Cette édition électronique a été réalisée par
Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir
de :
Karl Marx (1847)
MISÈRE DE LA PHILOSOPHIE.
Réponse à la philosophie de la misère
de M. Proudhon.
Traduction française, 1948.
Une édition électronique réalisée à partir du
livre de Karl Marx, MISÈRE DE LA PHILOSOPHIE. Réponse à
la philosophie de la misère de M. Proudhon. (1847)
Traduction française, 1848.
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Chicoutimi, Québec.
Préface à la 1re édition allemande
(par Friedrich Engels, 1884)
Préface à la 2e édition allemande
(par Friedrich Engels, 1892)
a) La monnaie
1. La méthode
à la 1re édition allemande
par Friedrich
Engels (1884)
Le présent ouvrage lui compose dans l'hiver 1846-1847, alors que Marx
était arrivé à élaborer les principes de sa nouvelle conception historique et
économique. Le Système des contradictions économiques ou Philosophie de la
misère, de Proudhon, qui venait de paraître, lui donna l'occasion de développer
ses principes en les opposant aux idées de l'homme qui, dès lors, devait
prendre une place prépondérante parmi les socialistes français de l'époque.
Depuis le moment où tous deux à Paris avaient longuement discuté ensemble des
questions économiques, souvent pendant des nuits entières, leur direction était
allée s'écartant de plus en plus ; l'ouvrage de Proudhon montrait qu'il y avait
déjà un abîme infranchissable entre eux ; faire le silence n'était pas possible
; Marx constata cette rupture irréparable dans la réponse qu'il lui lit.
Le jugement d'ensemble de Marx sur Proudhon se trouve exprimé dans
l'article qui est reproduit en appendice et qui a paru pour la première fois
dans le Sozial-Demokrat de Berlin, nos 16, 17 et 18. Ce lut le seul article
écrit par Marx dans cette feuille. Les tentatives de M. von Schweitzer pour
amener le journal dans les eaux gouvernementales et féodales s'étant presque
immédiatement manifestées, cela nous contraignit de retirer publiquement notre
collaboration au bout de peu de semaines.
Le présent ouvrage a pour l'Allemagne maintenant une importance que
Marx da jamais prévue. Comment aurait-il pu savoir qu'en s'attaquant à Proudhon
il frappait par là même l'idole des arrivistes d’aujourd’hui, Rodbertus qu'il
ne connaissait même pas de nom.
Ce n’est pas ici le lieu de s'étendre sur le rapport entre Marx et
Rodbertus ; l'aurai bientôt l'occasion de le faire. Il suffit de dire ici que
quand Rodbertus accuse Marx de l'avoir « pillé » et « d'avoir dans son Capital
fort bien tiré profit sans le citer » de son ouvrage : Zür Erkenntniss, etc.,
il se laisse entraîner à une calomnie qui n'est explicable que par la mauvaise
humeur naturelle à un génie méconnu et sa remarquable ignorance des choses qui
se produisent hors de Prusse, et notamment de la littérature économique et
socialiste. Ces accusations, pas plus que l'ouvrage de Rodbertus déjà cité, ne
sont jamais venues sous les yeux de Marx ; il ne connaissait de Rodbertus que
les trois Sozialen Briefe et celles-là mêmes en aucun cas avant 1858 ou 1859.
C'est avec plus de fondement que Rodbertus prétend dans ces lettres
avoir découvert « la valeur constituée de Proudhon » bien avant Proudhon. Mais
il se flatte encore à tort en croyant l'avoir découverte le premier. En tout
cas, notre ouvrage le critique avec Proudhon, et cela me force à m'étendre un
peu sur son opuscule « fondamental » : Zür Erkenntniss unserer
staatswirtschaftlichen Zustaende, 1842, du moins dans la mesure où celui-ci, en
outre du communisme à la Weitling qu'il contient aussi, d'ailleurs inconsciemment,
anticipe Proudhon.
En tant que le socialisme moderne, à quelque tendance d'ailleurs qu'il
appartienne, procède de l'économie politique bourgeoise, il se rattache presque
exclusivement à la théorie de la valeur de Ricardo. Les deux propositions que
Ricardo, en 1817, pose au début de ses principes : 1º que la valeur de chaque
marchandise est seulement et uniquement déterminée par la quantité de travail
exigée pour sa production, et 2º que le produit de la totalité du travail
social est partagé entre les trois classes des propriétaires fonciers (renie),
des capitalistes (profit) et des travailleurs (salaire), ces deux propositions
avaient déjà, dès 1821, en Angleterre, donné matière à des conclusions
socialistes. Elles avaient été déduites avec tant de profondeur et de clarté
que cette littérature, maintenant
presque disparue et que Marx avait en grande partie découverte, ne put
être dépassée jusqu'à la parution du Capital. Noms en reparlerons d'ailleurs
une autre fois. Quand Rodbertus, en 1842, tirait de son côté des conclusions
socialistes des propositions citées ci-dessus, c'était alors pour un Allemand
certes un pas important, mats ce n'était une découverte que pour l'Allemagne.
Marx montre le peu de nouveauté d'une telle application de la théorie de
Ricardo à Proudhon, qui souffrait d'une imagination semblable.
Quiconque
est tant soit peu familiarisé avec le mouvement de l'économie politique en
Angleterre, n'est pas sans savoir que presque tous les socialistes de ce pays
ont, à différentes époques, proposé l'application égalitaire [c'est-à-dire socialiste]
de la théorie ricardienne. Nous pourrions citer à M. Proudhon l'Économie
politique de Hodgskins, 1822 ; William Thompson, An Inquiry into the Principles
of the Distribution of Wealth most conducive to human Happiness, 1824 ; T. R.
Edmonds, Pratical, moral and political Economy, 1828, etc., etc., et quatre
pages d'etc. Nous nous contenterons de laisser parler un communiste anglais -
M. Bray. Nous rapporterons les passages décisifs de son ouvrage remarquable :
Labour's Wrongs and Labour's Remedy, Leeds, 1839.
Et les seules citations de
Bray suppriment, pour une bonne partie, la priorité que revendique
Rodbertus.
À cette époque, Marx n'était pas encore entré dans la salle de lecture
du British Museum. Outre les bibliothèques de Paris et de Bruxelles, outre mes
livres et mes extraits, qu'il lut pendant un voyage de six semaines que nous
avons fait ensemble en Angleterre dans l'été de 1845, il n'avait parcouru que
les livres que l'on pouvait se procurer à Manchester. La littérature dont nous
parlons n'était donc nullement aussi inaccessible alors qu'elle peut l'être
actuellement. Si malgré cela elle est restée inconnue à Rodbertus, cela est dû
exclusivement à ce qu'il était un Prussien borné. il est le fondateur véritable
du socialisme spécifiquement prussien et il est enfin reconnu comme tel.
Cependant, même dans sa Prusse bien-aimée, Rodbertus ne devait pas
rester à l'abri. En 1859, parut à Berlin le premier livre de la Critique de
l'économie politique de Marx. On y relève, parmi les objections élevées par les
économistes contre Ricardo, comme deuxième objection p. 40 [1] :
Si la
valeur d'échange d'un produit est égale au temps de travail qu'il contient, la
valeur d'échange d'un jour de travail est égale au produit d'une journée de
travail. Ou encore, il faut que le salaire du travail soit égal au produit du
travail. Or, c'est le contraire qui se produit.
En note :
Cette
objection faite à Ricardo par les économistes bourgeois fut plus tard reprise
par des socialistes. L'exactitude théorique de la formule étant admise, on
reprocha à la pratique d'être en contradiction avec la théorie, et l'on demanda
à la société bourgeoise de tirer pratiquement la présumée conséquence de son principe
théorique. C'est de cette façon que des socialistes anglais tournèrent contre
l'économie politique la formule de la valeur d'échange de Ricardo.
On renvoie dans cette note à Misère de la philosophie de Marx, qui
alors était encore partout en librairie.
Il était donc assez facile à Rodbertus de se convaincre lui-même de la
nouveauté réelle de ses découvertes de 1842. Au lieu de cela, il ne cesse de
les proclamer et les croit tellement incomparables qu'il ne lui vient pas une
seule fois à l'esprit que Marx ait pu tirer tout seul ses conclusions de
Ricardo tout aussi bien que Rodbertus lui-même. Cela est impossible. Marx l'a «
pillé » - lui à qui le même Marx offrait toute facilité de se convaincre que
bien longtemps avant eux ces conclusions, au moins sous la forme grossière
qu'elles ont encore chez Rodbertus, avaient été déjà énoncées en Angleterre.
L'application socialiste la plus simple de la
théorie de Ricardo est celle que nous avons donnée ci-dessus. En bien des cas,
elle a conduit à des aperçus sur l'origine et la nature de la plus-value qui
dépassent de beaucoup Ricardo. Il en est également ainsi chez Rodbertus. Outre
que dans cet ordre d'idées, il n'offre jamais rien qui n'ait déjà été au moins
aussi bien dit avant lui, son exposition a encore les mêmes défauts que celle
de ses prédécesseurs : il accepte les catégories économiques de travail,
capital, valeur, dans la forme brute où les lui ont transmises les économistes,
forme qui s'attache à leur apparence, sans en rechercher le contenu. Il
s'interdit ainsi non seulement tout moyen de les développer plus complètement -
contrairement à Marx qui, pour la première fois, a fait quelque chose de ces
propositions souvent reproduites depuis soixante-quatre ans - mais il prend le
chemin qui mène droit à l'utopie, comme on le montrera.
L'application précédente de la
théorie de Ricardo, qui montre aux travailleurs que la totalité de la
production sociale, qui est leur produit, leur appartient parce qu'ils sont les
seuls producteurs réels conduit droit au communisme. Mais elle est aussi,
comme Marx le fait entendre, formellement fausse économique ment parlant,
parce qu'elle est simplement une application de la morale à l'économie. D'après
les lois de l’économie bourgeoise, la plus grande partie du produit
n'appartient pas aux travailleurs qui l’ont créé. Si nous disons alors : c'est
injuste, ce ne doit pas être, cela n'a rien à voir avec l'économie. Nous disons
seulement que ce fait économique est en contradiction avec notre sentiment
moral. C'est pourquoi Marx n'a jamais fondé là-dessus ses revendications
communistes, mais bien sur la ruine nécessaire, qui se consomme sous nos yeux,
tous les jours et de plus en plus, du mode de production capitaliste. Il se
contente de dire que la plus-value se compose de travail non payé : c'est un
fait pur et simple. Mais ce qui peut
être formellement faux au point de vue économique, peut être encore
exact au point de vue de l'histoire universelle. Si le sentiment moral de la
masse regarde un fait économique, autrefois l'esclavage ou le servage, comme
injuste, cela prouve que ce fait lui-même est une survivance ; que d'autres
faits économiques se sont produits grâce auxquels le premier est devenu
insupportable, insoutenable. Derrière l'inexactitude économique formelle peut
donc se cacher un contenu économique très réel. Il serait déplacé ici de
s'étendre davantage sur l'importance et l'histoire de la théorie de la
plus-value.
On peut encore tirer d'autres conséquences de la théorie de la valeur
de Ricardo et on ta fait. La valeur des marchandises est déterminée par le
travail nécessaire à leur production. Or, il je trouve que dans ce méchant
monde les marchandises sont achetées tantôt au-dessus, tantôt au-dessous de
leur valeur et sans qu'il y ait là simplement rapport avec les variations de la
concurrence. De même que le taux de profit a une forte tendance à se maintenir
au même niveau pour tous les capitalistes, les prix des marchandises tendent
aussi à se réduire à la valeur de travail par l'intermédiaire de l'offre et de
la demande. Mais le taux de profit se calcule d'après le capital total employé
dans une exploitation industrielle ; or, comme dans deux branches
d’industries différentes, la production annuelle peut incorporer des masses de
travail égales, c’est-à-dire présenter des valeurs égales, et que, si le
salaire peut être également élevé dans ces deux branches, les capitaux avancés
peuvent être, et le sont souvent, doubles ou triples dans l'une ou dans l'autre
branche ; la loi de la valeur de Ricardo, comme Ricardo lui-même l’a déjà
découvert, est en contradiction avec la loi d'égalité du taux de profit. Si les
produits des deux branches d'industrie sont vendus à leurs valeurs, les taux de
profit ne peuvent pas être égaux ; mais si les taux de profit sont égaux, les
produits des deux branches de l’industrie ne sont pas vendus à leurs valeurs
partout et toujours. Nous avons donc ici une contradiction, une antinomie entre
deux lois économiques. La solution pratique s'opère, d'après Ricardo (chap. 1er,
sections 4 et 5), régulièrement en faveur du taux de profit aux dépens de la
valeur.
Mais la détermination de la valeur de Ricardo, malgré sel caractères
néfastes, a un côté qui la rend chère à nos braves bourgeois. C'est le côté par
où elle fait appel avec une force irrésistible à leur sentiment de justice.
Justice et égalité des droits, voilà les piliers à l'aide desquels le bourgeois
du XVIIIe et du XIXe siècles voudrait élever son édifice social sur les ruines
des injustices, des inégalités et des privilèges féodaux. Là détermination de
la valeur des marchandises par le travail et l'échange libre qui se produit
d'après celle mesure de valeur entre les possesseurs égaux en droit, tels sont,
comme Marx l'a déjà montré, les fondements réels sur lesquels toute l'idéologie
politique, juridique et philosophique de la bourgeoisie moderne s’est édifiée.
Dis que l'on sait que le travail est la mesure des marchandises, les bons
sentiments du brave bourgeois doivent se sentir profondément blessés par la méchanceté
d’un monde qui reconnaît bien nominalement ce principe de justice, mais qui,
réellement, à chaque instant, sans se gêner, paraît le mettre de côté. Surtout
le petit bourgeois, dont le travail honnête - alors même que ce n'est que
celui de ses ouvriers ou de ses apprentis - perd tous les jours de plus en plus
de sa valeur par l'effet de la concurrence de la grande production et des
machines, surtout le petit producteur doit désirer ardemment une société où
l'échange des produits d'après leur valeur de travail sera une réalité
entière et sans exception ; en d'autres termes, il doit désirer ardemment une
société où régnera exclusivement et pleinement une loi unique de production
des marchandises, mais où seront supprimées les conditions qui, seules,
rendent cette loi effective, c'est-à-dire les autres lois de la production des
marchandises et mieux de la production capitaliste.
Cette utopie a jeté des racines tris profondes dans la pensée du petit
bourgeois moderne - réel ou idéal. Ce qui le démontre, c'est qu'elle a déjà
été, en 1831, systématiquement développée par John Gray, essayée
pratiquement et répandue en Angleterre à cette époque, proclamée comme la
vérité la plus récente en 1842 par Rodbertus en Allemagne et en 1846 par
Proudhon en France, publiée encore en 1871 par Rodbertus comme solution de la
question sociale et pour ainsi dire son testament social ; et, en 1884, elle
récolte l'adhésion de la clique qui s'efforce, sous le nom de Rodbertus,
d'exploiter le socialisme d'État prussien.
La critique de cette utopie a été faite si complètement par Marx,
aussi bien contre Proudhon que contre Gray [2],
que je puis ici me borner à quelques remarques sur la forme spéciale que
Rodbertus a adoptée pour la fonder et l'exprimer.
Comme nous Pavons dit : Rodbertus accepte les concepts économiques
traditionnels sous la forme exacte où ils lui ont été transmis par les
économistes. Il ne fait pas la plus légère tentative pour les vérifier. La
valeur est pour lui
L'évaluation
quantitative dune chose relativement aux autres, cette évaluation étant prise
pour mesure.
Celle définition peu rigoureuse, pour le moins, nous donne tout au
plus une idée de ce que la valeur paraît à peu près être, mais ne dit
absolument pas ce qu'elle est. Mais, comme c'est tout ce que Rodbertus sait
nous dire sur la valeur, il est compréhensible qu'il cherche une mesure de la
valeur hors de la valeur. Après avoir tourné au hasard, sans ordre, la valeur
d'usage et la valeur d'échange sous une centaine de laces, avec celle puissance
d'abstraction qu'admire infiniment M. Adolphe Wagner, il arrive à ce résultat
qu'il n'y a pas de mesure réelle de la valeur et qu'il faut se contenter d'une
mesure surérogatoire. Le travail pourrait être celle-ci, mais seulement dans
le cas d'un échange entre produits d'égales quantités de travail, que le cas
soit d'ailleurs « tel en lui-même, ou qu'on ait pris des dispositions » qui
l'assurent. Valeur et travail restent ainsi sans le moindre rapport réel, bien
que tout le premier chapitre soit employé à nous expliquer comment -et pourquoi
les marchandises « coûtent du travail » et rien que du travail.
Le travail est encore une fois pris sous la forme où on le rencontre
chez les économistes. Et pas même cela. Car bien qu'on dise deux mots sur les
différences d'intensité du travail, le travail est très généralement représenté
comme quelque chose qui « coûte », c'est-à-dire qui est mesure de valeur, qu'il
soit d'ailleurs dépense ou non dans la moyenne des conditions normales de la
société. Que les producteurs emploient dix jours à la fabrication de produits
qui peuvent être fabriqués en un jour, ou qu'ils n'en emploient qu'un; qu'ils
emploient le meilleur ou le plus mauvais des outillages; qu'ils appliquent leur
temps de travail à la fabrication d'articles socialement nécessaires ou dans la
quantité socialement exigée, qu'ils fabriquent des articles que l'on ne
demande pas du tout, ou des articles demandés plus ou moins qu'il n'est besoin
- de tout cela il n'est pas question : le travail est le travail, le produit
d'un travail égal doit être échangé contre un produit de travail égal.
Rodbertus qui, dans tout autre cas, est toujours prêt, que ce soit à propos ou
non, a se placer au point de vue national, et à considérer les rapports des
producteurs isolés du haut de l'observatoire de l'ensemble de la société, évite
ici craintivement tout cela. Simplement parce que, dès la première ligne de son
livre, il va droit à l'utopie du bon de travail et que toute analyse du travail
comme producteur de valeur devait semer sa route d'écueils infranchissables.
Son instinct était ici considérablement plus fort que sa puissance d'abstraction,
qu'on ne peut découvrir chez Rodbertus, soit dit en passant, qu'au moyen de la
plus concrète pauvreté d'idées.
Le passage à l'utopie s'effectue en un tour de main. Les «
dispositions » qui fixent l'échange des marchandises d'après la valeur de
travail comme suivant une règle absolue ne font pas de difficulté. Tous les
autres utopistes de cette tendance, de Gray jusqu'à Proudhon, se tourmentent
pour élaborer des mesures sociales qui doivent atteindre ce but. Ils cherchent
au moins à résoudre la question économique par des voies économiques, grâce à
l'action du possesseur des marchandises qui les échange. Pour Rodbertus c'est
bien plus simple. En bon Prussien, il en appelle à l'État. Un décret du pouvoir
public ordonne la réforme.
La valeur est donc ainsi heureusement « constituée », mais non la
priorité de cette Constitution que réclamait Rodbertus. Au contraire, Gray ainsi
que Bray - entre beaucoup d'autres - longtemps et souvent avant Rodbertus, ont
répété à satiété la même pensée : ils souhaitaient pieusement les mesures par
lesquelles tes produits s'échangeraient, malgré tous les obstacles, toujours et
seulement à leur valeur de travail.
Après que l'État a ainsi constitué la valeur - au moins d'une partie
des produits, car Rodbertus est modeste - il émet son bon de travail, en fait
des avances aux capitalistes industriels avec lesquels ils paient les
ouvriers; les ouvriers achètent alors les produits avec les bons de travail
qu'ils ont reçus et permettent ainsi le retour du papier-monnaie à son point de
départ. C'est Rodbertus lui-même qui nous apprend comme cela se déroule
admirablement.
Pour ce
qui est de cette seconde condition on atteindra la disposition qui exige que la
valeur attestée sur le billet soit réellement en circulation en ne don. nant
qu'à celui qui livre vraiment un produit un billet sur lequel sera marquée
exactement la quantité de travail nécessitée par la fabrication du produit.
Celui qui livre un produit de deux journées de travail reçoit un billet où sera
marqué « 2 journées ». La seconde condition sera nécessairement remplie
par l'observation exacte de celle règle dans l'émission. D'après notre
hypothèse, la valeur véritable des biens coïncide avec la quantité de travail
qu'a coûtée leur fabrication, et cette quantité de travail a pour mesure
l'unité de temps habituelle; celui qui livre un produit auquel deux jours de
travail ont été consacrés, s'il obtient qu'il lui soit certifié deux journées
de travail, n'a donc obtenu qu'il lui soit assigné ou certifié ni plus ni moins
de valeur qu'il en a livré en tait, - et de plus, comme celui-là seul obtient
une pareille attestation qui a mu réellement un produit en circulation, il est
également certain que la valeur inscrite sur le billet est capable de payer la
société. Que l'on élargisse autant qu'on le veut la sphère de la division du
travail, si la règle est bien suivie, la somme de valeur disponible doit être
exactement égale à la somme de valeur certifiée : et comme la somme de -valeur
certifiée est exactement la somme de valeur assignée, celle-ci doit
nécessairement se résoudre à la valeur disponible, toutes les exigences sont
satisfaites et la liquidation exacte. (Pages 166-167)
Si Rodbertus a eu jusqu'à présent le malheur d’arriver trop tard avec
ses découvertes, cette fois au moins il a le mérite d'une espèce d'originalité
: aucun de ses rivaux n'avait osé donner à l'utopie insensée du bon de travail
cette forme naïvement enfantine, je dirais même véritablement poméranienne.
Parce que pour chaque bon on livre un objet de valeur correspondante,
qu'aucun objet de valeur n'est plus délivré que contre un bon correspondant,
nécessairement la somme des bons est couverte par la somme des objets de
valeur. Le calcul se fait sans le moindre reste, il est juste à une seconde de
travail près, et il n'y a pas d'employé supérieur de la caisse de la dette
publique qui, quoique blanchi dans sa fonction, puisse y reprendre la plus
légère erreur. Que désirer de plus ?
Dans la société capitaliste actuelle, chaque capitaliste industriel
produit de son propre chef ce qu'il veut, comme il veut, et autant qu'il veut.
La quantité socialement exigée reste pour lui une grandeur inconnue et il
ignore la qualité des objets demandés aussi bien que leur quantité. Ce qui
aujourd'hui ne peut être livré assez rapidement, peut être offert demain
au-delà de la demande. Pourtant on finit par satisfaire la demande tant bien que
mal, et généralement la production se règle en définitive sur les objets
demandés. Comment s'effectue la conciliation de celle contradiction ? Par la
concurrence. Et comment arrive-t-elle à cette solution ? Simplement en
dépréciant au-dessous de leur valeur de travail les marchandises inutilisables
pour leur qualité ou pour leur quantité dans l'état présent des demandes de la
société, et en faisant sentir aux producteurs, de cette façon détournée, qu'ils
ont en fabrique des articles absolument inutilisables ou qu'ils en ont fabriqué
en quantité inutilisable, superflue. Il s'ensuit deux choses :
D'abord que les déviations continuelles des prix des marchandises par
rapport aux valeurs des marchandises sont la condition nécessaire et par
laquelle seule la valeur des marchandises peut exister. Ce n'est que par les
fluctuations de la concurrence et, par suite, des prix des marchandises que la
loi de valeur se réalise dans la production des marchandises, et que la
détermination de la valeur par le temps de travail socialement nécessaire
devient une réalité. Que la forme de représentation de la valeur, que le prix
ait, en règle générale, un tout autre aspect qu'il manifeste, c'est une fortune
qu'il partage avec la plupart des rapports sociaux. Le roi le plus souvent
ressemble peu à la monarchie qu'il représente. Dans une société de producteurs,
qui échangent leurs marchandises, vouloir déterminer la valeur par le temps de
travail en interdisant à la concurrence d'établir celle détermination de la
valeur dans la seule forme par où elle puisse se faire, en influant sur les
prix, c'est montrer qu'on s'est, au moins sur ce terrain, permis la
méconnaissance utopique habituelle des lois économiques.
En second lieu, la concurrence, en réalisant la loi de la valeur de la
production des marchandises dans une société de producteurs échangeant leurs
marchandises, fonde par cela même et à de certaines conditions le seul ordre et
la seule organisation possibles de la production sociale. Ce n'est que par la
dépréciation ou la majoration des prix des produits que les producteurs de
marchandises isolés apprennent à leurs dépens de quels produits, et en quelle
quantité, la société a besoin. Mais c'est précisément ce seul régulateur que
l'utopie partagée par Rodbertus veut supprimer. Et si nous demandons quelle garantie nous avons que l'on ne produira
que la quantité nécessaire de chaque produit, que nous ne manquerons ni de blé
ni de viande, pendant que le sucre de betterave surabondera et que nous
regorgerons d'eau-de-vie de pomme de terre, que les pantalons ne nous feront
pas défaut pour couvrir notre nudité, pendant que les boutons de culotte se
multiplieront par milliers - Rodbertus triomphant nous montre alors son fameux
compte dans lequel on a établi un certificat exact pour chaque livre de sucre
superflue, pour chaque tonneau d'eau-de-vie non acheté, pour chaque bouton de
culotte inutilisable, compte qui est « juste », qui « satisfait toutes les
exigences et où la liquidation est exacte ». Et qui ne le croit pas n'a qu'à
s'adresser à M. X.... l'employé supérieur de la caisse de la dette publique en
Poméranie, qui a revu le calcul et l'a trouvé juste et que l'on peut considérer
comme n'ayant Jamais été coupable d'une faute dans ses comptes de caisse.
Et maintenant voyons un peu la naïveté avec laquelle Rodbertus veut
supprimer les crises industrielles et commerciales, au moyen de son utopie. Dès
que la production des marchandises a pris les dimensions du marché mondial,
c'est par un cataclysme de ce marché, par une crise commerciale, que s'établit
l'équilibre entre les producteurs isolés, produisant selon un calcul
particulier, et le marché pour lequel ils produisent, dont ils ignorent plus ou
moins la demande en qualité et en quantité [3].
Si l'on interdit à la concurrence de faire connaître aux producteurs isolés
l'état du marché par la hausse ou la baisse des prix, on les aveugle tout à
fait. Diriger la production des marchandises de façon que les producteurs ne
puissent plus rien savoir de l'état du marché pour lequel ils produisent, -
c'est soigner les crises d'une façon que le docteur Eiseinhart pourrait envier
à Rodbertus.
On comprend maintenant pourquoi Rodbertus détermine la valeur des
marchandises par le travail, et tout au plus admet des degrés différents
d'intensité de travail. S'il s'était demandé pourquoi et comment le travail
crée de la valeur et, par suite, la détermine et la mesure, il serait arrivé au
travail socialement nécessaire, nécessaire pour le produit isolé aussi bien à
l'égard des autres produits de même espèce, qu'à l'égard de la quantité totale
socialement exigée. Il serait arrivé à la question : comment la production des
producteurs isolés s'adapte-t-elle à la demande sociale totale et toute son
utopie devenait impossible. Cette fois, en fait, il a préféré abstraire : il a
fait abstraction du problème à résoudre.
Nous en venons enfin au point où Rodbertus nous offre vraiment quelque
chose de neuf, point qui le distingue de tous ses nombreux camarades de
l'organisation de l'échange par les bons de travail. Ils réclament tous ce mode
d'échange dans le but de détruire l'exploitation du travail salarié par le
capital. Chaque producteur doit obtenir la valeur de travail totale de son
produit. Ils sont unanimes là-dessus, de Gray jusqu'à Proudhon. Pas du tout,
dit au contraire Rodbertus. Le travail salarié et son exploitation subsistent.
D'abord, il n'y a pas d'état social possible où le travailleur puisse
recevoir pour sa consommation la valeur totale de son produit. Le fonds produit
doit subvenir à une quantité de fonctions économiquement improductives mais
nécessaires ; il doit par suite entretenir les gens qui les remplissent. Cela
n'est vrai qu'autant que vaudra la division actuelle du travail. Dans une
société où le travail productif général serait obligatoire, société que l'on
peut d'ailleurs « imaginer », l'observation tombe. Resterait encore la
nécessité d’un fonds social de réserve et d'accumulation, et alors les
travailleurs, c'est-à-dire tout le monde, resteraient en possession et en
jouissance de leur produit total, mais chaque travailleur isolé ne jouirait pas
du produit intégral de son travail. L'entretien de fonctions économiquement
improductives par le produit du travail n'a pas été négligé par les autres
utopistes du bon de travail. Mais ils laissent les ouvriers effectuer eux-mêmes
le prélèvement dans. ce but, suivant en cela le mode démocratique coutumier
tandis que Rodbertus, dont toute la réforme sociale de 1842 est taillée sur le
patron de l'État prussien d'alors, remet tout au jugement de la bureaucratie,
qui détermine souverainement la part de l'ouvrier au produit de son propre
travail et le lui abandonne gracieusement.
Puis la rente foncière et le profil doivent continuer à subsister. En
effet, les propriétaires fonciers et les capitalistes industriels remplissent
certaines fonctions, socialement utiles, ou même nécessaires, encore bien
qu'économiquement improductives, et reçoivent en échange une sorte de
traitement, rente et profit - ce qui est une conception nullement nouvelle,
même en 1842. A vrai dire, ils reçoivent maintenant beaucoup trop pour le peu
qu'ils font, et qu'ils font suffisamment mal ; mais Rodbertus a besoin dune
classe privilégiée, au moins pour les cinq cents ans à venir, aussi le taux de
la plus-value pour m'exprimer correctement, doit-il subsister, mais sans
pouvoir être augmenté. Rodbertus accepte comme taux actuel de la plus-value 200
%, cela veut dire que pour un travail journalier de douze heures l'ouvrier
n'obtiendra pas une inscription de douze heures, mais de quatre heures
seulement, et la valeur produite dans les huit heures restantes devra être
partagée entre propriétaire foncier et capitaliste. Les bons de travail de
Rodbertus mentent donc absolument, mais il faut être propriétaire féodal de
Poméranie pour se figurer qu'il y aurait une classe ouvrière à qui il conviendrait
de travailler douze heures pour obtenir un bon de travail de quatre heures. Si
l'on traduit les jongleries de la production capitaliste dans celle langue
naïve, où elle apparaît comme un vol manifeste, on la rend impossible. Chaque
bon donné au travailleur serait une provocation directe à la rébellion et
tomberait sous le coup dit paragraphe 110 du code pénal de l'Empire allemand.
Il ne faut jamais avoir vu un autre prolétariat que celui d'une propriété de
hobereau poméranien, prolétariat de journaliers, en fait presque en servage, où
règnent le bâton et le fouet, et où toutes les jolies filles du village
appartiennent au harem de leur gracieux seigneur, pour se figurer pouvoir
offrir de pareilles impertinences aux ouvriers. Mais nos conservateurs sont nos
plus grands révolutionnaires.
Mais si les ouvriers ont assez de mansuétude pour se laisser raconter
qu'ayant travaillé pendant douze heures pleines d’un dur travail ils n'ont
travaillé en réalité que quatre heures, il leur sera garanti comme récompense
que, dans toute l'éternité, leur part au produit de leur propre travail ne
tombera pas au-dessous du tiers. En réalité, c'est jouer l'air de la société
future sur une trompette d'enfant. Cela ne vaut pas la peine de gaspiller un
moi de plus sur cette question. Par conséquent, tout ce que Rodbertus offre de
nouveau dans l'utopie des bons de travail est enfantin et bien inférieur aux
travaux de ses nombreux rivaux, avant comme après lui.
Pour l'époque où parut Zür Erkenntniss, etc., de Rodbertus, c'était un
livre certainement important. Poursuivre la théorie de Ricardo dans cette
direction était un commencement qui promettait. Si, pour lui et pour
l'Allemagne seuls, détail une nouveauté, son travail en somme arrive à la même hauteur que ceux des meilleurs de ses
précurseurs anglais. Mais ce n'était qu'un commencement dont la théorie ne
pouvait espérer un réel profit que par un travail ultérieur, fondamental,
critique. Ce développement s'arrête pourtant là, parce que, dès le début, on
dirige le développement de Ricardo dans l'autre sens, dans le sens de l'utopie.
C'est perdre, dès lors, la condition de toute critique - l'indépendance.
Rodbertus travailla alors avec un but préconçu, il devint un économiste tendancieux.
Une fois saisi par son utopie, il s'est interdit toute possibilité de progrès
scientifique. A partir de 1842 jusqu'à sa mort, il tourne dans le même cercle,
reproduit les mêmes idées, déjà exprimées ou indiquées dans ses précédents
ouvrages, se sent méconnu, se trouve pillé, alors qu'il n'y avait rien à
piller, et se refuse enfin, non sans intention, à l’évidence qu'au fond il
n'avait pourtant découvert que ce qui l'était déjà depuis longtemps.
Il est à peine nécessaire de faire remarquer que dans cet ouvrage la
langue ne coïncide pas avec celle du Capital. Il y est encore parlé du travail
comme marchandise, d'achat et de vente de travail au lieu de force de travail.
Comme complément, on a ajouté à cette édition : 1º un passage de
l'ouvrage de Marx (Critique de l'économie politique, Berlin 1859), à propos de
la première utopie des bons de travail de John Gray ; et 2º le discours de Marx
sur le libre-échange, qui a été prononcé en français à Bruxelles (1847), et
qui appartient à la même période du développement de l'auteur que la Misère.
Londres, 25 octobre 1884.
Friedrich ENGELS.
par Friedrich
Engels (1892)
Pour cette 2e édition allemande, j'ajouterai simplement que le nom
d’Hopkins doit être remplacé par celui exact d'Hodgskin et que la date de
l'ouvrage de William Thompson (même page) doit être changée en 1824. Le savoir
bibliophile de M. le professeur Anion Menger sera ainsi, nous l'espérons,
satisfait.
Londres, 29 mars 1892.
F. E.
( [4] )
M. Proudhon a le malheur d'être singulièrement
méconnu en Europe. En France, il a le droit d'être mauvais économiste, parce
qu'il passe pour être bon philosophe allemand. En Allemagne, il a le droit
d'être mauvais philosophe, parce qu'il passe pour être économiste français des
plus forts. Nous, en notre qualité d'Allemand et d'économiste à la fois, nous
avons voulu protester contre cette double erreur.
Le lecteur comprendra que, dans ce travail ingrat, il nous a fallu
souvent abandonner la critique de M. Proudhon pour faire celle de la
philosophie allemande, et donner en même temps des aperçus sur l'économie
politique.
Karl Marx.
Bruxelles, le 15 juin 1847.
L'ouvrage de M.
Proudhon n'est pas tout simplement un traité d'économie politique, un livre
ordinaire, c'est une Bible : « Mystères », « Secrets arrachés au sein de Dieu
», « Révélations », rien n'y manque. Mais comme, de nos jours, les prophètes
sont discutés plus consciencieusement que les auteurs profanes, il faut bien
que le lecteur se résigne à passer avec nous par l'érudition aride et ténébreuse
de la « genèse », pour s'élever plus tard avec M. Proudhon dans les régions
éthérées et fécondes du supra-socialisme. (Voir PROUDHON : Philosophie de la
misère, prologue, p. III, ligne 20.)
UNE DÉCOUVERTE
SCIENTIFIQUE
SCIENTIFIQUE
La
capacité qu'ont tous les produits, soit naturels, soit industriels, de servir à
la subsistance de l'homme, se nomme particulièrement valeur d'utilité ; la
capacité qu'ils ont de se donner l'un pour l'autre, valeur en échange...
Comment la valeur d’utilité devient-elle valeur en échange ?... La génération
de l'idée de la valeur (en échange) n'a pas été notée par les économistes avec
assez de soin : il importe de nous y arrêter. Puis donc que, parmi les objets
dont j'ai besoin, un très grand nombre ne se trouve dans la nature qu'en une
quantité médiocre, ou même ne se trouve pas du tout, je suis forcé d'aider à la
production de ce qui me manque, et comme je ne puis mettre la main à tant de
choses, je proposerai à d'autres hommes, mes collaborateurs dans des fonctions
diverses, de me céder une partie de leurs produits en échange du mien [5].
M. PROUDHON se propose de nous expliquer avant tout la double nature
de la valeur, la « distinction dans la valeur », le mouvement qui fait de la
valeur d'utilité la valeur d'échange. Il importe de nous arrêter avec M.
Proudhon à cet acte de transsubstantiation. Voici comment cet acte s'accomplit
d'après notre auteur.
Un très grand nombre de produits ne se trouvent pas dans la nature,
ils se trouvent au bout de l'industrie. Supposez que les besoins dépassent la
production spontanée de la nature, l'homme est forcé dg recourir à la
production industrielle. Qu'est-ce que cette industrie, dans la supposition de
M. Proudhon ? Quelle en est l'origine ? Un seul homme éprouvant le besoin d'un
très grand nombre de choses « ne peut mettre la main à tant de choses ». Tant
de besoins à satisfaire supposent tant de choses à produire - il n'y a pas de
produits sans production ; - tant de choses à produire ne supposent déjà plus
la main d'un seul homme aidant à les produire. Or, du moment que vous supposez
plus d'une main aidant à la production, vous avez déjà supposé toute une
production, basée sur la division du travail. Ainsi le besoin, tel que M.
Proudhon le suppose, suppose lui-même toute la division du travail. En
supposant la division du travail, vous avez l'échange et conséquemment la
valeur d'échange. Autant aurait valu supposer de prime abord la valeur
d'échange.
Mais M. Proudhon a mieux aimé faire le tour. Suivons-le dans tous ses
détours, pour revenir toujours à son point de départ.
Pour sortir de l'état de choses où chacun produit en solitaire, et
pour arriver à l'échange, « je m'adresse », dit M. Proudhon, « à mes
collaborateurs dans des fonctions diverses ». Donc, moi, j'ai des
collaborateurs, qui tous ont des fonctions diverses, sans que pour cela moi et
tous les autres, toujours d'après la supposition de M. Proudhon, nous soyons
sortis de la position solitaire et peu sociale des Robinson. Les collaborateurs
et les fonctions diverses, la division du travail, et l'échange qu'elle implique,
sont tout trouvés.
Résumons :
j'ai des besoins fondés sur la division du travail et sur l'échange. En supposant
ces besoins, M. Proudhon se trouve avoir supposé l'échange, la valeur d'échange,
dont il se propose précisément de « noter la génération avec plus de soin que
les autres économistes ».
M. Proudhon aurait pu tout aussi bien intervertir l'ordre des choses,
sans intervertir pour cela la justesse de ses conclusions. Pour expliquer la
valeur en échange, il faut l'échange. Pour expliquer l'échange, il faut la
division du travail. Pour expliquer la division du travail, il faut des
besoins qui nécessitent la division du travail. Pour expliquer ces besoins, il
faut les « supposer », ce qui n'est
pas les nier, contrairement au premier axiome du prologue de M. Proudhon : «
Supposer Dieu c'est le nier [6].
»
Comment M. Proudhon, pour lequel la division du travail est supposée
connue, s'y prend-il pour expliquer la valeur d'échange, qui pour lui est
toujours l'inconnu ?
« Un homme » s'en va « proposer à d'autres hommes, ses collaborateurs
dans des fonctions diverses », d'établir l'échange et de faire une distinction
entre la valeur usuelle et la valeur échangeable. En acceptant cette
distinction proposée, les collaborateurs n'ont laissé à M. Proudhon d'autre «
soin » que de prendre acte du fait, de marquer, « de noter » dans son traité
d'économie politique la « génération de l'idée de la valeur ». Mais il nous
doit toujours, à nous, d'expliquer la « génération » de cette proposition, de
nous dire enfin comment ce seul homme, ce Robinson, a eu tout à coup l'idée de
faire « à ses collaborateurs » une proposition du genre connu et comment ces
collaborateurs l'ont acceptée sans protestation aucune.
M. Proudhon n'entre pas dans ces détails généalogiques. Il donne
simplement au fait de l'échange une manière de cachet historique en le
présentant sous la forme d'une motion, qu'un tiers aurait faite, tendant à
établir l'échange.
Voilà un échantillon de « la méthode
historique et descriptive » de M. Proudhon, qui professe un dédain superbe
pour la « méthode historique et descriptive » des Adam Smith et des Ricardo.
L'échange a son histoire à lui. Il a passé par différentes phases.
Il fut un temps, comme au moyen âge, où l'on n'échangeait que le
superflu, l'excédent de la production sur la consommation.
Il fut encore un temps où non seulement le superflu, mais tous les
produits, toute l'existence industrielle était passée dans le commerce, où la
production tout entière dépendait de l'échange. Comment expliquer cette
deuxième phase de l'échange - la valeur vénale à sa deuxième puissance ?
M. Proudhon aurait une réponse toute prête : Mettez qu'un homme ait «
proposé à d'autres hommes, ses collaborateurs dans des fonctions diverses »,
d'élever la valeur vénale à sa deuxième puissance.
Vint enfin un temps où tout ce que les hommes avaient regardé comme
inaliénable devint objet d'échange, de trafic et pouvait s'aliéner. C'est le
temps où les choses mêmes qui jusqu'alors étaient communiquées, mais jamais
échangées ; données mais jamais vendues ; acquises, mais jamais achetées -
vertu, amour, opinion, science, conscience, etc., - où tout enfin passa dans le
commerce. C'est le temps de la corruption générale, de la vénalité universelle,
ou, pour parler en termes d'économie politique, le temps où toute chose, morale
ou physique, étant devenue valeur vénale, est portée au marché pour être
appréciée à sa plus juste valeur.
Comment expliquer encore cette nouvelle et dernière phase de l'échange
- la valeur vénale à sa troisième puissance ?
M. Proudhon aurait une réponse toute prête : Mettez qu'une personne
ait « proposé à d'autres personnes, ses collaborateurs dans des fonctions
diverses », de faire de la vertu, de l'amour, etc., une valeur vénale, d'élever
la valeur d'échange à sa troisième et dernière puissance.
On le voit, la « méthode historique et descriptive » de M. Proudhon
est bonne à tout, elle répond à tout, elle explique tout. S'agit-il surtout
d'expliquer historiquement la « génération d'une idée économique », il suppose
un homme qui propose à d'autres hommes, ses collaborateurs dans des fonctions
diverses, d'accomplir cet acte de génération, et tout est dit.
Désormais, nous acceptons la « génération » de la valeur d'échange
comme un acte accompli ; il ne reste maintenant qu'à exposer le rapport de la
valeur d'échange à la valeur d'utilité. Écoutons M. Proudhon.
Les
économistes ont très bien fait ressortir le double caractère de la
valeur ; mais ce qu'ils n'ont pas rendu avec la même netteté, c'est sa
nature contradictoire ; ici commence notre critique... C'est peu d'avoir
signalé dans la valeur utile et dans la valeur échangeable cet étonnant
contraste, où les économistes sont accoutumés à ne voir rien que de très
simple : il faut montrer que cette prétendue simplicité cache un mystère profond
que notre devoir est de pénétrer... En termes techniques, la valeur utile et la
valeur échangeable sont en raison inverse rune de l'autre.
Si nous avons bien saisi la pensée de M. Proudhon, voici les quatre
points qu'il se propose d'établir :
1º La valeur utile et la valeur échangeable forment un « contraste
étonnant », se font opposition ;
2º La valeur utile et la valeur
échangeable sont en raison inverse l'une de l'autre, en contradiction ;
3º Les économistes n'ont ni vu ni connu
l'opposition ni la contradiction ;
4º La critique de M. Proudhon commence par la fin.
Nous aussi nous commencerons par la fin, et pour disculper les
économistes des accusations de M. Proudhon, nous laisserons parler deux économistes
assez importants.
Sismondi :
C'est
l'opposition entre la valeur usuelle et la valeur échangeable à laquelle le commerce
a réduit toute chose, etc. [7].
Lauderdale :
En
général, la richesse nationale [la valeur utile] diminue à proportion que les
fortunes individuelles s'accroissent par l'augmentation de la valeur vénale ;
et à mesure que celles-ci se réduisent par la diminution de cette valeur, la
première augmente généralement [8].
Sismondi a fondé sur l'opposition entre la valeur usuelle et la valeur
échangeable, sa principale doctrine, d'après laquelle la diminution du revenu
est proportionnelle à l'accroissement de la production.
Lauderdale a fondé son système sur la raison inverse des deux espèces
de valeur et sa doctrine était même tellement populaire du temps de Ricardo,
que celui-ci pouvait en parler comme d'une chose généralement connue.
C'est en
confondant les idées de la valeur vénale et des richesses (valeur utile) qu'on
a prétendu qu'en diminuant la quantité des choses nécessaires, utiles ou
agréables à la vie, on pouvait augmenter les richesses [9].
Nous venons de voir que les économistes, avant M. Proudhon, ont «
signalé » le mystère profond d'opposition et de contradiction. Voyons
maintenant comment M. Proudhon explique à son tour ce mystère après les
économistes.
La valeur échangeable d'un produit baisse à mesure que l'offre va
croissant, la demande restant la même ; en d'autres termes : plus un produit
est abondant relativement à la demande, plus sa valeur échangeable ou son prix
est bas. Vice-versa : plus l'offre est faible relativement à la demande, plus
la valeur échangeable ou le prix du produit offert hausse ; en d'autres termes,
plus il y a rareté des produits offerts relativement à la demande, plus il y a
cherté. La valeur d'échange d'un produit dépend de son abondance ou de sa
rareté, mais toujours par rapport à la demande. Supposez un produit plus que
rare, unique dans son genre, je le veux bien : ce produit unique sera plus
qu'abondant, il sera superflu, s'il n'est pas demandé. En revanche, supposez
un produit multiplié à millions il sera toujours rare, s'il ne suffit pas à la
demande, c'est-à-dire s'il est trop demandé.
Ce sont là de ces vérités, nous dirons presque banales, et qu'il a
fallu cependant reproduire ici pour faire comprendre les mystères de M.
Proudhon.
Tellement
qu'en suivant le principe jusqu'aux dernières conséquences on arriverait à
conclure, le plus logiquement du monde, que les choses dont l'usage est nécessaire
et la quantité infinie, doivent être pour rien, et celles dont l'utilité est
nulle et la rareté extrême, d'un prix inestimable. Pour comble d'embarras, la
pratique n'admet point ces extrêmes : d'un côté, aucun produit humain ne
saurait jamais atteindre l'infini en grandeur ; de l'autre, les choses les
plus rares ont besoin à un degré quelconque d'être utiles, Sans quoi elles ne
seraient susceptibles d'aucune valeur. La valeur utile et la valeur échangeable
restent donc fatalement enchaînées l'une à l'autre, bien que par leur nature
elles tendent continuellement à s'exclure [10].
Qu'est-ce qui met le comble à l'embarras de M. Proudhon ? C'est qu'il
a tout simplement oublié la demande, et qu'une chose ne saurait être rare ou
abondante qu'autant qu'elle est demandée. Une fois la demande mise de côté, il
assimile la valeur échangeable à la rareté et la valeur utile à l'abondance.
Effectivement, en disant que les choses « dont l'utilité est nulle et la rareté
extrême » sont « d'un prix inestimable », il dit tout simplement que la valeur
en échange n'est que la rareté. « Rareté extrême et utilité nulle », c'est
la rareté pure. « Prix inestimable », c'est le maximum de la valeur
échangeable, c'est la valeur échangeable toute pure. Ces deux termes, il les
met en équation. Donc, valeur échangeable et rareté sont des termes
équivalents. En arrivant à ces prétendues « conséquences extrêmes », M.
Proudhon se trouve en effet avoir poussé à l'extrême, non, pas les choses, mais
les termes qui les expriment, et en cela il fait preuve de rhétorique bien
plus que de logique. Il retrouve ses hypothèses premières dans toute leur
nudité, quand il croit avoir trouvé de nouvelles conséquences. Grâce au même
procédé, il réussit à identifier la valeur utile avec l'abondance pure.
