notre pensée pour exister; d'autre part, que ce ne sont pas nos idées qui créent les choses, mais que, au contraire, ce sont les choses qui nous donnent nos idées.
Contre toutes les philosophies idéalistes, parce que leurs conclusions aboutissent à affirmer la création de la matière par l'esprit, c'est-à-dire, en dernière instance, à affirmer l'existence de Dieu et à soutenir les théologies, les matérialistes, s'appuyant sur les sciences, affirment et prouvent que c'est la matière qui crée l'esprit et qu'ils n'ont pas besoin de l’ « hypothèse Dieu » pour expliquer la création de la matière.
Remarque. — Nous devons faire attention à la façon dont les idéalistes posent les problèmes. Ils affirment que Dieu a créé l'homme quand nous avons vu que c'est l'homme qui a créé Dieu. Ils affirment aussi, d'autre part, que c'est l'esprit qui a créé la matière quand nous voyons que c'est, en vérité, exactement le contraire. Il y a là une manière de renverser les perspectives que nous devions signaler.
Lectures
Lénine : Matérialisme et empiriocriticisme, p. 52 : « La nature existait-elle avant l'homme ? »; pp. 62 à 65 : « L'homme pense-t-il avec son cerveau ? »
Engels : Ludwig Feuerbach, « Idéalisme et matérialisme », p. 14.
Chapître V – y a-t-il une troisième philosophie ? L'agnosticisme
Il peut nous sembler, après ces premiers chapitres, que, somme toute, il doit être assez facile de nous reconnaître au milieu de tous les raisonnements philosophiques, puisque, seuls, deux grands courants se partagent toutes les théories : l'idéalisme et le matérialisme. Et que, de plus, les arguments qui militent en faveur du matérialisme emportent la conviction de façon définitive.
Il apparaît donc qu'après quelque examen nous ayons retrouvé le chemin qui mène vers la philosophie de la raison : le matérialisme.
Mais les choses ne sont pas aussi simples. Ainsi que nous l'avons déjà signalé, les idéalistes modernes n'ont pas la franchise de l'évêque Berkeley. Ils présentent leurs idées avec beaucoup plus d'artifice, sous une forme obscurcie par l'emploi d'une terminologie « nouvelle » destinée à les faire prendre, par des gens naïfs, pour la philosophie « la plus moderne ». (Lénine : Matérialisme et empiriocriticisme, p. 9.)
Nous avons vu qu'à la question fondamentale de la philosophie on peut donner deux réponses, qui sont totalement opposées, contradictoires et inconciliables. Ces deux réponses sont très nettes et ne permettent aucune confusion.
Et, en effet, jusqu'en 1710 environ, le problème était posé ainsi : d'un côté, ceux qui affirmaient l'existence de la matière en dehors de notre pensée — c'étaient les matérialistes ; — de l'autre, ceux qui, avec Berkeley, niaient l'existence de la matière et prétendaient que celle-ci n'existe qu'en nous, dans notre esprit — c'étaient les idéalistes.
Mais, à cette époque, les sciences progressant, d'autres philosophes sont alors intervenus, qui essayèrent de départager les idéalistes et les matérialistes, en créant un courant philosophique qui jetât la confusion entre ces deux théories, et cette confusion a sa source dans la recherche d'une troisième philosophie.
La base de cette philosophie qui fut élaborée après Berkeley, c'est qu'il est inutile de chercher à connaître la nature réelle des choses et que nous ne connaîtrons jamais que les apparences.
C'est pourquoi on appelle cette philosophie l'agnosticisme (du grec a, négation, et gnosticos, capable de connaître ; donc « incapable de connaître »).
D'après les agnostiques, on ne peut pas savoir si le monde est, au fond, esprit ou nature. Il nous est possible de connaître l'apparence des choses, mais nous ne pouvons pas en connaître la réalité.
Reprenons l'exemple du soleil. Nous avons vu qu'il n'est pas, comme le pensaient les premiers hommes, un disque plat et rouge. Ce disque n'était donc qu'une illusion, une apparence (l'apparence, c'est l'idée superficielle que nous avons des choses ; ce n'est pas leur réalité).
C'est pourquoi, considérant que les idéalistes et les matérialistes se disputent pour savoir si les choses sont matière ou esprit, si ces choses existent ou non en dehors de notre pensée, s'il nous est possible ou non de les connaître, les agnostiques disent que l'on peut bien connaître l'apparence, mais jamais la réalité.
Nos sens; disent-ils, nous permettent de voir et de sentir les choses, d'en connaître les aspects extérieurs, les apparences ; ces apparences existent donc pour nous ; elles constituent ce qu'on appelle, en langage philosophique, la « chose pour nous ». Mais nous ne pouvons pas connaître la chose indépendante de nous, avec sa réalité qui lui est propre, ce qu'on appelle la « chose en soi ».
Les idéalistes et les matérialistes, qui discutent continuellement sur ces sujets, sont comparables à deux hommes qui auraient l'un des lunettes bleues, l'autre des lunettes rosés, se promèneraient dans la neige et se disputeraient pour savoir quelle en est la couleur véritable. Supposons que jamais ils ne puissent retirer leurs lunettes. Pourront-ils un jour connaître la couleur véritable de la neige ?... Non. Eh bien ! les idéalistes et les matérialistes qui se disputent pour savoir qui, de l'un ou de l'autre, a raison, portent des lunettes bleues et rosés. Jamais ils ne connaîtront la réalité. Ils auront une connaissance de la neige «pour eux » ; chacun la verra à sa façon, mais jamais ils ne connaîtront la neige « en elle-même ». Tel est le raisonnement des agnostiques.
Les fondateurs de cette philosophie sont Hume (1711-1776), qui était Ecossais, et Kant (1724-1804), un Allemand. Tous les deux ont essayé de concilier l'idéalisme et le matérialisme.
Voici un passage des raisonnements de Hume cités par Lénine dans son livre Matérialisme et empiriocriticisme :
On peut considérer comme évident que les hommes sont enclins par leur instinct naturel... à se fier à leur sens, et que, sans le moindre raisonnement, nous supposons toujours l'existence d'un univers extérieur, qui ne dépend pas de notre perception et qui existerait si même nous étions anéantis avec tous les êtres doués de sensibilité...
Mais cette opinion primordiale et universelle est promptement ébranlée par la philosophie la plus superficielle, qui nous enseigne que rien d'autre que l'image ou la perception ne sera jamais accessible à notre esprit et que les sensations ne sont que des canaux suivis par ces images et ne sont pas en état d'établir elles-mêmes un rapport direct, quel qu'il soit, entre l'esprit et l'objet. La table que nous voyons parait plus petite quand nous nous en éloignons, mais la table réelle, qui existe indépendamment de nous, ne change pas ; notre esprit n'a donc perçu autre chose que l'image de la table. Telles sont les indications évidentes de la raison. (Lénine : Ouvrage cité, p. 14.)
Nous voyons que Hume admet tout d'abord ce qui tombe sous le sens commun : l’existence d'un « univers extérieur» qui ne dépend pas de nous. Mais, aussitôt, il se refuse à admettre cette existence comme étant une réalité objective. Pour lui, cette existence n'est rien d'autre qu'une image, et nos sens qui constatent cette existence, cette image, sont incapables d'établir un rapport quel qu'il soit entre l'esprit et l'objet.
En un mot, nous vivons au milieu des choses comme au cinéma, où nous constatons sur l'écran l'image des objets, leur existence, mais où, derrière les images elles-mêmes, c'est-à-dire derrière l'écran, il n'y a rien.
Maintenant, si l'on veut savoir comment notre esprit a connaissance des objets, cela peut être dû
à l'énergie de notre intelligence même ou à l'action de quelque esprit invisible et inconnu, ou bien encore à quelque cause moins connue encore. (Idem.)
Voilà une théorie séduisante qui, d'ailleurs, est très répandue. Nous la retrouvons sous différents aspects, au cours de l'histoire, parmi les théories philosophiques et, de nos jours, chez tous ceux qui prétendent « rester neutres et se maintenir dans une réserve scientifique ».
Il nous faut donc examiner si ces raisonnements sont justes et quelles conséquences en découlent.
S'il nous est vraiment impossible, comme l'affirment les agnostiques, de connaître la nature véritable des choses et si notre connaissance se limite à leurs apparences, nous ne pouvons donc pas affirmer l'existence de la réalité objective, et nous ne pouvons pas savoir si les choses existent par elles-mêmes. Pour nous, par exemple, l'autobus est une réalité objective; l'agnostique, lui, nous dit que ce n'est pas certain, qu'on ne peut pas savoir si cet autobus est une pensée ou une réalité. Il nous interdit donc de soutenir que notre pensée est le reflet des choses. Nous voyons que nous sommes là en plein raisonnement idéaliste, car, entre affirmer que les choses n'existent pas ou bien simplement que l'on ne peut savoir si elles existent, la différence n'est pas grande !
Nous avons vu que l'agnostique distingue les « choses pour nous » et les « choses en soi ». L'étude des choses pour nous est donc possible : c'est la science : mais l'étude des choses en soi est impossible, car nous ne pouvons pas connaître ce qui existe en dehors de nous.
Le résultat de ce raisonnement est le suivant : l'agnostique accepte la science ; et, comme on ne peut faire de la science qu'à condition d'expulser de la nature toute force surnaturelle, devant la science il est matérialiste.
Mais il s'empresse d'ajouter que, la science ne nous donnant que des apparences, rien ne prouve, par ailleurs, qu'il n'y ait pas dans la réalité autre chose que la matière, ou bien même qu'il existe de la matière ou que Dieu n'existe pas. La raison humaine ne peut rien en savoir et n'a donc pas à s'en mêler. S'il y a d'autres moyens de connaître les « choses en soi », comme la foi religieuse, l'agnostique ne veut pas le savoir non plus et ne se reconnaît pas le droit d'en discuter.
L'agnostique est donc, quant à la conduite de la vie et la construction de la science, un matérialiste, mais c'est un matérialiste qui n'ose pas affirmer son matérialisme et qui cherche avant tout à ne pas s'attirer des difficultés avec les idéalistes, à ne pas entrer en conflit avec les religions. C'est « un matérialiste honteux ». (Engels : Socialisme utopique et socialisme scientifique, Introduction, p. 23. Editions sociales, 1959.)
La conséquence, c'est qu'en doutant de la valeur profonde de la science, en ne voyant en elle qu'apparences, cette troisième philosophie nous propose de n'attribuer aucune vérité à la science et de considérer comme parfaitement inutile de chercher à savoir quelque chose, d'essayer de contribuer au progrès.
Les agnostiques disent : Autrefois, les hommes voyaient le soleil comme un disque plat et croyaient que telle était la réalité ; ils se trompaient. Aujourd'hui, la science nous dit que le soleil n'est pas tel que nous le voyons, et elle prétend tout expliquer. Nous savons pourtant qu'elle se trompe souvent, détruisant un jour ce qu'elle a construit la veille. Erreur hier, vérité aujourd'hui, mais erreur demain. Ainsi, soutiennent les agnostiques, nous ne pouvons pas savoir ; la raison ne nous apporte aucune certitude. Et si d'autres moyens que la raison, comme la foi religieuse, prétendent nous donner des certitudes absolues, ce n'est même pas la science qui peut nous empêcher d'y croire. En diminuant la confiance en la science, l'agnosticisme prépare ainsi le retour des religions.
Nous avons vu que, pour prouver leurs affirmations, les matérialistes se servent non seulement de la science, mais aussi de l'expérience, qui permet de contrôler les sciences. Grâce au « critérium de la pratique » on peut savoir, on peut connaître les choses.
Les agnostiques nous disent qu'il est impossible d'affirmer que le monde extérieur existe ou n'existe pas.
Or, par la pratique, nous savons que le monde et les choses existent. Nous savons que les idées que nous nous faisons des choses sont fondées, que les rapports que nous avons établis entre les choses et nous sont réels.
Du moment que nous employons ces objets à notre propre usage d'après les qualités que nous percevons en eux, nous soumettons à une épreuve infaillible l'exactitude ou l'inexactitude de nos perceptions sensorielles. Si ces perceptions sont fausses, l'usage de l'objet qu'elles nous ont suggéré est faux; par conséquent notre tentative doit échouer. Mais si nous réussissons à atteindre notre but, si nous constatons que l'objet correspond à la représentation que nous en avons, qu'il donne ce que nous attendions de son usage, c'est la preuve positive que, dans le cadre de ces limites, nos perceptions de l'objet et de ses qualités concordent avec la réalité en dehors de nous. Et si par contre nous échouons, nous ne sommes généralement pas longs à découvrir la cause de notre insuccès ; nous trouvons que la perception qui a servi de base à notre tentative, ou bien était par elle-même incomplète ou superficielle, ou bien avait été rattachée d'une façon que ne justifiait pas la réalité aux données d'autres perceptions. C'est ce que nous appelons un raisonnement défectueux. Aussi souvent que nous aurons pris le soin d'éduquer et d'utiliser correctement nos sens et de renfermer notre action dans les limites prescrites par nos perceptions correctement obtenues et correctement utilisées, aussi souvent nous trouverons que le résultat de notre action démontre la conformité de nos perceptions avec la nature objective des objets perçus. Jusqu'ici il n'y a pas un seul exemple que les perceptions de nos sens, scientifiquement contrôlées, aient engendré dans notre cerveau des représentations du monde extérieur qui soient, par leur nature même, en désaccord avec la réalité, ou qu'il y ait incompatibilité immanente entre le monde extérieur et les perceptions sensibles que nous en avons. (Engels : Socialisme utopique et socialisme scientifique, Introduction, p. 24.)
Reprenant la phrase d'Engels, nous dirons « la preuve du pudding, c'est qu'on le mange » (proverbe anglais). S'il n'existait pas, ou s'il n'était qu'une idée, après l'avoir mangé, notre faim ne serait nullement apaisée. Ainsi il nous est parfaitement possible de connaître les choses, de voir si nos idées correspondent à la réalité. Il nous est possible de contrôler les données de la science par l'expérience et l'industrie qui traduisent en applications pratiques les résultats théoriques des sciences. Si nous pouvons faire du caoutchouc synthétique, c'est que la science connaît la « chose en soi » qu'est le caoutchouc.
Nous voyons donc qu'il n'est pas inutile de chercher à savoir qui a raison, puisqu'au travers des erreurs théoriques que la science peut commettre, l'expérience nous donne chaque fois la preuve que c'est bien la science qui a raison.
Depuis le XVIII° siècle, chez les différents penseurs qui ont fait des emprunts plus ou moins grands à l'agnosticisme, nous voyons que cette philosophie est tiraillée tantôt par l'idéalisme, tantôt par le matérialisme. Sous couvert de mots nouveaux, comme dit Lénine, prétendant même se servir des sciences pour étayer leurs raisonnements, ils ne font que créer la confusion entre les deux théories, permettant ainsi à certains d'avoir une philosophie commode, qui leur donne la possibilité de déclarer qu'ils ne sont pas idéalistes parce qu'ils se servent de la science, mais qu'ils ne sont pas non plus matérialistes, parce qu'ils n'osent pas aller jusqu'au bout de leurs arguments, parce qu'ils ne sont pas conséquents.
Qu'est-ce donc que l'agnosticisme, dit Engels, sinon un matérialisme honteux ? La conception de la nature qu'a l'agnostique est entièrement matérialiste. Le monde naturel tout entier est gouverné par des lois et n'admet pas l'intervention d'une action extérieure ; mais il ajoute par précaution : « Nous ne possédons pas le moyen d'affirmer ou d'infirmer l'existence d'un être suprême quelconque au delà de l'univers connu. » (Engels: Socialisme utopique et socialisme scientifique, Introduction, p. 23.)
Cette philosophie fait donc le jeu de l'idéalisme et, en fin de compte, parce qu'ils sont inconséquents dans leurs raisonnements, les agnostiques aboutissent à l'idéalisme. « Grattez l'agnostique, dit Lénine, vous trouverez l'idéaliste. »
Nous avons vu que l'on peut savoir qui a raison du matérialisme ou de l'idéalisme.
Nous voyons maintenant que les théories qui prétendent concilier ces deux philosophies ne peuvent, en fait, que soutenir l'idéalisme, qu'elles n'apportent pas une troisième réponse à la question fondamentale de la philosophie et que, par conséquent, il n'y a pas de troisième philosophie.
Lectures
Lénine : Matérialisme et Empiriocriticisme, pp. 14 à 16; 170 et 171 ; 100 et 101.
F. Engels : Ludwig Feuerbach, p. 16 et sq.
F. Engels : Socialisme utopique et socialisme scientifique,introduction, pages 23 et 24.
Questions de contrôle
Introduction
1. Quelle importance présente l'étude de la philosophie pour le militant ouvrier ?
2. Quelle importance plus particulière présente pour lui l'étude du matérialisme dialectique ?
Chapitre premier
1. Quel est le problème fondamental de la philosophie ?
2. Expliquer et corriger la confusion courante à laquelle donnent lieu les mots idéalisme et matérialisme.
Chapitre II
Quels sont les principaux arguments idéalistes ?
Chapitre III
Quels sont les points d'opposition entre idéalisme et matérialisme ?
Chapitre IV
Que faut-il répondre à ceux qui prétendent que le monde n'existe que dans notre pensée ?
Chapitre V
Entre le matérialisme et l'idéalisme, y a-t-il place pour une troisième philosophie ?
Deuxième partie – le matérialisme philosophique
Chapître premier – la matière et les matérialistes
Après avoir défini :
D'abord, les idées communes à tous les matérialistes, ensuite les arguments de tous les matérialistes contre les philosophies idéalistes et, enfin, démontré l'erreur de l'agnosticisme, nous allons tirer les conclusions de cet enseignement et renforcer nos arguments matérialistes en apportant nos réponses aux deux questions suivantes :
1° Qu'est-ce que la matière ? 2° Que signifie être matérialiste ?
Importance de la question. Chaque fois que nous avons un problème à résoudre, nous devons poser les questions bien clairement. En fait, ici, ce n'est pas si simple de donner une réponse satisfaisante. Pour y parvenir, nous devons faire une théorie de la matière.
En général, les gens pensent que la matière, c'est ce que l’on peut toucher, ce qui est résistant et dur. Dans l'antiquité grecque, c'est ainsi que l'on définissait la matière.
Nous savons aujourd'hui, grâce aux sciences, que ce n'est pas exact.
(Notre but est de passer en revue le plus simplement possible les diverses théories relatives à la matière, sans entrer dans des explications scientifiques.)
En Grèce, on pensait que la matière était une réalité pleine et impénétrable qui ne pouvait se diviser à l'infini. Un moment arrive, disait-on, où les morceaux ne sont plus divisibles ; et on a appelé ces particules les atomes (atome = indivisible). Une table est alors un aggloméré d'atomes. On pensait aussi que ces atomes étaient différents les uns des autres : il y avait des atomes lisses et ronds comme ceux de l'huile, d'autres rugueux et crochus, comme ceux du vinaigre.
C'est Démocrite, un matérialiste de l'antiquité, qui a mis sur pied cette théorie; c'est lui qui, le premier, a essayé de donner une explication matérialiste du monde. Il pensait, par exemple, que le corps humain était composé d'atomes grossiers, que l'âme était un aggloméré d'atomes plus fins et, comme il admettait l'existence des dieux et qu'il voulait pourtant expliquer toute chose en matérialiste, il affirmait que les dieux eux-mêmes étaient composés d'atomes extra-fins.
Au XIX° siècle cette théorie se modifia profondément.
On pensait toujours que la matière se divisait en atomes, que ces derniers étaient des particules très dures s'attirant les unes les autres. On avait abandonné la théorie des Grecs, et ces atomes n'étaient plus crochus ou lisses, mais on continuait à soutenir qu'ils étaient impénétrables, indivisibles et subissaient un mouvement d'attraction les uns vers les autres.
Aujourd'hui, on démontre que l'atome n'est pas un grain de matière impénétrable et insécable (c'est-à-dire indivisible), mais qu'il se compose lui-même de particules nommées électrons tournant à très grande vitesse autour d'un noyau où se trouve condensée la presque totalité de la masse de l'atome. Si l'atome est neutre, électrons et noyau ont une charge électrique, mais la charge positive du noyau est égale à la somme des charges négatives portées par les électrons. La matière est un aggloméré de ces atomes, et si elle oppose une résistance à la pénétration, c'est en raison même du mouvement des particules qui la composent.
La découverte de ces propriétés électriques de la matière, et en particulier la découverte des électrons, a provoqué au début du XX° siècle un assaut des idéalistes contre l'existence même de la matière. «L'électron n'a rien de matériel, prétendaient-ils. Ce n'est rien de plus qu'une charge électrique en mouvement. S'il n'y a pas de matière dans la charge négative, pourquoi y en aurait-il dans le noyau positif ? Donc la matière s'est évanouie. Il n'y a que de l'énergie ! »
Lénine, dans Matérialisme et empiriocriticisme (chap. V), remit les choses au point en montrant qu'énergie et matière ne sont pas séparables. L'énergie est matérielle, et le mouvement n'est que le mode d'existence de la matière. En somme les idéalistes interprétaient à l'envers les découvertes de la science. Au moment où celle-ci mettait en évidence des aspects de la matière ignorés jusqu'alors, ils concluaient que la matière n'existe pas, sous prétexte qu'elle n'est pas conforme à l'idée qu'on s'en faisait jadis, quand on croyait que matière et mouvement étaient deux réalités distinctes. (La partie II de ce chapitre a été remaniée avec l'aide de Luce Langevin et Jean Orcel. Sur les progrès accomplis depuis le début du siècle dans l'étude de la structure de la matière, voir F. Joliot-Curie : Textes choisis, Editions sociales, p. 85-89.)
A ce sujet, il est indispensable de faire une distinction : il s'agit de voir d'abord :
1. Qu'est-ce que la matière ?
puis
2. Comment est la matière ?
La réponse que donnent les matérialistes à la première question, c'est que la matière est une réalité extérieure, indépendante de l'esprit, et qui n'a pas besoin de l'esprit pour exister. Lénine dit à ce sujet :
La notion de matière n'exprime que la réalité objective qui nous est donnée dans la sensation. (Lénine : Matérialisme et empiriocriticisme, p. 250.)
Maintenant, à la deuxième question : « Comment est la matière ? » Les matérialistes disent : « Ce n'est pas à nous de répondre, c'est à la science. »
La première réponse est invariable de l'antiquité à nos jours.
La deuxième réponse a varié et doit varier parce qu'elle dépend des sciences, de l'état des connaissances humaines. Ce n'est pas une réponse définitive.
Nous voyons qu'il est absolument indispensable de bien poser le problème et de ne pas laisser les idéalistes mélanger les deux questions. Il faut bien les séparer, montrer que c'est la première qui est la principale et que notre réponse à son sujet est depuis toujours invariable.
Car l'unique « propriété » de la matière dont l'admission définit le matérialisme philosophique est d'être une réalité objective, d'exister en dehors de notre conscience. (Lénine : Matérialisme et empiriocriticisme, p. 22)
Si nous affirmons, parce que nous le constatons, que la matière existe en dehors de nous, nous précisons aussi :
Que la matière existe dans le temps et dans l'espace.
Que la matière est en mouvement.
Les idéalistes, eux, pensent que l'espace et le temps sont des idées de notre esprit (c'est Kant qui, le premier, l'a soutenu). Pour eux, l'espace est une forme que nous donnons aux choses, l'espace naît de l'esprit de l'homme. De même pour le temps.
Les matérialistes affirment, au contraire, que l'espace n'est pas en nous, mais que c'est nous qui sommes dans l'espace. Ils affirment aussi que le temps est une condition indispensable au déroulement de notre vie ; et que, par conséquent, le temps et l'espace sont inséparables de ce qui existe en dehors de nous, c'est-à-dire de la matière.
... Les formes fondamentales de tout être sont l'espace et le temps, et un être en dehors du temps est une absurdité aussi grande qu'un être en dehors de l'espace. (Friedrich Engels : Anti-Dühring, Editions sociales, 1956, p. 84.)
Nous pensons donc qu'il y a une réalité indépendante de la conscience. Nous croyons tous que le monde a existé avant nous et qu'il continuera d'exister après nous. Nous croyons que le monde, pour exister, n'a pas besoin de nous. Nous sommes persuadés que Paris a existé avant notre naissance et qu'à moins d'être définitivement rasé il existera après notre mort. Nous sommes certains que Paris existe, même quand nous n'y pensons pas, de même qu'il y a des dizaines de milliers de villes que nous n'avons jamais visitées, dont nous ne connaissons même pas le nom, et qui existent néanmoins. Telle est la conviction générale de l'humanité. Les sciences ont permis de donner à cet argument une précision et une solidité qui réduisent à néant toutes les finasseries idéalistes.
Les sciences de la nature affirment positivement que la terre exista en des états tels que ni l'homme ni aucun être vivant ne l'habitaient et ne pouvaient l'habiter. La matière organique est un phénomène tardif, le produit d'une très longue évolution. (Lénine : ouvrage cité, p. 52.)
Si les sciences nous fournissent donc la preuve que la matière existe dans le temps et dans l'espace, elles nous apprennent, en même temps, que la matière est en mouvement. Cette dernière précision, qui nous est fournie par les sciences modernes, est très importante, car elle détruit la vieille théorie suivant laquelle la matière serait incapable de mouvement, inerte.
Le mouvement est le mode d'existence de la matière... La matière sans mouvement est aussi inconcevable que le mouvement sans matière. (Friedrich Engels : Anti-Dühring, p. 92.)
Nous savons que le monde dans son état actuel est le résultat, dans tous les domaines, d'une longue évolution et, par conséquent, le résultat d'un mouvement lent, mais continu. Nous précisons donc, après avoir démontré l'existence de la matière, que
l'univers n'est que matière en mouvement, et cette matière en mouvement ne peut se mouvoir autrement que dans l'espace et dans le temps. (Lénine : ouvrage cité, p. 14.)
Il résulte de ces constatations que l'idée de Dieu, l'idée d'un « pur esprit » créateur de l'univers n'a pas de sens, car un Dieu en dehors de l'espace et du temps, c'est quelque chose qui ne peut exister.
Il faut partager la mystique idéaliste, par conséquent n'admettre aucun contrôle scientifique, pour croire en un Dieu existant en dehors du temps, c'est-à-dire n'existant à aucun moment, et existant en dehors de l'espace, c'est-à-dire n'existant nulle part.
Les matérialistes, forts des conclusions des sciences, affirment que la matière existe dans l'espace et à un certain moment (dans le temps). Par conséquent, l'univers n'a pu être créé, car il aurait fallu à Dieu pour pouvoir créer le monde un moment qui n'a été à aucun moment (puisque le temps pour Dieu n'existe pas) et il aurait fallu aussi que de rien sortît le monde.
Pour admettre la création, il faut donc admettre d'abord qu'il y a un moment où l'univers n'existait pas, ensuite que de rien est sorti quelque chose, ce que la science ne peut admettre.
Nous voyons que les arguments idéalistes, confrontés avec les sciences, ne peuvent se soutenir, tandis que ceux des philosophes matérialistes ne peuvent être séparés des sciences mêmes. Nous soulignons ainsi, une fois de plus, les rapports intimes qui lient le matérialisme et les sciences.
Lectures
F. Engels : Anti-Dühring, p. 92.
Lénine : Matérialisme et empiriocriticisme, chapitre III, pp. 116 à 119 ; chapitre V.
Chapître II – Que signifie être matérialiste ?
L'étude que nous poursuivons a pour but de faire connaître ce qu'est le marxisme, de voir comment la philosophie du matérialisme, en devenant dialectique, s'identifie avec le marxisme. Nous savons déjà qu'un des fondements de cette philosophie est la liaison étroite entre la théorie et la pratique.
C'est pourquoi, après avoir vu ce qu'est la matière pour les matérialistes, puis comment est la matière, il est indispensable de dire, après ces deux questions théoriques, ce que signifie être matérialiste, c'est-à-dire comment agit le matérialiste. C'est le côté pratique de ces problèmes.
La base du matérialisme, c'est la reconnaissance de l'être comme source de la pensée. Mais suffit-il de répéter continuellement cela ? Pour être un vrai partisan du matérialisme conséquent, il faut l'être : 1. dans le domaine de la pensée ; 2. dans le domaine de l'action.
Etre partisan du matérialisme dans le domaine de la pensée, c'est, connaissant la formule fondamentale du matérialisme : l'être produit la pensée, savoir comment on peut appliquer cette formule.
Quand nous disons : l'être produit la pensée, nous avons là une formule abstraite, parce que les mots : être et pensée sont des mots abstraits. L' « être », c'est de l'être en général qu'il s'agit ; la « pensée », c'est de la pensée en général que l'on veut parler. L'être, ainsi que la pensée en général, c'est une réalité subjective (voir première partie, chapitre IV, l'explication de « réalité subjective » et de « réalité objective ») ; cela n'existe pas : c'est ce qu'on appelle une abstraction. Dire : « l’être produit la pensée » est donc une formule abstraite, parce que composée d'abstractions.
Ainsi, par exemple : nous connaissons bien les chevaux, mais si nous parlons du cheval, c'est du cheval en général que nous voulons parler ; eh bien ! le cheval en général, c'est une abstraction.
Si nous mettons à la place du cheval, l'homme ou l'être en général, ce sont encore des abstractions.
Mais si le cheval en général n'existe pas, qu'est-ce qui existe ? Ce sont les chevaux en particulier. Le vétérinaire qui dirait : « Je soigne le cheval en général, mais pas le cheval en particulier » ferait rire de lui ; de même le médecin qui tiendrait les mêmes propos sur les hommes.
L'être en général n'existe donc pas, mais, ce qui existe, ce sont des êtres particuliers, qui ont des qualités particulières. Il en est de même de la pensée.
Nous dirons donc que l'être en général, c'est quelque chose d'abstrait, et que l'être particulier, c'est quelque chose de concret ; ainsi de la pensée en général et de la pensée particulière.
Le matérialiste est celui qui sait reconnaître dans toutes les situations, qui sait concrétiser où est l'être et où est la pensée.
Exemple : Le cerveau et nos idées.
Il nous faut savoir transformer la formule générale abstraite en une formule concrète. Le matérialiste identifiera donc le cerveau comme étant l'être et nos idées comme étant la pensée. Il raisonnera en disant : c'est le cerveau (l'être) qui produit nos idées (la pensée). C'est là un exemple simple, mais prenons l'exemple plus complexe de la société humaine et voyons comment raisonnera un matérialiste.
La vie de la société est composée (en gros) d'une vie économique et d'une vie politique. Quels sont les rapports entre la vie économique et la vie politique ?... Quel est le facteur premier de cette formule abstraite dont nous voulons faire une formule concrète ?
Pour le matérialiste, le facteur premier, c'est-à-dire l'être, celui qui donne la vie à la société, c'est la vie économique. Le facteur second, la pensée qui est créée par l'être, qui ne peut vivre que par lui, c'est la vie politique.
Le matérialiste dira donc que la vie économique explique la vie politique, puisque la vie politique est un produit de la vie économique.
Cette constatation, faite ici sommairement, est à la racine de ce que l'on appelle le matérialisme historique et a été faite, pour la première fois, par Marx et Engels.
Voici un autre exemple plus délicat : le poète. Il est certain que de nombreux éléments entrent en ligne de compte pour « expliquer » le poète, mais, nous voulons ici montrer un aspect de cette question.
On dira généralement que le poète écrit parce qu'il est poussé par l'inspiration. Est-ce suffisant pour expliquer que le poète écrit ceci plutôt que cela ? Non. Le poète a certes des pensées dans sa tête, mais c'est aussi un être qui vit dans la société. Nous verrons que le facteur premier, celui qui donne sa vie propre au poète, c'est la société, puisque le facteur second, ce sont les idées que le poète a dans son cerveau. Par conséquent, l'un des éléments, l'élément fondamental, qui « explique » le poète sera la société, c'est-à-dire le milieu où il vit dans cette société. (Nous retrouverons le « poète » quand nous étudierons la dialectique, car nous aurons alors tous les éléments pour bien étudier ce problème.)
Nous voyons, par ces exemples, que le matérialiste est celui qui sait appliquer partout et toujours, à chaque moment, et dans tous les cas, la formule du matérialisme.
1. Premier aspect de la question.
Nous avons vu qu'il n'y a pas de troisième philosophie et que, si l'on n'est pas conséquent dans l'application du matérialisme, ou bien on est idéaliste, ou bien on obtient un mélange d'idéalisme et de matérialisme.
Le savant bourgeois, dans ses études et dans ses expériences, est toujours matérialiste. Cela est normal, car, pour faire avancer la science, il faut travailler sur la matière et, si le savant pensait vraiment que la matière n'existe que dans son esprit, il trouverait inutile de faire des expériences.
Il y a donc plusieurs variétés de savants :
Les savants qui sont des matérialistes conscients et conséquents. (Voir P. Langevin : La Pensée et l'action, Editeurs français réunis, Paris.)
Les savants qui sont matérialistes sans le savoir : c'est-à-dire presque tous, car il est impossible de faire de la science sans poser l'existence de la matière. Mais, parmi ces derniers, il faut distinguer :
a) Ceux qui commencent à suivre le matérialisme, mais qui s'arrêtent, car ils n'osent pas se dire tels : ce sont les agnostiques, ceux qu'Engels appelle les « matérialistes honteux ».
b) Ensuite les savants, matérialistes sans le savoir et inconséquents. Ils sont matérialistes au laboratoire, puis, sortis de leur travail, ils sont idéalistes, croyants, religieux.
En fait, ces derniers n'ont pas su ou pas voulu mettre de l'ordre dans leurs idées. Ils sont en perpétuelle contradiction avec eux-mêmes. Ils séparent leurs travaux, forcément matérialistes, de leurs conceptions philosophiques. Ce sont des « savants », et pourtant, s'ils ne nient pas expressément l'existence de la matière, ils pensent, ce qui est peu scientifique, qu'il est inutile de connaître la nature réelle des choses. Ce sont des « savants » et pourtant ils croient sans aucune preuve à des choses impossibles. (Voir le cas de Pasteur, de Branly et d'autres qui étaient croyants, tandis que le savant, s'il est conséquent, doit abandonner sa croyance religieuse.) Science et croyance s'opposent absolument.
2. Deuxième aspect de la question.
Le matérialisme et l'action : S'il est vrai que le véritable matérialiste est celui qui applique la formule qui est à la base de cette philosophie partout et dans tous les cas, il doit faire attention à bien l'appliquer.
Comme nous venons de le voir, il faut être conséquent, et, pour être un matérialiste conséquent, il faut transposer le matérialisme dans l'action.
Etre matérialiste en pratique, c'est agir conformément à la philosophie en prenant pour facteur premier et le plus important la réalité, et, pour facteur second, la pensée.
Nous allons voir quelles attitudes prennent ceux qui, sans s'en douter, tiennent la pensée pour le facteur premier et sont donc à ce moment idéalistes sans le savoir.
1. Comment appelle-t-on celui qui vit comme s'il était seul au monde ? L'individualiste. Il vit replié sur lui-même ; le monde extérieur n'existe que pour lui seul. Pour lui, l'important, c'est lui, c'est sa pensée. C'est un pur idéaliste, ou ce qu'on appelle un solipsiste. (Voir explication de ce mot, première partie, chap. II.)
L'individualiste est égoïste, et être égoïste n'est pas une attitude matérialiste. L'égoïste limite l'univers à sa propre personne.
2. Celui qui apprend pour le plaisir d'apprendre, en dilettante, pour lui, assimile bien, n'a pas de difficultés, mais garde cela pour lui seul. Il accorde une importance première à lui-même, à sa pensée.
L'idéaliste est fermé au monde extérieur, à la réalité. Le matérialiste est toujours ouvert à la réalité ; c'est pourquoi ceux qui suivent des cours de marxisme et qui apprennent facilement doivent essayer de transmettre ce qu'ils ont appris.
3. Celui qui raisonne sur toutes choses par rapport à lui-même subit une déformation idéaliste.
Il dira, par exemple, d'une réunion où il a été dit des choses désagréables pour lui : « C'est une mauvaise réunion ». Ce n'est pas ainsi qu'il faut analyser les choses ; il faut juger la réunion par rapport à l'organisation, à son but, et non pas par rapport à soi-même.
4. Le sectarisme n'est pas non plus une attitude matérialiste. Parce que le sectaire a compris les problèmes, qu'il est d'accord avec lui-même, il prétend que les autres doivent être comme lui. C'est donner encore l'importance première à soi ou à une secte.
5. Le doctrinaire qui a étudié les textes, en a tiré des définitions, est encore un idéaliste lorsqu'il se contente de citer des textes matérialistes, lorsqu'il vit seulement avec ses textes, car le monde réel disparaît alors. Il répète ces formules sans les appliquer dans la réalité. Il donne l'importance première aux textes, aux idées. La vie se déroule dans sa conscience sous, forme de textes, et, en général, on constate que le doctrinaire est aussi sectaire.
Croire que la révolution est une question d'éducation, dire qu'en expliquant « une bonne fois » aux ouvriers la nécessité de la révolution ils doivent comprendre et que, s'ils ne veulent pas comprendre, ce n'est pas la peine d'essayer de faire la révolution, c'est là du sectarisme et non une attitude matérialiste.
Nous devons constater les cas où les gens ne comprennent pas ; chercher pourquoi il en est ainsi, constater la répression, la propagande des journaux bourgeois, radio, cinéma, etc., et chercher tous les moyens possibles de faire comprendre ce que nous voulons, par les tracts, les brochures, les journaux, les écoles, etc.
