Introduction à la pensée de Shahrour, par Makram Abbès
Makram Abbès
(philosophe, Ecole Normale Supérieure de Lyon): « Les idées exprimées
par Muhammad Shahrour renouvellent le champ de la théologie islamique et
montrent notamment que le texte coranique peut être interprété, lu et
compris de l’intérieur même de ses versets et sans faire appel à
d’autres littératures secondaires qui ne sont que le produit de
l’histoire et qui vont forcément hypothéquer le sens originel du texte
et nous induire en erreur, car aujourd’hui la littérature de la Sunna a tendance à l’emporter sur le texte coranique lui-même, à conditionner et emprisonner sa compréhension »
Synthèse en français de la conférence de Muhammad Shahrour par Makram Abbès
(suivie d’un compte-rendu par Pierre Lory du livre The Qur’an, Morality and Critical Reason. The Essential Muhammad Shahrur )
Intervention du 8 juin 2013 à l’institut des hautes études internationales et du développement de Genève(suivie d’un compte-rendu par Pierre Lory du livre The Qur’an, Morality and Critical Reason. The Essential Muhammad Shahrur )
dans le cadre du colloque Religion et Etat. Logiques de la sécularisation et de la citoyenneté en islam.
Revue de livre
Pierre Lory, « Christmann Andreas, The Qur’an, Morality and Critical Reason. The Essential Ahmad Shahrur (Brill, 2009). », Bulletin d’études orientales
Cet
ouvrage vise à rendre compte du « phénomène Shahrour » qui avait
surpris dans les années 1990. Ce professeur en ingénierie, alors inconnu
des milieux religieux et qui n’avait publié que des ouvrages
scientifiques, publie, en 1990, un ouvrage intitulé al-Kitāb wa-al-Qur’ān – Qirā’a mu‘āṣira.
En très peu de temps, cet ouvrage pourtant volumineux (plus de
800 pages), difficile à lire, obtient un succès de librairie foudroyant,
en tout cas à l’échelle du Proche-Orient arabe. Plusieurs rééditions
sont effectuées, des éditions pirates circulant dans les états où le
titre est interdit (par exemple en Arabie Saoudite). M. Shahrour
publiera par la suite plusieurs autres ouvrages, sur l’État et la
société (1994), sur les valeurs éthiques (1996), sur une
réinterprétation du fiqh à la lumière de ses principes (2000), sur la tyrannie et le terrorisme (2008).
L’ouvrage de A. Christmann propose
plusieurs éclairages. D’abord, une ample introduction (32 p.) fait
l’historique de l’affaire Shahrour. Elle rend compte des oppositions,
réfutations parfois très violentes dont il a fait l’objet
(p. xxii-xxviii) de la part d’autorités musulmanes (S.R. al-Būṭī) ou
laïques (N.Ḥ. Abū Zayd, Ṭ. Tīzīnī). Elle expose de façon didactique les
principales théories de l’auteur. L’idée centrale en est que le Coran
contient deux types de messages. L’un est à portée universelle,
éternelle, il est appelé ici qur’ān ; il prône des valeurs
éthiques valables en tout temps et tout lieu, comme le respect de la
personne humaine, l’égalité entre homme et femme, la liberté de choix de
l’individu. L’autre type de message correspond à une adaptation des
valeurs universelles à un contexte historique précis, en l’occurrence
celui de l’Arabie au viie siècle ; M. Sh. le désigne comme umm al-kitāb.
M. Sh. rejette l’idée que l’imitation stricte de cette situation
du viie siècle puisse avoir de la valeur pour notre époque ; d’une
certaine manière, cette imitation est même une trahison de l’idéal de
réflexion et de liberté prôné par le Coran. La distance prise à l’égard
du hadith est ici radicale. Il appartient pour lui à chaque musulman
d’évaluer comment tirer des règles du qur’ān des options de conduite (opération deta’wīl),
lesquelles ne peuvent jamais contredire les grandes règles universelles
de l’éthique. L’ouvrage propose ensuite la traduction anglaise de six
textes exposant les thèmes essentiels de la pensée de Shahrour.
Se fondant sur le refus de toute synonymie dans le texte coranique, M. Sh. souligne la différence entre islām et īmān : l’islām représente
l’aspect universel et permanent de l’éthique et de la foi, telle que la
raison humaine peut le concevoir ; un non musulman, juif, chrétien ou
autre peut être ditmuslim. L’īmān représente la religion particulière, contingente, dans un contexte historique précis ; en l’occurrence, dans le Coran, les mu’minūnsont
les croyants qui ont suivi la prédication spécifique de Muḥammad. La
confusion entre les deux notions a induit l’une des grandes impasses de
la pensée musulmane dite classique. Partant de là, il reprend la lecture
du texte sacré et distingue ce qui dans le texte coranique ressortit
au islām(les valeurs éthiques universelles) et ce qui relève du īmān (rituel notamment).
Concernant la Sunna, M. Sh. critique avec
véhémence la sacralisation des usages du viie siècle, qui ont conduit à
donner la primauté aux usages anciens de la communauté musulmane sur le
Coran lui-même, et à se détourner de l’usage créateur de la raison pour
se fixer sur des détails rituels surannés. Refusant encore l’idée de
synonymie, il fait le départ entre la fonction de nubuwwa – l’annonce des vérités universelles et éternelles – et celle de risāla –
aménagement historique de ces vérités pour la communauté des musulmans
au viie siècle. Puis il conteste au hadith la capacité de guider le
choix de l’interprétation du qur’ān pour les générations
ultérieures ; l’infaillibilité de Muḥammad est un dogme formulé
tardivement, et n’est pas fondée sur des évidences textuelles sûres. Le
hadîth reflète l’iğtihād du Prophète, dont l’intérêt est
certain mais qui ne doit pas être sacralisé. L’effort de la raison
humaine consiste à faire apparaître les principes universels et à les
interpréter dans chaque situation historique. Cela fut précisément le
rôle des grands prophètes – cela, et non la transmission d’inspirations
surnaturelles.