Après avoir mis en équation la valeur échangeable et la rareté, la
valeur utile et l'abondance, M. Proudhon est tout étonné de ne trouver ni la
valeur utile dans la rareté et la valeur échangeable, ni la valeur échangeable
dans l'abondance et la valeur utile ; et en voyant que la pratique n'admet
point ces extrêmes il ne peut plus faire autrement que de croire au mystère. Il
y a pour lui prix inestimable, parce qu'il n'y a pas d'acheteurs, et il n'en
trouvera jamais, tant qu'il fait abstraction de, la demande.
D'un autre côté, l'abondance de M. Proudhon semble être quelque chose
de spontané. Il oublie tout à fait qu'il y a des gens qui la produisent, et
qu'il est de l'intérêt de ceux-ci de ne jamais perdre de vue la demande. Sinon,
comment M. Proudhon aurait-il pu dire que les choses qui sont très utiles
doivent être à très bas prix ou même ne coûter rien ? Il lui aurait fallu
conclure, au contraire, qu'il faut restreindre l'abondance, la production des
choses très utiles, si l'on veut en élever le prix, la valeur d'échange.
Les anciens vignerons de France, en sollicitant une loi qui
interdisait la plantation de nouvelles vignes ; les Hollandais, en brûlant les
épices de l'Asie, en déracinant les girofliers dans les Moluques, voulaient
tout simplement réduire l'abondance pour élever la valeur d'échange. Tout le
moyen âge, en limitant par des lois le nombre des compagnons qu'un seul maître
pouvait occuper, en limitant le nombre des instruments qu'il pouvait employer,
agissait d'après ce même principe. (Voir ANDERSON : Histoire du commerce.)
Après avoir représenté l'abondance comme la valeur utile, et la rareté
comme la valeur échangeable, - rien de plus facile que de démontrer que
l'abondance et la rareté sont en raison inverse - M. Proudhon identifie la
valeur utile à l'offre et la valeur échangeable à la demande. Pour rendre
l'antithèse encore plus tranchée, il fait une substitution de termes en mettant
« valeur d'opinion » à la place de valeur échangeable. Voilà donc que la
lutte a changé de terrain, et nous avons d'un côté l'utilité (la valeur en
usage, l'offre), de l'autre l'opinion (la valeur échangeable, la demande).
Ces deux puissances opposées l'une à l'autre, qui les conciliera ?
Comment faire pour les mettre d'accord ? Pourrait-on seulement établir entre elles
un point de comparaison ?
Certes,
s'écrie M. Proudhon, il y en a un ; c'est l'arbitraire. Le prix qui résultera
de cette lutte entre l'offre et la demande, entre l'utilité et l'opinion, ne
sera pas l'expression de la justice éternelle.
M. Proudhon continue à développer cette antithèse :
En ma
qualité d'acheteur libre, je suis juge de mon besoin, juge de la convenance de
l'objet, du prix que je veux y mettre. D'autre part, en votre qualité de producteur
libre, vous êtes maître des moyens d'exécution, et, en conséquence, vous avez
la faculté de réduire vos frais [11].
Et comme la demande ou la valeur en échange est identique avec
l'opinion, M. Proudhon est amené à dire :
Il est
prouvé que c'est le libre arbitre de l'homme qui donne lieu à l'opposition
entre la valeur utile et la valeur en échange. Comment résoudre cette opposition
tant que subsistera le libre arbitre ? Et comment sacrifier celui-ci, à moins
de sacrifier l'homme [12] ?
Ainsi, il n'y a pas de résultat possible. Il y a une lutte entre deux
puissances pour ainsi dire incommensurables, entre l'utile et l'opinion, entre
l'acheteur libre et le producteur libre.
Voyons les choses d'un peu plus près.
L'offre ne représente pas exclusivement l'utilité, la demande ne
représente pas exclusivement l'opinion. Celui qui demande n'offre-t-il pas
aussi un produit quelconque ou le signe représentatif de tous les produits,
l'argent, et en offrant ne représente-t-il pas, d'après M. Proudhon, l'utilité
ou la valeur en usage ?
D'un autre côté, celui qui offre ne demande-t-il pas aussi un produit
quelconque ou le signe représentatif de tous les produits, de l'argent ? Et ne
devient-il pas ainsi le représentant de l'opinion, de la valeur d'opinion ou
de la valeur en échange ?
La demande est en même temps une offre, l'offre est en même temps une
demande. Ainsi l'antithèse de M. Proudhon, en identifiant simplement l'offre et
la demande, l'une à l'utilité, l'autre à l'opinion, ne repose que sur une
abstraction futile.
Ce que M. Proudhon appelle valeur utile, d'autres économistes
l'appellent avec autant de raison valeur d'opinion. Nous ne citerons que
Storch [13].
Selon lui, on appelle besoins les choses dont nous sentons le besoin ;
on appelle valeurs les choses auxquelles nous attribuons de la valeur. La
plupart des choses ont seulement de la valeur parce qu'elles satisfont aux
besoins engendrés par l'opinion. L'opinion sur nos besoins peut changer, donc
l'utilité des choses, qui n'exprime qu'un rapport de ces choses à nos besoins,
peut changer aussi. Les besoins naturels eux-mêmes changent continuellement.
Quelle variété n'y a-t-il pas, en effet, dans les objets qui servent de
nourriture principale chez les différents peuples !
La lutte ne s'établit pas entre l'utilité et l'opinion : elle s'établit
entre la valeur vénale que demande l'offreur, et la valeur vénale qu'offre le
demandeur. La valeur échangeable du produit est chaque fois la résultante de
ces appréciations contradictoires.
En dernière analyse, l'offre et la demande mettent en présence la
production et la consommation, mais la production et la consommation fondées
sur les échanges individuels.
Le produit qu'on offre n'est pas l'utile en lui-même. C'est le
consommateur qui en constate l'utilité. Et lors même qu'on lui reconnaît la qualité
d'être utile, il n'est pas exclusivement l'utile. Dans le cours de la
production il a été échangé contre tous les frais de production, tels que les
matières premières, les salaires des ouvriers, etc., toutes choses qui sont
valeurs vénales. Donc le produit représente, aux yeux du producteur, une somme
de valeurs vénales. Ce qu'il offre, ce n'est pas seulement un objet utile, mais
encore et surtout une valeur vénale.
Quant à la demande, elle ne sera effective qu'à la condition d'avoir à
sa disposition des moyens d'échange. Ces moyens eux-mêmes sont des produits,
des valeurs vénales.
Dans l'offre et la demande nous trouvons donc d'un côté un produit qui
a coûté des valeurs vénales, et le besoin de vendre ; de l'autre, des moyens
qui ont coûté des valeurs vénales, et le désir d'acheter.
M. Proudhon oppose l'acheteur libre au producteur libre. Il donne à
l'un et à l'autre des qualités purement métaphysiques. C'est ce qui lui fait
dire :
Il est
prouvé que c'est le libre arbitre de l'homme qui donne lieu à l'opposition
entre la valeur utile et la valeur en échange.
Le producteur, du moment qu'il a produit dans une
société fondée sur la division du travail et sur les échanges, et c'est là
l'hypothèse de M. Proudhon, est forcé de vendre. M. Proudhon fait le producteur
maître des moyens de production ; mais il conviendra avec nous que ce n'est pas
du libre arbitre que dépendent ses moyens de production. Il y a plus ; ces
moyens de production sont en grande partie des produits qui lui viennent du
dehors, et dans la production moderne il n'est pas même libre de produire la
quantité qu'il veut. Le degré actuel du développement des forces productives
l'oblige de produire sur telle ou telle échelle.
Le consommateur n'est pas plus libre que le producteur. Son opinion
repose sur ses moyens et ses besoins. Les uns et les autres sont déterminés par
sa situation sociale, laquelle dépend elle-même de l'organisation sociale tout
entière. Oui, l'ouvrier qui achète des pommes de terre, et la femme entretenue
qui achète des dentelles, suivent l'un et l'autre leur opinion respective. Mais
la diversité de leurs opinions s'explique par la différence de la position
qu'ils occupent dans le monde, laquelle est le produit de l'organisation
sociale.
Le système des besoins tout entier est-il fondé sur
l'opinion ou sur toute l'organisation de la production ? Le plus souvent les besoins naissent directement
de la production, ou d'un état de choses basé sur la production. Le commerce de
l'univers roule presque entier sur des besoins, non de la consommation
individuelle, mais de la production. Ainsi, pour choisir un autre exemple, le
besoin que l'on a des notaires ne suppose-t-il pas un droit civil donné, qui
n'est qu'une expression d'un certain développement de la propriété, c'est-à-dire
de la production ?
Il ne suffit pas à M. Proudhon d'avoir éliminé du rapport de l'offre
et de la demande les éléments dont nous venons de parler. Il pousse
l'abstraction aux dernières limites, en fondant tous les producteurs en un seul
producteur, tous les consommateurs en un seul consommateur, et en établissant
la lutte entre ces deux personnages chimériques. Mais dans le monde réel les
choses se passent autrement. La concurrence entre ceux qui offrent et la
concurrence entre ceux qui demandent, forment un élément nécessaire de la lutte
entre les acheteurs et les vendeurs, d'où résulte la valeur vénale.
Après avoir éliminé les frais de production et la concurrence, M.
Proudhon peut tout à son aise, réduire à l'absurde la formule de l'offre et de
la demande.
L'offre
et la demande, dit-il, ne sont autre
chose que deux formes cérémonielles servant
à mettre en présence la valeur d'utilité et la valeur d'échange, et à provoquer
leur conciliation. Ce sont les pôles électriques dont la mise en rapport doit
produite le phénomène d'affinité appelé échange [14].
Autant vaut dire que l'échange n'est qu'une «
forme cérémonielle », pour mettre en présence le consommateur et l'objet de la
consommation. Autant vaut dire que tous les rapports économiques sont des «
formes cérémonielles », pour servir d'intermédiaire à la consommation
immédiate. L'offre et la demande sont des rapports d'une production donnée, ni
plus ni moins que les échanges individuels.
Ainsi, toute la dialectique de M. Proudhon en quoi consiste-t-elle ? A
substituer à la valeur utile et à la valeur échangeable, à l'offre et à la demande, des notions abstraites et contradictoires,
telles que la rareté et l'abondance, l'utile et l'opinion, un producteur ci un consommateur, tous les deux chevaliers du libre-arbitre.
Et à quoi voulait-il en venir ?
A se ménager le moyen d'introduire plus tard un des éléments qu'il
avait écartés, les frais de production, comme
la synthèse entre la valeur utile et la valeur échangeable. C'est ainsi qu'à
ses yeux les frais de production constituent la valeur synthétique ou la valeur
constituée.
OU LA VALEUR SYNTHÉTIQUE
« La valeur (vénale) est la pierre angulaire de l'édifice économique.
» La valeur « constituée » est la
pierre angulaire du système des contradictions économiques.
Qu'est-ce donc que cette « valeur constituée
» qui constitue toute la découverte de M. Proudhon en économie politique ?
L'utilité une fois admise, le travail est la source de la valeur. La
mesure du travail, c'est le temps. La valeur relative des. produits est
déterminée par le temps du travail qu'il a fallu employer pour les produire. Le
prix est l'expression monétaire de la valeur relative d'un produit. Enfin, la
valeur constituée d'un produit est
tout simplement la valeur qui se constitue par le temps du travail y fixé.
De même qu'Adam Smith a découvert la division du travail, de même lui, M. Proudhon, prétend avoir
découvert la « valeur constituée ». Ce
n'est pas précisément « quelque chose d'inouï », mais aussi faut-il convenir
qu'il n'y a rien d'inouï dans aucune découverte de la science économique. M.
Proudhon, qui sent toute l'importance de son invention, cherche cependant à
en atténuer le mérite
afin de rassurer le lecteur sur ses prétentions à
l'originalité, et de se réconcilier les esprits que leur timidité rend peu
favorables aux idées nouvelles.
Mais à mesure qu'il fait la part de ce que chacun de ses prédécesseurs
a fait pour l'évaluation de -la valeur, il est forcément amené à avouer tout
haut que c'est à lui qu'en revient la plus large part, la part du lion.
L'idée
synthétique de la valeur avait été vaguement aperçue par Adam Smith... Mais
cette idée de la valeur était tout intuitive chez A. Smith : or, la société ne
change pas ses habitudes sur la foi d'intuitions : elle ne se décide que sur
l'autorité des faits. Il fallait que l'antinomie s'exprimât d'une manière plus
sensible et plus nette : J.-B. Say fut son principal interprète.
Voilà l'histoire toute faite de la découverte de la valeur synthétique
: à Adam Smith l'intuition vague, à J.-B. Say l'antinomie, à M. Proudhon la
vérité constituante et « constituée ». Et que l'on ne s'y méprenne pas :
tous les autres économistes, de Say à Proudhon, n'ont fait que se traîner dans
l'ornière de l'antinomie.
Il est
incroyable que tant d'hommes de sens se démènent depuis quarante ans contre une
idée si simple. Mais non, la comparaison des valeurs s'effectue sans qu'il y
ait entre elles aucun point de comparaison et sans unité de mesure : - voilà,
plutôt que d'embrasser la théorie révolutionnaire de l'égalité, ce que les économistes
du XIXe siècle ont résolu de soutenir envers et contre tous. Qu'en dira la
postérité ? [15].
La postérité, si brusquement apostrophée, commencera par être
brouillée sur la chronologie. Elle doit nécessairement se demander : Ricardo
et son école ne sont-ils donc pas des économistes du XIXe siècle ? Le système
de Ricardo, qui pose en principe
que la valeur relative des marchandises tient
exclusivement à la quantité de travail requise pour leur production,
remonte à 1817. Ricardo est le chef de toute une école, qui règne en
Angleterre depuis la Restauration. La doctrine ricardienne résume
rigoureusement, impitoyablement toute la bourgeoisie anglaise, qui est
elle-même le type de la bourgeoisie moderne. « Qu'en dira la postérité ? »
Elle ne dira pas que M. Proudhon n'a point connu Ricardo, car il en parle, il
en parle longuement, il y revient toujours et finit par dire que c'est du «
fatras ». Si jamais la postérité s'en mêle, elle dira peut-être que M.
Proudhon, craignant de choquer l'anglophobie de ses lecteurs, a mieux aimé se
faire l'éditeur responsable des idées de Ricardo. Quoi qu'il en soit, elle
trouvera fort naïf que M. Proudhon donne comme « théorie révolutionnaire de
l'avenir », ce que Ricardo a scientifiquement exposé comme la théorie de la
société actuelle, de la société bourgeoise, et qu'il prenne ainsi pour la
solution de l'antinomie entre l'utilité et la valeur en échange ce que Ricardo
et son école ont longtemps avant lui présenté comme la formule scientifique
d'un seul côté de l'antinomie, de la valeur
en échange. Mais mettons pour toujours la postérité de côté, et confrontons
M. Proudhon avec son prédécesseur Ricardo. Voici quelques passages de cet
auteur, qui résument sa doctrine sur la valeur :
Ce n'est
pas l'utilité qui est la mesure de la valeur
échangeable quoiqu'elle lui soit absolument nécessaire [16].
Les choses,
une fois qu'elles sont reconnues utiles par elles-mêmes, tirent leur valeur
échangeable de deux sources : de leur rareté et de la quantité de travail nécessaire
pour les acquérir. Il y a des choses dont la valeur ne dépend que de leur rareté.
Nul travail ne pouvant en augmenter la quantité, leur valeur ne peut baisser
par leur plus grande abondance. Tels sont les statues ou les tableaux précieux,
etc. Cette valeur dépend uniquement des facultés, des goûts et du caprice de
ceux qui ont envie de posséder de tels objets [17].
Ils ne
forment cependant qu'une très petite quantité des marchandises qu'on échange
journellement. Le plus grand nombre des objets que l'on désire posséder étant
le fruit de l'industrie, on peut les multiplier, non seulement dans un pays,
mais dans plusieurs, à un degré auquel il est presque impossible d'assigner
des bornes, toutes les fois qu'on voudra y employer l'industrie nécessaire pour
les créer [18].
Quand
donc nous parlons de marchandises, de leur valeur échangeable et des principes
qui règlent leur prix relatif, nous n'avons en vue que celles de ces marchandises
dont la quantité peut s'accroître par l'industrie de l'homme, dont la
production est encouragée par la concurrence et n'est contrariée par aucune
entrave [19].
Ricardo cite A. Smith, qui, selon lui, « a défini avec beaucoup de précision la source primitive
de toute valeur échangeable » (SMITH : tome I, ch. V.) et il ajoute :
Que telle
soit en réalité la base de la valeur échangeable de toutes les choses [savoir,
le temps du travail], excepté de celles que l'industrie des hommes ne peut multiplier
à volonté, c'est un point de doctrine de la plus haute importance en économie
politique : car il n'est point de source d'où se soient écoulées autant d'erreurs,
et d'où soient nées tant d'opinions diverses dans cette science, que le sens
vague et peu précis que l'on attache, au mot valeur [20].
Si c'est
la quantité de travail fixée dans une chose qui règle sa valeur échangeable,
il s'ensuit que toute augmentation dans la quantité de travail doit nécessairement
augmenter la valeur de l'objet auquel il a été employé, et de même toute diminution
de travail doit en diminuer le prix [21].
Ricardo reproche ensuite à Smith :
1º De
donner à la valeur une mesure autre que le travail, tantôt la valeur du blé,
tantôt la quantité de travail qu'une chose peut acheter, etc. [22].
2º
D'avoir admis sans réserve le principe et d'en restreindre cependant l'application
à l'état primitif et grossier de la société, qui précède l'accumulation des
capitaux et la propriété des terres [23].
Ricardo s'attache à démontrer que la propriété des terres,
c'est-à-dire la rente, ne saurait changer la valeur relative [24]
des denrées, et que l'accumulation des capitaux n'exerce qu'une action
passagère et oscillatoire sur les valeurs relatives déterminées par la quantité
comparative de travail employée à leur production. A l'appui de cette thèse,
il donne sa fameuse théorie de la rente foncière, décompose le capital, et en
vient, en dernière analyse, à n'y trouver que du travail accumulé. Il
développe ensuite toute une théorie du salaire et du profit, et démontre que le
salaire et le profit ont leurs mouvements de hausse et de baisse, en raison
inverse l'un de l'autre, sans influer sur la valeur relative du produit. Il ne
néglige pas l'influence que l'accumulation des capitaux et la différence de
leur nature (capitaux fixes et capitaux circulants), ainsi que le taux des
salaires, peuvent exercer sur la valeur proportionnelle des produits. Ce sont
même les principaux problèmes qui occupent Ricardo.
Toute
économie dans le travail, dit-il [25],
ne manque jamais de faire baisser la valeur relative, d'une marchandise, soit
que cette économie porte sur le travail nécessaire à la fabrication de l'objet
même, ou bien sur le travail nécessaire à la formation du capital employé dans
cette production [26].
Par
conséquent, tant qu'une journée de travail continuera à donner à l'un la même
quantité de poisson et à l'autre autant de gibier, le taux naturel des prix respectifs
d'échange restera toujours le même, quelle que soit, d'ailleurs, la variation
dans les salaires et dans le profit, et malgré tous les effets de l'accumulation
du capital [27].
Nous
avons regardé le travail comme le fondement de la valeur des choses, et la
quantité de travail nécessaire à leur production comme la règle qui détermine
les quantités respectives des marchandises que l'on doit donner en échange
pour d'autres : mais nous n'avons pas prétendu nier qu'il n'y eût dans le prix
courant des marchandises quelque déviation accidentelle et passagère de ce
prix primitif et naturel [28].
Ce sont
les frais de production qui règlent, en dernière analyse, les prix des choses,
et non, comme on l'a souvent avancé, la proportion entre l'offre et la
demande [29].
Lord Lauderdale avait développé les variations de la valeur
échangeable selon la loi de l'offre et de la demande, ou de la rareté et de
l'abondance relativement à la demande. Selon lui, la valeur d'une chose peut
augmenter lorsque a quantité en diminue ou que la demande en augmente ; elle
peut diminuer en raison de l'augmentation de sa quantité ou en raison de la
diminution de la demande. Ainsi, la valeur d'une chose peut changer par
l'opération de huit causes différentes, savoir des quatre causes appliquées à
cette chose même et des quatre causes appliquées à l'argent ou à toute autre
marchandise qui sert de mesure à sa valeur. Voici la réfutation de Ricardo :
Des
produits dont un particulier ou une compagnie ont le monopole varient de valeur d'après la loi que lord Lauderdale a
posée : ils baissent à proportion qu'on les offre en plus grande quantité, et
ils haussent avec le désir que montrent les acheteurs de les acquérir ; leur
prix n'a point de rapport nécessaire avec leur valeur naturelle. Mais quant
aux choses qui sont sujettes à la concurrence parmi les vendeurs et dont la
quantité peut s'augmenter dans des bornes modérées, leur prix dépend en
définitive, non de l'état de la demande et de l'approvisionnement, mais bien
de l'augmentation ou de la diminution des frais de production [30].
Nous laisserons au lecteur le soin de faire la comparaison entre le
langage si précis, si clair, si simple de Ricardo, et les efforts de rhétorique
que fait M. Proudhon, pour arriver à la détermination de la valeur relative par
le temps du travail.
Ricardo nous montre le mouvement réel de la production bourgeoise qui
constitue la valeur. M. Proudhon, faisant abstraction de ce mouvement réel, «
se démène » pour inventer de nouveaux procédés, afin de régler le monde d'après
une formule prétendue nouvelle qui n'est que l'expression théorique du
mouvement réel existant et si bien exposé par Ricardo. Ricardo prend son point
de départ dans la société actuelle, pour nous démontrer comment elle constitue
la valeur : M. Proudhon prend pour point de départ la valeur constituée, pour
constituer un nouveau monde social au moyen de cette valeur. Pour lui, M.
Proudhon, la valeur constituée doit faire le tour et redevenir constituante
pour un monde déjà tout constitué d'après ce mode d'évaluation. La
détermination de la valeur par le temps de travail est, pour Ricardo, la loi de
la valeur échangeable ; pour M. Proudhon, elle est la synthèse de la valeur
utile et de la valeur échangeable. La théorie des valeurs de Ricardo est
l'interprétation scientifique de la vie économique actuelle : la théorie des
valeurs de M. Proudhon est l'interprétation utopique de la théorie de
Ricardo. Ricardo constate la vérité de sa formule en la faisant dériver de tous
les rapports économiques, et en expliquant par ce moyen tous les phénomènes,
même ceux qui, au premier abord, semblent la contredire, comme la rente,
l'accumulation des capitaux et le rapport des salaires aux profits ; c'est là
précisément ce qui fait de sa doctrine un système scientifique ; M. Proudhon,
qui a retrouvé cette formule de Ricardo au moyen d'hypothèses tout à fait
arbitraires, est forcé ensuite de chercher des faits économiques isolés qu'il
torture et falsifie, afin de les faire passer pour des exemples, des
applications déjà existantes, des commencements de réalisation de son idée
régénératrice. (Voir notre § 3.)
Passons maintenant aux conclusions que M. Proudhon tire de la valeur
constituée (par le temps du travail).
- Une certaine quantité de travail équivaut au produit créé par cette
même quantité de travail.
- Toute journée de travail vaut une autre journée de travail ;
c'est-à-dire, à quantité égale, le travail de l'un vaut le travail de l'autre :
il n'y a pas de différence qualificative. A quantité égale de travail, le
produit de l'un se donne en échange pour le produit de l'autre. Tous les hommes
sont des travailleurs salariés, et des salariés également payés pour un temps
égal de travail. L'égalité parfaite préside aux échanges.
Ces conclusions sont-elles les conséquences naturelles, rigoureuses de
la valeur « constituée » ou déterminée par le temps du travail ?
Si la valeur relative d'une marchandise est déterminée par la quantité
de travail requise pour la produire, il s'ensuit naturellement que la valeur
relative du travail, ou le salaire, est également déterminée par la quantité de
travail qu'il faut pour produire le salaire. Le salaire, c'est-à-dire la valeur
relative -ou le prix du travail, est donc déterminé par le temps du travail
qu'il faut pour produire tout ce qui est nécessaire à l'entretien de l'ouvrier.
Diminuez les frais de
fabrication des chapeaux et
leur prix finira par tomber à leur nouveau prix naturel, quoique la demande
puisse doubler, tripler ou quadrupler. Diminuez
les frais de l'entretien des hommes, en diminuant le prix naturel de la
nourriture et des vêtements qui soutiennent la vie, et vous verrez les salaires
finir par baisser, quoique la demande de bras ait pu s'accroître considérablement [31].
Certes, le langage de Ricardo est on ne peut plus cynique. Mettre sur
la même ligne les frais de la fabrication des chapeaux et les frais de
l'entretien de l'homme, c'est transformer l'homme en chapeau. Mais ne crions
pas tant au cynisme. Le cynisme est dans les choses et non dans les mots qui
expriment les choses. Des écrivains français, tels que MM. Droz, Blanqui, Rossi
et autres, se donnent l'innocente satisfaction de prouver leur supériorité sur
les économistes anglais, en cherchant à observer l'étiquette d'un langage «
humanitaire » ; s'ils reprochent à Ricardo et à son école leur langage cynique,
c'est qu'ils sont vexés de voir exposer les rapports économiques dans toute
leur crudité, de voir trahis les mystères de la bourgeoisie.
Résumons : le travail, étant lui-même marchandise, se mesure comme tel
par le temps du travail qu'il faut pour produire le travail -marchandise. Et
que faut-il pour produire le travail-marchandise ? Tout juste ce qu'il faut de
temps de travail pour produire les objets indispensables à l'entretien
incessant du travail, c'est-à-dire à faire vivre le travailleur et à le mettre
en état de propager sa race. Le prix naturel du travail n'est autre chose que
le minimum du salaire. Si le prix courant du salaire [32]
s'élève au-dessus du prix naturel, c'est précisément parce que la loi de la,
valeur, posée en principe par M. Proudhon se trouve contre-balancée par les
conséquences des variations du rapport de l'offre et de la demande. Mais le
minimum du salaire n'en reste pas moins le centre vers lequel gravitent les
prix courants du salaire.
Ainsi, la valeur relative, mesurée par le temps du travail est
fatalement la formule de l'esclavage moderne de l'ouvrier, au lieu d'être,
comme M. Proudhon le veut, la « théorie révolutionnaire » de l'émancipation
du prolétariat.
Voyons maintenant en combien de cas l'application du temps du travail
comme mesure de la valeur est incompatible avec l'antagonisme existant des
classes et l'inégale rétribution du produit entre le travailleur immédiat et le
possesseur du travail accumulé.
Supposons un produit quelconque; par exemple, la toile. Ce produit,
comme tel, renferme une quantité de travail déterminée. Cette quantité de
travail sera toujours la même, quelle que soit la situation réciproque de ceux
qui ont concouru à créer ce produit.
Prenons un autre produit : du drap, qui aurait exigé la même quantité
de travail que la toile.
S'il y a échange de ces deux produits, il y a échange de quantités
égales de travail. En échangeant ces quantités égales de temps de travail, on
ne change pas la situation réciproque des producteurs, pas plus qu'on ne
change quelque chose à la situation des ouvriers et des fabricants entre eux.
Dire que cet échange des produits mesurés par le temps du travail a pour
conséquence la rétribution égalitaire de tous les producteurs, c'est supposer
que l'égalité de participation au produit a subsisté antérieurement à
l'échange. Que l'échange du drap contre la toile soit accompli, les producteurs
du drap participeront à la toile dans une proportion égale à celle dans
laquelle ils avaient auparavant participé au drap.
L'illusion de M. Proudhon provient de ce qu'il prend comme conséquence
ce qui ne pourrait être, tout au plus, qu'une supposition gratuite.
Allons plus loin.
Le temps de travail, comme mesure de la valeur, suppose-t-il du moins
que les journées sont équivalentes, et
que la journée de l'un vaut la journée de l'autre ? Non.
Mettons un instant que la journée d'un bijoutier équivale à trois
journées d'un tisserand : toujours est-il que tout changement de la valeur des
bijoux relativement aux tissus, à moins d'être le résultat passager des
oscillations de la demande et de l'offre, doit avoir pour cause une diminution
ou une augmentation du temps de travail employé d'un côté ou de l'autre à la
production. Que trois jours de travail de différents travailleurs soient entre
eux comme 1, 2, 3, et tout changement dans la valeur relative de leurs produits,
sera un changement dans cette proportion de 1, 2, 3. Ainsi, on peut mesurer les
valeurs par le temps de travail, malgré l'inégalité de la valeur des
différentes Journées de travail ; mais, pour appliquer une pareille mesure, il
nous faut avoir une échelle comparative des différentes jour. nées de travail :
c'est la concurrence qui établit cette échelle.
Votre heure de travail vaut-elle la mienne ? C'est une question qui se
débat par la concurrence.
La concurrence, d'après un économiste américain, détermine combien de
journées de travail simple sont contenues dans une Journée de travail compliqué.
Cette réduction de journées de travail compliqué à des journées de travail
simple ne suppose-t-elle pas qu'on prend le travail simple lui-même pour mesure
de la valeur ? La seule quantité de travail servant de mesure à la valeur sans
égard à la qualité suppose à son tour que le travail simple est devenu le pivot
de l'industrie. Elle suppose que les travaux se sont égalisés par la
subordination de l'homme à la machine ou par la division extrême du travail ;
que les hommes s'effacent devant le travail ; que le balancier de la pendule
est devenu la mesure exacte de l'activité relative de deux ouvriers, comme il
l'est de la célérité de deux locomotives. Alors, il ne faut pas dire qu'une
heure d'un homme vaut une heure d'un autre homme, mais plutôt qu'un homme d'une
heure vaut un autre homme d'une heure. Le temps est tout, l'homme n'est plus
rien ; il est tout au plus la carcasse du temps. Il n'y est plus question de la
qualité. La quantité seule décide de tout : heure pour heure, journée pour
journée ; mais cette égalisation du travail n'est point l'œuvre de l'éternelle
justice de M. Proudhon; elle est tout bonnement le fait de l'industrie moderne.
Dans l'atelier automatique, le travail d'un ouvrier ne se distingue
presque plus en rien du travail d'un autre ouvrier : les ouvriers ne peuvent
plus se distinguer entre eux que par la quantité de temps qu'ils mettent à
travailler. Néanmoins, cette différence quantitative devient, sous un certain
point de vue, qualitative, en tant que le temps à donner au travail dépend, en
partie, de causes purement matérielles, telles que la constitution physique,
l'âge, le sexe ; en partie, de causes morales purement négatives, telles que la
patience, l'impassibilité, l'assiduité. Enfin, s'il y a une différence de
qualité dans le travail des ouvriers, c'est tout au plus une qualité de la
dernière qualité, qui est loin d'être une spécialité distinctive. Voilà quel
est, en dernière analyse, l'état des choses dans l'industrie moderne. C'est sur
cette égalité déjà réalisée du travail automatique que M. Proudhon prend son
rabot d' « égalisation », qu'il se propose de réaliser universellement dans le
« temps à venir ».
Toutes les conséquences « égalitaires » que M. Proudhon tire de la
doctrine de Ricardo reposent sur une erreur fondamentale. C'est qu'il confond
la valeur des marchandises mesurée par la quantité de travail y fixée avec la
valeur des marchandises mesurée par la « valeur du travail ». Si ces deux manières de mesurer la valeur des marchandises
se confondaient en une seule, on pourrait dire indifféremment : la valeur
relative d'une marchandise quelconque est mesurée par la quantité de travail y
fixée ; ou bien : elle est mesurée par la quantité de travail qu'elle est à
même d'acheter ; ou bien encore : elle est mesurée par la quantité de travail
qui est à même de l'acquérir. Mais il n'en faut bien qu'il en soit ainsi. La
valeur du travail ne saurait pas plus servir de mesure à la valeur que la
valeur de toute autre marchandise. Quelques exemples suffiront pour expliquer
mieux encore ce que nous venons de dire.
Si le muid de blé coûtait deux journées de travail au lien d'une
seule, il aurait le double de sa valeur primitive ; mais il ne mettrait pas en
mouvement la double quantité de travail, car il ne contiendrait pas plus de
matière nutritive qu'auparavant. Ainsi, la valeur du blé mesurée par la
quantité de travail employé à. le produire aurait doublé ; mais mesurée, ou par
la quantité de travail qu'il peut acheter, ou par la quantité de travail par
laquelle il peut être acheté, elle serait loin d'avoir doublé. D'un autre côté,
si le même travail produisait le double de vêtements qu'auparavant, la valeur
relative en tomberait de moitié ; mais, néanmoins, cette double quantité de
vêtements ne serait pas pour cela réduite à ne commander que la moitié de la
quantité de travail, ou le même travail ne pourrait pas commander la double
quantité de vêtements ; car la moitié des vêtements continuerait toujours à
rendre à l'ouvrier le même service qu'auparavant.
Ainsi, déterminer la valeur relative des denrées par la valeur du
travail est 'contre les faits économiques. C'est se mouvoir dans un cercle
vicieux, c'est déterminer la valeur relative par une valeur relative qui, à son
tour, a besoin d'être déterminée.
Il est hors de doute que M.
Proudhon confond les deux mesures, la mesure par le temps du travail nécessaire
pour la production d'une marchandise, et la mesure par la valeur du travail. «
Le travail de tout homme, dit-il, peut acheter la valeur qu'il enferme. » Ainsi,
selon lui, une certaine quantité de travail fixé dans un produit équivaut à la
rétribution du travailleur, c'est à-dire à la valeur du travail. C'est encore
la même raison qui l'autorise à confondre les frais de production avec les
salaires.
« Qu'est-ce que le salaire ? C'est le prix de revient du blé, etc.,
c'est le prix intégrant de toute chose. » Allons plus loin encore : « Le
salaire est la proportionnalité des éléments qui composent la richesse. »
Qu'est-ce que le salaire ? C'est la valeur du travail.
Adam Smith prend pour mesure de la valeur tantôt le temps du travail
nécessaire à la production d'une marchandise, tantôt la valeur du travail.
Ricardo a dévoilé cette erreur en faisant clairement voir la disparité de ces
deux manières de mesurer. M. Proudhon renchérit sur l'erreur d'Adam Smith en
identifiant les deux choses, dont l'autre n'avait fait qu'une juxtaposition.
C'est pour trouver la juste proportion dans laquelle les ouvriers
doivent participer aux produits, ou, en d'autres termes, pour déterminer la
valeur relative du travail, que M. Proudhon cherche une mesure de la valeur
relative des marchandises. Pour déterminer la mesure de la valeur relative des
marchandises, il n'imagine rien de mieux que de donner pour équivalent d'une
certaine quantité de travail la somme des produits qu'elle a créés, ce qui
revient à supposer que toute la société ne consiste qu'en travailleurs
immédiats, recevant pour salaire leur propre produit. En second lieu, il pose
en fait l'équivalence des journées des divers travailleurs. En résumé, il
cherche la mesure de la valeur relative des marchandises, pour trouver la
rétribution égale des travailleurs et il prend une donnée déjà toute trouvée,
l'égalité des salaires, pour s'en aller chercher la valeur relative des
marchandises. Quelle admirable dialectique !
Say et
les économistes qui l'ont suivi ont observé que le travail étant lui-même
sujet à l'évaluation, une marchandise comme une autre enfin, il y avait cercle
vicieux à le prendre pour principe et cause efficiente de la valeur. Ces
économistes, qu'ils me permettent de le dire, ont fait preuve en cela d'une
prodigieuse inattention. Le travail est dit valoir non pas en tant que marchandise lui-même, mais en vue des
valeurs qu'on suppose renfermées puissantiellement en lui. La valeur du
travail est une expression figurée, une anticipation de la cause sur l'effet.
C'est une fiction au même titre que la productivité
du capital. Le travail produit, le capital vaut ... Par une sorte
d'ellipse on dit la valeur du travail ... Le travail comme la liberté... est
chose vague et indéterminée de sa nature, mais qui se définit qualitativement
par son objet, c'est-à-dire qu'il devient une réalité par le produit.
Mais qu'est-il besoin d'insister ? Dès lors -que l'économiste [lisez
M. Proudhon] change le nom des choses, vera
rerum vocabula, il avoue implicitement son impuissance et se met hors de
cause [33].
Nous avons vu que M. Proudhon fait de la valeur du travail la « cause
efficiente » de la valeur des produits, au point que pour lui, le salaire, nom officiel de la « valeur du
travail », forme le prix intégrant de toute chose. Voilà pourquoi l'objection
de Say le trouble. Dans le travail-marchandise, qui est d'une réalité
effrayante, il ne voit qu'une ellipse grammaticale. Donc, toute la société
actuelle fondée sur le travail-marchandise, est désormais fondée sur une
licence poétique, sur une expression figurée. La société veut-elle « éliminer
tous les inconvénients » qui la travaillent, eh bien ! qu'elle élimine les
termes malsonnants, qu'elle change de langage, et pour cela elle n'a qu'à
s'adresser à l'Académie pour lui demander une nouvelle édition de son
dictionnaire. D'après tout ce que nous venons de voir, il nous est facile de
comprendre pourquoi M. Proudhon, dans un ouvrage d'économie politique a dû
rentrer dans de longues dissertations sur l'étymologie et d'autres parties de
la grammaire. Ainsi, il en est encore à discuter savamment la dérivation
surannée de servus à servare. Ces dissertations philologiques
ont un sens profond, un sens ésotérique, elles font une partie essentielle de
l'argumentation de M. Proudhon.
Le travail, la force du travail, en tant qu'il se vend et s'achète,
est une marchandise comme toute autre marchandise, et a, par conséquent, une
valeur d'échange. Mais la valeur du travail, ou le travail, en tant que
marchandise, produit tout aussi peu que la valeur du blé, ou le blé, en tant
que marchandise, sert de nourriture.
Le travail « vaut » plus ou moins, selon que les denrées alimentaires
sont plus ou moins chères, selon que l'offre et la demande des bras existent à
tel ou tel degré, etc., etc.
Le travail n'est point une « chose vague » ; c'est toujours un travail
déterminé, ce n'est jamais le travail en général que l'on vend et que l'on
achète. Ce n'est pas seulement le travail qui se définit qualitativement par
l'objet, mais c'est encore l'objet qui est déterminé par la qualité spécifique
du travail.
Le travail, en tant qu'il se vend et s'achète, est marchandise
lui-même. Pourquoi l'achète-t-on ? « En vue des valeurs qu'on suppose
renfermées puissantiellement en lui. » Mais si l'on dit que telle chose est une
marchandise, il ne s'agit plus du but dans lequel on l'achète, c'est-à-dire de
l'utilité que l'on veut en tirer, de l'application que l'on veut en faire. Elle
est marchandise comme objet de trafic. Tous les raisonnements de M. Proudhon se
bornent à ceci : on n'achète pas le travail comme objet immédiat de consommation.
Non, on l'achète comme instrument de production, comme on achèterait une
machine. En tant que marchandise, le travail vaut et ne produit pas. M.
Proudhon aurait pu dire tout aussi bien qu'il n'existe pas de marchandise du
tout, puisque toute marchandise n'est acquise que dans un but d'utilité
quelconque et jamais comme marchandise elle-même.
En mesurant la valeur des marchandises par le travail, M. Proudhon entrevoit vaguement
l'impossibilité de dérober à cette même mesure le travail en tant qu'il a une
valeur, le travail-marchandise. Il pressent que c'est faire du minimum du
salaire le prix naturel et normal du travail immédiat, que c'est accepter
l'état actuel de la société. Aussi, pour se soustraire à cette conséquence
fatale, il fait volte-face et prétend que le travail n'est pas une marchandise,
qu'il ne saurait pas avoir une valeur. Il oublie qu'il a pris lui-même pour
mesure la valeur du travail, il oublie que tout son système repose sur le
travail-marchandise, sur le travail qui se troque, se vend et s'achète,
s'échange contre des produits, etc. ; sur le travail enfin qui est une source
immédiate de revenu pour le travailleur. Il oublie tout.
Pour sauver son système, il consent à en sacrifier la base.
Et propter vitam vivendi perdere causas [34]
!
Nous arrivons maintenant à une nouvelle détermination de la « valeur constituée ».
« La valeur est le rapport de la
proportionnalité des produits qui composent la richesse. »
Remarquons d'abord que le simple mot de « valeur relative ou
échangeable » implique l'idée d'un rapport quelconque, dans lequel les produits
s'échangent réciproquement. Qu'on donne à ce rapport le nom de « rapport de
proportionnalité », on n'a rien changé à la valeur relative, si ce n'est
l'expression. Ni la dépréciation, ni le surhaussement de la valeur d'un produit
ne détruisent la qualité qu'il a de se trouver dans un « rapport de
proportionnalité » quelconque avec les autres produits qui forment la richesse.
Pourquoi donc ce nouveau terme, qui n'apporte pas une nouvelle idée ?
Le K rapport de proportionnalité » fait penser à beaucoup d'autres
rapports économiques, tels que la proportionnalité de la production, la juste
proportion entre l'offre et la demande, etc. ; et M. Proudhon a pensé à tout
cela en formulant cette paraphrase didactique de la valeur vénale.
En premier lieu, la valeur relative des produits étant déterminée par
la quantité comparative du travail employé à la production de chacun d'eux,
le rapport de la proportionnalité, applique a ce cas spécial, signifie la
quantité respective des produits qui peuvent être fabriqués dans un temps donné
et qui, par conséquent, se donnent en échange.
Voyons quel parti M. Proudhon tire de ce rapport de proportionnalité.
Tout le monde sait que, lorsque l'offre et la demande s'équilibrent,
la valeur relative d'un produit quelconque est exactement déterminée par la
quantité de travail qui y est fixée, c'est-à-dire que cette valeur relative
exprime le rapport de la proportionnalité précisément dans le sens que nous
venons d'y attacher. M. Proudhon intervertit l'ordre des choses. Commencez,
dit-il, par mesurer la valeur relative d'un produit par la quantité de travail
qui y est fixée, et alors l'offre et la demande s'équilibreront
infailliblement. La production correspondra à la consommation, le produit sera
toujours échangeable. Son prix courant exprimera exactement sa juste valeur. Au
lieu de dire avec tout le monde : quand le temps est beau, on voit beaucoup de
monde se promener, M. Proudhon fait promener son monde pour pouvoir lui assurer
du beau temps.
Ce que M. Proudhon donne comme la conséquence de la valeur vénale
déterminée a priori par le temps du travail, ne pourrait se justifier que par
une loi, rédigée à peu près en ces termes :
Les produits seront désormais
échangés en raison exacte du temps de travail qu'ils ont coûté. Quelle que soit
la proportion de l'offre à la demande, l'échange des marchandises se fera
toujours comme si elles avaient été produites proportionnellement à la demande.
Que M. Proudhon prenne sur lui de formuler et de faire une pareille loi, et
nous lui passerons les preuves. S'il tient au contraire à justifier sa théorie,
non en législateur, mais en économiste, il aura à prouver que le temps qu'il
faut pour créer une marchandise indique exactement son degré d'utilité et
marque son rapport de proportionnalité à la demande, par conséquent à
l'ensemble des richesses. En ce cas, si un produit se vend à un prix égal à ses
frais de production, l'offre et la demande s'équilibreront toujours ; car les
frais de production sont censés exprimer le vrai rapport de l'offre à la
demande.
Effectivement, M. Proudhon s'attache à prouver que le temps du travail
qu'il faut pour créer un produit marque sa juste proportion aux besoins, de
telle sorte que les choses dont la production coûte le moins de temps, sont le
plus immédiatement utiles, et ainsi de suite graduellement. Déjà la seule
production d'un. objet de luxe prouve, selon cette doctrine, que la société a
du temps de reste qui lui permet de satisfaire à un besoin de luxe.
La preuve même de sa thèse, M. Proudhon la trouve dans l'observation
que les choses les plus utiles coûtent le moins de temps de production, que la
société commence toujours par les industries les plus faciles, et que
successivement elle
s'attaque à la production des objets qui coûtent
le plus de temps de travail et qui correspondent à des besoins d'un ordre plus
élevé.
M. Proudhon emprunte à M. Dunoyer l'exemple de l'industrie extractive,
- cueillette, pâture, chasse, pêche, etc., - qui est l'industrie la plus
simple, la moins coûteuse et par laquelle l'homme a commencé « le premier jour
de sa deuxième création ». Le premier jour de sa première création est consigné
dans la Genèse qui nous fait voir en Dieu le premier industriel du monde.
Les choses se passent tout autrement que le pense M. Proudhon. Au
moment même où la civilisation commence, la production commence à se fonder sur
l'antagonisme des ordres, des états, des classes, enfin sur l'antagonisme du
travail accumulé et du travail immédiat. Pas d'antagonisme, pas de progrès.
C'est la loi que la civilisation a suivie jusqu'à nos jours. Jusqu’à présent
les forces productives se sont développées grâce à ce régime de l'antagonisme
des classes. Dire maintenant que, parce que tous les besoins de tous les
travailleurs étaient satisfaits, les hommes pouvaient se livrer à la création
des produits d'un ordre supérieur, à des industries plus compliquées, ce
serait faire abstraction de l'antagonisme des classes et bouleverser tout le
développement historique. C'est comme si l'on voulait dire que, parce qu'on
nourrissait des murènes dans des piscines artificielles, sous les empereurs romains,
on avait de quoi nourrir abondamment toute la population romaine ; tandis que,
bien au contraire, le peuple romain manquait du nécessaire pour acheter du pain,
et les aristocrates romains ne manquaient pas d'esclaves pour les donner en
pâture aux murènes.
Le prix des vivres a presque continuellement haussé, tandis que le
prix des objets manufacturés et de luxe a presque continuellement baissé.
Prenez l'industrie agricole elle-même : les objets les plus indispensables,
tels que le blé, la viande, etc., haussent de prix, tandis que le coton, le
sucre, le café, etc., baissent continuellement dans une proportion surprenante.
Et même parmi les comestibles proprement dits, les objets de luxe, tels que les
artichauts, les asperges, etc., sont aujourd'hui relativement à meilleur marché
que les comestibles de première nécessité. A notre époque, le superflu est plus
facile à produire que le nécessaire. Enfin, à diverses époques historiques, les
rapports réciproques des prix sont non seulement différents, mais opposés. bans
tout le moyen âge, les produits agricoles étaient relativement à meilleur
marché que les produits manufacturés ; dans le temps moderne, ils sont en raison
inverse. L'utilité des produits agricoles a-t-elle pour cela diminué depuis le
moyen âge ?
L'usage des produits est déterminé par les conditions sociales dans
lesquelles se trouvent placés les consommateurs, et ces conditions elles-mêmes
reposent sur l'antagonisme des classes.
Le coton, les pommes de terre et l'eau-de-vie sont des objets du plus
commun usage. Les pommes de terre ont engendré, les écrouelles ; le coton a
chassé en grande partie le lin et la laine, bien que la laine et le lin soient,
en beaucoup de cas, d'une plus grande utilité, ne fût-ce que sous le rapport de
l'hygiène ; l'eau. de-vie, enfin, l'a emporté sur la bière et le vin, bien que
l'eau-de-vie employée comme substance alimentaire soit généralement reconnue
comme un poison. Pendant tout un siècle, les gouvernements luttèrent vainement
contre l'opium européen; l'économie prévalut, elle dicta des ordres à la
consommation.
Pourquoi donc le coton, la pomme de terre et l'eau-de-vie sont-ils les
pivots de la société bourgeoise ? Parce qu'il faut, pour les produire, le moins
de travail et qu'ils sont par conséquent au plus bas prix. Pourquoi le minimum
du prix décide-t-il du maximum de la consommation ? Serait-ce par hasard à
cause de l'utilité absolue de ces objets, de leur utilité intrinsèque, de leur
utilité en tant qu'ils correspondent de la manière la plus utile aux besoins de
l'ouvrier comme homme, et non de l'homme comme ouvrier ? Non c'est parce que,
dans une société fondée sur la misère, les
produits les plus misérables ont la
prérogative fatale de servir à l'usage du plus grand nombre.
Dire maintenant que, parce que les choses les moins coûteuses sont
d'un plus grand usage, elles doivent être de la plus grande utilité, c'est dire
que l'usage si répandu de l'eau-de-vie, a cause du peu de frais de sa
production, est la preuve la plus concluante de son utilité ; c'est dire au
prolétaire que la pomme de terre lui est plus salutaire que la viande ; c'est
accepter l'état de choses existant ; c'est faire enfin, avec M. Proudhon, l'apologie
d'une société sans la comprendre.