Ne pas avoir le sens des réalités, vivre dans la lune et, pratiquement, faire des projets en ne tenant aucun compte des situations, des réalités, est une attitude idéaliste qui accorde l'importance première aux beaux projets sans voir s'ils sont réalisables ou non. Ceux qui critiquent continuellement, mais qui ne font rien pour que cela aille mieux, ne proposant aucun remède, ceux qui manquent de sens critique eux-mêmes, tous ceux-là sont des matérialistes non conséquents.
Par ces exemples, nous voyons que les défauts, que l'on peut constater plus ou moins en chacun de nous, sont des défauts idéalistes. Nous en sommes atteints parce que nous séparons la pratique de la théorie et que la bourgeoisie, qui nous a influencés, aime que nous n'attachions pas d'importance à la réalité. Pour elle, qui soutient l'idéalisme, la théorie et la pratique sont deux choses tout à fait différentes et sans aucun rapport. Ces défauts sont donc nuisibles, et nous devons les combattre, car ils profitent, en fin de compte, à la bourgeoisie. Bref, nous devons constater que ces défauts, engendrés en nous par la société, par les bases théoriques de notre éducation, de notre culture, enracinés dans notre enfance, sont l'œuvre de la bourgeoisie — et nous en débarrasser.
Chapître III – Histoire du matérialisme
Nous avons étudié jusqu'ici ce qu'est le matérialisme en général et quelles sont les idées communes à tous les matérialistes. Nous allons voir maintenant comment il a évolué depuis l'antiquité pour aboutir au matérialisme moderne. En bref, nous allons suivre rapidement l'histoire du matérialisme.
Nous n'avons pas la prétention d'expliquer en si peu de pages les 2.000 ans d'histoire du matérialisme ; nous voulons simplement donner des indications générales qui guideront les lectures.
Pour bien étudier, même sommairement, cette histoire, il est indispensable de voir à chaque instant pourquoi les choses se sont déroulées ainsi. Mieux vaudrait ne pas citer certains noms historiques que de ne pas appliquer cette méthode. Mais, tout en ne voulant pas encombrer le cerveau de nos lecteurs, nous pensons qu'il est nécessaire de nommer dans l'ordre historique les principaux philosophes matérialistes plus ou moins connus d'eux.
C'est pourquoi, pour simplifier le travail, nous allons consacrer ces premières pages au côté purement historique, puis, dans la deuxième partie de ce chapitre, nous verrons pourquoi l'évolution du matérialisme a dû subir la forme de développement qu'elle a connue.
La bourgeoisie n'aime pas l'histoire du matérialisme, et c'est pourquoi cette histoire, enseignée dans les livres bourgeois, est tout à fait incomplète et toujours fausse. On emploie divers procédés de falsification :
1. Ne pouvant ignorer les grands penseurs matérialistes, on les nomme en parlant de tout ce qu'ils ont écrit, sauf de leurs études matérialistes, et on oublie de dire qu'ils sont des philosophes matérialistes.
Il y a beaucoup de ces cas d'oubli dans l'histoire de la philosophie telle qu'on l'enseigne dans les lycées ou à l'Université, et nous citerons comme exemple Diderot, qui fut le plus grand penseur matérialiste avant Marx et Engels.
2. Il y a eu, au cours de l'histoire, de nombreux penseurs qui furent matérialistes sans le savoir ou inconséquents. C'est-à-dire qui, dans certains de leurs écrits, étaient matérialistes, mais, dans d'autres, idéalistes : Descartes, par exemple.
Or l'histoire écrite par la bourgeoisie laisse dans l'ombre tout ce qui, chez ces penseurs, a non seulement influencé le matérialisme, mais donné naissance à tout un courant de cette philosophie.
3. Puis, si ces deux procédés de falsification ne réussissent pas à camoufler certains auteurs, on les escamote purement et simplement.
C'est ainsi qu'on enseigne l'histoire de la littérature et de la philosophie du XVIII° siècle en « ignorant » d'Holbach et Helvétius, qui furent de grands penseurs de cette époque.
Pourquoi en est-il ainsi ? Parce que l'histoire du matérialisme est particulièrement instructive pour connaître et comprendre les problèmes du monde ; et aussi parce que le développement du matérialisme est funeste aux idéologies qui soutiennent les privilèges des classes dirigeantes.
Ce sont les raisons pour lesquelles la bourgeoisie présente le matérialisme comme une doctrine n'ayant pas changé, figée depuis vingt siècles, alors qu'au contraire le matérialisme fut quelque chose de vivant et toujours en mouvement.
De même que l'idéalisme passa par toute une série de phases de développement, il en est de même du matérialisme. Avec chaque découverte qui fait époque dans le domaine des sciences naturelles, il lui faut modifier sa forme. (Engels : Ludwig Feuerbach, p. 18.)
Nous comprenons mieux maintenant la nécessité d'étudier, même sommairement, cette histoire du matérialisme. Pour le faire, nous devrons distinguer deux périodes : i° de l'origine (antiquité grecque) jusqu'à Marx et Engels; 2° du matérialisme de Marx et Engels à nos jours. (Nous étudierons cette deuxième partie avec le matérialisme dialectique.)
Nous appelons la première période « matérialisme prémarxiste », et la deuxième « matérialisme marxiste » ou « matérialisme dialectique ».
Rappelons que le matérialisme est une doctrine qui fut toujours liée aux sciences, qui a évolué et progressé avec les sciences. Lorsque, dans l'antiquité grecque, aux VI° et V° siècles avant notre ère, les sciences commencent à se manifester avec les « physiciens », il se forme à ce moment un courant matérialiste qui attire à lui les meilleurs penseurs et philosophes de cette époque (Thalès, Anaximène, Héraclite). Ces premiers philosophes seront, ainsi que le dit Engels, « naturellement dialecticiens ». Ils sont frappés par le fait que l'on rencontre partout le mouvement, le changement et que les choses ne sont pas isolées, mais intimement liées les unes aux autres...
Héraclite, que l'on appelle le « père de la dialectique », disait :
Rien n'est immobile; tout coule; on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, car il n'est jamais, en deux instants successifs, le même : d'un instant à l'autre, il a changé ; il est devenu autre.
Héraclite, le premier, cherche à expliquer le mouvement, le changement et voit dans la contradiction les raisons de l'évolution des choses.
Les conceptions de ces premiers philosophes étaient justes, et pourtant elles ont été abandonnées parce qu'elles avaient le tort d'être formulées a priori, c'est-à-dire que l'état des sciences de cette époque ne permettait pas de prouver ce qu'ils avançaient. D'autre part, les conditions sociales nécessaires à l'épanouissement de la dialectique (nous verrons plus loin quelles elles sont) n'étaient pas encore réalisées.
Ce n'est que beaucoup plus tard, au XIX° siècle, que les conditions (sociales et intellectuelles) permettant aux sciences de prouver la justesse de la dialectique seront réalisées.
D'autres penseurs grecs ont eu des conceptions matérialistes : Leucippe (V° siècle avant notre ère), qui fut le maître de Démocrite, avait déjà discuté ce problème des atomes dont nous avons vu la théorie établie par ce dernier.
Epicure (341-270 avant notre ère), disciple de Démocrite, est un très grand penseur dont la philosophie a été complètement falsifiée par l'Eglise au moyen âge. Par haine du matérialisme philosophique, celle-ci a présenté la doctrine épicurienne comme une doctrine profondément immorale, comme une apologie des plus basses passions. En réalité, Epicure était un ascète et sa philosophie vise à donner un fondement scientifique (donc anti-religieux) à la vie humaine.
Tous ces philosophes avaient conscience que la philosophie était liée au sort de l'humanité, et nous constatons déjà là, de leur part, une opposition à la théorie officielle, une opposition au matérialisme.
Mais un grand penseur domine la Grèce antique : c'est Aristote, qui était plutôt idéaliste. Son influence fut considérable. Et c'est pourquoi nous devons le citer tout particulièrement. Il a dressé l'inventaire des connaissances humaines de cette époque, comblé des lacunes créées par les sciences nouvelles. Esprit universel, il a écrit de nombreux livres sur tous les sujets. Par l'universalité de son savoir, dont on n'a retenu que les tendances idéalistes en négligeant ses aspects matérialistes et scientifiques, il a eu sur les conceptions philosophiques une influence considérable jusqu'à la fin du moyen âge, c'est-à-dire pendant vingt siècles.
Pendant toute cette période, on a donc suivi la tradition antique, et on ne pensait que par Aristote. Une répression sauvage sévissait contre ceux qui pensaient autrement. Malgré tout, vers la fin du moyen âge, une lutte s'engagea entre les idéalistes qui niaient la matière et ceux qui pensaient qu'il existait une réalité matérielle.
Aux XI° et XII° siècles, cette dispute se poursuit en France et surtout en Angleterre.
Au début, c'est dans ce dernier pays principalement que le matérialisme se développe. Marx a dit :
Le matérialisme est le vrai fils de la Grande-Bretagne. (Marx-Engels : « La Sainte Famille », Etudes philosophiques, Editions sociales, 1961.)
Un peu plus tard, c'est en France que le matérialisme s'épanouira. En tout cas, nous voyons, aux XV° et XVI° siècles, deux courants se manifester : l'un, le matérialisme anglais, l'autre le matérialisme français, dont la réunion contribuera au prodigieux épanouissement du matérialisme au XVIII° siècle.
Le père authentique du matérialisme anglais et de toute science expérimentale moderne est Bacon. La science de la nature est à ses yeux la vraie science, et la physique, basée sur l'expérience sensible, en est la partie fondamentale la plus noble. (Friedrich Engels : Socialisme utopique et socialisme scientifique, Introduction, p. 20.)
Bacon est célèbre comme fondateur de la méthode expérimentale dans l'étude des sciences. L'important, pour lui, est d'étudier la science dans le « grand livre de la nature », et cela est particulièrement intéressant à une époque où l'on étudie la science dans les livres qu'Aristote avait laissés quelques siècles auparavant.
Pour étudier la physique, par exemple, voici comment on procédait : sur un certain sujet, oh prenait les passages écrits par Aristote ; ensuite on prenait les livres de saint Thomas d'Aquin, qui était un grand théologien, et on lisait ce que ce dernier avait écrit sur le passage d'Aristote. Le professeur ne faisait pas de commentaire personnel, disait encore moins ce qu'il en pensait, mais se reportait à un troisième ouvrage qui répétait Aristote et saint Thomas. C'était cela la science du moyen âge, qu'on a appelée la scolastique : c'était une science livresque, parce qu'on étudiait seulement dans les livres.
C'est contre cette scolastique, cet enseignement figé, que Bacon réagit en appelant à étudier dans le « grand livre de la nature ».
A cette époque, une question se posait :
D'où viennent nos idées ? d'où viennent nos connaissances ? Chacun de nous a des idées, l'idée de maison, par exemple. Cette idée nous vient parce qu'il y a des maisons, disent les matérialistes. Les idéalistes pensent que c'est Dieu qui nous donne l'idée de maison. Bacon, lui, disait bien que l'idée n'existait que parce que l'on voyait ou touchait les choses, mais il ne pouvait pas encore le démontrer.
C'est Locke (1632-1704) qui entreprit de démontrer comment les idées proviennent de l'expérience. Il montra que toutes les idées viennent de l'expérience et que seule l'expérience nous donne des idées. L'idée de la première table est venue à l'homme avant qu'elle existât, parce que, par expérience, il se servait déjà d'un tronc d'arbre ou d'une pierre comme table.
Avec les idées de Locke, le matérialisme anglais passe en France dans la première moitié du XVIII° siècle, car, pendant que cette philosophie se développait d'une façon particulière en Angleterre, un courant matérialiste s'était formé dans notre pays.
On peut situer à partir de Descartes (1596-1650) la naissance en France d'un courant nettement matérialiste. Descartes a eu une grande influence sur cette philosophie, mais, en général, on n'en parle pas !
A cette époque où l'idéologie féodale était très vivante, jusque dans les sciences, où l'on étudiait de la façon scolastique que nous avons vue, Descartes entre en lutte contre cet état de fait.
L'idéologie féodale est imprégnée de mentalité religieuse. Elle considère donc que l'Eglise, représentant Dieu sur la terre, a le monopole de la vérité. Il en résulte que nul homme ne peut prétendre à la vérité s'il ne subordonne pas sa pensée aux enseignements de l'Eglise. Descartes bat en brèche cette conception. Il ne s'attaque certes pas à l'Eglise comme telle, mais il professe hardiment que tout homme, croyant ou non, peut accéder à la vérité par l'exercice de sa raison (la « lumière naturelle »)
Descartes déclare dès le début de son Discours de la méthode : « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ». Par conséquent, tout le monde devant la science a les mêmes droits. Et s'il fait, par exemple, une bonne critique de la médecine de son temps (le Malade imaginaire, de Molière, est un écho des critiques de Descartes), c'est parce qu'il veut faire une science qui soit une science véritable, basée sur l'étude de la nature et rejetant celle enseignée jusqu'à lui, où Aristote et saint Thomas étaient les seuls « arguments ».
Descartes vivait au commencement du XVIIe siècle ; au siècle suivant, la Révolution allait éclater, et c'est pourquoi on peut dire de lui qu'il sort d'un monde qui va disparaître pour entrer dans un monde nouveau, dans celui qui va naître. Cette position fait que Descartes est un conciliateur ; il veut créer une science matérialiste et, en même temps, il est idéaliste, car il veut sauver la religion.
Quand, à son époque, on demandait : Pourquoi y a-t-il des animaux qui vivent ? On répondait suivant les réponses toutes faites de la théologie : parce qu'il y a un principe qui les fait vivre. Descartes, au contraire, soutenait que les lois de la vie animale sont simplement de la matière. Il croyait d'ailleurs et il affirmait que les animaux ne sont pas autre chose que des machines de chair et de muscles, comme les autres machines sont de fer et de bois. Il pensait même que les uns et les autres n'avaient pas de sensations et lorsque, à l'abbaye de Port-Royal, pendant les semaines d'études, des hommes qui se réclamaient de sa philosophie piquaient des chiens, ils disaient : « Comme la nature est bien faite, on dirait qu'ils souffrent !... »
Pour Descartes, le matérialiste, les animaux étaient donc des machines. Mais l'homme, lui, est différent, parce qu'il a une âme, dit Descartes l'idéaliste...,
Des idées développées et défendues par Descartes vont naître, d'une part, un courant philosophique nettement matérialiste et, d'autre part, un courant idéaliste.
Parmi ceux qui continuent la branche cartésienne matérialiste, nous retiendrons La Mettrie (1709-1751). Reprenant cette thèse de l'animal-machine, il l'étend jusqu'à l'homme. Pourquoi celui-ci ne serait-il pas une machine ?... L'âme humaine elle-même, il la voit comme une mécanique où les idées seraient des mouvements mécaniques.
C'est à cette époque que pénètre en France, avec les idées de Locke, le matérialisme anglais. De la jonction de ces deux courants va naître un matérialisme plus évolué. Ce sera :
Ce matérialisme fut défendu par des philosophes qui surent aussi être des lutteurs et des écrivains admirables ; critiquant continuellement les institutions sociales et la religion, appliquant la théorie à la pratique et toujours en lutte contre le pouvoir, ils furent parfois enfermés à la Bastille ou à Vincennes.
Ce sont eux qui réunirent leurs travaux dans la grande Encyclopédie, où ils fixent la nouvelle orientation du matérialisme. Ils eurent d'ailleurs une grande influence, puisque cette philosophie était, comme le dit Engels, « la conviction de toute la jeunesse cultivée ».
Ce fut même dans l'histoire de la philosophie en France la seule époque où une philosophie ayant un caractère français devint vraiment populaire.
Diderot, né à Langres en 1713, mort à Paris en 1784, domine tout ce mouvement. Ce qu'il faut dire avant tout, et ce que l'histoire bourgeoise ne dit pas, c'est qu'il fut, avant Marx et Engels, le plus grand penseur matérialiste. Diderot, a dit Lénine, arrive presque aux conclusions du matérialisme contemporain (dialectique).
Ce fut un vrai militant ; toujours en bataille contre l'Eglise, contre l'état social, il connut les cachots. L'histoire écrite par la bourgeoisie contemporaine l'a beaucoup escamoté. Mais il faut lire les Entretiens de Diderot et d'Alembert, le Neveu de Rameau, Jacques le fataliste pour comprendre l'influence énorme de Diderot sur le matérialisme. (Voir dans la collection « Les Classiques du Peuple », aux Editions sociales, les textes publiés de Diderot (6 vol.), d'Holbach, Helvétius, La Mettrie et Morelly et, dans une certaine mesure, ceux de Rousseau et de Voltaire.)
Dans la première moitié du XIX° siècle, à cause des événements historiques, nous constatons un recul du matérialisme. La bourgeoisie de tous les pays fait une grande propagande en faveur de l'idéalisme et de la religion, car non seulement elle ne veut plus que se propagent les idées progressistes (matérialistes), mais encore elle a besoin d'endormir les penseurs et les masses pour se maintenir au pouvoir.
C'est alors que nous voyons en Allemagne Feuerbach affirmer, au milieu de tous les philosophes idéalistes, ses convictions matérialistes,
en replaçant carrément de nouveau le matérialisme sur le trône. (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, p. 12.)
Développant essentiellement une critique de la religion, il reprend d'une façon saine et actuelle les bases du matérialisme que l'on avait oubliées et influence ainsi les philosophes de son époque.
Nous arrivons à cette période du XIX° siècle où l'on constate un progrès énorme dans les sciences, dû en particulier à ces trois grandes découvertes : la cellule vivante, la transformation de l'énergie, l'évolution (de Darwin) (Idem, p. 55-36.), qui vont permettre à Marx et Engels, influencés par Feuerbach, de faire évoluer le matérialisme pour nous donner le matérialisme moderne, ou dialectique.
Nous venons de voir, d'une façon tout à fait sommaire, l'histoire du matérialisme avant Marx et Engels. Nous savons que ceux-ci, s'ils étaient d'accord avec les matérialistes qui les ont précédés sur de nombreux points communs, ont juge aussi que l'œuvre de ces derniers présentait par contre de nombreux défauts et de nombreuses lacunes.
Pour comprendre les transformations apportées par eux au matérialisme prémarxiste, il est donc absolument nécessaire de rechercher quels furent ces défauts et ces lacunes, et pourquoi il en fut ainsi.
Autrement dit, notre étude de l'histoire du matérialisme serait incomplète si, après avoir énuméré les différents penseurs qui ont contribué à faire progresser le matérialisme, nous ne cherchions pas à savoir comment et dans quel sens s'est effectuée cette progression et pourquoi elle a subi telle ou telle forme d'évolution.
Nous nous intéresserons particulièrement au matérialisme du XVIII° siècle, parce qu'il fut l'aboutissement des différents courants de cette philosophie.
Nous allons donc étudier quelles étaient les erreurs de ce matérialisme, quelles furent ses lacunes, mais, comme nous ne devons jamais voir les choses d'une façon unilatérale, mais au contraire dans leur ensemble, nous soulignerons aussi quels ont été ses mérites.
Le matérialisme, dialectique à ses débuts, n'a pu continuer à se développer sur ces bases. Le raisonnement dialectique, à cause de l'insuffisance des connaissances scientifiques, a dû être abandonné. Il fallait d'abord créer et développer les sciences.
Il fallait d'abord savoir ce qu'était telle ou telle chose avant de pouvoir étudier les processus. (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, p. 35.)
C'est donc l'union très intime du matérialisme et de la science qui permettra à cette philosophie de redevenir à nouveau, sur des bases plus solides et scientifiques, le matérialisme dialectique, celui de Marx et Engels.
Nous retrouverons donc l'acte de naissance du matérialisme à côté de celui de la science. Mais, si nous retrouvons toujours d'où vient le matérialisme, nous devons établir aussi d'où vient l'idéalisme.
Si, au cours de l'histoire, l'idéalisme a pu exister à côté de la religion, toléré et approuvé par elle, c'est en vérité qu'il est né et qu'il provient de la religion.
Lénine a écrit à ce sujet une formule que nous devons étudier. « L'idéalisme n'est rien d'autre qu'une forme affinée et raffinée de la religion. » Qu'est-ce que cela veut dire ? Ceci : l'idéalisme sait présenter ses conceptions beaucoup plus souplement que la religion. Prétendre que l'univers a été créé par un esprit qui flottait au-dessus des ténèbres, que Dieu est immatériel, puis, brusquement, comme le fait la religion, déclarer qu'il parle (par le Verbe) et qu'il a un fils (Jésus), c'est là une série d'idées présentées brutalement. L'idéalisme, en affirmant que le monde n'existe que dans notre pensée, dans notre esprit, se présente d'une façon plus cachée. En fait, nous le savons, cela revient au même quant au fond, mais la forme est moins brutale, plus élégante. C'est pourquoi l'idéalisme est une forme affinée de la religion.
Elle est aussi raffinée parce que les philosophes idéalistes savent, dans les discussions, prévoir les questions, tendre des pièges, comme Philonoüs au pauvre Hylas, dans les dialogues de Berkeley.
Mais dire que l'idéalisme provient de la religion, c'est simplement reculer le problème, et nous devons nous demander aussitôt :
Engels nous a donné sur ce sujet une réponse très nette : « La religion naît des conceptions bornées de l'homme. » (Borné est pris ici dans le sens de limité.)
Pour les premiers hommes, cette ignorance est double : ignorance de la nature, ignorance d'eux-mêmes. Il faut penser constamment à cette double ignorance quand on étudie l'histoire des hommes primitifs.
Dans l'antiquité grecque, que nous considérons pourtant déjà comme une civilisation avancée, cette ignorance nous paraît enfantine, par exemple quand on voit qu'Aristote pensait que la terre était immobile, qu'elle était le centre du monde et qu'autour de la terre tournaient des planètes. (Ces dernières, qu'il voyait au nombre de 46, étaient fixées, comme des clous sur un plafond, et c'est le tout qui tournait autour de la terre...)
Les Grecs pensaient aussi qu'il existait quatre éléments : l'eau, la terre, l'air et le feu, et qu'il n'était pas possible de les décomposer. Nous savons que tout cela est faux, puisque nous décomposons maintenant l'eau, la terre et l'air et que nous ne considérons pas le feu comme un corps du même ordre.
Sur l'homme lui-même, les Grecs étaient aussi très ignorants, puisqu'ils ne connaissaient pas la fonction de nos organes et qu'ils considéraient, par exemple, le cœur comme le siège du courage !
Si l'ignorance des savants grecs était si grande, eux que nous considérons déjà comme très avancés, que devait être alors l'ignorance des hommes qui vivaient des milliers d'années avant eux ? Les conceptions que les hommes primitifs avaient de la nature et d'eux-mêmes étaient bornées par l'ignorance. Mais ces hommes essayaient malgré tout d'expliquer les choses. Tous les documents que nous possédons sur les hommes primitifs nous disent que ces hommes étaient très préoccupés par les rêves. Nous avons vu, dès le premier chapitre (Voir chapitre I, § VI.), comment ils avaient résolu cette question des rêves par la croyance en l'existence d'un « double » de l'homme. Au début, ils attribuent à ce double une espèce de corps transparent et léger, ayant une consistance encore matérielle. Ce n'est que beaucoup plus tard que naîtra dans leur esprit cette conception que l'homme a en lui un principe immatériel qui survit après la mort, un principe spirituel (le mot vient d'esprit, qui, en latin, veut dire souffle, le souffle qui s'en va avec le dernier soupir, au moment où l'on rend l'âme et où le « double » seul subsiste). C'est alors l'âme qui explique la pensée, le rêve.
Au moyen âge, on avait des conceptions bizarres sur l'âme. On pensait que, dans un corps gras, on avait une âme mince et, dans un corps mince, une grande âme ; c'est pourquoi, à cette époque, les ascètes faisaient de longs et nombreux jeûnes pour avoir une grande âme, pour faire un grand logement à l'âme.
Ayant admis sous la forme du double transparent, puis sous la forme de l'âme, principe spirituel, la survie de l'homme après la mort, les hommes primitifs créèrent les dieux.
Croyant tout d'abord à des êtres plus puissants que les hommes existant sous une forme encore matérielle, ils en vinrent insensiblement à cette croyance en des dieux existant sous la forme d'une âme supérieure à la nôtre. Et c'est ainsi qu'après avoir créé une multitude de dieux ayant chacun sa fonction définie, comme dans l'antiquité grecque, ils en arrivèrent à cette conception d'un seul Dieu. Alors fut créée la religion monothéiste actuelle. (Du grec monos : un seul — et théos : dieu.) Nous voyons bien ainsi qu'à l'origine de la religion, même sous sa forme actuelle, fut l'ignorance.
L'idéalisme naît donc des conceptions bornées de l'homme, de son ignorance ; tandis que le matérialisme, au contraire, naît du recul de ces bornes.
Nous allons assister au cours de l'histoire de la philosophie à cette lutte continuelle entre l'idéalisme et le matérialisme. Celui-ci veut faire reculer les bornes de l'ignorance, et ce sera là une de ses gloires et un de ses mérites. L'idéalisme, au contraire, et la religion qui l'alimente font tous leurs efforts pour entretenir l'ignorance et profiter de cette ignorance des masses pour leur faire admettre l'oppression, l'exploitation économique et sociale.
Nous avons vu naître le matérialisme chez les Grecs dès qu'il existe un embryon de science. Suivant ce principe que : quand la science se développe, le matérialisme se développe, nous constatons au cours de l'histoire :
Au moyen âge, un faible développement des sciences, un arrêt du matérialisme.
Aux XVII° et XVIII° siècles, à un très grand développement des sciences correspond un grand développement du matérialisme. Le matérialisme français du XVIII° siècle est la conséquence directe du développement des sciences.
Au XIX° siècle, nous assistons à de nombreuses et grandes découvertes, et le matérialisme subit une très grande transformation avec Marx et Engels.
Aujourd'hui, les sciences progressent énormément et, en même temps, le matérialisme. On voit les meilleurs savants appliquer dans leurs travaux le matérialisme dialectique.
L'idéalisme et le matérialisme ont donc des origines tout à fait opposées ; et nous constatons, au cours des siècles, une lutte entre ces deux philosophies, lutte qui dure encore de nos jours, et qui ne fut pas seulement académique.
Cette lutte qui traverse l'histoire de l'humanité, c'est la lutte entre la science et l'ignorance, c'est la lutte entre deux courants. L'un tire l'humanité vers l'ignorance et la maintient dans cette ignorance, l'autre, au contraire, tend à l'affranchissement des hommes en remplaçant l'ignorance par la science.
Cette lutte a pris quelquefois des formes graves, comme au temps de l'Inquisition où nous pouvons prendre, entre autres, l'exemple de Galilée. Ce dernier affirme que la terre tourne. C'est là une connaissance nouvelle, qui est en contradiction avec la Bible et aussi avec Aristote : si la terre tourne, c'est qu'elle n'est pas le centre du monde, mais simplement un point dans le monde, et alors il faut élargir les bornes de nos pensées. Que fait-on alors devant cette découverte de Galilée ?
Pour maintenir l'humanité dans l'ignorance, on institue un tribunal religieux, et l'on condamne Galilée à faire amende honorable. (Sur le procès de Galilée, voir P. Labérenne : L'Origine des mondes (E.F.R.).) Voilà un exemple de lutte entre l'ignorance et la science.
Nous devons donc juger les philosophes et les savants de cette époque en les situant dans cette lutte de l'ignorance contre la science, et nous constaterons qu'en défendant la science ils défendaient le matérialisme sans le savoir eux-mêmes. Ainsi Descartes, par ses raisonnements, a fourni des idées qui ont pu faire progresser le matérialisme.
Il faut bien voir aussi que cette lutte au cours de l'histoire n'est pas simplement une lutte théorique, mais une lutte sociale et politique. Les classes dominantes dans cette bataille sont toujours du côté de l'ignorance. La science est révolutionnaire et contribue à l'affranchissement de l'humanité.
Le cas de la bourgeoisie est typique. Au XVIII° siècle, la bourgeoisie est dominée par la classe féodale ; à ce moment-là, elle est pour les sciences ; elle mène la lutte contre l'ignorance et nous donne l'Encyclopédie. (Voir Pages choisies de l'Encyclopédie, « Les Classiques du peuple », Editions sociales.) Au XX° siècle, la bourgeoisie est la classe dominante et, dans cette lutte contre l'ignorance et la science, elle est pour l'ignorance avec une sauvagerie beaucoup plus grande qu'auparavant (voyez l'hitlérisme).
Nous voyons donc que le matérialisme prémarxiste a joué un rôle considérable et a eu une importance historique très grande. Au cours de cette lutte entre l'ignorance et la science il a su développer une conception générale du monde qui a pu être opposée à la religion, donc à l'ignorance. C'est grâce aussi à l'évolution du matérialisme, à cette succession de ses travaux, que les conditions indispensables pour l'éclosion du matérialisme dialectique ont été réalisées.
Pour comprendre l'évolution du matérialisme, pour bien voir ses défauts et ses lacunes, il ne faut jamais oublier que science et matérialisme sont liés.
Au début, le matérialisme était en avance sur les sciences, et c'est pourquoi cette philosophie n'a pu d'emblée s'affirmer. Il fallait créer et développer les sciences pour prouver que le matérialisme dialectique avait raison, mais cela a demandé plus de vingt siècles. Pendant cette longue période, le matérialisme a subi l'influence des sciences et particulièrement l'influence de l'esprit des sciences, ainsi que celle des sciences particulières les plus développées.
C'est pourquoi
le matérialisme du siècle précédent [c'est-à-dire du XVIII° siècle] était, avant tout, mécaniste, parce que, à cette époque, de toutes les sciences naturelles, seule la mécanique, et encore seulement celle des corps solides, célestes et terrestres, bref, la mécanique de la pesanteur, était arrivée à un certain achèvement. La chimie n'existait encore que dans sa forme enfantine, phlogistique. La biologie était encore dans les langes ; l'organisme végétal et animal n'avait encore été étudié que grossièrement et n'était expliqué que par des causes purement mécaniques ; pour les matérialistes du XVIII° siècle, l'homme était une machine, tout comme l'animal pour Descartes. (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, p. 19.)
Voilà donc ce qu'était le matérialisme issu d'une longue et lente évolution des sciences après la période « hivernale du moyen âge chrétien ».
La grande erreur a été en cette période de considéra le monde comme une grande mécanique, de juger toute chose d'après les lois de cette science qu'on appelle la mécanique. Considérant le mouvement comme un simple mouvement mécanique, on estimait que les mêmes événements devaient se reproduire continuellement. On voyait le côté machine des choses, mais on n'en voyait pas le côté vivant. Aussi appelle-t-on ce matérialisme : mécanique (ou mécaniste).
Voyons un exemple : Comment ces matérialistes expliquaient-ils la pensée ? De cette façon : « le cerveau sécrète la pensée comme le foie sécrète la bile » ! C'est un peu simpliste ! Le matérialisme de Marx, au contraire, donne une série de précisions. Nos pensées ne proviennent pas seulement du cerveau. Il faut voir pourquoi nous avons certaines pensées, certaines idées, plutôt que d'autres, et on s'aperçoit alors que la société, l'ambiance, etc., sélectionnent nos idées. Le matérialisme mécanique considère la pensée comme un simple phénomène mécanique. Or elle est bien plus !
Cette application exclusive de la mécanique à des phénomènes de nature chimique et organique, chez lesquels les lois mécaniques agissaient assurément aussi, mais étaient rejetées à l'arrière-plan par des lois d'ordre supérieur, constitue une étroitesse spécifique, mais inévitable à cette époque du matérialisme français classique. (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, p. 19.)
Voilà la première grande faute du matérialisme du XVIII° siècle.
Les conséquences de cette erreur étaient qu'il ignorait l'histoire en général, c'est-à-dire le point de vue du développement historique, du processus : ce matérialisme considérait que le monde n'évolue pas et qu'il revient à intervalles réguliers à des états semblables et ne concevait pas plus une évolution de l'homme et des animaux.
Ce matérialisme... dans son incapacité à considérer le monde en tant que processus, en tant que matière engagée dans un développement historique... correspondait au niveau qu'avaient atteint à l'époque les sciences naturelles et la façon métaphysique (Métaphysique : nous commencerons dans la partie suivante l'étude de la « méthode métaphysique ».), c'est-à-dire antidialectique, de philosopher qui en résultait. On savait que la nature était engagée dans un mouvement perpétuel. Mais ce mouvement, d'après la conception de l'époque, décrivait aussi un cercle perpétuel et, par conséquent, ne bougeait jamais de place ; il produisait toujours les mêmes résultats. (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, p. 19.)
Voilà le deuxième défaut de ce matérialisme.
Sa troisième erreur, c'est qu'il était trop contemplatif ; il ne voyait pas suffisamment le rôle de l'action humaine dans le monde et dans la société. Le matérialisme de Marx enseigne que nous ne devons pas seulement expliquer le monde, mais le transformer. L'homme est dans l'histoire un élément actif qui peut apporter des changements au monde.
L'action des communistes russes est l'exemple vivant d'une action capable non seulement de préparer, faire et réussir la révolution, mais, depuis 1918, d'établir le socialisme au milieu de difficultés énormes.
Cette conception de l'action de l'homme, le matérialisme prémarxiste n'en avait pas conscience. On pensait, à cette époque, que l'homme est un produit du milieu (Il s'agit évidemment du milieu social.), tandis que Marx nous enseigne que le milieu est un produit de l'homme et que l'homme est donc un produit de sa propre activité dans certaines conditions données au départ. Si l'homme subit l'influence du milieu, il peut transformer le milieu, la société; il peut donc, par conséquent, se transformer lui-même.
Le matérialisme du XVIII° siècle était donc trop contemplatif, parce qu'il ignorait le développement historique de toute chose, et cela était inévitable alors puisque les connaissances scientifiques n'étaient pas assez avancées pour concevoir le monde et les choses autrement qu'à travers la vieille méthode de penser : la « métaphysique ».
Lectures
Marx et Engels : « La Sainte Famille », dans Etudes philosophiques.
Marx : Thèses sur Feuerbach, dans Etudes philosophiques.
Plékhanov : Essais sur l’histoire du matérialisme (d'Holbach, Helvétius, Marx). Editions sociales 1957.
Questions de contrôle
Chapitre premier
Comment Pasteur pouvait-il être à la fois savant et croyant ?
Chapitre II
Montrer comment l'étude dans les livres est à la fois nécessaire et insuffisante.
Chapitre III
1. Pourquoi le matérialisme dialectique n'est-il pas né dès l'antiquité?
2. Indiquer les principaux courants matérialistes depuis l'antiquité grecque jusqu'au XVIII° siècle.
3. Quels sont les erreurs et les mérites du matérialisme du XVIII° siècle ?
Devoir écrit
Imaginer un dialogue sur Dieu entre un idéaliste et un matérialiste.
Troisième partie – Étude de la métaphysique
Chapître unique – En quoi consiste la « méthode métaphysique »
Nous savons que les défauts des matérialistes du XVIII° siècle proviennent de leur forme de raisonnement, de leur méthode particulière de recherche que nous avons appelée « méthode métaphysique ». La méthode métaphysique traduit donc une conception particulière du monde, et nous devons remarquer que, si au matérialisme prémarxiste nous opposons le matérialisme marxiste, de même au matérialisme métaphysique nous opposons le matérialisme dialectique.
C'est pourquoi il nous faut maintenant apprendre ce qu'est cette méthode « métaphysique » pour examiner ensuite ce qu'est, au contraire, la méthode dialectique.
Ce que nous allons étudier ici, c'est cette
ancienne méthode de recherche et de pensée que Hegel appelle la méthode « métaphysique ». (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, p. 35.)
Commençons tout de suite par une remarque simple. Qu'est-ce qui semble le plus naturel à la majorité des gens : le mouvement ou l'immobilité ? Quel est, pour eux, l'état normal des choses : le repos ou la mobilité?
En général, on pense que le repos existait avant le mouvement et qu'une chose, pour qu'elle ait pu se mettre en mouvement, était d'abord à l'état de repos.
La Bible aussi nous dit qu'avant l'univers, qui fut créé par Dieu, existait l'éternité immobile, c'est-à-dire le repos.
Voici des mots que nous emploierons souvent: repos, immobilité ; et aussi, mouvement et changement. Mais ces deux derniers mots ne sont pas synonymes.
Le mouvement, au sens strict du mot, c'est le déplacement. Exemple : une pierre qui tombe, un train en marche sont en mouvement.
Le changement, au sens propre du mot, c'est le passage d'une forme à une autre. Exemple : L'arbre qui perd ses feuilles a changé de forme. Mais c'est aussi le passage d'un état à un autre. Exemple: L'air est devenu irrespirable : c'est un changement.
Donc, mouvement signifie changement de place, et changement signifie changement de forme ou d'état. Nous tâcherons de respecter cette distinction, afin d'éviter la confusion (quand nous étudierons la dialectique, nous serons d'ailleurs appelés à revoir le sens de ces mots).
Nous venons de voir que, d'une façon générale, on pense que mouvement et changement sont moins normaux que le repos, et il est certain que nous avons une sorte de préférence à considérer les choses au repos et sans changement.