La Révélation est le thème d’un troisième
texte traduit. M. Sh. distingue ici les différents niveaux du texte
sacré. Prenant comme base le fameux verset III 3, il distingue les
versets muḥkamāt, qui se rapportent à des règles définies du rituel, de la législation, concernant donc l’aspect risāla de la fonction muḥammadienne – des versets mutashābihāt, universels, qui permettent d’inférer le lien entre la loi universelle et l’application concrète (d’où la notion de tashābuh,
analogie créatrice permettant l’actualisation de la doctrine). M. Sh.
s’étend longuement sur cette dualité à l’intérieur du texte coranique.
La théorie des limites (ḥudūd)
est expliquée dans un quatrième chapitre. M. Sh. a reçu une inspiration
– si l’on ose dire – de la structure presque mathématique de
l’épistémologie que le Coran propose aux hommes. Dieu n’impose pas des
règles sociales précises, mais il fournit aux hommes les limites leur
permettant, selon les contextes, de régler les questions de statut des
femmes, d’héritage etc. M. Sh. distingue des limites inférieures
(condamnations minimales) et des peines supérieures (peines maximales,
comme les cas de peines capitales) : aux hommes de situer leur jugement
entre ces deux pôles.
D’autres textes concernent la situation
de la femme, où M. Sh. tâche de pousser à la limite supérieure
l’émancipation possible de celle-ci selon une exégèse parfois
controuvée ; et l’islam politique, où il dénonce la manipulation du
Coran pour lui donner un sens strictement politique qu’il n’a
foncièrement pas. Le Coran proclame catégoriquement la liberté
individuelle, selon M. Sh., qui s’attarde à réfuter plus
particulièrement la règle d’exécution des apostats ainsi que les
versions militantes de la notion de ğihād.
Le livre se clôt sur deux entretiens avec
M. Sh. réalisés par D.F. Eickelmann, en 1996, et par A. Christmann, en
2007. Ces entretiens complètent ce qui est exposé en introduction sur la
courbe de vie de Shahrour, né et éduqué dans une famille sunnite
pratiquante, puis entreprenant une formation d’ingénieur dans l’URSS
marxiste et athée (1959-1964). Durant les années 1970 et 1980, il
poursuit sa carrière de consultant en ingénierie et comme professeur à
l’Université de Damas, fréquentant les intellectuels en vue (Ṭ. Tīzīnī,
Ṣ.Ğ. al-‘Azm, Adonis…), mais sans rien publier jusqu’en 1990.
Le livre est aussi accompagné d’une utile
bibliographie, d’index, ainsi que d’un glossaire des termes
« shahrouriens » fort utile, vu le nombre des néologismes et inflexions
sémantiques proposés par cet auteur.
L’importance de ce livre est
considérable. Il nous montre un « nouveau théologien », un profane qui
prend la parole. Nous ne nous arrêterons pas ici sur les contradictions
de certains points soulevés par M. Sh. : dès qu’on rentre dans le détail
des citations coraniques, l’arbitraire du choix des contenus
« universels » par rapport aux autres apparaît, ainsi que l’exégèse
souvent controuvée des versets pour en rendre le contenu moderne. Mais
l’œuvre dans son ensemble est un monument. Elle représente un vigoureux
appel à l’usage de la rationalité scientifique : le Coran ne peut
contredire ni la raison, ni la réalité. L’iğmā‘ ne concerne que des personnes vivantes, non des fuqahā’ morts
depuis longtemps. M. Sh est persuadé que l’humanité est arrivée à une
étape de son histoire où la prophétie a joué son rôle, où celui-ci est
donc achevé, les hommes ayant à présent assez de maturité pour gouverner
leur destin selon le plan divin. L’optimisme de M. Sh. concernant la
capacité de la raison et le sens éthique des hommes est profond, parfois
surprenant. Sur de tels principes, on peut même se demander où est la
raison d’être d’une Révélation divine auprès d’une humanité tellement
bien pourvue en raison et en sens éthique.
Il n’en demeure pas moins que le
caractère révolutionnaire de la pensée de Shahrour, et son impact sur le
lectorat proche-oriental actuel obligent à prendre en considération ces
positions. On a pu qualifier Shahrour de « Luther de l’islam », et la
comparaison, sur le fond, n’est pas infondée. La position de M. Sh. est
en rupture avec la pensée musulmane traditionnelle non seulement par sa
méthode, mais aussi par ses présupposés : ce qui fait l’essentiel de la
religion selon lui est l’éthique, non la mystique, les rituels ou la
jurisprudence. Une religion qui se coupe de l’éthique universelle pour
s’attacher au seul rituel ou droit devient ir-rationnelle et in-humaine.
Maintenant, la question est de savoir si l’influence de la pensée de M.
Sh. sera effective et durable ; ses livres successifs ont en tout cas
eu moins d’impact que le premier.
Pierre Lory, « Christmann Andreas, The Qur’an, Morality and Critical Reason. The Essential Ahmad Shahrur (Brill, 2009). », Bulletin d’études orientales [En ligne], Comptes rendus (depuis 2012), Ouvrages de Sciences religieuses, mis en ligne le 06 février 2013. URL : http://beo.revues.org/728
L’ouvrage
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