Dans une société à venir, où l'antagonisme des classes aurait cessé,
où il n'y aurait plus de classes, l'usage ne serait plus déterminé par le minimum du temps de production; mais le
temps de production sociale qu'on consacrerait aux différents objets serait
déterminé par leur degré d'utilité sociale.
Pour revenir à la thèse de M. Proudhon, du moment que le temps du
travail nécessaire à la production d'un objet n'est point l'expression de son
degré d'utilité, la valeur d'échange de ce même objet, déterminée d'avance par
le temps du travail y fixé, ne saura jamais régler le juste rapport de l'offre
à la demande, c'est-à-dire le rapport de proportionnalité dans le sens que M.
Proudhon y attache pour le moment.
Ce n'est point la vente d'un produit quelconque au prix de ses frais
de production qui constitue le « rapport de proportionnalité » de l'offre à la
demande, ou la quotité proportionnelle de ce produit relativement à
l'ensemble de la production ; ce sont les variations
de la demande et de l'offre qui désignent au producteur la quantité dans
laquelle il faut produire une marchandise donnée, pour recevoir en échange au
moins les frais de production. Et comme ces variations sont continuelles, il y
a aussi mouvement continuel de retraite et d'application des capitaux, quant
aux différentes branches de l'industrie.
Ce n'est
qu'en raison de pareilles variations que les capitaux sont consacrés précisément
dans la proportion requise, et non au-delà, à la production des différentes
marchandises pour lesquelles il y a demande. Par la hausse ou la baisse des
prix, les profits s'élèvent au-dessus ou tombent au-dessous de leur niveau
général, et par là les capitaux sont attirés ou détournés de l'emploi
particulier qui vient d'éprouver l'une ou l'autre de ces variations.
Si nous
portons les yeux sur les marchés des grandes villes, nous verrons avec quelle
régularité ils sont pourvus de toutes sortes de denrées, nationales et étrangères,
dans la quantité requise, et quelque différente qu'en soit la demande par
l'effet du caprice, du goût ou par les variations dans la population ; sans
qu’il y ait souvent engorgement par un approvisionnement surabondant, ni
cherté excessive par la faiblesse de l'approvisionnement comparée à la
demande : l'on doit convenir que le principe qui distribue le capital dans
chaque branche d'industrie, dans les proportions exactement convenables, est
plus puissant qu'on le suppose en général [35].
Si M. Proudhon accepte la valeur des produits comme déterminée par le
temps du travail, il doit accepter également le mouvement oscillatoire qui,
seul, fait du travail la mesure de la valeur. Il n'y a pas de « rapport de
proportionnalité » tout constitué, il n'y a qu'un mouvement constituant.
Nous venons de voir dans quel sens il est juste de parler de la «
proportionnalité », comme d'une conséquence de la valeur déterminée par le
temps du travail. Nous allons voir maintenant comment cette mesuré par le
temps, appelée par M. Proudhon « loi de proportionnalité », se transforme en
loi de disproportionnalité.
Toute nouvelle invention qui permet de produire en une heure ce qui a
été produit jusqu'ici en deux heures déprécie tous les produits homogènes qui
se trouvent sur le marché. La concurrence force le producteur à vendre le
produit de deux heures à aussi bon marché que le produit d'une heure. La
concurrence réalise la loi selon laquelle la valeur relative d'un produit est
déterminée par le temps du travail nécessaire pour le produire. Le temps du
travail servant de mesure à la valeur vénale devient ainsi la loi d'une
dépréciation continuelle du travail. Nous dirons plus. Il y aura dépréciation
non seulement pour les marchandises apportées sur le marché, mais aussi pour
les instruments de production, et pour tout un atelier. Ce fait, Ricardo le
signale déjà en disant :
En
augmentant constamment la facilité de production, nous diminuons constamment
la valeur de quelques-unes des choses produites auparavant [36].
Sismondi va plus loin. Il voit, dans cette « valeur constituée » par
le temps de travail, la source de toutes les contradictions de l'industrie et
du commerce modernes.
La valeur
mercantile, dit-il, est toujours fixée, en dernière analyse, sur la quantité
de travail nécessaire pour se procurer la chose évaluée : ce n'est pas celle
qu'elle a actuellement coûté, mais celle qu'elle coûterait désormais avec des
moyens peut-être perfectionnés ; et cette quantité, quoiqu'elle soit difficile
à apprécier, est toujours établie avec fidélité par la concurrence... C'est
sur cette base qu'est calculée la demande du vendeur aussi bien que l'offre de
l'acheteur. Le premier affirmera peut-être que la chose lui a coûté dix
journées de travail, mais si l'autre reconnaît qu'elle peut désormais s'accomplir
avec huit journées de travail, si la concurrence en apporte la démonstration
aux deux contractants, ce sera à huit journées seulement que se réduira la
valeur et que s'établira le prix du marché. L'un et l'autre contractants ont
bien, il est vrai, la notion que la chose est utile, qu'elle est désirée, que
sans désir il n'y aurait point de vente, mais la fixation du prix ne conserve
aucun rapport avec l'utilité [37].
Il est important d'insister sur ce point, que ce qui détermine la
valeur, ce n'est point le temps dans lequel une chose a été produite, mais le
minimum de temps dans lequel elle est susceptible d'être produite, et ce
minimum est constaté par la concurrence. Supposez un instant qu'il n'y ait
plus de concurrence et par conséquent plus de moyen de constater le minimum de
travail nécessaire pour la production d'une denrée, qu'en arrivera-t-il ? Il
suffira de mettre à la production d'un objet six heures de travail pour être en
droit, d'après M. Proudhon, d'exiger en échange six fois autant que celui qui
n'aura mis qu'une heure à la production du même objet.
Au lieu d'un rapport de « proportionnalité », nous avons un rapport de
disproportionnalité, si toutefois nous tenons à rester dans les rapports, bons
ou mauvais.
La dépréciation continuelle du travail n'est qu'un seul côté qu'une
seule conséquence de l'évaluation des denrées par le temps de travail. Le
surhaussement des prix, la surproduction et bien d'autres phénomènes
d'anarchie industrielle, trouvent leur interprétation dans ce mode d'évaluation.
Mais le temps du travail servant de mesure à la valeur, fait-il du
moins naître la variété proportionnelle dans les produits qui charme tant M.
Proudhon ?
Tout au contraire, le monopole dans toute sa monotonie vient à sa
suite envahir le monde des produits, de même qu'au vu et au su de tout le
monde, le monopole envahit le monde des instruments de production. Il
n'appartient qu'à quelques branches de l'industrie, comme à l'industrie
cotonnière, de faire des progrès très rapides. La conséquence naturelle de ces
progrès, c'est que les produits de la manufacture cotonnière, par exemple,
baissent rapidement de prix ; mais à mesure que le prix du coton baisse, le
prix du lin doit comparativement hausser. Qu'en arrive-t-il ? le lin sera
remplacé par le coton. C'est de cette manière que le lin a été chassé de
presque toute l'Amérique du Nord. Et nous avons obtenu, au lieu de la variété
proportionnelle des produits, le règne du coton.
Que reste-t-il de ce « rapport de proportionnalité » ? Rien que le vœu
d'un honnête homme, qui voudrait que les marchandises se produisissent dans
des proportions telles qu'elles pussent se vendre à un prix honnête. De tout
temps, les bons bourgeois et les économistes philanthropes se sont plu à former
ce vœu innocent.
Laissons parler le vieux Boisguillebert
:
Le prix
des denrées, dit-il, doit toujours
être proportionné, n'y ayant que
cette intelligence qui les puisse faire vivre ensemble, pour se donner à tout moment [voilà l'échangeabilité continuelle
de M. Proudhon], et recevoir réciproquement la naissance les unes des
autres... Comme la richesse, donc, n'est que ce mélange continuel d'homme à
homme, de métier à métier, etc., c'est un aveuglement effroyable que d'aller
chercher la cause de la misère ailleurs que dans la cessation d'un pareil
commerce, arrivée par le dérangement des proportions dans les prix [38].
Écoutons aussi un économiste moderne :
Une
grande loi qu'on doit appliquer à la production, c'est la loi de la proportionnalité (the law of proportion),
qui, seule, peut préserver la continuité de la valeur... L'équivalent doit
être garanti... Toutes les nations ont essayé à diverses époques, au moyen de
nombreux règlements et restrictions commerciales, de réaliser jusqu'à un certain
point cette loi de la proportionnalité ; mais l'égoïsme, inhérent à la nature
de l'homme, l'a poussé à bouleverser tout ce régime réglementaire. Une
production proportionnée (proportionate
production), c'est la réalisation de la vérité entière de la science de
l'économie sociale [39].
Fuit Troja [40]. Cette juste proportion entre l'offre
et la demande, qui recommence à faire l'objet de tant de vœux, a depuis
longtemps cessé d'exister. Elle a passé à l'état de vieillerie. Elle n'a été
possible qu'aux époques où les moyens de production étaient bornés, où
l'échange s'agitait dans des limites extrêmement restreintes. Avec la naissance
de la grande industrie, cette juste proportion dut cesser, et la production est
fatalement contrainte à passer, dans une succession perpétuelle, par les
vicissitudes de prospérité, de dépression, de crise, de stagnation, de
nouvelle prospérité et ainsi de suite.
Ceux qui, comme Sismondi, veulent revenir à la juste proportionnalité
de la production, tout en conservant les bases actuelles de la société, sont
réactionnaires, puisque, pour être conséquents, ils doivent aussi vouloir
ramener toutes les autres conditions de l'industrie des temps passés.
Qu'est-ce qui maintenait la production dans des proportions justes ou
à peu près ? C'était la demande qui commandait à l'offre, qui la précédait. La
production suivait pas à pas la consommation. La grande industrie, forcée par
les instruments mêmes dont elle dispose à produire [41]
sur une échelle toujours plus large, ne peut plus attendre la demande. La
production précède la consommation, l'offre force la demande.
Dans la société actuelle, dans l'industrie basée sur les échanges
individuels, l'anarchie de la production, qui est la source de tant de misère,
est en même temps la source de tout progrès.
Ainsi de deux choses, l'une :
Ou vous voulez les justes proportions des siècles passés avec les
moyens de production de notre époque, alors vous êtes à la fois réactionnaire
et utopiste.
Ou vous voulez le progrès sans l'anarchie : alors, pour conserver les
forces productives, abandonnez les échanges individuels.
Les échanges individuels ne s'accordent qu'avec la petite industrie
des siècles passés, et son corollaire de « juste proportion », ou bien encore
avec la grande industrie et tout son cortège de misère et d'anarchie.
D'après tout ce que nous venons de dire, la détermination de la valeur
par le temps du travail, c'est-à-dire la formule que M. Proudhon nous donne
comme la formule régénératrice de l'avenir, n'est que l'expression
scientifique des rapports économiques de la société actuelle, ainsi que
Ricardo l'a clairement et nettement démontré bien avant M. Proudhon.
Mais au moins l'application « égalitaire » de
cette formule appartient-elle à M. Proudhon ? Est-ce lui qui, le premier, a
imaginé de réformer la société en transformant tous les hommes en travailleurs
immédiats, échangeant des quantités de travail égales ? Est-ce bien à lui de
faire aux communistes - ces gens dépourvus de toute connaissance en économie
politique, ces « hommes obstinément bêtes », ces « rêveurs paradisiaques » - le
reproche de n'avoir pas trouvé, avant lui, cette « solution du problème du
prolétariat » ?
Quiconque est tant soit peu familiarisé avec le mouvement de
l'économie politique en Angleterre, n'est pas sans savoir que presque tous les
socialistes de ce pays ont, à différentes époques, proposé l'application
égalitaire de la théorie ricardienne. Nous pourrions citer à M. Proudhon :
l'Économie politique de Hodgskins [42],
1822; William Thompson :.An Inquiry into the Principles of the Distribution of
Wealth, most conducive to Human Happiness, 1824 [43]
; T.R. Edmonds : Practical Moral and Political Economy, 1828, etc., etc., et
quatre pages d'etc. Nous nous contenterons de laisser parler un communiste
anglais, M. Bray. Nous rapporterons les passages décisifs de son ouvrage remarquable
: Labour's Wrongs and Labour's Remedy, Leeds, 1839, et nous nous y arrêterons
assez longtemps, d'abord parce que M. Bray cet encore peu connu en France,
ensuite parce que nous croyons y avoir trouvé la clé des ouvrages passée,
présents et futurs de M. Proudhon.
Le seul
moyen pour arriver à la vérité, c'est d'aborder de front les premiers principes.
Remontons tout d'un coup à la source d'où les gouvernements mêmes dérivent. En
allant ainsi à l'origine de la chose, nous trouverons que toute force de gouvernement,
que toute injustice sociale et gouvernementale provient du système social
actuellement en vigueur - de l'institution de la propriété telle qu'elle
existe maintenant (the institution of property as it at present exists), et
qu'ainsi, pour mettre, à tout jamais, fin aux injustices et aux misères d'aujourd'hui,
il faut renverser de fond en comble l'étai actuel de la société... En
attaquant les économistes sur leur propre terrain et avec leurs propres armes,
nous éviterons l'absurde bavardage sur les visionnaires et les théoriciens, qu'ils sont toujours prêts
à étaler. A moins de nier ou de désapprouver les vérités et principes
reconnus, sur lesquels ils fondent leurs propres arguments, les économistes ne
pourront guère repousser les conclusions auxquelles nous arrivons Par cette
même méthode [44].
C'est le
travail seul qui donne de la valeur.
(It is labour alone which bestows value)...
Chaque homme a un droit indubitable à tout ce que son travail honnête peut lui
procurer. En s'appropriant ainsi les fruits de son travail, il ne commet aucune
injustice à l'égard des autres hommes; car il n'empiète point sur le droit de
tout autre à agir de même... Toutes les idées de supériorité et d'infériorité,
de maître et de salarié, naissent de ce qu'on a négligé les premiers principes,
et qu'en conséquence l'inégalité s'est introduite dans la possession (and to the consequent rise of inequality of possessions). Aussi longtemps que cette inégalité
sera maintenue, il sera impossible de déraciner de telles idées ou de renverser
les institutions qui se fondent sur elles. Jusqu'à présent, on a toujours le
vain espoir de remédier à un état de choses qui est contre la nature, tel qu'il
nous régit maintenant, en détruisant l'inégalité existante et en laissant
subsister la cause de l'inégalité; mais nous démontrerons bientôt que le
gouvernement n'est pas une cause, mais un effet, qu'il ne crée pas, mais qu'il
est créé, - qu'en un mot, il est le résultat de l'inégalité dans la possession (the offspring of inequality of possessions), et
que l'inégalité de possession est inséparablement liée au système social
actuel [45].
Le
système de l'égalité a pour lui non seulement les plus grands avantages, mais
aussi la stricte justice... Chaque homme est un anneau, et un anneau indispensable
dans la chaîne des effets, qui prend son point de départ dans une idée, pour
aboutir peut-être à la production d'une pièce de drap. Ainsi, de ce que nos
goûts ne sont pas les mêmes pour les différentes pro. fessions, il ne faut pas
conclure que le travail de l'un doit être mieux rétribué que celui de l'autre.
L'inventeur recevra toujours, outre sa juste récompense en argent, le tribut
de notre admiration, que le génie seul peut obtenir de nous...
Par la
nature même du travail et de l'échange, la stricte justice demande que tous les
échangeurs aient des bénéfices, non seulement mutuels, mais égaux (all exchangers
should be not only mutually but they should likewise be equally benefitted).
It n'y a que deux choses que les hommes puissent échanger entre eux, savoir :
le travail et le produit du travail. Si les échanges s'opéraient d'après un
système équitable, la valeur de tous les articles serait déterminée par leurs
frais de production complets; et des
valeurs égales s'échangeraient toujours contre des valeurs égales (If a just
system of exchanges were acted upon,
the value of all articles would be determined by the entire cost of production,
and equal values should always ex. change for equal values.) Si, par
exemple, un chapelier met une journée pour faire un chapeau, et un bottier le
même temps à faire une paire de souliers (en supposant que la matière première
qu'ils emploient ait la même valeur) et qu'ils échangent ces articles entre
eux, le bénéfice qu'ils en retirent est en même temps mutuel et égal.
L'avantage qui en découle pour chacune des parties ne peut être un désavantage
pour l'autre, puisque chacune a fourni la même quantité de travail et que les matériaux
dont elles s'étaient servies étaient de valeur égale. Mais si le chapelier
avait obtenu deux paires de souliers
contre un chapeau, toujours dans notre supposition première, il est évident que
l'échange serait injuste. Le chapelier frustrerait le bottier d'une journée de
travail; et s'il en agissait ainsi dans tous ses échanges, il recevrait contre
le travail d'une demi-année le produit
de toute une année d'une autre personne. Jusqu'ici, nous avons toujours suivi
ce système d'échange souverainement injuste : les ouvriers ont donné au capitaliste le travail de toute
une année en échange de la valeur d'une demi-année (the workmen have given the
capitalist the labour of a whole year, in exchange for the value of only hall a
year), - et c'est de là, et non pas d'une inégalité supposée dans les forces
physiques et intellectuelles des individus, qu'est provenue l'inégalité de
richesse et de pouvoir. L'inégalité des échanges, la différence des prix dans
les achats et les ventes ne peut exister qu'à la condition qu'à tout jamais
les capitalistes restent capitalistes et les ouvriers, ouvriers - les uns une
classe de tyrans, les autres une classe d'esclaves... Cette transaction prouve
donc clairement que les capitalistes et les propriétaires ne font que donner à
l'ouvrier, pour son travail d'une semaine, une partie de la richesse qu'ils ont
obtenue de lui la semaine d'avant, c'est-à-dire que pour quelque chose, ils ne
lui donnent rien (nothing for something)... La transaction entre le travailleur
et le capitaliste est une vraie comédie : dans le fait, elle n'est, en mainte
circonstance, qu'un vol impudent quoique légal. (The whole transaction between
the producer and the capitalist is a mere farce : it is, in fact, in thousands
of instances no other than a barefaced though legal robbery [46].)
Le
bénéfice de l'entrepreneur ne cessera jamais d'être une perte pour l'ouvrier -
jusqu'à ce que les échanges entre les parties soient égaux : et les échanges ne
peuvent être égaux aussi longtemps que la société est divisée entre
capitalistes et producteurs, et que les derniers vivent de leur travail, tandis
que les premiers s'enflent du profit de ce travail...
Il est
clair, continue M. Bray, que vous aurez beau établir telle ou telle forme de
gouvernement... que vous aurez beau prêcher, au nom de la morale et de l'amour
fraternel... la réciprocité est incompatible avec l'inégalité des échanges.
L'inégalité des échanges, comme étant la source de l'inégalité des possessions,
est l'ennemi secret qui nous dévore. (No reciprocity can exist where there are
unequal exchanges. Inequality of exchanges, as being the cause of inequality
of possessions, is the secret enemy that devours us.)
... La
considération du but et de la fin de la société m'autorise à conclure, que non
seulement tous les hommes doivent travailler et ainsi parvenir à pouvoir
échanger, mais que des valeurs égales doivent s'échanger contre des valeurs égales.
De plus, comme le bénéfice de l'un ne doit pas être une perte pour un autre, la
valeur doit se déterminer par les faits de production. Pourtant nous avons vu
que, sous le régime social actuel, le profit du capitaliste et de l'homme riche
est toujours la perte de l'ouvrier - que ce résultat doit inévitablement
s'ensuivre et que le pauvre reste abandonné entièrement à la merci du riche,
sous chaque forme de gouvernement, aussi longtemps que l'inégalité des échanges
subsiste - et que l'égalité des échanges ne peut être assurée que par un régime
social qui reconnaisse l'universalité du travail... L'égalité des échanges
ferait graduellement passer la richesse des mains des capitalistes actuels
dans celles des classes ouvrières [47].
Aussi
longtemps que ce système de l'inégalité des échanges sera en vigueur, les
producteurs seront toujours aussi pauvres, aussi ignorants, aussi surchargés de
travail, qu'ils le sont actuellement, quand même on abolirait toutes les taxes,
tous les impôts gouvernementaux... Il n'y a qu'un changement total de système,
l'introduction de l'égalité du travail et des échanges, qui puisse améliorer
cet état de choses et assurer aux hommes la vraie égalité des droits... Les
producteurs n'ont qu'à faire un effort - et c'est par eux que tout effort pour
leur propre salut doit être fait - et leurs chaînes seront brisées à jamais...
Comme but, l'égalité politique est une erreur : elle est même une erreur comme
moyen. (As an end, the political equality is there a failure, as a means, also,
it is there a failure.)
Avec
l'égalité des échanges, le profit de l'un ne peut pas être la perte de l'autre:
car tout échange n'est plus qu'un simple transfert de travail et de richesse,
il n'exige aucun sacrifice. Ainsi, tous un système social basé sur l'égalité
des échanges, le producteur pourra encore arriver à la richesse, au moyen de
ses épargnes; mais sa richesse ne sera plus que le produit accumulé de son
propre travail. Il pourra échanger sa richesse ou la donner à d'autres; mais il
lui sera impossible de rester riche, pour un temps un peu prolongé, après qu'il
aura cessé de travailler. Par l'égalité des échanges, la richesse perd le
pouvoir actuel de se renouveler et de se reproduire pour ainsi dire par
elle-même : elle ne pourra plus combler le vide que la consommation aura créé;
car, à moins d'être reproduite par le travail, la richesse une fois consommée
est perdue à jamais. Ce que nous appelons maintenant profits et intérêts ne
pourra plus exister sous le régime des échanges égaux. Le producteur et le
distributeur y seraient également rétribués et c'est la somme totale de leur
travail qui servirait à déterminer la valeur de tout article créé et mis à la
portée du consommateur...
Le
principe de l'égalité dans les échanges doit donc, par sa nature même, amener
le travail universel [48].
Après avoir réfuté les objections des économistes contre le communisme, M. Bray continue ainsi :
Si un
changement de caractère est indispensable pour faire réussir un système social
de communauté dans sa forme parfaite; si, d'un autre côté, le régime actuel ne
présente ni les circonstances, ni les facilités voulues pour arriver à ce
changement de caractère et préparer les hommes à un état meilleur que nous
désirons tous, il est évident que les choses doivent, de toute nécessité,
rester telles qu'elles sont, à moins qu'on découvre et applique un terme social
préparatoire, - un mouvement qui participe du système actuel comme du
système à venir (du système de la communauté), - une, espèce de halte
intermédiaire, à laquelle la société puisse arriver avec tous ses excès et
toutes ses folies, pour la quitter ensuite, riche de qualités et d'attributs
qui sont les conditions vitales du système de communauté [49].
Le
mouvement tout entier n'exigerait que la coopération dans sa forme la plus
simple... Les frais de production détermineraient, en toute circonstance, la
valeur du produit, et des valeurs égales s'échangeraient toujours contre des
valeurs égales. De deux personnes, dont l'une aurait travaillé une semaine
entière et l'autre une demi-semaine, la première recevrait le double de la
rémunération de l'autre; mais ce surplus de paie ne serait pas donné à l'un
aux dépens de l'autre : la perte encourue par le dernier ne tomberait en aucune
manière sur le premier. Chaque personne échangerait le salaire qu'elle aurait
individuellement reçu contre des objets de même valeur que son salaire, et, en
aucun cas, le profit réalisé par un homme ou dans une industrie ne
constituerait la perte d'un autre homme ou d'une autre branche d'industrie. Le
travail de chaque individu serait là seule
mesure de ses profits et de sa perte...
... Au
moyen de comptoirs (boards of trade) généraux
et locaux, on déterminerait la quantité de différents objets exigée par la
consommation, et la valeur relative de chaque objet en comparaison avec les
autres (le nombre d'ouvriers à employer dans les différentes branches de
travail), en un mot, tout ce qui tient à la production et à la distribution
sociale. Ces opérations se feraient, pour une nation, en aussi peu de temps et
avec autant de facilité qu'elles se font, sous le régime actuel, pour une
société particulière... Les individus se grouperaient en familles, les
familles en communes, comme sous le régime actuel... en n'abolirait pas même
directement la distribution de la population dans la ville et la campagne,
toute mauvaise qu'elle est. Dans cette association, chaque individu continuerait
de jouir de la liberté qu'il possède maintenant d'accumuler autant que bon lui
semble, et de faire de ces accumulations l'usage qu'il jugerait convenable...
Notre société sera pour ainsi dire une grande société par actions, composée
d'un nombre infini de plus petites sociétés par actions, qui toutes
travaillent, produisent et échangent leurs produits sur le pied de la plus
parfaite égalité... Notre nouveau système de société par actions, qui n'est
qu'une concession faite à la société actuelle, pour arriver au communisme,
établie de manière à faire coexister la propriété
individuelle des produits avec la propriété
en commun des forces productives, fait dépendre le sort de chaque individu
de sa propre activité, et lui accorde une part égale dans tous les avantages
fournis par la nature et le progrès des arts. Par là elle peut s'appliquer à
des changements ultérieurs [50].
Nous n'avons plus que quelques mots à répondre à M. Bray, qui, bien
malgré nous et en dépit de nous, se trouve avoir supplanté M. Proudhon, à cela
près que M. Bray, loin de vouloir posséder le dernier mot de l'humanité,
propose seulement les mesures qu'il croit bonnes pour une époque de transition
entre la société actuelle et le régime de la communauté.
Une heure de travail de Pierre s'échange contre une heure de travail
de Paul. Voilà l'axiome fondamental de M. Bray.
Supposons que Pierre a douze heures de travail devant lui et que Paul
n'en a que six : alors Pierre ne pourra faire avec Paul qu'un échange de six
contre six. Pierre aura par conséquent six heures de travail de reste. Que
fera-t-il de ces six heures de travail ?
Ou il n'en fera rien, c'est-à-dire qu'il aura travaillé six heures
pour rien; ou bien il chômera six autres heures pour se mettre en équilibre; ou
bien encore, et c'est là sa dernière ressource, il donnera à Paul ces six
heures, dont il n'a que faire, par. dessus le marché.
Ainsi, au bout du compte, qu'est-ce que Pierre aura gagné sur Paul ?
Des heures de travail, non. Il n'aura gagné que des heures de loisir : il sera
forcé de faire le fainéant six heures durant. Et pour que ce nouveau droit de
fainéantise soit non seulement goûté, mais encore prisé dans la nouvelle
société, il faut que celle-ci trouve sa plus haute félicité dans la paresse, et
que le travail lui pèse comme une chaîne dont elle devra se débarrasser coûte
que coûte. Et encore, pour revenir à notre exemple, si ces heures de loisir que
Pierre a gagnées sur Paul étaient un gain réel ! Mais non. Paul, en commençant
par ne travailler que six heures, arrive par un travail régulier et réglé au
résultat que Pierre n'obtient qu'en commençant par un excès de travail Chacun
voudra être Paul, il y aura concurrence pour conquérir la place de Paul,
concurrence de paresse.
Eh bien ! l'échange de quantités égales de travail, que nous a-t-il
donné ? Surproduction, dépréciation, excès de travail suivi de chômage, enfin
les rapports économiques tels que nous les voyons constitués dans la société
actuelle, moins la concurrence de travail.
Mais non, nous nous trompons. Il y aura encore un expédient qui pourra
sauver la société nouvelle, la société des Pierre et des Paul. Pierre mangera
tout seul le produit des six heures de travail qui lui restent. Mais du moment
qu'il n'a plus à échanger pour avoir produit, il n'a pas non plus à produire
pour échanger, et toute la supposition d'une société fondée sur l'échange et la
division du travail tomberait. On aura sauvé l'égalité des échanges par cela
même que les échanges auront cessé d'exister
Paul et Pierre en viendraient à l'état de Robinson.
Donc, si l'on suppose tous les membres de la société travailleurs
immédiats, l'échange des quantités égales d'heures de travail n'est possible
qu'à la condition qu'on soit convenu d'avance du nombre d'heures qu'il faudra
employer à la production matérielle. Mais une telle convention nie l'échange
individuel.
Nous arriverons encore à la même conséquence, si nous prenons pour
point de départ, non plus la distribution des produits créés, mais l'acte de la
production. Dans la grande industrie, Pierre n'est pas libre de fixer lui-même
le temps de son travail, car le travail de Pierre n'est rien sans le concours
de tous les Pierre et de tous les Paul qui forment l'atelier. C'est ce qui explique
fort bien la résistance opiniâtre que les commerçants anglais opposèrent au bill de dix heures. C'est qu'ils ne
savaient que trop qu'une diminution de travail de deux heures accordée aux
femmes et aux enfants devait également entraîner une diminution de temps de
travail pour les adultes. Il est dans la nature de la grande industrie que le
temps du travail soit égal pour tous. Ce qui est aujourd'hui le résultat du
capital et de la concurrence des ouvriers entre eux, sera demain, si vous
retranchez le rapport du travail au capital, le fait d'une convention basée sur
le rapport de la somme des forces productives à la somme des besoins existants.
Mais une telle convention est la condamnation de l'échange individuel,
et nous voilà encore arrivés à notre premier résultat.
Dans le principe, il n'y a pas échange des produits, mais échange des
travaux qui concourent à la production. C'est du mode d'échange des forces
productives que dépend le mode d'échange des produits. En général, la forme de
l'échange des produits correspond à la forme de la production. Changez la
dernière, et la première se trouvera changée en conséquence. Aussi
voyons-nous dans l'histoire de la société le mode d'échanger les pro. duits se
régler sur le mode de les produire. L'échange individuel correspond aussi à un
mode de production déterminé, qui, lui-même, répond à l'antagonisme des
classes, Ainsi pas d'échange individuel sans l'antagonisme des classes.
Mais les consciences honnêtes se refusent à cette évidence. Tant qu'on
est bourgeois, on ne peut faire autrement que de voir dans ce rapport
d'antagonisme un rapport d'harmonie et de justice éternelle, qui ne permet à
personne de se faire valoir aux dépens d'autrui. Pour le bourgeois, l'échange
individuel peut subsister sans l'antagonisme des classes : pour lui ce sont
deux choses tout à fait disparates. L'échange individuel, comme se le figure le
bourgeois, est loin de ressembler à l'échange individuel tel qu'il se
pratique.
M. Bray fait de l'illusion de
l'honnête bourgeois l'idéal qu'il voudrait réaliser. En épurant
l'échange individuel, en le débarrassant de tout ce qu'il y trouve d'éléments
antagonistes, il croit trouver un rapport « égalitaire », qu'il voudrait faire passer dans la société.
M. Bray ne voit pas que ce rapport égalitaire, cet idéal correctif, qu'il voudrait appliquer
au monde, n'est lui-même que le reflet du monde actuel, et qu'il est par
conséquent totalement impossible de reconstituer la société sur une base qui
n'en est qu'une ombre embellie. A mesure que l'ombre redevient corps, on
s'aperçoit que ce corps, loin d'en être la transfiguration rêvée, est le corps
actuel de la société [51].
DES PROPORTIONNALITÉS
DE VALEUR
DE VALEUR
« L'or et l'argent sont les premières marchandises dont la valeur soit
arrivée à sa constitution. »
Donc, l'or et l'argent sont les premières applications de la « valeur
constituée »... par M. Proudhon. Et comme M. Proudhon constitue les valeurs des
produits en les déterminant par la quantité comparative de travail y fixé, la
seule chose qu'il avait à faire, c'était de prouver que les variations survenues dans la valeur de
l'or et de l'argent s'expliquent toujours par les variations du temps de
travail qu'il faut pour les produire. M. Proudhon n'y songe pas [52].
Il ne parle pas de l'or et de l'argent comme marchandise, il en parle comme
monnaie.
Toute sa logique, si logique il y a, consiste à
escamoter la qualité qu'ont l'or et l'argent de servir de monnaie, au bénéfice
de toutes les marchandises qui ont la qualité d'être évaluées par le temps du
travail. Décidément il y a plus de naïveté que de malice dans cet escamotage.
Un produit utile, étant évalué par le temps de travail nécessaire à le
produire, est toujours acceptable en échange. Témoin, s'écrie M. Proudhon,
l'or et l'argent, qui se trouvent dans mes conditions voulues d' «
échangeabilité ». Donc l'or et l'argent - c'est la valeur arrivée à l'état de
constitution, C'est l'incorporation de l'idée de M. Proudhon. Il est on ne peut
plus heureux dans le choix de son exemple. L'or et l'argent, outre la qualité
qu'ils ont d'être une marchandise, évaluée comme toute autre marchandise par
le temps du travail, ont encore celle d'être agent universel d'échange, d'être
monnaie. En prenant maintenant l'or et l'argent comme une application de la «
valeur constituée » par le temps du
travail, rien de plus facile que de prouver que toute marchandise dont la
valeur sera constituée par le temps du travail sera toujours échangeable,
sera monnaie.
Une question toute simple se présente à l'esprit de M. Proudhon. L'or
et l'argent, pourquoi ont-ils le privilège d'être le type de la « valeur
constituée » ?
La
fonction particulière que l'usage a
dévolue aux métaux précieux de servir d'agent au commerce est purement
conventionnelle, et toute autre marchandise pourrait, moins commodément
peut-être, mais d'une manière aussi authentique, remplir ce rôle: les
économistes le reconnaissent et l'on en cite plus d'un exemple. Quelle est
donc la raison de cette préférence généralement accordée aux métaux, pour servir
de monnaie, et comment s'explique cette spécialité des fonctions, sans analogue
dans l'économie politique, de l'argent ?... Or, est-il Possible de rétablir la série d'où la monnaie semble avoir été détachée, et
par conséquent de ramener celle-ci à son véritable principe ?
Déjà, en posant la question en ces termes, M. Proudhon a supposé la monnaie. La première question qu'il
aurait dû se poser, c'est de savoir pourquoi, dans les échanges tels qu'ils
sont constitués actuellement, on a dû individualiser pour ainsi dire la valeur
échangeable en créant un agent spécial d'échange. La monnaie, ce n'est pas une
chose, c'est un rapport social. Pourquoi le rapport de la monnaie est-il un
rapport de la production, comme tout autre rapport économique, tel que la
division du travail, etc. ? Si M. Proudhon s'était bien rendu compte de ce
rapport, il n'aurait pas vu dans la monnaie une exception, un membre détaché
d'une série inconnue ou à retrouver.
Il aurait reconnu, au contraire, que ce rapport est un anneau, et,
comme tel, intimement lié à tout l'enchaînement des autres rapports
économiques, et que ce rapport correspond à un mode de production déterminé,
ni plus ni moins que l'échange individuel. Que fait-il, lui ? Il, commence par
détacher la monnaie de l’ensemble du mode de production actuel, pour en faire
plus tard le premier membre d'une série imaginaire, d'une série à retrouver.
Une fois qu'on a reconnu la nécessité d'un agent particulier
d'échange, c'est-à-dire la nécessité de la monnaie, alors il ne s'agit plus que
d'expliquer pourquoi cette fonction particulière est dévolue à l'or et à
l'argent plutôt qu'à toute autre marchandise. C'est là une question secondaire
qui ne s'explique plus par l'enchaînement des rapports de production, mais par
les qualités spécifiques inhérentes à l'or et l'argent comme matière. Si,
d'après tout cela, les économistes dans cette occasion
se sont jetés hors du domaine de la science,
s'ils ont fait de la physique, de la mécanique, de l'histoire, etc.
comme le leur
reproche M. Proudhon, ils n'ont fait que ce qu'ils devaient faire. La question
n'est plus du domaine de l'économie politique.
Ce
qu'aucun des économistes, dit M.
Proudhon, n'a ni vu ni compris, c'est la raison économique qui a déterminé, en faveur des métaux précieux,
la faveur dont ils jouissent.
La raison économique que nul, et pour cause, n'a ni vue ni comprise,
M. Proudhon l'a vue, comprise et léguée à la postérité.
Or ce que
nul n'a remarqué, c'est que de toutes les marchandises, l'or et l'argent sont
les premières dont la valeur soit arrivée à la constitution. Dans la période
patriarcale, l'or et l'argent se marchandent encore et s'échangent en lingots,
mais déjà avec une tendance visible à la domination et avec une préférence
marquée. Peu à peu les souverains
s'en emparent et y apposent leur sceau : et de cette consécration souveraine
naît la monnaie, c'est-à-dire la marchandise par excellence, celle qui,
nonobstant toutes les secousses du commerce, conserve une valeur
proportionnelle déterminée et se fait accepter en tout paiement... Le trait
distinctif de l'or et de l'argent vient, je le répète, de ce que, grâce à leurs
propriétés métalliques, aux difficultés de leur production, et surtout à
l'intervention de l'autorité publique, ils ont de bonne heure conquis, comme
marchandise, la fixité et l'authenticité.
Dire que, de toutes les marchandises, l'or et l'argent sont les premières
dont la valeur soit arrivée à la constitution, c'est-à-dire après tout ce qui
précède, que l'or et l'argent sont les premières arrivées à l'état de monnaie,
voilà la grande révélation de M. Proudhon, voilà la vérité que nul n'avait
découverte avant lui.
Si, par ces mots, M. Proudhon a voulu dire que l'or et l'argent sont
des marchandises pour la production desquelles le temps a été connu plus tôt
que pour toutes les autres, ce serait encore une des suppositions dont il est
si prompt à gratifier ses lecteurs. Si nous voulions nous en tenir à cette
érudition patriarcale, nous dirions à M. Proudhon que le temps nécessaire pour
produire les objets de première nécessité, tels que le fer, etc., a été connu
en premier lieu. Nous lui ferons grâce de l'arc classique d'Adam Smith.
Mais, après tout cela, comment M. Proudhon peut-il encore parler de la
constitution d'une valeur, puisqu'une valeur n'est jamais constituée toute
seule ? Elle est constituée, non par le temps qu'il faut pour la produire toute
seule, mais par rapport à la quotité de tous les autres produits qui peuvent
être créés dans le même temps. Ainsi la constitution de la valeur de l'or et de
l'argent suppose la constitution déjà toute donnée d'une foule d'autres
produits.
Ce n'est donc pas la marchandise qui est arrivée, dans l'or et
l'argent, à l'état de « valeur constituée », c'est la « valeur constituée
» de M. Proudhon qui est arrivée, dans l'or et l'argent à l'état de monnaie.
Examinons maintenant de plus près ces raisons économiques, qui d'après M. Proudhon ont valu à l'or et à
l'argent l'avantage d'être érigés en monnaie plus tôt que tous les autres
produits, en passant par l'état constitutif de la valeur.
Ces raisons économiques sont : la « tendance visible à la domination
», la « préférence marquée » déjà dans la « période patriarcale », et autres
circonlocutions du fait même, qui augmentent la difficulté, puisqu'elles
multiplient le fait, en multipliant les incidents que M. Proudhon fait survenir
pour expliquer le fait. M. Proudhon n'a pas encore épuisé toutes les raisons
prétendues économiques. En voici une d'une force souveraine, irrésistible :
C'est de
la consécration souveraine que naît la monnaie : les souverains s'emparent
de l'or et de l'argent et y apposent leur sceau.
Ainsi le bon plaisir des souverains est, pour M. Proudhon, la raison
suprême en économie politique !
Vraiment, il faut être dépourvu de toute connaissance historique pour
ignorer que ce sont les souverains qui, de tout temps, ont subi les conditions
économiques, mais que ce ne sont jamais eux qui leur ont fait la loi. La
législation tant politique que civile ne fait que prononcer, verbaliser le
pouvoir des rapports économiques.
Le souverain s'est-il emparé de l'or et de l'argent, pour en faire les
agents universels d'échange, en y imprimant son sceau, ou ces agents universels
d'échange ne se sont-ils pas plutôt empares du souverain en le forçant à leur
imprimer son sceau et à leur donner une consécration politique ?
L'empreinte qu'on a donnée et qu'on donne à l'argent ce n'est pas
celle de sa valeur, c'est celle de son poids. La fixité et l'authenticité dont
parle M. Proudhon ne s'appliquent qu'au titre de la monnaie, et ce titre
indique combien il y a de matière métallique dans un morceau d'argent monnayé.
La seule
valeur intrinsèque d'un marc d'argent, dit
Voltaire avec le bon sens qu'on lui connaît, est un marc d'argent, une
demi-livre du poids de 8 onces. Le poids et le titre font seuls cette valeur
intrinsèque [53].
Mais la question : Combien vaut une once d'or et d'argent ? n'en
subsiste pas moins. Si un cachemire du magasin du Grand Colbert portait la marque de fabrique : pure laine, cette marque de fabrique ne vous
dirait pas encore la valeur du cachemire. Il resterait toujours à savoir
combien vaut la laine.
Philippe
1er, roi de France, dit M. Proudhon, mêle
à la livre tournois de Charlemagne un tiers d'alliage, s'imaginant que lui
seul ayant le monopole de la fabrication des monnaies, il peut faire ce que
fait tout commerçant ayant le monopole d'un produit. Qu'était-ce en effet que
cette altération des monnaies tant reprochée à Philippe et à ses successeurs !
Un
raisonnement très juste, au point de vue de la routine commerciale, mais très
faux en science économique, savoir que l'offre et la demande étant la règle des
valeurs, on peut, soit en produisant une rareté factice, soit en accaparant la
fabrication, faire monter l'estimation et partant la valeur des choses, et que
cela est vrai de l'or et de l'argent comme du blé, du vin, de l'huile, du
tabac. Cependant la fraude de Philippe ne fut pas plutôt soupçonnée que sa
monnaie fut réduite à sa juste valeur et qu'il perdit en même temps ce qu'il
avait cru gagner sur ses sujets. Même chose arriva à la suite de toutes les
tentatives analogues.
D'abord il a été démontré, maintes et maintes fois, que, si le prince
s’avise d'altérer la monnaie, c'est lui qui y perd. Ce qu'il a gagné en une
seule fois par la première émission, il le perd autant de fois que les monnaies
falsifiées lui rentrent sous la forme d'impôts, etc. Mais Philippe et ses
successeurs ont su se mettre plus ou moins à l'abri de cette perte, car, une
fois la monnaie altérée mise en circulation, ils n'avaient rien de plus pressé
à faire que d'ordonner une refonte générale des monnaies sur l'ancien pied.
Et puis d'ailleurs, si Philippe 1er avait véritablement raisonné comme
M. Proudhon, Philippe 1er n'aurait pas bien raisonné « au point de vue
commercial ». Ni Philippe 1er, ni M. Proudhon ne font preuve de génie
mercantile, quand ils s'imaginent qu'on peut altérer la valeur de l'or aussi
bien que celle de toute autre marchandise par la seule raison que leur valeur
est déterminée par le rapport de l'offre à la demande.
Si le roi Philippe avait ordonné qu'un muid de blé s'appelât désormais
deux muids de blé, le roi aurait été un escroc. Il aurait trompé tous les
rentiers, tous les gens qui avaient à recevoir cent muids de blé, il aurait été
la cause que tous ces gens-là, au lieu de recevoir cent muids de blé, n'en
auraient reçu que cinquante. Supposez le roi débiteur de cent muids de blé ; il
n'en aurait eu à payer que cinquante. Mais dans le commerce cent muids
n'auraient jamais valu plus de cinquante. En changeant le nom on ne change pas
la chose. La quantité du blé, soit offerte, soit demandée, ne sera ni diminuée
ni augmentée par ce seul changement de nom. Ainsi le rapport de l'offre à la
demande étant également le même malgré cette altération de nom, le prix du blé
ne subira aucune altération réelle. En parlant de l'offre et de la demande des
choses, on ne parle pas de l'offre et de la demande du nom des choses. Philippe
1er n'était pas faiseur d'or ou d'argent, comme dit Proudhon ; il était faiseur
du nom des monnaies. Faites passer vos cachemires français pour des cachemires
asiatiques, il est possible que vous trompiez un acheteur ou deux ; mais la
fraude une fois connue, vos prétendus cachemires asiatiques descendront au prix
des cachemires français. En donnant une fausse étiquette à l'or et à l'argent,
le roi Philippe 1er ne pouvait faire des dupes que tant que la fraude n'était
pas connue. Comme tout autre boutiquier, il trompait ses pratiques par une
fausse qualification de la marchandise - cela ne pouvait durer qu'un temps. Tôt
ou tard il devait subir la rigueur des lois commerciales. Est-ce là ce que M.
Proudhon voulait prouver ? Non. D'après lui, c'est du souverain, et non du
commerce, que l'argent reçoit sa valeur. Et qu'a-t-il prouvé effectivement ?
Que le commerce est plus souverain que le souverain. Que le souverain ordonne
qu'un marc soit désormais deux marcs, le commerce vous dira toujours que ces
deux mares ne valent que le marc d'auparavant.
Mais pour cela la question de la valeur déterminée par la quantité de
travail n'a pas fait un pas. Il reste toujours à décider si ces deux-mares,
redevenus le marc d'auparavant, sont déterminés par les frais de production ou
par la loi de l'offre et de la demande ?
M. Proudhon continue :
Il est
même à considérer que si, au lieu d'altérer les monnaies, il avait été au pouvoir
du roi d'en doubler la masse, la valeur échangeable de l'or et de l'argent aurait
aussitôt baissé de moitié, toujours pour cette raison de proportionnalité et
d'équilibre.
Si cette opinion, que M. Proudhon partage avec les autres économistes,
est juste, elle prouve en faveur de leur doctrine de l'offre et de la demande,
et nullement en faveur de la proportionnalité de M. Proudhon. Car, quelle que
fût la quantité de travail fixé dans la masse doublée de l'or et de l'argent,
sa valeur serait tombée de moitié, la demande étant restée la même et l'offre
ayant doublé. Ou bien est-ce que, par hasard, « la loi de proportionnalité » se confondrait cette fois avec la loi si
dédaignée de l'offre et de la demande ? Cette juste proportionnalité de M.
Proudhon est en effet tellement élastique, elle se prête à tant de variations,
de combinaisons et de permutations, qu'elle pourrait bien coïncider une fois
avec le rapport de l'offre à la demande.
Faire « toute marchandise acceptable dans l'échange, sinon de fait, au
moins de droit », en se fondant sur le rôle que jouent l'or et l'argent, c'est
donc méconnaître ce rôle. L'or et l'argent ne sont acceptables de droit que
parce qu'ils le sont de fait, et ils le sont de fait parce que l'organisation
actuelle de la production a besoin d'un agent universel d'échange. Le droit
n'est que la reconnaissance officielle du fait.
Nous l'avons vu, l'exemple de l'argent comme application de la valeur
passée à l'état de constitution, n'avait été choisi par M. Proudhon que pour
faire passer en contrebande toute sa doctrine de l'échangeabilité, c'est-à-dire
pour démontrer que toute marchandise évaluée par ses frais de production doit
arriver à l'état de monnaie. Tout cela serait bel et bon, n'était
l'inconvénient que précisément l'or et l'argent, en tarit que monnaie, sont de
toutes les marchandises les seules qui ne soient pas déterminées par leurs
frais de production ; et cela est tellement vrai, que dans la circulation elles
peuvent être remplacées par le papier.
Tant qu'il y aura une certaine proportion observée entre les besoins
de circulation et la quantité de monnaie émise, que ce soit de la monnaie en
papier, en or, en platine ou en cuivre, il ne pourra pas être question d'une
proportion à observer entre la valeur intrinsèque (les frais de production) et
la valeur nominale de la monnaie. Sans doute, dans le commerce international,
la monnaie est déterminée, comme toute autre marchandise, par le temps du
travail. Mais c'est qu'aussi l'or et l'argent passés dans le commerce international
sont des moyens d'échange comme produit et non comme monnaie, c'est-à-dire
perdent ce caractère de « fixité et d'authenticité », de « consécration
souveraine », qui forment pour M. Proudhon leur caractère spécifique. Ricardo a
si bien compris cette vérité, qu'après avoir basé tout son système sur la
valeur déterminée par le temps du travail, et qu'après avoir dit :
L'or et l'argent, ainsi que toutes les autres marchandises, n'ont
de valeur qu'à proportion de la quantité de travail nécessaire pour les
produire et les faire arriver au marché,
il ajoute néanmoins que la valeur de la monnaie n'est pas déterminée par le temps de travail fixé dans sa
matière, mais seule. ment par la loi de l'offre et de la demande.