Exemple : Nous avons acheté une paire de chaussures jaunes et au bout d'un certain temps, après de multiples réparations (remplacement des semelles et talons, collage de nombreuses pièces), nous disons encore : « Je vais mettre mes chaussures jaunes », sans nous rendre compte que ce ne sont plus les mêmes. Pour nous, ce sont toujours les chaussures jaunes que nous avons achetées à telle occasion et que nous avons payées tel prix. Nous ne considérerons pas le changement qui est survenu à nos chaussures, elles sont toujours les mêmes, elles sont identiques. Nous négligeons le changement pour ne voir que l'identité comme si rien d'important n'était arrivé. C'est là le
Il consiste à préférer l'immobilité au mouvement et l'identité au changement en face des événements.
De cette préférence, qui constitue le premier caractère de cette méthode, découle toute une conception du monde. On considère l'univers comme s’il était figé, dira Engels. Il en sera de même pour la nature, la société et l'homme. Ainsi on prétend souvent : « II n'y a rien de nouveau sous le soleil », ce qui veut dire que, depuis toujours, il n'y a eu aucun changement, l'univers étant resté immobile et identique. On entend aussi souvent par là un retour périodique aux mêmes événements. Dieu a créé le monde en produisant les poissons, les oiseaux, les mammifères, etc., et depuis rien n'est changé, le monde n'a pas bougé. On dit aussi : « Les hommes sont toujours les mêmes », comme si les hommes depuis toujours n'avaient pas changé.
Ces expressions courantes sont le reflet de cette conception qui est profondément enracinée en nous, dans notre esprit, et la bourgeoisie exploite cette erreur a fond.
Quand on critique le socialisme, un des arguments que l'on donne le plus volontiers, c'est que l'homme est égoïste et qu'il est nécessaire qu'une force intervienne pour le contraindre, sinon le désordre régnerait. C'est là le résultat de cette conception métaphysique qui veut que l'homme ait à tout jamais une nature fixe qui ne peut pas changer.
Il est bien certain que si brusquement nous avions la possibilité de vivre en régime communiste, c'est-à-dire si l'on pouvait répartir les produits immédiatement à chacun selon ses besoins et non pas selon son travail, ce serait la ruée pour la satisfaction des caprices, et une telle société ne pourrait pas tenir. Et pourtant, c'est là la société communiste et c'est cela qui est rationnel. Mais c'est parce que nous avons une conception métaphysique enracinée en nous que nous nous représentons l'homme futur qui vivra dans un avenir relativement éloigné, comme semblable à l'homme d'aujourd'hui.
Par conséquent, quand on affirme qu'une société socialiste ou communiste n'est pas viable parce que l'homme est égoïste, on oublie que si la société change, l'homme aussi changera.
On entend, chaque jour, sur l'Union soviétique, des critiques qui nous révèlent les difficultés de compréhension de ceux qui les formulent. Cela parce qu'ils ont une conception métaphysique du monde et des choses.
Parmi les nombreux exemples que nous pourrions citer, prenons seulement celui-ci. On nous dit : « Un travailleur, en Union soviétique, touche un salaire qui ne correspond pas à la valeur totale de ce qu'il produit, il y a donc une plus-value, c'est-à-dire un prélèvement effectué sur son salaire. Donc, il est volé. En France, il en est de même, les ouvriers sont exploités ; il n'y a donc pas de différence entre un travailleur soviétique et un travailleur français. »
Où est, dans cet exemple, la conception métaphysique ? Elle consiste à ne pas considérer qu'il y a ici deux types de sociétés et à ne pas tenir compte des différences entre ces deux sociétés. A croire que du moment qu'il y a plus-value ici et là-bas, c'est la même chose, sans considérer les changements qui se sont produits en Ù.R.S.S., où l'homme et la machine n'ont plus le même sens économique et social qu'en France. Or, dans notre pays, la machine existe pour produire (au service du patron) et l'homme pour être exploité. En U.R.S.S., la machine existe pour produire (au service de l'homme) et l'homme pour jouir du fruit de son travail. La plus-value en France va au patron ; en U.R.S.S. à l'Etat socialiste, c'est-à-dire à la collectivité sans exploiteurs. Les choses ont changé.
Nous voyons donc, d'après cet exemple, que les défauts de jugement proviennent, chez ceux qui sont sincères, d'une méthode métaphysique de pensée, et, particulièrement, de l'application du premier caractère de cette méthode, caractère fondamental, qui consiste à sous-estimer le changement et à considérer de préférence l'immobilité, ou, en un mot, qui, sous le changement, tend à perpétuer l'identité.
Mais qu'est-ce que cette identité ? Nous avons vu bâtir une maison qui fut terminée le 1er janvier 1935, par exemple. Le 1er janvier 1936, ainsi que toutes les années suivantes, nous dirons qu'elle est identique, parce qu'elle a toujours deux étages, vingt fenêtres, deux portes sur la façade, etc., parce qu'elle reste toujours elle-même, ne change pas, n'est pas différente. Donc être identique, c'est rester le même, c'est ne pas devenir autre. Et pourtant cette maison a changé ! C'est seulement à première vue, superficiellement, qu'elle est restée la même. L'architecte ou le maçon, qui voient la chose de plus près, savent bien, eux, que la maison n'est déjà plus la même une semaine après sa construction : ici, une petite fissure s'est produite, là une pierre a joué, là la couleur est partie, etc... C'est donc seulement quand on considère les choses « en gros » qu'elles semblent identiques. A l'analyse, dans le détail, elles changent sans cesse.
Mais quelles sont les conséquences pratiques du premier caractère de la méthode métaphysique ?
Comme nous préférons voir l'identité dans les choses, c'est-à-dire les voir restant elles-mêmes, nous disons par exemple : « La vie c'est la vie, et la mort c'est la mort. » Nous affirmons que la vie reste la vie, que la mort reste elle-même, la mort, et c'est tout.
Nous habituant à considérer les choses dans leur identité, nous les séparons les unes des autres. Dire « une chaise, c'est une chaise » est une constatation naturelle, mais c'est mettre l'accent sur l'identité et cela veut dire en même temps : ce qui n'est pas une chaise, c'est une autre chose.
Il est tellement naturel de dire cela que le souligner paraît enfantin. Dans le même ordre d'idées, nous dirons : « Le cheval est le cheval, et ce qui n'est pas le cheval est autre chose. » Nous séparons donc bien d'un côté la chaise, de l'autre le cheval et nous faisons ainsi pour chaque chose. Nous faisons donc des distinctions, séparant rigoureusement les choses les unes des autres, et c'est ainsi que nous sommes amenés à transformer le monde en une collection de choses séparées et c'est là le
Ce que nous venons de dire semble tellement naturel que l'on peut se demander : pourquoi dire cela ? Nous allons voir que, malgré tout, cela était nécessaire, car ce système de raisonnement nous entraîne à voir les choses sous un certain angle.
C'est encore dans les conséquences pratiques que nous allons juger le deuxième caractère de cette méthode.
Dans la vie courante, si nous considérons les animaux et si nous raisonnons à leur propos en séparant les êtres, nous ne voyons pas ce qu'il y a de commun entre ceux de genres et d'espèces différents. Un cheval est un cheval et une vache, c'est une vache. Entre eux, il n'y a aucun rapport.
C'est le point de vue de l'ancienne zoologie, qui classe les animaux en les séparant nettement les uns des autres et qui ne voit aucun rapport entre eux.
C'est là un des résultats de l'application de la méthode métaphysique.
Comme autre exemple, nous pourrons citer ce fait que la bourgeoisie veut que la science soit la science ; que la philosophie reste elle-même; de même pour la politique; et, bien entendu, il n'y a rien de commun, absolument aucun rapport entre elles trois.
Les conclusions pratiques d'un tel raisonnement, c'est qu'un savant doit rester un savant et n'a pas à mêler sa science à la philosophie et à la politique. Il en sera de même pour le philosophe et l'homme d'un parti politique.
Quand un homme de bonne foi raisonne ainsi, on peut dire qu'il raisonne en métaphysicien. L'écrivain anglais Wells est allé en Union soviétique, il y a quelques années, et a rendu visite au grand écrivain, aujourd'hui disparu, Maxime Gorki. Il lui a proposé de créer un club littéraire où l'on ne ferait pas de politique, car, dans son esprit, la littérature, c'est la littérature, et la politique, c est la politique. Gorki et ses amis se sont mis, paraît-il, à rire et Wells en fut vexé. C'est que Wells voyait et concevait l'écrivain comme vivant en dehors de la société, tandis que Gorki et ses amis savaient bien qu'il n'en est pas ainsi dans la vie où, en vérité, toutes les choses sont liées — qu'on le veuille ou non.
Dans la pratique courante, nous nous efforçons de classer, d'isoler les choses, de les voir, de les étudier seulement pour elles-mêmes. Ceux qui ne sont pas marxistes voient l'Etat en général en l'isolant de la société, comme indépendant de la forme de la société. Raisonner ainsi, isoler l'Etat de la société, c'est l'isoler de ses rapports avec la réalité.
Même erreur quand on parle de l'homme en l'isolant des autres hommes, de son milieu, de la société. Si l'on considère aussi la machine pour elle-même en l'isolant de la société où elle produit, on commet cette erreur de penser : « Machine à Paris, machine à Moscou ; plus-value ici et là, il n'y a pas de différence, c'est absolument la même chose. »
C'est pourtant là un raisonnement qu'on peut lire continuellement et ceux qui le lisent l'acceptent, parce que le point de vue général et habituel est d'isoler, de diviser les choses. C'est une habitude caractéristique de la méthode métaphysique.
Après avoir donné notre préférence à considérer les choses comme immobiles et ne changeant pas, nous les avons classées, cataloguées, créant ainsi entre elles des divisions qui nous font oublier les rapports qu'elles peuvent avoir les unes avec les autres.
Cette façon de voir et de juger nous entraîne à croire que ces divisions existent une fois pour toutes (un cheval, c'est un cheval) et qu'elles sont absolues, infranchissables et éternelles. Voila le troisième caractère de la méthode métaphysique.
Mais il nous faut faire attention quand nous parlons de cette méthode; car, lorsque nous, marxistes, nous disons que dans la société capitaliste il y a deux classes, la bourgeoisie et le prolétariat, nous faisons aussi des divisions qui peuvent sembler s'apparenter au point de vue métaphysique. Seulement, ce n'est pas simplement par le fait d'introduire des divisions que l'on est métaphysicien, c'est par la manière, la façon dont on établit les différences, les rapports qui existent entre ces divisions.
La bourgeoisie, par exemple, quand nous disons qu'il y a dans la société deux classes, pense aussitôt qu'il y a des riches et des pauvres. Et, bien entendu, elle nous dira : « II y a toujours eu des riches et des pauvres ».
« II y a toujours eu » et « il y aura toujours », c'est là une façon métaphysique de raisonner. On classe pour toujours les choses indépendamment les unes des autres, et on établit entre elles des cloisons, des murs infranchissables.
On divise la société en riches et en pauvres, au lieu de constater l'existence de la bourgeoisie et du prolétariat et, si même on admet cette dernière division, on les considère en dehors de leurs rapports mutuels, c'est-à-dire de la lutte des classes. Quelles sont les conséquences pratiques de ce troisième caractère, qui établit entre les choses des barrières définitives ? C'est qu'entre un cheval et une vache il ne peut y avoir aucun lien de parenté. Il en sera de même pour toutes les sciences et pour tout ce qui nous entoure. Nous verrons plus loin si cela est juste, mais il nous reste à examiner quelles sont les conséquences de ces trois différents caractères que nous venons de décrire et ce sera le
Il découle de tout ce que nous venons de voir que lorsque nous disons : « La vie, c'est la vie ; et la mort, c'est la mort », nous affirmons qu'il n'y a rien de commun entre la vie et la mort. Nous les classons bien à part l'une de l'autre en voyant la vie et la mort chacune pour elle-même, sans voir les rapports qui peuvent exister entre elles. Dans ces conditions, un homme qui vient de perdre la vie doit être considéré comme une chose morte, car il est impossible qu'il soit à la fois vivant et mort, puisque la vie et la mort s'excluent mutuellement.
En considérant les choses comme isolées, définitivement différentes les unes des autres, nous arrivons à les opposer les unes aux autres.
Nous voilà au quatrième caractère de la méthode métaphysique, qui oppose les contraires les uns aux autres et qui affirme que deux choses contraires ne peuvent exister en même temps.
En effet, dans cet exemple de la vie et de la mort, il ne peut y avoir de troisième possibilité. Il nous faut absolument choisir l'une ou l'autre des possibilités que nous avons distinguées. Nous considérons qu'une troisième possibilité serait une contradiction, que cette contradiction est une absurdité et, par conséquent, une impossibilité.
Le quatrième caractère de la méthode métaphysique est donc l'horreur de la contradiction.
Les conséquences pratiqués de ce raisonnement, c'est que, lorsque l'on parle de démocratie et de dictature, par exemple, eh bien ! le point de vue métaphysique demande qu'une société choisisse entre les deux : parce que la démocratie, c'est la démocratie, et la dictature, c'est la dictature. La démocratie n'est pas la dictature; et la dictature n'est pas la démocratie. Il nous faut choisir, sans quoi nous sommes en face d'une contradiction, d'une absurdité, d'une impossibilité.
L'attitude marxiste est toute différente.
Nous pensons, nous, au contraire, que la dictature du prolétariat, par exemple, c'est à la fois la dictature de la masse et la démocratie pour la masse des exploités.
Nous pensons que la vie, celle des êtres vivants, n'est possible que parce qu'il y a une lutte perpétuelle entre les cellules et que, continuellement, les unes meurent pour être remplacées par d'autres. Ainsi, la vie contient en elle de la mort. Nous pensons que la mort n'est pas aussi totale et séparée de la vie que le pense la métaphysique, car sur un cadavre toute vie n'a pas complètement disparu, puisque certaines cellules continuent à vivre un certain temps et que de ce cadavre naîtront d'autres vies.
Nous voyons donc que les différents caractères de la méthode métaphysique nous obligent à considérer les choses sous un certain angle et nous entraînent à raisonner d'une certaine façon. Nous constatons que cette manière d'analyser possède une certaine « logique » que nous étudierons plus loin et nous constatons aussi que cela correspond beaucoup à la façon de voir, de penser, d'étudier, d'analyser que l'on rencontre en général.
On commence — et cette énumération va nous permettre de nous résumer — par
Voir les choses dans leur immobilité, dans leur identité.
Séparer les choses les unes des autres, les détacher de leurs rapports mutuels.
Etablir entre les choses des divisions éternelles, des murs infranchissables.
Opposer les contraires, en affirmant que deux choses contraires ne peuvent exister en même temps.
Nous avons vu, quand nous avons examiné les conséquences pratiques de chaque caractère, que rien de cela ne correspondait à la réalité.
Est-ce que le monde est conforme à cette conception ? Est-ce que les choses sont immobiles et sans changement dans la nature ? Non. Nous constatons que tout change et nous voyons le mouvement. Donc, cette conception n'est pas d'accord avec les choses elles-mêmes. C'est évidemment la nature qui a raison, et c'est cette conception qui est erronée.
Nous avons défini, dès le début, la philosophie comme voulant expliquer l'univers, l'homme, la nature, etc. Les sciences étudiant les problèmes particuliers, la philosophie est, nous avons dit, l'étude des problèmes les plus généraux rejoignant et prolongeant les sciences.
Or, la vieille méthode de penser « métaphysique » qui s'applique à tous les problèmes est aussi une conception philosophique qui considère l'univers, l'homme et la nature d'une façon tout à fait particulière.
Pour le métaphysicien, les choses et leurs reflets dans la pensée, les concepts, sont des objets d'études isolés, à considérer l'un après l'autre et l'un sans l'autre, fixes, rigides, donnés une fois pour toutes. Il ne pense qu'en antithèses sans moyen terme. Il dit : oui, oui, non, non, et ce qui va au delà ne vaut rien. Pour lui, ou bien une chose existe ou bien elle n'existe pas ; une chose ne peut pas être à la fois elle-même et une autre. Le positif et le négatif s'excluent absolument; la cause et l'effet s'opposent de façon tout aussi rigide. (Friedrich Engels : Anti-Dühring, p. 53.)
La conception métaphysique considère donc « l'univers comme un ensemble de choses figées ». Nous allons étudier, pour bien saisir cette façon de penser, comment elle conçoit la nature, la société, la pensée.
La métaphysique considère la nature comme un ensemble de choses définitivement fixées.
Mais il y a deux façons de considérer les choses ainsi.
La première manière considère que le monde est absolument immobile, le mouvement n'étant qu'une illusion de nos sens. Si nous enlevons cette apparence de mouvement, la nature ne bouge pas.
Cette théorie fut défendue par une école de philosophes grecs que l'on appelle les Eléates. Cette conception simpliste est tellement en contradiction violente avec la réalité qu'elle n'est plus soutenue de nos jours.
La deuxième manière de considérer la nature comme un ensemble de choses figées est beaucoup plus subtile. On ne dit pas que la nature est immobile, on veut bien qu'elle bouge, mais on affirme qu'elle est animée d'un mouvement mécanique. Ici, la première manière disparaît; on ne nie plus le mouvement, et cela paraît ne pas être une conception métaphysique. On appelle cette conception « mécaniste » (ou le « mécanisme »).
Elle constitue une erreur que l'on commet très souvent et que nous retrouvons chez les matérialistes des XVIIe et XVIII° siècles. Nous avons vu qu'ils ne considèrent pas la nature comme immobile, mais en mouvement, seulement, pour eux, ce mouvement est simplement un changement mécanique, un déplacement.
Ils admettent tout l'ensemble du système solaire (la terre tourne autour du soleil), mais ils pensent que ce mouvement est purement mécanique, c'est-à-dire un pur changement de place, et ils considèrent ce mouvement seulement sous cet aspect.
Mais les choses ne sont pas si simples. Que la terre tourne, c'est certes un mouvement mécanique, mais elle peut, tout en tournant, subir des influences, se refroidir par exemple. Il n'y a donc pas seulement un déplacement, il y a aussi d'autres changements qui se produisent.
Ce qui caractérise donc cette conception, dite « mécaniste », c'est que l'on considère seulement le mouvement mécanique.
Si la terre tourne sans cesse et qu'il ne lui arrive rien de plus, la terre change de place, mais la terre elle-même ne change pas; elle reste identique à elle-même. Elle ne fait que continuer, avant nous comme après nous, de tourner toujours et toujours. Ainsi tout se passe comme si rien ne s'était passé. Nous voyons donc qu'admettre le mouvement, mais faire de celui-ci un pur mouvement mécanique, c'est une conception métaphysique, car ce mouvement est sans histoire.
Une montre ayant des organes parfaits, construite avec des matériaux inusables, marcherait éternellement sans changer en rien, et la montre n'aurait pas d'histoire. C'est une telle conception de l'univers qu'on retrouve constamment chez Descartes. Il cherche à réduire à la mécanique toutes les lois physiques et physiologiques. Il n'a aucune idée de la chimie (voir son explication de la circulation du sang), et sa conception mécanique des choses sera encore celle des matérialistes du XVIII° siècle.
(Nous ferons une exception pour Diderot, qui est moins purement mécaniste, et qui, dans certains écrits, entrevoit la conception dialectique.)
Ce qui caractérise les matérialistes du XVIII° siècle, c'est qu'ils font de la nature un mécanisme d'horlogerie.
S'il en était vraiment ainsi, les choses reviendraient continuellement au même point sans laisser de trace, la nature resterait identique à elle-même, ce qui est bien le premier caractère de la méthode métaphysique.
La conception métaphysique veut que rien ne change dans la société. Mais, en général, on ne présente pas cela tel quel. On reconnaît qu'il se produit des changements, comme, par exemple, dans la production lorsque, à partir des matières brutes, on produit des objets finis ; dans la politique, où les gouvernements se succèdent les uns aux autres. Les gens reconnaissent tout cela, mais ils considèrent le régime capitaliste comme définitif, éternel, et le comparent même parfois à une machine.
C'est ainsi que l'on parle de la machine économique qui se détraque parfois, mais que l'on veut réparer pour la conserver. Cette machine économique, on veut qu'elle puisse continuer à distribuer, comme un appareil automatique, aux uns des dividendes, aux autres la misère.
On parle aussi de la machine politique, qui est le régime parlementaire bourgeois, et on ne lui demande qu'une chose: c'est, tantôt à gauche, tantôt à droite, de fonctionner pour conserver au capitalisme ses privilèges.
Voilà dans cette façon de considérer la société une conception mécaniste, métaphysique.
S'il était possible que cette société, dans laquelle fonctionnent tous ces rouages, poursuive ainsi sa marche continuellement, elle ne laisserait pas de trace et, par conséquent, pas de suite dans l'histoire.
Il y a aussi une conception mécaniste très importante qui vaut pour tout l'univers, mais surtout pour la société, qui consiste à répandre l'idée d'une marche régulière et d'un retour périodique des mêmes événements, sous la formule: « l'histoire est un perpétuel recommencement ».
Il faut constater que ces conceptions sont très répandues. On ne nie pas vraiment le mouvement et le changement, qui existent et que l'on constate dans la société, mais on falsifie le mouvement lui-même en le transformant en simple mécanisme.
Quelle est, autour de nous, la conception que l'on se fait de la pensée ?
Nous croyons que la pensée humaine est et fut éternelle. Nous croyons que si les choses ont changé, notre façon de raisonner est la même que celle de l'homme qui vivait il y a un siècle. Nos sentiments, nous les considérons comme étant les mêmes que ceux des Grecs, la bonté et l'amour comme ayant toujours existé ; c'est ainsi que l'on parle de l'« amour éternel ». Il est très courant de croire que les sentiments humains n'ont pas changé.
C'est ce qui fait dire et écrire, par exemple, qu'une société ne peut exister sans avoir une autre base que l'enrichissement individuel et égoïste. C'est pourquoi aussi on entend souvent dire que les « désirs des hommes sont toujours les mêmes ».
Nous pensons souvent ainsi. Beaucoup trop souvent. Dans le mouvement de la pensée comme dans tous les autres, nous laissons pénétrer la conception métaphysique. C'est parce que, à la base de notre éducation, se trouve cette méthode,
cette manière de penser qui nous paraît au premier abord extrêmement plausible, parce qu'elle est celle de ce qu'on appelle le sens commun. (Friedrich Engels : Anti-Dühring, p. 53.)
Il en résulte que cette façon de voir, cette façon de penser métaphysique n'est pas seulement une conception du monde, mais aussi une manière de procéder pour penser.
Or, s'il est relativement facile de rejeter les raisonnements métaphysiques, il est, par contre, plus difficile de se défaire de la méthode de penser métaphysique. A ce sujet, nous devons apporter une précision. Nous appelons la façon dont nous voyons l'univers : une conception ; et la façon dont nous cherchons les explications : une méthode.
Exemples : a) Les changements que nous voyons dans la société sont seulement apparents, ils renouvellent ce qui a déjà été. Voilà une « conception ».
b) Lorsque l'on recherche dans l'histoire de la société ce qui a déjà eu lieu pour en conclure « il n'y a rien de nouveau sous le soleil », voilà ce qu'est la « méthode ».
Et nous constatons que la conception inspire et détermine la méthode. Bien évidemment, une fois inspirée par la conception, la méthode réagit à son tour sur celle-ci, en la dirigeant, en la guidant.
Nous avons vu ce qu'est la conception métaphysique ; nous allons voir quelle est sa méthode de recherche. Elle s'appelle la logique.
On dit de la « logique » que c'est l'art de bien penser. Penser conformément à la vérité, c'est penser suivant les règles de la logique.
Quelles sont ces règles ? Il y a trois grandes règles principales qui sont :
Le principe d'identité : c'est, nous l'avons déjà vu, la règle qui veut qu'une chose soit identique à elle-même, ne change pas (le cheval est le cheval).
Le principe de non-contradiction : une chose ne peut pas être en même temps elle-même et son contraire. Il faut choisir (la vie ne peut pas être la vie et la mort).
Principe du tiers exclu — ou exclusion du troisième cas, ce qui veut dire : entre deux possibilités contradictoires, il n'y a pas place pour une troisième. Il faut choisir entre la vie et la mort, il n'y a pas de troisième possibilité.
Donc, être logique, c'est bien penser. Bien penser, c'est ne pas oublier d'appliquer ces trois règles.
Nous reconnaissons là des principes que nous avons étudiés et qui proviennent de la conception métaphysique.
Logique et métaphysique sont, par conséquent, intimement liées; la logique est un instrument, une méthode de raisonnement qui procède en classant chaque chose d'une façon bien déterminée, qui oblige, par conséquent, à voir les choses comme étant identiques à elles-mêmes, qui, ensuite, nous met dans. l'obligation de choisir, de dire oui ou non, et, en conclusion, qui exclut entre deux cas, la vie et la mort par exemple, une troisième possibilité.
Lorsque l'on dit :
« Tous les hommes sont mortels ; ce camarade est un homme ; donc ce camarade est mortel », nous avons ce qu'on appelle un syllogisme (c'est la forme typique du raisonnement logique). Nous avons, en raisonnant ainsi, déterminé la place du camarade, nous avons fait un classement.
Notre tendance d'esprit, quand nous rencontrons un homme ou une chose, c'est de nous dire : Où faut-il le classer ? Notre esprit ne se pose que ce seul problème. Nous voyons les choses comme des cercles ou des boîtes de différentes dimensions, et notre préoccupation est de faire entrer ces cercles ou ces boîtes les uns dans les autres, et dans un certain ordre.
Dans notre exemple, nous déterminons d'abord un grand cercle qui contient tous les mortels ; ensuite un cercle plus petit qui contient tous les hommes ; et ensuite seulement ce camarade.
Si nous voulons les classer, nous ferons ensuite, suivant une certaine « logique », entrer les cercles les uns dans les autres.
La conception métaphysique est donc construite avec la logique et le syllogisme. Un syllogisme est un groupe de trois propositions ; les deux premières sont appelées prémisses, ce qui veut dire « envoyées devant » ; et la troisième est la conclusion. Autre exemple : « En Union soviétique, avant la dernière Constitution, existait la dictature du prolétariat. La dictature, c'est la dictature. En U.R.S.S. c'est la dictature. Donc, il n'y avait aucune différence entre l'U.R.S.S., l'Italie et l'Allemagne, pays de dictature. »
On ne regarde pas ici pour qui et sur qui s'exerce la dictature, de même que lorsque l'on vante la démocratie bourgeoise, on ne dit pas pour le profit de qui s'exerce cette démocratie.
C'est ainsi que l'on arrive à poser les problèmes, à voir les choses et le monde social comme faisant partie de cercles séparés et à faire entrer les cercles les uns dans les autres.
Ce sont certes là des questions théoriques, mais qui entraînent une façon d'agir dans la pratique. C'est ainsi que nous pouvons citer ce malheureux exemple de l'Allemagne de 1919, où la social-démocratie, pour maintenir la démocratie, a tué la dictature du prolétariat sans voir qu'en agissant ainsi elle laissait subsister le capitalisme et donnait prise au nazisme.
Voir et étudier les choses séparément, c'est ce que firent la zoologie et la biologie, jusqu'au moment où l'on a vu et compris qu'il existait une évolution des animaux et des plantes. Auparavant, on classait tous les êtres en pensant que, depuis toujours, les choses avaient été ce qu'elles étaient.
Et, en effet..., jusqu'à la fin du siècle dernier, la science de la nature fut surtout une science d'accumulation, une science de choses faites une fois pour toutes. (. Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, p. 35.)
Mais pour terminer il nous faut donner
Il y a dans la philosophie une partie importante que l'on appelle la métaphysique. Mais elle n'a une telle importance que dans la philosophie bourgeoise, puisqu'elle s'occupe de Dieu et de l'âme. Tout y est éternel. Dieu est éternel, ne changeant pas, restant identique à lui-même ; l'âme aussi. Il en est de même du bien, du mal, etc., tout cela étant nettement défini, définitif et éternel. Dans cette partie de la philosophie que l'on appelle la métaphysique, on voit donc les choses comme un ensemble figé et l'on procède dans le raisonnement par opposition : on oppose l'esprit à la matière, le bien au mal, etc., c'est-à-dire on raisonne par opposition des contraires entre eux.
On appelle cette manière de raisonner, de penser, cette conception : « métaphysique », parce qu'elle traite des choses et des idées qui se trouvent en dehors de la physique comme Dieu, la bonté, l'âme, le mal, etc. Métaphysique vient du grec meta, qui veut dire « au-delà », et de physique, science des phénomènes du monde. Donc, la métaphysique, c'est ce qui s'occupe de choses situées au-delà du monde.
C'est aussi à cause d'un accident historique que l'on appelle cette conception philosophique « métaphysique ». Aristote, qui a fait le premier traité de logique (celui dont on se sert encore), a beaucoup écrit. Après sa mort, ses disciples ont classé ses écrits; ils ont fait un catalogue et, après un écrit intitulé Physique, ils ont trouvé un écrit sans titre, qui traitait des choses de l'esprit. Ils l'ont classé en l'appelant Après la physique, en grec : Métaphysique.
Insistons, en conclusion, sur le lien qui existe entre les trois termes que nous avons étudiés :
La métaphysique, le mécanisme, la logique. Ces trois disciplines se présentent toujours ensemble et s'appellent l'une l'autre. Elles forment un système et ne peuvent se comprendre que l'une par l'autre.
Questions de contrôle
Montrer, à l'aide d'exemples, que nous sommes habitués à considérer les choses dans leur immobilité.
Donner des exemples de conception métaphysique du monde.
Qu'est-ce que le mécanisme et pourquoi est-il métaphysique ?
Qu'est-ce que la logique ?
Quels sont les caractères de la conception et de la méthode métaphysique ?
Devoir écrit
Peut-on être métaphysicien et révolutionnaire ?
Quatrième partie - Étude de la dialectique
Chapître premier - Introduction à l’étude de la dialectique
Quand on parle de la dialectique, c'est parfois avec mystère et en la présentant comme quelque chose de compliqué. Connaissant mal ce que c'est, on en parle aussi à tort et à travers. Tout cela est regrettable et fait commettre des erreurs qu'il faut éviter.
Pris dans son sens étymologique, le terme de dialectique signifie simplement l’art de discuter, et c'est ainsi que l'on entend souvent dire d'un homme qui discute longuement, et même aussi par extension de celui qui parle bien : c'est un dialecticien !
Ce n'est pas dans ce sens que nous allons étudier la dialectique. Elle a pris, au point de vue philosophique, une signification spéciale.
La dialectique, dans son sens philosophique, contrairement à ce que l'on pense, est à la portée de tous, car c'est une chose très claire et sans mystère.
Mais si la dialectique peut être comprise de tout le monde, elle a tout de même ses difficultés; et voici comment nous devons les comprendre.
Parmi les travaux manuels, certains sont simples, d'autres sont plus compliqués. Faire des caisses d'emballage, par exemple, est un travail simple. Monter un appareil de T.S.F., au contraire, représente un travail demandant beaucoup d'habileté, de la précision, de la souplesse des doigts.
Les mains et les doigts sont pour nous des instruments de travail. Mais la pensée est aussi un instrument de travail. Et si nos doigts ne font pas toujours un travail de précision, il en est de même de notre cerveau.
Dans l'histoire du travail humain, l'homme, au début, ne savait faire que des travaux grossiers. Le progrès dans les sciences a permis des travaux plus précis.
Il en est exactement de même pour l'histoire de la pensée. La métaphysique est cette méthode de pensée qui n'est capable, comme nos doigts, que de mouvements grossiers (comme de clouer les caisses ou de tirer les tiroirs de la métaphysique).
La dialectique diffère de cette méthode parce qu'elle permet une plus grande précision. Ce n'est rien d'autre qu'une méthode de pensée de grande précision.
L'évolution de la pensée a été la même que celle du travail manuel. C'est la même histoire, et il n'y a aucun mystère, tout est clair dans cette évolution.
Les difficultés que nous rencontrons proviennent de ce que, jusqu'à vingt-cinq ans, nous clouons des caisses et que, subitement, on nous place devant des appareils de T.S.F. pour en faire le montage. Il est certain que nous aurons de grosses difficultés, que nos mains seront lourdes, nos doigts malhabiles. Ce n'est que peu à peu que nous parviendrons à nous assouplir et à réaliser ce travail. Ce qui était très difficile au début nous paraîtra ensuite plus simple.
Pour la dialectique, c'est la même chose. Nous sommes embarrassés, lourds de l'ancienne méthode de pensée métaphysique, et nous devons acquérir la souplesse, la précision de la méthode dialectique. Mais nous voyons que, là encore, il n'y a rien de mystérieux ni de très compliqué.
Nous savons que la métaphysique considère le monde comme un ensemble de choses figées et qu'au contraire, si nous regardons la nature, nous voyons que tout bouge, que tout change. Nous constatons la même chose pour la pensée. Il résulte donc de cette constatation un désaccord entre la métaphysique et la réalité. C'est pourquoi, pour définir d'une façon simple et donner une idée essentielle, on peut dire : qui dit « métaphysique » dit « immobilité », et qui dit « dialectique » dit « mouvement ».
Le mouvement et le changement qui existent dans tout ce qui nous entoure sont à la base de la dialectique.
Lorsque nous soumettons à l'examen de la pensée la nature ou l'histoire de l'humanité, ou notre propre activité mentale, ce qui s'offre à nous tout d'abord, c'est le tableau d'un enchevêtrement infini de relations, d'actions et réactions, où rien ne demeure ce qu'il était, où il était, comme il était, où tout se meut, se transforme, devient et passe. (Friedrich Engels : Anti-Dühring, p. 52)
Nous voyons, d'après ce texte si clair d'Engels, que, du point de vue dialectique, tout change, rien ne reste là où il est, rien ne demeure ce qu'il est et, par conséquent, ce point de vue est en parfait accord avec la réalité. Aucune chose ne demeure à la place qu'elle occupe puisque même ce qui nous apparaît comme immobile bouge ; bouge avec le mouvement de la terre autour du soleil ; et bouge dans le mouvement de la terre sur elle-même. Dans la métaphysique, le principe d'identité veut qu'une chose reste elle-même. Nous voyons, au contraire, qu'aucune chose ne demeure ce qu'elle est.
Nous avons l'impression de rester toujours les mêmes et pourtant, nous dit Engels, « les mêmes sont différents ». Nous pensons être identiques et nous avons déjà changé. D'enfant que nous étions, nous sommes devenus homme, et cet homme, physiquement, ne reste jamais le même : il vieillit tous les jours.
Ce n'est donc pas le mouvement qui est apparence trompeuse, comme le soutenaient les Eléates, c'est l'immobilité, puisque, en fait, tout bouge et change.
L'histoire aussi nous prouve que les choses ne demeurent pas ce qu'elles sont. A aucun moment la société n'est immobile. Il y a d'abord eu, dans l'antiquité, la société esclavagiste, ensuite lui a succédé la société féodale, puis la société capitaliste. L'étude de ces sociétés nous montre que, continuellement, insensiblement, les éléments qui ont permis la naissance d'une société nouvelle se sont développés en elles. C'est ainsi que la société capitaliste change chaque jour et qu'elle a cessé d'exister en U.R.S.S. Parce qu'aucune société ne reste immobile, la société socialiste édifiée en Union soviétique est destinée, elle aussi, à disparaître. Elle se transforme déjà à vue d’œil, et c'est pourquoi les métaphysiciens ne comprennent pas ce qui se passe là-bas. Ils continuent à juger une société complètement transformée avec leurs sentiments d'hommes subissant encore l'oppression capitaliste.
Nos sentiments eux-mêmes se transforment, ce dont nous nous rendons mal compte. Nous voyons ce qui n'était qu'une sympathie devenir un amour, puis dégénérer quelquefois en haine.
Ce que nous voyons partout, dans la nature, l'histoire, la pensée, c'est le changement et le mouvement. C'est par cette constatation que commence la dialectique.
Les Grecs ont été frappés par le fait que l'on rencontre partout le changement et le mouvement. Nous avons vu qu’Héraclite, que l'on appelle le « père de la dialectique », nous a donné, le premier, une conception dialectique du monde, c'est-à-dire a décrit le monde en mouvement et non figé. La façon de voir d'Héraclite peut devenir une méthode.
Mais cette méthode dialectique n'a pu s'affirmer que bien longtemps plus tard, et il nous faut voir pourquoi la dialectique a été longtemps dominée par la conception métaphysique.
Nous avons vu que la conception dialectique était née très tôt dans l'histoire, mais que les connaissances insuffisantes des hommes avaient permis à la conception métaphysique de se développer et de prendre le pas sur la dialectique.
Nous pouvons faire ici un parallèle entre l'idéalisme qui est né de la grande ignorance des hommes et la conception métaphysique, qui est née des connaissances insuffisantes de la dialectique.
Pourquoi et comment cela fut-il possible ?
Les hommes ont commencé l'étude de la nature dans un état de complète ignorance. Pour étudier les phénomènes qu'ils constatent, ils commencent par les classer. Mais de la façon de classer résulte une habitude d'esprit. En faisant des catégories et en les séparant les unes des autres, notre esprit s'habitue à effectuer de telles séparations, et nous retrouvons là les premiers caractères de la méthode métaphysique. C'est donc bien de l'insuffisance de développement des sciences que sort la métaphysique. Il y a encore 150 ans, on étudiait les sciences en les séparant les unes des autres. On étudiait à part la chimie, la physique, la biologie, par exemple, et on ne voyait entre elles aucun rapport. On continuait aussi à appliquer cette méthode à l’intérieur des sciences : la physique étudiait le son, la chaleur, le magnétisme, l'électricité, etc., et l'on pensait que ces différents phénomènes n'avaient aucun rapport entre eux ; on étudiait chacun d'eux dans des chapitres séparés.
