Introduction à la pensée de Shahrour, par Makram Abbès
Synthèse en français de la conférence de Muhammad Shahrour par Makram Abbès
(suivie d’un compte-rendu par Pierre Lory du livre The Qur’an, Morality and Critical Reason. The Essential Muhammad Shahrur )
Intervention du 8 juin 2013 à l’institut des hautes études internationales et du développement de Genève(suivie d’un compte-rendu par Pierre Lory du livre The Qur’an, Morality and Critical Reason. The Essential Muhammad Shahrur )
dans le cadre du colloque Religion et Etat. Logiques de la sécularisation et de la citoyenneté en islam.
Revue de livre
Pierre Lory, « Christmann Andreas, The Qur’an, Morality and Critical Reason. The Essential Ahmad Shahrur (Brill, 2009). », Bulletin d’études orientales
L’ouvrage de A. Christmann propose 
plusieurs éclairages. D’abord, une ample introduction (32 p.) fait 
l’historique de l’affaire Shahrour. Elle rend compte des oppositions, 
réfutations parfois très violentes dont il a fait l’objet 
(p. xxii-xxviii) de la part d’autorités musulmanes (S.R. al-Būṭī) ou 
laïques (N.Ḥ. Abū Zayd, Ṭ. Tīzīnī). Elle expose de façon didactique les 
principales théories de l’auteur. L’idée centrale en est que le Coran 
contient deux types de messages. L’un est à portée universelle, 
éternelle, il est appelé ici qur’ān ; il prône des valeurs 
éthiques valables en tout temps et tout lieu, comme le respect de la 
personne humaine, l’égalité entre homme et femme, la liberté de choix de
 l’individu. L’autre type de message correspond à une adaptation des 
valeurs universelles à un contexte historique précis, en l’occurrence 
celui de l’Arabie au viie siècle ; M. Sh. le désigne comme umm al-kitāb.
 M. Sh. rejette l’idée que l’imitation stricte de cette situation 
du viie siècle puisse avoir de la valeur pour notre époque ; d’une 
certaine manière, cette imitation est même une trahison de l’idéal de 
réflexion et de liberté prôné par le Coran. La distance prise à l’égard 
du hadith est ici radicale. Il appartient pour lui à chaque musulman 
d’évaluer comment tirer des règles du qur’ān des options de conduite (opération deta’wīl),
 lesquelles ne peuvent jamais contredire les grandes règles universelles
 de l’éthique. L’ouvrage propose ensuite la traduction anglaise de six 
textes exposant les thèmes essentiels de la pensée de Shahrour.
Se fondant sur le refus de toute synonymie dans le texte coranique, M. Sh. souligne la différence entre islām et īmān : l’islām représente
 l’aspect universel et permanent de l’éthique et de la foi, telle que la
 raison humaine peut le concevoir ; un non musulman, juif, chrétien ou 
autre peut être ditmuslim. L’īmān représente la religion particulière, contingente, dans un contexte historique précis ; en l’occurrence, dans le Coran, les mu’minūnsont
 les croyants qui ont suivi la prédication spécifique de Muḥammad. La 
confusion entre les deux notions a induit l’une des grandes impasses de 
la pensée musulmane dite classique. Partant de là, il reprend la lecture
 du texte sacré et distingue ce qui dans le texte coranique ressortit 
au islām(les valeurs éthiques universelles) et ce qui relève du īmān (rituel notamment).
Concernant la Sunna, M. Sh. critique avec
 véhémence la sacralisation des usages du viie siècle, qui ont conduit à
 donner la primauté aux usages anciens de la communauté musulmane sur le
 Coran lui-même, et à se détourner de l’usage créateur de la raison pour
 se fixer sur des détails rituels surannés. Refusant encore l’idée de 
synonymie, il fait le départ entre la fonction de nubuwwa – l’annonce des vérités universelles et éternelles – et celle de risāla –
 aménagement historique de ces vérités pour la communauté des musulmans 
au viie siècle. Puis il conteste au hadith la capacité de guider le 
choix de l’interprétation du qur’ān pour les générations 
ultérieures ; l’infaillibilité de Muḥammad est un dogme formulé 
tardivement, et n’est pas fondée sur des évidences textuelles sûres. Le 
hadîth reflète l’iğtihād du Prophète, dont l’intérêt est 
certain mais qui ne doit pas être sacralisé. L’effort de la raison 
humaine consiste à faire apparaître les principes universels et à les 
interpréter dans chaque situation historique. Cela fut précisément le 
rôle des grands prophètes – cela, et non la transmission d’inspirations 
surnaturelles.
La Révélation est le thème d’un troisième
 texte traduit. M. Sh. distingue ici les différents niveaux du texte 
sacré. Prenant comme base le fameux verset III 3, il distingue les 
versets muḥkamāt, qui se rapportent à des règles définies du rituel, de la législation, concernant donc l’aspect risāla de la fonction muḥammadienne – des versets mutashābihāt, universels, qui permettent d’inférer le lien entre la loi universelle et l’application concrète (d’où la notion de tashābuh,