Quoique
le papier n'ait point de valeur intrinsèque, cependant si l'on en borne la
quantité, sa valeur échangeable peut égaler la valeur d'une monnaie métallique
de la même dénomination ou de lingots estimés en espèces. C'est encore par le
même principe, c'est-à-dire en bornant la quantité de la monnaie, que des
pièces d'un bas titre peuvent circuler pour la même valeur qu'elles auraient
eue si leur poids et leur titre étaient ceux fixés par la loi, et non d'après
la valeur intrinsèque du métal pur qu'elles contiendraient. Voilà pourquoi
dans l'histoire des monnaies anglaises nous trouvons que notre numéraire n'a
jamais été déprécié dans la même proportion qu'il a été altéré. La raison en
est qu'il n'a jamais été multiplié en proportion de sa dépréciation [54].
Voici ce qu'observe J.-B. Say au sujet de ce passage de Ricardo.
Cet exemple devrait suffire, il me semble,
pour convaincre l'auteur que la base de toute valeur est non pas la quantité de
travail nécessaire pour faire une marchandise, mais le besoin qu'on en a,
balancé par sa rareté.
Ainsi la monnaie, qui pour Ricardo n'est plus une valeur déterminée
par le temps de travail, et que J.-B. Say prend à cause de cela pour exemple
afin de convaincre Ricardo que les autres valeurs ne sauraient pas non plus
être déterminées par le temps de travail, cette monnaie, dis-je, prise par
J.-B. Say pour exemple d'une valeur déterminée exclusivement par l'offre et
la demande, devient pour M. Proudhon l'exemple par excellence de l'application
de la valeur constituée... par le temps du travail.
Pour en finir, si la monnaie n'est point une « valeur constituée » par
le temps du travail, elle saurait bien moins encore avoir quelque chose de
commun avec la juste « proportionnalité » de M. Proudhon. L'or et
l'argent sont toujours échangeables, parce qu'ils ont la fonction particulière
de servir comme agent universel d'échange, et nullement parce qu'ils existent
dans une quantité proportionnelle à l'ensemble des richesses; ou pour mieux
dire encore, ils sont toujours proportionnels parce que, seuls de toutes les
marchandises, ils servent de monnaie, d'agent universel d'échange, quelle que
soit leur quantité par rapport à l'ensemble des richesses.
La
monnaie en circulation ne saurait jamais être assez abondante pour regorger :
car si vous en baissez la valeur, vous en augmenterez dans la même proportion
la quantité, et en augmentant sa valeur, vous en diminuez la quantité [55].
« Quel imbroglio que l'économie politique ! », s'écrie M. Proudhon.
« Maudit or ! » s'écrie plaisamment un communiste (par la bouche de M.
Proudhon). Autant vaut dire : Mauvais froment, maudites vignes, maudits
moutons; car,
de même que l'or et l'argent, toute valeur commerciale doit arriver à
son exacte et rigoureuse détermination.
L'idée de faire arriver les moutons et les vignes à l'état de monnaie
n'est pas neuve. En France, elle appartient au siècle de Louis XIV. A cette
époque, l'argent ayant commencé à établir sa toute-puissance, on se plaignait
de la dépréciation de toutes les autres marchandises, et on appelait de tous
ses vœux le moment où « toute valeur commerciale » pourrait arriver à son
exacte et rigoureuse détermination, à l'état de monnaie. Voici ce que nous
trouvons déjà dans Boisguillebert, l'un des plus anciens économistes de la
France :
L'argent
alors, par cette survenue innombrable de concurrents qui seront les denrées
mêmes rétablies dans leurs justes valeurs, sera rembarré dans ses bornes
naturelles [56].
On voit que les premières illusions de la bourgeoisie sont aussi ses
dernières.
On lit
dans des ouvrages d'économie politique cette hypothèse absurde : Si le prix de toutes choses était doublé... Comme
si le prix de toutes choses n'était pas la proportion des choses, et qu'on pût
doubler une proportion, un rapport, une loi ! [57]
Les économistes sont tombés dans cette erreur, faute d'avoir su faire
l'application de la « loi de proportionnalité » et de la « valeur constituée ».
Malheureusement, on lit dans l'ouvrage même de M. Proudhon, tome 1er,
p. 110, cette hypothèse absurde, que « si le salaire haussait généralement, le
prix de toutes choses hausserait ». Au surplus, si l'on trouve dans des
ouvrages d'économie politique la phrase en question, on y trouve aussi son
explication.
Si l'on
dit que le prix de toutes les marchandises hausse ou baisse, on exclut toujours
l'une ou l'autre des marchandises, la marchandise exclue est en général
l'argent ou le travail [58].
Passons maintenant à la seconde
application de la « valeur constituée », et d'autres proportionnalités dont
le seul défaut est d'être peu proportionnées ; et voyons si M. Proudhon y est
plus heureux que dans la monétisation des
moutons.
Un axiome
généralement admis par les économistes est que tout travail doit laisser un
excédent. Cette proposition est pour moi d'une vérité universelle et absolue :
c'est le corollaire de la loi de la proportionnalité, que l'on peut regarder
comme le sommaire de toute la science économique. Mais, j'en demande pardon
aux économistes, le principe que tout
travail doit laisser un excédent n'a pas de sens dans leur théorie, et
n'est susceptible d'aucune démonstration [59].
Pour prouver que tout travail doit laisser un excédent, M. Proudhon
personnifie la société ; il en fait une société
personne, société qui n'est pas, tant s'en faut, la société des personnes,
puisqu'elle a ses lois à part, n'ayant rien de commun avec les personnes dont
se compose la société, et son « intelligence propre », qui n'est pas
l'intelligence du commun des hommes, mais une intelligence qui n'a pas le sens
commun. M. Proudhon reproche aux économistes de n'avoir pas compris la
personnalité de cet être collectif. Nous aimons à lui opposer le passage
suivant d'un économiste américain qui reproche aux autres économistes tout le
contraire :
L'entité morale (the
moral entity), l'être grammatical (the
grammatical being) nommé société a été revêtu d'attributions qui n'ont
d'existence réelle que dans l'imagination de ceux qui avec un mot font une chose...
Voilà ce qui a donné lieu à bien des difficultés et à de déplorables méprises
dans l'économie politique [60].
Ce
principe de l'excédent du travail, continue
M. Proudhon, n'est vrai des individus que parce qu'il émane de la société,
qui leur confère ainsi le bénéfice de ses propres lois.
M. Proudhon veut-il dire par là tout simplement que la production de
l'individu social dépasse celle de l'individu isolé ? Est-ce de cet excédent de
la production des individus associés sur celle des individus non associés, que
M. Proudhon entend parler ? S'il en est ainsi, nous pourrons lui citer cent
économistes qui ont exprimé cette simple vérité sans tout le mysticisme dont
s'entoure M. Proudhon. Voici ce que dit, par exemple, M. Sadler :
Le travail combiné donne des résultats que le travail individuel ne
saurait jamais produire. A mesure donc que l'humanité augmentera en nombre,
les produits de l'industrie réunie excéderont de beaucoup la somme d'une simple
addition calculée sur cette augmentation... Dans les arts mécaniques comme
dans les travaux de la science, un homme peut actuellement faire plus dans un
jour qu'un individu isolé pendant toute sa vie. L'axiome des mathématiciens,
que le tout est égal aux parties n'est plus vrai, applique a notre sujet. Quant
au travail, ce grand pilier de l'existence humaine (the great pillar of human existence), on peut dire que le produit
des efforts accumulés excède de beaucoup tout ce que des efforts individuels et
séparés peuvent jamais produire [61].
Revenons à M. Proudhon. L'excédent du travail, dit-il. s'explique par
la société personne. La vie de cette personne suit des lois opposées aux lois
qui font agir l'homme comme individu, ce qu'il veut prouver par des « faits ».
La
découverte d'un procédé économique ne peut jamais valoir à l'inventeur un
profit égal à celui qu'il procure à la société... On a remarqué que les
entreprises des chemins de fer sont beaucoup moins une source de richesses
pour les entrepreneurs que pour l'État... Le prix moyen du transport des marchandises
par le roulage est de 18 centimes par tonne et par kilomètre, marchandise prise
et rendue en magasin. On a calculé qu'à ce prix, une entreprise ordinaire de
chemin de fer n'obtiendrait pas 10 % de bénéfice net, résultat à peu près
égal à celui d'une entreprise de roulage. Mais admettons que la célérité du
transport par chemin de fer soit à celle du roulage de terre comme 4 est à 1 :
comme dans la société le temps est la valeur même, à égalité de prix le chemin
de fer présentera sur le roulage un avantage de 400 %. Cependant, cet avantage
énorme, très réel pour la société, est bien loin de se réaliser dans la même
proportion pour le voiturier, qui tandis qu'il fait jouir la société d'une
mieux-value de 400 %, ne retire pas, quant à lui, 10 %o. Supposons, en
effet, pour rendre la chose encore plus sensible, que le chemin de fer porte
son tarif à 25 centimes, celui du roulage restant à 18 : il perdra à l'instant
toutes ses consignations. Expéditeurs, destinataires, tout le monde reviendra à
la malbrouke, à la patache, s'il le faut. On désertera la locomotive : un
avantage social de 400 % sera sacrifié à une perte privée de 35 %. La raison
de cela est facile à saisir : l'avantage qui résulte de la célérité du chemin
de fer est tout social, et chaque individu n'y participe qu'en une proportion
minime (n'oublions pas qu'il ne s'agit dans ce moment que du transport des
marchandises), tandis que la perte frappe directement et personnellement le
consommateur. Un bénéfice social égal à 400 représente pour l'individu, si la
société est seulement d'un million d'hommes, quatre dix millièmes; tandis
qu'une perte de 33 % pour le consommateur supposerait un déficit social de 33
millions [62].
Passe encore que M. Proudhon exprime une célérité
mise au quadruple par 400 % de la célérité primitive ; mais qu'il mette en
rapport les pour cent de célérité avec les pour cent de profit et qu'il forme
une proportion entre deux rapports qui, pour être mesurés séparément par des
pour cent, sont néanmoins incommensurables entre eux : c'est établir une
proportion entre les pour cent et en laisser de côté les dénominations.
Des pour cent sont toujours des pour cent, 10 % et 400 % sont
commensurables ; ils sont l'un à l'autre comme 10 est à 400. Donc, conclut M.
Proudhon, un profit de 10 % vaut quarante fois moins qu'une célérité
quadruplée. Pour sauver les apparences, il dit que, pour la société, le temps
est la valeur (time is money). Cette
erreur provient de ce qu'il se rappelle confusément qu'il y a un rapport entre
la valeur et le temps du travail, et il n'a rien de plus pressé à faire que
d'assimiler le temps du travail au temps du transport, c'est-à-dire qu'il
identifie les quelques chauffeurs, gardes de convoi et consorts, dont le temps
de travail n'est autre que le temps de transport, avec la société tout entière.
Pour le coup, voilà la célérité devenue capital, et, en ce cas, il a pleinement
raison de dire : « Un bénéfice de 400 % sera sacrifié à une perte de 35 %. »
Après avoir établi en mathématicien cette étrange proposition, il nous en
donne l'explication en économiste.
Un
bénéfice social égal à 400 représente pour l'individu, si la société est
seulement d'un million d'hommes, quatre dix millièmes.
D'accord ; mais il ne s'agit pas de 400, il s'agit de 400 %, et un
bénéfice de 400 % représente pour l'individu 400 %, ni plus ni moins. Quel que
soit le capital, les dividendes se feront toujours dans le rapport de 400 %.
Que fait M. Proudhon ? Il prend les pour cent pour le capital, et comme s'il
eût craint que sa confusion ne fût point assez manifeste, assez « sensible »,
il 'continue :
« Une perte de 33 % pour le consommateur supposerait un déficit total
de 33 millions »; 33 % de perte pour le consommateur restent 33 % de perte pour
un million de consommateurs. Comment ensuite M. Proudhon peut-il dire
pertinemment que le déficit social, dans le cas d'une perte de 33 %, s'élève à
33 millions, quand il ne connaît ni le capital social ni même le capital d'un
seul des intéressés ? Ainsi, il ne suffisait pas à M. Proudhon d'avoir confondu
le capital et les pour cent; il se dépasse en identifiant
le capital mis dans une entreprise et
le nombre des intéressés.
« Supposons, en effet, pour rendre la chose encore plus sensible », un
capital déterminé. Un profit social de 400 %, réparti sur un million de
participants, intéressés chacun pour 1 franc, donne 4 francs de bénéfice par
tête et non pas 0,0004, comme le prétend M. Proudhon. De même, une perte de 33
% pour chacun des participants représente un déficit social de 330 000 francs
et non pas de 33 raillions (100 : 33 = 1 000 000 : 330 000).
M. Proudhon, préoccupé de sa théorie de la société personne, oublie de
faire la division par 100, il obtient ainsi 330.000 francs de perte; mais 4
francs de profit par tête font pour la société 4 millions de francs de profit.
Reste pour la société un profit net de 3.670.000 francs. Ce compte exact
démontre tout juste le contraire de ce qu'a voulu démontrer M. Proudhon : c'est
que les bénéfices et pertes de la société ne sont point en raison inverse avec
les bénéfices et les pertes des individus.
Après avoir rectifié ces simples erreurs de pur calcul, voyons un peu
les conséquences auxquelles on arriverait, si on voulait admettre pour les
chemins de fer ce rapport de célérité et de capital, tel que M. Proudhon le
donne, moins les erreurs de calcul. Supposons qu'un transport quatre fois plus
rapide coûte quatre fois plus, ce transport ne donnerait pas moins de profit
que le roulage qui est quatre fois plus lent et coûte le quart des frais. Donc,
si le roulage prend 18 centimes, le chemin de fer pourrait prendre 72 centimes.
Ce serait selon la « rigueur mathématique », la conséquence des suppositions de
M. Proudhon, toujours moins ses erreurs de calcul. Mais voilà tout d'un coup
qu'il nous dît que si, au lieu de 72 centimes, le chemin de fer n'en prenait
que 25, il perdrait à l'instant toutes ses consignations. Décidément, il faut
revenir à la malbrouke, à la patache même. Seulement, si nous avons un conseil
à donner à M. Proudhon, c'est de ne pas oublier dans son « Programme de l'association progressive » de faire
la division par 100. Mais, hélas ! il n'est guère a espérer que notre conseil
soit écouté, car M. Proudhon est tellement enchanté de son calcul « progressif
» correspondant à l' « association progressive », qu'il s'écrie avec beaucoup
d'emphase :
J'ai déjà
fait voir au chapitre II, par la solution de l'antinomie de la valeur, que
l'avantage de toute découverte utile est incomparablement moindre pour
l'inventeur, quoi qu'il fasse, que pour la société ; j'ai porté la
démonstration sur ce point jusqu'à la
rigueur mathématique !
Revenons à la fiction de la société personne, fiction qui n'avait
d'autre but que de prouver la simple vérité que voici : Une invention nouvelle
faisant produire avec la même quantité de travail une plus grande quantité de
marchandises, fait baisser la valeur vénale du produit. La société fait donc un
profit, non en obtenant plus de valeurs échangeables, mais en obtenant plus de
marchandises pour la même valeur. Quant à l'inventeur, la concurrence fait
tomber successivement son profit jusqu'au niveau général des profits. M.
Proudhon a-t-il prouvé cette proposition ainsi qu'il voulait le faire ? Non.
Cela ne l'empêche pas de reprocher aux économistes d'avoir manqué cette
démonstration. Pour lui prouver le contraire, nous ne citerons que Ricardo et
Lauderdale ; Ricardo, chef de l'école, qui détermine la valeur par le temps du
travail, Lauderdale, un des défenseurs les plus acharnés de la valeur par
l'offre et la demande. Tous les deux ont développé la même thèse.
En
augmentant constamment la facilité de production, nous diminuons constamment
la valeur de quelques-unes des choses produites auparavant, quoique par ce même
moyen non seulement nous ajoutions à la richesse nationale, mais que nous
augmentions encore la faculté de produire pour l'avenir... Aussitôt qu'au moyen
des machines, ou par nos connaissances en physique, nous forçons les agents
naturels à faire l'ouvrage que l'homme faisait auparavant, la valeur échangeable
de cet ouvrage tombe en conséquence. S'il fallait dix hommes pour tourner un
moulin à blé, et qu'on découvrît que par le moyen du vent ou de l'eau le
travail de ces dix hommes pourrait être épargné, la farine qui serait le
produit de l'action du moulin tomberait dès ce moment de valeur, en proportion
de la somme de travail épargné : et la société se trouverait enrichie de toute
la valeur des choses que le travail de ces dix hommes pourrait produire, les
fonds destinés à l'entretien des travailleurs n'ayant pas éprouvé par là la
moindre diminution [63].
Lauderdale à son tour, dit :
Le profit
des capitaux provient toujours de ce qu'ils suppléent à une portion de travail
que l'homme devrait faire de ses mains, ou de ce qu'ils accomplissent une
portion de travail au-dessus des efforts personnels de l'homme et qu'il ne
saurait exécuter lui-même. Le mince bénéfice que font en général les propriétaires
des machines, comparé au prix du travail auquel elles suppléent, feront naître
des doutes peut-être sur la justesse de cette opinion. Une pompe à feu, par
exemple, tire en un jour plus d'eau d'une mine de charbon que ne pourraient en
sortir sur leur dos trois cents hommes, même en s'aidant de baquets ; et il
n'est pas douteux qu'elle remplace leur travail à bien moins de frais. C'est
ici le cas de toutes les machines. Le travail qui se faisait par la main de
l'homme à laquelle elles se sont substituées, elles doivent le faire à plus bas
prix... Je suppose qu'un brevet soit donné à l'inventeur d'une machine qui fait
l'ouvrage de quatre : comme le privilège exclusif empêche toute concurrence,
hors celle qui résulte du travail des ouvriers, il est clair que le salaire de
ceux-ci, dans toute la durée du privilège, sera la mesure du prix que
l'inventeur doit mettre à ses produits : c'est-à-dire que, pour s'assurer de
J'emploi, il exigera un peu moins que le salaire du travail auquel sa machine
supplée. Mais à l'expiration du privilège, d'autres machines de même espèce
s'établissent et rivalisent avec la sienne. Alors il réglera son prix sur le
principe général, le faisant dépendre de l'abondance des machines. Le profit
des fonds employés..., quoiqu'il résulte d'un travail suppléé, se règle
enfin, non par la valeur de ce travail, mais, comme dans tous les autres cas,
par la concurrence entre les propriétaires des fonds; et le degré en est
toujours fixé par la proportion de la quantité des capitaux offerts pour cette
fonction avec la demande qu'on en fait.
En dernier lieu donc, tant que le profit sera plus grand que dans les
autres industries, il y aura des capitaux qui se jetteront sur l'industrie
nouvelle, jusqu'à ce que le taux des bénéfices en soit descendu au niveau
commun.
Nous venons de voir que l'exemple du chemin de fer n'était guère
propre à jeter quelque jour sur la fiction de la société personne. Néanmoins,
M. Proudhon reprend hardiment son discours :
Ces
points éclaircis, rien de plus aisé que d'expliquer comment le travail doit
laisser à chaque producteur un excédent.
Ce qui suit maintenant appartient à l'antiquité classique. C'est un
conte poétique fait pour délasser le lecteur des fatigues qu'a dû lui causer la
rigueur des démonstrations mathématiques qui le précèdent. M. Proudhon donne à
sa société personne le nom de Prométhée, dont il glorifie les hauts faits en
ces termes :
D'abord,
Prométhée sortant du sein de la nature s'éveille à la vie dans une inertie
pleine de charmes, etc. Prométhée se met à l'œuvre et, dès sa première journée,
première journée de la seconde création, le produit de Prométhée, c'est-à-dire
sa richesse, son bien-être, est égal à dix. Le second jour, Prométhée divise
son travail, et son produit devient égal à cent. Le troisième jour et chacun
des jours suivants, Prométhée invente des machines, découvre de nouvelles
utilités dans les corps, de nouvelles forces dans la nature... A chaque pas
que fait son industrie, le chiffre de sa production s'élève et lui dénonce un
surcroît de félicité. Et puisque enfin, pour lui, consommer c'est produire, il
est clair que chaque journée de consommation, n'emportant que le produit de
la veille, laisse un excédent de produit à la journée du lendemain.
Ce Prométhée de M. Proudhon est un drôle de personnage, aussi faible
en logique qu'en économie politique. Tant que Prométhée ne fait que nous
enseigner la division du travail, l'application des machines, l'exploitation
des forces naturelles et du pouvoir scientifique, multipliant les forces
productives des hommes et donnant un excédent comparé à ce que produit le travail
isolé, ce nouveau Prométhée n'a que le malheur de venir trop tard. Mais dès que
Prométhée se mêle de parler production et consommation, il devient réellement
grotesque. Consommer, pour lui, c'est produire ; il consomme le lendemain ce
qu'il a produit la veille, c’est comme cela qu'il a toujours une journée
d'avance ; cette journée d'avance c'est son « excédent de travail ». Mais, en
consommant le lendemain ce qu'il a produit la veille, il faut bien que le
premier jour, qui n'avait pas de veille, il ait travaillé pour deux journées,
afin d'avoir dans la suite une journée d'avance. Comment Prométhée a-t-il gagné
le premier jour cet excédent, alors qu'il n'y avait ai division de travail, ni
machines, ni même d'autres connaissances des forces physiques que celle du feu
? Ainsi la question, pour avoir été reculée « jusqu'au premier jour de la
seconde création », n'a pas fait un pas en avant. Cette manière d'expliquer les
choses tient à la fois du grec et de l'hébreu, elle est à la fois mystique et
allégorique, elle donne parfaitement à M. Proudhon le droit de dire :
J'ai
démontré par la théorie et par les faits le principe que tout travail doit
laisser un excédent.
Les faits, c'est le fameux calcul progressif, la théorie, c'est le
mythe de Prométhée.
Mais, continue M. Proudhon, ce principe aussi
certain qu'une proposition d'arithmétique, est loin encore de se réaliser
pour tout le monde. Tandis que, par le progrès de l'industrie collective,
chaque journée de travail individuel obtient un produit de plus en plus grand,
et, par une conséquence nécessaire, tandis que le travailleur, avec le même
salaire, devrait devenir tous les jours plus riche, il existe dans la société
des États qui profitent et d'autres qui dépérissent.
En 1770, la population des Royaumes-Unis de la Grande-Bretagne était
de 15 millions et la population productive de 3 millions. Le pouvoir
scientifique de la production égalait environ une population de 12 millions
d'individus de plus ; donc, en somme, il y avait 15 millions de forces productives.
Ainsi le pouvoir productif était à la population comme 1 est à 1, et le pouvoir
scientifique était au pouvoir manuel comme 4 est à 1.
En 1840, la population ne dépassait pas 30 millions : la population
productive était de 6 raillions, tandis que le pouvoir scientifique montait à
650 millions, c'est-à-dire qu'il était à la population entière comme 21 à 1, et
au pouvoir manuel comme 108 à 1.
Dans la société anglaise, la journée de travail a donc acquis en
soixante-dix ans, un excédent de 2 700 % de productivité, c'est-à-dire qu'en
1840 elle a produit vingt-sept fois autant qu'en 1770. D'après M. Proudhon, il
faudrait poser la question que voici : Pourquoi l'ouvrier anglais de 1840
n'a-t-il pas été vingt-sept fois plus riche que celui de 1770 ? En posant une
pareille question, on supposerait naturellement que les Anglais auraient pu produire
ces richesses sans que les conditions historiques dans lesquelles elles ont été
produites, telles que : accumulation privée des capitaux, division moderne du
travail, atelier automatique, concurrence anarchique, salariat, enfin tout
ce qui est basé sur l'antagonisme des classes, eussent existé. Or, pour le
développement des forces productives et de l'excédent de travail, c’étaient
précisément là les conditions d'existence. Donc il a fallu pour obtenir ce
développement des forces productives et cet excédent de travail, qu'il y eût
des classes qui profitent et d'autres qui dépérissent.
Qu'est-ce donc, en dernier lieu, que ce Prométhée ressuscité par M. Proudhon
? C'est la société, ce sont les rapports sociaux basés sur l'antagonisme des
classes. Ces rapports sont, non pas des rapports d'individu à individu, mais
d'ouvrier à capitaliste, de fermier à propriétaire foncier, etc. Effacez ces
rapports, et vous aurez anéanti toute la société et votre Prométhée n'est plus
qu'un fantôme sans bras ni jambes, c'est-à-dire sans atelier automatique, sans
division de travail, manquant enfin de tout ce que vous lui avez donné
primitivement pour lui faire obtenir cet excédent de travail.
Si donc, dans la théorie, il suffisait, comme le fait M. Proudhon,
d'interpréter la formule de l'excédent de travail dans le sens de l'égalité,
sans prendre garde aux conditions actuelles de la production, il devrait
suffire, dans la pratique, de faire parmi les ouvriers une répartition
égalitaire de toutes les richesses actuellement acquises, sans rien changer aux
conditions actuelles de la production. Ce partage n'assurerait pas un grand
degré de confort à chacun des participants.
Mais M. Proudhon n'est pas aussi pessimiste qu'on pourrait bien le
croire. Comme la proportionnalité est tout pour lui, il faut bien qu'il voie
dans le Prométhée tout donné, c'est-à-dire dans la société actuelle, un
commencement de réalisation de son idée favorite.
Mais
partout aussi le progrès de la richesse, c'est-à-dire la proportionnalité des valeurs, est la loi dominante, et quand les
économistes opposent aux plaintes du parti social l'accroissement progressif de
la fortune publique, et les adoucissements apportés à la condition des
classes même les plus malheureuses, ils proclament, sans s'en douter, une
vérité qui est la condamnation de leurs théories.
Qu'est-ce, en effet, que la richesse collective, la fortune publique ?
C'est la richesse de la bourgeoisie, et non pas celle de chaque bourgeois en
particulier. Eh bien ! les économistes n'ont fait autre chose que de démontrer
comment dans les rapports de production tels qu'ils existent, la richesse de la
bourgeoisie s'est développée et doit s'accroître encore. Quant aux classes
ouvrières, c'est encore une question fort contestée que de savoir si leur
condition s'est améliorée à la suite de l'accroisse. ment de la richesse
prétendue publique. Si les économistes nous citent, à l'appui de leur optimisme,
l'exemple des ouvriers anglais occupés à l'industrie cotonnière, ils ne voient
leur situation que dans les rares moments de la prospérité du commerce. Ces
moments de prospérité sont, aux époques de crise et de stagnation, dans la
« juste proportionnalité » de 3 à 10. Mais peut-être aussi, en parlant
d'amélioration, les économistes ont-ils voulu parler de ces millions
d'ouvriers qui durent périr aux Indes orientales, pour procurer au million et
demi d'ouvriers occupés en Angleterre à la même industrie, trois années de
prospérité sur dix.
Quant à la participation temporaire à l'accroissement de la richesse
publique, c'est différent. Le fait de participation temporaire s'explique par
la théorie des économistes. Il en est la confirmation et nullement la «
condamnation », comme le dit M. Proudhon. S'il y avait quelque chose à
condamner, ce serait certes le système de M. Proudhon, qui réduirait, ainsi que
nous l'avons démontré, l'ouvrier au minimum de salaire, malgré l'accroissement
des richesses. Ce n'est qu'en le réduisant au minimum de salaire, qu'il y
aurait fait une application de la juste proportionnalité des valeurs, de la «
valeur constituée » - par le temps du travail. C'est parce que le salaire, par
suite de la concurrence, oseille au-dessus ou au-dessous du prix des vivres
nécessaires à la sustentation de l'ouvrier, que celui-ci peut participer tant
soit peu au développement de la richesse collective, mais qu'il peut aussi
périr de misère. C'est là toute la théorie des économistes qui ne se font pas
illusion.
Après ses longues divagations au sujet des chemins de fer, de
Prométhée et de la nouvelle société à reconstituer sur la « valeur constituée
», M. Proudhon se recueille ; l'émotion le gagne et il s'écrie d'un ton
paternel :
J'adjure les économistes de s'interroger un moment, dans
le silence de leur cœur, loin des préjugés qui les troublent et sans égard aux
emplois qu'ils occupent ou qu'ils attendent, aux intérêts qu'ils desservent,
aux suffrages qu'ils ambitionnent, aux distinctions dont leur vanité se berce :
qu'ils disent si jusqu'à ce jour le principe que tout travail doit laisser un
excédent leur était apparu avec cette chaîne de préliminaires et de
conséquences que nous avons soulevée.
LA MÉTAPHYSIQUE
DE L’ÉCONOMIE POLITIQUE
NOUS voici en pleine Allemagne ! Nous allons avoir à parler
métaphysique, tout en parlant économie politique. Et en ceci encore, nous ne
faisons que suivre les « contradictions » de M. Proudhon. Tout à
l'heure, il nous forçait de parier anglais, de devenir nous-même passablement
anglais. Maintenant la scène change, M. Proudhon nous transporte dans notre
chère patrie et nous force à reprendre notre qualité d'Allemand malgré nous.
Si l'Anglais transforme les hommes en chapeaux, l'Allemand transforme
les chapeaux en idées. L'Anglais, c'est Ricardo, riche banquier et économiste
distingué ; l'Allemand c'est Hegel, simple professeur de philosophie à
l'Université de Berlin.
Louis XV, dernier roi absolu, et qui représentait la décadence de la
royauté française, avait attaché à sa personne un médecin qui était, lui, le
premier économiste de la France. Ce médecin, cet économiste, représentait le
triomphe imminent et sûr de la bourgeoisie française. Le docteur Quesnay a
fait de l'économie politique une science ; il l'a résumée dans son fameux Tableau économique. Outre les mille et
un commentaires qui ont paru sur ce tableau, nous en possédons un du docteur
lui-même.
C'est l' « analyse du tableau économique », suivie de « sept observations importantes ».
M. Proudhon est un autre docteur Quesnay. C'est le Quesnay de la
métaphysique de l'économie politique.
Or, la métaphysique, la philosophie tout entière se résume, d'après
Hegel, dans la méthode. Il nous. faudra donc chercher à éclaircir la méthode de
M. Proudhon, qui est pour le moins aussi ténébreuse que le Tableau économique. C'est pour cela que nous donnerons sept
observations plus ou moins importantes. Si le docteur Proudhon n'est pas
content de nos observations, eh bien, il se fera abbé Baudeau et donnera
lui-même l' « explication de la méthode économico-métaphysique ».
Nous ne
faisons point une histoire selon l'ordre
des temps, mais selon la succession
des idées. Les phases ou catégories économiques
sont dans leur manifestation tantôt
contemporaines, tantôt interverties... Les théories économiques n'en ont pas
moins leur succession logique et leur
série dans l'entendement : c'est cet
ordre que nous nous sommes flatté de découvrir [64].
Décidément, M. Proudhon a voulu faire peur aux Français, en leur jetant à la face des phrases
quasi-hégéliennes. Nous avons donc affaire à deux hommes, d'abord à M.
Proudhon, puis à Hegel. Comment M. Proudhon se distingue-t-il des autres
économistes ? Et Hegel, quel rôle joue-t-il dans l'économie politique de M.
Proudhon ?
Les économistes expriment les rapports de la production bourgeoise, la
division du travail, le crédit, la monnaie, etc., comme des catégories fixes,
immuables, éternelles. M. Proudhon, qui a devant lui ces catégories toutes
formées, veut nous expliquer l'acte de formation, la génération de ces
catégories, principes, lois, idées, pensées.
Les économistes nous expliquent comment ou produit dans ces rapports
donnés, mais ce qu'ils ne nous expliquent pas, c'est comment ces rapports se
produisent, c'est-à-dire le mouvement historique qui les fait naître. M.
Proudhon ayant pris ces rapports comme des principes, des catégories, des
pensées abstraites, n'a qu'à mettre ordre
dans ces pensées, qui se trouvent alphabétiquement rangées à la fin de tout
traité d'économie politique. Les matériaux des économistes, c'est la vie
active et agissante des hommes ; les matériaux de M. Proudhon, ce sont les
dogmes des économistes. Mais du moment qu'on ne poursuit pas le mouvement
historique des rapports de la production, dont les catégories ne sont que
l'expression théorique, du moment que l'on ne veut plus voir dans ces catégories
que des idées, des pensées spontanées, indépendantes des rapports réels, on est
bien forcé d'assigner comme origine à ces pensées le mouvement de la raison
pure. Comment la raison pure, éternelle, impersonnelle fait-elle naître ces
pensées ? Comment procède-t-elle pour les produire ?
Si nous avions l'intrépidité de M. Proudhon en fait de hégélianisme,
nous dirions : Elle se distingue en elle-même d'elle-même. Qu'est-ce à dire ?
La raison impersonnelle n'ayant en dehors d'elle ni terrain sur lequel elle
puisse se poser, ni objet auquel elle puisse s'opposer, ni sujet avec lequel
elle puisse composer, se voit forcée de faire la culbute en se posant, en
s'opposant et en composant - position, opposition, composition. Pour parler grec,
nous avons la thèse, l'antithèse et la synthèse. Quant à ceux qui ne
connaissent pas le langage hégélien, nous leur dirons la formule sacramentelle
: affirmation, négation et négation de la négation. Voilà ce que parler veut
dire. Ce n'est certes pas de l'hébreu, n'en déplaise à M. Proudhon ; mais c'est
le langage de cette raison si pure, séparée de l'individu. Au lieu de
l'individu ordinaire, avec sa manière ordinaire de parler et de penser, nous
n'avons autre chose que cette manière ordinaire toute pure, moins l'individu.
Faut-il s'étonner que toute chose, en dernière abstraction, car il y a
abstraction et non pas analyse, se présente à l'état de catégorie logique ?
Faut-il s'étonner qu'en laissant tomber peu à peu tout ce qui constitue
l'individualisme [65]
d'une maison, qu'en faisant abstraction des matériaux dont elle se compose, de
la forme qui la distingue, vous arriviez à n'avoir plus qu'un corps, - qu'en
faisant abstraction des limites de ce corps vous n'ayez bientôt plus qu'un
espace, - qu'en faisant enfin abstraction des dimensions de cet espace, vous
finissiez par ne plus avoir que la quantité toute pure, la catégorie logique. A
force d'abstraire ainsi de tout sujet tous les prétendus accidents, animés ou
inanimés, hommes ou choses, nous avons raison de dire qu'en dernière
abstraction on arrive à avoir comme substance les catégories logiques. Ainsi,
les métaphysiciens qui, en faisant ces abstractions, s'imaginent faire de
l'analyse, et qui, à mesure qu'ils se détachent de plus en plus des objets,
s'imaginent s'en approcher au point de les pénétrer, ces métaphysiciens ont à
leur tour raison de dire que les choses d'ici-bas sont des broderies, dont les
catégories logiques forment le canevas. Voilà ce qui distingue le philosophe du
chrétien. Le chrétien n'a qu'une seule incarnation du Logos, en dépit de la
logique ; le philosophe n'en finit pas avec les incarnations. Que tout ce qui
existe, que tout ce qui vit sur la terre et sous l'eau, puisse, à force
d'abstraction, être réduit à une catégorie logique ; que de cette façon le
monde réel tout entier puisse se noyer dans le monde des abstractions, dans le
monde des catégories logiques, qui s'en étonnera ?
Tout ce qui existe, tout ce qui vit sur terre et sous l'eau, n'existe,
ne vit que par un mouvement quelconque. Ainsi, le mouvement de l'histoire
produit les rapports sociaux, le mouvement industriel nous donne les produits
industriels, etc.., etc.
De même qu'à force d'abstraction nous avons transformé toute chose en
catégorie logique, de même on n'a qu'à faire abstraction de tout caractère
distinctif des différents mouvements, pour arriver au mouvement à l'état
abstrait, au mouvement purement formel, à la formule purement logique du
mouvement. Si l'on trouve dans les catégories logiques la substance de toute
chose, on s'imagine trouver dans la formule logique du mouvement la méthode absolue, qui non seulement explique
toute chose, mais qui implique encore le mouvement de la chose.
C'est cette méthode absolue dont Hegel parle en ces termes :
La méthode est la force absolue, unique, suprême,
infinie, à laquelle aucun objet ne saurait résister ; c'est la tendance de la
raison à se reconnaître elle. même en toute chose [66].
Toute chose étant réduite à une catégorie logique, et tout mouvement,
tout acte de production à la méthode, il s'ensuit naturellement que tout
ensemble de produits et de production, d'objets et de mouvement, se réduit à
une métaphysique appliquée. Ce que Hegel a fait pour la religion, le droit,
etc., M. Proudhon cherche à le faire pour l'économie politique.
Ainsi, qu'est-ce donc que cette méthode absolue ? L'abstraction du
mouvement. Qu'est-ce que l'abstraction du mouvement ? Le mouvement à l'état
abstrait. Qu'est-ce que le mouvement à l'état abstrait ? La formule purement
logique du mouvement ou le mouvement de la raison pure. En quoi consiste le
mouvement de la raison pure ? A se poser, à s'opposer, à se composer, à se
formuler comme thèse, antithèse, synthèse, ou bien encore à s'affirmer, à se
nier, à nier sa négation.
Comment fait-elle, la raison, pour s'affirmer, pour se poser en
catégorie déterminée ? C'est l'affaire de la raison elle-même et de ses
apologistes.
Mais une fois qu'elle est parvenue à se poser en thèse, cette thèse,
cette pensée, opposée à elle-même, se dédouble en deux pensées contradictoires,
le positif et le négatif, le oui et le non. La lutte de ces deux éléments
antagonistes, renfermés dans l'antithèse, constitue le mouvement dialectique.
Le oui devenant non, le non devenant oui, le oui devenant à la fois oui et non,
le non devenant à la fois non et oui, les contraires se balancent, se
neutralisent, se paralysent. La fusion de ces deux pensées contradictoires
constitue une pensée nouvelle, qui en est la synthèse. Cette pensée nouvelle se
déroule encore en deux pensées contradictoires qui se fondent à leur tour en
une nouvelle synthèse. De ce travail d'enfantement naît un groupe de pensées.
Ce groupe de pensées suit le même mouvement dialectique qu'une catégorie
simple, et a pour antithèse un groupe contradictoire. De ces deux groupes de
pensées naît un nouveau groupe de pensées, qui en est la synthèse.
De même que du mouvement dialectique des catégories simples naît le
groupe, de même du mouvement dialectique des groupes naît la série, et du
mouvement dialectique des séries naît le système tout entier.
Appliquez cette méthode aux catégories de l'économie politique, et
vous aurez la logique et la métaphysique de l'économie politique, ou, en
d'autres termes, vous aurez les catégories économiques connues de tout le
monde, traduites dans un langage peu connu, qui leur donne l'air d'être
fraîchement écloses dans une tête raison pure; tellement ces catégories
semblent s'engendrer les unes les autres, s'enchaîner et s'enchevêtrer les unes
dans les autres par le seul travail du mouvement dialectique. Que le lecteur ne
s'effraie pas de cette métaphysique avec tout son échafaudage de catégories, de
groupes, de séries et de systèmes. M. Proudhon, malgré la grande peine qu'il a
prise d'escalader la hauteur du système
des contradictions, n'a jamais pu s'élever au-dessus des deux premiers
échelons de la thèse et de l'antithèse simples, et encore ne les a-t-il
enjambés que deux fois, et de ces deux fois, il est tombé une fois à la
renverse.
Aussi n'avons-nous exposé jusqu'à présent que la dialectique de Hegel.
Nous verrons plus tard comment M. Proudhon a réussi à la réduire aux plus
mesquines proportions, Ainsi, pour Hegel, tout ce qui s'est passé et ce qui se
passe encore est tout juste ce qui se passe dans son propre raisonnement. Ainsi
la philosophie de l'histoire n'est plus que l'histoire de la philosophie, de
sa philosophie à lui. Il n'y a plus l' « histoire selon l'ordre des temps », il
n'y a que la « succession des idées dans l'entendement ». Il croit construire le
monde par le mouvement de la pensée, tandis qu'il ne fait que reconstruire
systématiquement et ranger sous la méthode absolue, les pensées qui sont dans
la tête de tout le monde.
Les catégories économiques ne sont que les
expressions théoriques, les abstractions des rapports sociaux de la production.
M. Proudhon, en vrai philosophe, prenant les choses à l'envers, ne voit dans
les rapports réels que les incarnations de ces principes, de ces catégories,
qui sommeillaient, nous dit encore M. Proudhon le philosophe, au sein de la «
raison impersonnelle de l'humanité ».
M. Proudhon l'économiste a très bien compris que les hommes font le
drap, la toile, les étoffes de soie, dans des rapports déterminés de
production. Mais ce qu'il n'a pas compris, c'est que ces rapports sociaux
déterminés sont aussi bien produits par les hommes que la toile, le lin, etc.
Les rapports sociaux sont intimement liés aux forces productives. En acquérant
de nouvelles forces productives, les hommes changent leur mode de production,
et en changeant le mode de production, la manière de gagner leur vie, ils
changent tous leurs rapports sociaux. Le moulin à bras vous donnera la société
avec le suzerain; le moulin à vapeur, la société avec le capitalisme
industriel.
Les mêmes hommes qui établissent les rapports sociaux conformément à
leur productivité matérielle, produisent aussi les principes, les idées, les
catégories, conformément à leurs rapports sociaux.
Ainsi ces idées, ces catégories sont aussi peu éternelles que les
relations qu'elles expriment. Elles sont des. produits historiques et transitoires.
Il y a un mouvement continuel d'accroissement dans les forces
productives, de destruction dans les rapports sociaux, de formation dans les
idées; il n'y a d'immuable que l'abstraction du mouvement - mors immortalis.
Les rapports de production de toute société
forment un tout. M. Proudhon considère les rapports économiques comme autant de
phases sociales, s'engendrant l'une l'autre, résultant l'une de l'autre comme
l'antithèse de la thèse, et réalisant dans leur succession logique la raison
impersonnelle de l'humanité.
Le seul inconvénient qu'il ait dans cette méthode, c'est qu'en
abordant l'examen d'une seule de ces phases, M. Proudhon ne puisse l'expliquer
sans avoir recours à tous les autres rapports de la société, rapports que
cependant il n'a pas encore fait engendrer par son mouvement dialectique.
Lorsque ensuite M. Proudhon, au moyen de la raison pure, passe à l'enfantement
des autres phases, il fait comme si c'étaient des enfants nouveau-nés, il
oublie qu'elles sont du même âge que la première.
Ainsi, pour arriver à la constitution de la valeur qui pour lui est la
base de toutes les évolutions économiques, il ne pouvait se passer de la
division du travail, de la concurrence, etc. Cependant dans la série, dans
l'entendement de M. Proudhon, dans la succession logique, ces rapports
n'existaient point encore.
En construisant avec les catégories de l'économie politique l'édifice
d'un système idéologique, on disloque les membres du système social. On change
les différents membres de la société en autant de sociétés à part, qui
arrivent les unes après les autres. Comment, en effet, la seule formule logique
du mouvement, de la succession, du temps, pourrait-elle expliquer le corps de
la société, dans lequel tous les rapports coexistent simultanément et se
supportent les uns les autres ?
Voyons maintenant quelles modifications M. Proudhon fait subir à la
dialectique de Hegel en l'appliquant à l'économie politique.
Pour lui, M. Proudhon, toute catégorie économique a deux côtés, l'un
bon, l'autre mauvais. Il envisage les catégories comme le petit bourgeois
envisage les grands hommes de l'histoire : Napoléon est un grand homme; il a
fait beaucoup de bien, il a fait aussi beaucoup de mal.
Le bon côté et le mauvais côté, l'avantage et l'inconvénient, pris
ensemble, forment pour M. Proudhon la contradiction dans chaque catégorie
économique.
Problème à résoudre : Conserver le bon côté en éliminant le mauvais.
L'esclavage est une catégorie
économique comme une autre. Donc il a, lui aussi, ses deux côtés. Laissons là
le mauvais côté et parlons du beau côté de l'esclavage : bien entendu qu'il
n'est question que de l'esclavage direct, de l'esclavage des noirs dans le Surinam,
dans le Brésil, dans les contrées méridionales de l'Amérique du Nord.
L'esclavage direct est le pivot de l'industrie bourgeoise aussi bien
que les machines, le crédit, etc. Sans esclavage, vous n'avez pas de coton;
sans le coton, vous n'avez pas d'industrie moderne. C'est l'esclavage qui a
donné leur valeur aux colonies, ce sont les colonies qui ont créé le commerce
de l'univers, c'est le commerce de l'univers qui est la condition de la grande
industrie. Ainsi l'esclavage est une catégorie économique de la plus haute
importance.
Sans l'esclavage, l'Amérique du Nord, le pays le plus progressif, se
transformerait en pays patriarcal. Effacez l'Amérique du Nord de la carte du
monde, et vous aurez l'anarchie, la décadence complète du commerce et de la
civilisation modernes. Faites disparaître l'esclavage, et vous aurez effacé
l'Amérique de la carte des peuples [67].
Aussi l'esclavage, parce qu'il est une catégorie économique, a
toujours été dans les institutions des peuples. Les peuples modernes n'ont au
que déguiser l'esclavage dans leur propre pays, ils l'ont imposé sans
déguisement au nouveau monde.
Comment M. Proudhon s'y prendra-t-il pour sauver l'esclavage ? Il
posera le problème : Conserver le bon côté de cette catégorie économique,
éliminer le mauvais.
Hegel n'a pas de problèmes à poser. Il n'a que la dialectique. M.
Proudhon n'a de la dialectique de Hegel que le langage. Son mouvement
dialectique, à lui, c'est la distinction dogmatique du bon et du mauvais.
Prenons un instant M. Proudhon lui-même comme catégorie. Examinons son
bon et son mauvais côté, ses avantages et ses inconvénients.
S'il a sur Hegel l'avantage de poser des problèmes, qu'il se réserve
de résoudre pour le plus grand bien de l'humanité, il a l'inconvénient d'être
frappé de stérilité quand il s'agit d'engendrer par le travail d'enfantement
dialectique une catégorie nouvelle. Ce qui constitue le mouvement dialectique,
c'est la coexistence des deux côtés contradictoires, leur lutte et leur fusion
en une catégorie nouvelle. Rien qu'à se poser le problème d'éliminer le
mauvais côté, on coupe court au mouvement dialectique. Ce n'est pas la
catégorie qui se pose et s'oppose à elle-même par sa nature contradictoire,
c'est M. Proudhon qui s'émeut, se débat, se démène entre les deux côtés de la
catégorie.
Pris ainsi dans une impasse, d'où il est difficile de sortir par les
moyens légaux, M. Proudhon fait un véritable soubresaut qui le transporte d'un
seul bond dans une catégorie nouvelle. C'est alors que se dévoile à ses yeux
étonnés la série dans l'entendement.
Il prend la première catégorie venue, et il lui attribue
arbitrairement la qualité de porter remède aux inconvénients de la catégorie
qu'il s'agit d'épurer. Ainsi les impôts remédient, s'il faut en croire M.
Proudhon, -aux inconvénients du monopole; la balance du commerce, aux
inconvénients des impôts; la propriété foncière, aux inconvénients du crédit.
En prenant ainsi successivement les catégories économiques, une à une,
et en faisant de celle-ci l'antidote de celle-là, M. Proudhon arrive à faire
avec ce mélange de contradictions, deux volumes de contradictions, qu'il
appelle à juste titre : Le Système des contradictions économiques.
Dans la raison absolue toutes ces idées... sont
également simples et générales... En fait, nous ne parvenons à la science que
par une sorte d'échafaudage de nos idées. Mais la vérité en soi est
indépendante de ces figures dialectiques et affranchie des combinaisons de
notre esprit [68].