Nous reconnaissons bien là le deuxième caractère de la métaphysique, qui veut que l'on méconnaisse les rapports des choses et qu'entre elles il n'y ait rien de commun.
De même, il est plus facile de concevoir les choses à l'état de repos qu'en mouvement. Prenons comme exemple la photographie : nous voyons que, tout d'abord, on cherche à fixer les choses dans leur immobilité (c'est la photographie), puis, seulement par la suite, dans leur mouvement (c'est le cinéma). Eh bien ! L’image de la photographie et du cinéma, c'est l'image du développement des sciences et de l'esprit humain. Nous étudions les choses en repos avant de les étudier dans leur mouvement.
Et pourquoi cela ? Parce que l'on ne savait pas. Pour apprendre, on a pris le point de vue le plus facile ; or les choses immobiles sont plus faciles à saisir et à étudier. Certes, l'étude des choses en repos est un moment nécessaire de la pensée dialectique — mais seulement un moment, insuffisant, fragmentaire, et qu'il faut intégrer dans l'étude des choses en devenir.
Nous retrouvons cet état d'esprit dans la biologie, par exemple, dans l'étude de la zoologie et de la botanique. Parce qu'on ne les connaissait pas bien, on a d'abord classé les animaux en races, en espèces, en pensant qu'entre elles il n'y avait rien de commun et qu'il en avait toujours été ainsi (troisième caractère de la métaphysique). C'est de là que vient la théorie que l'on appelle le « fixisme » (qui affirme, contrairement à l'« évolutionnisme », que les espèces animales ont toujours été ce qu'elles sont, qu'elles n'ont jamais évolué), qui est, par conséquent, une théorie métaphysique et qui provient de l'ignorance des hommes.
Nous savons que la mécanique a joué un grand rôle dans le matérialisme du XVIII° siècle et que ce matérialisme est souvent appelé le « matérialisme mécaniste ». Pourquoi en fut-il ainsi ? Parce que la conception matérialiste est liée au développement de toutes les sciences et que, parmi celles-ci, c'est la mécanique qui s'est développée la première. Dans le langage courant, la mécanique, c'est l'étude des machines; en langage scientifique, c'est l'étude du mouvement en tant que déplacement. Et si la mécanique fut la science qui s'est développée la première, c'est parce que le mouvement mécanique est le mouvement le plus simple. Etudier le mouvement d'une pomme que balance le vent sur un pommier est beaucoup plus facile qu'étudier le changement qui se produit dans la pomme qui mûrit. On peut plus facilement étudier l'effet du vent sur la pomme que la maturation de la pomme. Mais cette étude est « partielle » et ouvre ainsi la porte à la métaphysique.
S'ils observent bien que tout est mouvement, les anciens Grecs ne peuvent pas tirer parti de cette observation, car leur savoir est insuffisant. Alors on observe les choses et les phénomènes, on classe, on se contente d'étudier le déplacement, d'où la mécanique; et l'insuffisance des connaissances dans les sciences donne naissance à la conception métaphysique.
Nous savons que le matérialisme est toujours basé sur les sciences et qu'au XVIII° siècle la science était dominée par l'esprit métaphysique. De toutes les sciences, la science la plus développée à cette époque était la mécanique.
C'est pourquoi il était inévitable, dira Engels, que le matérialisme du XVIII° siècle fût un matérialisme métaphysique et mécaniste, parce que les sciences étaient ainsi.
Nous dirons donc que ce matérialisme métaphysique et mécaniste était matérialiste parce qu'il répondait à la question fondamentale de la philosophie que le facteur premier est la matière, mais qu'il était métaphysique parce qu'il considérait l'univers comme un ensemble de choses figées et mécaniques, parce qu'il étudiait et voyait toute chose à travers la mécanique.
Viendra un jour où on arrivera, par l'accumulation des recherches, à constater que les sciences ne sont pas immobiles ; on s'apercevra que des transformations se sont produites en elles. Après avoir séparé la chimie de la biologie et de la physique, on se rendra compte qu'il devient impossible de traiter l'une ou l'autre sans avoir recours aux autres. Par exemple, l'étude de la digestion, qui est du domaine de la biologie, devient impossible sans la chimie. Vers le XIX° siècle, on s'apercevra donc que les sciences sont liées entre elles, et il s'ensuivra un recul de l'esprit métaphysique dans les sciences, parce qu'on aura une connaissance plus approfondie de la nature. Jusque-là, on avait étudié les phénomènes de la physique séparément ; maintenant, on était obligé de constater que tous ces phénomènes étaient de même nature. C'est ainsi que l'électricité et le magnétisme, que l'on étudiait séparément, sont réunis aujourd'hui en une science unique : l'électro-magnétisme.
En étudiant les phénomènes du son et de la chaleur, on s'est, de même, aperçu que tous les deux étaient issus d'un phénomène de même nature.
En frappant avec un marteau, on obtient un son et on produit de la chaleur. C'est le mouvement qui produit de la chaleur. Et nous savons que le son, c'est des vibrations dans l'air ; les vibrations sont aussi du mouvement. Donc voilà deux phénomènes de même nature.
En biologie, on est arrivé, en classant de plus en plus minutieusement, à trouver des espèces que l'on ne pouvait classer ni comme végétales ni comme animales. Il n'y avait donc pas de séparation brusque entre les végétaux et les animaux. En poussant toujours les études, on est arrivé à conclure que les animaux n'avaient pas toujours été ce qu'ils sont. Les faits ont condamné le fixisme et l'esprit métaphysique.
C'est au cours du XIX° siècle que s'est produite cette transformation que nous venons de voir et qui a permis au matérialisme de devenir dialectique. La dialectique, c'est l'esprit des sciences qui, en se développant, ont abandonné la conception métaphysique. Le matérialisme a pu se transformer parce que les sciences ont changé. Aux sciences métaphysiques correspond le matérialisme métaphysique et aux sciences nouvelles correspond un matérialisme nouveau, qui est le matérialisme dialectique.
Si nous demandons comment s'est opérée cette transformation du matérialisme métaphysique en matérialisme dialectique, on répond généralement en disant :
Il y avait le matérialisme métaphysique, celui du XVIII° siècle ;
Les sciences ont changé ;
Marx et Engels sont intervenus ; ils ont coupé le matérialisme métaphysique en deux ; abandonnant la métaphysique, ils ont gardé le matérialisme en y ajoutant la dialectique.
Si nous avons tendance à présenter les choses ainsi, cela provient de la méthode métaphysique, qui veut que nous simplifiions les choses pour en faire un schéma. Nous devons, au contraire, avoir continuellement à l'esprit que jamais les faits de la réalité ne doivent être schématisés. Les faits sont plus compliqués qu'ils paraissent et que nous le pensons. C'est ainsi qu'il n'y a pas une transformation aussi simple du matérialisme métaphysique en matérialisme dialectique.
La dialectique fut, en fait, développée par un philosophe idéaliste allemand, Hegel (1770-1831), qui a su comprendre le changement qui s'était opéré dans les sciences. Reprenant la vieille idée d'Héraclite, il constata, aidé par les progrès scientifiques, que, dans l'univers, tout est mouvement et changement, que rien n'est isolé, mais que tout dépend de tout, et c'est ainsi qu'il créa la dialectique. C'est à cause de Hegel que nous parlons aujourd'hui de mouvement dialectique du monde. Ce que Hegel a d'abord saisi, c'est le mouvement de la pensée, et il l'a appelé naturellement dialectique.
Mais Hegel est idéaliste, c'est-à-dire qu'il donne l'importance première à l'esprit, et, par conséquent, il se fait du mouvement et du changement une conception particulière. Il pense que ce sont les changements de l'esprit qui provoquent les changements dans la matière. Pour Hegel, l'univers, c'est l'idée matérialisée et, avant l'univers, il y a d'abord l'esprit qui découvre l'univers. En résumé, il constate que l'esprit et l'univers sont en perpétuels changements, mais il en conclut que les changements de l'esprit déterminent les changements dans la matière.
Exemple : L'inventeur a une idée, il réalise son idée, et c'est cette idée matérialisée qui crée des changements dans la matière.
Hegel est donc bien dialecticien, mais il subordonne la dialectique à l'idéalisme.
C'est alors que Marx (1818-1883) et Engels (1820-1895), disciples de Hegel, mais disciples matérialistes et donnant par conséquent l'importance première à la matière, pensent que sa dialectique donne des affirmations justes, mais à l'envers. Engels dira à ce sujet : avec Hegel la dialectique se tenait sur la tête, il fallait la remettre sur les pieds. Marx et Engels transfèrent donc à la réalité matérielle la cause initiale de ce mouvement de la pensée défini par Hegel et l'appellent naturellement dialectique en lui empruntant le même terme.
Ils pensent que Hegel a raison de dire que la pensée et l'univers sont en perpétuel changement, mais qu'il se trompe en affirmant que ce sont les changements dans les idées qui déterminent les changements dans les choses. Ce sont, au contraire, les choses qui nous donnent les idées, et les idées se modifient parce que les choses se modifient.
Autrefois, on voyageait en diligence. Aujourd'hui, nous voyageons en chemin de fer. Ce n'est pas parce que nous avons l'idée de voyager en chemin de fer que ce moyen de locomotion existe. Nos idées se sont modifiées parce que les choses se sont modifiées.
Nous devons donc éviter de dire : « Marx et Engels possédaient d'un côté le matérialisme, issu du matérialisme français du XVIII° siècle, de l'autre, la dialectique de Hegel ; par conséquent, il ne leur restait plus qu'à lier l'un et l'autre. »
C'est là une conception simpliste, schématique, qui oublie que les phénomènes sont plus compliqués ; c'est une conception métaphysique.
Marx et Engels prendront certes la dialectique à Hegel, mais la transformeront. Ils en feront autant du matérialisme pour nous donner le matérialisme dialectique.
Chapître II – Les lois de la dialectique
La première loi de la dialectique commence par constater que « rien ne reste là où il est, rien ne demeure ce qu'il est ». Qui dit dialectique dit mouvement, changement. Par conséquent, lorsqu'on parle de se placer au point de vue de la dialectique, cela veut dire se placer au point de vue du mouvement, du changement : lorsque nous voudrons étudier les choses suivant la dialectique, nous les étudierons dans leurs mouvements, dans leur changement.
Voici une pomme. Nous avons deux moyens d'étudier cette pomme : d'une part du point de vue métaphysique, de l'autre du point de vue dialectique.
Dans le premier cas, nous donnerons une description de ce fruit, sa forme, sa couleur. Nous énumérerons ses propriétés, nous parlerons de son goût, etc.. Puis nous pourrons comparer la pomme avec une poire, voir leurs ressemblances, leurs différences et, enfin, conclure : une pomme, c'est une pomme, et une poire, c'est une poire. C'est ainsi que l'on étudiait les choses autrefois, de nombreux livres en témoignent.
Si nous voulons étudier la pomme en nous plaçant du point de vue dialectique, nous nous placerons du point de vue du mouvement ; non pas du mouvement de la pomme lorsqu'elle roule et se déplace, mais du mouvement de son évolution. Alors nous constaterons que la pomme mûre n’a pas toujours été ce qu'elle est. Auparavant, elle était une pomme verte. Avant d'être une fleur, elle était un bouton ; et, ainsi, nous remonterons jusqu'à l'état du pommier à l'époque du printemps. La pomme n'a donc pas toujours été une pomme, elle a une histoire ; et, aussi bien, ne restera-t-elle pas ce qu'elle est. Si elle tombe, elle pourrira, elle se décomposera, elle libérera ses pépins, qui donneront, si tout va bien, une pousse, puis un arbre. Donc la pomme n'a pas toujours été ce qu'elle est et ne restera pas non plus toujours ce qu'elle est.
Voilà ce que l'on appelle étudier les choses du point de vue du mouvement. C'est l'étude du point de vue du passé et de l'avenir. En étudiant ainsi, on ne voit plus la pomme présente que comme une transition entre ce qu'elle était, le passé, et ce qu'elle deviendra, l'avenir.
Pour bien situer cette façon de voir les choses, nous allons encore prendre deux exemples : la terre et la société.
En nous plaçant du point de vue métaphysique, nous décrirons la forme de la terre dans tous ses détails. Nous constaterons qu'à sa surface il y a des mers, des terres, des montagnes ; nous étudierons la nature du sol. Puis nous pourrons comparer la terre aux autres planètes ou à la lune, et nous conclurons enfin : la terre, c'est la terre.
Tandis qu'en étudiant l'histoire de la terre du point de vue dialectique, nous verrons qu'elle ne fut pas toujours ce qu'elle est, qu'elle a subi des transformations et que, par conséquent, la terre subira dans l'avenir à nouveau d'autres transformations. Nous devons donc considérer aujourd'hui que l'état actuel de la terre n'est qu'une transition entre les changements passés et les changements à venir. Transition dans laquelle les changements qui s'effectuent sont imperceptibles, bien qu'ils soient à une échelle beaucoup plus grande que ceux qui s'effectuent dans la maturation de la pomme.
Voyons maintenant l'exemple de la société, qui intéresse particulièrement les marxistes.
Appliquons toujours nos deux méthodes : du point de vue métaphysique, on nous dira qu'il y a toujours eu des riches et des pauvres. On constatera qu'il y a des grandes banques, des usines énormes. On nous donnera une description détaillée de la société capitaliste, que l'on comparera avec les sociétés passées (féodale, esclavagiste), en cherchant les ressemblances ou les différences, et on nous dira : la société capitaliste est ce qu'elle est.
Du point de vue dialectique, nous apprendrons que la société capitaliste n'a pas toujours été ce qu'elle est. Si nous constatons que dans le passé d'autres sociétés ont vécu un temps, ce sera pour en déduire que la société capitaliste, comme toutes les sociétés, n'est pas définitive, n'a pas de base intangible, mais qu'elle n'est pour nous, au contraire, qu'une réalité provisoire, une transition entre le passé et l'avenir.
Nous voyons, par ces quelques exemples, que considérer les choses du point de vue dialectique, c'est considérer chaque chose comme provisoire, comme ayant une histoire dans le passé et devant avoir une histoire dans l'avenir, ayant un commencement et devant avoir une fin...
Pour la dialectique, il n'y a rien de définitif, d'absolu, de sacré ; elle montre la caducité de toutes choses et en toutes choses, et rien n'existe pour elle que le processus ininterrompu du devenir et du transitoire. (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, p. 7 et 8.)
Voilà une définition qui souligne ce que nous venons de voir et que nous allons étudier :
« Pour la dialectique, il n'y a rien de définitif. » Cela veut dire que, pour la dialectique, toute chose a un passé et aura un avenir ; que, par conséquent, elle n'est pas là une fois pour toutes et que ce qu'elle est aujourd'hui n'est pas définitif. (Exemples de la pomme, de la terre, de la société.)
Pour la dialectique, il n'y a aucun pouvoir au monde ni au-delà du monde qui puisse fixer les choses dans un état définitif, donc « rien d'absolu ». (Absolu veut dire : qui n'est soumis à aucune condition ; donc universel, éternel, parfait.)
« Rien de sacré », cela ne veut pas dire que la dialectique méprise tout. Non ! Une chose sacrée, c'est une chose que l'on considère comme immuable, que l'on ne doit ni toucher, ni discuter, mais seulement vénérer. La société capitaliste est « sacrée », par exemple. Eh bien ! La dialectique dit que rien n'échappe au mouvement, au changement, aux transformations de l'histoire.
« Caducité » vient de « caduc », qui signifie : qui tombe ; une chose caduque est une chose qui vieillit et doit disparaître. La dialectique nous montre que ce qui est caduc n'a plus de raison d'être, que toute chose est destinée à disparaître. Ce qui est jeune devient vieux ; ce qui est en vie aujourd'hui meurt demain, et rien n'existe, pour la dialectique, « que le processus ininterrompu du devenir et du transitoire ».
Donc, se placer du point de vue dialectique, c'est considérer que rien n'est éternel, sauf le changement. C'est considérer qu'aucune chose particulière ne peut être éternelle, sauf le « devenir ».
Mais qu'est-ce que le « devenir » dont parle Engels dans sa définition ?
Nous avons vu que la pomme a une histoire. Prenons maintenant par exemple un crayon qui, lui aussi, a son histoire.
Ce crayon, qui est usé aujourd'hui, a été neuf. Le bois dont il est fait sort d'une planche, et cette planche sort d'un arbre. Nous voyons donc que la pomme et le crayon ont chacun une histoire et que l'un et l'autre n'ont pas toujours été ce qu'ils sont. Mais y a-t-il une différence entre ces deux histoires ? Certainement !
La pomme verte est devenue mûre. Pouvait-elle, étant verte, si tout allait bien, ne pas devenir mûre ? Non, elle devait mûrir, comme, tombant à terre, elle doit pourrir, se décomposer, libérer ses pépins.
Tandis que l'arbre d'où vient le crayon peut ne pas devenir planche, et cette planche peut ne pas devenir crayon. Le crayon peut, lui-même, rester toujours entier, ne pas être taillé.
Nous constatons donc entre ces deux histoires une différence. Pour la pomme, c'est la pomme verte qui est devenue mûre, si rien d'anormal ne se produit, et c'est la fleur qui est devenue pomme. Donc, une phase étant donnée, l'autre phase suit nécessairement, inévitablement (si rien n'arrête l'évolution).
Dans l'histoire du crayon, au contraire, l'arbre peut ne pas devenir une planche, la planche peut ne pas devenir un crayon, et le crayon peut ne pas être taillé. Donc une phase étant donnée, l'autre phase peut ne pas suivre. Si l'histoire du crayon parcourt toutes ces phases, c'est grâce à une intervention étrangère — celle de l'homme.
Dans l'histoire de la pomme, nous trouvons des phases qui se succèdent, la seconde phase découlant de la première, etc. Elle suit le « devenir » dont parle Engels. Dans celle du crayon, les phases se juxtaposent, sans découler l'une de l'autre. C'est que la pomme, elle, suit un processus naturel.
(Mot qui vient du latin et qui veut dire : marche en avant, ou le fait d'avancer, de progresser.)
Pourquoi la pomme verte devient-elle mûre ? C’est à cause de ce qu'elle contient. C'est à cause d'enchaînements internes qui poussent la pomme à mûrir; c'est parce qu'elle était pomme avant même d'être mûre, qu'elle ne pouvait pas ne pas mûrir.
Quand on examine la fleur qui deviendra pomme, puis la pomme verte qui deviendra mûre, on constate que ces enchaînements internes, qui poussent la pomme dans son évolution, agissent sous l'empire de forces internes que l'on nomme l'autodynamisme, ce qui veut dire : force qui vient de l'être lui-même.
Lorsque le crayon était encore planche, il a fallu l'intervention de l'homme pour le faire devenir crayon, car jamais la planche ne se serait transformée d'elle-même en crayon. Il n'y a pas eu de forces internes, pas d'autodynamisme, pas de processus. Donc qui dit dialectique dit non seulement mouvement, mais dit aussi autodynamisme.
Nous voyons donc que le mouvement dialectique contient en lui le processus, l'autodynamisme, qui en est l'essentiel. Car tout mouvement ou changement n'est pas dialectique. Si nous prenons une puce, que nous allons étudier du point de vue dialectique, nous dirons qu'elle n'a pas toujours été ce qu'elle est et qu'elle ne sera pas toujours ce qu'elle est ; si nous l'écrasons, certes, il y aura là pour elle un changement, mais ce changement sera-t-il dialectique ? Non. Sans nous, elle ne serait pas écrasée. Ce changement n'est donc pas dialectique, mais mécanique.
Nous devons donc faire bien attention lorsque nous parlons du changement dialectique. Nous pensons que si la terre continue d'exister, la société capitaliste sera remplacée par la société socialiste, puis communiste. Ce sera un changement dialectique. Mais, si la terre saute, la société capitaliste disparaîtra non par un changement autodynamique, mais par un changement mécanique.
Dans un autre ordre d'idées, nous disons qu'il y a une discipline mécanique quand cette discipline n'est pas naturelle. Mais elle est autodynamique quand elle est librement consentie, c'est-à-dire quand elle vient de son milieu naturel. Une discipline mécanique est imposée du dehors ; c'est une discipline venant de chefs qui sont différents de ceux qu'ils commandent. (Nous comprenons alors combien la discipline non mécanique, la discipline autodynamique, n'est pas à la portée de toutes les organisations !)
Il nous faut donc éviter de nous servir de la dialectique d'une façon mécanique. C'est là une tendance qui nous vient de notre habitude métaphysique de penser. Il ne faut pas répéter comme un perroquet que les choses n'ont pas toujours été ce qu'elles sont. Quand un dialecticien dit cela, il doit chercher dans les faits ce que les choses ont été avant. Car dire cela, ce n'est pas la fin d'un raisonnement, mais le commencement des études pour observer minutieusement ce que les choses ont été avant.
Marx, Engels, Lénine ont fait des études longues et précises sur ce que la société capitaliste a été avant eux. Ils ont observé les détails les plus minimes pour noter les changements dialectiques. Lénine, pour décrire et critiquer les changements de la société capitaliste, pour analyser la période impérialiste, a fait des études très précises et consulté de nombreuses statistiques.
Quand nous parlons d'autodynamisme, nous ne devons jamais non plus en faire une phrase littéraire, nous ne devons employer ce mot qu'à bon escient et pour ceux qui le comprennent totalement.
Enfin, après avoir vu, en étudiant une chose, quels sont ses changements autodynamiques et dit quel changement on a constaté, il faut étudier, chercher d'où vient qu'il est autodynamique.
C'est pourquoi la dialectique, les recherches et les sciences sont étroitement liées.
La dialectique, ce n'est pas un moyen d'expliquer et de connaître les choses sans les avoir étudiées, mais c'est le moyen de bien étudier et de faire de bonnes observations en recherchant le commencement et la fin des choses, d'où elles viennent et où elles vont.
Nous venons de voir, à propos de l'histoire de la pomme, ce qu'est un processus. Reprenons cet exemple. Nous avons cherché d'où venait la pomme, et nous avons dû, dans nos recherches, remonter jusqu'à l'arbre. Mais ce problème de recherche se pose aussi pour l'arbre. L'étude de la pomme nous conduit à l'étude des origines et des destinées de l'arbre. D'où vient l'arbre ? De la pomme. Il vient d'une pomme qui est tombée, qui a pourri en terre pour donner naissance à une pousse, et cela nous conduit à étudier le terrain, les conditions dans lesquelles les pépins de la pomme ont pu donner une pousse, les influences de l'air, du soleil, etc. Ainsi, en partant de l'étude de la pomme, nous sommes conduits à l'examen du sol, en passant du processus de la pomme à celui de l'arbre et ce processus s'enchaîne à son tour à celui du sol. Nous avons ce que l'on appelle : un « enchaînement de processus ». Cela va nous permettre d'énoncer et d'étudier cette deuxième loi de la dialectique : la loi de l'action réciproque. Prenons comme exemple d'enchaînement de processus, après l'exemple de la pomme, celui de l'Université Ouvrière de Paris.
Si nous étudions cette école du point de vue dialectique, nous rechercherons d'où elle vient, et nous aurons d'abord une réponse : en automne 1932, des camarades réunis ont décidé de fonder à Paris une Université Ouvrière pour étudier le marxisme.
Mais comment ce comité a-t-il eu l'idée de faire étudier le marxisme ? C'est évidemment parce que le marxisme existe. Mais alors d'où vient donc le marxisme ?
Nous voyons que la recherche de l'enchaînement des processus nous entraîne à des études minutieuses et complètes. Bien plus : en recherchant d'où vient le marxisme, nous serons amenés à constater que cette doctrine est la conscience même du prolétariat; nous voyons (que l'on soit pour ou contre le marxisme) que le prolétariat existe donc ; et alors nous poserons à nouveau cette question : d'où vient le prolétariat ?
Nous savons qu'il provient d'un système économique : le capitalisme. Nous savons que la division de la société en classes, que la lutte des classes, n'est pas née, comme le prétendent nos adversaires, du marxisme, mais, au contraire, que le marxisme constate l'existence de cette lutte des classes et puise sa force dans le prolétariat déjà existant.
Donc, de processus en processus, nous en arrivons à l'examen des conditions d'existence du capitalisme. Nous avons ainsi un enchaînement de processus, qui nous démontre que tout influe sur tout. C'est la loi de l'action réciproque.
En conclusion de ces deux exemples, celui de la pomme et celui de l'Université Ouvrière de Paris, voyons comment aurait procédé un métaphysicien.
Dans l'exemple de la pomme, il n'aurait pu que penser « d'où vient la pomme ? ». Et il se serait satisfait de la réponse : « la pomme vient de l'arbre ». Il n'aurait pas cherché plus loin.
Pour l'Université Ouvrière, il se serait satisfait de dire sur son origine qu'elle fut fondée par un groupe d'hommes qui veulent « corrompre le peuple français » ou autres balivernes...
Mais le dialecticien, lui, voit tous les enchaînements de processus qui aboutissent d'une part à la pomme, de l'autre à l'Université Ouvrière. Le dialecticien rattache le fait particulier, le détail, à l'ensemble.
Il rattache la pomme à l'arbre, et il remonte plus loin, jusqu'à la nature dans son ensemble. La pomme est non seulement le fruit du pommier, mais aussi le fruit de toute la nature.
L'Université Ouvrière est non seulement le « fruit » du prolétariat, mais aussi le « fruit » de la société capitaliste.
Nous voyons donc que, contrairement au métaphysicien qui conçoit le monde comme un ensemble de choses figées, le dialecticien verra le monde comme un ensemble de processus. Et, si le point de vue dialectique est vrai pour la nature et pour les sciences, il est vrai aussi pour la société.
L'ancienne méthode de recherche et de pensée, que Hegel appelle la méthode métaphysique et qui s'occupait de préférence de l'étude des choses considérées en tant qu'objets fixes donnés... avait, en son temps, sa grande justification historique. (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, p. 35.)
Par conséquent, on étudiait à cette époque toute chose et la société comme un ensemble d'« objets fixes donnés », qui non seulement ne changent pas, mais, particulièrement pour la société, ne sont pas destinés à disparaître.
Engels signale l'importance capitale de la dialectique, cette
grande idée fondamentale selon laquelle le monde ne doit pas être considéré comme un complexe de choses achevées, mais comme un complexe de processus où les choses, en apparence stables, tout autant que leurs reflets intellectuels dans notre cerveau, les idées, passent par un changement ininterrompu de devenir et de dépérissement où finalement, malgré tous les hasards apparents et tous les retours momentanés en arrière, un développement progressif finit par se faire jour. (Idem, p. 34.)
La société capitaliste ne doit donc pas être considérée, elle non plus, comme un « complexe de choses achevées », mais, au contraire, doit être étudiée aussi comme un complexe de processus.
Les métaphysiciens se rendent compte que la société capitaliste n'a pas toujours existé, et ils disent qu'elle a une histoire, mais ils pensent qu'avec son apparition la société a fini d'évoluer et restera désormais « fixée ». Ils considèrent toutes choses comme achevées et non pas comme le commencement d'un nouveau processus. Le récit de la création du monde par Dieu est une explication du monde comme complexe de choses achevées. Dieu a fait chaque jour une tâche achevée. Il a fait les plantes, les animaux, l'homme une fois pour toutes ; de là, la théorie de fixisme.
La dialectique juge d'une façon opposée. Elle ne considère pas les choses en tant qu' « objets fixés », mais en « mouvement ». Pour elle, aucune chose ne se trouve achevée ; elle est toujours la fin d'un processus et le commencement d'un autre processus, toujours en train de se transformer, de se développer. C'est, pourquoi nous sommes si sûrs de la transformation de la société capitaliste en société socialiste. Rien n'étant définitivement achevé, la société capitaliste est la fin d'un processus auquel succédera la société socialiste, puis la société communiste et ainsi de suite ; il y a et il y aura continuellement un développement.
Mais il faut faire attention ici à ne pas considérer la dialectique comme quelque chose de fatal, d'où l'on pourrait conclure : « puisque vous êtes si sûr du changement que vous désirez, pourquoi luttez-vous ? » Car, comme dit Marx, « pour faire accoucher la société socialiste, il faudra un accoucheur » ; d'où la nécessité de la révolution, de l'action.
C'est que les choses ne sont pas si simples. Il ne faut pas oublier le rôle des hommes qui peuvent avancer ou retarder cette transformation (nous reverrons cette question au chapitre V de cette partie, quand nous parlerons du « matérialisme historique »).
Ce que nous constatons actuellement, c'est l'existence en toutes choses d'enchaînement de processus qui se produisent par la force interne des choses (l'autodynamisme). C'est que, pour la dialectique, nous insistons là-dessus, rien n'est achevé. Il faut considérer le développement des choses comme n'ayant jamais de scène finale. A la fin d'une pièce de théâtre du monde commence le premier acte d'une autre pièce. A vrai dire, ce premier acte avait déjà commencé au dernier acte de la pièce précédente...
Ce qui a déterminé l'abandon de l'esprit métaphysique et qui a obligé les savants, puis Marx et Engels, à considérer les choses dans leur mouvement dialectique, c'est, nous le savons, les découvertes faites au XIX° siècle. Ce sont surtout trois grandes découvertes de cette époque, signalées par Engels dans Ludwig Feuerbach, qui ont fait progresser la dialectique. (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, p. 35 et 36.)
1. La découverte de la cellule vivante et de son développement. (C'est Schwann et Schleiden qui, en découvrant avec la cellule organique « l'unité d'où se développe, par la multiplication et la différenciation, tout l'organisme végétal et animal », établirent la continuité des deux grands règnes de la nature vivante.)
Avant cette découverte, on avait pris comme base de raisonnement le « fixisme ». On considérait les espèces comme étrangères les unes aux autres. De plus, on distinguait catégoriquement, d'un côté, le règne animal, de l'autre, le règne végétal.
Puis arrive cette découverte qui permet de préciser cette idée de l'« évolution » que les penseurs et les savants du XVIII° siècle avaient déjà mise dans l'air. Elle permet de comprendre que la vie est faite d'une succession de morts et de naissances et que tout être vivant est une association de cellules. Cette constatation ne laisse alors subsister aucune frontière entre les animaux et les plantes et chasse ainsi la conception métaphysique.
2. La découverte de la transformation de l'énergie,
Autrefois, la science croyait que le son, la chaleur, la lumière, par exemple, étaient complètement étrangers les uns aux autres. Or on découvre que tous ces autres phénomènes peuvent se transformer les uns dans les autres, qu'il y a des enchaînements de processus aussi bien dans la matière inerte que dans la nature vivante. Cette révélation est encore un coup porté à l'esprit métaphysique.
3. La découverte de l'évolution chez l'homme et les animaux.
Darwin, dit Engels, démontre que tous les produits de la nature sont l'aboutissement d'un long processus de développement de petits germes unicellulaires à l'origine : tout est le produit d'un long processus ayant pour origine la cellule.
Et Engels conclut que, grâce à ces trois grandes découvertes, nous pouvons suivre l'enchaînement de tous les phénomènes de la nature non seulement à l'intérieur des différents domaines, mais aussi entre les différents domaines.
Ce sont donc les sciences qui ont permis l'énoncé de cette deuxième loi de l'action réciproque.
Entre les règnes végétal, animal, minéral, pas de coupure, mais seulement des processus ; tout s'enchaîne. Et cela est vrai aussi pour la société. Les différentes sociétés qui ont traversé l'histoire des hommes doivent être considérées comme une suite d'enchaînements de processus, où l'une est sortie nécessairement de celle qui l'a précédée.
Nous devons donc retenir que : la science, la nature, la société doivent être vues comme un enchaînement de processus, et le moteur qui agit pour développer cet enchaînement, c'est l'autodynamisme.
Si nous examinons d'un peu plus près le processus que nous commençons à connaître, nous voyons que la pomme est le résultat d'un enchaînement de processus. D'où vient la pomme ? La pomme vient de l'arbre. D'où vient l'arbre ? De la pomme. Nous pouvons donc penser que nous avons là un cercle vicieux dans lequel nous tournons pour revenir toujours au même point. Arbre, pomme. Pomme, arbre. De même, si nous prenons l'exemple de l'œuf et de la poule. D'où vient l'œuf ? De la poule. D'où vient la poule ? De l'œuf.
Si nous considérions les choses ainsi, ce ne serait pas là un processus, mais un cercle, et cette apparence a d'ailleurs donné l'idée du « retour éternel ». C'est-à-dire que nous reviendrions toujours au même point, au point de départ.
Mais voyons exactement comment se pose le problème.
Voici une pomme.
Celle-ci, en se décomposant, engendre un arbre ou des arbres.
Chaque arbre ne donne pas une pomme, mais des pommes.
Nous ne revenons donc pas au même point de départ ; nous revenons à la pomme, mais sur un autre plan.
De même, si nous partons de l'arbre, nous aurons :
Un arbre qui donne
des pommes, et ces pommes donneront
des arbres.
Là aussi, nous revenons à l'arbre, mais sur un autre plan. Le point de vue s'est élargi.
Nous n'avons donc pas un cercle, comme les apparences tendaient à le faire penser, mais un processus de développement que nous appellerons un développement historique. L'histoire montre que le temps ne passe pas sans laisser de trace. Le temps passe, mais ce ne sont pas les mêmes développements qui reviennent. Le monde, la nature, la société constituent un développement qui est historique, un développement qu'en langage philosophique on appelle « en spirale ».
On se sert de cette image pour fixer les idées ; c'est une comparaison pour illustrer ce fait que les choses évoluent selon un processus circulaire, mais ne reviennent pas au point de départ, elles reviennent un peu au-dessus, sur un autre plan ; et ainsi de suite, ce qui donne une spirale ascendante.
Donc, le monde, la nature, la société ont un développement historique (en spirale), et ce qui meut ce développement, c'est, ne l'oublions pas, l'autodynamisme.
Nous venons d'étudier, dans ces premiers chapitres sur la dialectique, les deux premières lois : celle du changement et celle de l'action réciproque. Cela était indispensable pour pouvoir aborder l'étude de la loi de contradiction, car c'est elle qui va nous permettre de comprendre la force qui meut le « changement dialectique », l'autodynamisme.
Dans le premier chapitre relatif à l'étude de la dialectique, nous avons vu pourquoi cette théorie avait été longtemps dominée par la conception métaphysique et pourquoi le matérialisme du XVIII°e siècle était métaphysique. Nous comprenons mieux maintenant, après avoir vu rapidement les trois grandes découvertes du XIX° siècle, qui ont permis au matérialisme de se développer pour devenir dialectique, pourquoi il était nécessaire que l'histoire de cette philosophie traversât les trois grandes périodes que nous connaissons : 1° matérialisme de l'antiquité (théorie des atomes) ; 2° matérialisme du XVIII° siècle (mécaniste et métaphysique) pour aboutir, enfin, 3° au matérialisme dialectique.
Nous avions affirmé que le matérialisme était né des sciences et lié à elles. Nous pouvons voir, après ces trois chapitres, combien cela est vrai. Nous avons vu dans cette étude du mouvement et du changement dialectiques, puis de cette loi de l'action réciproque, que tous nos raisonnements sont basés sur les sciences.
Aujourd'hui, où les études scientifiques sont spécialisées à l'extrême et où les savants (ignorant en général le matérialisme dialectique) ne peuvent parfois comprendre l'importance de leurs découvertes particulières par rapport à l'ensemble des sciences, c'est le rôle de la philosophie, dont la mission, avons-nous dit, est de donner une explication du monde et des problèmes les plus généraux, c'est la mission en particulier du matérialisme dialectique de réunir toutes les découvertes particulières de chaque science pour en faire la synthèse et donner ainsi une théorie qui nous rende de plus en plus, comme le disait Descartes, « maîtres et possesseurs de la nature ».
Nous avons vu que la dialectique considère les choses comme étant en perpétuel changement, évoluant continuellement, en un mot subissant un mouvement dialectique (1ère loi).
Ce mouvement dialectique est possible parce que toute chose n'est que le résultat, au moment où nous l'étudions, d'un enchaînement de processus, c'est-à-dire un enchaînement de phases qui sortent les unes des autres. Et, poussant notre étude plus avant, nous avons vu que cet enchaînement de processus se développe nécessairement dans le temps en un mouvement progressif, « malgré les retours momentanés » en arrière.
Nous avons appelé ce développement un « développement historique » ou « en spirale », et nous savons que ce développement s'engendre lui-même, par autodynamisme.
Mais quelles sont maintenant les lois de l'autodynamisme ? Quelles sont les lois qui permettent aux phases de sortir les unes des autres ? C'est ce que l'on appelle les « lois du mouvement dialectique ».
La dialectique nous apprend que les choses ne sont pas éternelles : elles ont un commencement, une maturité, une vieillesse, qui se termine par une fin, une mort.
Toutes les choses passent par ces phases : naissance, maturité, vieillesse, fin. Pourquoi en est-il ainsi ? Pourquoi les choses ne sont-elles pas éternelles ?
C'est là une vieille question qui a toujours passionné l'humanité. Pourquoi faut-il mourir? On ne comprend pas cette nécessité et les hommes, au cours de l'histoire, ont rêvé de la vie éternelle, aux moyens de changer cet état de fait, par exemple au moyen âge en inventant des boissons magiques (élixirs de jeunesse, ou de vie).
Pourquoi donc ce qui naît est-il contraint de mourir ? C'est là une grande loi de la dialectique que nous devrons confronter, pour bien la comprendre, avec la métaphysique.