 analogie créatrice permettant l’actualisation de la doctrine). M. Sh. 
s’étend longuement sur cette dualité à l’intérieur du texte coranique.
La théorie des limites (ḥudūd)
 est expliquée dans un quatrième chapitre. M. Sh. a reçu une inspiration
 – si l’on ose dire – de la structure presque mathématique de 
l’épistémologie que le Coran propose aux hommes. Dieu n’impose pas des 
règles sociales précises, mais il fournit aux hommes les limites leur 
permettant, selon les contextes, de régler les questions de statut des 
femmes, d’héritage etc. M. Sh. distingue des limites inférieures 
(condamnations minimales) et des peines supérieures (peines maximales, 
comme les cas de peines capitales) : aux hommes de situer leur jugement 
entre ces deux pôles.
D’autres textes concernent la situation 
de la femme, où M. Sh. tâche de pousser à la limite supérieure 
l’émancipation possible de celle-ci selon une exégèse parfois 
controuvée ; et l’islam politique, où il dénonce la manipulation du 
Coran pour lui donner un sens strictement politique qu’il n’a 
foncièrement pas. Le Coran proclame catégoriquement la liberté 
individuelle, selon M. Sh., qui s’attarde à réfuter plus 
particulièrement la règle d’exécution des apostats ainsi que les 
versions militantes de la notion de ğihād.
Le livre se clôt sur deux entretiens avec
 M. Sh. réalisés par D.F. Eickelmann, en 1996, et par A. Christmann, en 
2007. Ces entretiens complètent ce qui est exposé en introduction sur la
 courbe de vie de Shahrour, né et éduqué dans une famille sunnite 
pratiquante, puis entreprenant une formation d’ingénieur dans l’URSS 
marxiste et athée (1959-1964). Durant les années 1970 et 1980, il 
poursuit sa carrière de consultant en ingénierie et comme professeur à 
l’Université de Damas, fréquentant les intellectuels en vue (Ṭ. Tīzīnī, 
Ṣ.Ğ. al-‘Azm, Adonis…), mais sans rien publier jusqu’en 1990.
Le livre est aussi accompagné d’une utile
 bibliographie, d’index, ainsi que d’un glossaire des termes 
« shahrouriens » fort utile, vu le nombre des néologismes et inflexions 
sémantiques proposés par cet auteur.
L’importance de ce livre est 
considérable. Il nous montre un « nouveau théologien », un profane qui 
prend la parole. Nous ne nous arrêterons pas ici sur les contradictions 
de certains points soulevés par M. Sh. : dès qu’on rentre dans le détail
 des citations coraniques, l’arbitraire du choix des contenus 
« universels » par rapport aux autres apparaît, ainsi que l’exégèse 
souvent controuvée des versets pour en rendre le contenu moderne. Mais 
l’œuvre dans son ensemble est un monument. Elle représente un vigoureux 
appel à l’usage de la rationalité scientifique : le Coran ne peut 
contredire ni la raison, ni la réalité. L’iğmā‘ ne concerne que des personnes vivantes, non des fuqahā’ morts
 depuis longtemps. M. Sh est persuadé que l’humanité est arrivée à une 
étape de son histoire où la prophétie a joué son rôle, où celui-ci est 
donc achevé, les hommes ayant à présent assez de maturité pour gouverner
 leur destin selon le plan divin. L’optimisme de M. Sh. concernant la 
capacité de la raison et le sens éthique des hommes est profond, parfois
 surprenant. Sur de tels principes, on peut même se demander où est la 
raison d’être d’une Révélation divine auprès d’une humanité tellement 
bien pourvue en raison et en sens éthique.
Il n’en demeure pas moins que le 
caractère révolutionnaire de la pensée de Shahrour, et son impact sur le
 lectorat proche-oriental actuel obligent à prendre en considération ces
 positions. On a pu qualifier Shahrour de « Luther de l’islam », et la 
comparaison, sur le fond, n’est pas infondée. La position de M. Sh. est 
en rupture avec la pensée musulmane traditionnelle non seulement par sa 
méthode, mais aussi par ses présupposés : ce qui fait l’essentiel de la 
religion selon lui est l’éthique, non la mystique, les rituels ou la 
jurisprudence. Une religion qui se coupe de l’éthique universelle pour 
s’attacher au seul rituel ou droit devient ir-rationnelle et in-humaine.
 Maintenant, la question est de savoir si l’influence de la pensée de M.
 Sh. sera effective et durable ; ses livres successifs ont en tout cas 
eu moins d’impact que le premier.
Pierre Lory, « Christmann Andreas, The Qur’an, Morality and Critical Reason. The Essential Ahmad Shahrur (Brill, 2009). », Bulletin d’études orientales [En ligne], Comptes rendus (depuis 2012), Ouvrages de Sciences religieuses, mis en ligne le 06 février 2013. URL : http://beo.revues.org/728
L’ouvrage
 
 
 
 
 
 
 
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