Voilà tout d'un coup, par une sorte de revirement dont nous
connaissons maintenant le secret, la métaphysique de l'économie politique
devenue une illusion ! Jamais M. Proudhon n'a dit plus vrai. Certes, du moment
que le procédé du mouvement dialectique se réduit au simple procédé d'opposer le bon au mauvais, de poser des
problèmes tendant à éliminer le mauvais et de donner une catégorie comme
antidote à l'autre, les catégories n'ont plus de spontanéité; l'idée « ne
fonctionne plus »; elle n'a plus de vie en elle. Elle ne se pose ni ne se
décompose plus en catégories. La succession des catégories est devenue une
sorte d'échafaudage. La dialectique n'est plus le mouvement de la raison
absolue. Il n'y a plus de dialectique, il y a tout au plus de la morale toute
pure.
Quand M. Proudhon parlait de la série dans l'entendement, de la
succession logique des catégories, il déclarait positivement qu'il ne voulait
pas donner l'histoire selon l'ordre des temps, c'est. à-dire, d'après M. Proudhon,
la succession historique dans laquelle les catégories se sont manifestées. Tout
se passait alors pour lui dans l'éther pur de la raison. Tout devait découler
de cet éther au moyen de la dialectique. Maintenant qu'il s'agit de mettre en
pratique cette dialectique, la raison lui fait défaut. La dialectique de M.
Proudhon fait faux bond à la dialectique de Hegel, et voici que M. Proudhon est
amené à dire que l'ordre dans lequel il donne les catégories économiques n'est
plus l'ordre dans lequel elles s'engendrent les unes les autres, Les évolutions
économiques ne sont plus les évolutions de la raison elle-même.
Qu'est-ce donc que M. Proudhon nous donne ? L'histoire réelle,
c'est-à-dire, d'après l'entendement de M. Proudhon, la succession suivant
laquelle les catégories se sont manifestées dans l'ordre des temps ? Non.
L'histoire comme elle se passe dans l'idée elle-même ? Bien moins encore. Ainsi
ni l'histoire profane des catégories, ni leur histoire sacrée ! Quelle histoire
nous donne-t-il enfin ? L'histoire de ses propres contradictions. Voyons
comment elles marchent et comment elles traînent M. Proudhon à leur suite.
Avant d'aborder cet examen, qui donne lieu à la sixième observation
importante, nous avons encore une observation moins importante à faire.
Admettons avec M. Proudhon que l'histoire réelle, l'histoire selon
l'ordre des temps, est la succession historique dans laquelle les idées, les
catégories, les principes se sont manifestés.
Chaque principe a eu son siècle, pour s'y manifester : le principe
d'autorité, par exemple, a eu le Xie siècle, de même que le principe
d'individualisme le XVIIIe siècle. De conséquence en conséquence, c'était le
siècle qui appartenait au principe, et non le principe qui appartenait au
siècle. En d'autres termes, c'était le principe qui faisait l'histoire, ce
n'était pas l'histoire qui faisait le principe. Lorsque, ensuite, pour sauver
les principes autant que l'histoire, on se demande pourquoi tel principe s'est
manifesté dans le XIe ou dans le XVIIIe siècle plutôt que dans tel autre, on
est nécessairement forcé d'examiner minutieusement quels étaient les hommes du
XIe siècle, quels étaient ceux du XVIIIe, quels étaient leurs besoins
respectifs, leurs forces productrices, leur mode de production, les matières
premières de leur production, enfin quels étaient les rapports d'homme à homme
qui résultaient de toutes ces conditions d'existence. Approfondir toutes ces
questions, n'est-ce pas faire l'histoire réelle, profane des hommes dans chaque
siècle, représenter ces hommes à la fois comme les auteurs et les acteurs de
leur propre drame ? Mais du moment que vous représentez les hommes comme les
acteurs et les auteurs de leur propre histoire, vous êtes, par un détour,
arrivé au véritable point de départ, puisque vous avez abandonné les principes
éternels dont vous parliez d'abord.
M. Proudhon ne s'est même pas assez avancé sur le chemin de traverse
que prend l'idéologue pour gagner la grande route de l'histoire.
Prenons avec M. Proudhon le chemin de traverse.
Nous voulons bien que les rapports économiques, envisagés comme des
lois immuables, des principes éternels, des catégories idéales, fussent
antérieurs aux hommes actifs et agissants; nous voulons bien encore que ces
lois, ces principes, ces catégories eussent, dès l'origine des temps, sommeillé
« dans la raison impersonnelle de l'humanité ». Nous avons déjà vu qu'avec
toutes ces éternités immuables et immobiles, il n'y a plus d'histoire; il y a
tout au plus J'histoire dans l'idée, c'est-à-dire l'histoire qui se réfléchit
dans le mouvement dialectique de la raison pure. M. Proudhon, en disant que,
dans le mouvement dialectique, les idées ne se « différencient » plus, a
annulé et l'ombre du mouvement et le mouvement des ombres, au moyen desquels on
aurait pu tout au plus encore créer un simulacre de l'histoire, Au lieu de
cela, il impute à l'histoire sa propre impuissance, il s'en prend à tout,
jusqu'à la langue française.
Il n'est
donc pas exact de dire, dit M. Proudhon le philosophe, que quelque chose avient, quelque chose se produit : dans
la civilisation comme dans l'univers, tout existe, tout agit depuis toujours.
Il en est ainsi de toute l'économie sociale [69].
Telle est la force productrice des contradictions qui fonctionnent et
qui font fonctionner M. Proudhon, qu'en voulant expliquer l'histoire il est
forcé de la nier, qu'en voulant expliquer la venue successive des rapports
sociaux il nie que quelque chose puisse avenir, qu'en voulant expliquer la
production avec toutes ses phases, il conteste que quelque chose puisse se produire.
Ainsi pour M. Proudhon plus d'histoire, plus de succession
des idées, et cependant son livre subsiste toujours; et ce livre est
précisément, d'après sa propre expression, l'histoire selon la succession des
idées. Comment trouver une formule, car M. Proudhon est l'homme aux formules,
qui l'aide à pouvoir sauter d'un seul bond par delà toutes ses contradictions ?
Pour cela, il a inventé une raison nouvelle, qui n'est ni la raison
absolue, pure et vierge, ni la raison commune des hommes actifs et agissants
dans les différents siècles, mais qui est une raison tout à part, la raison de
la société personne, du sujet humanité, qui sous la plume de M. Proudhon,
débute parfois aussi comme génie social, raison générale et en dernier lieu
comme raison humaine... Cette raison, affublée de tant de noms, se fait
cependant à chaque instant reconnaître comme la raison individuelle de M.
Proudhon avec son bon et son mauvais côté, ses antidotes et ses problèmes.
« La raison humaine ne crée pas la vérité », cachée dans les
profondeurs de la raison absolue, éternelle. Elle ne peut que la dévoiler.
Mais les vérités qu'elle a dévoilées jusqu'à présent sont incomplètes,
insuffisantes et partant contradictoires. Donc, les catégories économiques,
étant elles-mêmes des vérités découvertes, révélées par la raison humaine, par
le génie social sont également incomplètes et renferment le germe de la
contradiction. Avant M. Proudhon, le génie social n'a vu que les éléments antagonistes, et non la formule synthétique, cachés tous deux
simultanément dans la raison absolue. Les
rapports économiques, ne faisant que réaliser sur la terre ces vérités
insuffisantes, ces catégories incomplètes, ces notions contradictoires sont
donc contradictoires en eux-mêmes, et présentent les deux côtés, dont l'un bon,
l'autre mauvais.
Trouver la vérité complète, la notion dans toute sa plénitude, la
formule synthétique qui anéantisse l'économie, voilà le problème du génie
social. Voilà encore pourquoi, dans l'illusion de M. Proudhon, le même génie
social a été poussé d'une catégorie à l'autre, sans encore être parvenu, avec
toute la batterie de ses catégories, à arracher à Dieu, à la raison absolue,
une formule synthétique.
D'abord, la société (le génie social), pose un
premier fait, émet une hypothèse... véritable
antinomie, dont les résultats antagonistes se déroulent dans l'économie sociale
de la même manière que les conséquences auraient pu s'en déduire dans l'esprit;
en sorte que le mouvement industriel, suivant en tout la déduction des idées,
se divise en un double courant, l'un d'effets utiles, l'autre de résultats
subversifs... Pour constituer harmoniquement ce principe à double face et
résoudre cette antinomie, la société en fait surgir une seconde, laquelle sera bientôt suivie d'une troisième, et telle
sera la marche du génie social, jusqu'à
ce qu'ayant épuisé toutes ses contradictions
- je suppose, mais cela n'est pas prouvé, que la contradiction
dans l'humanité ait un terme, - il revienne d'un bond sur toutes ses positions antérieures et dans une seule formule résolve tous ses
problèmes [70].
De même qu'auparavant l'antithèse
s'est transformée en antidote, de
même la thèse devient maintenant hypothèse. Ce changement de termes n'a
plus rien qui puisse nous étonner de la part de M. Proudhon. La raison humaine,
qui n'est rien moins que pure, n'ayant que des vues incomplètes, rencontre à
chaque pas de nouveaux problèmes à résoudre. Chaque nouvelle thèse qu'elle
découvre dans la raison absolue et qui est la négation de la première thèse,
devient pour elle une synthèse, qu'elle accepte assez naïvement comme la
solution du problème en question. C'est ainsi que cette raison se démène dans
des contradictions toujours nouvelles jusqu'à ce que, se trouvant à bout de
contradictions, elle s'aperçoive que toutes ses thèses et synthèses ne sont que
des hypothèses contradictoires. Dans sa perplexité,
la raison humaine, le génie social, revient d'un
bond sur toutes ses positions antérieures et dans une seule formule résout
tous ses problèmes.
Cette formule unique, disons-le en passant, constitue la véritable
découverte de M. Proudhon. C'est la valeur
constituée.
On ne fait des hypothèses qu'en vue d'un but quelconque. Le but que se
proposait en premier lieu le génie social qui parle par la bouche de M.
Proudhon, c'était d'éliminer ce qu'il y a de mauvais dans chaque catégorie
économique, pour n'avoir que du bon. Pour lui le bon, le bien suprême, le
véritable but pratique, c'est l'égalité. Et
pourquoi le génie social se proposait-il l'égalité plutôt que l'inégalité, la
fraternité, le catholicisme, ou tout autre principe ? Parce que
l'humanité n'a réalisé successivement tant
d'hypothèses particulières qu'en vue d'une hypothèse supérieure,
qui est
précisément l'égalité. En d'autres mots : parce que l'égalité est l'idéal de M.
Proudhon. Il s'imagine que la division du travail, le crédit, l'atelier, que
tous les rapports économiques n'ont été inventés qu'au profit de l'égalité,
et cependant ils ont toujours fini par tourner contre elle. De ce que
l'histoire et la fiction de M. Proudhon se contredisent à chaque pas, ce
dernier conclut qu'il y a contradiction. S'il y a contradiction, elle n'existe
qu'entre son idée fixe et le mouvement réel.
Désormais, le bon côté d'un rapport économique, c'est celui qui
affirme l'égalité; le mauvais côté, c'est celui qui la nie et affirme
l'inégalité. Toute nouvelle catégorie est une hypothèse du génie social, pour
éliminer l'inégalité engendrée par l'hypothèse précédente. En résumé, l'égalité
est l'intention primitive, la tendance mystique, le but providentiel que le génie social a
constamment devant les yeux, en tournoyant dans le cercle des contradictions
économiques. Aussi la Providence est-elle
la locomotive qui fait mieux marcher tout le bagage économique de M. Proudhon
que sa raison pure et évaporée. Il a consacré à la Providence tout un chapitre,
qui suit celui des impôts.
Providence, but providentiel, voilà le grand mot dont on se sert
aujourd'hui, pour expliquer la marche de l'histoire. Dans le fait ce mot
n'explique rien. C'est tout au plus une forme déclamatoire, une manière comme
une autre de paraphraser les faits.
Il est de fait qu'en Écosse les propriétés foncières obtinrent une
valeur nouvelle par le développement de l'industrie anglaise. Cette industrie
ouvrit de nouveaux débouchés à la laine. Pour produire la laine en grand, il
fallait transformer les champs labourables en pâturages. Pour effectuer cette
transformation, il fallait concentrer les propriétés. Pour concentrer les
propriétés, il fallait abolir les petites tenures, chasser des milliers de
tenanciers de leur pays natal, et mettre à leur place quelques pasteurs
surveillant des millions de moutons. Ainsi, par des transformations
successives, la propriété foncière a eu pour résultat en Écosse de faire
chasser les hommes par les moutons. Dites maintenant que le but providentiel de
l'institution de la propriété foncière en Écosse avait été de faire chasser les
hommes par les moutons, et vous aurez fait de l'histoire providentielle.
Certes, la tendance à l'égalité appartient à notre siècle. Dire
maintenant que tous les siècles antérieurs, avec des besoins, des moyens de
production, etc., tout à fait différents, travaillaient providentiellement à
la réalisation de l'égalité, c'est d'abord substituer les moyens et les hommes
de notre siècle aux hommes et aux moyens des siècles antérieurs, et méconnaître
le mouvement historique par lequel les générations successives transformaient
les résultats acquis des générations qui les précédaient. Les économistes
savent très bien que la même chose qui était pour l'un la matière ouvragée
n'est pour l'autre que la matière première de nouvelle production.
Supposez, comme le fait M. Proudhon, que le génie social ait produit,
ou plutôt improvise, les seigneurs féodaux dans le but providentiel de
transformer les colons en travailleurs responsables et égalitaires; et vous aurez fait une
substitution de buts et de personnes toute digne de cette Providence qui, en
Écosse, instituait la propriété foncière, pour se donner le malin plaisir de
faire chasser les hommes par les moutons.
Mais puisque M. Proudhon prend un intérêt si tendre à la Providence,
nous le renvoyons à l'Histoire de
l'économie politique, de M. de Villeneuve-Bargemont, qui, lui aussi, court
après un but providentiel. Ce but ce n'est plus l'égalité, c’est le
catholicisme.
Les économistes ont une singulière manière de procéder. Il n'y a pour
eux que deux sortes d'institutions, celles de l'art et celles de la nature. Les
institutions de la féodalité sont des institutions artificielles, celles de la
bourgeoisie sont des institutions naturelles. Ils ressemblent en ceci aux
théologiens, qui, eux aussi, établissent deux sortes de religions. Toute religion
qui n'est pas la leur est une invention des hommes, tandis que leur propre
religion est une émanation de Dieu. En disant que les rapports actuels - les
rapports de la production bourgeoise - sont naturels, les économistes font
entendre que ce sont là des rapports dans lesquels se crée la richesse et se
développent les forces productives conformément aux lois de la nature. Donc
ces rapports sont eux-mêmes des lois naturelles indépendantes de l'influence du
temps. Ce sont des lois éternelles qui doivent toujours régir la société. Ainsi
il y a eu de l'histoire, mais il n'y en a plus. Il y a eu de l'histoire,
puisqu'il y a eu des institutions de féodalité, et que dans ces institutions de
féodalité on trouve des rapports de production tout à fait différents de ceux
de la société bourgeoise, que les économistes veulent faire passer pour
naturels et partant éternels.
La féodalité aussi avait son prolétariat - le servage, qui renfermait
tous les germes de la bourgeoisie. La production féodale aussi avait deux
éléments antagonistes, qu'on désigne également sous le nom de beau côté et de mauvais côté de la féodalité, sans considérer
que c’est toujours le mauvais côté qui finit par l'emporter sur le côté beau.
C'est le mauvais côté qui produit le mouvement qui fait l'histoire en
constituant la lutte. Si, à l'époque du règne de la féodalité, les économistes,
enthousiasmés des vertus chevaleresques, de la bonne harmonie entre les
droits et les devoirs, de la vie patriarcale des villes, de l'état de
prospérité de l'industrie domestique dans les campagnes, du développement de
l'industrie organisée par corporations, jurandes, maîtrises, enfin de tout ce
qui constitue le beau côté de la féodalité, s'étaient proposé le problème
d'éliminer tout ce qui fait ombre à ce tableau - servage, privilèges, anarchie
- qu'en serait-il arrivé? On aurait anéanti tous les éléments qui constituaient
la lutte, et étouffé dans son germe le développement de la bourgeoisie. On se
serait posé l'absurde problème d'éliminer l'histoire.
Lorsque la bourgeoisie Peut emporté, il ne fut plus question ni du
bon, ni du mauvais côté de la féodalité. Les forces productives qui s'étaient
développées par elle sous la féodalité, lui furent acquises. Toutes les
anciennes formes économiques, les relations civiles qui leur correspondaient,
l'état politique qui était l'expression officielle de l'ancienne société
civile, étaient brisés.
Ainsi, pour bien juger la production féodale, il faut la con. sidérer
comme un mode de production fondé sur l'antagonisme. Il faut montrer comment la
richesse se produisait au dedans de cet antagonisme, comment les forces
productives se développaient en même temps que l'antagonisme des classes,
comment l'une des classes, le mauvais côté, l'inconvénient de la société,
allait toujours croissant, jusqu'à ce que les conditions matérielles de son
émancipation fussent arrivées au point de maturité. N'est-ce pas dire assez
que le mode de production, les rapports dans lesquels les forces productives
se développent, ne sont rien moins que des lois éternelles, mais qu'ils
correspondent à un développement déterminé des hommes et de leurs forces
productives, et qu'un changement survenu dans les forces productives des hommes
amène nécessairement un changement dans leurs rapports de production ? Comme il
importe avant tout de ne pas être privé des fruits de la civilisation, des
forces productives acquises, il faut briser les formes traditionnelles dans
lesquelles elles ont été produites. Dès ce moment, la classe révolutionnaire
devient conservatrice.
La bourgeoisie commence avec un prolétariat qui lui-même est un reste
du prolétariat des temps féodaux. Dans le cours de son développement
historique, la bourgeoisie développe nécessairement son caractère
antagoniste, qui à son début se trouve être plus ou moins déguisé, qui n'existe
qu'à l'état latent. A mesure que la bourgeoisie se développe, il se développe
dans son sein un nouveau prolétariat, un prolétariat moderne : il se développe
une lutte entre la classe prolétaire et la classe bourgeoise, lutte qui, avant
d'être sentie des deux côtés, aperçue, appréciée, comprise, avouée et hautement
proclamée, ne se manifeste préalablement que par des conflits partiels et
momentanés, par des faits subversifs. D'un autre côté, si tous les membres de
la bourgeoisie moderne ont le même intérêt en tant qu'ils forment une classe
vis-à-vis d'une autre classe, ils ont des intérêts opposés, antagonistes, en
tant qu'ils se trouvent les uns vis-à-vis des autres. Cette opposition des
intérêts découle des conditions économiques de leur vie bourgeoise. De jour en
jour, il devient donc plus clair que les rapports de production dans lesquels
se meut la bourgeoisie n'ont pas un caractère un, un caractère simple, mais un
caractère de duplicité; que dans les mêmes rapports dans lesquels se produit la
richesse la misère se produit aussi; que dans les mêmes rapports dans lesquels
il y a développement des forces productives, il y a une force productrice de
répression; que ces rapports ne produisent la richesse bourgeoise, c'est-à-dire la richesse de la classe
bourgeoise, qu'en anéantissant continuellement la richesse des membres
intégrants de cette classe et en produisant un prolétariat toujours croissant.
Plus le caractère antagoniste se met au jour, plus les économistes,
les représentants scientifiques de la production bourgeoise, se brouillent
avec leur propre théorie; et différentes écoles se forment.
Nous avons les économistes fatalistes,
qui dans leur théorie sont aussi indifférents à ce qu'ils appellent les
inconvénients de la production bourgeoise, que les bourgeois eux-mêmes le sont
dans la pratique aux souffrances des prolétaires qui les aident à acquérir des
richesses. Dans cette école fataliste, il y a des classiques et des
romantiques. Les classiques, comme Adam Smith et Ricardo, représentent une
bourgeoisie qui, luttant encore avec les restes de la société féodale, ne
travaille qu'à épurer les rapports économiques des tâches féodales, à
augmenter les forces productives, et à donner à l'industrie et au commerce un
nouvel essor. Le prolétariat Participant à cette lutte, absorbé dans ce travail
fébrile, n'a que des souffrances passagères, accidentelles, et lui-même les
regarde comme telles. Les économistes comme Adam Smith et Ricardo, qui sont les
historiens de cette époque, n'ont d'autre mission que de démontrer comment la
richesse s'acquiert dans les rapports de la production bourgeoise, de formuler
ces rapports en catégories, en lois, et de démontrer combien ces lois, ces
catégories, sont pour la production des richesses supérieures aux lois et aux
catégories de la société féodale. La misère n'est à leurs yeux que la douleur
qui accompagne tout enfantement, dans la nature aussi bien que dans
l'industrie.
Les romantiques appartiennent à notre époque, où la bourgeoisie est en
opposition directe avec le prolétariat : où la misère s'engendre en aussi
grande abondance que la richesse. Les économistes se posent alors en fatalistes
blasés qui, du haut de leur position, jettent un superbe regard de dédain sur
les hommes locomotives qui fabriquent les richesses. Ils copient tous les
développements donnés par leurs prédécesseurs, et l'indifférence qui chez
ceux-là était de la naïveté devient pour eux de la coquetterie.
Vient ensuite l'école
humanitaire, qui prend à cœur le mauvais côté des rapports de production
actuels. Celle-ci cherche, par acquit de conscience, à pallier tant soit peu
les contrastes réels; elle déplore sincèrement la détresse du prolétariat, la
concurrence effrénée des bourgeois entre eux-mêmes; elle conseille aux ouvriers
d'être sobres, de bien travailler et de faire peu d'enfants; elle recommande
aux bourgeois de mettre dans la production une ardeur réfléchie. Toute la
théorie de cette école repose sur des distinctions interminables entre la
théorie et la pratique, entre les principes et les résultats, entre l'idée et
l'application, entre le contenu et la forme, entre l'essence et la réalité,
entre le droit et le fait, entre le bon et le mauvais côté.
L'école philanthrope est
l'école humanitaire perfectionnée. Elle nie la nécessité de l'antagonisme;
elle veut faire de tous les hommes des bourgeois; elle veut réaliser la théorie
en tant qu'elle se distingue de la pratique et qu'elle ne renferme pas
d'antagonisme. Il va sans dire que, dans la théorie, il est aisé de faire
abstraction des contradictions qu'on rencontre à chaque instant dans la
réalité. Cette théorie deviendrait alors la réalité idéalisée. Les philanthropes
veulent donc conserver les catégories qui expriment les rapports bourgeois,
sans avoir l'antagonisme qui les constitue et qui en est inséparable. Es
s'imaginent combattre sérieusement la pratique bourgeoise, et ils sont plus
bourgeois que les autres.
De même que les économistes sont
les représentants scientifiques de la classe bourgeoise, de même les socialistes et les communistes sont les théoriciens de la classe prolétaire. Tant que
le prolétariat n'est pas encore assez développé pour se constituer en classe,
que, par conséquent, la lutte même du prolétariat avec la bourgeoisie n'a pas
encore un caractère politique, et que les forces productives ne se sont pas
encore assez développées dans le sein de la bourgeoisie elle-même, pour laisser
entrevoir les conditions matérielles nécessaires à l'affranchissement du
prolétariat et à la formation d'une société nouvelle, ces théoriciens ne sont
que des utopistes qui, pour obvier aux besoins des classes opprimées,
improvisent des systèmes et courent après une science régénératrice. Mais à
mesure que l'histoire marche et qu'avec elle la lutte du prolétariat se dessine
plus nettement, ils n'ont plus besoin de chercher de la science [71]
dans leur esprit, ils n'ont qu'à se rendre compte de ce qui se passe devant
leurs yeux et de s'en faire l'organe. Tant qu'ils cherchent la science et ne
font que des systèmes, tant qu'ils sont au début de la lutte, ils ne voient
dans la misère que lit misère, sans y voir le côté révolutionnaire, subversif,
qui renversera la société ancienne. Dès ce moment, la science produite par le
mouvement historique, et s'y associant en pleine connaissance de cause, a cessé
d'être doctrinaire, elle est devenue révolutionnaire.
Revenons à M. Proudhon.
Chaque rapport économique a un bon et un mauvais côté c'est le seul
point dans lequel M. Proudhon ne se dément pas. Le bon côté, il le voit exposé
par les économistes; le mauvais côté, il le voit dénoncé par les socialistes.
Il emprunte aux économistes la nécessité des rapports éternels; il emprunte
aux socialistes l'illusion de ne voir dans la misère que la misère. Il est
d'accord avec les uns et les autres en voulant s'en référer à l'autorité de la
science. La science, pour lui, se réduit aux minces proportions d'une formule
scientifique ; il est l'homme à la recherche des formules. C'est ainsi que M.
Proudhon se flatte d'avoir donné la critique et de l'économie politique et du
communisme : il est au-dessous de l'une et de l'autre. Au-dessous des
économistes, puisque comme philosophe, qui a sous la main une formule magique,
il a cru pouvoir se dispenser d'entrer dans des détails purement économiques;
au-dessous des socialistes, puisqu'il n'a ni assez de courage, ni assez de
lumières pour s'élever, ne serait-ce que spéculativement, au-dessus de
l'horizon bourgeois.
Il veut être la synthèse, il est une erreur composée.
Il veut planer en homme de science au-dessus des bourgeois et des
prolétaires; il n'est que le petit bourgeois, ballotté constamment entre le
Capital et le Travail, entre l'économie politique et le communisme.
La division du travail ouvre, d'après M. Proudhon, la série des évolutions économiques.
Bon côté
de la division du travail. |
« Considérée dans son essence, la division du
travail est le mode selon lequel se réalise l'égalité des conditions et des intelligences. » (Tome 1er, p. 93.)
|
Mauvais côté
de la division du travail |
« La division du travail est devenue pour nous
un instrument de misère. » (Tome 1er, p. 94.)
VARIANTE
« Le travail en se divisant selon la loi qui lui est propre, et qui est la condition
première de sa fécondité, aboutit à la négation de ses fins et se détruit
lui-même. » (Tome 1er, p. 94.)
|
Problème
à résoudre. |
Trouver « la recomposition qui efface les
inconvénients de la division, tout en conservant ses effets utiles ». (Tome
1er, p. 97.)
|
La division du travail est, d'après
M. Proudhon, une loi éternelle, une catégorie simple et abstraite. Il faut donc
aussi que l'abstraction, l'idée, le mot lui suffise pour expliquer la division
du travail aux différentes époques de l'histoire. Les castes, les corporations,
le régime manufacturier, la grande industrie doivent s'expliquer par le seul
mot diviser. Étudiez d'abord bien le
sens de diviser, et vous n'aurez pas besoin d'étudier les nombreuses
influences qui donnent à la division du travail un caractère déterminé à chaque
époque.
Certes, ce serait rendre les choses par trop simples, que de les
réduire aux catégories de M. Proudhon. l'histoire ne procède pas aussi
catégoriquement. Il a fallu trois siècles entiers, en Allemagne, pour établir
la première division du travail en grand, qui est la séparation des villes
d'avec les campagnes. A mesure que se modifiait ce seul rapport de la ville a
la campagne, la société se modifiait tout entière. A n'envisager que cette
seule face de la division du travail, vous avez les Républiques anciennes ou
la féodalité chrétienne; l'ancienne Angleterre avec ses barons, ou
l'Angleterre moderne avec ses seigneurs du coton (cotton-lords). Au XIVe et au XVe siècles, lorsqu'il n'y avait pas
encore de colonies, que l'Amérique n'existait pas encore pour l'Europe, que
l'Asie n'existait que par l'intermédiaire de Constantinople, que la
Méditerranée était le centre de l'activité commerciale, la division du travail
avait une tout autre forme, un tout autre aspect qu'au XVIIe siècle, alors que
les Espagnols, les Portugais, les Anglais, les Français avaient des colonies
établies dans toutes les parties du monde. L'étendue du marché, sa physionomie
donnent à la division du travail aux différentes époques une physionomie, un
caractère qu'il serait difficile de déduire du seul mot diviser, de l'idée, de la catégorie.
Tous les
économistes, dit M. Proudhon, depuis
A. Smith ont signalé les avantages et
les inconvénients de la loi de
division, mais en insistant beaucoup plus sur les premiers que sur les
seconds, parce que cela servait mieux leur optimisme, et sans qu'aucun d'eux
se soit jamais demandé ce que pouvaient être les inconvénients d'une loi...
Comment le même principe, poursuivi rigoureusement dans ses conséquences
conduit-il à des effets diamétralement opposés ? Pas un économiste, ni avant ni
depuis Smith, ne s'est seulement aperçu qu'il y eût là un problème à éclaircir.
Say va jusqu'à reconnaître que dans la division du travail, la même cause qui
produit le bien engendre le mal.
A. Smith a vu plus loin que ne le pense M. Proudhon. Il a très bien vu
que
dans la réalité la différence des talents
naturels entre les individus est bien moindre que nous ne le croyons. Ces
dispositions si différentes, qui semblent distinguer les hommes des diverses
professions, quand ils sont parvenus à la maturité de l'âge, ne sont pas tant
la cause que l'effet de la division du travail.
Dans le principe, un portefaix diffère moins d'un philosophe qu'un
mâtin d'un lévrier. C'est la division du travail qui a mis un abîme entre l'un
et l'autre. Tout cela n'empêche pas M. Proudhon de dire, dans un autre endroit,
qu'Adam Smith ne se doutait même pas des inconvénients que produit la division
du travail. C'est encore ce qui lui fait dire que J.-B. Say a le premier reconnu
que dans la division du travail la même cause qui
produit le bien engendre le mal.
Mais écoutons Lemontey : Suum cuique [72].
M. J.B.
Say m'a fait l'honneur d'adopter dans son excellent traité d'économie
politique, le principe que j'ai mis au
jour dans ce fragment sur l'influence morale de la division du travail. Le
titre un peu frivole de mon livre ne lui a sans doute pas permis de me citer.
Je ne puis attribuer qu'à ce motif le silence d'un écrivain trop riche de son
propre fonds pour désavouer un emprunt aussi modique [73].
Rendons-lui cette justice : Lemontey a spirituellement exposé les
conséquences fâcheuses de la division du travail telle qu'elle est constituée
de nos jours, et M. Proudhon n'a rien trouvé à y ajouter. Mais puisque, par la
faute de M. Proudhon, nous sommes une fois engagé dans cette question de
priorité, disons encore en passant que, bien longtemps avant M. Lemontey, et
dix-sept ans avant Adam Smith, élève d'A. Ferguson, celui-ci a exposé nette.
ment la chose dans un chapitre qui traite spécialement de la division du
travail.
Il y
aurait lieu même de douter si la capacité générale d'une nation croît en proportion
du progrès des arts. Plusieurs arts mécaniques... réussissent parfaitement
lorsqu'ils sont totalement destitués du secours de la raison et du sentiment,
et l'ignorance est la mère de l'industrie aussi bien que de la superstition.
La réflexion et l'imagination sont sujettes à s'égarer : mais l'habitude de mouvoir
le pied ou la main ne dépend ni de l'une ni de l'autre. Ainsi on pourrait dire
que la perfection, à l'égard des manufactures, consiste à pouvoir se passer de
l'esprit, de manière que sans effort de tête l'atelier puisse être considéré
comme une machine dont les parties
sont des hommes... L'officier général peut être très habile dans l'art
de la guerre, tandis que tout le mérite du soldat se borne à exécuter quelques
mouvements du pied ou de la main. L'un peut avoir gagné ce que l'autre a
perdu... Dans une période où tout est séparé, l'art de penser peut lui-même
former un métier à part [74].
Pour terminer l'aperçu littéraire, nous nions formellement que
tous les économistes
aient insisté beaucoup plus sur les avantages que sur les inconvénients de la
division du travail.
Il suffit, de nommer Sismondi.
Ainsi, pour ce qui concerne les avantages de la division du travail,
M. Proudhon n'avait rien d'autre à faire que de paraphraser plus ou moins
pompeusement les phrases générales que tout le monde connaît.
Voyons maintenant comment il fait dériver de la division du travail
prise comme loi générale, comme catégorie, comme pensée, les inconvénients qui
y sont attachés. Comment se fait-il que cette catégorie, cette loi, implique
une répartition inégale du travail au détriment du système égalitaire de M.
Proudhon ?
A cette
heure solennelle de la division du travail, le vent des tempêtes commence à
souffler sur l'humanité. Le progrès ne s'accomplit pas pour tous d'une manière
égale et uniforme ; ... il commence par s'emparer d'un petit nombre de
privilégiés... C'est cette acception de personnes de la part du progrès qui a
fait croire si longtemps à l'inégalité naturelle et providentielle des
conditions, enfanté les castes et constitué hiérarchiquement toutes les
sociétés [75].
La division du travail a fait les castes. Or, les castes, ce sont les
inconvénients de la division du travail; donc c'est la division du travail qui
a engendré les inconvénients. Quod erat demonstrandum [76].
Veut-on aller plus loin et demandera-t-on ce qui a fait faire à la division du
travail les castes, les constitutions hiérarchiques et les privilégiés ? M.
Proudhon vous dira : Le progrès. Et qu'est-ce qui a fait le progrès ? La borne.
La borne, pour M. Proudhon, c'est l'acception de personnes de la part du progrès.
Après la philosophie vient l'histoire. Ce n'est plus ni de l'histoire
descriptive, ni de l'histoire dialectique, c’est de l'histoire comparée. M.
Proudhon établit un parallèle entre l'ouvrier imprimeur actuel et l'ouvrier
imprimeur du moyen âge; entre l'ouvrier du Creusot et le maréchal-ferrant de la
campagne; entre l'homme de lettres de nos jours et l'homme de lettres du moyen
âge, et il fait pencher la balance du côté de ceux qui appartiennent plus ou
moins à la division du travail telle que le moyen âge l'a constituée ou
transmise. Il oppose la division du travail d'une époque historique à la
division du travail d'une autre époque historique. Était-ce là ce que M.
Proudhon avait à démontrer ? Non. Il devait nous montrer les inconvénients de
la division du travail en général, de la division du travail comme catégorie. A
quoi bon d'ailleurs insister sur cette partie de l'ouvrage de M. Proudhon,
puisque nous le verrons un peu plus loin rétracter lui-même formellement tous
ces prétendus développements ?
Le
premier effet du travail parcellaire, continue M. Proudhon, après la dépravation
de l'âme, est la prolongation des séances qui croissent en raison inverse de la
somme d'intelligence dépensée... Mais comme la durée des séances ne peut
excéder seize à dix-huit heures par jour, du moment où la compensation ne pourra
se prendre sur le temps, elle se prendra sur le prix et le salaire diminuera...
Ce qui est certain et qu'il s'agit uniquement pour nous de noter, c'est que la
conscience universelle ne met pas au même taux le travail d'un contremaître
et la manœuvre d'un goujat. Il y a donc nécessité de réduction sur le prix de
la journée : en sorte que le travailleur, après avoir été affligé dans son âme
par une fonction dégradante, ne peut manquer d'être frappé aussi dans son corps
par la modicité de la récompense.
Nous passons sur la valeur logique, de ces syllogismes, que Kant
appellerait des paralogismes donnant de côté.
En voici la substance :
La division du travail réduit l'ouvrier à une fonction dégradante ; à
cette fonction dégradante correspond une âme dépravée ; à la dépravation de
l'âme convient une réduction toujours croissante du salaire. Et pour prouver
que cette réduction des salaires convient à une âme dépravée, M. Proudhon dit,
par acquit de conscience, que c'est la conscience universelle qui le veut
ainsi. L'âme de M. Proudhon est-elle comptée dans la conscience universelle ?
Les machines sont, pour M.
Proudhon, l' « antithèse logique de la division du travail », et, à
l'appui de la dialectique, il commence par transformer les machines en atelier.
Après avoir supposé l'atelier moderne, pour faire découler de la
division du travail la misère, M. Proudhon suppose la misère engendrée par la
division du travail, pour arriver à l'atelier et pour pouvoir le représenter
comme la négation dialectique de cette misère. Après avoir frappé le
travailleur au moral par une fonction
dégradante, au physique par la modicité du salaire ; après avoir mis
l'ouvrier dans la dépendance du
contremaître, et rabaissé son travail jusqu'à la manœuvre d'un goujat [77], il s'en prend de nouveau à l'atelier
et aux machines pour dégrader le
travailleur « en lui donnant un maître »,
et il achève son avilissement en le faisant « déchoir du rang d'artisan à
celui de manœuvre ». La belle
dialectique ! Et encore s'il s'en tenait là ; mais non, il lui faut une
nouvelle histoire de la division du travail, non plus pour en faire dériver les
contradictions, mais pour reconstruire l'atelier à sa manière. Pour arriver à
ce but, il a besoin d'oublier tout ce qu'il vient de dire sur la division.
Le travail s'organise, se divise autrement selon les instruments dont
il dispose. Le moulin à bras suppose une autre division du travail que le
moulin à vapeur. C'est donc heurter de front l'histoire que de vouloir
commencer par la division du travail en général, pour en venir ensuite à un
instrument spécifique de production, les machines.
Les machines ne sont pas plus une catégorie économique, que ne saurait
l'être le bœuf qui traîne la charrue. Les machines ne sont qu'une force
productive. L'atelier moderne, qui repose sur l'application des machines, est
un rapport social de production, une catégorie économique.
Voyons maintenant comment les choses se passent dans la brillante imagination
de M. Proudhon.
Dans la
société, l'apparition incessante des machines est l'antithèse, la formule
inverse du travail : c'est la protestation
du génie industriel contre le travail
parcellaire et homicide, Qu'est-ce en effet qu'une machine ? Une manière de réunir diverses particules du
travail, que la division avait séparées. Toute machine peut être définie
un résumé de plusieurs opérations... Donc par la machine, il y aura restauration de travailleur... Les
machines, se posant dans l'économie politique contradictoirement à la
division du travail, représentent la synthèse, s'opposant dans l'esprit humain
à l'analyse... La division ne faisait que séparer les diverses parties du
travail, laissant chacun se livrer à la spécialité qui lui agréait le plus :
l'atelier groupe les travailleurs, selon le rapport de chaque partie au
tout... il introduit le principe d'autorité dans le travail... Mais ce n’est
pas tout : la machine ou l'atelier, après
avoir dégradé le travailleur en lui don. nant un maître, achève son
avilissement en le faisant déchoir du rang d'artisan à celui de manœuvre...
La période que nous parcourons en ce moment, celle des machines, se distingue
par un caractère particulier, c'est le salariat.
Le salariat est postérieur à la
division du travail et à l'échange.
Une simple observation à M. Proudhon. La séparation des diverses
parties du travail, laissant à chacun la faculté de se livrer à la spécialité
qui lui agrée le plus, séparation que M. Proudhon fait dater du commencement du
monde, n'existe que dans l'industrie moderne sous le régime de la concurrence.
M. Proudhon nous fait ensuite une « généalogie » par trop «
intéressante », pour démontrer comment l'atelier est né de la division du
travail, et le salariat de l'atelier.
1º Il suppose un homme qui
a remarqué qu'en divisant la production en ses
diverses parties, et la faisant exécuter chacune par un ouvrier à part,
on multiplierait
les forces de production.
2º Cet homme,
saisissant le fil de cette idée, se dit qu'en
formant un groupe permanent de travailleurs assortis pour l'objet spécial
qu'il se propose, il obtiendra une production plus soutenue, etc.
3º Cet homme fait une proposition à d'autres hommes, pour leur faire
saisir son idée et le fil de son idée.
4º Cet homme, au début de l'industrie, traite d'égal à égal avec ses
compagnons devenus plus tard ses ouvriers.
5º:
Il est
sensible, en effet, que cette égalité primitive a dû rapidement disparaître
par la position avantageuse du maître et la dépendance du salarié.
Voilà encore un échantillon de la méthode historique et descriptive de
M. Proudhon.
Examinons maintenant, sous le point de vue historique et économique,
si véritablement l'atelier ou la machine a introduit le principe d’autorité
dans la société postérieurement à la division du travail ; s'il a d'un côté
réhabilité l'ouvrier, tout en le soumettant de l'autre à l'autorité ; si la
machine est la recomposition du travail divisé, la synthèse du travail opposée
à son analyse.
La société tout entière a cela de commun avec l'intérieur d'un
atelier, qu'elle aussi a sa division du travail. Si l'on prenait pour modèle la
division du travail dans un atelier moderne, pour en faire l'application à une
société entière, la société la mieux organisée pour la production des richesses
serait incontestablement celle qui n'aurait qu'un seul entrepreneur en chef,
distribuant la besogne selon une règle arrêtée d'avance aux divers membres de
la communauté. Mais il n'en est point ainsi. Tandis que dans l'intérieur de
l'atelier moderne la division du travail est minutieusement réglée par
l'autorité de l'entrepreneur, la société moderne n'a d'autre règle, d'autre
autorité, pour distribuer le travail, que la libre concurrence.
Sous le régime patriarcal, sous le régime des castes, sous le régime
féodal et corporatif, il y avait division du travail dans la société tout
entière selon des règles fixes. Ces règles ont-elles été établies par un
législateur ? Non. Nées primitivement des conditions de la production
matérielle, elle n'ont été érigées en lois que bien plus tard. C'est ainsi que
ces diverses formes de la division du travail devinrent autant de bases
d'organisation sociale. Quant à la division du travail dans l'atelier, elle
était très peu développée dans toutes ces formes de la société.
On peut même établir en règle générale, que moins l'autorité préside à
la division du travail dans l'intérieur de la société, plus la division du
travail se développe dans l'intérieur de l'atelier, et plus elle y est soumise
à l'autorité d'un seul. Ainsi, l'autorité dans l'atelier et celle dans la
société, par rapport à la division du travail, sont en raison inverse rune de
l'autre.
Il importe maintenant de voir ce que c'est que l'atelier, dans lequel
les occupations sont très séparées, où la tâche de chaque ouvrier est réduite à
une opération très simple, et où, l'autorité, le capital, groupe et dirige les
travaux. Comment cet atelier a-t-il pris naissance ? Pour répondre à cette
question, nous aurions à examiner, comment l'industrie manufacturière
proprement dite s'est développée. J'entends parler de cette industrie qui n'est
pas encore l'industrie moderne, avec ses machines, mais qui n'est déjà plus ni
l'industrie des artisans du moyen âge, ni l'industrie domestique. Nous
n'entrerons pas en de grands détails : nous ne donnerons que quelques points
sommaires, pour faire voir qu'avec des formules on ne peut pas faire de
l'histoire.
Une condition des plus indispensables pour la formation de l'industrie
manufacturière était l'accumulation des capitaux, facilitée par la découverte
de l'Amérique et l'introduction de ses métaux précieux.
Il est suffisamment prouvé que l'augmentation des moyens d'échange eut
pour conséquence, d'un côté, la dépréciation des salaires et des rentes
foncières, et de l'autre l'accroissement des profits industriels. En
d'autres termes : autant la classe des propriétaires et la classe des
travailleurs, les seigneurs féodaux et le peuple tombèrent, autant s'éleva la
classe des capitalistes, la bourgeoisie.
Il y eut d'autres circonstances encore qui concoururent simultanément
au développement de l'industrie manufacturière : l'augmentation des
marchandises mises en circulation dès que le commerce pénétra aux Indes
orientales par la voie du cap de Bonne-Espérance, le régime colonial, le
développement du commerce maritime.
Un autre point qu'on n'a pas encore assez apprécié dans l'histoire de
l'industrie manufacturière, c'est le licenciement des nombreuses suites des
seigneurs féodaux, dont les membres subalternes devinrent des vagabonds avant
d'entrer dans l'atelier. La création de l'atelier est précédée d'un vagabondage
presque universel au XVe et au XVIe siècles. L'atelier trouva encore un
puissant appui dans les nombreux paysans qui, chassés continuellement des
campagnes par la transformation des champs en prairies et par les travaux
agricoles nécessitant moins de bras pour la culture des terres, vinrent affluer
dans les villes pendant des siècles entiers.
L'agrandissement du marché, l'accumulation des capitaux, les
modifications survenues dans la position sociale des classes, une foule de
personnes se trouvant privées de leurs sources de revenu, voilà autant de
conditions historiques pour la formation de la manufacture. Ce ne furent pas,
comme dit M. Proudhon, des stipulations à l'amiable entre des égaux qui ont
rassemblé les hommes dans l'atelier. Ce n'est pas même dans le sein des
anciennes corporations que la manufacture a pris naissance. Ce fut le marchand
qui devint chef de l'atelier moderne, et non pas l'ancien maître des
corporations. Presque partout il y eut une lutte acharnée entre la manufacture
et les métiers.
L'accumulation et la concentration d'instruments et de travailleurs
précéda le développement de la division du travail dans l'intérieur de
l'atelier. Une manufacture consistait beaucoup plus dans la réunion de
beaucoup de travailleurs et de beaucoup de métiers dans un seul endroit, dans
une salle sous le commandement d'un capital, que dans l'analyse des travaux et
dans l'adaptation d'un ouvrier spécial à une tâche très simple.
L'utilité d'un atelier consistait bien moins dans la division du
travail proprement dite, que dans cette circonstance qu'on travaillait sur une
plus grande échelle, qu'on épargnait beaucoup de faux frais, etc. A la fin du
XVIe et au commencement du XVIIe siècle, la manufacture hollandaise
connaissait à peine la division.
Le développement de la division du travail suppose la réunion des
travailleurs dans un atelier. Il n'y a même pas un seul exemple, ni au XVIe, ni
au XVIIe siècle, que les diverses branches d'un même métier aient été
exploitées séparément au point qu'il aurait suffi de les réunir dans un seul
endroit pour obtenir l'atelier tout fait. Mais une fois les hommes et les instruments
réunis, la division du travail telle qu'elle existait sous la forme des
corporations se reproduisait, se reflétait nécessairement dans l'intérieur de
l'atelier.
Pour M. Proudhon, qui voit les choses à l'envers, si toutefois il les
voit, la division du travail dans le sens d'Adam Smith, précède l'atelier, qui
en est une condition d'existence.
Les machines proprement
dites datent de la fin du XVIIIe siècle. Rien de plus absurde que de voir dans
les machines l'antithèse de la
division du travail, la synthèse rétablissant
l'unité dans le travail morcelé.
La machine est une réunion des instruments de travail, et pas du tout
une combinaison des travaux pour l'ouvrier lui-même.
Quand,
par la division du travail, chaque opération particulière a été réduite à
l'emploi d'un instrument simple, la réunion de tous ces instruments, mis en
action par un seul moteur, constitue - une machine [78].
Outils simples, accumulation des outils, outils composés, mise en
mouvement d'un outil composé par un seul moteur manuel, par l'homme, mise en
mouvement de ces instruments par les forces naturelles, machine, système des
machines ayant un automate pour moteur, - voilà la marche des machines.
La concentration des instruments de production et la division du
travail sont aussi inséparables l'une de l'autre que le sont, dans le régime
politique, la concentration des pouvoirs publics et la division des intérêts
privés. L'Angleterre, avec la concentration des terres, ces instruments du
travail agricole, a également la division du travail agricole et la mécanique
appliquée à l'exploitation de la terre. La France, qui a la division des instruments,
le régime parcellaire, n'a en général ni division du travail agricole ni
application des machines à la terre.
Pour M. Proudhon, la concentration des instruments de travail est la
négation de la division du travail. Dans la réalité, nous trouvons encore le
contraire. A mesure que la
concentration des instruments se développe, la division se développe aussi et vice. versa. Voilà ce qui fait que toute
grande invention dans la mécanique est suivie d'une plus grande division du
travail, et chaque accroissement dans la division du travail amène à son tour
de nouvelles inventions mécaniques.
Nous n'avons pas besoin de rappeler que les grands progrès de la
division du travail ont commencé en Angleterre après l'invention des machines.