Du point de vue métaphysique, on considère les choses d'une façon isolée, prises en elles-mêmes et, parce que la métaphysique étudie les choses ainsi, elle les considère d'une façon unilatérale, c'est-à-dire d'un seul côté. C'est pourquoi l'on peut dire de ceux qui voient les choses d'un seul côté qu'ils sont métaphysiciens. En bref, lorsqu'un métaphysicien examine le phénomène qu'on appelle la vie, il le fait sans relier ce phénomène à un autre. Il voit la vie, pour elle et en elle-même, d'une façon unilatérale. Il la voit d'un seul côté. S'il examine la mort, il fera la même chose ; il appliquera son point de vue unilatéral et conclura en disant : la vie, c'est la vie ; et la mort, c'est la mort. Entre elles deux, rien de commun, on ne peut être à la fois vivant et mort, car ce sont deux choses opposées, tout à fait contraires l'une à l'autre.
Voir ainsi les choses, c'est les voir d'une façon superficielle. Si on les examine d'un peu plus près, on verra d'abord que l'on ne peut pas les opposer l'une à l'autre, qu'on ne peut même pas les séparer aussi brutalement, puisque l'expérience, la réalité nous montrent que la mort continue la vie, que la mort vient du vivant.
Et la vie, peut-elle sortir de la mort ? Oui. Car les éléments du corps mort vont se transformer pour donner naissance à d'autres vies et servir d'engrais à la terre, qui sera plus fertile, par exemple. La mort, dans bien des cas, aidera la vie, la mort permettra à la vie de naître ; et, dans les corps vivants eux-mêmes, la vie n'est possible que parce qu'il y a un continuel remplacement des cellules qui meurent par d'autres qui naissent. (« Tant que nous considérons les choses comme en repos et sans vie, chacune pour soi, l'une à côté de l'autre et l'une après l'autre, nous ne nous heurtons certes à aucune contradiction en elles. Nous trouvons là certaines propriétés qui sont en partie communes, en partie diverses, voire contradictoires l'une à l'autre, mais qui dans ce cas sont réparties sur des choses différentes et ne contiennent donc pas en elles-mêmes de contradiction. Dans les limites de ce domaine d'observation, nous nous en tirons avec le mode de pensée courant, le mode métaphysique. Mais il en va tout autrement dès que nous considérons les choses dans leur mouvement, leur changement, leur vie, leur action réciproque l'une sur l'autre. Là, nous tombons immédiatement dans des contradictions. » (Friedrich Engels : Anti-Dühring, p. 152.))
Donc, la vie et la mort se transforment continuellement l'une dans l'autre, et, en toutes choses, nous constatons la constance de cette grande loi : partout, les choses se transforment en leur contraire.
Les métaphysiciens opposent les contraires, mais la réalité nous démontre que les contraires se transforment l'un dans l'autre ; que les choses ne restent pas elles-mêmes, mais se transforment en leurs contraires.
Si nous examinons la vérité et l'erreur, nous pensons : entre elles, il n'y a rien de commun. La vérité, c'est la vérité, et une erreur, c'est une erreur. Cela, c'est le point de vue unilatéral, qui oppose brutalement les deux contraires comme on opposerait la vie et la mort.
Et pourtant, si nous disons : « Tiens, il pleut ! » il arrive parfois que nous n'avons pas fini de le dire que, déjà, il ne pleut plus. Cette phrase était juste, quand nous l'avons commencée, et elle s'est transformée en erreur. (Les Grecs avaient déjà constaté cela et ils disaient que, pour ne pas se tromper, il fallait ne rien dire !)
De même, reprenons l'exemple de la pomme. On voit à terre une pomme mûre, et l'on dit : « Voilà une pomme mûre. » Pourtant, elle est à terre depuis un certain temps, et, déjà, elle commence à se décomposer, de telle sorte que la vérité devient erreur.
Les sciences, elles aussi, nous donnent de nombreux exemples de lois considérées pendant de nombreuses années comme des « vérités », qui se sont révélées, à un certain moment, à la suite des progrès scientifiques, comme des « erreurs ».
Nous voyons donc que la vérité se transforme en erreur. Mais est-ce que l’erreur se transforme en vérité ?
Au début de la civilisation, les hommes imaginaient, notamment en Egypte, des combats entre les dieux pour expliquer le lever et le coucher du soleil ; cela est une erreur dans la mesure où on dit que les dieux poussent ou tirent le soleil pour le faire bouger. Mais la science donne partiellement raison à ce raisonnement en disant qu'il y a effectivement des forces (purement physiques, d'ailleurs) qui font mouvoir le soleil. Nous voyons donc que l'erreur n'est pas nettement opposée à la vérité.
Si donc les choses se transforment en leur contraire, comment est-ce possible ? Comment la vie se transforme-t-elle en la mort ?
S'il n'y avait que la vie, la vie 100 p. 100, elle ne pourrait jamais être la mort et si la mort était totalement elle-même, la mort 100 p. 100, il serait impossible que l'une se transformât dans l'autre. Mais il y a déjà de la mort dans la vie et donc de la vie dans la mort.
En regardant de près, nous verrons qu'un être vivant est composé de cellules, que ces cellules sont renouvelées, qu'elles disparaissent et reparaissent à la même place. Elles vivent et meurent continuellement dans un être vivant, où il y a donc de la vie et de la mort.
Nous savons aussi que la barbe d'un mort continue de pousser. Il en est de même pour les ongles et les cheveux. Voilà des phénomènes nettement caractérisés, qui prouvent que la vie continue dans la mort.
En Union Soviétique, on conserve dans des conditions spéciales du sang de cadavre qui sert pour faire la transfusion du sang : ainsi, avec du sang d'un mort on refait un vivant. Nous pouvons dire, par conséquent, qu'au sein de la mort il y a de la vie.
La vie est donc également une contradiction « existant dans les choses et les phénomènes eux-mêmes », une contradiction qui, constamment, se pose et se résout ; et, dès que la contradiction cesse, la vie cesse aussi, la mort intervient. (Friedrich Engels: Anti-Dühring, p. 153.)
Donc les choses non seulement se transforment les unes dans les autres, mais encore une chose n'est pas seulement elle-même, mais autre chose qui est son contraire, car chaque chose contient son contraire.
Chaque chose contient à la fois elle-même et son contraire.
Si l'on représente une chose par un cercle, nous aurons une force qui poussera cette chose vers la vie, poussant du centre vers l'extérieur par exemple (expression), mais nous aurons aussi des forces qui pousseront cette chose dans une direction opposée, des forces de mort, poussant de l'extérieur vers le centre (compression).
Ainsi, à l'intérieur de chaque chose coexistent des forces opposées, des antagonismes.
Que se passe-t-il entre ces forces ? Elles luttent. Par conséquent, une chose n'est pas seulement mue par une force agissant dans un seul sens, mais toute chose est réellement mue par deux forces de directions opposées. Vers l'affirmation et vers la négation des choses, vers la vie et vers la mort. Que veut dire : affirmation et négation des choses ?
Il y a, dans la vie, des forces qui maintiennent la vie, qui tendent vers l'affirmation de la vie. Puis il y a aussi dans les organismes vivants des forces qui tendent vers la négation. Dans toutes choses, des forces tendent vers l'affirmation et d'autres tendent vers la négation, et, entre l’affirmation et la négation, il y a contradiction.
Donc la dialectique constate le changement, mais pourquoi les choses changent-elles ? Parce que les choses ne sont pas d'accord avec elles-mêmes, parce qu'il y a lutte entre les forces, entre les antagonismes internes, parce qu'il y a contradiction. Voilà la troisième loi de la dialectique : Les choses changent parce qu'elles contiennent en elles-mêmes la contradiction.
(Si nous sommes obligés, parfois, d'employer des mots plus ou moins compliqués (comme dialectique, autodynamisme, etc.) ou des termes qui semblent contraires à la logique traditionnelle et difficiles à comprendre, ce n'est pas que nous aimions compliquer les choses à plaisir et imiter en cela la bourgeoisie. (Voir l'article de René Maublanc dans La Vie ouvrière du 14 octobre 1937.) Non. Mais cette étude, quoique élémentaire, veut être aussi complète que possible et permettre de lire ensuite plus facilement les œuvres philosophiques de Marx-Engels et de Lénine, qui emploient ces termes. En tout cas, puisque nous devons employer un langage qui n'est pas usuel, nous nous attachons à le rendre compréhensible à tous dans le cadre de cette étude.)
Il nous faut faire ici une distinction entre ce que l'on appelle la contradiction verbale, qui signifie que, lorsque l'on vous dit « oui », vous répondez « non » ; et la contradiction que nous venons de voir et que l'on appelle la contradiction dialectique, c'est-à-dire contradiction dans les faits, dans les choses.
Quand nous parlons de la contradiction qui existe au sein de la société capitaliste, cela ne veut pas dire que les uns disent oui, et les autres non sur certaines théories ; cela veut dire qu'il y a une contradiction dans les faits, qu'il y a des forces réelles qui se combattent : d'abord une force qui tend à s'affirmer, c'est la classe bourgeoise qui tend à se maintenir ; puis une deuxième force sociale qui tend à la négation de la classe bourgeoise, c'est le prolétariat. La contradiction est donc dans les faits, parce que la bourgeoisie ne peut exister sans créer son contraire, le prolétariat. Comme le dit Marx,
avant tout, la bourgeoisie produit ses propres fossoyeurs. (Karl Marx et Friedrich Engels : Manifeste du Parti communiste, p. 20. Editions sociales, 1961.)
Pour empêcher cela, il faudrait que la bourgeoisie renonce à être elle-même, ce qui serait absurde. Par conséquent, en s'affirmant, elle crée sa propre négation.
Prenons l'exemple d'un œuf qui est pondu et couvé par une poule : nous constatons que, dans l'œuf, se trouve le germe qui, à une certaine température et dans certaines conditions, se développe. Ce germe, en se développant, donnera un poussin : ainsi ce germe, c'est déjà la négation de l'œuf. Nous voyons bien que dans l'œuf il y a deux forces : celle qui tend à ce qu'il reste un œuf et celle qui tend à ce qu'il devienne poussin. L'œuf est donc en désaccord avec lui-même et toutes les choses sont en désaccord avec elles-mêmes.
Cela peut sembler difficile à comprendre, parce que nous sommes habitués au mode de raisonnement métaphysique, et c'est pourquoi nous devons faire un effort pour nous habituer à nouveau à voir les choses dans leur réalité.
Une chose commence par être une affirmation qui sort de la négation. Le poussin est une affirmation issue de la négation de l'œuf. Cela est une phase du processus. Mais la poule sera à son tour la transformation du poussin et, au cœur de cette transformation, il y aura une contradiction entre les forces qui luttent pour que le poussin devienne poule et les forces qui luttent pour que le poussin reste poussin. La poule sera donc la négation du poussin, qui venait, lui, de la négation de l'œuf.
La poule sera donc la négation de la négation. Et cela est la marche générale des phases de la dialectique.
Affirmation on dit aussi Thèse.
Négation ou Antithèse.
Négation de la négation, ou Synthèse.
Ces trois mots résument le développement dialectique. On les emploie pour représenter l'enchaînement des phases, pour indiquer que chaque phase est la destruction de la phase précédente.
La destruction est une négation. Le poussin est la négation de l'œuf, puisque en naissant il détruit l'œuf. L'épi de blé est, de même, la négation du grain de blé. Le grain en terre germera ; cette germination est la négation du grain de blé, qui donnera la plante, et cette plante, à son tour, fleurira et donnera un épi; celui-ci sera la négation de la plante ou la négation de la négation.
Nous voyons donc que la négation dont parle la dialectique est une façon résumée de parler de la destruction. Il y a négation de ce qui disparaît, de ce qui est détruit.
Le féodalisme a été la négation de l'esclavagisme.
Le capitalisme est la négation du féodalisme.
Le socialisme est la négation du capitalisme.
De même que pour la contradiction, où nous avons fait une distinction entre contradiction verbale et contradiction logique, nous devons bien comprendre ce qu'est la négation verbale, qui dit « non », et la négation dialectique, qui veut dire « destruction ».
Mais si la négation veut dire destruction, il ne s'agit pas là de n'importe quelle destruction, mais d'une destruction dialectique. Ainsi, lorsque nous écrasons une puce, elle ne meurt pas par destruction interne, par négation dialectique. Sa destruction n'est pas le résultat de phases autodynamiques ; elle est le résultat d'un changement purement mécanique.
La destruction est une négation seulement si elle est un produit de l'affirmation, si elle sort d'elle. Ainsi : l'œuf couvé étant l'affirmation de ce que l'œuf est, il engendre sa négation : il devient poussin, et celui-ci symbolise la destruction, ou négation de l'œuf, en perçant, en détruisant la coquille.
Dans le poussin, nous voyons deux forces adverses : « poussin » et « poule » ; au cours, de ce développement du processus, la poule pondra des œufs, d'où nouvelle négation de la négation. De ces œufs alors partira un nouvel enchaînement du processus.
Pour le blé, nous voyons aussi une affirmation, puis une négation et une négation de la négation.
Comme autre exemple, nous donnerons celui de la philosophie matérialiste.
Au début, nous trouvons un matérialisme primitif, spontané, qui, parce qu'il est ignorant, crée sa propre négation : l'idéalisme. Mais l'idéalisme qui nie l'ancien matérialisme sera nié par le matérialisme moderne ou dialectique, parce que la philosophie se développe et provoque, avec les sciences, la destruction de l'idéalisme. Donc, là aussi, nous avons affirmation, négation et négation de la négation.
Nous constatons aussi ce cycle dans l'évolution de la société.
Nous constatons au début de l'histoire l'existence d'une société de communisme primitif, société sans classes, basée sur la propriété commune du sol. Mais cette forme de propriété devient une entrave au développement de la production et, par-là même, crée sa propre négation : la société avec classes, basée sur la propriété privée et sur l'exploitation de l'homme par l'homme. Mais cette société porte aussi en elle sa propre négation, parce qu'un développement supérieur des moyens de production entraîne la nécessité de nier la division de la société en classes, de nier la propriété privée, et nous revenons ainsi au point de départ : la nécessité de la société communiste, mais sur un autre plan ; au début, nous avions un manque de produits ; aujourd'hui, nous avons une capacité de production très élevée.
Remarquons à ce sujet que, pour tous les exemples que nous avons donnés, nous revenons bien au point de départ, mais sur un autre plan (développement en spirale), un plan plus élevé.
Nous voyons donc que la contradiction est une grande loi de la dialectique. Que l'évolution est une lutte de forces antagonistes. Que non seulement les choses se transforment les unes dans les autres, mais aussi que toute chose se transforme en son contraire. Que les choses ne sont pas d'accord avec elles-mêmes parce qu'il y a en elles lutte entre forces opposées, parce qu'il y a en elles une contradiction interne.
Remarque. Nous devons bien faire attention à ceci que l'affirmation, la négation, la négation de la négation ne sont que des expressions résumées des moments de l'évolution dialectique, et qu'il ne faut pas vouloir courir par le monde pour trouver partout ces trois phases. Car nous ne les trouverons pas toujours toutes ; mais parfois seulement la première ou la deuxième, l'évolution n'étant pas terminée. Il ne faut donc pas vouloir voir mécaniquement dans toutes choses ces changements tels quels. Retenons surtout que la contradiction est la grande loi de la dialectique. C'est l'essentiel.
Nous savons déjà que la dialectique est une méthode de penser, de raisonner, d'analyser, qui permet de faire de bonnes observations et de bien étudier, car elle nous oblige à chercher la source de toute chose et à en décrire l'histoire.
Certes l'ancienne méthode de penser, nous l'avons vu, a eu sa nécessité en son temps. Mais étudier avec la méthode dialectique, c'est constater, répétons-le, que toutes choses, en apparence immobiles, ne sont qu'un enchaînement de processus où tout a un commencement et une fin, où en toute chose,
finalement, malgré tous les hasards apparents et tous les retours momentanés en arrière, un développement progressif finit par se faire jour. (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, p. 34.)
Seule, la dialectique nous permet de comprendre le développement, l'évolution des choses ; seule, elle nous permet de comprendre la destruction des choses anciennes et la naissance des nouvelles. Seule, la dialectique nous fait comprendre tous les développements dans leurs transformations en les connaissant comme des touts formés de contraires. Car, pour la conception dialectique, le développement naturel des choses, l'évolution, est une lutte continuelle de forces et de principes opposés.
Si donc, pour la dialectique, la première loi est la constatation du mouvement et du changement : « Rien ne reste ce qu'il est, rien ne reste là où il est » (Engels), nous savons maintenant que l'explication de cette loi réside en ce que les choses changent non seulement en se transformant les unes dans les autres, mais en se transformant en leurs contraires. La contradiction est donc une grande loi de la dialectique.
Nous avons étudié ce qu'est du point de vue dialectique là contradiction, mais il nous faut encore insister pour apporter certaines précisions et aussi pour signaler certaines erreurs qu'il ne faut pas commettre.
Il est bien certain qu'il faut d'abord nous familiariser avec cette affirmation, qui est en accord avec la réalité : la transformation des choses en leurs contraires. Certes, elle heurte l'entendement, nous étonne, parce que nous sommes habitués à penser avec la vieille méthode métaphysique. Mais nous avons vu pourquoi il en est ainsi ; nous avons vu d'une façon détaillée, au moyen d'exemples, que cela est dans la réalité et pourquoi les choses se transforment en leurs contraires.
C'est pourquoi on peut dire et affirmer que, si les choses se transforment, changent, évoluent, c'est parce qu'elles sont en contradiction avec elles-mêmes, parce qu'elles portent en elles leur contraire, c'est parce qu'elles contiennent en elles l'unité des contraires.
Chaque chose est une unité de contraires.
Affirmer une pareille chose paraît tout d'abord une absurdité. « Une chose et son contraire n'ont rien de commun », voilà ce que l'on pense en général. Mais, pour la dialectique, toute chose est, en même temps, elle-même et son contraire, toute chose est une unité de contraires, et il nous faut bien expliquer cela.
L'unité des contraires, pour un métaphysicien, est une chose impossible. Pour lui, les choses sont faites d'une seule pièce, d'accord avec elles-mêmes, et voilà que nous affirmons, nous, le contraire, à savoir que les choses sont faites de deux pièces — elles-mêmes et leurs contraires — et qu'en elles il y a deux forces qui se combattent parce que les choses ne sont pas d'accord avec elles-mêmes, qu'elles se contredisent elles-mêmes.
Si nous prenons l'exemple de l'ignorance et de la science, c'est-à-dire du savoir, nous savons qu'au point de vue métaphysique voilà deux choses totalement opposées et contraires l'une à l'autre. Celui qui est ignorant n'est pas un savant, et celui qui est un savant n'est pas un ignorant.
Pourtant, si nous regardons les faits, nous voyons qu'ils ne donnent pas lieu à une opposition aussi rigide. Nous voyons que tout d'abord a régné l'ignorance puis la science est venue ; et nous vérifions là qu'une chose se transforme en son contraire : l'ignorance se transforme en science.
Il n'y a pas d'ignorance sans science, il n'y a pas d'ignorance 100 p. 100. Un individu, si ignorant soit-il, sait reconnaître au moins les objets, sa nourriture ; il n'y a jamais d'ignorance absolue ; il y a toujours une part de science dans l'ignorance. La science est déjà en germe dans l'ignorance ; il est donc juste d'affirmer que le contraire d'une chose est dans la chose elle-même.
Voyons la science maintenant. Peut-il y avoir une science 100 p. 100 ? Non. On ignore toujours quelque chose. Lénine dit : « L'objet de la connaissance est inépuisable » ; ce qui veut dire qu'il y a toujours à apprendre. Il n'y a pas de science absolue. Tout savoir, toute science contiennent une part d'ignorance. (« L'histoire des sciences est l'histoire de l'élimination progressive de l'erreur, c'est-à-dire de son remplacement par une erreur nouvelle, mais de moins en moins absurde. » (Engels.))
Ce qui existe dans la réalité, c'est une ignorance et une science relatives, un mélange de science et d'ignorance.
Ce n'est donc pas la transformation des choses en leurs contraires que nous constatons dans cet exemple, mais c'est dans la même chose l'existence des contraires ou l'unité des contraires.
Nous pourrions reprendre les exemples que nous avons déjà vus : la vie et la mort, la vérité et l'erreur, et nous constaterions que, dans l'un et l'autre cas, comme en toutes choses, existe une unité des contraires, c'est-à-dire que chaque chose contient à la fois elle-même et son contraire. C'est pourquoi, dira Engels :
Si l'on s'inspire constamment de ce point de vue dans la recherche, on cesse une fois pour toutes de demander des solutions définitives et des vérités éternelles ; on a toujours conscience du caractère nécessairement borné de toute connaissance acquise, de sa dépendance à l'égard des conditions dans lesquelles elle a été acquise ; pas plus qu'on ne s'en laisse imposer par les antinomies, irréductibles pour la vieille métaphysique toujours en usage, du vrai et du faux, du bien et du mal, de l'identique et du différent, du fatal et du fortuit, on sait que ces antinomies n'ont qu'une valeur relative, que ce qui est reconnu maintenant comme vrai a son côté faux caché, qui apparaîtra plus tard, de même que ce qui est actuellement reconnu comme faux a son côté vrai, grâce auquel il a pu précédemment être considéré comme vrai. (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, p. 34 et 35.)
Ce texte d'Engels nous montre bien comment il faut comprendre la dialectique et le sens véritable de l'unité des contraires.
Il faut bien expliquer cette grande loi de la dialectique qu'est la contradiction pour ne pas créer de malentendus.
D'abord, il ne faut pas la comprendre d'une façon mécanique. Il ne faut pas penser que, dans toute connaissance, il y a la vérité plus l'erreur, ou le vrai plus le faux.
Si l'on appliquait cette loi ainsi, on donnerait raison à ceux qui disent que, dans toutes les opinions, il y a une part de vrai plus une part de faux et que : « retirons ce qui est faux, il restera ce qui est vrai, ce qui est bon ». On dit cela dans certains milieux prétendument marxistes, où l'on pense que le marxisme a raison de montrer que, dans le capitalisme, il y a des usines, des trusts, des banques qui tiennent entre leurs mains la vie économique, qu'il a raison de dire que cette vie économique marche mal ; mais ce qui est faux dans le marxisme, ajoute-t-on, c'est la lutte de classes : laissons de côté la théorie de la lutte de classes, et nous aurons une bonne doctrine. On dit aussi que le marxisme appliqué à l'étude de la société est juste, est vrai, « mais pourquoi y mêler la dialectique ? Voilà le côté faux, enlevons la dialectique et gardons comme vrai le reste du marxisme ! »
Ce sont là des interprétations mécaniques de l'unité des contraires.
Voici encore un autre exemple : Proudhon pensait, après avoir pris connaissance de cette théorie des contraires, que, dans chaque chose, il y avait un bon et un mauvais côté. Aussi, constatant que, dans la société, il y a la bourgeoisie et le prolétariat, il disait : enlevons ce qui est mauvais : le prolétariat ! Et c'est ainsi qu'il mit sur pied son système des crédits qui devaient créer la propriété parcellaire, c'est-à-dire permettre aux prolétaires de devenir propriétaires ; de cette façon, il n'y aurait plus que des bourgeois, et la société serait bonne.
Nous savons bien pourtant qu'il n'y a pas de prolétariat sans bourgeoisie et que la bourgeoisie n'existe que par le prolétariat : ce sont deux contraires qui sont inséparables. Cette unité des contraires est interne, véritable : c'est une union inséparable. Il ne suffit donc pas, pour supprimer les contraires, de couper l'un de l'autre. Dans une société basée sur l'exploitation de l'homme par l'homme, il existe obligatoirement deux classes antagonistes : maîtres et esclaves dans l'antiquité, seigneurs et serfs au moyen âge, bourgeoisie et prolétariat aujourd'hui.
Pour supprimer la société capitaliste, pour faire la société sans classes, il faut supprimer la bourgeoisie et le prolétariat — pour permettre aux hommes libres de créer une société plus évoluée matériellement et intellectuellement, pour marcher vers le communisme dans sa forme supérieure et non pas pour créer, comme prétendent nos adversaires, un communisme « égalitaire dans la misère ».
Nous devons donc bien faire attention quand nous expliquons ou quand nous appliquons à un exemple ou à une étude l'unité des contraires. Nous devons éviter de vouloir partout et toujours retrouver et appliquer mécaniquement, par exemple, la négation de la négation, vouloir partout et toujours retrouver l'unité des contraires, car nos connaissances sont en général très limitées, et cela peut nous mener dans des impasses.
Ce qui compte, c'est ce principe : la dialectique et ses lois nous obligent à étudier les choses pour en découvrir l'évolution et les forces, les contraires qui déterminent cette évolution. Il nous faut donc étudier l'unité des contraires contenue dans les choses, et cette unité des contraires revient à dire qu'une affirmation n'est jamais une affirmation absolue, puisqu'elle contient en elle-même une part de négation. Et c'est là l'essentiel : c'est parce que les choses contiennent leur propre négation qu'elles se transforment. La négation est le « dissolvant » : si elle n'existait pas, les choses ne changeraient pas. Comme, en fait, les choses se transforment, il faut bien qu'elles contiennent un principe dissolvant. Nous pouvons d'avance affirmer qu'il existe, puisque nous voyons les choses évoluer, mais nous ne pouvons découvrir ce principe sans une étude minutieuse de la chose elle-même, car ce principe n'a pas le même aspect en toutes choses.
Pratiquement, donc, la dialectique nous oblige à considérer toujours non pas un côte des choses, mais leurs deux côtés : ne considérer jamais la vérité sans l'erreur, la science sans l'ignorance. La grande erreur de la métaphysique, c'est justement de ne considérer qu'un côté des choses, de juger d'une façon unilatérale et, si nous commettons beaucoup d'erreurs, c'est toujours dans la mesure où nous ne voyons qu'un côté des choses, c'est parce que nous tenons souvent des raisonnements unilatéraux.
Si la philosophie idéaliste affirme que le monde n'existe que dans les idées des hommes, il faut reconnaître qu'il y a, en effet, des choses qui n'existent que dans notre pensée. Cela est vrai. Mais l'idéalisme est unilatéral, il ne voit que cet aspect. Il ne voit que l'homme qui invente des choses qui ne sont pas dans la réalité, et il en conclut que rien n'existe en dehors de nos idées. L'idéalisme a raison de souligner cette faculté de l'homme, mais, n'appliquant pas le critérium de la pratique, il ne voit que cela.
Le matérialisme métaphysique se trompe aussi parce qu'il ne voit qu'un côté des problèmes. Il voit l'univers comme une mécanique. Est-ce que la mécanique existe ? Oui ! Joue-t-elle un grand rôle ? Oui ! Le matérialisme métaphysique a donc raison de dire cela, mais c'est une erreur de ne voir que le seul mouvement mécanique.
Naturellement, nous sommes portés à ne voir qu'un seul côté des choses et des gens. Si nous jugeons un camarade, nous ne voyons presque toujours que son bon ou son mauvais côté. Il faut voir l'un et l'autre, sans quoi il ne serait pas possible d'avoir des cadres dans les organisations. Dans la pratique politique, la méthode du jugement unilatéral aboutit au sectarisme. Si nous rencontrons un adversaire appartenant à une organisation réactionnaire, nous le jugeons d'après ses chefs. Et pourtant c'est peut-être simplement un petit employé aigri, mécontent, et nous ne devons pas le juger comme un grand patron fasciste. On peut de même appliquer ce raisonnement aux patrons et comprendre que, s'ils nous apparaissent mauvais, c'est souvent parce qu'ils sont eux-mêmes dominés par la structure de la société et que, dans d'autres conditions sociales, ils seraient peut-être différents.
Si nous pensons à l'unité des contraires, nous considérerons les choses sous leurs multiples aspects. Nous verrons donc que ce réactionnaire est réactionnaire d'un côté, mais, de l'autre, que c'est un travailleur et qu'il y a chez lui une contradiction. On cherchera et on trouvera pourquoi il a adhéré à cette organisation, et on cherchera en même temps pourquoi il n'aurait pas dû y adhérer. Et alors nous jugerons et nous discuterons ainsi d'une façon moins sectaire.
Nous devons donc, conformément à la dialectique, considérer les choses sous tous les angles que l'on peut distinguer.
Pour, nous résumer, et comme conclusion théorique, nous dirons : les choses changent parce qu'elles renferment une contradiction interne (elles-mêmes et leurs contraires). Les contraires sont en conflits, et les changements naissent de ces conflits ; ainsi le changement est la solution du conflit.
Le capitalisme contient cette contradiction interne, ce conflit entre le prolétariat et la bourgeoisie ; le changement s'explique par ce conflit et la transformation de la société capitaliste en société socialiste est la suppression du conflit.
Il y a changement, mouvement, là où il y a contradiction. La contradiction est la négation de l'affirmation et lorsque le troisième terme, la négation de la négation, est obtenu, apparaît la solution, car, à ce moment, la raison de la contradiction est éliminée, dépassée.
On peut donc dire que si les sciences : la chimie, la physique, la biologie, etc., étudient les lois du changement qui leur sont particulières, la dialectique étudie les lois du changement qui sont les plus générales. Engels, dit :
La dialectique n'est pas autre chose que la science des lois générales du mouvement et du développement de la nature, de la société humaine et de la pensée. (Friedrich Engels: Anti-Dühring, p. 172.)
Lectures
Engels : Anti-Dühring, chapitre XIII, « Dialectique. Négation de la négation » p. 161. Chapitre XIV, « Conclusion », p. 175.
Lénine : Karl Marx et sa doctrine : « La dialectique ».
Il nous reste maintenant, avant d'aborder le problème de l'application de la dialectique à l'histoire, à étudier une dernière loi de la dialectique.
Cela va nous être facilité par les études que nous venons de faire et où nous avons vu ce qu'est la négation de la négation et ce que l'on entend par l'unité des contraires.
Comme toujours, procédons par des exemples.
On dit, en parlant de la société : Faut-il recourir à des réformes ou faire la révolution ? On discute pour savoir si, pour transformer la société capitaliste en une société socialiste, on atteindra ce but par des réformes successives ou par une transformation brusque : la révolution.
Devant ce problème, rappelons ce que nous avons déjà étudié. Toute transformation est le résultat d'une lutte de forces opposées. Si une chose évolue, c'est qu'elle contient en elle son contraire, chaque chose étant une unité de contraires. On constate la lutte des contraires et la transformation de la chose en son contraire. Comment se fait cette transformation ? C'est là le nouveau problème qui se pose.
On peut penser que cette transformation s'effectue peu à peu, par une série de petites transformations, que la pomme verte se transforme en une pomme mure par une série de petits changements progressifs.
Bien des gens pensent ainsi que la société se transforme petit à petit et que le résultat d'une série de ces petites transformations sera la transformation de la société capitaliste en société socialiste. Ces petites transformations sont les réformes et ce sera leur total, la somme des petits changements graduels, qui nous donnera une société nouvelle.
C'est la théorie que l'on appelle le réformisme. On nomme ceux qui sont partisans de ces théories les réformistes non pas parce qu'ils réclament des réformes, mais parce qu'ils pensent que les réformes suffisent, qu'en s'accumulant elles doivent insensiblement transformer la société.
Examinons si cela est vrai :
L'argumentation politique. Si nous regardons les faits, c'est-à-dire ce qui s'est passé dans les autres pays, nous verrons que, là où l'on a essayé ce système, cela n'a pas réussi. La transformation de la société capitaliste — sa destruction — a réussi en un seul pays : l’U.R.S.S., et nous constatons que ce n'est pas par une série de réformes, mais par la révolution.
1. L'argumentation historique. Est-ce que, d'une façon générale, il est vrai que les choses se transforment par de petits changements, par des réformes ?
2. Voyons toujours les faits. Si nous examinons les changements historiques, nous verrons qu'ils ne se produisent pas indéfiniment, qu'ils ne sont pas continus. Il arrive un moment où, au lieu de petits changements, le changement se fait par un saut brusque.
Dans l'histoire des sociétés, les événements marquants que nous constatons sont des changements brusques, des révolutions.
Même ceux qui ne connaissent pas la dialectique savent, de nos jours, qu'il s'est produit des changements violents dans l'histoire ; pourtant jusqu'au XVII° siècle, on croyait que « la nature ne fait pas de saut », ne fait pas de bonds ; on ne voulait pas voir les changements brusques dans la continuité des changements. Mais la science intervint et démontra dans les faits que, brusquement, des changements se faisaient. La Révolution de 1780 ouvrit mieux encore les yeux ; elle était en elle-même un exemple évident de nette rupture avec le passé. Et on en vint à s'apercevoir que toutes les étapes décisives de l'histoire avaient été et étaient des bouleversements importants, brusques, soudains. Par exemple : d'amicales qu'elles étaient, les relations entre tel et tel Etat devenaient plus froides, puis tendues, s'envenimaient, prenaient un caractère d'hostilité — et, tout d'un coup, c'était la guerre, brusque rupture dans la continuité des événements. Ou encore : en Allemagne, après la guerre de 1914-1918, il y eût une montée graduelle du fascisme, puis un jour Hitler prit le pouvoir : l'Allemagne entra dans une nouvelle étape historique.
Aujourd'hui, ceux qui ne nient pas ces brusques changements prétendent que ce sont des accidents, un accident étant une chose qui arrive et qui aurait pu ne pas arriver.
On explique ainsi les révolutions dans l'histoire des sociétés : « Ce sont des accidents ».
On explique, par exemple, en ce qui concerne l'histoire de notre pays, que la chute de Louis XVI et la Révolution française sont arrivées parce que Louis XVI était un homme faible et mou : « S'il avait été un homme énergique, nous n'aurions pas eu la Révolution ». On lit même que, si, à Varennes, il n'avait pas prolongé son repas, on ne l'aurait pas arrêté et le cours de l'histoire aurait été changé. Donc la révolution française est un accident, dit-on.
La dialectique, au contraire, reconnaît que les révolutions sont des nécessités. Il y a bien des changements continus, mais, en s'accumulant, ils finissent par produire des changements brusques.
3. L'argumentation scientifique. Prenons l'exemple de l’eau. Partons de 0° et faisons monter la température de l'eau de 1°, 2°, 3° jusqu'à 98° : le changement est continu. Mais est-ce que cela peut continuer ainsi indéfiniment ? Nous allons encore jusqu'à 99° mais, à 100°, nous avons un changement brusque : l'eau se transforme en vapeur.
Si, inversement, de 99° nous descendons jusqu'à 1°, nous aurons à nouveau un changement continu, mais nous ne pourrons descendre ainsi indéfiniment, car, à 0°, l'eau se transforme en glace.
De 1° à 99°, l'eau reste toujours de l'eau ; il n'y a que sa température qui change. C'est ce que l'on nomme un changement quantitatif, qui répond à la question : « Combien ? » c'est-à-dire « combien de chaleur dans l'eau ? ». Lorsque l'eau se transforme en glace ou en vapeur, nous avons là un changement qualitatif, un changement de qualité. Ce n'est plus de l'eau ; elle est devenue de la glace ou de la vapeur.
Quand la chose ne change pas de nature, nous avons un changement quantitatif (dans l'exemple de l'eau, nous avons un changement de degré de chaleur, mais non de nature). Quand elle change de nature, quand la chose devient autre chose, le changement est qualitatif.
Nous voyons donc que l'évolution des choses ne peut être indéfiniment quantitative : les choses se transformant subissent, à la fin, un changement qualitatif. La quantité se transforme en qualité. Cela est une loi générale. Mais, comme toujours, il ne faut pas s'en tenir uniquement à cette formule abstraite.
On trouvera dans le livre d'Engels, Anti-Dühring, au chapitre « Dialectique, quantité et qualité » un grand nombre d'exemples qui feront comprendre que dans tout comme dans les sciences de la nature, se vérifie l'exactitude de la loi selon laquelle
à certains degrés de changement quantitatif se produit soudainement une conversion qualitative. (Friedrich Engels-, Anti-Dühring, p. 157.)
Voici un exemple nouveau, cité par H. Wallon, dans le tome VII de l'Encyclopédie française (où il renvoie à Engels) : l'énergie nerveuse s'accumulant chez un enfant provoque le rire ; mais, si elle continue à grandir, le rire se transforme en crise de larmes ; ainsi, les enfants s'excitent et rient trop fort, ils finissent par pleurer.
Nous donnerons un dernier exemple que l'on connaît bien : celui de l'homme qui pose sa candidature à un mandat quelconque. S'il faut 4.500 voix pour obtenir la majorité absolue, le candidat n'est pas élu avec 4.499 voix, il reste ce qu'il est : un candidat. Avec 1 voix de plus, ce changement quantitatif détermine un changement qualitatif, puisque le candidat qu'il était devient un élu.
Cette loi nous apporte la solution du problème : réforme ou révolution.
Les réformistes nous disent: « Vous voulez des choses impossibles qui n'arrivent que par accident ; vous êtes des utopistes. » Mais nous voyons bien par cette loi quels sont ceux qui rêvent de choses impossibles ! L'étude des phénomènes de la nature et de la science nous montre que les changements ne sont pas indéfiniment continus, mais qu'à un certain moment le changement devient brusque. Ce n'est pas nous qui l'affirmons arbitrairement, c'est la science, c'est la nature, la réalité !
On peut alors se demander : quel rôle jouons-nous dans ces transformations brusques ?
Nous allons répondre à cette question et développer ce problème par l'application de la dialectique à l'histoire. Nous voilà arrivés à une partie très célèbre du matérialisme dialectique : le matérialisme historique.
Qu'est-ce que le matérialisme historique ? C'est simplement, maintenant que l'on connaît ce qu'est la dialectique, l'application de cette méthode à l'histoire des sociétés humaines.
Pour bien comprendre cela, il faut préciser ce qu'est l'histoire. Qui dit histoire dit changement, et changement dans la société. La société a une histoire au cours de laquelle elle change continuellement ; nous y voyons se produire de grands événements. Alors se pose ce problème : puisque, dans l'histoire, les sociétés changent, qu'est-ce qui explique ces changements ?
1. Comment expliquer l'histoire ?
C'est ainsi que l'on se demande : « Pour quelle raison faut-il que reviennent les guerres ? Les hommes devraient pouvoir vivre en paix ! »
A ces questions, nous allons fournir des réponses matérialistes.
La guerre, expliquée par un cardinal, est une punition de Dieu ; c'est là une réponse idéaliste, car elle explique les événements par Dieu ; c'est expliquer l'histoire par l'esprit. C'est ici l'esprit qui crée et fait l'histoire.
Parler de la Providence est aussi une réponse idéaliste. C'est Hitler qui, dans Mein Kampf, nous dit que l'histoire est l'œuvre de la Providence, et il remercie celle-ci d'avoir placé le lieu de sa naissance à la frontière autrichienne.
Rendre Dieu, ou la Providence, responsable de l'histoire, voilà une théorie commode : les hommes ne peuvent rien et, par conséquent, nous ne pouvons rien faire contre la guerre, il faut laisser faire !
Pouvons-nous, au point de vue scientifique, soutenir une telle théorie ? Pouvons-nous trouver dans les faits sa justification ? Non.
La première affirmation matérialiste, dans cette discussion, c'est que l'histoire n'est pas l'œuvre de Dieu, mais qu'elle est l'œuvre des hommes. Alors les hommes peuvent agir sur l'histoire et ils peuvent empêcher la guerre.
2. L'histoire est l'œuvre des hommes.
Les hommes font leur histoire, quelque tournure qu'elle prenne, en poursuivant chacun leurs fins propres, consciemment voulues, et ce sont précisément les résultats de ces nombreuses volontés agissant dans des sens différents et de leurs répercussions variées sur le monde extérieur qui constituent l'histoire. Il s'agit aussi, par conséquent, de ce que veulent les nombreux individus pris isolément. La volonté est déterminée par la passion ou la réflexion... Mais les leviers qui déterminent directement à leur tour la passion ou la réflexion sont de nature très diverse... On peut encore se demander... quelles sont les causes historiques qui se transforment en ces motifs dans les cerveaux des hommes qui agissent. (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, p. 38-39.)
Ce texte d'Engels nous dit donc que ce sont les hommes qui agissent selon leurs volontés, mais que ces volontés ne vont pas toujours dans le même sens ! Qu'est-ce qui détermine, qu'est-ce qui fait alors les actions des hommes ? Pourquoi leurs volontés ne vont-elles pas dans le même sens ?
Certains idéalistes consentiront à dire que ce sont les actions des hommes qui font l'histoire et que cette action résulte de leur volonté : c'est la volonté qui détermine l'action, et ce sont nos pensées ou nos sentiments qui déterminent notre volonté. Nous aurions donc le processus suivant : idée — volonté — action, et, pour expliquer l'action, nous suivrons le sens inverse, à la recherche de l'idée cause déterminante.
Or nous précisons tout de suite que l'action des grands hommes et des doctrines n'est pas niable, mais qu'elle a besoin d'être expliquée. Ce n'est pas le processus idée — volonté — action qui l'explique. C'est ainsi que certains prétendent qu'au XVIII° siècle Diderot et les Encyclopédistes, en répandant dans le public la théorie des Droits de l'homme, ont, par ces idées, séduit et gagné la volonté des hommes qui ont, en conséquence, fait la révolution; de même qu'en U.R.S.S., les idées de Lénine ont été répandues et que les gens ont agi conformément à ces idées. Et l'on conclut que, s'il n'y avait pas d'idées révolutionnaires, il n'y aurait pas de révolution. C'est ce point de vue qui fait dire que les forces motrices de l'histoire, ce sont les idées des grands chefs ; que ce sont ces chefs qui font l'histoire. Vous connaissez la formule de l'Action française : « 40 rois ont fait la France » ; on pourrait ajouter : des rois qui pourtant n'avaient pas beaucoup d'« idées » !
Quel est le point de vue matérialiste sur la question ?
Nous avons vu qu'entre le matérialisme du XVIII° siècle et le matérialisme moderne, il y avait beaucoup de points communs, mais que l'ancien matérialisme avait de l'histoire une théorie idéaliste.
Donc, franchement idéaliste ou dissimulée sous un matérialisme inconséquent, cette théorie idéaliste que nous venons de voir et qui a l'air d'expliquer l'histoire n'explique rien. Car qui provoque l'action ?
L'ancien matérialisme, dit Engels, apprécie tout d'après les motifs de l'action, partage les hommes exerçant une action historique en nobles et non-nobles et constate ensuite ordinairement que ce sont les nobles qui sont les dupes et les non-nobles les vainqueurs, d'où il résulte pour l'ancien matérialisme que l'étude de l'histoire ne nous apprend pas grand'chose d'édifiant, et pour nous que, dans le domaine historique, l'ancien matérialisme est infidèle à lui-même parce qu'il prend les forces motrices idéales qui y sont actives pour les causes dernières, au lieu d'examiner ce qu'il y a derrière elles. (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, p. 39.)
La volonté, les idées, prétend-on. Mais pourquoi les philosophes du XVIII° siècle ont-ils eu précisément ces idées ? S'ils avaient essayé d'exposer le marxisme, on ne les aurait pas écoutés, car, à cette époque, les gens n'auraient pas compris. Ne compte pas seulement le fait que l'on donne des idées, il faut aussi qu'elles soient comprises ; par conséquent, il y a des époques déterminées pour accepter les idées et aussi pour les forger.
Nous avons toujours dit que les idées ont une grande importance, mais nous devons voir d'où elles viennent.
Nous devons donc rechercher quelles sont les causes qui nous donnent ces idées, quelles sont, en dernière analyse, les forces motrices de l'histoire.
Lectures
F. Engels: Anti-Dühring, chapitre XII : « Dialectique. Quantité et qualité », p. 151.
Lénine : Matérialisme et Empiriocriticisme, p. 324. « A propos de la dialectique ».
F. Engels : Ludwig Feuerbach, chapitre IV, « Le matérialisme dialectique », p. 32 et suivantes.
Questions de contrôle
Chapitre premier
1. D'où vient la méthode métaphysique ?
2. D'où vient la méthode dialectique ?
3. Pourquoi et comment le matérialisme métaphysique s'est-il transformé en matérialisme dialectique ?
4. Quels sont les rapports philosophiques qui existent entre Hegel et Marx ?
Chapitre II
1. Qu'est-ce qu'un changement mécanique ?
2. Comment la dialectique conçoit-elle le changement?
Chapitre III
1. Comment la dialectique conçoit-elle le changement ? (Comparer la réponse du cours précédent à celle de celui-ci).
2. Qu'est-ce qu'un développement historique ?
3. Pourquoi et comment les choses se transforment-elles ?
Chapitre IV
Comment ne faut-il pas comprendre la dialectique ?
Chapitre V
1. Qu'est-ce que la dialectique ?
2. Quelles sont ses lois ?
Cinquième partie – Le matérialisme historique
Chapître premier – Les forces motrices de l’Histoire
Dès que l'on pose cette question : d'où viennent nos idées ? On voit qu'il faut aller plus loin dans nos recherches. Si nous raisonnons comme les matérialistes du XVIII° siècle, qui pensaient que « le cerveau secrète la pensée comme le foie secrète la bile », nous répondrons à cette question que c'est la nature qui produit l'esprit et que, par conséquent, nos idées sont le produit de la nature, qu'elles sont le produit du cerveau.
On dira donc que l'histoire est faite de l'action des hommes poussés par leur volonté, celle-ci étant l'expression de leurs idées venant elles-mêmes de leur cerveau. Mais attention !
Si nous expliquons que la grande Révolution est le résultat de l'application des idées nées du cerveau des philosophes, ce sera là une explication bornée, insuffisante, et une mauvaise application du matérialisme.
Car ce qu'il faut voir, c'est pourquoi ces idées lancées par les penseurs de cette époque ont été reprises par les masses. Pourquoi Diderot n'était-il pas seul à les concevoir et pour quelle raison, depuis le XVIe siècle, une grande majorité de cerveaux élaboraient-ils les mêmes idées ?
Est-ce parce que ces cerveaux avaient soudainement le même poids, les mêmes circonvolutions ? Non. Il y a des changements dans les idées, et il ne se produit pas de changement dans la boîte crânienne.
Cette explication des idées par le cerveau paraît être une explication matérialiste. Mais parler du cerveau de Diderot c'est, en réalité, parler des idées du cerveau de Diderot ; c'est donc une théorie matérialiste faussée, abusive, où nous voyons, avec les idées, renaître la tendance idéaliste.
Revenons à l'enchaînement : l'histoire — action — volonté — idées. Les idées ont un sens, un contenu : la classe ouvrière, par exemple, lutte pour le renversement du capitalisme. Cela est pensé par les ouvriers en lutte. Ils pensent parce qu'ils ont un cerveau, certes, et le cerveau est donc une condition nécessaire pour penser; mais non une condition suffisante. Le cerveau explique le fait matériel d'avoir des idées, mais n'explique pas qu'on ait ces idées-là plutôt que d'autres.
Tout ce qui met les hommes en mouvement doit nécessairement passer par leur cerveau, mais la forme que cela prend dans ce cerveau dépend beaucoup des circonstances. (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, p. 40.)
Comment pouvons-nous donc expliquer le contenu de nos idées, c'est-à-dire comment nous vient l'idée de renverser le capitalisme ?
Nous savons que nos idées sont le reflet des choses ; les buts que recèlent nos idées sont aussi le reflet des choses, mais de quelles choses ?
Pour répondre à cette question, il faut voir où vivent les hommes et où se manifestent leurs idées. Nous constatons que les hommes vivent dans une société capitaliste et que leurs idées se manifestent dans cette société et leur viennent d'elle.
Ce n'est donc pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c'est, inversement, leur être social qui détermine leur conscience. (Karl Marx : préface de la Contribution à la critique de l’économie politique, p. 4, Editions sociales, 1947.)
Dans cette définition, ce que Marx appelle « leur être », ce sont les hommes, c'est ce que nous sommes ; la « conscience », c'est ce que nous pensons, ce que nous voulons.
Nous luttons pour un idéal profondément ancré en nous, dit-on d'une façon générale, et il en résulte que c'est notre conscience qui détermine notre être ; nous agissons parce que nous le pensons, nous le voulons.
C'est une grande erreur de parler ainsi, car c'est en vérité notre être social qui détermine notre conscience. Un « être » prolétarien pense en prolétaire, et un « être » bourgeois pense en bourgeois (nous verrons par la suite pourquoi il n'en est d'ailleurs pas toujours ainsi). Mais, d'une façon générale,
on pense autrement dans un palais que dans une chaumière. (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, p. 29.)
Les idéalistes disent qu'un prolétaire ou un bourgeois sont l'un ou l'autre parce qu'ils pensent comme l'un ou l'autre.
Nous disons, au contraire, que, s'ils pensent comme un prolétaire ou comme un bourgeois, c'est qu'ils sont l'un ou l'autre. Un prolétaire a une conscience de classe prolétarienne parce qu'il est prolétaire.
Ce que nous devons bien remarquer, c'est que la théorie idéaliste comporte une conséquence pratique. Si l'on est bourgeois, dit-on, c'est que l'on pense comme un bourgeois ; donc, pour ne plus l'être, il suffit de changer la façon de penser en cause et, pour faire cesser l'exploitation bourgeoise, il suffit de faire un travail de conviction auprès des patrons. C'est là une théorie défendue par les socialistes chrétiens ; ce fut celle aussi des fondateurs du socialisme utopique.
Mais c'est aussi la théorie des fascistes qui luttent contre le capitalisme non pour le supprimer, mais pour le rendre plus « raisonnable » ! Quand le patronat comprendra qu'il exploite les ouvriers, disent-ils, il ne le fera plus. Voilà une théorie complètement idéaliste dont on voit les dangers.
Marx nous parle de l'« être social ». Qu'entend-il par-là ?
L'« être social » est déterminé par les conditions d'existence matérielles dans lesquelles vivent les hommes dans la société.
Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leurs conditions matérielles d'existence, mais ce sont ces conditions matérielles qui déterminent leur conscience.
Qu'est-ce qu'on appelle les conditions matérielles d'existence ? Dans la société, il y a des riches et des pauvres, et leur façon de penser est différente, leurs idées sur un même sujet sont différentes. Prendre le métro, pour un pauvre, un chômeur, est un luxe, mais, pour un riche qui a eu une voiture, c'est une déchéance.
Les idées du pauvre sur le métro, les possède-t-il parce qu'il est pauvre ou est-ce parce qu'il prend le métro qu'il les possède ? C'est parce qu'il est pauvre. Etre pauvre, c'est là sa condition d'existence.
Alors, il faut voir pourquoi il y a des riches et des pauvres pour pouvoir expliquer les conditions d'existence des hommes.
Un groupe d'hommes occupant dans le processus économique de production une place analogue (c'est-à-dire en régime capitaliste actuel, possédant les moyens de production — ou, au contraire, travaillant sur des moyens de production ne leur appartenant pas), et par conséquent ayant dans une certaine mesure les mêmes conditions matérielles d'existence, forme une classe, mais la notion de classe ne se réduit pas à celle de richesse ou de pauvreté. Un prolétaire peut gagner plus qu'un bourgeois ; il n'en est pas moins prolétaire parce qu'il dépend d'un patron et parce que sa vie n'est ni assurée ni indépendante. Les conditions matérielles d'existence ne sont pas constituées seulement par l'argent gagné, mais par la fonction sociale, et alors nous avons l'enchaînement suivant :
Les hommes font leur histoire par leur action suivant leur volonté, qui est l'expression de leurs idées. Celles-ci viennent de leurs conditions d'existence matérielles, c'est-à-dire de leur appartenance à une classe.
Les hommes agissent parce qu'ils ont certaines idées. Ils doivent ces idées à leurs conditions d'existence matérielles, parce qu'ils appartiennent à l'une ou l'autre classe. Cela ne veut pas dire qu'il y a seulement deux classes dans la société : il y a une quantité de classes, dont deux principalement sont en lutte : bourgeoisie et prolétariat.
Donc, sous les idées se trouvent les classes.
La société est divisée en classes, qui luttent l'une contre l'autre. Ainsi, si on examine les idées des hommes, on constate que ces idées sont en conflit, et que, sous ces idées, nous retrouvons les classes qui, elles aussi, sont en conflit.
Par conséquent, les forces motrices de l'histoire, c'est-à-dire ce qui explique l'histoire, c'est la lutte des classes.
Si nous prenons comme exemple le déficit permanent du budget, nous voyons qu'il y a deux solutions ; l'une qui consiste à continuer ce que l'on appelle l'orthodoxie financière : économies, emprunts, impôts nouveaux, etc. ; et l'autre solution qui consiste à faire payer les riches.
Nous constatons une lutte politique autour de ces idées et, d'une façon générale, on « regrette » que l'on ne puisse se mettre d'accord sur ce sujet ; mais le marxiste veut comprendre et cherche ce qui se trouve sous la lutte politique ; il découvre alors la lutte sociale, c'est-à-dire la lutte des classes. Lutte entre ceux qui sont partisans de la première solution (les capitalistes) et ceux qui sont partisans de faire payer les riches (les classes moyennes et le prolétariat).
Il est prouvé, par conséquent, dira Engels, que, dans l'histoire moderne tout au moins, toutes les luttes politiques sont des luttes de classes et que toutes les luttes émancipatrices de classes, malgré leur forme nécessairement politique — car toute lutte de classes est une lutte politique — tournent en dernière analyse autour de l'émancipation économique. (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, p. 41-42. — Voir également Marx-Engels : Manifeste du Parti communiste, p. 17 et suivantes, et Lénine : Karl Marx et sa doctrine.)
Nous avons ainsi un chaînon à ajouter à l'enchaînement que nous connaissons pour expliquer l'histoire ; nous avons : l'action, la volonté, les idées, sous lesquelles se trouvent les classes et, derrière les classes, se trouve l'économie. Ce sont donc bien les luttes de classes qui expliquent l'histoire, mais c'est l'économie qui détermine les classes.
Si nous voulons expliquer un fait historique, nous devons examiner quelles sont les idées en lutte, rechercher les classes sous les idées et définir enfin le mode économique qui caractérise les classes.
On peut se demander encore d'où viennent les classes et le mode économique (et les dialecticiens n'ont pas peur de poser toutes ces questions successives parce qu'ils savent qu'il faut trouver la source de toute chose). C'est ce que nous étudierons en détail dans le prochain chapitre, mais nous pouvons déjà dire :
Pour savoir d'où viennent les classes, il faut étudier l'histoire de la société, et l'on verra alors que les classes en présence n'ont pas toujours été les mêmes. En Grèce : les esclaves et les maîtres ; au moyen âge : les serfs et les seigneurs; ensuite, en simplifiant cette énumération, la bourgeoisie et le prolétariat.
Nous constatons dans ce tableau que les classes changent, et, si nous cherchons pourquoi elles changent, nous verrons que c'est parce que les conditions économiques ont changé (les conditions économiques sont: la structure de la production, de la circulation, de la répartition, de la consommation des richesses, et, comme condition dernière de tout le reste, la façon de produire, la technique).
Voici maintenant un texte d'Engels :
Bourgeoisie et prolétariat s'étaient formés l'un et l'autre à la suite d'une transformation des conditions économiques, plus exactement du mode de production. C'est le passage d'abord du métier corporatif à la manufacture et de la manufacture à la grande industrie, avec son mode d'exploitation mécanique à la vapeur, qui avait développé ces deux classes. (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, p. 41.)
Nous voyons donc, en dernière analyse, que les forces motrices de l'histoire nous sont données par l'enchaînement suivant :
L'histoire est l'œuvre des hommes.
L'action, qui fait l'histoire, est déterminée par leur volonté.
Cette volonté est l'expression de leurs idées.
Ces idées sont le reflet des conditions sociales dans lesquelles ils vivent.
Ce sont ces conditions sociales qui déterminent les classes et leurs luttes.
Les classes sont elles-mêmes déterminées par les conditions économiques.
Pour préciser sous quelles formes et dans quelles conditions se déroule cet enchaînement, disons que :
Les idées se traduisent dans la vie sur le plan politique,
Les luttes de classes qui se trouvent derrière les luttes d'idées se traduisent sur le plan social.
Les conditions économiques (qui sont déterminées par l'état de la technique) se traduisent sur le plan économique.
Lectures
Karl Marx : Préface de la Contribution à la critique de l'économie politique.
Karl Marx et Friedrich Engels : Manifeste du Parti communiste.
Chapître II – d’où viennent les classes et les conditions économiques ?
Nous avons vu que les forces motrices de l'histoire sont, en dernière analyse, les classes et leurs luttes déterminées par les conditions économiques.
Cela par l'enchaînement suivant : les hommes ont en tête des idées qui les font agir. Ces idées naissent des conditions d'existence matérielles dans lesquelles ils vivent. Ces conditions d'existence matérielle sont déterminées par la place sociale qu'ils occupent dans la société, c'est-à-dire par la classe à laquelle ils appartiennent, et les classes sont elles-mêmes déterminées par les conditions économiques dans lesquelles évolue la société.
Mais alors il nous faut voir ce qui détermine les conditions économiques et les classes qu'elles créent. C'est ce que nous allons étudier.
En étudiant l'évolution de la société et en prenant les faits dans le passé, on constate tout d'abord que la division de la société en classes n'a pas toujours existé. La dialectique veut que nous recherchions l'origine des choses ; or nous constatons que, dans un passé très éloigné, il n'y avait pas de classes. Dans L'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat, Engels nous dit :
A tous les stades inférieurs de la société, la production était essentiellement commune ; il n'y a pas une classe, une catégorie de travailleurs, puis une autre. La consommation des produits créés par les hommes était aussi commune. C'est le communisme primitif. (Friedrich Engels : L'Origine de la famille, Editions sociales, p. 159. Voir aussi p. 145-146.)
Tous les hommes participent à la production ; les instruments de travail individuels sont propriété privée, mais ceux dont on se sert en commun appartiennent à la communauté. La division du travail n'existe à ce stade inférieur qu'entre les sexes. L'homme chasse, pêche, etc. : la femme prend soin de la maison. Il n'y a pas d'intérêts particuliers ou « privés » en jeu.
Mais les hommes n'en sont pas restés à cette période, et le premier changement dans la vie des hommes sera la division du travail dans la société.
Dans le mode de production se glisse lentement la division du travail. (Friedrich Engels : L'Origine de la famille, p. 159.)
Ce premier fait se produisit là où les hommes
se trouvèrent en présence d'animaux qui se laissèrent d'abord domestiquer, puis élever. Un certain nombre des tribus les plus avancées... firent de l'élevage leur principale branche de travail. Des tribus de pasteurs se détachèrent de la masse des Barbares. Ce fut la première grande division du travail. (2. Idem, p. 146.)
Nous avons donc, comme premier mode de production : chasse, pêche ; deuxième mode de production : élevage, qui donne naissance aux tribus de pasteurs.
C'est cette première division du travail qui est à la base de la
L'accroissement de la production dans toutes ses branches — élevage du bétail, agriculture, métiers domestiques — donnait à la force de travail humaine la capacité de créer plus de produits qu'il n'en fallait pour son entretien. Elle augmenta en même temps la somme quotidienne de travail qui incombait à chaque membre de la gens, de la communauté domestique ou de la famille isolée. Il devint désirable d'englober des forces de travail nouvelles. La guerre les fournit : les prisonniers de guerre furent transformés en esclaves. Du fait qu'elle augmentait la productivité du travail, et par conséquent la richesse, et qu'elle étendait le champ de la production, la première grande division sociale du travail avait, dans l'ensemble de ces conditions historiques, pour suite nécessaire l'esclavage. De la première grande division sociale du travail naquit la première grande scission de la société en deux classes : maîtres et esclaves, exploiteurs et exploités. (Friedrich Engels : L'Origine de la famille, pp. 147-148.)
Nous sommes ainsi arrivés au seuil de la civilisation... Au stade le plus inférieur, les hommes ne produisaient que directement pour leurs propres besoins ; les quelques actes d'échange qui avaient lieu étaient isolés et ne portaient que sur le superflu dont par hasard on disposait. Au stade moyen de la barbarie nous trouvons déjà dans le bétail, chez les peuples pasteurs, une propriété... d'où encore les conditions d'un échange régulier. (2. Idem, p. 150.)
Nous avons donc à ce moment deux classes dans la société : maîtres et esclaves. Puis la société va continuer à vivre et à subir de nouveaux développements. Une nouvelle classe va naître et grandir.
La richesse s'accrût rapidement, mais sous forme de richesse individuelle ; le tissage, le travail des métaux et les autres métiers, qui se séparaient de plus en plus, donnèrent à la production une variété et une perfection croissantes : l'agriculture, outre du grain... fournit désormais l'huile et aussi le vin... Une besogne aussi variée ne pouvait plus être exercée par le même individu ; la deuxième grande division du travail s'effectua ; le métier se sépara de l'agriculture. L'accroissement constant de la production et, avec elle, de la productivité du travail augmenta la valeur de la force de travail humaine; l'esclavage... devient maintenant un élément essentiel du système social... C'est par douzaines qu'on les [les esclaves] pousse au travail... De la scission de la production en deux branches principales, l'agriculture et le métier, naît la production directe pour l'échange, la production marchande et, avec elle, le commerce... (Friedrich Engels : L'origine de la famille, p. 149.)
Ainsi, la première grande division du travail augmente la valeur du travail humain, crée un accroissement de richesse, qui augmente de nouveau la valeur du travail et qui oblige à une deuxième division du travail : métiers et agriculture. A ce moment, l'accroissement continuel de la production et, parallèlement, de la valeur de la force du travail humain rend « indispensables » les esclaves, crée la production marchande et, avec elle, une troisième classe : celle des marchands.
Nous avons donc à ce moment, dans la société, une triple division du travail et trois classes : agriculteurs, artisans, marchands. Nous voyons pour la première fois apparaître une classe qui ne participe pas à la production, et cette classe, la classe des marchands, va dominer les deux autres.
Le stade supérieur de la barbarie nous offre une division plus grande encore du travail... d'où portion toujours croissante de résultats du travail directement produit pour l'échange, et, par-là, élévation de l'échange... au rang de nécessité vitale de la société. La civilisation consolide et renforce toutes ces divisions du travail déjà existantes, notamment en accentuant l'antagonisme entre ville et campagne... et elle y ajoute une troisième division du travail qui lui est propre et d'une importance capitale : elle enfante une classe qui ne s'occupe plus de la production, mais uniquement de l'échange des produits : les marchands.
Cette classe se fait l'intermédiaire entre deux producteurs. Sous prétexte... de devenir ainsi la classe la plus utile de la population... [elle] s'acquiert rapidement des richesses énormes et une influence sociale proportionnée... [elle] est appelée... à une domination toujours plus grande de la production, jusqu'à ce que, en fin de compte, elle mette au jour, elle aussi, un produit à elle propre — les crises commerciales périodiques. (Friedrich Engels : L'Origine de la famille, pp. 151-152.)
Nous voyons donc l'enchaînement qui, partant du communisme primitif, nous mène au capitalisme.
Communisme primitif.
Division entre tribus sauvages et pasteurs (première division du travail : maîtres, esclaves).
Division entre les agriculteurs et les artisans de métiers (deuxième division du travail).
Naissance de la classe des marchands (troisième division du travail) qui
Engendre les crises commerciales périodiques (capitalisme).
Nous savons maintenant d'où viennent les classes et il nous reste à étudier :
Nous devons d'abord très brièvement passer en revue les diverses sociétés qui nous ont précédés.
Les documents manquent pour étudier en détail l'histoire des sociétés qui ont précédé les sociétés antiques ; mais nous savons, par exemple, que chez les Grecs il existait des maîtres et des esclaves et que la classe des marchands commençait déjà à se développer. Ensuite, au moyen âge, la société féodale, avec seigneurs et serfs, permet aux marchands de prendre de plus en plus d'importance. Ils se groupent près des châteaux, au sein des bourgs (d'où le nom de « bourgeois ») ; d'autre part, au moyen âge, avant la production capitaliste, il n'existait que la petite production, qui avait pour condition première que le producteur fût propriétaire de ses instruments de travail. Les moyens de production appartenaient à l'individu et n'étaient adaptés qu'à l'usage individuel. Ils étaient, par conséquent, mesquins, petits, limités. Concentrer et élargir ces moyens de production, les transformer en de puissants leviers de la production moderne, était le rôle historique de la production capitaliste et de la bourgeoisie...
A partir du XV° siècle, la bourgeoisie a accompli cette œuvre en parcourant les trois phases historiques : de la coopération simple, de la manufacture et de la grande industrie... En arrachant ces moyens de production à leur isolement, en les concentrant... on en change la nature même et d'individuels ils deviennent sociaux. (Friedrich Engels : Socialisme utopique et socialisme scientifique, p. 65.)
Nous voyons donc que, parallèlement à révolution des classes (maîtres et esclaves ; seigneurs et serfs), évoluent les conditions de production, de circulation, de distribution des richesses, c'est-à-dire les conditions économiques, et que cette évolution économique suit pas à pas et parallèlement l'évolution des modes de production. Ce sont donc
c'est-à-dire l'état des instruments, des outils, leur utilisation, les méthodes de travail, en un mot l'état de la technique qui détermine les conditions économiques.
Si, auparavant, les forces d'un individu ou, tout au plus, d'une famille avaient suffi pour faire travailler les anciens moyens de production isolés, il fallait maintenant tout un bataillon d'ouvriers pour mettre en branle ces moyens de production concentrés. La vapeur et la machine-outil achevèrent et complétèrent cette métamorphose... L'atelier individuel [est remplacé par] la fabrique, qui réclame la coopération de centaines et de milliers d'ouvriers. La production se transforma d'une série d'actes individuels qu'elle était en une série d'actes sociaux. (Friedrich Engels : Socialisme utopique et socialisme scientifique, p. 65.)
Nous voyons là que l'évolution des modes de production a transformé totalement les forces productives. Or, si les outils de travail sont devenus collectifs, le régime de propriété est resté individuel ! Les machines qui ne peuvent fonctionner que par la mise en œuvre d'une collectivité sont restées la propriété d'un seul homme. Aussi voyons-nous que
[les forces productives] poussent vers la reconnaissance pratique de leur caractère réel, celui de forces productives sociales... [elles] imposent à de grandes quantités de moyens de production la socialisation, qui se manifeste sous forme de sociétés par actions... Cette forme, elle aussi, devient insuffisante... L'Etat doit prendre la direction de ces forces productives... la bourgeoisie est devenue superflue... Toutes les fonctions sociales des capitalistes sont remplies... par des employés salariés. (Idem, pp. 75-76.)
Ainsi nous apparaissent les contradictions du régime capitaliste :
D'un côté, perfectionnement du machinisme rendu obligatoire... par la concurrence et équivalant à l'élimination toujours croissante d'ouvriers... De l'autre côté, extension illimitée de la production également obligatoire. Des deux côtés, développement inouï des forces productives, excès de l'offre sur la demande, surproduction, crises... ce qui nous mène à : surabondance de production... et surabondance d'ouvriers sans travail, sans moyens d'existence. (Idem, p. 83.)
Il y a contradiction entre le travail devenu social, collectif, et la propriété restée individuelle. Et alors, avec Marx, nous dirons :
De formes de développement des forces productives qu'ils étaient, ces rapports en deviennent des entraves. Alors s'ouvre une période de révolution sociale. (Karl Marx : préface à la Contribution à la critique de l'économie politique.)
Avant de terminer ce chapitre, il est nécessaire de faire quelques remarques et de souligner que, dans cette étude, nous retrouvons tous les caractères et les lois de la dialectique que nous venons d'étudier.
En effet, nous venons de parcourir très rapidement l'histoire des sociétés, des classes et des modes de production. Nous voyons combien est dépendante des autres chaque partie de cette étude. Nous constatons que cette histoire est essentiellement mouvante et que les changements qui se produisent à chaque stade de l'évolution des sociétés sont provoqués par une lutte interne, lutte entre les éléments de conservation et de progrès, lutte qui aboutit à la destruction de chaque société et à la naissance d'une nouvelle. Chacune d'elles a un caractère, une structure bien différents de celle qui l'a précédée. Ces transformations radicales s'opèrent après une accumulation de faits qui, en eux-mêmes, paraissent insignifiants, mais qui, à un certain moment, créent par leur accumulation une situation de fait qui provoque un changement brutal, révolutionnaire.
Nous retrouvons donc là les caractères et les grandes lois générales de la dialectique, c'est-à-dire :
- L'interdépendance des choses et des faits.
- Le mouvement et le changement dialectique.
- L'autodynamisme.
- La contradiction.
- L'action réciproque.
Et l'évolution par bonds (transformation de la quantité en qualité).
Lectures
Friedrich Engels : L'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat
Friedrich Engels : Socialisme utopique et Socialisme scientifique.
Questions de contrôle
Chapitre premier
1. Quelle explication les idéalistes nous donnent-ils de l'histoire ?
2. Qu'est-ce que le matérialisme historique ?
3. Quelle était la position des matérialistes du XVIII° siècle dans l'explication de l'histoire ? En montrer l'insuffisance.
Chapitre II
1. D'où viennent les classes ?
2. Quelles sont les forces motrices de l'histoire ?
Devoir écrit
Comment le marxisme (matérialisme historique) applique-t-il la dialectique à l'histoire ?
Sixième partie – Le matérialisme dialectique et les idéologies
Chapître unique – application de la méthode dialectique aux idéologies
On a coutume d'entendre dire que le marxisme est une philosophie matérialiste qui nie le rôle des idées dans l'histoire, qui nie le rôle du facteur idéologique et ne veut considérer que les influences économiques.
Cela est faux. Le marxisme ne nie pas le rôle important que l'esprit, l'art, les idées ont dans la vie. Bien au contraire, il attache une importance particulière à ces formes idéologiques et nous allons terminer cette étude des principes élémentaires du marxisme en examinant comment la méthode du matérialisme dialectique s'applique aux idéologies ; nous allons voir quel est le rôle des idéologies dans l'histoire, l'action du facteur idéologique et ce qu'est la forme idéologique.
Cette partie du marxisme que nous allons étudier est le point le plus mal connu de cette philosophie. La raison en est que, pendant longtemps, on a surtout traité et répandu la partie du marxisme étudiant l'économie politique. En agissant ainsi, on séparait arbitrairement cette matière non seulement du grand « tout » que forme le marxisme, mais on la séparait de ses bases ; car ce qui a permis de faire de l'économie politique une véritable science, c'est le matérialisme historique, qui est, comme nous l'avons vu, une application du matérialisme dialectique.
On peut signaler en passant que cette façon de procéder provient bien de l'esprit métaphysique que nous connaissons et dont nous avons tant de mal à nous défaire. C'est, répétons-le, dans la mesure où nous isolons les choses, où nous les étudions d'une façon unilatérale, que nous commettons des erreurs.
Les mauvaises interprétations du marxisme proviennent donc de ce que l'on n'a pas suffisamment insisté sur le rôle des idéologies dans l'histoire et dans la vie. On les a séparées du marxisme, et, ce faisant, on a séparé le marxisme du matérialisme dialectique, c'est-à-dire de lui-même !
Nous sommes heureux de voir que, depuis quelques années, grâce en partie au travail de l'Université Ouvrière de Paris, à laquelle plusieurs milliers d'élèves sont redevables de connaître le marxisme, grâce aussi au travail de nos camarades intellectuels qui y ont contribué par leurs travaux et leurs livres, le marxisme a reconquis sa véritable figure et la place à laquelle il a droit.
Nous allons aborder ce chapitre, consacré au rôle des idéologies, par quelques définitions.
Qu'est-ce que nous appelons une idéologie ? Qui dit idéologie dit, avant tout, idée. L'idéologie, c'est un ensemble d'idées qui forme un tout, une théorie, un système ou même parfois simplement un état d'esprit.
Le marxisme est une idéologie qui forme un tout et qui offre une méthode de résolution de tous les problèmes1. Une idéologie républicaine est l'ensemble d'idées que nous trouvons dans l'esprit d'un républicain.
Mais une idéologie n'est pas seulement un ensemble d'idées pures, qu'on supposerait séparées de tout sentiment (c'est là une conception métaphysique) ; une idéologie comporte nécessairement des sentiments, sympathies, antipathies, espoirs, craintes, etc. Dans l'idéologie prolétarienne, nous trouvons les éléments idéaux de la lutte de classes, mais nous trouvons aussi des sentiments de solidarité envers les exploités du régime capitaliste, les « emprisonnés », des sentiments de révolte, d'enthousiasme, etc.. C'est tout cela qui fait une idéologie.
Voyons maintenant ce que l'on appelle le facteur idéologique : c'est l'idéologie considérée comme une cause ou une force qui agit, qui est capable d'influence, et c'est pourquoi l'on parle de l'action du facteur idéologique. Les religions, par exemple, sont un facteur idéologique dont nous devons tenir compte ; elles ont une force morale qui agit encore de façon importante.
Qu'entend-on par forme idéologique ? On désigne ainsi un ensemble d'idées particulières, qui forment une idéologie dans un domaine spécialisé. La religion, la morale sont des formes de l'idéologie, de même que la science, la philosophie, la littérature, l'art, la poésie.
Si nous voulons donc examiner quel est le rôle de l'histoire de l'idéologie en général et de toutes ses formes en particulier, nous mènerons cette étude non pas en séparant l'idéologie de l'histoire, c'est-à-dire de la vie des sociétés, mais en situant le rôle de l'idéologie, de ses facteurs et de ses formes dans et à partir de la société.
Nous avons vu, en étudiant le matérialisme historique, que l'histoire des sociétés s'explique par l'enchaînement suivant : les hommes font l'histoire par leur action, expression de leur volonté. Celle-ci est déterminée par les idées. Nous avons vu que ce qui explique les idées des hommes, c'est-à-dire leur idéologie, c'est le milieu social où se manifestent les classes, qui sont à leur tour elles-mêmes déterminées par le facteur économique, c'est-à-dire, en fin de compte, par le mode de production.
Nous avons vu aussi qu'entre le facteur idéologique et le facteur social se trouve le facteur politique, qui se manifeste dans la lutte idéologique comme expression de la lutte sociale.
Si donc nous examinons la structure de la société à la lumière du matérialisme historique, nous voyons qu'à la base se trouve la structure économique, puis, au-dessus d'elle, la structure sociale, qui soutient la structure politique, et enfin la structure idéologique.
Nous voyons que, pour les matérialistes, la structure idéologique est l'aboutissement, le sommet de l'édifice social, tandis que, pour les idéalistes, la structure idéologique est à la base.
Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement donné de leurs forces productives matérielles. L'ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base réelle sur quoi s'élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociale déterminées [c'est-à-dire des formes idéologiques]. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général. (Karl Marx : préface à la Contribution à la critique de l'économie politique, p. 4.)