Ainsi les tisserands et les fileurs étaient pour la plupart des paysans tels
qu'on en rencontre encore dans les pays arriérés. L'invention des machines a
achevé de séparer l'industrie manufacturière de l'industrie agricole. Le
tisserand et le fileur, réunis naguère dans une seule famille, furent séparés
par là machine. Grâce à la machine, le fileur peut habiter l'Angleterre en même
temps que le tisserand séjourne aux Indes orientales. Avant l'invention des
machines, l'industrie d'un pays s'exerçait principalement sur les matières
premières qui étaient le produit de son propre sol : ainsi en Angleterre la
laine, en Allemagne le lin, en France les soies et le lin, aux Indes orientales
et dans le Levant le coton, etc. Grâce à l'application des machines et de la
vapeur, la division du travail a pu prendre de telles dimensions que la grande
industrie, détachée du sol national, dépend uniquement du marché de l'univers, des
échanges internationaux, d'une division de travail internationale. Enfin, la
machine exerce une telle influence sur la division du travail que, lorsque dans
la fabrication d'un ouvrage quelconque, on a trouvé le moyen d'introduire
partiellement la mécanique, la fabrication se divise aussitôt en deux
exploitations indépendantes l'une de l'autre.
Faut-il parler du but
providentiel et philanthropique que M. Proudhon découvre dans l'invention
et l'application primitive des machines ?
Lorsque, en Angleterre, le marché eut pris un tel développe. ment que
le travail manuel n'y pouvait plus suffire,- on éprouva le besoin des machines.
On songeait alors à faire l'application de la science mécanique, déjà toute
faite au XVIIIe siècle.
L'atelier automatique marqua son début par des actes qui n'étaient
rien moins que philanthropiques. Les enfants furent tenus au travail à coups
de fouet ; on en faisait un objet de trafic, et on passait un contrat avec les
maisons des orphelins. On abolit toutes les lois sur l'apprentissage des
ouvriers, parce que, pour nous servir des phrases de M. Proudhon, on n'avait
plus besoin des ouvriers synthétiques. Enfin,
depuis 1825, presque toutes les nouvelles inventions furent le résultat des
collisions entre l'ouvrier et l'entrepreneur qui cherchait à tout prix à
déprécier la spécialité de l'ouvrier. Après chaque nouvelle grève tant soit peu
importante, surgit une nouvelle machine. L'ouvrier voyait si peu dans
l'application des machines une espèce de réhabilitation, de restauration, comme dit M. Proudhon,
qu'au XVIIIe siècle, il résista pendant bien longtemps à l'empire naissant de
l'automate.
Wyatt, dit le docteur Ure, avait découvert les
doigts fileurs [la série des rouleaux cannelés], longtemps avant Arkwright...
La principale difficulté ne consistait pas autant dans l'invention d'un
mécanisme automatique... La difficulté consistait surtout dans la discipline
nécessaire pour faire renoncer les hommes à leurs habitudes irrégulières dans
le travail, et pour les identifier avec la régularité invariable d'un grand
automate. Mais inventer et mettre en vigueur un code de discipline manufacturière,
convenable aux besoins et à la célérité du système automatique, voilà une
entreprise digne d'Hercule, voilà le noble ouvrage d'Arkwright.
En somme, par l'introduction des machines la division du travail dans
l'intérieur de la société s'est accrue, la tâche de l'ouvrier dans l'intérieur
de l'atelier s'est simplifiée, le capital a été réuni, l'homme a été dépecé
davantage.
M. Proudhon veut-il être économiste et abandonner pour un instant «
l'évolution dans la série de l'entendement », alors il va puiser son érudition
dans A. Smith, au temps où l'atelier automatique ne faisait que de naître. En
effet, quelle différence entre la division du travail telle qu'elle existait du
temps d'Adam Smith et telle que nous la voyons dans l'atelier automatique.
Pour bien la faire comprendre, il suffira de citer quelques passages de la Philosophie des manufactures, du docteur
Ure.
Lorsque
A. Smith écrivit son ouvrage immortel sur les éléments de l'économie politique,
le système automatique d'industrie était encore à peine connu. La division du
travail lui parut avec raison le grand principe du perfectionnement en manufacture
; il démontra, dans la fabrique des épingles, qu'un ouvrier en se
perfectionnant par la pratique sur un seul et même point devient plus expéditif
et moins coûteux. Dans chaque branche de manufacture, il vit que d'après ce
principe certaines opérations, telles que la coupe des fils de laiton en
longueurs égales, deviennent d'une exécution facile ; que d'autres, telles que
la façon et l'attache des têtes d'épingle, sont à proportion plus difficiles :
il en-conclut donc que l'on peut naturellement approprier à chacune de ces
opérations un ouvrier dont le salaire corresponde à son habileté. C'est cette appropriation qui est l'essence de la
division des travaux. Mais ce qui pouvait servir d'exemple utile du temps du
docteur Smith ne serait propre aujourd'hui qu'à induire le public en erreur
relativement au principe réel de l'industrie manufacturière. En effet, la
distribution, ou plutôt l'adaptation des travaux aux différentes capacités
individuelles, n'entre guère dans le plan d'opérations des manufactures
automatiques : au contraire, partout où un procédé quelconque exige beaucoup
de dextérité et une main sûre, on le retire du bras de l'ouvrier trop adroit et
souvent enclin à des irrégularités de plusieurs genres, pour en charger un
mécanisme particulier, dont l'opération automatique est si bien réglée qu'un
enfant peut la surveiller.
Le
principe du système automatique est donc de substituer l'art mécanique à la
main-d’œuvre et de remplacer la division du travail entre les artisans par
l'analyse d'un procédé dans ses principes constituants. Selon le système de
l'opération manuelle la main-d’œuvre était ordinairement l'élément le plus
dispendieux d'un produit quelconque ; mais d'après le système automatique,
les talents de l'artisan se trouvent progressivement suppléés par de simples
surveillants de mécanique.
La
faiblesse de la nature humaine est telle que plus l'ouvrier est habile, plus il
devient volontaire et intraitable, et, par conséquent, moins il est propre à un
système de mécanique à l'ensemble duquel ses boutades capricieuses peuvent
faire un tort considérable. Le grand point du manufacturier actuel est donc, en
combinant la science avec ses capitaux, de réduire la tâche de ses ouvriers à
exercer leur vigilance et leur dextérité, facultés bien perfectionnées dans
leur jeunesse, lorsqu’on les fixe sur un
seul objet.
D'après
le système des gradations du travail, il faut faire un apprentissage de
plusieurs années avant que l'œil et la main deviennent assez habiles pour
exercer certains tours de force en mécanique,. mais selon le système qui décompose
un procédé en le réduisant à ses principes constitutifs, et qui en soumet
toutes les parties à l'opération d'une machine automatique, on peut confier ces
mêmes parties élémentaires à une personne douée d'une capacité ordinaire,
après l'avoir soumise à une courte épreuve ; on peut même, en cas d'urgence, la
faire passer d'une machine à l'autre, à la volonté du directeur de l'établissement.
De telles mutations sont en opposition ouverte avec l'ancienne routine qui
divise le travail et qui assigne à un ouvrier la tâche de façonner la tête
d'une épingle, et à un autre celle d'en aiguiser la pointe, travail dont
l'uniformité ennuyeuse les énerve... Mais, d'après le principe d'égalisation ou le système automatique.
les facultés de l'ouvrier ne sont soumises qu'à un exercice agréable, etc. Son
emploi étant de veiller au travail d'un mécanisme bien réglé, il peut
l'apprendre en peu de temps ; et lorsqu'il transfère ses services d'une machine
a une autre, il varie sa tâche et développe ses idées, en réfléchissant aux
combinaisons générales qui résultent de ses travaux et de ceux de ses compagnons.
Ainsi cette contrainte des facultés, ce rétrécissement des idées, cet état de
gêne du corps qui ont été attribués non sans raison à la division du travail,
ne peuvent dans des circonstances ordinaires avoir lieu sous le régime d'une
égale distribution des travaux.
Le but
constant et la tendance de tout perfectionnement dans le mécanisme est en effet
de se passer entièrement du travail de l'homme et d'en diminuer le prix, en
substituant l'industrie des femmes et des enfants à celle de l'ouvrier adulte,
ou le travail d'ouvriers grossiers à celui d'habiles artisans... Cette tendance
à n'employer que des enfants au regard vif et aux doigts déliés, au lieu de
journaliers possédant une longue expérience, démontre que le dogme scolastique
de la division du travail selon les différents degrés d'habileté a enfin été
exploité par nos manufacturiers éclairés [79].
Ce qui caractérise la division du travail dans l'intérieur de la
société moderne, c’est qu'elle engendre les spécialités, les espèces et avec
elles l'idiotisme du métier.
Nous
sommes frappés d'admiration, dit Lemontey, en voyant parmi les anciens le même
personnage être à la fois dans un degré éminent, philosophe, poète, orateur,
historien, prêtre, administrateur, général d'armée. Nos âmes s'épouvantent à
l'aspect d'un si vaste domaine. Chacun plante sa haie et s'enferme dans son
enclos. J'ignore si par cette découpure le champ s'agrandit mais je sais bien
que l'homme se rapetisse.
Ce qui caractérise la division du travail dans l'atelier automatique,
c’est que le travail y a perdu tout caractère de spécialité. Mais du moment que
tout développement spécial cesse, le besoin d'universalité, la tendance vers un
développement intégral de l'individu commence à se faire sentir. L'atelier
automatique efface les espèces et l'idiotisme du métier.
M. Proudhon, n'ayant même pas compris ce seul côté révolutionnaire de
l'atelier automatique, fait un pas en arrière, et propose à l’ouvrier de faire
non seulement la douzième partie d'une épingle, mais successivement toutes les
douze parties. L'ouvrier arriverait ainsi à la science et à la conscience de
l'épingle. Voilà ce que c’est que le travail synthétique de M. Proudhon.
Personne ne contestera que faire un mouvement en avant et un autre en arrière,
c'est également faire un mouvement synthétique.
En résumé, M. Proudhon n'est pas allé au-delà de l'idéal du petit
bourgeois. Et pour réaliser cet idéal, il n'imagine rien de mieux que de nous
ramener au compagnon, ou tout au plus au maître artisan du moyen âge. Il
suffit, dit-il quelque part dans son livre, d'avoir fait une seule fois dans sa
vie un chef-d'œuvre, de s'être senti une seule fois homme. N'est-ce pas là,
pour la forme autant que pour le fond, le chef-d'œuvre exigé par le corps de
métier du moyen âge ?
Bon côté
de la concurrence. |
« La concurrence est aussi essentielle au
travail que la division. Elle est nécessaire à l'avènement de l'égalité. »
|
Mauvais côté
de la concurrence |
« Le principe est la négation de lui. même. Son
effet le plus certain est de perdre ceux qu'elle entraîne. »
|
Réflexion
générale. |
« Les inconvénients qui marchent à sa suite, de
même que le bien qu'elle procure.... découlent logiquement les uns et les
autres du principe. »
|
Problème
à résoudre |
« Demander le principe d'accommodement qui doit dériver d'une loi supérieure à la
liberté elle-même. »
VARIANTE
« Il ne saurait donc être ici question de
détruire la concurrence, chose aussi impossible que de détruire la liberté;
il s'agit d'en trouver l'équilibre, je dirais volontiers la police. »
|
M. Proudhon commence par défendre la nécessité éternelle de la
concurrence contre ceux qui la veulent remplacer par l'émulation.
Il n'y a pas « d'émulation sans but », et comme
l'objet de toute passion est nécessairement
analogue à la passion elle-même, d'une femme pour l'amant, du pouvoir pour
l'ambitieux, de l'or pour l'avare, une couronne pour le poète, l'objet de
l'émulation industrielle est nécessairement le profit. L'émulation n’est pas autre chose que la concurrence même.
La concurrence est l'émulation en vue du profit. L'émulation
industrielle est-elle nécessairement l'émulation en vue du profit,
c'est-à-dire la concurrence ? M. Proudhon le prouve en l'affirmant. Nous
l'avons vu : affirmer, pour lui, c'est prouver, de même que supposer c'est
nier.
Si l'objet immédiat de l'amant est la femme, l'objet immédiat de l'émulation
industrielle est le produit et non le profit.
La concurrence n'est pas l'émulation industrielle, c'est l'émulation
commerciale. De nos jours, l'émulation industrielle n'existe qu'en vue du
commerce. Il y a même des phases dans la vie économique des peuples modernes où
tout le monde est saisi d'une espèce de vertige pour faire du profit sans
produire. Ce vertige de spéculation, qui revient périodiquement, met à nu le
véritable caractère de la concurrence qui cherche à échapper à la nécessité de
J'émulation industrielle.
Si vous aviez dit à un artisan du XIVe siècle qu'on allait abroger les
privilèges et toute l'organisation féodale de l'industrie pour mettre à la
place l'émulation industrielle, dite concurrence, il vous aurait répondu que
les privilèges des diverses corporations, maîtrises, jurandes, sont la
concurrence organisée. M. Proudhon ne dit pas mieux en affirmant que
l'émulation n'est pas autre chose que la concurrence
elle-même.
Ordonnez
qu'à partir du 1er janvier 1847, le travail et le salaire soient garantis à
tout le monde : aussitôt un immense relâche va succéder à la tension ardente de
l'industrie.
Au lieu d'une supposition, d'une affirmation et d'une négation, nous
avons maintenant une
ordonnance que M. Proudhon rend tout exprès pour prouver la nécessité
de la concurrence. son éternité comme catégorie, etc.
Si l'on s'imagine qu'il ne faut que des ordonnances pour sortir de la
concurrence, on n'en sortira jamais. Et si l’on pousse les choses jusqu'à
proposer d'abolir la concurrence, tout en conservant le salaire, on proposera
de faire un non-sens par décret royal. Mais les peuples ne procèdent pas par
décret royal. Avant de faire de ces ordonnances-là, ils doivent du moins avoir
changé de fond en comble leurs conditions d'existence industrielle et
politique, et par conséquent toute leur manière d'être.
M. Proudhon répondra avec son assurance imperturbable que c'est
l'hypothèse « d'une transformation de notre nature sans antécédents historiques
», et qu'il aurait droit « de nous écarter
de la discussion », nous ne savons pas en vertu de quelle ordonnance.
M. Proudhon ignore que l'histoire tout entière n’est qu'une
transformation continue de la nature humaine.
Restons
dans les faits. La Révolution française a été faite pour la liberté industrielle
autant que pour la liberté politique ; et bien que la France, en 1789, n'eût
point aperçu toutes les conséquences du principe dont elle demandait la réalisation,
disons-le hautement, elle ne s'est trompée ni dans ses vœux, ni dans son
attente. Quiconque essaierait de le nier perdrait à mes yeux droit à la critique
: je ne disputerai jamais avec un adversaire qui poserait en principe l'erreur
spontanée de vingt-cinq millions d'hommes... Pourquoi donc, si la concurrence
n'eût été un principe de l'économie
sociale, un décret de la destinée, une
nécessité de Pâme humaine, pourquoi,
au lieu d'abolir corporations,
maîtrises et jurandes, ne songeait-on plutôt à réparer le tout ?
Ainsi, puisque les Français du XVIIIe siècle ont aboli corporations,
maîtrises et jurandes au lieu de les modifier, les Français du XIXe siècle
doivent modifier la concurrence au lieu de l'abolir. Puisque la concurrence a
été établie en France, au XVIIIe siècle, comme conséquence de besoins
historiques, cette concurrence ne doit pas être détruite au XIXe siècle, à
cause d'autres besoins historiques. M. Proudhon, ne comprenant pas que
l'établissement de la concurrence se liait au développement réel des hommes
du XVIIIe siècle, fait de la concurrence une nécessité de l'âme humaine, IN PARTIBUS
INFIDELIUM [80].
Qu'aurait-il fait du grand Colbert pour le XVIIe siècle ?
Après la Révolution vient l'état de choses actuel. M. Proudhon y puise
également des faits pour montrer l'éternité de la concurrence, en prouvant que
toutes les industries dans lesquelles cette catégorie n'est pas encore assez
développé, comme dans l'agriculture, sont dans un état d'infériorité, de
caducité.
Dire qu'il y a des industries qui ne sont pas encore à la hauteur de
la concurrence, que d'autres encore sont au-dessous du niveau de la production
bourgeoise, c'est un radotage qui lie prouve nullement l'éternité de la
concurrence.
Toute la logique de M. Proudhon se résume en ceci : La concurrence est
un rapport social dans lequel nous développons actuellement nos forces
productives. Il donne à cette vérité, non pas des développements logiques, mais
des formes souvent très bien développées, en disant que la concurrence est
l'émulation industrielle, le mode actuel d'être libre, la responsabilité dans
le travail, la constitution de la valeur, une condition pour l'avènement de
l'égalité, un principe de l'économie sociale, un décret de la destinée, une
nécessité de l'âme humaine, une
inspiration de la justice éternelle, la liberté dans la division, la division dans la liberté, une catégorie
économique.
La concurrence et l'association s'appuient l'une sur l'autre. Bien loin de s'exclure,
elles ne sont pas même divergentes. Qui dit concurrence,
suppose déjà but commun. La
concurrence n'est donc pas l'égoïsme, et
l'erreur la plus déplorable du socialisme est de l'avoir regardée comme le
renversement de la société.
Qui dit concurrence dit but commun, et cela prouve, d'un côté, que la
concurrence est l'association ; de l'autre, que la concurrence n'est pas
l'égoïsme. Et qui dit égoïsme ne
dit-il pas but commun ? Chaque égoïsme s’exerce dans la société et par le fait
de la société. Il suppose donc la société c’est-à-dire des buts communs, des
besoins communs, des moyens de production communs, etc., etc. Serait-ce par
hasard pour cela que la concurrence et l'association dont parlent les
socialistes ne sont pas même divergentes ?
Les socialistes savent très bien que la société actuelle est fondée
sur la concurrence. Comment pourraient-ils reprocher a la concurrence de
renverser la société actuelle qu'ils veulent renverser eux-mêmes ? Et comment
pourraient-ils reprocher à la concurrence de renverser la société à venir,
dans laquelle ils voient, au contraire, le renversement de la concurrence ?
M. Proudhon dit, plus loin, que la concurrence est l'opposé du monopole, que, par
conséquent, elle ne saurait être l'opposé
de l'association.
Le féodalisme était, dès son origine, opposé à la monarchie
patriarcale ; ainsi, il n'était pas opposé à la concurrence, qui n'existait pas
encore. S'ensuit-il que la concurrence n'est pas opposée au féodalisme ?
Dans le fait, société,
association sont des dénominations qu'on peut donner à toutes les sociétés,
à la société féodale aussi bien qu'à la société bourgeoise, qui est
l'association fondée sur la concurrence. Comment donc peut-il y avoir des
socialistes qui, par le seul mot d'association,
croient pouvoir réfuter la concurrence ? Et comment M. Proudhon lui-même
peut-il vouloir défendre la concurrence contre le socialisme, en désignant la
concurrence sous le seul mot d'association ?
Tout ce que nous venons de dire fait le beau côté de la concurrence,
telle que l'entend M. Proudhon. Passons maintenant au vilain côté, c'est-à-dire
au côté négatif de la concurrence, à ce qu'elle a de destructif, de subversif,
de qualités malfaisantes.
Le tableau que nous en fait M. Proudhon a quelque chose de lugubre.
La concurrence engendre la misère, elle fomente la guerre civile, elle
« change les zones naturelles », confond les nationalités, trouble les
familles, corrompt la conscience publique, « bouleverse les notions de
l'équité, de la justice », de la morale, et, ce qui est pire, elle détruit le
commerce probe et libre et ne donne pas même en compensation la valeur
synthétique, le prix fixe et honnête. Elle désenchante tout le monde, même les
économistes. Elle pousse les choses jusqu'à se détruire elle-même.
D'après tout ce que M. Proudhon en dît de mal, peut-il y avoir, pour
les rapports de la société bourgeoise, pour ses principes et ses illusions, un
élément plus dissolvant, plus destructif que la concurrence ?
Notons bien que la concurrence devient toujours plus destructive pour
les rapports bourgeois, à mesure qu'elle excite à une création fébrile de
nouvelles forces productives, c'est-à-dire des conditions matérielles d'une
société nouvelle. Sous ce rapport, du moins, le mauvais côté de la concurrence
aurait son bon.
La concurrence
comme position ou phase économique considérée dans son origine est le
résultat nécessaire... de la théorie de réduction des frais généraux.
Pour M. Proudhon, la circulation du sang doit être une conséquence de
la théorie de Harvey.
Le monopole
est le terme fatal de la concurrence, qui l'engendre par une négation
incessante d'elle-même. Cette génération du monopole en est déjà la justification
... Le monopole est l'opposé naturel de la concurrence ... mais dès lors que la
concurrence est nécessaire, elle implique l'idée du monopole, puisque le
monopole est comme le siège de chaque individualité concurrente.
Nous nous réjouissons avec M. Proudhon, qu'il puisse au moins une fois
bien appliquer sa formule de thèse et d'antithèse. Tout le monde sait que le
monopole moderne est engendré par la concurrence elle-même.
Quant au contenu, M. Proudhon se tient à des images poétiques. La
concurrence faisait
de chaque subdivision du travail comme une
souveraineté où chaque individu se posait dans sa force et dans son
indépendance.
Le monopole est le « siège de chaque individualité concurrente ». La
souveraineté vaut au moins le siège.
M. Proudhon ne parle que du monopole moderne engendré par la
concurrence. Mais nous savons tous que la concurrence a été engendrée par le
monopole féodal. Ainsi primitivement la concurrence a été le contraire du
monopole, et non le monopole le contraire de la concurrence. Donc, le monopole
moderne n'est pas une simple antithèse, c'est au contraire la vraie synthèse.
Thèse : Le
monopole féodal antérieur à la concurrence.
Antithèse : La concurrence.
Synthèse : Le monopole moderne, qui est la négation du
monopole féodal en tant qu'il suppose le régime de la concurrence, et qui est
la négation de la concurrence en tant qu'il est mono
Ainsi le monopole moderne, le monopole bourgeois, est le monopole
synthétique, la négation de la négation, l'unité des contraires. Il est le
monopole à l'état pur, normal, rationnel. M. Proudhon est en contradiction
avec sa propre philosophie, quand il fait du monopole bourgeois le monopole à
l'état cru, simpliste, contradictoire, spasmodique. M. Rossi, que M. Proudhon
cite plusieurs fois au sujet du monopole, paraît avoir mieux saisi le caractère
synthétique du monopole bourgeois. Dans son Cours d'économie politique, il
distingue entre des monopoles artificiels et des monopoles naturels. Les
monopoles féodaux, dit-il, sont artificiels, c'est-à-dire arbitraires ; les
monopoles bourgeois sont naturels, c'est-à-dire rationnels.
Le monopole est une bonne chose, raisonne M. Proudhon, puisque c'est
une catégorie économique, une émanation « de la raison impersonnelle de
l'humanité ». La concurrence est encore une bonne chose, puisqu'elle est, elle
aussi, une catégorie économique. Mais ce qui n'est pas bon, c'est la réalité du
monopole et la réalité de la concurrence. Ce qui est pire encore, c'est que la
concurrence et le monopole se dévorent mutuellement. Que faire ? Chercher la
synthèse de ces deux pensées éternelles, l'arracher au sein de Dieu où elle est
déposée de temps immémorial.
Dans la vie pratique, on trouve non seulement la concurrence, le
monopole et leur antagonisme, mais aussi leur synthèse, qui n'est pas une
formule, mais un mouvement. Le monopole produit la concurrence, la concurrence
produit le monopole. Les monopoleurs se font de la concurrence, les concurrents
deviennent monopoleurs. Si les monopoleurs restreignent la concurrence entre
eux par des associations partielles, la concurrence s'accroît parmi les
ouvriers ; et plus la masse des prolétaires s'accroît vis-à-vis des monopoleurs
d'une nation, plus la concurrence devient effrénée entre les monopoleurs des
différentes nations. La synthèse est telle, que le monopole ne peut se
maintenir qu'en passant continuellement par la lutte de la concurrence.
Pour engendrer dialectiquement les impôts
qui viennent après le monopole, M.
Proudhon nous parle du génie social, qui,
après avoir suivi intrépidement sa route
en zigzag,
après avoir marché d'un pas assuré, sans repentir et sans arrêt, arrivé à l'angle du monopole, porte en
arrière un mélancolique regard, et
après une réflexion profonde, frappe d'impôts tous les objets de la production,
et crée toute une organisation administrative, afin que tous les emplois soient livrés au prolétariat et payés par les hommes du monopole,
Que dire de ce génie qui, étant à jeun, se promène en zigzag ? et que
dire de cette promenade qui n'aurait d'autre but que de démolir les bourgeois
par les impôts, tandis que les impôts servent précisément à donner aux
bourgeois les moyens de se conserver comme classe dominante ?
Pour faire entrevoir seulement la manière dans laquelle M. Proudhon
traite les détails économiques, il suffira de dire, que d'après lui, l'impôt sur la consommation aurait été
établi en vue de l'égalité et pour venir en aide au prolétariat.
L'impôt sur la consommation n'a pris son véritable développement que
depuis l'avènement de la bourgeoisie. Entre les mains du capital industriel,
c'est-à-dire de la richesse sobre et économe qui se maintient, se reproduit et
s'agrandit par l'exploitation directe du travail, l'impôt sur la consommation
était un moyen d'exploiter la richesse frivole, joyeuse, prodigue des grands
seigneurs qui ne faisaient que consommer. Jacques Steuart a très bien exposé ce
but primitif de l'impôt sur la consommation dans ses Recherches des principes de l'économie politique, qu'il a publiées
dix ans avant A. Smith.
Dans la
monarchie pure, dit-il, les princes
semblent jaloux en quelque sorte de l'accroissement des richesses et lèvent
des impôts en conséquence sur ceux qui deviennent riches, - impôts sur la
production. Dans le gouvernement constitutionnel, ils tombent principalement
sur ceux qui deviennent pauvres, - impôts sur la consommation. Ainsi, les
monarques mettent un impôt sur l'industrie... par exemple la capitation et la
taille sont proportionnées à l'opulence supposée de ceux qui y sont assujettis.
Chacun est imposé à raison du profit qu'il est censé faire. Dans les gouvernements
constitutionnels, les impôts se lèvent ordinairement sur la consommation.
Chacun est imposé à raison de la dépense qu'il fait.
Quant à la succession logique des
impôts, de la balance du commerce, du crédit - dans l'entendement de M.
Proudhon - nous ferons observer seulement, que la bourgeoisie anglaise, par.
venue sous Guillaume d'Orange à sa constitution politique, créa tout d'un coup
un nouveau système d'impôts, le crédit publie et le système des droits
protecteurs, dès qu'elle fut en état de développer librement ses conditions
d'existence.
Cet aperçu suffira pour donner au lecteur une juste idée des
élucubrations de M. Proudhon sur la police ou l'impôt, la balance du commerce,
le crédit, le communisme et la population. Nous défions la critique la plus indulgente
d'aborder ces chapitres sérieusement.
A chaque époque historique la propriété s'est développée différemment
et dans une série de rapports sociaux entièrement différents. Ainsi définir la
propriété bourgeoise n'est autre chose que faire l'exposé de tous les rapports
sociaux de la production bourgeoise.
Vouloir donner une définition de la propriété, comme d'un rapport
indépendant, d'une catégorie à part, d'une idée abstraite et éternelle, ce ne
peut être qu'une illusion de métaphysique ou de jurisprudence.
M. Proudhon, tout en ayant l'air de parler de la propriété en général,
ne traite que de la propriété foncière, de la renie foncière.
L'origine
de la rente, comme de la propriété, est pour ainsi dire extra-économique :
elle réside dans des considérations de psychologie et de morale qui ne tiennent
que de fort loin à la production des richesses [81].
Ainsi, M. Proudhon se reconnaît incapable de comprendre l'origine
économique de la rente et de la propriété. Il convient que cette incapacité
l'oblige à recourir à des considérations de psychologie et de morale,
lesquelles, tenant en effet de fort loin à la production des richesses,
tiennent pourtant de fort près à l'exiguïté de ses vues historiques. M.
Proudhon affirme que l'origine de la propriété a quelque chose de mystique et
de mystérieux. Or, voir du mystère dans l'origine de la propriété, c'est-à-dire
transformer en mystère le rapport de la production elle-même à la distribution
des instruments de production, n'est-ce pas, pour parler le langage de M.
Proudhon, renoncer à toute prétention à la science économique ?
M. Proudhon
se borne à rappeler qu'à la septième époque de
l'évolution économique - le crédit - la fiction ayant fait évanouir la réalité,
l'activité humaine menaçant de se perdre dans le vide, il était devenu
nécessaire de rattacher plus fortement l'homme à la nature : or, la rente,a été
le prix de ce nouveau contrat [82].
L'homme aux quarante écus a pressenti un Proudhon à venir :
Monsieur
le créateur, à vous permis : chacun est maître dans son monde mais vous ne me
ferez jamais croire que celui où nous sommes soit de verre.
Dans votre monde, où le crédit était un moyen pour se perdre dans le
vide, il est très possible que la propriété soit devenue nécessaire pour
rattacher l'homme à la nature. Dans le monde de la production réelle, où la
propriété foncière précède toujours le crédit, l'horror vacui [83]
de M. Proudhon ne pouvait pas exister.
L'existence de la rente une fois admise, quelle qu'en soit d'ailleurs
l'origine, elle se débat contradictoirement entre le fermier et le propriétaire
foncier. Quel est le dernier terme de ce débat, en d'autres mots, quelle est la
quotité moyenne de la rente ? Voici ce que dit M. Proudhon :
La
théorie de Ricardo répond à cette question. Au début de la société, lorsque
l'homme, nouveau sur la terre, n'avait devant lui que l'immensité des forêts,
que la terre était vaste et que l'industrie commençait à naître, la rente dut
être nulle. La terre, non encore façonnée par le travail, était un objet
d'utilité; ce n'était pas une valeur d'échange; elle était commune, non
sociale. Peu à peu, la multiplication des familles et le progrès de
l'agriculture firent sentir le prix de la terre. Le travail vint donner au sol
sa valeur : de là naquit la rente. Plus, avec la même quantité de services, un
champ put rendre de fruits, plus il fut estimé; aussi la tendance des propriétaires
fut-elle toujours de s'attribuer la totalité des fruits du sol, moins le
salaire du fermier, c'est-à-dire moins les frais de production. Ainsi la
propriété vient à la suite du travail pour lui enlever tout ce qui, dans le
produit, dépasse les frais réels. Le propriétaire remplissant un devoir
mystique et représentant vis-à-vis du colon la communauté, le fermier n'est
plus, dans les prévisions de la Providence, qu'un travailleur responsable,
qui doit rendre compte à la société de tout ce qu'il recueille en sus de son
salaire légitime... Par essence et destination, la rente est donc un instrument
de justice distributive, l'un des mille moyens que le génie économique met en
oeuvre pour arriver à l'égalité. C'est un immense cadastre exécuté contradictoirement
par les propriétaires et fermiers, sans collision possible, dans un intérêt
supérieur, et dont le résultat définitif doit être d'égaliser la possession de
la terre entre les exploiteurs du sol et les industriels... Il ne fallait pas
moins que cette magie de la propriété pour arracher au colon l'excédent
du-produit qu'il ne peut s'empêcher de regarder comme sien et dont il se croit
exclusivement l'auteur. La rente, ou pour mieux dire la propriété, a brisé
l'égoïsme agricole et créé une solidarité que nulle puissance, nul partage de
la terre n'aurait fait naître… À présent, l'effet moral de la propriété obtenu,
reste à faire la distribution de la rente.
Tout ce fracas de mots se réduit d'abord à ceci : Ricardo dit que
l'excédent du prix des produits agricoles sur leurs frais de production, y
compris le profit et l'intérêt ordinaires du capital, donne la mesure de la
rente. M. Proudhon fait mieux. Il fait intervenir le propriétaire, comme un Deus ex machina, qui arrache au colon tout l'excédent de sa production
sur les frais de la production. Il se sert de l'intervention du propriétaire
pour expliquer la propriété, de l'intervention du rentier pour expliquer la
rente. Il répond au problème en posant le même problème et en l'augmentant
encore d'une syllabe.
Observons encore qu'en déterminant la rente par la différence de
fécondité de la terre, M. Proudhon lui assigne une nouvelle origine, puisque la
terre, avant d'être estimée d'après les différents degrés de fertilité, «
n'était pas », suivant lui, « une valeur d'échange, mais était commune ».
Qu'est-elle donc devenue, cette fiction de la rente qui avait pris naissance dans la nécessité de ramener à la terre l'homme qui allait se perdre dans l'infini du vide ?
Dégageons maintenant la doctrine de Ricardo des phrases providentielles,
allégoriques et mystiques dans lesquelles M. Proudhon a eu soin de
l'envelopper.
La rente, dans le sens de Ricardo, est la. propriété foncière à l'état
bourgeois : c'est-à-dire la propriété féodale qui a subi les conditions de la
production bourgeoise.
Nous avons vu que, d'après la doctrine de Ricardo, le prix de tous les
objets est finalement déterminé par les frais de production, y compris le
profit industriel; en d'autres termes, par le temps de travail employé. Dans
l'industrie manufacturière, le prix du produit obtenu par le minimum de travail
règle le prix de toutes les autres marchandises de la même espèce, attendu
qu'on peut multiplier à l'infini les instruments de production les moins
coûteux et les plus productifs, et que la libre concurrence amène nécessairement
un prix de marché, c’est-à-dire un prix commun pour tous les produits de la
même espèce.
Dans l'industrie agricole, au contraire, c'est le prix du produit
obtenu par la plus grande quantité de travail qui règle le prix de tous les produits
de la même espèce. En premier lieu, on ne peut pas, comme dans l'industrie
manufacturière, multiplier à volonté les instruments de production du même
degré de productivité, c'est-à-dire les terrains du même degré de fécondité.
Puis, à mesure que la population s'accroît, on en vient à exploiter des
terrains d'une qualité inférieure, ou à faire sur le même terrain de nouvelles
mises de capital, proportionnellement moins productives que les premières.
Dans l'un et l'autre cas, on fait usage d'une plus grande quantité de travail
pour obtenir un produit proportionnellement moindre. Le besoin de la population
ayant rendu nécessaire ce surcroît de travail, le produit du terrain d'une
exploitation plus coûteuse a son écoulement forcé tout aussi bien que celui du
terrain d'une exploitation à meilleur marché. La concurrence nivelant le prix
du marché, le produit du meilleur terrain sera payé tout aussi cher que celui
du terrain inférieur. C'est l'excédent du prix des produits du meilleur terrain
sur les frais de leur production qui constitue la rente. Si l'on avait toujours
à sa disposition des terrains du même degré de fertilité ; si l'on pouvait,
comme dans l'industrie manufacturière, recourir toujours à des machines moins
coûteuses et plus productives, ou si les secondes mises de capital produisaient
autant que les premières, alors le prix des produits agricoles serait déterminé
par le prix des denrées produites par les meilleurs instruments de production,
comme nous l'avons vu pour le prix des produits manufacturés. Mais aussi, dès
ce moment, la rente aurait disparu.
Pour que la doctrine de Ricardo soit généralement vraie, il faut que
les capitaux puissent être librement appliqués aux différentes branches de
l'industrie ; qu'une concurrence fortement développée entre les capitalistes
ait porté les profits à un taux égal ; que le fermier ne soit plus qu'un
capitaliste industriel qui demande, pour l'emploi de son capital à des terrains
inférieurs, un profit égal à celui qu'il tirerait de son capital appliqué, par
exemple, à l'industrie cotonnière ; que l'exploitation agricole soit soumise
au régime de la grande industrie ; enfin, que le propriétaire foncier lui-même
ne vise plus qu'au revenu monétaire.
En Irlande, la rente n'existe pas encore quoique le fermage y ait pris
un développement extrême. La rente étant l'excédent non seulement sur le
salaire, mais encore sur le profit industriel, elle ne saurait exister là où le
revenu du propriétaire n'est qu'un prélèvement sur le salaire.
Ainsi la rente, bien loin de faire de l'exploiteur de la terre, du
fermier un simple travailleur, et
d'arracher au colon l'excédent du produit qu'il
ne peut s'empêcher de regarder comme sien,
met en présence
du propriétaire foncier le capitaliste industriel, au lieu de l'esclave, du
serf, du tributaire, du salarié.
La propriété foncière, une fois constituée en rente, n'a plus en sa
possession que l'excédent sur les frais de production, détermines non
seulement par le salaire, mais aussi par le profit industriel. C'est donc au
propriétaire foncier que la rente arrachait une partie de son revenu.
Aussi s'est-il écoulé un grand laps de temps avant que le fermier
féodal fût remplacé par le capitaliste industriel. En Allemagne, par exemple,
cette transformation n'a commencé que dans le dernier tiers du XVIIIe siècle.
Il n'y a que l'Angleterre où ce rapport entré le capitaliste industriel et le
propriétaire foncier ait pris tout son développement.
Tant qu'il n'y avait que le colon de M. Proudhon, il n'y avait pas de
rente. Dès qu'il y a rente, le colon n'est pas le fermier, mais l'ouvrier, le
colon du fermier. L'amoindrissement du travailleur, réduit au rôle de simple
ouvrier, journalier, salarié, travaillant pour le capitaliste industriel ;
l'intervention du capitaliste industriel, exploitant la terre comme toute
autre fabrique ; la transformation du propriétaire foncier de petit souverain
en usurier vulgaire : voilà les différents rapports exprimés par la rente.
La rente, dans le sens de Ricardo, c'est l'agriculture patriarcale
transformée en industrie commerciale, le capital industriel appliqué à la
terre, la bourgeoisie des villes transplantée dans les campagnes. La rente, au
lieu d'attacher l'homme à la nature, n'a fait que rattacher l'exploitation de
la terre à la concurrence. Une fois constituée en rente, la propriété foncière
elle-même est le résultat de la concurrence, puisque dès lors elle dépend de la
valeur vénale des produits agricoles. Comme rente, la propriété foncière est
mobilisée et devient un effet de commerce. La rente n'est possible que du
moment où le développement de l'industrie des villes et l'organisation sociale
qui en résulte, forcent le propriétaire foncier a ne viser qu'au profit vénal,
au rapport monétaire de ses produits agricoles, à ne voir enfin dans sa
propriété foncière qu'une machine à battre monnaie. La rente a si parfaitement
détaché le propriétaire foncier du sol, de la nature, qu'il n'a pas seulement
besoin de connaître ses terres, ainsi que cela se voit en Angleterre. Quant au
fermier, au capitaliste indus. triel et à l'ouvrier agricole, ils ne sont pas
plus attachés à la terre qu'ils exploitent, que l'entrepreneur et l'ouvrier des
manufactures ne le sont au coton ou à la laine qu'ils fabriquent ; ils
n'éprouvent de l'attachement que pour le prix de leur exploitation, pour le
produit monétaire. De là, les jérémiades des partis réactionnaires, qui
appellent de tous leurs vœux le retour de la féodalité, de la bonne vie
patriarcale, des mœurs simples et des grandes vertus de nos aïeux.
L'assujettissement du sol aux lois qui régissent toutes les autres industries
est et sera toujours le sujet de condoléances intéressées. Ainsi, on peut dire
que la rente est devenue la force motrice qui a lancé l'idylle dans le
mouvement de l'histoire.
Ricardo, après avoir supposé la production bourgeoise comme nécessaire
pour déterminer la rente, l'applique néanmoins à la propriété foncière de
toutes les époques et de tous les pays. Ce sont là les errements de tous les
économistes, qui représentent les rapports de la production bourgeoise comme
des catégories éternelles.
Du but providentiel de la rente, qui est, pour M. Proudhon, la
transformation du colon en travailleur responsable, il passe à la
rétribution égalitaire de la rente.
La rente, ainsi que nous venons de le voir, est constituée par le prix égal des produits de terrains inégaux en fertilité, de manière qu'un
hectolitre de blé qui a coûté 10 francs est vendu 20 francs, si les frais de
production s'élèvent, pour un terrain de qualité inférieure, à 20 francs.
Tant que le besoin force d'acheter tous les produits agricoles
apportés sur le marché, le prix du marché est déterminé par les frais du
produit le plus coûteux. C'est donc cette égalisation du prix résultant de la
concurrence et non de la différente fertilité des terrains, qui constitue au
propriétaire du meilleur terrain une rente de 10 francs pour chaque hectolitre
que vend son fermier.
Supposons un instant que le prix du blé soit déterminé par le temps de
travail nécessaire pour le produire, et aussitôt l'hectolitre de blé obtenu
sur le meilleur terrain se vendra 10 francs, tandis que l'hectolitre de blé
obtenu sur le terrain de qualité inférieure sera payé 20 francs. Cela admis, le
prix moyen du marché sera de 15 francs tandis que, d'après la loi de la
concurrence, il est de 20 francs. Si le prix moyen était de 15 francs, il n'y
aurait lieu à aucune distribution, ni égalitaire, ni autre, car il n'y aurait
pas de rente. La rente n'existe que par cela même que l'hectolitre de blé, qui coûte
au producteur 10 francs, se vend 20 francs. M. Proudhon suppose l'égalité du
prix du marché à frais de production inégaux, pour en venir à la réparation
égalitaire du produit de l'inégalité.
Nous concevons que des économistes, tels que Mill, Cherbuliez,
Hilditch et autres, aient demandé que la rente soit attribuée à l'État pour
servir à l'acquittement des impôts. C'est là la franche expression de la haine
que le capitaliste industriel voue au propriétaire foncier, qui lui paraît une
inutilité, une superfétation dans l'ensemble de la production bourgeoise.
Mais faire d'abord payer l'hectolitre de blé 20 francs, pour faire
ensuite une distribution générale des 10 francs qu'on a prélevés en trop sur
les consommateurs, cela suffit pour que le génie
social poursuive mélancoliquement sa
route en zigzag, et aille se cogner la tête contre un angle quelconque.
La rente devient, sous la plume de M. Proudhon,
un immense cadastre,
exécuté contradictoirement par les propriétaires et les fermiers... dans
un intérêt supérieur, et dont le résultat définitif doit être d'égaler la
possession de la terre entre les exploiteurs du sol et les industriels.
Pour qu'un cadastre quelconque, formé par la rente, soit d'une valeur
pratique, il faut toujours rester dans les conditions de la société actuelle.
Or, nous avons démontré que le
fermage payé par le fermier au propriétaire n'exprime un peu exacte ment la rente que dans les pays les plus
avancés dans l'industrie et dans le commerce. Encore ce fermage renferme-t-il
souvent l'intérêt payé au propriétaire pour le capital incorporé à la terre.
La situation des terrains, le voisinage des villes, et bien d'autres
circonstances encore, influent sur le fermage et modifient la rente. Ces
raisons péremptoires suffiraient pour prouver l'inexactitude d'un cadastre basé
sur la rente.
D'un autre côté, la rente ne saurait être l'indice constant du degré
de fertilité d'un terrain, puisque l'application moderne de la chimie vient à
chaque instant changer la nature du terrain, et que les connaissances
géologiques commencent précisément de nos jours a renverser toute l'ancienne
estimation de la fertilité relative : ce n'est que depuis vingt ans environ
qu'on a défriché de vastes terrains dans les comtés orientaux de l'Angleterre,
terrains qu'on laissait incultes faute d'avoir bien apprécié les rapports
entre l'humus et la composition de la couche inférieure. Ainsi l'histoire, loin
de donner dans la rente un cadastre tout formé, ne fait que changer, renverser
totalement les cadastres déjà formés.
Enfin la fertilité n'est pas une qualité aussi naturelle qu'on
pourrait bien le croire : elle se rattache intimement aux rapports sociaux
actuels. Une terre peut être très fertile cultivée en blé, et cependant le prix
du marché pourra déterminer le cultivateur à la transformer en prairie
artificielle et à la rendre ainsi infertile.
M. Proudhon n'a improvisé son cadastre, qui ne vaut même pas le
cadastre ordinaire, que pour donner un corps au but providentiellement égalitaire de la rente.
La rente,
continue M. Proudhon, est l'intérêt
payé pour un capital qui ne périt jamais, savoir la terre. Et comme ce capital
n'est susceptible d'aucune augmentation quant à la matière, mais seulement
d'une amélioration indéfinie, quant à l'usage, il arrive que, tandis que
l'intérêt ou le bénéfice du prêt (mutuum)
tend à diminuer sans cesse par l'abondance des capitaux, la rente tend à
augmenter toujours par le perfectionnement de l'industrie, duquel résulte
l'amélioration dans l'usage de la terre... Telle est, dans son essence, la
rente [84].
Cette fois, M. Proudhon voit dans la rente tous les symptômes de
l'intérêt, à cela près qu'elle, provient d'un capital d'une nature spécifique.
Ce capital, c'est la terre, capital éternel,
qui n'est susceptible d'aucune augmentation quant
à la matière, mais seulement d'une amélioration indéfinie quant à l'usage.
Dans la marche progressive de là civilisation, l'intérêt a une
tendance continuelle vers la baisse, tandis que la rente tend baisse à cause de
l'abondance des capitaux ; la rente hausse avec les perfectionnements apportés
dans l'industrie, lesquels ont pour conséquence un usage toujours mieux
entendu de la terre.
Telle est, dans son essence, l'opinion de M. Proudhon.
Examinons d'abord jusqu'à quel point il est juste de dire que la rente
est l'intérêt d'un capital.
Pour le propriétaire foncier lui-même, la rente représente l'intérêt
du capital que lui a coûté la terre, ou qu'il en tirerait s'il la. vendait.
Mais en achetant ou en vendant la terre, il n'achète ou ne vend que la rente.
Le Prix qu'il a mis pour se faire acquéreur de la rente, se règle sur le taux
de l'intérêt en général et n'a rien à faire avec la nature même de la rente.
L'intérêt des capitaux placés en terrains est, en général, inférieur à
l'intérêt des capitaux placés dans les manufactures ou le commerce. Ainsi pour
celui qui ne distingue pas l'intérêt que la terre représente au
propriétaire [85]
d'avec la rente elle-même, l'intérêt de la terre capital diminue encore plus
que l'intérêt des autres capitaux. Mais il ne s'agit pas du prix d'achat ou de
vente de la rente, de la valeur vénale de la rente, de la rente capitalisée, il
s'agit de la rente elle-même,
Le fermage peut impliquer encore, outre la rente proprement dite,
l'intérêt du capital incorporé à la terre. Alors, le propriétaire reçoit cette
partie du fermage non comme propriétaire, mais comme capitaliste ; ce n'est
cependant pas là la rente proprement dite dont nous avons à parler.
La terre, tant qu'elle n'est pas exploitée comme moyen de production,
n'est pas un capital. Les terres capitaux peuvent être augmentées tout aussi
bien que tous les autres instruments de production. On n'y ajoute rien à la
matière, pour parler le langage de M. Proudhon, mais on multiplie les terres qui
servent d'instrument de production. Rien qu'à appliquer à des terres, déjà
transformées en moyen de production, de secondes mises de capital, on augmente
la terre capital sans rien ajouter à la terre matière, c’est-à-dire à l'étendue
de la terre. La terre matière de M. Proudhon, c'est la terre comme borne. Quant
à l'éternité qu'il attribue à la terre, nous voulons bien qu'elle ait cette
vertu comme matière. La terre capital n'est pas plus éternelle que tout autre
capital.
L'or et l'argent, qui donnent l'intérêt, sont aussi durables et
éternels que la terre. Si le prix de l'or et de l'argent baisse tandis que
celui de la terre va haussant, cela ne vient certes pas de sa nature plus ou
moins éternelle.
La terre capital est un capital fixe, mais le capital fixe s'use aussi
bien que les capitaux circulants. Les améliorations apportées à la terre ont
besoin de reproduction et d'entretien ; elles ne durent qu'un temps et elles
ont cela de commun avec toutes les autres améliorations dont on se sert pour
transformer la matière en moyen de. production. Si la terre capital était
éternelle, certains terrains présenteraient un tout autre aspect qu'ils n'ont
aujourd'hui, et nous verrions la Campagne de Rome, la Sicile, la Palestine,
dans tout l'éclat de leur ancienne prospérité.
Il y a même des cas où la terre capital pourrait disparaître, alors
même que les améliorations resteraient incorporées à la terre.