Nous voyons, par conséquent, que c'est la structure économique qui est à la base de la société. On dit aussi qu'elle en est l'infrastructure (ce qui signifie la structure inférieure).
L'idéologie, qui comprend toutes les formes : la morale, la religion, la science, la poésie, l'art, la littérature, constitue la supra — ou superstructure (qui signifie : structure qui est au sommet).
Sachant, comme le démontre la théorie matérialiste, que les idées sont le reflet des choses, que c'est notre être social qui détermine la conscience, nous dirons donc que la superstructure est le reflet de l'infrastructure.
Voici un exemple d'Engels, qui nous le démontre bien :
Le dogme calviniste répondait aux besoins de la bourgeoisie la plus avancée de l'époque. Sa doctrine de la prédestination était l'expression religieuse du fait que, dans le monde commercial de la concurrence, le succès et l'insuccès ne dépendent ni de l'activité, ni de l'habileté de l'homme, mais de circonstances indépendantes de son contrôle. Ces circonstances ne dépendant ni de celui qui veut, ni de celui qui travaille, elles sont à la merci de puissances économiques supérieures et inconnues ; et cela est particulièrement vrai à une époque de révolution économique, alors que tous les anciens centres de commerce et toutes les routes commerciales étaient remplacées par d'autres, que les Indes et l'Amérique étaient ouvertes au monde, et que les articles de foi économique les plus respectables par leur antiquité — la valeur respective de l'or et de l'argent — commençaient à chanceler et à s'écrouler. (Friedrich Engels : Socialisme utopique et socialisme scientifique, Introduction, p. 28.)
En effet, que se passe-t-il dans la vie économique pour les marchands ? Ils sont en concurrence. Les marchands, les bourgeois ont fait l'expérience de cette concurrence, où il y a des vainqueurs et des vaincus.
Bien souvent, les plus débrouillards, les plus intelligents sont vaincus par la concurrence, par une crise qui survient et les abat. Cette crise est pour eux une chose imprévisible, elle leur semble une fatalité et c'est cette idée que, sans raison, les moins malins survivent parfois à la crise, qui est transposée dans la religion protestante. C'est cette constatation, que certains « arrivent » par chance, qui fournit cette idée de la prédestination selon laquelle les hommes doivent subir un sort fixé, de toute éternité, par Dieu.
Nous voyons, d'après cet exemple de reflet des conditions économiques, de quelle façon la superstructure est le reflet de l'infrastructure.
Voici encore un autre exemple : prenons la mentalité de deux ouvriers non syndiqués, c'est-à-dire non développés politiquement; l'un travaille dans une très grande usine, où le travail est rationalisé, l'autre travaille chez un petit artisan. Il est certain qu'ils auront tous les deux une conception différente du patron. Pour l'un, le patron sera l'exploiteur féroce, caractéristique du capitalisme ; l'autre verra le patron comme un travailleur, aisé certes, mais travailleur et non tyran.
C'est bien le reflet de leur condition de travail qui déterminera leur façon de comprendre le patronat.
Cet exemple, qui est important, nous amène, pour être précis, à faire certaines remarques.
Nous venons de dire que les idéologies sont le reflet des conditions matérielles de la société, que c'est l'être social qui détermine la conscience sociale. On pourrait en déduire qu'un prolétariat doit avoir automatiquement une idéologie prolétarienne.
Mais une telle supposition ne correspond pas à la réalité, car il y a des ouvriers qui n'ont pas une conscience d'ouvrier.
Il y a donc une distinction à établir : les gens peuvent vivre dans des conditions déterminées, mais la conscience qu'ils en ont peut ne pas correspondre à la réalité. C'est ce qu'Engels appelle : « avoir une conscience fausse ».
Exemple : certains ouvriers sont influencés par la doctrine du corporatisme qui est un retour vers le moyen âge, vers l'artisanat. Dans ce cas, il y a conscience de la misère des ouvriers, mais ce n'est pas une conscience juste et vraie. L'idéologie est bien là un reflet des conditions de vie sociale, mais ce n'est pas un reflet fidèle, un reflet exact.
Dans la conscience des gens, le reflet est très souvent un reflet « à l'envers ». Constater le fait de la misère, c'est là un reflet de conditions sociales, mais ce reflet devient faux lorsque l'on pense qu'un retour vers l'artisanat sera la solution du problème. Nous voyons donc ici une conscience en partie vraie et en partie fausse.
L'ouvrier qui est royaliste a aussi une conscience à la fois vraie et fausse. Vraie parce qu'il veut supprimer la misère qu'il constate ; fausse parce qu'il pense qu'un roi peut faire cela. Et, simplement parce qu'il a mal raisonné, parce qu'il a mal choisi son idéologie, cet ouvrier peut devenir pour nous un ennemi de classe, alors que, pourtant, il est de notre classe. Ainsi, avons une conscience fausse, c'est se tromper ou être trompé sur sa véritable condition.
Nous dirons donc que l'idéologie est le reflet des conditions d'existence, mais que ce n'est pas un reflet FATAL.
Il nous faut d'ailleurs constater que tout est mis en œuvre pour nous donner une conscience fausse et développer l'influence de l'idéologie des classes dirigeantes sur les classes exploitées. Les premiers éléments d'une conception de la vie que nous recevons, notre éducation, notre instruction, nous donnent une conscience fausse. Nos attaches dans la vie, un fond de paysannerie chez certains, la propagande, la presse, la radio faussent aussi parfois notre conscience.
Par conséquent, le travail idéologique a donc pour nous, marxistes, une extrême importance. Il faut détruire la conscience fausse pour acquérir une conscience vraie et, sans le travail idéologique, cette transformation ne peut se réaliser.
Ceux qui considèrent et disent que le marxisme est une doctrine fataliste ont donc tort, puisque nous pensons, en vérité, que les idéologies jouent un grand rôle dans la société et qu'il faut enseigner et apprendre cette philosophie qu'est le marxisme pour lui faire jouer le rôle d'un outil et d'une arme efficaces.
Nous avons vu par les exemples de conscience vraie et de conscience fausse qu'il ne faut pas toujours vouloir expliquer les idées seulement par l'économie et nier que les idées aient une action. Procéder ainsi serait interpréter le marxisme d'une mauvaise façon.
Les idées s'expliquent, certes, en dernière analyse, par l'économie, mais elles ont aussi une action qui leur est propre.
... D'après la conception matérialiste de l'histoire, le facteur déterminant dans l'histoire est, en dernière instance, la production et la reproduction de la vie réelle. Ni Marx, ni moi n'avons jamais affirmé davantage. Si, ensuite, quelqu'un torture cela jusqu'à dire que le facteur économique est le seul déterminant, il transforme cette proposition en une phrase vide, abstraite, absurde. La situation économique est la base, mais les diverses parties de la superstructure... exercent également leur action sur le cours des luttes historiques et en déterminent, de façon prépondérante, la forme dans beaucoup de cas. Il y a action et réaction de tous ces facteurs au sein desquels le mouvement économique finit par se frayer son chemin comme quelque chose de forcé à travers la foule infinie de hasards. (Voir dans Marx-Engels : Etudes philosophiques, la lettre d'Engels à Joseph Bloch.)
Nous voyons donc qu'il nous faut tout examiner avant de chercher l'économie, et que, si celle-ci est la cause en dernière analyse, il faut toujours penser qu'elle n'est pas la seule cause.
Les idéologies sont les reflets et les effets des conditions économiques, mais la relation entre elles n'est pas simple, car nous constatons aussi une action réciproque des idéologies sur l'infrastructure.
Si nous voulons étudier le mouvement de masse qui s'est développé en France après le 6 février 1934, nous le ferons au moins sous deux aspects, pour démontrer ce que nous venons d'écrire.
Certains expliquent ce courant en disant que la cause en était la crise économique. C'est là une explication matérialiste, mais unilatérale. Cette explication ne tient compte que d'un seul facteur : l'économique, ici : la crise.
Ce raisonnement est donc en partie juste, mais à condition qu'on y ajoute comme facteur d'explication ce que pensent les gens : l'idéologie. Or, dans ce courant de masse, les gens sont « antifascistes », voilà le facteur idéologique. Et, si les gens sont antifascistes, c'est grâce à la propagande qui a donné naissance au Front populaire. Mais, pour que cette propagande fût efficace, il fallait un terrain favorable, et ce que l'on a pu faire en 1936 n'était pas possible en 1932. Enfin, nous savons comment, par la suite, ce mouvement de masse et son idéologie ont influencé à son tour l'économie par la lutte sociale qu'ils ont déclenchée.
Nous voyons donc, dans cet exemple, que l'idéologie, qui est le reflet des conditions sociales, devient à son tour une cause des événements.
Le développement politique, juridique, philosophique, religieux, littéraire, artistique, etc., repose sur le développement économique. Mais ils réagissent tous également les uns sur les autres, ainsi que sur la base économique. Il n'en est pas ainsi, parce que la situation économique est la cause, qu'elle est seule active et que tout le reste n'est qu'action passive. Il y a, au contraire, action et réaction sur la base de la nécessité économique, qui l'emporte toujours en dernière instance. (Marx-Engels : Etudes philosophiques. Lettre d'Engels à Heinz Starkenburg.)
C'est ainsi, par exemple, que
la base du droit successoral, en supposant l'égalité du stade de développement de la famille, est une base économique. Néanmoins, il sera difficile de démontrer qu'en Angleterre, par exemple, la liberté absolue de tester et, en France, sa grande limitation n'ont, dans toutes leurs particularités, que des causes économiques. Mais, pour une part très importante, toutes deux réagissent sur l'économie par le fait qu'elles influencent la répartition de la fortune. (Idem. Lettre d'Engels à Conrad Schmidt.)
Pour prendre un exemple plus actuel, nous reprendrons celui des impôts. Nous avons tous une idée sur les impôts. Les riches veulent être dégrevés et sont partisans des impôts indirects ; les travailleurs et les classes moyennes veulent, au contraire, une fiscalité basée sur l'impôt direct et progressif. Ainsi donc l'idée que nous avons des impôts, et qui est un facteur idéologique, a son origine dans la situation économique qui est la nôtre et qui est créée, imposée, par le capitalisme. Les riches veulent conserver leurs privilèges et luttent pour conserver le mode actuel d'imposition et pour renforcer les lois dans ce sens. Or, ces lois, qui viennent des idées, réagissent sur l'économie, car elles tuent le petit commerce et les artisans et précipitent la concentration capitaliste.
Nous voyons, par conséquent, que les conditions économiques engendrent les idées, mais que les idées engendrent aussi des modifications dans les conditions économiques, et c'est en tenant compte de cette réciprocité des rapports que nous devons examiner les idéologies, toutes les idéologies ; et ce n'est qu'en dernière analyse, à la racine, que nous voyons les nécessités économiques toujours l'emporter.
Nous savons que ce sont les écrivains et les penseurs qui ont pour mission de propager, sinon de défendre les idéologies. Leurs pensées et leurs écrits ne sont pas toujours très caractérisés, mais, en fait, même dans des écrits qui ont l'air d'être de simples contes ou nouvelles, nous retrouvons toujours à l'analyse une idéologie. Faire cette analyse est une opération très délicate, et nous devons la faire avec beaucoup de prudence. Nous allons indiquer une méthode d'analyse dialectique, qui sera d'une grande aide, mais il faut faire bien attention à ne pas être mécaniste et à ne pas vouloir expliquer ce qui n'est pas explicable.
Pour bien appliquer la méthode dialectique, il faut connaître beaucoup de choses, et, si l'on ignore son sujet, il faut l'étudier minutieusement, sans quoi l'on arrive simplement à faire des caricatures de jugement.
Pour procéder à l'analyse dialectique d'un livre ou d'un conte littéraire, nous allons indiquer une méthode que l'on pourra appliquer à d'autres sujets.
Il faut d'abord faire attention au contenu du livre ou du conte à analyser. L'examiner indépendamment de toute question sociale, car tout ne vient pas de la lutte de classes et des conditions économiques.
Il y a des influences littéraires, et nous devons en tenir compte. Essayer de voir à quelle « école littéraire » appartient l'œuvre. Tenir compte du développement interne des idéologies. Pratiquement, il serait bon de faire un résumé du sujet à analyser et noter ce qui a frappé.
Observer ensuite les types sociaux qui sont les héros de l'intrigue. Chercher la classe à laquelle ils appartiennent, examiner l'action des personnages et voir si l'on peut rattacher d'une façon quelconque ce qui se passe dans le roman à un point de vue social.
Si cela n'est pas possible, si l'on ne peut pas raisonnablement faire cela, il vaut mieux abandonner l'analyse plutôt que d'inventer. Il ne faut jamais inventer une explication.
Lorsque l'on a trouvé quelle est ou quelles sont les classes en jeu, il faut rechercher la base économique, c'est-à-dire quels sont les moyens de production et là façon de produire au moment où se passe l'action du roman.
Si, par exemple, l'action se passe de nos jours l'économie, c'est le capitalisme. On voit actuellement de nombreux contes et romans qui critiquent, combattent le capitalisme. Mais il y a deux façons de combattre le capitalisme :
1. En révolutionnaire qui va de l'avant.
2. En réactionnaire, qui veut revenir au passé, et c'est souvent cette forme que l'on rencontre dans les romans modernes : on y regrette le temps d'autrefois.
Une fois que nous avons obtenu tout cela, nous pouvons alors rechercher l'idéologie, c'est-à-dire voir quelles sont les idées, les sentiments, quelle est la façon de penser de l'auteur.
En recherchant l'idéologie, nous penserons au rôle qu'elle joue, à son influence sur l'esprit des gens qui lisent le livre.
Nous pourrons alors donner la conclusion de notre analyse, dire pourquoi un tel conte ou roman a été écrit à tel moment et dénoncer ou louer, selon le cas, ses intentions (souvent inconscientes chez l'auteur).
Cette méthode d'analyse ne peut être bonne que si on se souvient, en l'appliquant, de tout ce qui a été dit précédemment. Il faut bien penser que la dialectique, si elle nous apporte une nouvelle façon de concevoir les choses, demande aussi de bien les connaître pour en parler et pour les analyser.
Il nous faut, par conséquent, maintenant que nous avons vu en quoi consiste notre méthode, essayer dans nos études, dans notre vie militante et personnelle, de voir les choses dans leur mouvement, dans leur changement, dans leurs contradictions et dans leur signification historique, et non à l'état statique, immobile, de les voir et de les étudier aussi sous tous leurs aspects et non d'une façon unilatérale. En un mot, d'appliquer partout et toujours l'esprit dialectique.
Nous savons mieux maintenant ce qu'est le matérialisme dialectique, forme moderne du matérialisme, fondé par Marx et Engels et développé par Lénine. Nous nous sommes surtout servis dans cet ouvrage de textes de Marx et Engels, mais nous ne pouvons terminer ces cours sans signaler particulièrement que l'œuvre philosophique de Lénine est considérable. (Voir « Lénine » à l'Index alphabétique des noms cités. L'apport philosophique de Lénine au marxisme — qu'il serait trop long et complexe d'examiner ici — apparaît nettement dans Matérialisme et empiriocriticisme et les Cahiers philosophiques.) C'est pourquoi l'on parle aujourd'hui de marxisme-léninisme.
Marxisme-léninisme et matérialisme dialectique sont indissolublement unis, et ce n'est que la connaissance du matérialisme dialectique qui permet de mesurer toute l'étendue, toute la portée, toute la richesse du marxisme-léninisme. Cela nous conduit à dire que le militant n'est vraiment armé idéologiquement que s'il connaît l'ensemble de cette doctrine.
La bourgeoisie, qui a bien compris cela, s'efforce d'introduire, en usant de tous les moyens, sa propre idéologie dans la conscience des travailleurs. Sachant parfaitement que, de tous les aspects du marxisme-léninisme, c'est le matérialisme dialectique qui est actuellement le plus mal connu, la bourgeoisie a organisé contre lui la conspiration du silence. Il est pénible de constater que l'enseignement officiel ignore une telle méthode et que l'on continue à enseigner dans les écoles et universités de la même manière qu'il y a cent ans.
Si, autrefois, la méthode métaphysique a dominé la méthode dialectique, c'était, nous l'avons vu, à cause de l'ignorance des hommes. Aujourd'hui, la science nous a donné les moyens de démontrer que la méthode dialectique est celle qu'il convient d'appliquer aux recherches scientifiques, et il est scandaleux que l'on continue à apprendre à nos enfants, à penser, à étudier avec la méthode issue de l'ignorance.
Si les savants, dans leurs recherches scientifiques, ne peuvent plus étudier, dans leur spécialité, sans tenir compte de l'interpénétration des sciences, appliquant par là et inconsciemment une partie de la dialectique, ils y apportent trop souvent la formation d'esprit qui leur a été donnée et qui est celle d'un esprit métaphysique. Que de progrès les grands savants qui ont déjà donné de grandes choses à l'humanité — pensons à Pasteur (Voir l'introduction d'Ernest Kahane à Pasteur : Pages choisies, « Les Classiques du peuple ».), Branly, qui étaient des idéalistes, des croyants — n'auraient-ils pas réalisés, ou permis de réaliser, s'ils avaient eu une formation d'esprit dialectique !
Mais il est une forme de lutte contre le marxisme-léninisme encore plus dangereuse que cette campagne de silence : ce sont les falsifications que la bourgeoisie essaie d'organiser à l'intérieur même du mouvement ouvrier. Nous voyons en ce moment fleurir de nombreux « théoriciens », qui se présentent comme « marxistes » et qui prétendent « renouveler », « rajeunir » le marxisme. Les campagnes de ce genre choisissent très souvent comme point d'appui les aspects du marxisme qui sont les moins connus, et, très particulièrement, la philosophie matérialiste.
Ainsi, par exemple, il y a des gens qui déclarent accepter le marxisme en tant que conception de l'action révolutionnaire, mais non pas en tant que conception générale du monde. Ils déclarent qu'on peut être parfaitement marxiste sans accepter la philosophie matérialiste. Conformément à cette attitude générale se développent diverses tentatives de contrebande. Des gens qui se disent toujours marxistes veulent introduire dans le marxisme des conceptions qui sont incompatibles avec la base même du marxisme, c'est-à-dire avec la philosophie matérialiste. On a connu des tentatives de ce genre dans le passé. C'est contre elles que Lénine a écrit son livre Matérialisme et empiriocriticisme. On assiste, à l'heure actuelle, dans la période de large diffusion du marxisme, à la renaissance et à la multiplication de ces tentatives. Comment reconnaître, comment démasquer celles qui, précisément, s'attaquent au marxisme dans son aspect philosophique, si on ignore la philosophie véritable du marxisme ?
Heureusement, on observe depuis quelques années, dans la classe ouvrière en particulier, une formidable poussée vers l'étude de l'ensemble du marxisme et un intérêt croissant précisément pour l'étude de la philosophie matérialiste. C'est là un signe qui indique, dans la situation actuelle, que la classe ouvrière a parfaitement senti la justesse des raisons que nous avons données au début en faveur de l'étude de la philosophie matérialiste. Les travailleurs ont appris, par leur propre expérience, la nécessité de lier à la pratique la théorie et, en même temps, la nécessité de pousser l'étude théorique aussi loin que possible. Le rôle de chaque militant doit consister à renforcer ce courant et à lui donner une direction et un contenu justes. Nous sommes heureux de voir que, grâce à l'Université Ouvrière de Paris (Aujourd'hui « Université nouvelle », 8, avenue Mathurin-Moreau, Paris.), plusieurs milliers d'hommes ont appris ce qu'est le matérialisme dialectique, et, si cela illustre d'une façon saisissante notre lutte contre la bourgeoisie en montrant de quel côté est la science, cela nous indique aussi notre devoir. Il faut étudier. Il faut connaître et faire connaître le marxisme dans tous les milieux. Parallèlement à la lutte dans la rue et sur le lieu du travail, les militants doivent mener la lutte idéologique. Leur devoir est de défendre notre idéologie contre toutes les formes d'attaque, et, en même temps, de mener la contre-offensive pour la destruction de l'idéologie bourgeoise dans la conscience des travailleurs. Mais, pour dominer tous les aspects de cette lutte, il faut être armé. Le militant ne le sera vraiment que par la connaissance du matérialisme dialectique.
En attendant que nous ayons édifié la société sans classes ou rien n'entravera le développement des sciences, telle est une partie essentielle de notre devoir.
Questions de contrôle
1. Est-il vrai que le marxisme nie le rôle des idées ?
2. Quels sont les différents facteurs qui conditionnent et constituent la structure de la société ?
3. Analyser avec la méthode du matérialisme dialectique un conte publié dans un journal.
Devoir de récapitulation générale
Quel profit avez-vous tiré pour la pensée et pour l'action du matérialisme dialectique ?
Index
Agnostiques. — Nom donné en philosophie à ceux qui déclarent la vérité inaccessible à l'esprit humain.
Alchimie. — Nom donné à la chimie du moyen âge. C'était un art, plus qu'une science, proche de la magie, qui consistait à chercher un remède propre à guérir tous les maux (panacée) et la transmutation des métaux en or par la « pierre philosophale ».
Analyse. — Opération de l'esprit qui consiste à décomposer une chose ou une idée en ses éléments.
Anatomie. — Science qui étudie la structure des êtres vivants et les rapports des différents organes qui les constituent.
Anaximène de Milet (VI° s. av. notre ère). — Philosophe de l'école d'Ionie. Il succéda à son maître Anaximandre et eut pour disciples Anaxagore et Diogène d'Apollonie. Selon lui, l'air est le principe de toutes choses.
Aristote (384-322 av. notre ère). — Avec Platon, le plus grand philosophe de l'antiquité. Enseigna à Athènes, d'où il lui fallut fuir une année avant sa mort pour échapper à des poursuites pour « impiété ». Disciple, mais adversaire de Platon, Aristote essaie de donner des fondements réalistes à la philosophie idéaliste de celui-ci, par l'observation systématique du monde sensible, mais part, comme lui, du concept de l'idée. Tout être — ou substance — est fait de deux principes : la matière et la forme. La matière est une masse brute, inerte, indistincte ; pour qu'elle devienne telle ou telle chose, « ceci » ou « cela », il faut que s'y applique une forme. La forme, c'est l'idée, active, spécifique. C'est elle qui donne à la matière sa qualification. La forme suprême, celle qui comprend toutes les autres, c'est Dieu. Aussi Aristote, repoussant la conception mécaniste de Démocrite, introduit-il le finalisme : c'est Dieu qui a organisé l'univers. Aristote fut le fondateur de la logique en tant que théorie du raisonnement juste. L'idée du développement est une idée centrale de son système. Le développement cosmique, le développement organique, le développement des formes de l'Etat, etc., sont partout conçus comme une évolution de l'imparfait au parfait, du général au particulier. Engels l'appelle le cerveau le plus universel de tous les philosophes grecs, celui qui s'est déjà livré à la recherche des formes essentielles du raisonnement dialectique. (Voir Friedrich Engels : Socialisme utopique et socialisme scientifique.)
Au moyen âge, les disciples de ce grand savant, de ce grand logicien n'ont conservé de son enseignement que l'aspect formel, abstrait ; incapables de repenser l'aristotélisme à la lumière des progrès de la science, ils en ont fait un système desséché et stérile, qui forma la base de la scolastique.
Atome. — On appelle ainsi, en chimie et en physique, la parcelle matérielle formant la plus petite quantité d'un élément qui puisse entrer en combinaison.
Dans la philosophie matérialiste antique, ce mot désignait l'élément le plus petit de la matière, absolument indivisible, l'élément premier à partir duquel se constituait par combinaison et agrégation la nature tout entière.
Bacon, François de Verulam (1561-1626). — Célèbre philosophe anglais. Membre de la Chambre des Communes en 1593, Bacon fut nommé en 1604 avocat ordinaire de la couronne ; en 1613, attorney général ; en 1617, garde des sceaux, et en 1618 grand chancelier de la couronne. Condamné en 1624 par le Parlement à la prison et à la déchéance pour corruption, il fut rendu à la liberté au bout de deux jours et rentra dans la vie privée.
François Bacon est l'auteur d'un grand nombre d'ouvrages scientifiques et philosophiques, parmi lesquels il faut mentionner tout particulièrement le Novum Organum (1620), dans lequel il oppose à l'ancienne métaphysique des idées a priori la logique fondée sur l'expérience.
François Bacon est un des fondateurs de la philosophie et de la méthode scientifique modernes.
Berkeley, George (1685-1753). — Philosophe anglais, évêque et, un certain temps, missionnaire malheureux en Amérique. Son activité cléricale (en tant que prêtre protestant dans l'Irlande catholique annexée et colonisée par la force au commencement du XVIII° siècle), au service de la politique de la nation anglaise conquérante, porte un caractère tout à fait réactionnaire. Parallèlement à des spéculations d'ordre spirituel, s'adonna également à des spéculations plus matérielles (par exemple, sur l'utilité des fameuses maisons ouvrières et du travail des enfants), comme le prouve son ouvrage : Essai sur les moyens d'éviter la ruine de la Grande-Bretagne (1720), composé à l'occasion du krach de la Southsea Company, qui fut une spéculation aventureuse. Lénine a caractérisé de façon approfondie sa philosophie. On en trouvera l'exposé dans le présent ouvrage, première partie, chapitre II. Ses conceptions économiques (dans le Querist), en particulier sur l'argent, ont été examinées à fond par Marx dans sa Contribution à la Critique de l'économie politique. Ouvrages : Nouvelle Théorie des perceptions de l'esprit (1707), Principes de la connaissance humaine (1710), (trad. franc, par Charles Renouvier, Paris, 1920) ; Dialogues entre Hylas et Philonoüs (1712) (trad. franc, par J. Beaulavon, Paris, 1895), exposé populaire de l'ouvrage précédent.
Branly, Edouard (1846-1940). — Physicien. Découvrit en 1873 les propriétés des oxydes de cuivre pour « redresser » les courants alternatifs. En 1888, il mit sur pied les premières radio-communications en découvrant la propriété du « tube à limaille ». Grâce à son « détecteur », la T.S.F. était née. En 1898, il exposa à l'Académie des sciences l'application de sa découverte à l'appel de secours des navires.
Cartésianisme. — Nom donné à la philosophie de Descartes.
Copernic (1473-1543). — Célèbre astronome polonais. Auteur de l'ouvrage intitulé : les Révolutions de l'orbe céleste, dans lequel il prouve le mouvement de rotation de la terre autour de son axe et de translation autour du soleil.
D'Alembert, Jean le Rond (1717-1783). — Un des représentants les plus caractéristiques du siècle des lumières en France, grand mathématicien, d'Alembert a fait des travaux considérables pour établir les principes de la mécanique. Il publia avec Diderot l'Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers par une Société de gens de lettres. Cette grande œuvre fortement combattue par la monarchie, largement répandue, et finalement interdite par le Conseil d'Etat réactionnaire, est le monument principal du siècle des lumières (33 volumes, 1751-1777). Il composa l'introduction à cette encyclopédie : le « Discours préliminaire ». Son point de vue philosophique est celui du scepticisme. Ni la matière, ni l'esprit ne sont connaissables dans leur essence, et le monde peut être supposé tout autre qu'il apparaît à nos sens. Ouvrages principaux : Mélanges de littérature, d'histoire et de philosophie (1752), Traité de dynamique (1753) et Eléments de philosophie (1758).
Darwin, Charles Robert (1809-1882). — Célèbre naturaliste anglais, le théoricien le plus important de l'évolution dans les sciences de la nature au siècle dernier. La théorie du transformisme, qui avait déjà été pressentie antérieurement par Lamarck, Goethe, etc., a trouvé chez lui son expression décisive, frayant ainsi de nouvelles voies à la science. Darwin fonda sa théorie de l'évolution sur l'hypothèse de la sélection naturelle, c'est-à-dire la sélection dans la lutte pour la vie qui fait survivre les plus aptes. Il partait des expériences de l'élevage artificiel. Mais où est la main de l'éleveur dans la nature aveugle ? Pour répondre à cette question, Darwin s'est servi de l'Essai sur le principe de la population de Malthus (1798) dans la mesure où Malthus partait d'une disproportion entre l'augmentation de la population et la possibilité d'accroître les moyens de subsistance. Quoique la science biologique moderne ait examiné une foule de nouveaux phénomènes et modifié et complété de ce fait les facteurs utilisés par Darwin de façon trop générale, la pensée fondamentale de la théorie de l'évolution n'en est pas moins fermement ancrée dans la pensée moderne. Engels écrit à ce sujet dans l'Evolution du socialisme : « Darwin a porté à la conception métaphysique de la nature le coup le plus formidable en prouvant que toute la nature organique actuelle, les plantes, les animaux ainsi que l'homme, est le produit d'un processus d'évolution qui se poursuit depuis des millions d'années. » Dans son discours sur la tombe de Marx, Engels (1883) a indiqué les rapports de Marx avec Darwin dans les termes suivants : « De même que Darwin a découvert la loi de l'évolution de la nature organique, Marx a découvert la loi de l'évolution de l'histoire humaine. » Marx avait déjà en 1860, en ce qui concerne l'ouvrage principal de Darwin qui venait de paraître (1859) : De l'Origine des espèces par voie de sélection naturelle, écrit dans une lettre à Engels : « Bien que développé grossièrement à l'anglaise, c'est le livre qui contient, au point de vue des sciences naturelles, la base conforme à notre point de vue. » (Correspondance Marx-Engels, IIe volume, page 426.) Il s'exprime de façon analogue dans une lettre à Lassalle, p. 346.) « L'ouvrage de Darwin est considérable et me convient comme base, au point de vue des sciences naturelles, de la lutte des classes dans l'histoire... Malgré tout ce qu'il a de défectueux, non seulement il porte le premier à la « théologie » [voir ce mot plus loin] un coup mortel dans les sciences naturelles, mais il établit de façon empirique le sens rationnel de celles-ci... » (Pages 214, 287.) (Voir Darwin : Textes choisis, « Les classiques du peuple ».)
Déduction. — Raisonnement qui, à partir d'une proposition ou d'un fait, en énonce les conséquences qui en découlent — ou encore qui conclut du général au particulier.
Démocrite d'Abdère (460-370 environ av. notre ère). — Philosophé grec, le plus grand matérialiste de l'antiquité. D'après lui, seuls existent réellement les atomes et le vide. Les atomes sont des éléments primitifs extrêmement petits, indivisibles, différents de forme, de grandeur et de situation, et en perpétuel mouvement. Les objets naissent de l'organisation des atomes. Démocrite affirme que l'âme est matérielle et composée, comme toute chose, d'atomes (plus fins d'ailleurs que les autres). Par ailleurs, pour lui, les qualités des choses (leur couleur, leur odeur, etc..) sont purement subjectives et constituent des illusions des sens. Le monde réel et objectif ne contient pas de telles qualités, et la tâche de la raison doit être d'abstraire ces qualités pour retrouver les atomes eux-mêmes.
La contradiction que l'on constate chez Démocrite entre le caractère subjectif des « qualités » fournies par les sens et le monde véritable ou objectif des atomes, conçu par la raison, pose le problème de la connaissance dans la dialectique matérialiste sous sa première forme élémentaire. Sa théorie des atomes est un pressentiment génial de l'atomistique moderne.
Descartes, René (1596-1650). — Philosophe français dualiste (c'est-à-dire qui oppose esprit et matière de façon métaphysique). Il a combattu la scolastique et créé la géométrie analytique. Son dualisme livre le monde matériel sensible à la physique ou, plus exactement, à la mécanique mathématique, et l'âme spirituelle rationnelle a la métaphysique. Aussi est-il matérialiste dans la pratique et idéaliste dans la théorie. Cette dualité fait de lui le pivot de toute la philosophie bourgeoise des temps modernes, aussi bien dans sa tendance mécaniste-matérialiste que dans sa tendance métaphysico-spiritualiste. Décidant, pour ruiner la scolastique et trouver la vérité, de commencer par douter « méthodiquement » de tout, rejetant, en tant que rationaliste, l'expérience des sens comme trompeuse, proclamant la méthode mathématique comme modèle pour toute la science, Descartes découvre dans la proposition : « Je pense, donc je suis », l'idéal de toutes les vérités évidentes. Par une série de déductions, il conclut à l'existence de l'âme comme substance spirituelle et à l'existence de Dieu. Et c'est sur l'existence de Dieu qu'il fonde l'existence du monde matériel. Mais en même temps, pour Descartes, la matière est identique à l'étendue. Il proclame ainsi la libération de la science de la nature de toute influence théologique transcendantale. Le progrès essentiel de sa philosophie consiste à préconiser une méthode scientifique qui décompose tous les objets en leurs parties constitutives les plus simples. Tout en isolant les objets, comme dit Engels, sur la base de cette analyse mathématique-mécaniste, et en disloquant de façon métaphysique leurs rapports, Descartes n'en forme pas moins les prémisses nécessaires pour leur synthèse dialectique. Il attribuait à sa « nouvelle méthode » la plus grande importance pour le développement technique et industriel de son temps. En réalité, cette méthode, comme d'une façon générale toute sa conception philosophique (les animaux y sont conçus comme des automates !), est la philosophie caractéristique de la période manufacturière. Elle représente néanmoins un héritage rationaliste extrêmement précieux et valable. Parmi ces ouvrages : Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences (1637) (Voir cet ouvrage dans la collection « Les classiques du peuple »), Méditations métaphysiques (1641), Principes de philosophie (1644), Traité des passions de l’âme (1649), Traité de l'homme (posthume).
Dialectique. — Le mot « dialectique » signifiait primitivement l'art ou la science de la discussion. Pour Platon, la dialectique est d'abord l'art de faire sortir d'une idée ou d'un principe toutes les conséquences positives et négatives qui y sont contenues. C'est, ensuite, la marche ascendante et raisonnée de l'esprit qui s'élève, par étapes successives, des données sensibles jusqu'aux idées, principes éternels et immuables des choses, et, à la première de toutes, l'idée du Bien. Comme pour Platon les idées sont la seule réalité digne de ce nom, la dialectique ou la science des idées finit par être la science même.
Chez Hegel, la dialectique est le mouvement de l'idée, passant à travers dès phases successives : thèse, antithèse; synthèse, jusqu'à l'idée absolue.
Chez Marx et les marxistes, la dialectique n'est plus le mouvement de l'idée, mais le mouvement des choses elles-mêmes à travers les contradictions, dont le mouvement de l'esprit n'est que l'expression consciente d'elle-même. On trouvera une étude approfondie de la dialectique marxiste dans la quatrième partie du présent ouvrage.
Diderot, Denis (1713-1784). — Le penseur le plus éminent parmi les matérialistes du siècle français des lumières ; il est le chef et l'âme des encyclopédistes. Il publia avec d'Alembert, pendant un quart de siècle (à partir de 1751), la célèbre Encyclopédie appelée « la Sainte Alliance contre le fanatisme et la tyrannie ». La publication de cette entreprise, persécutée par l'Etat et les jésuites, exigea une tension extrême de ses forces morales, une volonté opiniâtre, la plus grande obstination et un dévouement absolu. « Si quelqu'un, écrivait Engels, a consacré toute sa vie avec enthousiasme à la vérité et au droit — cette phrase prise dans son bon sens — ce fut bien Diderot. » II écrivit sur les objets les plus divers, sur les sciences naturelles et les mathématiques, l'histoire et la société, l'économie et l'Etat, le droit et les mœurs, l'art et la littérature. Elevé dans un catholicisme rigoureux, Diderot se développa avec une admirable logique, passant du déisme au matérialisme et à l'athéisme militants, pour finir par incarner les buts les plus élevés de la philosophie révolutionnaire bourgeoise française de l'« époque des lumières ». Il exerça sur la société de son temps l'influence la plus profonde et la plus durable. Mais sa pensée n'est pas contenue dans les limites étroites d'un matérialisme vulgaire. On trouve déjà chez lui des germes nombreux d'une pensée dialectique. Déjà, dans ses Pensées philosophiques (La Haye, 1746), qui furent brûlées par le bourreau sur l'ordre du Parlement, et dans sa Promenade du sceptique (1747), saisie avant l'impression, il se livre à des attaques hardies contre l'Eglise. Son ouvrage athée : Lettre sur les aveugles (Londres, 1749), lui coûta une année de prison. Diderot passe avec raison aussi comme un précurseur de Lamarck et de Darwin, car il soutient déjà, de façon claire et résolue, l'idée d'une évolution des organismes et de l'existence initiale d'un « être primitif » duquel est sorti par transformation progressive la diversité ultérieure du règne animal et du règne végétal. De même qu'il y a une évolution individuelle, il y a aussi, suivant Diderot, une évolution des espèces. Poursuivant logiquement l'idée d'évolution, Diderot exige finalement aussi la reconnaissance de l'évolution de toute la matière inanimée. Dans son ouvrage : Pensées sur l'interprétation de la nature (1754), il imagine, pour expliquer les phénomènes psychiques, l'hypothèse d'atomes doués de sensation qui existeraient déjà chez les animaux et qui détermineraient la pensée chez l'homme. Tous les actes de la nature sont des manifestations d'une substance qui comprend l'être tout entier, dans laquelle se manifeste l'unité des forces en perpétuelle transformation et en perpétuelle réaction réciproque. Parmi les écrits matérialistes les plus hardis et les plus étincelants d'esprit, il faut citer : Entretiens entre d'Alembert et Diderot (1769) et le Rêve de d'Alembert (1769), qui constituent en même temps des chefs-d'œuvre littéraires achevés. Diderot fut, en outre, un auteur dramatique éminent et un maître de la prose. Dans sa lutte pour la réforme de l'art et de la scène, il se prononce pour le naturalisme, pour la représentation non fardée de la réalité vivante, concrète. Diderot composa en outre — soit dit en passant, il est l'écrivain favori de Marx — de nombreux romans et nouvelles spirituels dont l'importance ressort du fait que des hommes comme Lessing, Schiller et Goethe non seulement furent ses admirateurs, mais traduisirent en allemand plusieurs de ses ouvrages. Son œuvre la plus célèbre est Le Neveu de Rameau (1762) qu'Engels appelle « un chef-d'œuvre de dialectique ». Dans la collection « Les Classiques du peuple », les Editions sociales ont entrepris la publication des textes essentiels de Diderot.
Dühring, Eugen (1833-1921). — Philosophe et économiste allemand, quelque temps chargé de cours de philosophie et d'économie politique à l'Université de Berlin. Devenu bientôt après complètement aveugle, Dühring, jusqu'à sa mort, vécut comme écrivain d'abord à Berlin, plus tard à Nowawes. Ce représentant le plus considérable d'un socialisme bourgeois, qui voyait dans les « efforts naturels de l'esprit individuel » le fondement de l'ordre social, prêchait la théorie de la part croissante des ouvriers au produit social et attendait de la conciliation des antagonismes de classe le salut de l'avenir ; il se considérait comme un réformateur de l'humanité. Dühring fit devant des auditoires nombreux des conférences sur les sujets les plus divers, mais il fut bientôt privé de sa chaire à la suite de ses vives attaques publiques contre des professeurs de Berlin. Entre 1870 et 1880, il eut un très grand nombre de partisans dans la social-démocratie. Dühring développa dans de nombreux ouvrages un système particulier socialo-philosophique, qu'il s'était construit à l'aide de nombre de « vérités de dernière instance », absolues, qu'il croyait avoir découvertes. C'était un adversaire du christianisme et un antisémite ardent. Il rendit indirectement, et malgré lui, un grand service au communisme scientifique; ses attaques passionnées contre Marx et Lassalle et sa « philosophie de la réalité », empreinte de la folie des grandeurs, provoquèrent, en effet, la riposté du fameux pamphlet classique d'Engels : M. Eugène Dühring bouleverse la science (Anti-Dühring), ouvrage qui devint bientôt le guide philosophique de la nouvelle génération ouvrière révolutionnaire. Dans cet ouvrage, Engels déchiquetait impitoyablement tout le système de platitudes de Dühring et faisait, pour la première fois, de main de maître, un exposé complet et clair du matérialisme dialectique. (Voir l'Anti-Dühring, de F. Engels, Editions sociales.)
Eléates. — Philosophes d'Elée, cité fondée par les Grecs en Italie du sud. Opposés à Héraclite et à l'école de Milet (voir Thalès), les Eléates affirment l'immuabilité de l'Etre. Le plus célèbre d'entre eux est Zénon (vers 500 avant notre ère).
Encyclopédie. — D'une façon générale, ouvrage contenant le résumé de toutes les connaissances humaines. Dans l'histoire littéraire française, l'Encyclopédie est le grand ouvrage publié au XVIII° siècle, dans lequel toutes les connaissances humaines étaient, pour la première fois, présentées du point de vue de la bourgeoisie révolutionnaire. A côté de l'influence que l'Encyclopédie exerça par sa vigoureuse dénonciation des iniquités du régime féodal monarchique, les trois plans sur lesquels elle apporte une contribution décisive sont : le matérialisme (mécaniste), l'athéisme et le progrès des techniques. (Voir textes choisis de l'Encyclopédie, « Les Classiques du peuple ».)
Engels, Friedrich (1820-1895). — L'ami le plus cher et le compagnon de lutte inséparable de K. Marx, co-fondateur du matérialisme dialectique et du socialisme scientifique et collaborateur de Marx dans la composition du Manifeste du Parti communiste ; un des fondateurs de la Ligue des communistes et de l'Association ouvrière internationale ou première Internationale ; après la mort de Marx (1883), il devint le chef spirituel reconnu et la plus grande autorité du mouvement ouvrier international. Son mérite principal est dans l'exposé et le développement du matérialisme dialectique. Parmi ses œuvres théoriques, il faut donner la première place à ses pamphlets philosophiques. Ce sont des chef-d’œuvres qui exercèrent sur la pensée du prolétariat l'influence la plus durable et qui ont acquis une importance qui va croissant. Engels y montre avec une maîtrise et une netteté incomparables les rapports dialectiques de la philosophie avec les luttes de classes sociales et avec le développement des forces productives et l'essor parallèle des sciences de la nature. Il amène ainsi le lecteur par des chemins toujours nouveaux à cette vérité qu'une philosophie qui libère réellement l'humanité entière ne peut être que la philosophie du matérialisme dialectique, car, seule, elle est capable de préserver la pensée théorique du Scylla de l'idéalisme et du Charybde du matérialisme vulgaire mécaniste et d'assurer la victoire à une théorie matérialiste conséquente de la connaissance. Ses ouvrages fondamentaux sont : Anti-Dühring, œuvre polémique composée à la manière de Lessing, pleine de fraîcheur, d'entrain et de vigueur combative, une défense singulièrement féconde de la conception matérialiste du monde ; Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, brillant essai sur le développement de la philosophie de Hegel jusqu'à Marx. Un ouvrage moins connu, mais possédant toutes les qualités qui en feront, avec Anti-Dühring, l'arme essentielle des marxistes dans la lutte contre les nouveaux systèmes idéalistes de philosophie, c'est Dialectique de la nature, recueil d'articles et de fragments édités en France il y a quelques années, écrits de 1873 à 1892 : il constitue — même si en certains points, il a été dépassé par de récentes découvertes scientifiques — une mine inépuisable pour tous ceux qui s'intéressent à la lutte pour le matérialisme dialectique et pour sa juste interprétation, et qui sont pénétrés de la nécessité d'incorporer harmonieusement au marxisme les résultats des sciences naturelles modernes. Citons parmi ses autres ouvrages théoriques et méthodologiques importants : La situation de la classe laborieuse en Angleterre (1845), Manifeste du Parti communiste (1848) — écrit en collaboration avec Marx —, La Révolution démocratique et bourgeoise en Allemagne (1850-1852) — contenant « La Guerre des paysans », « Révolution et contre-révolution en Allemagne » et « La campagne pour la Constitution du Reich » — Socialisme utopique et socialisme scientifique (1880), L'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat (1884), La Question du logement (1872), Contribution à l'histoire du christianisme primitif (réimprimé dans le recueil Marx-Engels : Sur la religion), les Etudes sur « Le Capital », la Critique du programme d'Erfurt (1891).
Mentionnons en outre Sur la littérature et l'art, Sur la religion, Etudes philosophiques et Lettres sur « Le Capital » textes choisis de Marx et d'Engels. L'étude de la correspondance de Engels est également indispensable : citons avant tout Correspondance K. Marx-Fr. Engels (9 vol.) et Correspondance Friedrich Engels-Paul et Laura Lafargue (3 vol.)
Tous les ouvrages cités, sauf la Correspondance K. Marx-Fr. Engels, ont été publiés aux Editions sociales qui entreprennent à dater de 1970 une édition complète de la correspondance.
Epicure. — Philosophe grec (341-270 avant notre ère). Enseigna la philosophie à Athènes. Il ne nous reste de son œuvre, qui comptait, dit-on, près de 300 volumes, que quelques lettres qui contiennent le résumé de sa doctrine, ainsi qu'un recueil de maximes.
Epicure enseigne que le monde est composé d'une infinité d'atomes qui se rencontrent, s'agrègent et se désagrègent en vertu d'une causalité dont le point de départ est un accident dû au hasard. Il existe peut-être bien des dieux, mais, selon Epicure, ils ne s'occupent en tout cas pas de notre monde. L'homme est donc libre et n'a pas à craindre la mort. Ainsi affranchi de la crainte et de l'erreur, il doit se détourner des biens fragiles et passagers et rechercher le bien fixe et durable que donnent les plaisirs modérés.
Feuerbach, Ludwig (1804-1872). — Philosophe allemand, matérialiste, fils du criminaliste célèbre en son temps Paul-Anselme Feuerbach. Fut obligé d'abandonner la carrière académique à cause de ses conceptions philosophiques et vécut alors à la campagne dans la gêne. De l'hégélianisme de gauche, il passa au matérialisme. « La pensée est sortie de l'être, mais non pas l'être de la pensée. » L'homme est le produit de la nature, la religion est le reflet mythique de la nature humaine. « Dans son Dieu, tu reconnais l'homme et dans l'homme tu reconnais aussi son Dieu ; les deux choses sont identiques. » Ce n'est pas Dieu qui créa l'homme, mais l'homme qui créa Dieu à son image. La philosophie de Feuerbach a formé le chaînon intermédiaire entre la philosophie de Hegel et celle de Marx. Bien que s'exprimant quelque part de façon très méprisante sur le matérialisme français du XVIII° siècle, Feuerbach fut, cependant, en fait, le rénovateur du matérialisme du XVIII° siècle, avec tous ses grands mérites et tous ses défauts, avec sa haine noble, fière et révolutionnaire, de toute « théologie » et son penchant à l'idéalisme quand il s'agit d'expliquer des phénomènes et des actes sociaux.
Marx et Engels, qui furent, un certain temps, les disciples de Feuerbach, dénoncèrent bientôt les insuffisances de son matérialisme. Ils élaborèrent le matérialisme dialectique, qui dépasse Feuerbach, tout en assimilant ce que sa pensée a de valable.
Galilée (1564-1642). — Mathématicien, physicien, astronome, fondateur de la science expérimentale en Italie. Il découvre la loi de l'isochronisme des oscillations du pendule et démontre l'égalité du temps de chute dans le vide des corps inégalement pesants. En astronomie, accepte le système de Copernic, construit une nouvelle lunette astronomique et fait des découvertes qui confirment le système de Copernic. Il proclame donc que le soleil est le centre du monde et que la terre tourne autour du soleil. Poursuivi par l'Inquisition, il est obligé de se rétracter et prononce après son abjuration la fameuse phrase : « Et pourtant elle tourne ! »
Hegel, Georg Wilhelm Friedrich (1770-1831). — Le philosophe idéaliste le plus important d'Allemagne. Important surtout par sa méthode dialectique, qu'il a conçue sous une forme idéaliste, mais juste au fond. Hegel est un idéaliste objectif ; d'après lui, le principe premier de la réalité est l'Idée absolue, qui d'abord s'extériorise dans la nature, puis se fait esprit et savoir. Ce devenir de l'Idée constitue un développement logico-dialectique dont l'histoire réelle n'est que l'expression. C'est donc la pensée pure qui est créatrice du monde et de son histoire ; le monde n'est que la manifestation de l'Idée. Comme Feuerbach l'a montré, cette Idée n'est finalement autre chose que le Dieu du christianisme dans une enveloppe abstraite et logique. Marx et Engels ont retourné la dialectique de Hegel, l'ont « remise sur ses pieds » en lui donnant un contenu matérialiste, en faisant ainsi une arme théorique véritablement révolutionnaire. (Voir Marx-Engels : Etudes philosophiques, Editions sociales.)
Hégéliens (Jeunes). — Après la mort de Hegel, ses disciples se divisèrent en deux groupes opposés, selon l'interprétation qu'ils donnaient à la doctrine du maître. Ceux qui s'en tinrent à la lettre de cette doctrine constituèrent la droite hégélienne. C'étaient les défenseurs de l'Etat prussien. Les autres, qui rejetèrent les conclusions idéalistes et conservatrices de Hegel en s'appuyant sur sa méthode même, constituèrent la gauche hégélienne ou les « jeunes hégéliens ». Ils attaquèrent toutes les formes de la réaction. Ils comptèrent parmi eux Arnold Ruge, Strauss, Bruno Bauer, Feuerbach, Stirner, Koeppen, Karl Marx, Friedrich Engels, etc.
Helvétius, Claude Adrien (1715-1771). — Né à Paris, fermier général, littérateur et philosophe ; un des grands matérialistes du XVIII° siècle. Principaux ouvrages : De l'esprit (1758), qui fut brûlé sur l'ordre du Parlement ; De l'homme (1772). Adversaire du féodalisme et de la théologie, Helvétius prône une « législation » fondée sur l'harmonie des intérêts individuels et de l'intérêt social, mais il s'en remet à l'éducation pour réformer la société. (Voir Helvétius : Textes choisis, « Les Classiques du peuple ».)
Héraclite (544-475 av. notre ère), appelé aussi l'« Obscur ». — Héraclite vécut dans la ville commerçante d'Ephèse, en Asie mineure, et fut un des dialecticiens les plus éminents de l'antiquité. Selon lui, le devenir est la loi fondamentale de l'univers ; la lutte et l'union des contraires, l'unité de l'être et du non-être, telle est l'essence du monde. Héraclite a vu dans cette instabilité de toutes choses, dans ce changement continu de tout l'être, la loi la plus générale de l'univers. Tout coule ; rien n'est constant ; de sorte que « nous ne pouvons pas entrer deux fois dans le même fleuve ». L'univers est lutte et paix, été et hiver, flux et repos, satiété et famine, etc. La contradiction, principe dominant du monde, est, d'après Héraclite, inhérente aux choses, de sorte que tout est une unité des contraires.
Holbach, Paul Henri Thiry, baron d' (1725-1789). — Matérialiste français. Venu à Paris à l'âge de 12 ans, il fit ses études en France, devenue sa véritable patrie, puis à Leyde. Holbach prit avec Diderot une part des plus actives à la rédaction de l'Encyclopédie. Il y écrivit des articles et des notices concernant les sciences naturelles. Son salon était le rendez-vous des meilleurs cerveaux de la France d'alors. C'est là que se forma l'idéologie révolutionnaire du Tiers Etat, que furent formulés dans un cercle étroit de quelques amis les principes de la philosophie qui devait plus tard être appelée le matérialisme français du XVIII° siècle. Dans ses œuvres, le matérialisme mécaniste trouva son expression systématique et achevée. Holbach se dresse contre le dualisme, contre le dédoublement du monde en matière et esprit. L'homme n'est que le produit nécessaire de la nature. La nature est la matière en mouvement. La matière est ce qui agit directement ou indirectement sur les organes de nos sens. Les systèmes spiritualistes et théologiques ne sont que des élucubrations cérébrales de l'homme, le fruit de son ignorance et de la duperie consciente de la majorité par ceux qui en profitent, surtout par l'Eglise. Son Système de la nature (1770) eut, en son temps, une influence révolutionnaire extraordinaire (voir d'Holbach : Textes choisis, « Les Classiques du peuple »).
Hume, David (1711-1776). — Philosophe écossais, sceptique et agnostique en philosophie, homme politique actif; composa des essais sur les problèmes d'économie sociale et fut un historien original. Sa philosophie représente le point culminant de l'orientation de la pensée particulière à la bourgeoisie anglaise, qui commence avec la philosophie expérimentale de Locke, mais tourne ensuite au subjectivisme de Berkeley pour se prononcer enfin, dans toutes les questions fondamentales, en faveur de l'agnosticisme, c'est-à-dire de la théorie qui affirme l'impossibilité du savoir véritable. Hume ne se contente pas, comme Berkeley, de nier l'existence de la matière, mais il étend son scepticisme au rapport causal des choses, en déclarant que les rapports de causalité n'ont pas de réalité objective et sont établis simplement en fonction d'une habitude subjective. L'homme constate la répétition régulière de séries de phénomènes et en conclut, sans autre raison, que l'un est la cause de l'autre. Je constate, dit Hume, que chaque fois que la bille blanche frappe la bille rouge, celle-ci se met en branle. J'exprime cette constance en disant : le choc de la bille blanche est cause du mouvement de la bille rouge. Mais qui me garantit qu'il y a bien là causalité nécessaire et objective et non simple illusion personnelle ? Qui me garantit que demain encore le choc de la bille blanche ébranlera la bille rouge et sera encore cause de son mouvement ? Hume refuse donc toute garantie au rapport de causalité qui constitue pourtant un pivot de l'explication et de la connaissance du monde. Aussi bien, pour lui, le monde extérieur n'est-il finalement qu'une hypothèse, « croyance ». C'est pour « réfuter » Hume que Kant élabora sa doctrine « critique ». Sa théorie de l'argent, que Marx analyse dans la Critique de l'économie politique, est une application aux rapports économiques de sa conception bourgeoise mystificatrice dans laquelle l'apparence superficielle des choses remplace toujours les processus fondamentaux essentiels. Œuvres philosophiques principales : Traité de la nature humaine (1739-1740), Recherches sur la raison humaine (1748).
Induction. — Raisonnement qui consiste à tirer une conclusion générale d'un ensemble de faits particuliers de même signification — ou encore qui conclut du particulier au général.
Kant, Emmanuel (1724-1804). — Célèbre philosophe allemand. Enseigna toute sa vie la philosophie à l'Université de Kœnigsberg. Publia en 1755, sa Physique universelle et théorie du ciel, ouvrage qui prélude à la théorie de Laplace sur la formation des astres. Ecrivit en 1781 la Critique de la raison pure, et, en 1787, une Dissertation sur la paix éternelle.
Son agnosticisme prétend qu'il nous est impossible de connaître les choses elles-mêmes, telles qu'elles sont « en soi », mais seulement les choses telles qu'elles nous apparaissent (les « phénomènes » = apparences, au sens étymologique).
Kant accueillit avec sympathie la Révolution française. Ce fut un libéral, mais respectueux des lois établies. En religion, il est rationaliste, mais il respecte les religions positives. En philosophie, il attaque le dogmatisme, mais il repousse le scepticisme. En morale, il rejette toute loi extérieure, mais pour se soumettre à une loi interne plus sévère que tout ce qu'il rejette.
Hardiesse en matière de spéculation, mais respect dans l'ordre des faits et de la pratique, telle est la marque de son esprit. En résumé, le vrai type du bourgeois libéral.
La Mettrie, Julien Offroy de (1709-1751). — Médecin et philosophe français. La publication de son ouvrage nettement matérialiste : l'Histoire naturelle de l'Ame, lui ayant fait perdre sa place de médecin militaire, il se rendit auprès de Frédéric II, dont il devint le lecteur favori.
La Mettrie écrivit de nombreux ouvrages dans lesquels il appliqua aux hommes la théorie cartésienne de l'automatisme des animaux, expliquant les sentiments, les représentations, les jugements, par le seul fonctionnement mécanique du système nerveux. Citons son Homme-Machine (1748). (Voir La Mettrie : Textes choisis, « Les Classiques du peuple ».)
Lénine, Vladimir Ilitch Oulianov, dit (1870-1024). — Né le 22 avril 1870. Dès 1885, entreprend l'étude du Capital, de Marx, et commence à militer. En 1887, première incarcération, et son frère aîné est fusillé pour avoir participé à un attentat contre le tsar Alexandre. En 1891, termine ses études de droit. Il commence la lutte de libération de la classe ouvrière et paysanne. Arrêté, exilé en Sibérie, libéré, mais arrêté encore aussitôt, il part en 1900 pour l'étranger, Zurich, Londres, Genève. Mais « bien peu, parmi ceux qui restaient en Russie, étaient aussi intimement, liés à la vie russe que Lénine » (Staline). Fonde le Parti bolchevik. En 1905, première révolution, qui est écrasée, mais dont Lénine tire les leçons. De nouveau, il s'exile et séjourne assez longtemps à Paris (1908-1912). Il ne rentrera qu'en 1917, pour affirmer que « le Parti bolchevik est prêt à chaque instant à assumer entièrement le pouvoir ». Il doit lutter contre le Gouvernement provisoire de Kérensky, mais, le 26 octobre au soir, après la prise d'assaut du Palais d'Hiver, siège du Gouvernement provisoire, Lénine peut annoncer : « Nous commençons à bâtir la société socialiste ». Dès lors, Lénine se consacre tout entier à faire de son pays un pays socialiste. Dirigés par Lénine et le Parti bolchevik, les peuples de l'Union soviétique luttent contre l'ennemi impérialiste, relèvent le pays de ses ruines, l'électrifient, le sauvent de la famine et, posant les principes de la planification, inaugurent le développement de l'industrie lourde nécessaire à l'indépendance nationale. Usé par un travail incessant, Lénine meurt le 21 janvier 1924, à cinquante-quatre ans.
Malgré ses préoccupations de militant, puis d'homme d'Etat, Lénine n'a pas négligé un instant de contribuer au perfectionnement des thèses marxistes, à tel point qu'on appelle aujourd'hui le matérialisme dialectique : le marxisme-léninisme. Son ouvrage le plus important à ce point de vue est sans doute : L'Impérialisme, stade suprême du capitalisme (1917). Aussi important quant à l'application du matérialisme historique aux problèmes de pratique politique est La Maladie infantile du communisme (le « gauchisme ») (1920). Parmi ses œuvres philosophiques, citons : Matérialisme et empiriocriticisme (1908), Cahiers philosophiques, L'Etat et la révolution (1917). Signalons la publication des Œuvres complètes, entreprise en 1957 par les Editions sociales.
Leucippe (Ve s. av. notre ère). — Philosophe matérialiste, élève de Zénon et maître de Démocrite, développa la théorie des atomes.
Locke, John (1632-1704). — Philosophe anglais, représentant de l'empirisme, qui proclame que l'expérience est la seule base de toute connaissance. Dans son Essai sur l'entendement (1690), Locke a recours pour la solution du problème de la connaissance au principe de l'expérience, il nie l'existence des idées innées et fait découler toutes les représentations de deux sources : sens externe et sens interne. Dans la mesure où Locke explique les sensations externes par l'influence des choses sur nous, et où il lance même l'hypothèse, hardie pour son temps, que la matière (si Dieu l'avait voulu) pourrait penser, il se place au point de vue matérialiste. Mais dans la mesure où il reste attaché aux idées d'âme et de Dieu — qui relèvent d'ailleurs, selon lui, du domaine de la foi — il est dualiste (divisant le monde en matière et esprit) et inaugure le développement du théisme anglais. Ce qui caractérise sa théorie de la connaissance, c'est l’ « atomisation » de l'entendement humain ; c'est-à-dire qu'il réduit notre esprit à une somme, une « mosaïque » de sensations. Cette mosaïque de la conscience ne constitue rien d'autre que le miroir fidèle du monde bourgeois atomisé. Dans ses conceptions sur la politique sociale, Locke fut un défenseur résolu des intérêts de la bourgeoisie ; comme théoricien du libéralisme, il s'est prononcé pour la monarchie constitutionnelle, pour la tolérance de l'athéisme, etc. Œuvres principales : Essai sur l'entendement (1690), Lettres sur la tolérance (1685-1704).
Lucrèce, Titus Lucretius Carus (vers 95-51 av. notre ère). — Célèbre poète latin né à Rome. Disciple d'Epicure, il chante dans ses poèmes les idées matérialistes de son maître. (Voir De la nature des choses (extraits), « Les Classiques du peuple ».)
Marx, Karl Heinrich (1818-1883). — Un des plus grands génies du XIX° siècle, immortel fondateur du communisme scientifique, de la théorie et de la pratique de la lutte de classe, révolutionnaire moderne du prolétariat international. L'idéal communiste lui doit sa théorie et son programme scientifique. Le système de Marx repose sur les principes du matérialisme dialectique. Marx a démontré, par ses analyses magistrales de problèmes concrets, qu'il s'agisse de découvrir les lois internes du capitalisme ou d'expliquer des périodes et dés événements déterminés de l'histoire de l'humanité, la supériorité de la dialectique matérialiste en tant que méthode théorique pour la recherche des rapports historiques dans le passé, pour la connaissance des véritables forces motrices de l'évolution sociale dans le présent, ainsi que pour la détermination des tendances au développement dans l'avenir. Sa critique géniale de la société bourgeoise a été à la fois destructrice et constructive ; destructrice en ce qu'elle proclama la mort de la bourgeoisie, et constructrice en ce qu'elle annonça la victoire du prolétariat. Sa dialectique est à la fois une méthode de recherche et un fil conducteur pour l'activité humaine. Sa dialectique matérialiste ne s'étend pas seulement à la connaissance des lois de l'histoire humaine, mais aussi à la connaissance de l'histoire de la nature. De là, son adhésion à la révolution que provoqua la doctrine de l'évolution de Ch. Darwin dans les sciences naturelles. La méthode de pensée et d'action que constitue le marxisme est la plus précieuse des armes du prolétariat dans la lutte qu'il mène pour son émancipation et pour l'avènement d'un humanisme total.
Citons les plus importantes œuvres de Marx par ordre chronologique: les Manuscrits de 1844, (philosophie, économie politique) ; La Sainte Famille (1845) et L'idéologie allemande (1845-1846), écrits en collaboration avec Friedrich Engels ; Misère de la philosophie (1847) ; Manifeste du Parti communiste (en collaboration avec Friedrich Engels) (1848) ; Travail salarié et capital (1849) et Salaire, prix et profit (1865) ; Les luttes de classes en France, 1848-1850 (1850) ; Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte (1852) ; Contribution à la critique de l'économie politique (1858) ; Herr Vogt (1860) ; Le Capital, Livre premier (1867) — les Livres II et III furent publiés par Engels après la mort de Marx —; Critique du programme de Gotha (1875). Les Théories sur la plus-value, souvent considérées comme constituant le Livre IV du Capital, sont également posthumes.
On lira aussi avec grand intérêt les textes choisis de Marx et d'Engels : Lettres sur « le Capital », Sur la religion et Sur la littérature et l'art, Etudes philosophiques (recueil de textes parmi lesquels le « Ludwig Feuerbach », l'étude sur le matérialisme historique d'Engels, qui constitue l'introduction de Socialisme utopique et socialisme scientifique, les « Thèses sur Feuerbach », la préface à la « Contribution de l'économie politique » de Marx, et plusieurs lettres philosophiques).
Sur Karl Marx, voir le recueil d'articles de Lénine : Marx, Engels, marxisme.
Tous ces ouvrages ont été publiés ou sont en cours d'édition aux Editions sociales.
Mécanique. — Science des mouvements et des forces.
Métaphysique. — Système d'idées et de thèses plus ou moins fantaisistes et plus ou moins religieuses qui prétend expliquer le monde par des principes surnaturels et immatériels — le plus souvent par Dieu. Méthode de pensée qui isole les choses et les objets d'étude les uns des autres et refuse de les considérer dans leur perpétuelle mobilité. S'oppose à dialectique (voir la troisième partie du présent ouvrage).
Molière, Jean-Baptiste Poquelin, dit (1622-1773). — le plus grand des auteurs comiques français. Son théâtre met en scène toutes les conditions sociales de son temps : paysans, marchands, bourgeois, médecins, gens de la ville et gens de la cour. Si le comique de ses pièces est de nature bien différente dans les farces (Le Médecin malgré lui ou Les Fourberies de Scapin) et dans les autres comédies de mœurs et de caractère (L'Avare, Le Misanthrope), il naît toujours de la représentation de la sottise humaine et de la difformité morale. Molière défend partout le bon sens en s'adressant au bon sens du public. Il sait faire rire sans cesser de faire penser. En traitant des problèmes éternellement actuels, dans une langue qui est le plus souvent celle de la conversation courante, relevée d'une saveur populaire ou de terroir, il est prodigieusement naturel. Le ressort de ses pièces est toujours la réalité de l'homme, telle qu'elle transparaît à travers les ridicules de ses contemporains. Son œuvre est considérable.
Mysticisme. — Attitude philosophique et religieuse, d'après laquelle la perfection (de la connaissance aussi bien que de la moralité) consiste en une sorte de contemplation qui unit mystérieusement l'homme à Dieu. On entend également par mysticisme une disposition d'esprit d'après laquelle on croit de préférence ce qui est obscur et mystérieux. S'oppose à Rationalisme.
Mythologie. — Histoire fabuleuse et légendaire des divinités des peuples antiques ou sauvages. Par extension : tout système de mythes.
Nominalisme. — Doctrine philosophique qui considère les concepts généraux, les genres et les espèces comme n'existant que de nom. Seuls, l'individu et l'individuel existent. Le concept, le genre n'existent que pour l'intelligence.
Orthodoxie. — Conformité d'une opinion à la foi religieuse reconnue comme vraie. S'emploie également, par extension, pour désigner la conformité à la conception exacte et originelle d'une théorie philosophique, scientifique, etc.
Paléontologie. — Science qui traite des fossiles, c'est-à-dire des animaux et végétaux conservés sous forme de débris ou d'empreintes dans les couches géologiques.
Pasteur, Louis (1822-1895). — Né à Dôle. Célèbre chimiste et biologiste qui, par ses nombreuses découvertes scientifiques et utilitaires, fit progresser la science dans la lutte contre les maladies contagieuses. (Voir Pasteur : Pages choisies, « Les Classiques du peuple ».)
Phlogistique. — Principe ou fluide imaginé par les anciens chimistes pour expliquer le phénomène de la combustion, du feu.
Physiologie. — Science qui étudie les fonctions organiques par lesquelles la vie se manifeste.
Platon (427-348 av. notre ère). — Philosophe grec, le plus grand penseur idéaliste de l'antiquité.
D'après Platon, les choses sensibles que nous percevons ne constituent pas la véritable réalité; elles ne sont que des apparences, des reflets, des copies. La vraie réalité n'appartient qu'aux Idées, modèles primitifs des choses sensibles et suspendues dans un ciel intellectuel, immuables, éternelles, etc. Il y a donc autant d'Idées que de choses : une Idée de table, une Idée de chaise, etc. Il faut bien comprendre que, pour Platon, ces Idées ne sont pas de simples représentations en nous, mais des êtres réels menant une existence indépendante de nous. Pour Platon, la connaissance n'est possible que parce que nous nous « souvenons » des Idées que nous avons aperçues dans une existence antérieure, avant notre naissance corporelle : c'est la théorie dite de la « réminiscence ». Reste que Platon a développé les éléments de la dialectique, mais de façon à la fois idéaliste et verbale. Dans ses thèses politico-sociales, l'idéalisme platonicien est l'idéologie des classes dominantes de la société antique reposant sur le travail des esclaves, dans la période où sa décadence était accélérée par le développement de l'économie commerciale et usuraire. Platon a exposé son idéal de l'Etat dans un ouvrage intitulé : La République, où il réclame la communauté des biens pour la fraction dominante des aristocrates, ce qui constitue la plus grande aberration des utopies socialistes de l'antiquité. Ses œuvres principales se présentent sous forme de dialogues : Criton, L'Apologie de Socrate, Phédon, Timée, Phèdre, Gorgias, le Banquet, Théétète, La République, Les Lois, etc.
Port-Royal (abbaye de). — Fondée en 1204. Célèbre abbaye janséniste près de Chevreuse (Seine-et-Oise), commune de Magny Les Hameaux. Doit sa célébrité à la lutte entre les jansénistes et les jésuites sous Louis XIV, et au Traité de Logique (aux tendances aristotéliciennes) qui y fut élaboré. Fut détruite en 1710 par ordre du roi.
Proudhon, Pierre-Joseph (1809-1865). — Ecrivain et économiste français. Représentant classique du socialisme petit-bourgeois. Fils de paysans pauvres, Proudhon travaille comme correcteur à Paris, à Marseille et dans d'autres villes. Il dirigea pendant quelque temps une imprimerie à Besançon.
Il écrivit : Qu'est-ce que la propriété ? paru en 1840 et qui contient la phrase fameuse : « La propriété, c'est le vol », les Contradictions économiques ou Philosophie de la misère, paru en 1846, à quoi Marx répondit par Misère de la philosophie ; Proudhon écrivit également la Capacité politique des classes ouvrières (1851), qui a exercé une influence profonde sur le mouvement ouvrier socialiste français. En fin de compte, c'est un utopiste petit-bourgeois dont pas un argument ne tint devant la critique de Marx et dont la réaction a pu souvent se réclamer. Au lendemain de la révolution de 1848, Proudhon fut nommé membre de l'Assemblée constituante. Lors du coup d'Etat du 2 décembre 1851, il fit confiance à Louis-Napoléon pour assurer le triomphe de la justice sociale.
Rationalisme. — Système fondé sur la raison, par opposition aux systèmes fondés sur la révélation religieuse. On appelle également rationalisme le système d'après lequel la raison est à l'origine des idées, par opposition à l'empirisme, qui déclare que nous ne pouvons connaître que les données de l'expérience. Enfin, on entend également par ce mot une méthode de pensée qui fait confiance à la raison et refuse toute mystique ; pour nous, le rationalisme est surtout la méthode de pensée scientifique qui nous fait un devoir de ne nous en remettre qu'à la seule raison et d'éviter tout ce qui relève d'une imagination incontrôlée, d'une fantaisie spéculative et de la « foi ». Il faut d'ailleurs signaler que seule l'aide de la dialectique permet au rationalisme d'être fécond — et « moderne ».
Sensualisme. — Système philosophique d'après lequel toutes les idées proviennent directement des sensations.
Spiritualisme. — Doctrine philosophique selon laquelle l'esprit existe comme une réalité distincte de la matière qu'il anime et dirige, et qui, souvent, voit en Dieu l'esprit supérieur dont dépendent toutes les lois de la nature. Variante et conséquence de l'idéalisme.
Téléologie. — Hypothèse d'après laquelle tous les êtres de la nature auraient une fin (telos, en grec = fin), un but déterminé — et voulu, le plus souvent, par Dieu ou par la Providence. La forme la plus poussée de cette explication fut donnée par Bernardin de Saint-Pierre (XVIII° siècle), qui affirmait que si la pomme pendait à la branche de l'arbre, c'était pour que l'homme pût la saisir facilement ; que si le potiron poussait par terre et non dans un arbre, c'était pour ne pas risquer d'assommer le passant, etc.. Cette hypothèse est encore soutenue de nos jours sous une forme moins caricaturale par certains biologistes.
Thalès. — Un des principaux penseurs de l'école de Milet, en Asie mineure (VIe siècle av. notre ère). L'école de Milet fut la première école matérialiste de la Grèce antique. Les philosophes de Milet essayaient d'expliquer comment toutes les choses naissent de l'air, du feu ou de l'eau.
Théologie. — « Science » (!) de Dieu, étude des dogmes et des textes religieux.
Thomas d'Aquin, saint (1227-1274). — Théologien et philosophe du moyen âge. Reçut le titre de docteur de l'Eglise. Ses ouvrages principaux sont une Somme philosophique contre les Gentils et une Somme théologique. Le premier expose et défend la doctrine catholique et s'efforce de démontrer que la foi et la raison ne s'opposent jamais. Le second, que l'Eglise placé à côté des livres saints, se divise en trois parties : 1. Un traité de Dieu. 2. Une théorie des facultés de l'homme. 3. Un traité de Jésus-Christ, de la Rédemption et des sacrements. Le thomisme est la doctrine théologique et philosophique de saint Thomas d'Aquin, encore très répandue actuellement chez les philosophes catholiques. C'est une doctrine extrêmement scolastique — et foncièrement réactionnaire (ce qui explique qu'elle soit la philosophie officielle du clergé et de la papauté).
Bibliographie
Les ouvrages indispensables ci-dessous ont tous été publiés par les Editions sociales.
Karl MARX :
— Travail salarié et capital
— Salaire, prix et profit.
— Manuscrits de 1844.
— Misère de la philosophie.
— Les Luttes de classes en France (1848-1850).
— Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte.
— La Guerre civile en France (1871).
— Contribution à la critique de l'économie politique.
— Le Capital.
Karl MARX et Friedrich ENGELS :
— Manifeste du Parti communiste.
— La sainte Famille.
— L'Idéologie allemande.
— Critique des programmes de Gotha et d'Erfurt.
Friedrich ENGELS :
— Anti-Dühring.
— Dialectique de la nature.
— Ludwig Feuerbach.
— L'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat.
— La Question du logement.
— Le Rôle de la violence dans l'Histoire.
— Socialisme utopique et socialisme scientifique.
V. LENINE :
— L'Impérialisme, stade suprême du capitalisme.
— Matérialisme et empiriocriticisme.
— Marx, Engels, marxisme.
— L'Etat et la révolution.
Nous n'avons donné ici que les titres des œuvres de Marx et Engels strictement indispensables. Il convient toutefois de noter qu'on retrouve certains de ces titres et de nombreux extraits importants dans les recueils : Etudes philosophiques, Sur la religion, Sur la littérature et l'art, de Marx et Engels.
Dans la collection « Les Classiques du peuple », citons notamment :
Lucrèce (De la nature des choses), Descartes (Discours de la méthode), Diderot (Pensées philosophiques, Lettre sur les aveugles, Pensées sur l'interprétation de la nature, le Rêve de d'Alembert), d'Holbach (Textes choisis), Helvétius (De l'Esprit), La Mettrie (Textes choisis), Morelly (Code de la nature), Fourier (Textes choisis), Saint-Simon (Textes choisis), L'Encyclopédie (Textes choisis).
Nous signalons encore l'intérêt capital de la revue du rationalisme moderne, la Pensée, à laquelle collaborait avant la guerre Politzer, et où l'on trouvera les applications récentes du matérialisme dialectique dans des domaines très divers et les éléments nécessaires pour savoir combattre les falsifications et les déformations continuelles du marxisme.
Nous recommandons enfin vivement la lecture de La Nouvelle Critique, revue du marxisme militant, qui apporte chaque mois une grande richesse d'argumentation marxiste sur les grands débats culturels du temps.
1 Note du transcripteur pour le MIA : je ne pense pas que Politzer ait dit que le marxisme résolvait tous les problème. C’est vraisemblablement une raccourci osé du rédacteur de l’ouvrage.