D'abord, cela arrive toutes les fois que la renie proprement dite
s'anéantit par la concurrence de nouveaux terrains plus fertiles ; ensuite,
les améliorations qui pouvaient avoir une valeur à une certaine époque, cessent
d'en avoir du moment qu'elles sont devenues universelles par le développement
de l'agronomie.
Le représentant de la terre capital, ce n'est pas le propriétaire
foncier, mais le fermier. Le revenu que la terre donne comme capital, c'est
l'intérêt et le profit industriel et non la rente. Il y a des terres qui
rapportent cet intérêt et ce profit et qui ne rapportent point de rente.
En résumé, la terre, en tant qu'elle donne un intérêt, est la terre
capital, et, comme terre capital, elle ne donne pas une rente, elle ne
constitue pas la propriété foncière. La rente résulte des rapports sociaux
dans lesquels l'exploitation se fait. Elle ne saurait pas résulter de la nature
plus ou moins dure, plus ou moins durable de la terre. La rente provient de la
société et non pas du sol.
D'après M. Proudhon, l' « amélioration dans l'usage de la terre », -
conséquence du « perfectionnement de l'industrie », - est cause de la
hausse continuelle de la rente. Cette amélioration la fait au contraire
baisser périodiquement.
En quoi consiste, en général, toute amélioration, soit dans
l'agriculture, soit dans la manufacture ? C'est à produire plus avec le même
travail, c'est à produire autant, ou même plus avec moins de travail. Grâce à
ces améliorations, le fermier est dispensé d'employer une plus grande quantité
de travail pour un produit proportionnellement moindre. Il n'a pas besoin alors
de recourir à des terrains inférieurs, et des portions du capital appliquées
successivement au même terrain restent également productives. Donc ces
améliorations, loin de faire hausser continuellement la rente, comme le dit
M. Proudhon, sont, au contraire, autant d'obstacles temporaires qui
s'opposent à sa hausse.
Les propriétaires anglais du XVIIe siècle sentaient si bien cette
vérité qu'ils s'opposèrent aux progrès de l'agriculture, de crainte de voir
diminuer leurs revenus [86].
ET LES COALITIONS DES OUVRIERS
Tout mouvement de hausse dans les salaires ne peut avoir d'autre effet
que celui d'une hausse sur le blé, le vin, etc., c’est-à-dire l'effet d'une
disette. Car qu'est-ce que le salaire ? C'est le prix de revient du blé, etc. ;
c'est le prix intégral de toute chose. Allons plus loin encore : le salaire
est la proportionnalité des éléments qui composent la richesse et qui sont
consommés reproductivement chaque jour par la masse des travailleurs. Or,
doubler les salaires, c'est attribuer à chacun des producteurs une part plus
grande que son produit, ce qui est contradictoire ; et si la hausse ne porte
que sur un petit nombre d'industries, c'est provoquer une perturbation
générale dans les échanges, en un mot, une disette... Il est impossible, je le
déclare, que les grèves suivies d'augmentation de salaires n'aboutissent pas à
un renchérissement général : cela est aussi certain que deux et deux font
quatre [87].
Nous nions toutes ces assertions, excepté que deux et deux font
quatre.
D'abord il n'y a pas de renchérissement
général. Si le prix de toute chose double en même temps que le salaire, il
n'y a pas de changement dans les prix, il n'y a de changement que dans les
termes.
Ensuite, une hausse générale des salaires ne peut jamais produire un
renchérissement plus ou moins général des marchandises. Effectivement, si
toutes les industries employaient le même nombre d'ouvriers en rapport avec le
capital fixe ou avec les instruments dont elles se servent, une hausse
générale des salaires produirait une baisse générale des profits et le prix
courant des marchandises ne subirait aucune altération.
Mais comme le rapport du travail manuel au capital fixe n'est pas le
même dans les différentes industries, toutes les industries qui emploient
relativement une plus grande masse de capital fixe et moins d'ouvriers, seront
forcées tôt ou tard de baisser le prix de leurs marchandises. Dans le cas
contraire où le prix de leurs marchandises ne baisse pas, leur profit s'élèvera
au-dessus du taux commun des profits. Les machines ne sont pas des salariés.
Donc la hausse générale des salaires -atteindra moins les industries qui emploient
comparativement aux autres plus de machines que d'ouvriers. Mais la concurrence
tendant toujours à niveler les profits, ceux qui s'élèvent au-dessus du taux
ordinaire, ne sauraient être que passagers. Ainsi, à part quelques
oscillations, une hausse générale des salaires amènera au lieu d'un
renchérissement général, comme le dit M. Proudhon, une baisse partielle,
c'est-à-dire une baisse dans le prix courant des marchandises qui se fabriquent
principalement à l'aide des machines.
La hausse et la baisse du profit et des salaires n'expriment que la
proportion dans laquelle les capitalistes et les travailleurs participent au
produit d'une journée de travail, sans influer dans la plupart des cas sur le
prix du produit. Mais que
les grèves suivies d'augmentation de salaires
aboutissent à un renchérissement général, à une disette même,
ce sont là de ces idées qui ne peuvent éclore que dans le cerveau d'un
poète incompris,
En Angleterre, les grèves ont régulièrement donné lieu à l'invention
et à l'application de quelques machines nouvelles. Les machines étaient, on
peut le dire, l'arme qu'employaient les capitalistes pour abattre le travail
spécial en révolte. Le self-acting mule, la
plus grande invention de l'industrie moderne, mit hors de combat les fileurs
révoltés. Quand les coalitions et les rêves n'auraient d'autre effet que de
faire réagir contre elles les efforts du génie mécanique, toujours
exerceraient-elles une influence immense sur le développement de l'industrie.
Je
trouve, continue M. Proudhon, dans un
article publié par M. Léon Faucher... septembre 1345, que depuis quelque temps
les ouvriers anglais ont perdu l'habitude des coalitions, ce qui est assurément un progrès, dont on ne peut que
les féliciter : mais que cette amélioration dans le moral des ouvriers vient
surtout de leur instruction économique. Ce n'est point des manufacturiers,
s'écriait au meeting de Bolton, un ouvrier fileur, que les salaires dépendent.
Dans les époques de dépression les maîtres ne sont pour ainsi dire que le
fouet dont s'arme la nécessité, et qu'ils le veuillent ou non, il faut qu'ils
frappent. Le principe régulateur est le rapport de l'offre avec la demande ;
et les maîtres n'ont pas ce pouvoir... A la bonne heure, s'écrie M. Proudhon, voilà des ouvriers bien dressés, des ouvriers
modèles, etc., etc. Cette misère manquait à l'Angleterre : elle ne passera pas
le détroit [88].
De toutes les villes de l’Angleterre, Bolton est celle où le
radicalisme est le plus développé. Les ouvriers de Bolton sont connus pour
être on ne peut plus révolutionnaires. Lors de la grande -agitation, qui eut
lieu en Angleterre pour l'abolition des lois céréales, les fabricants anglais
ne crurent pouvoir faire face aux propriétaires fonciers qu'en mettant en avant
les ouvriers. Mais comme les intérêts des ouvriers n'étaient pas moins opposés
à ceux des fabricants, que les intérêts des fabricants ne l'étaient à ceux des
propriétaires fonciers, il était naturel que les fabricants dussent avoir le
dessous dans les meetings des ouvriers. Que firent les fabricants ? Pour sauver
les apparences, ils organisèrent des meetings composés, en grande partie des
contremaîtres, du petit nombre d'ouvriers qui leur étaient dévoués et des amis du commerce proprement dits. Quand
ensuite les véritables ouvriers essayèrent, comme à Bolton et à Manchester, d'y
prendre part pour protester contre ces démonstrations factices, on leur
défendit l'entrée, en disant que c'était un ticket-meeting,
On entend par ce mot des meetings où l'on n'admet que des personnes munies
de cartes d'entrée. Cependant les affiches, placardées sur les murs, avaient
annoncé des meetings publics. Toutes les fois qu'il y avait de ces meetings,
les journaux des fabricants rendaient un compte pompeux et détaillé des
discours qu'on y avait prononcés. Il va sans dire que c'étaient les
contremaîtres qui prononçaient ces discours. Les feuilles de Londres les
reproduisaient littéralement. M. Proudhon a le malheur de prendre les contremaîtres
pour des ouvriers ordinaires et leur enjoint l'ordre de ne pas passer le
détroit.
Si en 1844 et en 1845 les grèves frappaient moins les regards
qu'auparavant, c'est que 1844 et 1845 étaient les deux premières années de
prospérité qu'il y eût pour l'industrie anglaise depuis 1837. Néanmoins, aucune
des trades-unions n'avait été
dissoute.
Entendons maintenant les contremaîtres de Bolton. Selon eux les
fabricants ne sont pas les maîtres du salaire, parce qu'ils ne sont pas les
maîtres du prix du produit, et ils ne sont pas les maîtres du produit parce
qu'ils ne sont pas les maîtres du marché de l'univers. Par cette raison ils
donnaient à entendre qu'il ne fallait pas faire des coalitions pour arracher
aux maîtres une augmentation de salaires. M. Proudhon, au contraire, leur
interdit les coalitions de crainte qu'une coalition ne soit suivie d'une hausse
de salaires, qui entraînerait une disette générale. Nous n'avons pas besoin de
dire que sur un seul point il y a entente cordiale entre les contremaîtres et M. Proudhon :
c'est qu'une hausse de salaires équivaut à une hausse dans le prix des
produits.
Mais la crainte d'une disette. est-ce là la véritable cause de la
rancune de M. Proudhon ? Non. Il en veut tout bonnement aux contremaîtres
de Bolton, parce qu'ils déterminent la valeur par l'offre et la demande et qu'ils ne se soucient guère de la valeur constituée, de la valeur passée à
l'état de constitution, de la constitution de la valeur, y compris l'échangeabilité permanente et toutes
les autres proportionnalités de rapports et
rapports de proportionnalité, flanqués
de la Providence.
La grève
des ouvriers est illégale, et ce
n'est pas seulement le Code pénal qui dit cela, c'est le système économique,
c'est la nécessité de l'ordre établi... Que chaque ouvrier individuellement ait
la libre disposition de sa personne et de ses bras, cela peut se tolérer : mais
que les ouvriers entreprennent par des coalitions de faire violence au
monopole, c'est ce que la société ne peut permettre [89].
M. Proudhon prétend faire passer un article du Code pénal pour un
résultat nécessaire et général des rapports de la production bourgeoise.
En Angleterre, les coalitions sont autorisées par
un acte de Parlement et c'est le système économique qui a forcé le Parlement à
donner cette autorisation de par la loi. En 1825, lorsque sous le ministre
Huskisson le Parlement dut modifier la législature, pour la mettre de plus en
plus d'accord avec un état de choses résultant de la libre concurrence, il lui
fallut nécessairement abolir toutes les lois qui interdisaient les coalitions
des ouvriers. Plus l'industrie moderne et la concurrence se développent, plus
il y a des éléments [90]
qui provoquent et secondent les coalitions, et aussitôt que les coalitions
sont devenues un fait économique, prenant de jour en jour plus de consistance,
elles ne peuvent pas tarder à devenir un fait légal.
Ainsi l'article du Code pénal prouve tout au plus que l'industrie
moderne et la concurrence n'étaient pas encore bien développées sous
l'Assemblée constituante et sous l'Empire.
Les économistes et les socialistes [91]
sont d'accord sur un seul point : c'est de condamner les coalitions. Seulement ils motivent différemment leur acte de
condamnation.
Les économistes disent aux ouvriers : Ne vous coalisez pas. En vous
coalisant, vous entravez la marche régulière de l'indus. trie, vous empêchez
les fabricants de satisfaire aux
commandes, vous troublez le commerce et vous précipitez l'envahissement des
machines qui, en rendant votre travail en partie inutile, vous forcent
d'accepter un salaire encore abaissé. D'ailleurs, vous avez beau faire, votre
salaire sera toujours déterminé par le rapport des bras demandés avec les bras
offerts et c'est un effort aussi ridicule que dangereux, que de vous mettre en
révolte contre les lois éternelles de l'économie politique.
Les socialistes disent aux ouvriers : Ne vous coalisez pas, car, au
bout du compte, qu'est-ce que vous y gagneriez ? Une hausse de salaires ? Les
économistes vous prouveront jusqu'à l'évidence, que les quelques sous que vous
pourriez y gagner, en cas de réussite, pour quelques moments, seront suivis
d'une baisse pour toujours. D'habiles calculateurs vous prouveront qu'il vous
faudrait des années pour vous rattraper. seulement sur l'augmentation des
salaires, des frais qu'il vous a fallu faire pour organiser et entretenir les
coalitions.
Et nous, nous vous dirons, en notre qualité de socialistes, qu'à part
cette question d'argent, vous ne serez pas moins les ouvriers, et les maîtres
seront toujours les maîtres, après comme avant. Ainsi pas de coalitions, pas de
politique, car faire des coalitions, n'est-ce pas faire de la politique ?
Les économistes veulent que les ouvriers restent dans la société telle
qu'elle est formée et telle qu'ils l'ont consignée et scellée dans leurs
manuels.
Les socialistes veulent que les ouvriers laissent là la société
ancienne, pour pouvoir mieux entrer dans la société nouvelle qu'ils leur ont
préparée avec tant de prévoyance.
Malgré les uns et les autres, malgré les manuels et les utopies, les
coalitions n'ont pas cessé un instant de marcher et de grandir avec le
développement et l'agrandissement de l'industrie moderne. C'est à tel point
maintenant, que le degré où est arrivé la coalition dans un pays, marque
nettement le degré qu'il occupe dans la hiérarchie du marché de l'univers.
L'Angleterre, où l'industrie a atteint le plus haut degré de développement, a
les coalitions les plus vastes et les mieux organisées.
En Angleterre, on ne s'en est pas tenu à. des coalitions partielles,
qui n'avaient pas d'autre but qu'une grève passagère, et qui disparaissaient
avec elle. On a formé des coalitions permanentes, des trades-unions qui servent
de rempart aux ouvriers dans leurs luttes avec les entrepreneurs. Et à l'heure
qu'il est, toutes ces trades-unions locales trouvent un point d'union dans la
National Association of United Trades, dont le comité central est à Londres, et
qui compte déjà 80 000 membres. La formation de ces grèves, coalitions,
trades-unions marcha simultanément avec les luttes politiques des ouvriers qui
constituent maintenant un grand parti politique sous le nom de Chartistes.
C'est sous la forme des coalitions qu'ont toujours lieu les premiers
essais des travailleurs pour s'associer entre eux.
La grande industrie agglomère dans un endroit une foule de gens
inconnus les uns aux autres. La concurrence les divise d'intérêts. Mais le
maintien du salaire, cet intérêt commun qu'ils ont contre leur maître, les
réunit dans une même pensée de résistance - coalition. Ainsi la coalition a
toujours un double but, celui. de faire cesser entre eux la concurrence, pour
pouvoir faire une concurrence générale au capitaliste. Si le premier but de
résistance n'a été que le maintien des salaires, à mesure que les capitalistes
à leur tour se réunissent dans une pensée de répression, les coalitions,
d'abord isolées, se forment en groupes, et en face du capital toujours réuni,
le maintien de l'association devient plus nécessaire pour eux que celui du
salaire. Cela est tellement vrai, que les économistes anglais sont tout étonnés
de voir les ouvriers sacrifier une bonne partie du salaire en faveur des
associations qui, aux yeux de ces économistes, ne sont établies qu'en faveur du
salaire. Dans cette lutte - véritable guerre civile - se réunissent et se
développent tous les éléments nécessaires à une bataille à venir. Une fois
arrivée à ce point-là, l'association prend un caractère politique.
Les conditions économiques avaient d'abord transformé la masse du pays
en travailleurs. La domination du
capital a créé à cette masse une situation commune, des intérêts communs.
Ainsi cette masse est déjà une classe vis-à-vis du capital, mais pas encore
pour elle-même. Dans la lutte, dont nous n'avons signalé que quelques phases,
cette masse se réunit, elle se constitue en classe pour elle-même. Les intérêts
qu'elle défend deviennent des intérêts de classe. Mais la lutte de classe à
classe est une lutte politique.
Dans la bourgeoisie, nous avons deux phases à distinguer celle pendant
laquelle elle se constitua en classe sous le régime de la féodalité et de la
monarchie absolue, et celle où, déjà constituée en classe, elle renversa la
féodalité et la monarchie, pour faire de la société une société bourgeoise. La
première de ces phases fut la plus longue et nécessita les plus grands efforts.
Elle aussi avait commencé par des coalitions partielles contre les seigneurs
féodaux.
On a fait bien des recherches pour retracer les différentes phases
historiques que la bourgeoisie a parcourues, depuis la commune jusqu'à sa
constitution comme classe.
Mais quand il s'agit de se rendre un compte exact des grèves, des
coalitions et des autres formes dans lesquelles les prolétaires effectuent
devant nos yeux leur organisation comme classe, les uns sont saisis d'une
crainte réelle, les autres affichent un dédain transcendantal.
Une classe opprimée est la condition vitale de toute société fondée
sur l'antagonisme des classes. L'affranchissement de la classe opprimée
implique donc nécessairement la création d'une société nouvelle. Pour que la
classe opprimée puisse s'affranchir, il faut que les pouvoirs productifs déjà acquis
et les rapports sociaux existants ne puissent plus exister les uns à côté des
autres. De tous les instruments de production, le plus grand pouvoir productif,
c'est la classe révolutionnaire elle-même. L'organisation des éléments
révolutionnaires comme classe suppose l'existence de toutes les forces
productives qui pouvaient s'engendrer dans le sein de la société ancienne.
Est-ce à dire qu'après la chute de l'ancienne société il y aura une
nouvelle domination de classe, se résumant dans un nouveau pouvoir politique ?
Non.
La condition d'affranchissement de la classe laborieuse c'est
l'abolition de toute classe, de même que la condition d'affranchissement du
tiers état, de l'ordre bourgeois, fut l'abolition de tous les états [92]
et de tous les ordres.
La classe laborieuse substituera, dans le cours de son développement,
à l'ancienne société civile une association qui exclura les classes et leur
antagonisme, et il n'y aura plus de pouvoir politique proprement dit, puisque
le pouvoir politique est précisément le résumé officiel de l'antagonisme dans
la société civile.
En attendant, l'antagonisme entre le prolétariat et la bourgeoisie est
une lutte de classe à classe, lutte qui, portée à sa plus haute expression,.
est une révolution totale. D'ailleurs, faut-il s'étonner qu'une société, fondée
sur l'opposition des classes,
aboutisse à la contradiction brutale,
à un choc de corps à corps comme dernier dénouement ?
Ne dites pas que le mouvement social exclut le mouvement politique. Il
n'y a jamais de mouvement politique qui ne soit social en même temps.
Ce n'est que dans un ordre de choses où il n'y aura plus de classes et
d'antagonisme de classes, que les évolutions
sociales cesseront d'être des révolutions
politiques. Jusque-là, à la veille de chaque remaniement général de la
société, le dernier mot de la science sociale sera toujours :
Le combat
ou la mort la lutte sanguinaire ou le néant. C'est ainsi que la question est
invinciblement posée. (George Sand.)
(Lettre à J.-B. Schvwitzer)
Londres, le 24 janvier 1865.
Monsieur,
... J'ai reçu hier la lettre dans laquelle vous me demandez un
jugement détaillé sur Proudhon. Le
temps me manque pour répondre à votre désir. Et puis je n'ai sous la main aucun
de ses écrits. Cependant pour vous montrer ma bonne volonté, je vous envoie, à
la hâte, ces quelques notes. Vous pourrez les compléter, ajouter ou retrancher,
bref en faire ce que bon vous semblera.
Je ne me souviens plus des premiers essais de Proudhon. Son travail
d'écolier sur la Langue universelle témoigne
du sans-gêne avec lequel il s'attaquait à des problèmes pour la solution
desquels les connaissances les plus élémentaires lui faisaient défaut.
Sa première œuvre : Qu'est-ce que
la propriété ? est sans conteste la meilleure. Elle fait époque, si ce
n'est par la nouveauté du contenu, du moins par la manière neuve et hardie de
dire des choses connues. Les
socialistes français, dont il connaissait les écrits, avaient naturellement non
seulement critiqué de divers points de vue la propriété [94], mais encore l'avaient utopiquement
supprimée. Dans son livre, Proudhon est à Saint-Simon et à Fourier à peu Près
ce que Feuerbach est à Hegel. Comparé à Hegel, Feuerbach est bien pauvre.
Pourtant, après Hegel il fit époque, parce qu'il mettait l'accent sur des
points désagréables pour la conscience chrétienne et importants pour le progrès
de la critique philosophique, mais laissés par Hegel dans un clair-obscur [95]
mystique.
Le style de cet écrit de Proudhon est encore, si je puis dire,
fortement musclé, et c'est le style qui, à mon avis, en fait le grand mérite.
On voit que, lors même qu'il se borne à reproduire de l'ancien, Proudhon
découvre que ce qu'il dit est neuf pour lui et qu'il le sert pour tel.
L'audace provoquante avec laquelle il porte la main sur le «
sanctuaire » économique, les paradoxes spirituels avec lesquels il se moque, du
plat sens commun bourgeois, sa critique corrosive, son amère ironie, avec çà et
là un sentiment de révolte profond et vrai contre les infamies de l'ordre des
choses établies, son sérieux révolutionnaire, voilà ce qui explique l'effet «
électrique », l'effet de choc que produisit Qu'est-ce que la propriété ? dès sa
parution. Dans une histoire rigoureusement scientifique de l'économie
politique, cet écrit mériterait à peine une mention. Mais ces écrits à
sensation jouent leur rôle dans les sciences tout aussi bien que dans la
littérature. Prenez, par exemple, l'Essai sur la population de Malthus. La
première édition est tout bonnement un pamphlet sensationnel [96]
et, par-dessus le marché un plagiat d'un bout à l'autre. Et pourtant quel choc
cette pasquinade du genre humain n'a-t-elle pas provoqué !
Si j'avais sous les yeux le livre de Proudhon, il me serait facile par
quelques exemples de montrer sa première manière. Dans les chapitres que
lui-même considérait les plus importants, il imite la méthode de Kant traitant
des antinomies - Kant était à ce moment le seul philosophe allemand qu'il
connût en traduction ; il donne l'impression que pour lui comme pour Kant, les
antinomies ne se résolvent qu' « au-delà » de l'entendement humain,
c'est-à-dire que son entendement à lui est incapable de les résoudre.
Mais en dépit de ses allures d'iconoclaste, déjà dans Qu'est ce que la propriété ?, on trouve
cette contradiction que Proudhon, d'un côté, fait le procès à la société du
point de vue et avec les yeux d'un petit paysan (plus tard d'un petit-bourgeois [97] )
français, et de l'autre côté, lui applique l'étalon que lui ont transmis les
socialistes.
D'ailleurs, le titre même du livre en indiquait
l'insuffisance. La question était trop mal posée pour qu'on pût y répondre
correctement. Les « rapports de propriété » antiques avaient été remplacés par
la propriété féodale, celle-ci par la propriété bourgeoise. Ainsi l'histoire
elle-même avait soumis à sa critique les rapports de propriété passés. Ce qu'il
s'agissait pour Proudhon de traiter c'était la propriété bourgeoise actuelle. A
la question de savoir ce qu'était cette propriété, on ne pouvait répondre que
par une analyse critique de l'économie politique, embrassant l'ensemble de ces
rapports de propriété, non pas dans leur expression juridique de rapports de
volonté, mais dans la forme réelle, c'est-à-dire de rapports de production.
Comme Proudhon intègre l'ensemble de ces rapports économiques à la notion
juridique de la propriété, il ne pouvait aller au-delà de la réponse donnée
par Brissot, dès avant 1789, dans un écrit du même genre, dans les mêmes termes
: « La propriété c'est le vol [98].
»
La conclusion que l'on en tire, dans le meilleur des cas, c'est que
les notions juridiques du bourgeois sur le vol s'appliquent tout aussi bien à
ses profits honnêtes. D'un autre côté, comme le vol, en tant que violation de
la propriété, présuppose la propriété, Proudhon s'est embrouillé dans toutes
sortes de divagations confuses sur la vraie propriété bourgeoise.
Pendant mon séjour à Paris, en 1844, j'entrai en relations
personnelles avec Proudhon. Je rappelle cette circonstance parce que jusqu'à un
certain point je suis responsable de sa « sophistication », Mot qu'emploient
les Anglais pour désigner la falsification d'une marchandise. Dans de longues
discussions, souvent prolongées toute la nuit, je l'infectais, à son grand
préjudice, d'hégélianisme qu'il ne pouvait pas étudier à fond, ne sachant pas
l'allemand. Ce que j'avais commencé, M. Karl Grün, après mon expulsion de
France, le continua. Et encore ce professeur de philosophie allemande avait sur
moi cet avantage de ne rien entendre à ce qu'il enseignait.
Peu de temps avant la publication de son second ouvrage important :
Philosophie de la misère, etc., Proudhon me l'annonça dans une lettre très
détaillée, où entre autres choses se trouvent ces paroles - « J'attends votre
férule critique [99].
» Mais bientôt celle-ci tomba sur lui (dans ma Misère de la philosophie, etc.,
Paris, 1847), d'une façon qui brisa à tout jamais notre amitié.
De ce qui précède, vous pouvez voir que sa Philosophie de la misère ou
système des contradictions économiques devait, enfin, donner la réponse à la
question : Qu'est-ce que la propriété ? En effet, Proudhon n'avait commencé ses
études économiques qu'après la publication de ce premier livre; il avait
découvert que, pour résoudre la question posée par lui, il fallait répondre non
par des invectives, mais par une analyse de l'économie politique moderne. En
même temps, il essaya d'exposer le système des catégories économiques au moyen
de la dialectique. La contradiction hégélienne devait remplacer l'insoluble
antinomie de Kant, comme moyen de développement.
Pour la critique de ses deux gros volumes, je dois vous renvoyer à ma
réplique. J'ai montré, entre autres, comme il a peu pénétré les secrets de la
dialectique scientifique, combien, d'autre part, il partage les illusions de
la philosophie « spéculative » : au lieu de considérer les catégories
économiques comme des expressions théoriques de rapports de production
historiques correspondant à un degré déterminé du développement de la production
matérielle, son imagination les transforme en idées éternelles, préexistantes
à toute réalité, et de cette manière, par un détour, il se retrouve à son point
de départ, le point de vue de l'économie bourgeoise [100].
Puis je montre combien défectueuse et rudimentaire est sa connaissance
de l'économie politique, dont il entreprenait cependant la critique, et
comment avec les utopistes il se met à la recherche d'une prétendue « science
», d'où on ferait surgir une formule toute prête et a priori pour la « solution
de la question sociale », au lieu de puiser la science dans la connaissance
critique du mouvement historique, mouvement qui lui-même produit les conditions
matérielles de l'émancipation. Ce que je démontre surtout, c'est que Proudhon
n'a que des idées imparfaites, confuses et fausses sur la base de toute
économie politique, la valeur d'échange, circonstance qui l'amène à voir les
fondements d'une nouvelle science dans une interprétation utopique de la
théorie de la valeur de Ricardo. Enfin, je résume mon jugement sur son point de
vue général en ces mots :
Chaque
rapport économique a un bon et un mauvais côté : c'est le seul point dans
lequel M. Proudhon ne se dément pas. Le bon côté, il le voit exposé par les
économistes; le mauvais côté, il le voit dénoncé par les socialistes. Il
emprunte aux économistes la nécessité des rapports éternels, il emprunte aux
socialistes l'illusion de ne voir dans la misère que la misère (au lieu d'y
voir le côté révolutionnaire, subversif, qui renversera la société ancienne).
Il est d'accord avec les uns et les autres en voulant s'en référer à l'autorité
de la science. La science, pour lui, se réduit aux minces proportions d'une
formule scientifique ; il est l'homme à la recherche des formules. C'est
ainsi que M. Proudhon se flatte d'avoir donné la critique et de l'économie
politique et du communisme : il est au-dessous de l'une et de l'autre.
Au-dessous des économistes, puisque comme philosophe, qui a sous la main une
formule magique, il a cru pouvoir se dispenser d'entrer dans des détails
purement économiques; au-dessous des socialistes, puisqu'il n'a ni assez de
courage, ni assez de lumières pour s'élever, ne serait-ce que spéculativement
au-dessus de l'horizon bourgeois.
... Il
veut planer en homme de science au-dessus des bourgeois, et des prolétaires ;
il n'est que le petit bourgeois, ballotté constamment entre le Capital et le
Travail, entre l’économie politique et le communisme [101].
Quelque dur que paraisse ce jugement, je suis obligé de le maintenir
encore aujourd'hui, mot pour mot. Mais il importe de ne pas oublier qu'au
moment où je déclarai et prouvai théorique. ment que le livre de Proudhon
n'était que le code du socialisme des petits-bourgeois [102],
ce même Proudhon fut anathématisé comme ultra et archi-révolutionnaire à la
fois par des économistes et des socialistes. C'est pourquoi plus tard je n'ai
jamais mêlé ma voix a ceux qui jetaient les hauts cris sur sa « trahison » de la révolution. Ce n'était pas sa
faute si, mal compris à l'origine par d'autres comme par lui-même, il n'a pas
répondu à des espérances que rien ne justifiait.
Philosophie de la misère, mise en regard de Qu'est-ce que la propriété ? fait ressortir très défavorablement
tous les défauts de la manière d'exposer de Proudhon. Le style est souvent ce
que les Français appellent ampoulé [103].
Un galimatias prétentieux et spéculatif, qui se donne pour de la philosophie
allemande, se rencontre partout où la perspicacité gauloise fait défaut. Ce
qu'il vous corne aux oreilles, sur un ton de saltimbanque et de fanfaron
suffisant, c'est un ennuyeux radotage sur la « science » dont il fait par
ailleurs illégitimement étalage. A la place de la chaleur vraie et naturelle
qui éclaire son premier livre, ici en maint endroit Proudhon déclame
systématiquement, et s'échauffe à froid. Ajoutez à cela le gauche et
désagréable pédantisme de l'autodidacte qui fait l'érudit, de l'ex-ouvrier qui
a perdu sa fierté de se savoir penseur indépendant et original, et qui
maintenant, en parvenu de la science, croit devoir se pavaner et se vanter de
ce qu'il n'est pas et de ce qu'il n'a pas. Puis il y a ses sentiments de
petit-bourgeois qui le poussent à attaquer d'une manière inconvenante et
brutale, mais qui n'est ni pénétrante, ni profonde, ni même juste, un homme tel
que Cabet, respectable à cause de son attitude pratique envers le prolétariat
français, tandis qu'il fait l'aimable avec un Dunoyer (conseiller d'État, il est vrai), qui n'a d'autre
importance que d'avoir prêché avec un sérieux comique, tout au long (le trois
gros volumes insupportablement ennuyeux, un rigorisme ainsi caractérisé par
Helvétius : « On veut que les malheureux soient satisfaits [104]
De fait, la révolution de février survint fort mal à propos pour
Proudhon qui, tout juste quelques semaines auparavant, venait de prouver de
façon irréfutable que l' « ère des révolutions » était passée à jamais.
Cependant son attitude à l'Assemblée nationale ne mérite que des éloges, bien
qu'elle prouve son peu d'intelligence de la situation. Après l'insurrection de juin cette attitude était un acte de grand
courage. Elle eut de plus cette conséquence heureuse que M. Thiers, dans sa réponse aux propositions
de Proudhon, publiée par la suite en brochure, dévoila à toute l'Europe sur
quel piédestal, au niveau des enfants qui fréquentent le catéchisme, se
dressait ce pilier intellectuel de la bourgeoisie française. Opposé à Thiers, Proudhon prit en effet les
proportions d'un colosse antédiluvien. Les derniers « exploits » économiques
de Proudhon furent sa découverte du « Crédit gratuit » et de la « Banque du
peuple » qui devait le réaliser. Dans mon ouvrage Zür Kritik der politischen Oekonomie (Contribution à la critique de
l'économie politique) Berlin 1859 (pp. 59-64) [105],
on trouve la preuve que la base théorique de ces idées proudhoniennes résulte
d'une complète ignorance des premiers éléments de l'économie politique
bourgeoise : le rapport entre la marchandise
et l'argent ; tandis que leur
superstructure pratique n'était que la reproduction de projets bien antérieurs
et bien mieux élaborés.
Il n'est pas douteux, il est même tout à fait évident que le système
de crédit qui a servi par exemple en Angleterre, au commencement du XVIIIe et
plus récemment du XIXe siècle, à transférer les richesses d'une classe à une
autre pourrait servir aussi, dans certaines conditions politiques et
économiques, à accélérer l'émancipation de la classe ouvrière. Mais considérer le
capital portant intérêts comme la forme
principale du capital, mais vouloir faire une application particulière du
crédit, de l'abolition prétendue de l'intérêt, la base de la transformation
sociale - voilà une fantaisie tout ce qu'il y a de plus philistin. Aussi la
trouve-t-on déjà élucubrée con amore chez
les porte-parole économiques de la
petite bourgeoisie anglaise du XVIIe siècle. La polémique de Proudhon
contre Bastiat au sujet du capital portant intérêts (1850) est de beaucoup
au-dessous de Philosophie de la misère.
Il réussit à se faire battre même par Bastiat et pousse de hauts cris,
d'une manière burlesque, toutes les fois que son adversaire lui porte un coup.
Il y a quelques années, Proudhon écrivit une dissertation sur les
impôts, sur un sujet mis au concours, à ce que je crois, par le gouvernement du
canton de Vaud. Ici s'évanouit la dernière lueur de génie : il ne reste que le
petit-bourgeois tout pur [106].
Les écrits politiques et philosophiques de Proudhon ont tous le même
caractère double et contradictoire que nous avons trouvé dans ses travaux
économiques. De plus, ils n'ont qu'une importance locale limitée à la France.
Toutefois, ses attaques contre la religion et l'Église avaient un grand mérite
en France à une époque où les socialistes français se targuaient de leurs
sentiments religieux comme d'une supériorité sur le voltairianisme du XVIIIe
siècle et sur l'athéisme allemand du XIXe siècle. Si Pierre le Grand abattit la
barbarie russe par la barbarie, Proudhon fit de son mieux pour terrasser la
phrase française par la phrase.
Ce que l'on ne peut plus considérer comme de mauvais écrits seulement,
mais tout bonnement comme des vilenies - correspondant toutefois parfaitement
au point de vue petit-bourgeois - c'est le livre sur le coup d'État, où il coquette avec L.
Bonaparte, s'efforçant en réalité de le rendre acceptable aux ouvriers
français, et son dernier ouvrage contre la Pologne, où, en l'honneur du tsar,
il fait montre d'un cynisme de crétin.
On a souvent comparé Proudhon à Jean-Jacques Rousseau. Rien ne saurait
être plus faux. Il ressemble plutôt à Nicolas
Linguet, dont la Théorie des lois civiles
est d'ailleurs une oeuvre de génie.
La nature de Proudhon le portait à la dialectique. Mais n'ayant jamais
compris la dialectique vraiment scientifique, il ne parvint qu'au sophisme. En
fait, c'était lié à son point de vue petit-bourgeois. Le petit-bourgeois, tout
comme notre historien Raumer, se compose de « d'un côté » et de « de l'autre
côté ». Même tiraillement opposé dans ses intérêts matériels et par conséquent
ses vues religieuses, scientifiques et artistiques, sa morale, enfin son être
tout entier. Il est la contradiction faite homme.
S'il est, de plus, comme Proudhon, un homme d'esprit, il saura bientôt
jongler avec ses propres contradictions et les élaborer selon les circonstances
en paradoxes frappants, tapageurs, parfois scandaleux, parfois brillants.
Charlatanisme scientifique et accommodements politiques sont inséparables
d'un pareil point de vue. Il ne reste plus qu'un seul mobile, la vanité de l'individu, et, comme pour
tous les vaniteux, il ne s'agit plus que de l'effet du moment, du succès du
jour. De la sorte, s'éteint nécessairement le simple tact moral qui préserva un
Rousseau, par exemple, de toute compromission, même apparente, avec les
pouvoirs existants.
Peut-être la postérité dira, pour caractériser la toute récente phase
de l'histoire française, que Louis Bonaparte en fut le Napoléon et Proudhon le
Rousseau-Voltaire.
Vous m'avez confié le rôle de juge... Si peu de temps après la mort de
l'homme : à vous maintenant d'en prendre la responsabilité.
Votre tout dévoué,
Karl MARX.
C'est par John Gray [108]
que la théorie du temps de travail pris comme unité de mesure immédiate de la
monnaie a été développée pour la première fois de façon systématique. Il fait
certifier, par une banque centrale nationale agissant par l'entreprise de ses
succursales, le temps de travail employé pour produire les différentes
marchandises. En échange de la marchandise, le producteur reçoit un certificat
officiel de sa valeur, c'est-à-dire un reçu pour autant de temps de travail que
sa marchandise en contient [109]
et ces billets de banque de 1 semaine de travail, 1 journée de travail, 1 heure
de travail, etc., servent en même temps de bons pour l'équivalent en toutes
autres marchandises emmagasinées dans les docks de la banque [110].
C'est là le principe fondamental, dont tous les détails d'application sont
soigneusement étudiés en s'appuyant toujours sur des institutions anglaises
existantes. Avec ce système, dit Gray,
il serait rendu aussi facile en tout temps de
vendre pour de l'argent qu'il l'est maintenant d'acheter avec de l'argent ;
la production serait la source uniforme et jamais tarie de la demande [111].
Les métaux précieux perdraient leur « privilège » vis-à-vis des autres
marchandises et
prendraient sur le marché la place qui leur
revient à côté du beurre et des oeufs, du drap et du calicot, et leur valeur ne
nous intéresserait pas plus que celle des diamants [112].
Devons-nous
conserver notre mesure fictive des valeurs, l'or, et entraver ainsi les forces
productives du pays, ou bien devons-nous recourir à la mesure naturelle des
valeurs, le travail, et libérer ainsi les forces« productives du pays [113] ?
Le temps de travail étant la mesure immanente des valeurs, pourquoi
une autre mesure extérieure à côté d'elle ? Pourquoi la valeur d'échange
évolue-t-elle en prix ? Pourquoi toutes les marchandises évaluent-elles leurs
valeurs dans une marchandise exclusive, qui est ainsi transformée en mode
d'existence de la valeur d'échange, en argent ? Tel était le problème qu'avait
à résoudre Gray. Au lieu de le résoudre, il s'imagine que les marchandises
pourraient se rapporter directement les unes aux autres en tant que produits du
travail social. Mais elles ne peuvent se rapporter les unes aux autres que pour
ce qu'elles sont. Les marchandises sont de façon immédiate les produits de
travaux privés indépendants isolés qui, par leur aliénation dans le processus
de l'échange privé, doivent se confirmer comme du travail social général,
autrement dit, le travail, sur la base de la production marchande, ne devient
travail social que par l'aliénation universelle des travaux individuels. Mais,
en posant comme immédiatement social le
temps de travail contenu dans les marchandises, Gray le pose comme temps de
travail collectif ou comme temps de travail d'individus directement associés.
Alors effectivement une marchandise spécifique, comme l'or et l'argent, ne
pourrait affronter les autres marchandises comme incarnation du travail
général, la valeur d'échange ne deviendrait pas prix, mais la valeur d'usage ne
se transformerait pas non plus en valeur d'échange, le produit ne deviendrait
pas marchandise et ainsi serait supprimée la base même de la production bourgeoise.
Mais telle n'est nullement la pensée de Gray. Les produits doivent être fabriqués comme marchandises, mais non être
échangés comme marchandises. Gray confie à une banque nationale la
réalisation de ce pieux désir. D'une part, la société sous la forme de la
banque rend les individus indépendants des conditions de l'échange privé et,
d'autre part, elle laisse ces mêmes individus continuer de produire sur la base
de l'échange privé. La logique interne cependant pousse Gray à nier les unes
après les autres les conditions de la production bourgeoise, bien qu'il veuille
seulement « réformer » la monnaie engendrée par l'échange des marchandises.
C'est ainsi qu'il transforme le capital en capital national [114],
la propriété foncière en propriété nationale [115],
et, si l'on y regarde de près, on s'aperçoit que non seulement sa banque reçoit
des marchandises d'une main et délivre de l'autre des certificats de livraison
de travail, mais qu'elle règle la production elle-même. Dans son dernier
ouvrage Lectures on Money, où Gray
cherche anxieusement à représenter sa monnaie-travail comme une réforme
purement bourgeoise, il s’empêtre dans des absurdités plus criantes encore.
Toute marchandise est immédiatement monnaie. Telle était la théorie de
Gray, déduite de son analyse incomplète, partant fausse, de la marchandise. La
construction « organique » de « monnaie-travail » et de « banque nationale » et
« d'entrepôts de marchandises » n'est qu'une chimère où l'on veut donner l'illusion que le dogme est une loi régissant
l'univers. Pour que le dogme suivant lequel la marchandise est immédiatement
monnaie ou le travail particulier de l'individu privé qu'elle contient est
immédiatement travail social, devienne vérité, il ne suffit naturellement pas
qu'une banque y croie et y conforme ses opérations;
Au contraire, la banqueroute se chargerait en pareil cas d'en faire la
critique pratique. Ce qui reste caché dans l'œuvre de Gray et que notamment
lui-même ne voit pas, à savoir que la monnaie-travail est un mot creux à
résonance économique qui traduit le pieux désir de se débarrasser de l'argent,
avec l'argent, de la valeur d'échange, avec la valeur d'échange, de la
marchandise, et avec la marchandise, de la forme bourgeoise de la production,
quelques socialistes anglais qui ont écrit soit avant, soit après Gray [116]
le proclament sans ambages. Mais il était réservé à M. Proudhon et à son école de prôner très sérieusement la
dégradation de l'argent et
l'apothéose de la marchandise comme
étant l'essence même du socialisme et de réduire ainsi le socialisme à une
méconnaissance élémentaire de la nécessaire connexion entre la marchandise et
l'argent [117].
DISCOURS SUR LA QUESTION
Messieurs,
L'abolition des lois céréales [119]
en Angleterre est le plus grand triomphe que le libre-échange ait remporté au
XIXe siècle. Dans tous les pays où les fabricants parlent de libre-échange, ils
ont principalement en vue le libre-échange des grains et des matières premières
en général. Frapper de droits protecteurs les grains étrangers, c'est infâme,
c'est spéculer sur la famine des peuples.
Du pain à bon marché, des salaires relevés, cheap food, high wages, voile le seul but pour lequel les free-traders, en Angleterre, ont dépensé
des millions, et déjà leur enthousiasme s'est étendu à leurs frères du
continent. En général, si l'on veut le libre-échange, c'est pour soulager la
condition de la classe laborieuse..
Mais chose étonnante ! le peuple, auquel on veut à toute force
procurer du pain à bon marché, est très ingrat. Le pain à bon marché est aussi
malfamé en Angleterre que le gouvernement à bon marché l'est en France. Le
peuple voit dans les hommes de dévouement, dans un Bowring, un Bright et
consorts, ses plus grands ennemis et les hypocrites les plus effrontés.
Tout le monde sait que la lutte entre les libéraux et les démocrates
s’appelle, en Angleterre, la lutte entre les tree-traders et les chartistes.
Voyons maintenant comment les free-traders
anglais ont prouvé au peuple les bons
sentiments qui les faisaient agir.
Voici ce qu'ils disaient aux ouvriers des fabriques :
Le droit prélevé sur les céréales est un impôt sur le salaire, cet
impôt, vous le payez aux seigneurs territoriaux, à ces aristocrates du moyen
âge ; si votre position est misérable, c'est à cause de la cherté des vivres
de première nécessité.
Les ouvriers demandaient à leur tour aux fabricants :
Comment se fait-il que, depuis les trente dernières années ou notre
industrie a pris le plus grand développement, notre salaire ait baissé dans une
proportion bien plus rapide que le prix des grains n'a haussé ?
L'impôt que nous payons aux propriétaires fonciers, comme vous le
prétendez, fait sur l'ouvrier à peu près trois
pence (six sous) par semaine. Et cependant le salaire du tisserand à la
main est descendu de 28 sh. par semaine à 5 sh. (de 35 fr. à 7 fr. 25) depuis
1815 jusqu'à 1843 ; et le salaire du tisserand, dans l'atelier automatique, a
été réduit de 20 sh. par semaine à 8 sh. (de 25 fr. à 10 fr.) depuis 1823
jusqu'à 1843.
Et pendant tout ce temps la part d'impôt que nous avons payée n'a
jamais été au-delà de trois pence. Et puis ! En 1834, quand le pain était à
très bon compte et que le commerce allait très bien, qu'est-ce que vous nous
disiez ? Si vous êtes malheureux, c'est parce que vous faites trop d'enfants,
et que votre mariage est plus fécond que votre industrie !
Voilà les propres paroles que vous nous disiez alors ; et vous êtes
allé faire les nouvelles lois des pauvres et construire les work-houses, ces bastilles des
prolétaires.
C'est à quoi répliquaient les fabricants:
Vous avez raison, messieurs les ouvriers ce n'est pas seule. ment le
prix du blé, mais encore la concurrence entre les bras offerts, qui détermine
le salaire.
Mais pensez bien à une chose : c'est que notre sol ne se compose que
de rochers et de bancs de sable. Vous figurez-vous, par hasard, qu'on puisse
faire venir du blé dans des pots à fleurs ? Ainsi, si, au lieu de prodiguer
notre capital et notre travail sur un sol tout à fait stérile, nous
abandonnions l'agriculture pour nous livrer exclusivement à l'industrie, toute
l'Europe abandonnerait les manufactures, et l'Angleterre formerait une seule
grande ville manufacturière, qui aurait pour campagne le reste de l’Europe.
Tout en parlant de la sorte à ses propres ouvriers, le fabricant est
interpellé par le petit commerçant qui lui dit :
Mais si nous abolissons les lois céréales, nous ruinerons, il est
vrai, notre agriculture, mais nous ne forcerons pas pour cela les autres pays
de se fournir dans nos fabriques et d'abandonner les leurs.
Qu'en résultera-t-il ! Je perdrai les pratiques que j'ai maintenant à
la campagne, et le commerce intérieur perdra ses marchés.
Le fabricant, tournant le dos à l'ouvrier, répond à l'épicier :
Quant à ça, laissez-nous faire. Une fois que l'impôt sur le blé sera
aboli, nous aurons de l'étranger du blé à meilleur marché. Puis nous
abaisserons le salaire, qui haussera en même temps dans les autres pays dont
nous tirons les grains.
Ainsi, outre les avantages que nous avons déjà, nous aurons encore
celui d'un salaire moindre, et avec tous ces avantages, nous forcerons bien le
continent à se fournir chez nous.
Mais voilà que le fermier et l'ouvrier de la campagne se mêlent à la
discussion.
Et nous, donc, que deviendrons-nous ? disent-ils.
Irions-nous porter un arrêt de mort sur l'agriculture qui nous fait
vivre ? Devrions-nous souffrir qu'on nous otât le sol de dessous nos pieds ?
Pour toute réponse l'Anti-corn-law
league s'est contentée d'assigner des prix aux trois meilleurs écrits
traitant l'influence salutaire de l'abolition des lois céréales sur
l'agriculture anglaise.
Ces prix ont été remportés par MM. Hope, Morse et Greg, dont les
livres furent répandus à la campagne par des milliers d'exemplaires.
L'un des lauréats s'attache à prouver que ce n'est ni le fermier ni le
laboureur salarié qui perdra par la libre importation du grain étranger, mais
seulement le propriétaire foncier.
Le fermier anglais, s'écrie-t-il, n'a pas à craindre l'abolition des
lois céréales, parce qu'aucun pays ne saurait produire du blé d'aussi bonne
qualité et à aussi bon marché que l'Angleterre. Ainsi quand même le prix du blé
tomberait, ça ne pourrait vous faire du tort, parce que cette baisse porterait
seulement sur la rente qui aurait diminué et nullement sur le profit industriel
et sur le salaire, qui resteraient les mêmes.
Le second lauréat, M. Morse, soutient, au contraire, que le prix du
blé haussera à la suite de l'abolition des lois céréales. Il se donne
infiniment de peine, pour démontrer que les droits protecteurs n'ont jamais pu
assurer au blé un prix rémunérateur.
A l'appui de son assertion, il cite le fait que toutes les fois qu'on
a importé du blé étranger, le prix du blé montait considérablement en
Angleterre et quand on en importait peu, il y tombait extrêmement. Le lauréat
oublie que l'importation n'était pas la cause du prix élevé, mais que le prix
élevé était la cause de l'importation.
Et, tout à l'opposé de son co-lauréat, il affirme que toute hausse
dans le prix des grains tourne au profit du fermier et de l'ouvrier, et non pas
au profit du propriétaire.
Le troisième lauréat, M. Greg, qui est un grand fabricant et dont le
livre s'adresse à la classe des grands fermiers, ne pouvait pas s'en tenir à de
semblables niaiseries. Son langage est plus scientifique.
Il convient que les lois céréales ne font hausser la rente qu'en
faisant hausser le prix du blé et qu'elles ne font hausser le prix du blé qu'en
imposant au capital la nécessité de s'appliquer à des terrains de qualité
inférieure, et cela s’explique tout naturellement.
A mesure que la population s’accroît, le grain étranger ne pouvant
entrer dans le pays, on est bien forcé de faire valoir des terrains moins
fertiles, dont la culture exige plus de frais, et dont le produit est, par
conséquent, plus cher.
Le grain étant d'une vente forcée, le prix s'en réglera nécessairement
sur le prix des produits des terrains les plus coûteux. La différence qu'il y a
entre ce prix et les frais de production des meilleurs terrains constitue la
rente.
Ainsi, si à la suite de l'abolition des lois céréales, le prix du blé
et, par conséquent, la rente tombent, c'est parce que les terrains ingrats
cesseront d'être cultivés. Donc la réduction de la rente entraînera
infailliblement la ruine d'une partie des fermiers.
Ces observations étaient nécessaires pour faire comprendre le langage
de M. Greg.
Les petits fermiers, dit-il, qui ne pourront pas se tenir dans
l'agriculture, trouveront une ressource dans l'industrie. Quant aux grands
fermiers, ils doivent y gagner. Ou les propriétaires seront forcés de leur
vendre à très bon marché leurs terres ou les contrats de fermages qu'ils feront
avec eux seront à des termes très prolongés. C'est ce qui leur permettra
d'engager dé grands capitaux à la terre, d'y faire l'application des machines
sur une plus grande échelle et d'économiser ainsi sur le travail manuel qui,
d'ailleurs, sera à meilleur marché par la baisse générale des salaires,
conséquence immédiate des lois céréales.
Le docteur Bowring a donné à tous ces arguments une consécration
religieuse, en s'écriant, dans un meeting publie :
Jésus-Christ, c'est le free-trade
; le free-trade, c'est Jésus-Christ !
On comprend que toute cette hypocrisie n'était pas propre à faire
goûter aux ouvriers le pain à bon marché.
Comment d'ailleurs les ouvriers auraient-ils pu comprendre la
philanthropie soudaine des fabricants, de ces gens qui étaient occupés encore à
combattre le bill des dix heures, par lequel on voulait réduire la journée de
l'ouvrier de fabrique de douze heures à dix heures.
Pour vous faire une idée de la philanthropie de ces fabricants, je
vous rappellerai, messieurs, les règlements établis dans toutes les fabriques.
Chaque fabricant a pour son usage particulier un véritable code où il
y a des amendes fixées pour toutes les fautes volontaires ou involontaires. Par
exemple, l'ouvrier payera tant, s'il a le malheur de s'asseoir sur une chaise,
s'il chuchote, cause, rit, s'il arrive quelques minutes trop tard, si une
partie de la machine se casse, s'il ne livre pas les objets d'une qualité
voulue, etc., etc. Les amendes sont toujours plus fortes que le dommage
véritablement occasionné par l'ouvrier. Et pour donner à l'ouvrier toute
facilité d'encourir des peines, on fait avancer la pendule de la fabrique, on
fournit de mauvaises matières premières pour que l'ouvrier en fasse de bonnes
pièces. On destitue le contremaître qui ne serait pas assez habile pour
multiplier les cas de contravention.
Vous le voyez, messieurs, cette législation domestique est faite pour
enfanter des contraventions, et on fait faire des contraventions pour faire de
l'argent. Ainsi, le fabricant emploie tous les moyens pour réduire le salaire
nominal et pour exploiter jusqu'aux accidents dont l'ouvrier n'est pas le
maître.
Ces fabricants, ce sont les mêmes philanthropes qui ont voulu faire
croire aux ouvriers qu'ils étaient capables de faire des dépenses énormes,
uniquement pour améliorer leur sort.
Ainsi, d'un côté, ils rognent le salaire de l'ouvrier par les
règlements de fabrique de la manière la plus mesquine, et de l'autre, ils s'imposent
les plus grands sacrifices pour le faire rehausser par l'Anti-corn-law league.
Ils construisent à grands frais des palais, où la league établissait,
en quelque sorte, sa demeure officielle ; ils font marcher une armée de
missionnaires vers tous les points de l'Angleterre, pour qu'ils prêchent la
religion du libre-échange ; ils font imprimer et distribuer gratis des milliers
de brochures pour éclairer l'ouvrier sur ses propres intérêts, ils dépensent
des sommes énormes pour rendre la presse favorable à leur cause, ils organisent
une vaste administration pour diriger les mouvements libre-échangistes, et ils
déploient toutes les richesses de leur éloquence dans les meetings publics.
C'était dans un de ces meetings qu'un ouvrier s’écria :
Si les propriétaires fonciers vendaient nos os, vous autres,
fabricants, vous seriez les premiers à les acheter, pour les jeter dans un
moulin à vapeur et en faire de la farine.
Les ouvriers anglais ont très bien compris la signification de la
lutte entre les propriétaires fonciers et les capitalistes industriels. Ils
savent très bien qu'on voulait rabaisser le prix du pain pour rabaisser le
salaire et que le profit industriel augmenterait de ce que la rente aurait
diminué.
Ricardo, l'apôtre des free-traders anglais, l'économiste le plus
distingué de notre siècle, est sur ce point parfaitement d'accord avec les
ouvriers.
Il dit dans son célèbre ouvrage sur l'économie politique :
Si, au
lieu de récolter du blé chez nous, nous découvrons un nouveau marché où nous pourrions
nous procurer ces objets à meilleur compte, dans ce cas les salaires doivent
baisser et les profits d'accroître. La baisse du prix des produits de
l'agriculture réduit les salaires non seulement des ouvriers employés à la
culture de la terre, mais encore de tous ceux qui travaillent aux manufactures
ou qui -sont employés au commerce.
Et ne croyez pas, messieurs, que ce soit chose tout à fait
indifférente pour l'ouvrier de ne recevoir plus que 4 francs, le blé étant à
meilleur marché, quand auparavant il a reçu 5 francs.
Son salaire n'est-il pas toujours tombé par rapport au profit ? Et
n'est-il pas clair que sa position sociale a empiré vis-à-vis du capitalisme.
Outre cela, il perd encore dans le fait.
Tant que le prix du blé était encore plus élevé, le salaire l'étant
également, une petite épargne faite sur la consommation du pain suffisait pour
lui procurer d'autres jouissances, mais du moment que le pain et en conséquence
le salaire est à très bon marché, il ne pourra presque rien économiser sur le
pain pour l'achat des autres objets.
Les ouvriers anglais ont fait sentir aux free-traders qu'ils ne sont
pas les dupes de leurs illusions et de leurs mensonges, et si, malgré cela, ils
se sont associés à eux contre les propriétaires fonciers, c’était pour détruire
les derniers restes de la féodalité et pour n'avoir plus affaire qu'à un seul
ennemi. Les ouvriers ne se sont pas trompés dans leurs calculs, car les
propriétaires fonciers, pour se venger des fabricants, ont fait cause commune
avec les ouvriers pour faire passer le bill des dix heures, que ces derniers
avaient vainement demandé depuis trente ans, et qui passa immédiatement après
l'abolition des droits sur les céréales.
Si, au congrès des économistes, le docteur Bowring a tiré de sa poche
une longue liste pour faire voir toutes les pièces de bœuf, de jambon, de lard,
de poulets, etc., etc. qui ont été importées en Angleterre, pour être
consommées, comme il dit, par les ouvriers, il a malheureusement oublié de
vous dire qu'au même instant les ouvriers de Manchester et des autres villes
manufacturières, se trouvaient jetés sur le pavé par la crise qui commençait.
En principe, en économie politique, il ne faut jamais grouper les
chiffres d'une seule année pour en tirer des lois générales. Il faut toujours
prendre le terme moyen de six à sept ans - laps de temps pendant lequel
l'industrie moderne passe par les différentes phases de prospérité, de
surproduction, de stagnation, de crise et achève son cycle fatal.
Sans doute, si le prix de toutes les marchandises tombe, et c'est là
la conséquence nécessaire du libre-échange, je pourrai me procurer pour un
franc bien plus de choses qu'auparavant. Et le franc de l'ouvrier vaut autant
que tout autre. Donc, le libre-échange sera très avantageux à l'ouvrier. Il y a
seulement un petit inconvénient à cela, c'est que l'ouvrier, avant d'échanger
son franc pour d'autres marchandises, a fait d'abord l'échange de son travail
contre le capital. Si dans cet échange il recevait toujours pour le même travail
le franc en question, et que le prix de toutes les autres marchandises tombait,
il gagnerait toujours à ce marché. Le point difficile, ce n'est pas de prouver
que le prix de toute marchandise baissant, j'aurai plus de marchandises pour le
même argent.
Les économistes prennent toujours le prix du travail au moment où il
s'échange contre d'autres marchandises, Mais ils laissent tout à fait de côté
le moment où le travail opère son échange contre le capital.
Quand il faudra moins de frais pour mettre en mouvement la machine qui
produit les marchandises, les choses nécessaires pour entretenir cette machine
qui s'appelle travailleur, coûteront également moins cher. Si toutes les
marchandises sont à meilleur marché, le travail, qui est aussi une marchandise,
baissera également de prix, et, comme nous le verrons plus tard, ce travail
marchandise baissera proportionnellement beaucoup plus que les autres marchandises.
Le travailleur, comptant toujours sur l'argumentation des économistes, trouvera
que le franc s'est fondu dans sa poche, et qu'il ne lui reste plus que cinq
sous.
Là-dessus les économistes vous diront : Eh bien, nous convenons que la
concurrence parmi les ouvriers, qui certes n'aura pas diminué sous le régime du
libre-échange, ne tardera pas à mettre les salaires en accord avec le bas prix
des marchandises. Mais d'autre part le bas prix des marchandises augmentera la
consommation ; la plus grande consommation exigera une plus grande production,
laquelle sera suivie d'une plus forte demande de bras, et à cette plus forte
demande de bras succédera une hausse de salaires.
Toute cette argumentation revient à ceci : Le libre-échange augmente
les forces productives. Si l'industrie va croissant, si la richesse, si le
pouvoir productif; si, en un mot, le capital productif augmente la demande du
travail, le prix du travail, et, par conséquent, le salaire, augmente
également. La meilleure condition pour l'ouvrier, c'est l'accroissement du
capital. Et il faut en convenir. Si le capital reste stationnaire, l'industrie
ne restera pas seulement stationnaire, mais elle déclinera, et, en ce cas,
l'ouvrier en sera la première victime. Il périra avant le capitaliste. Et dans
le cas où le capital va croissant, dans cet état de choses que nous avons dit
le meilleur pour l'ouvrier, quel sera son sort ? Il périra également.
L'accroissement du capital productif implique l'accumulation et la concentration
des capitaux. La centralisation des capitaux amène une plus grande division du
travail et une plus grande application des machines. La plus grande division du
travail détruit la spécialité du travail, détruit la spécialité du
travailleur et, en mettant à la place de cette spécialité un travail que tout
le monde peut faire, elle augmente la concurrence entre les ouvriers.
Cette concurrence, devient d'autant plus forte, que la division du
travail donne à l'ouvrier le moyen de faire à lui seul le travail de trois.
Les machines produisent le même résultat sur une beaucoup plus grande
échelle. L'accroissement du capital productif, en forçant les capitalistes
industriels à travailler avec des moyens toujours croissants, ruine les petits
industriels et les jette dans le prolétariat. Puis, le taux de l'intérêt
diminuant à mesure que les capitaux s'accumulent, les petits rentiers qui ne
peuvent plus vivre de leurs rentes seront forcés de se lancer dans l'industrie
pour aller augmenter ensuite le nombre des prolétaires.
Enfin, plus le capital productif augmente, plus il est forcé de
produire pour un marché dont il ne connaît pas les besoins, plus la production
précède la consommation, plus l'offre cherche à forcer la demande, et, en
conséquence, les crises augmentent d'intensité et de rapidité. Mais toute
crise, à son tour, accélère la centralisation des capitaux et grossit le prolétariat.
Ainsi, à mesure que le capital productif s'accroît, la concurrence
entre les ouvriers s'accroît dans une proportion beaucoup plus forte. Le
rétribution du travail diminue pour tous, et le fardeau du travail augmente
pour quelques-uns.
En 1829, il y avait à Manchester, 1 088 fileurs occupée dans 36
fabriques. En 1841, il n'y en avait plus que 448, et ces ouvriers étaient
occupés à 53.353 fuseaux de plus que les 1 088 ouvriers de 1829. Si le rapport
du travail manuel avait augmenté proportionnellement au pouvoir productif, le
nombre des ouvriers aurait dû atteindre le chiffre de 1848, de sorte que les
améliorations apportées dans la mécanique ont enlevé le travail à 1 100
ouvriers.
Nous savons d'avance la réponse des économistes. Ces hommes privés
d'ouvrage, disent-ils, trouveront un autre emploi de leurs bras. M. le docteur
Bowring n'a pas manqué de reproduire cet argument au congrès des économistes,
mais il n'a pas manqué non plus de se réfuter lui-même.
En 1833, M. le docteur Bowring prononçait un discours à la Chambre des
communes, au sujet des 50 000 tisserands de Londres qui depuis très longtemps
se meurent d'inanition, sans pouvoir trouver cette nouvelle occupation que les
free-traders font entrevoir dans le lointain.
Nous allons donner les passages les plus saillants de ce discours de
M. le docteur Bowring.
La misère
des tisserands à la main, dit-il, est
le sort inévitable de toute espèce de travail qui s'apprend facilement et qui
est susceptible d'être à chaque instant remplacé par des moyens moins coûteux.
Comme dans ce cas la concurrence entre les ouvriers est extrêmement grande, le
moindre relâchement dans la demande amène une crise. Les tisserands à la main
se trouvent en quelque sorte placés sur les limites de l'existence humaine. Un
pas de plus et leur existence devient impossible. Le moindre choc suffit pour
les lancer dans la carrière du dépérissement. Les progrès de la mécanique, en
supprimant de plus en plus le travail manuel, amènent infailliblement pendant
l'époque de la transition bien des souffrances temporelles. Le bien-être
national ne saurait être acheté qu'au prix de quelques maux individuels. On
n'avance en industrie qu'aux dépens des traînards; et de toutes les
découvertes, le métier à vapeur est celle qui pèse avec le plus de poids sur
les tisserands à la main. Déjà dans beaucoup d'articles qui se sont faits à la
main, le tisserand a été mis hors de combat, mais il sera battu sur bien des
choses qui se font encore à la main.
Je tiens,
dit-il plus loin, entre mes mains une
correspondance du gouverneur général avec la Compagnie des Indes orientales.
Cette correspondance concerne les tisserands du district de Dacca. Le
gouverneur dit dans ses lettres : il y a quelques années la Compagnie des Indes
orientales recevait six à huit millions de pièces de coton, qui étaient
fabriquées par les métiers du pays ; la demande en tomba graduellement et fut
réduite à un million de pièces environ.
Dans ce
moment, elle a presque complètement cessé. De plus, en 1800, l'Amérique du
Nord a tiré des Indes presque 800 000 pièces de coton. En 1830, elle n'en
tirait même pas 4.000. Enfin, en 1800, on a embarqué, pour être transférées en
Portugal, un million de pièces de coton. En 1830, le Portugal n'en recevait
plus que 20 000.
Les
rapports sur la détresse des tisserands indiens .sont terribles. Et quelle fut
l'origine de cette détresse ?
La
présence sur le marché des produite anglais ; la production de l'article au
moyen du métier à vapeur. Un très grand nombre de tisserands est mort d'inanition
; le restant a passé à d'autres occupations et surtout aux travaux ruraux. Ne
pas savoir changer d'occupation, c'était un arrêt de mort. Et en ce moment, le
district de Dacca regorge des fils et des tissus anglais. La mousseline de
Dacca, renommée dans tout le monde pour sa beauté et la fermeté de sa texture,
est également éclipsée par la concurrence des machines anglaises. Dans toute
l'histoire du commerce, on aurait peut-être de la peine à trouver des
souffrances pareilles à celles qu'ont dû supporter de cette manière des classes
entières dans. les Indes orientales.
Le discours de M. le docteur Bowring est d'autant plus remarquable que
les faits qui y sont cités sont exacts, et que les phrases dont il cherche à
les pallier, portent tout à fait le caractère d'hypocrisie commun à tous les
serinons libre-échangistes. Il représente les ouvriers comme des moyens de
production qu'il faut remplacer par des moyens de production moins coûteux. Il
fait semblant de voir dans le travail dont il parle, un travail tout à fait
exceptionnel, et dans la machine qui a écrasé les tisserands, une machine également
exceptionnelle. Il oublie qu'il n'y a pas de travail manuel qui ne soit
susceptible de subir d'un jour à l'autre le sort du tissage.
Le but
constant et la tendance de tout perfectionnement dans le mécanisme est, en
effet, de se passer entièrement de l'homme ou d'en diminuer le prix en
substituant l'industrie des femmes et des enfants à celle de l'ouvrier adulte
ou le travail de l'ouvrier grossier a celui de l'habile artisan. Dans la
plupart des filatures par métiers continus, en anglais throstlemills, la filature est entièrement exécutée par des filles
de seize ans et au-dessous. La substitution de la mule-jenny automatique à la
mule-jenny ordinaire a pour effet de congédier la plupart des fileurs et de
garder des enfants et des adolescents.
Ces paroles du libre-échangiste le plus passionné, M. le docteur Ure,
servent à compléter les confessions de M. Bowring. M. Bowring parle de
quelques maux individuels, et dit, en même temps, que ces maux individuels
font périr des classes entières ; il parle des souffrances passagères dans le
temps de transition, et en même temps qu'il en parle, il ne dissimule pas que
ces souffrances passagères ont été pour la plupart le passage de la vie à la
mort, et pour le restant le mouvement de transition dans une condition
inférieure à celle dans laquelle ils étaient placés auparavant. S'il dit. plus
loin, que les malheurs de ces ouvriers sont inséparables du progrès de
l'industrie et nécessaires au bien-être national, il dit simplement que le
bien-être de la classe bourgeoise a pour condition nécessaire le malheur de la
classe laborieuse.
Toute la consolation que M. Bowring prodigue aux ouvriers qui
périssent, et, en général, toute la doctrine de compensation que les free-traders établissent, revient à ceci
:
Vous autres, milliers d'ouvriers qui périssez, ne vous désolez pas.
Vous pouvez mourir en toute tranquillité. Votre classe ne périra pas. Elle
sera toujours assez nombreuse pour que le capital puisse la décimer, sans avoir
à craindre de l'anéantir. D'ailleurs, comment voulez-vous que le capital
trouve un emploi utile, s'il n'avait pas soin de se ménager toujours la matière
exploitable, les ouvriers, pour les exploiter de nouveau ?
Mais aussi, pourquoi poser encore comme problème à résoudre,
l'influence que la réalisation du libre-échange exercera sur la situation de
la classe ouvrière ? Toutes les lois que les économistes ont exposées, depuis
Quesnay jusqu'à Ricardo, sont établies dans la supposition que les entraves qui
enchaînent encore la liberté commerciale n'existent plus. Ces lois se
confirment au fur et à mesure que le libre-échange se réalise.
La première de ces lois, c'est que la concurrence réduit le prix de
toute marchandise au minimum de ses frais de production. Ainsi le minimum de
salaire est le prix naturel du travail. Et qu'est-ce que le minimum du salaire
? C'est tout juste ce qu'il faut pour faire produire les objets indispensables
à la sustentation de l'ouvrier, pour le mettre en état de se nourrir tant bien
que mal et de propager tant soit peu sa race.
Ne croyons pas pour cela que l'ouvrier n'aura que ce minimum de
salaire, ne croyons pas, non plus, qu'il aura ce minimum de salaire toujours.
Non, d'après cette loi, la classe ouvrière sera quelquefois plus
heureuse. Elle aura parfois plus que le minimum ; mais ce surplus ne sera que
le supplément de ce qu'elle aura eu, moins que le minimum, dans le temps de
stagnation industrielle. Cela veut dire que, dans un certain laps de temps qui
est toujours périodique, dans ce cercle que fait l'industrie, en passant par
les vicissitudes de prospérité, de surproduction, de stagnation, de crise, en
comptant tout ce que la classe ouvrière aura eu de plus et de moins que le
nécessaire, on verra qu'en somme elle n'aura eu ni plus ni moins que le minimum
; c'est-à-dire la classe ouvrière se sera conservée comme classe après bien de
malheurs, de misères et de cadavres laissés sur le champ de bataille
industriel. Mais qu'importe ? La classe subsiste toujours et, mieux que cela,
elle se sera accrue.
Ce n'est pas tout. Le progrès de l'industrie produit des moyens
d'existence moins coûteux. C'est ainsi que l'eau-de-vie a remplacé la bière,
que le coton a remplacé la laine et le lin, et que la pomme de terre a remplacé
le pain.
Ainsi, comme on trouve toujours moyen d'alimenter le travail avec des
choses moins chères et plus misérables, le minimum du salaire va toujours en
diminuant. Si ce salaire a commencé à faire travailler l'homme pour vivre, il
finit par faire vivre l'homme d'une vie de machine. Son existence n'a d'autre
valeur que celle d'une simple force productive, et le capitaliste le traite en
conséquence.
Cette loi du travail marchandise, du minimum du salaire, se vérifiera
à mesure que la supposition des économistes, le libre-échange, sera devenue une
vérité, une actualité. Ainsi, de deux choses l'une : ou il faut renier toute
l'économie politique basée sur la supposition du libre-échange, ou bien il faut
convenir que les ouvriers seront frappés de toute la rigueur des lois
économiques sous ce libre-échange.
Pour nous résumer : Dans l'état actuel de la société, qu'est-ce donc
que le libre-échange ? C'est la liberté du capital. Quand vous aurez fait
tomber les quelques entraves nationales qui enchaînent encore la marche du
capital, vous n'aurez fait qu'en affranchir entièrement l'action. Tant que vous
laissez subsister le rapport du travail salarié au capital, l'échange des
marchandises entre elles aura beau se faire dans les conditions les plus
favorables, il y aura toujours une classe qui exploitera, et une classe qui
sera exploitée. On a véritablement de la peine à comprendre la prétention des
libre-échangistes, qui s'imaginent que l'emploi plus avantageux du capital fera
disparaître l'antagonisme entre les capitalistes industriels et les
travailleurs salariés. Tout au contraire, tout ce qui en résultera, c'est que
l'opposition de ces deux classes se dessinera plus nettement encore.
Admettez un instant qu'il n'y ait plus de lois céréales, plus de
douane, plus d'octroi, enfin que toutes les circonstances accidentelles,
auxquelles l'ouvrier peut encore s'en prendre, comme étant les causes de sa
situation misérable, aient entièrement disparu, et vous aurez déchiré autant de
voiles qui dérobaient à ses yeux son véritable ennemi.
Il verra que le capital devenu libre ne le rend pas moins esclave que
le capital vexé par les douanes.
Messieurs, ne vous en laissez pas imposer [120]
par le mot abstrait de liberté. Liberté
de qui ? Ce n'est pas la liberté d'un simple individu, en présence d'un
autre individu. C'est la liberté qu'a le capital d'écraser le travailleur.
Comment voulez-vous encore sanctionner la libre concurrence par cette
idée de liberté quand cette liberté n'est que le produit d'un état de choses
basé sur la libre concurrence ?
Nous avons fait voir ce que c'est que la fraternité que le
libre-échange fait naître entre les différentes classes d'une seule et même
nation. La fraternité que le libre-échange établirait entre les différentes
nations de la terre ne serait guère plus fraternelle. Désigner par le nom de
fraternité universelle l'exploitation à son état cosmopolite, c'est une idée
qui ne pouvait prendre origine que dans le sein de la bourgeoisie. Tous les
phénomènes destructeurs que la libre concurrence fait naître dans l'intérieur
d'un pays se reproduisent dans des proportions plus gigantesques sur le marché
de l'univers. Nous n'avons pas besoin de nous arrêter plus longuement aux
sophismes que débitent à ce sujet les libre-échangistes, et qui valent bien les
arguments de nos trois lauréats, MM. Hope, Morse et Greg.
On nous dit, par exemple, que le libre-échange ferait naître une
division du travail internationale qui assignerait à chaque pays une
production en harmonie avec ses avantages naturels.
Vous pensez peut-être, Messieurs, que la production du café et du
sucre, c'est la destinée naturelle des Indes occidentales.
Deux siècles auparavant, la nature, qui ne se mêle guère du commerce,
n'y avait mis ni café, ni canne à sucre.
Et il ne se passera peut-être pas un demi-siècle que vous n'y
trouverez plus ni café ni sucre, car les Indes orientales, par la production à
meilleur marché, ont déjà victorieusement combattu cette prétendue destinée
naturelle des Indes occidentales. Et ces Indes occidentales avec leurs dons
naturels sont déjà pour les Anglais un fardeau aussi lourd que les tisserands
de Dacca, qui, eux aussi, étaient destinés depuis l'origine des temps à tisser
à la main.
Une chose encore qu'il ne faut jamais perdre de vue, c'est que, de
même que tout est devenu monopole, il y a aussi de nos jours quelques branches
industrielles qui dominent toutes les autres et qui assurent aux peuples qui
les exploitent le plus, l'empire sur le marché de l'univers. C'est ainsi que
dans le commerce international le coton à lui seul a une plus grande valeur
commerciale que toutes les autres matières premières employées pour la
fabrication des vêtements, prises ensemble. Et il est véritablement risible de
voir les libre-échangistes faire ressortir les quelques spécialités dans chaque
branche industrielle pour les mettre en balance avec les produits de commun
usage, qui se produisent à meilleur marché dans les pays où l'industrie est le
plus développée.
Si les libre-échangistes ne peuvent pas comprendre comment un pays
peut s’enrichir aux dépens de l'autre, nous ne devons pas en être étonnés,
puisque ces mêmes messieurs ne veulent pas non plus comprendre comment, dans
l'intérieur d'un pays, une classe peut s'enrichir aux dépens d'une autre
classe.
Ne croyez pas, messieurs, qu'en faisant la critique de la liberté
commerciale nous ayons l'intention de défendre le système protectionniste.
On se dit ennemi du régime constitutionnel, on ne se dit pas pour cela
ami de l'ancien régime.
D'ailleurs, le système protectionniste n'est qu'un moyen d'établir
chez un peuple la grande industrie, c'est-à-dire de le faire dépendre du marché
de 1'univers, et du moment qu'on dépend du marché de l'univers on dépend déjà
plus ou moins du libre-échange. Outre cela, le système protecteur contribue à
développer la libre concurrence dans l'intérieur d'un pays. C'est pour. quoi
nous voyons que dans les pays où la bourgeoisie commence à se faire valoir
comme classe, en Allemagne, par exemple, elle fait de grands efforts pour avoir
des droite protecteurs. Ce sont pour elle des armes contre la féodalité et
contre le gouvernement absolu, c'est pour elle un moyen de concentrer ses
forces, de réaliser le libre-échange dans l'intérieur du même pays.
Mais en général, de nos jours, le système protecteur est conservateur,
tandis que le système du libre-échange est destructeur. Il dissout les
anciennes nationalités et pousse à l'extrême l'antagonisme entre la bourgeoisie
et le prolétariat. En un mot, le système de la liberté commerciale hâte la
révolution sociale. C'est seulement dans ce sens révolutionnaire, Messieurs,
que je vote en faveur du libre-échange.
ARKWRIGHT RiCHARD (1732-1792) : inventeur de la
machine à filer connue sous le nom de « Mule Jenny ».
BASTIAT FRÉDÉRIC (1801-1850) : économiste
français, champion du libéralisme économique; il combattit vigoureusement en
1848 les théories de Proudhon sur l'intérêt et la banque. Auteur des Harmonies économiques.
BLANQUI ADOLPHE (1805-1881) : frère d'Auguste
Blanqui économiste libre-échangiste, principaux ouvrages : Résumé de l'histoire du commerce et de l'industrie
(1826); Histoire de l'économie politique en Europe (1838); Les classes ouvrières en France (1848).
BOISGUILLEBERT PIERRE (1646-1714) : économiste
français, précurseur des physiocrates. Avec lui commence l'économie, politique
classique en France.
FEUERBACH Ludwig (1804-1872) : philosophe
allemand, qui passa de l'hégélialisme de gauche à un matérialisme dont Marx et
Engels dénoncèrent par la suite les insuffisances et les tendances à une
certaine forme d'idéalisme.
FOURIER FRANÇOIS-MARIE-CHARLES (1772-1835) :
socialiste utopique français; il s'est livré dans ses ouvrages à une
remarquable critique des effets du capitalisme.
GRAY JOHN (1798-1850) : socialiste utopique
anglais, élève d'Owen; il voulait résoudre la question sociale en créant une monnaie-travail
qui servirait de base d'échange.
GRUN KARL (1813-1887)
: socialiste allemand, auteur d'un livre sur le Mouvement social en France et en Belgique (1845).
HEGEL Georg Wilhelm FRIEDRICH (1770-1831) : principal représentant de
la philosophie classique allemande et de l'idéalisme objectif, qui découvrit
les lois de la dialectique.
KANT Emmanuel (1724-1804)
: célèbre philosophe allemand. Dans son fameux ouvrage, Critique de la Raison Pure (1781), Kant
développe la thèse agnostique selon laquelle l'essence des choses est
inconnaissable, la science ayant simplement pour objet les apparences
sensibles.
MALTHUS THOMAS-ROBERT (1766-1834) : clergyman et économiste anglais, auteur de la théorie
de la surpopulation qui tend à justifier la misère des classes laborieuses.
MILL James (1773-1836)
: historien philosophe et économiste anglais.
QUESNAY FRANÇOIS (1694-1774) : médecin et économiste français, un des principaux
fondateurs de l'économie politique, chef de l'école des physiocrates.
RICARDO DAVID (1772-1823)
: économiste anglais, qui peut être considéré comme le fondateur de l'école
classique d'économie politique.
RODBERTUS Johann KARL (1805-1875) : économiste allemand, théoricien du socialisme
d'État.
SAINT-SIMON CLAUDE-HENRY (1760-1825) : socialiste français il imaginait une société basée
sur l'organisation industrielle de la production, éliminant les oisifs et
soucieuse de l'amélioration du sort de la classe la plus nombreuse et la plus
pauvre.
SAY JEAN (1767-1832)
: économiste français qui fit connaître en France les doctrines d'Adam
Smith.
SISMONDI JEAN-RICHARD-SIMONDE de (1773-1842) : économiste et historien
suisse.
SMITH Adam (1723-1790)
: économiste et moraliste anglais. fondateur de l'école de l'économie
libérale, auteur de La Richesse des nations.
THIERS ADOLPHE (1797-1877) : homme d'État français qui a laissé le triste souvenir
d'avoir été le « bourreau de la Commune ». Défenseur typique de la bourgeoisie.
Auteur d'un livre : De la propriété
(1848) auquel Marx fait allusion.
TOLAIN HENRI-LOUIS (1828-1897) : ouvrier ciseleur, membre de l'Internationale dès
l'origine. Élu député aux élections du 8 février
1871, prit position à l'Assemblée contre
la Commune.
WEITLING Wilhelm (1806-1871) : théoricien allemand du communisme utopique; il sombra
dans le mysticisme.
[1] KARL MARX : Contribution
à la critique de l'économie politique, Éditions sociales. 1957, p. 38. (N. R.).
[2] Voir l'annexe no 2 de cet
ouvrage.
[3] Du moins c'était le cas
jusqu'en ces derniers temps. Depuis que l'Angleterre perd de plus en plus le
monopole du marché mondial par suite de la participation de la France, de
l'Allemagne et surtout de l'Amérique au commerce International, une nouvelle
manière d'équilibrer semble vouloir s'établir. La période de prospérité générale
qui précède les crises n'apparaîtra pas toujours; et si elle faisait défaut,
une stagnation chronique, avec de légères fluctuations, deviendraient l'état
normal de J'industrie moderne. (Note d'Engels.)
[4] Pour l'établissement de
notre texte, nous nous sommes conformés à l'édition dite MEGA (Marx-Engels
Gesammtausgabe) Erste Abteilung, Band VI, Berlin 1932, qui reproduit l'édition
originale, Paris-Bruxelles, 1847. Toutefois nous avons tenu compte des quelques
corrections et notes apportées par Friedrich Engels pour 1re édition allemande
de 1885 et que l'on retrouve dans la réédition française de 1896.
Marx avait
écrit Misère de la philosophie directement en français : Il avait une
connaissance étendue et précise de notre langue. Néanmoins, par et par là, le
texte est incorrect. Sans verser dans le pédantisme, et tout en respectant la
formulation de l'auteur, nous avons cru bon de donner en note, en quelques
endroits, une version plus conforme à l'usage.
[5] PROUDHON : système des
contradictions, ou philosophie de la misère, tome I, chap. II.
[6] PROUDHON : Ouvrage cité, prologue p. 1.
[7] Sismosdi : Études, tome
II, page 162, édition de Bruxelles.
[8] LAUDERDALE : Recherches
sur la nature et J'origine de la richesse publique; traduit par Largentie de
Lavaisse. Paris, 1808.
[9] RICARDO : Principes d'économie politique, traduits par
Constancio, annotés par J.-B. Say, Paris, 1835; tome II, chapitre « Sur la
valeur et les richesses ».
[10] PROUDHON : Ouvrage cité,
tome I. p. 39.
[11] PROUDHON : Ouvrage cité,
tome I, p. 41.
[12] Idem, p. 41.
[13] Cours d'économie politique,
Paris. 1823, pp. 88 et 99.
[14] PROUDHON : Ouvrage cité,
tome. I. pp. 19-50.
[15] PROUDHON: Ouvrage cité, tome I. p. 68.
[16] RICARDO : Principes de
l'économie politique, etc. Traduits de l'anglais par J.-S. Constancio, Paria
1839, tome I, p. 3.
[17] Idem, pp. 4 et 5.
[18] Idem, p. 5.
[19] Idem, p. 5...
[20] RICARDO : Ouvrage cité,
tome I, p. 8.
[21] Idem.
[22] Idem, tome 1. pp. 9 et 10.
[23] Idem, tome I, p. 21.
[24] En marge, Engels écrit : « Chez Ricardo la valeur relative est la
valeur exprimée en numéraire. »
[25] RICARDO : Ouvrage cité,
tome I, p. 28.
[26] On sait que Ricardo
détermine la valeur d'une, marchandise par « la quantité de travail qui est
nécessaire pour l'obtenir ». Or la forme d'échange en vigueur dans tout système
de production fondé sur la production de marchandise - donc également dans le
système capitaliste - Implique que cette valeur ne soit pas exprimée
directement en quantités de travail main en quantités d'une autre marchandise.
La valeur d'une marchandise, exprimée par une certaine quantité d'une autre
marchandise (argent ou non), c'est ce que Ricardo appelle ma valeur relative.
(Note d'Engels pour l'édition de 1885.)
[27] Idem, tome I, p. 32.
[28] Idem, tome I. p. 105.
[29] Idem, tome II, p. 253.
[30] RICARDO : Ouvrage cité,
tome III, p. 259.
[31] RICARDO : Ouvrage cité, tome II, p. 253.
[32] La formule selon laquelle
le prix « naturel », c'est-à-dire normal de la force de travail coïncide avec
le salaire minimum, c'est-à-dire avec l'équivalent en valeur des subsistances
absolument nécessaires pour l'existence et la reproduction de l'ouvrier, cette
formule a été d'abord établie par moi dans L'esquisse
d'une critique de l'économie politique (annales franco-allemandes, 1844) et
dans La situation de la classe laborieuse en Angleterre. Comme ou le voit Jet.
Marx avait alors accepté cette formule. C'est à-nous deux que Lassalle l'a
empruntée. Mais s'il est vrai que dans la réalité le salaire a constamment
tendance à se rapprocher de son minimum, la formule ci-dessous n'en est pas
moins fausse. Le fait que la force de travail soit, en règle générale et en
moyenne payée au-dessous de sa valeur ne saurait modifier celle-ci. Dans Le
Capital, Marx a à la fois rectifié cette formule (section « Achat et vente de
la force de travail ») et développé les circonstances qui permettent à la
production capitaliste de faire baisser de plus en plus au-dessous de sa valeur
le prix de la force de travail (chapitre XXIII. La foi générale de
l'accumulation capitaliste). (Note d'Engels
pour l'édition de 1885.)
[33] PROUDHON : Ouvrage cité,
tome I, p. 61 et p. 188.
[34] Et pour vivre, perdre ce
qui est la raison de vivre. (N.R.)
[35] RICARDO : Ouvrage cité,
tome I, pp. 105 et 108.
[36] Idem, tome Il. p. 59.
[37] SISMONDI : Études, etc,
Édition de Bruxelles. tome Il. p. 267,
[38] BOISGUILLEBERT:
Dissertation sur la nature des richesses, Édition Daire.
[39] W. ATKINSON :
Principles of Political Economy, Londres 1840, pp. 170-195.
[40] « Troie n'est plus. »
(N.R.)
[41] Pour « de produire ». N.R.)
[42] Voir ci-dessus, p. 40, la «
Préface à la 2º édition allemande ».
(N.R.)
[43] Idem.
[44] BRAY : Labours Wrongs and
Labour's Remedy, Leeds 1839, pp. 17 et 41.
[45] Idem, pp. 33, 36 et 37.
[46] BRAY : Ouvrage cité, pp.
45. 48. 49 et 50.
[47] Idem, pp. 51, 52, 53 et 55.
[48] BRAY: Ouvrage cité, pp. 67,
88, 89, 94 et 109.
[49] BRAY : Ouvrage cité, p. 134.
[50] Idem, pp. 158, 160, 162,
168, 194 et 199.
[51] Comme toute autre théorie,
celle de M. Bray a trouvé Ses partisans qui se sont laissé tromper aux
apparences. On a fondé à Londres, à Sheffield, à Leeds et dans beaucoup
d'autres villes en Angleterre, des equitable-labour-exchange-bazars.
Ces bazars, après avoir absorbé des capitaux considérables, ont tous fait
des faillites scandaleuses. On en a perdu le goût pour toujours : avis à M.
Proudhon ! (Note de Marx.)
[52] On sait que Proudhon n'a
pas tenu compte de cet avertissement. En 1849 Il essaya lui-même d'ouvrir une
nouvelle banque d'échange à Paris. Mais elle fit faillite avant même d'être
entrée vraiment en fonctions. Des poursuites judiciaires furent engagées envers
Proudhon à la suite de ce krach. (Note
d'Engels pour l'édition de 1886)
[53] VOLTAIRE : Système de Law.
[54] RICARDO : Ouvrage cité.
[55] RICARDO : Ouvrage cité.
[56] BOISGUILLEBERT :
Économistes financiers du XVIIIe siècle, Édition Daire, p. 422.
[57] PROUDHON : Ouvrage cité, tome I, p. 81.
[58] Encyclopaedia Motropolitana
or Universal Dictionary of Knowledge, vol. IV, à l'article Political Economy,
par Senior, London, 1836. (Voyez aussi, sur cette expression J. ST. MILL :
Essays an some unsettled Questions of Political Economy, London, 1844, et TOOKE
: An History of Prices, etc., London, 1838.)
[59] PROUDHON : Ouvrage cité.
[60] TH. COOPER : Lectures on
the Elements of Political Economy, Columbia, 1826.
[61] T. SADLER : The Law of
Population. London, 1830.
[62] PROUDHON : Ouvrage cité.
[63] RICARDO : Ouvrage cité.
[64] PROUDHON : Ouvrage cité,
tome I, p. 146.
[65] Pour « ... l'individuallté
d'une maison ». (N.R.)
[66] HEGEL : Logique, tome III.
[67] Ceci était tout à. fait
exact en l'an 1847. A cette époque le commerce mondial des États-Unis se
limitait, pour l'essentiel, à l'importation d'immigrants et de produits
Industriels et à. l'exportation de coton et de tabac, donc de produits du
travail des esclaves du Sud. Les États du Nord produisaient principalement du
blé et de la viande pour les États esclavagistes. C'est seulement à partir du
moment où le Nord ne mit à produire du blé et de la viande pour l'exportation
et devint parallèlement un pays Industriel, et à partir du moment où le
monopole du cotonnier des États-Unis a vu naître une puissante concurrence en
Égypte, au Brésil et aux Indes que l'abolition de l'esclavage était possible.
Même alors elle eut pour conséquence la ruine du Sud qui n'a pas réussi A
remplacer l'esclavage patent des Noirs par l'esclavage camouflé des coolies
chinois et Indiens. (Note d’Engels pour l'édition
de 1885.)
[68] PROUDHON : Ouvrage cité,
tome II, p. 97.
[69] PROUDHON : Ouvrage cité,
tome II, p. 102.
[70] PROUDHON : Ouvrage cité.
tome I, p. 133.
[71] Pour « ... chercher la
science ». (N.R.)
[72] « A chacun son dû ». (N.R.)
[73] LEMONTEY : Oeuvres
complètes, Parts, 1840, tome 1er, p. 245.
[74] A. FERGUSON : Essai sur
l'Histoire de la société civile, Parts, 1783.
[75] PROUDHON : Ouvrage cité,
tome I, p. 97.
[76] Ce qu'il fallait démontrer.
(N.R.)
[77] Apprenti maçon. (N.R.)
[78] BABBAGE : Traité sur
l'économie des machines, etc., Paris, 1833.
[79] André URE : Philosophie des
manufactures ou Économie industrielle, tome I, chap. 1er.
[80] « Dans les pays infidèles.
» (N.R.)
[81] PROUDHON : Ouvrage cité,
tome Il, p. 265.
[82] Idem, tome II. p. 265.
[83] « L'horreur du vide. »
(N.R.)
[84] PROUDHON : Ouvrage cité.
tome II, p 265.
[85] Pour... « pour le
propriétaire » (N.R)
[86] Voir PETTY, économiste
anglais du temps de Charles II.
[87] PROUDHON : Ouvrage cité
tome I, pp. 110 et 111.
[88] PROUDHON : Ouvrage cité.
tome I, pp. 281 et 262.
[89] PROUDHON : Ouvrage Cité,
Tome I. pp. 237 et 235.
[90] 2 Pour « ... plus il y a
d'éléments ».
[91] C'est-à-dire les
socialistes de l'époque, les fouriéristes en France, les partisane d'Owen en
Allemagne. (Note d'Engels pour l'édition de 1885.)
[92] États, au sens historique
tels qu'ils existant à l'époque féodale, c'est-à-dire des états possédant des
privilèges précis et limités. La révolution bourgeoise abolit ces états et
leurs privilèges. La société bourgeoise ne connaît plus que des classes.
C'était donc une contradiction historique que de désigner le prolétariat noua
le nom de « quatrième état ». (Note d'Engels pour l'édition de 1885.)
[93] Extrait du Social-Demokrat,
nos 16, 17 et 18. 1. 3 et 5 février 1865 (N.R.)
[94] En français dans le texte.
[95] En français dans le texte.
[96] Ces deux mots en anglais
dans le texte, « sensational pamphlet ».
[97] En français dans le texte.
[98] BRISSOT DE WARVILLE :
Rechercher sur le droit de propriété et sur le vol, etc., Berlin, 1782. (Dans
le Vle vol. de la Bibliothèque philosophique du législateur, par BRISSOT DE
WARVILLE.)
[99] En français dans le texte.
[100] « En disant que les rapports
actuels, - les rapports de la production bourgeoise. - sont naturels, les
économistes font entendre que ce sont des rapports dans lesquels se crée la
richesse et se développent les forces productives aux lois naturelles
indépendantes de l'influence du temps. Ce sont des lois éternelles qui doivent
toujours régir la société. Ainsi, il y a eu de l'histoire mais il n'y en a
plus. » Misère de la philosophie.
[101] Voir la section 2 de cette
édition électronique : LA DIVISION DU TRAVAIL ET LES MACHINES. Le bon côté
et le mauvais côté de la division du travail.
[102] En français dans le texte.
[103] En français dans le texte.
[104] En français dans le texte.
[105] K. MARX : Contribution à la
critique de l'économie politique, Éditions sociales, Paris 1957, pp. 39 à 49.
[106] En français dans le texte.
[107] Extrait de Karl MARX :
Contribution à la critique de l'économie politique, pp. 55-58. Editions
sociales 1957.
[108] John GRAY : The Social
System. A treatise on the principle of Exchange, Edimbourg, 1831. Voir, du même
auteur : Lectures on the Nature and Use of Money, Edimbourg, 1848. Après la
révolution de février, Gray envoya au gouvernement provisoire français un
mémoire dans lequel Il lui fait savoir que la France avait besoin non d'une
organisation du travail (organisation of labour), mals d'une organisation de
l'échange (organisation of exchange). dont le plan ne trouvait complètement
élaboré dans le système monétaire qu'il avait enfanté. Le brave John ne ne
doutait pas que, seize ans après la parution du Social System Proudhon, cet
homme à, l'esprit Inventif prendrait un brevet pour la même découverte.
[109] GRAY : The Social System,
etc., p. 63. « L'argent ne devrait être, tu nomme, qu'un reçu, la preuve que le
détenteur a contribué pour une certaine valeur à la richesse nationale
existante (ta the national stock of wealth), ou qu'il a acquis un droit à
ladite valeur de quelque personne y ayant elle-même fait apport. »
[110] « Qu'un produit préalablement
estimé à une certaine valeur soit dans une banque et qu'on le retire quand on
en aura besoin, en stipulant seulement par une convention générale que celui
qui dépose un bien quelconque dans la banque nationale proposée pourra en
retirer une valeur égale de quelque marchandise que ce soit, contenue dans la
banque, au lieu d'être obligé de retirer le produit même qu'il y aura déposé. »
(GRAY : ?The Social System, etc., pp. 67-68.)
[111] Ibid, p. 16.
[112] GRAY : Lectures on Money,
etc., p. 182 [183].
[113] Ibid, P. 169.
[114] Les affaires de tout pays
devraient être conduites sur la base d'un capital national. » (John GRAY : The
Social System, etc., p. 171.)
[115] « Il faut que le sol soit
transformé en propriété nationale » (ibid., p. 298).
[116] Voir, par exemple, W.
THOMPSON : An Inquiry into the Distribution of Wealth, etc., Londres, 1827;
BRAY : Labours Wrongs and Labours Remedy, Leeds, 1839.
[117] On peut considérer comme le
compendium de cette mélodramatique théorie de la monnaie l'ouvrage d'Alfred
DARIMON : De la réforme des banques, Parla, 1856.
[118] Ce discours, prononcé à la
séance publique du 7 Janvier 1848 de l'Association démocratique de Bruxelles
est conforme au texte de la brochure originale publiée à Bruxelles en 1848, aux
frais de l'Association.
[119] Ici, comme dans la suite de
ce texte. Marx désigne par « lois céréales » les « lois sur les céréales ».
(N.R.)
[120] Marx avait écrit : « ... ne
vous laissez pas en imposer » (N. R.)
Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay,
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi
Courriel: jmt_sociologue@videotron.ca
Site web: http://pages.infinit.net/sociojmt
Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"
Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque
Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi
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