Karl Marx (1847)
MISÈRE
DE LA PHILOSOPHIE
Réponse à la
Philosophie de la Misère de Proudhon
Traduction française, 1948.
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sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir de :
Karl Marx (1847)
MISÈRE
DE LA PHILOSOPHIE.
Réponse
à la philosophie de la misère de M. Proudhon.
Traduction
française, 1948.
Une édition
électronique réalisée à partir du livre de Karl Marx, MISÈRE
DE LA PHILOSOPHIE. Réponse à la philosophie de la misère de M. Proudhon.
(1847)
Traduction
française, 1848.
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Édition
complétée le 1er avril 2002 à Chicoutimi, Québec.
Préface à la 1re édition allemande (par
Friedrich Engels, 1884)
Préface à la 2e édition allemande (par
Friedrich Engels, 1892)
a) La monnaie
1. La méthode
à la 1re
édition allemande
par Friedrich Engels (1884)
Le présent ouvrage lui
compose dans l'hiver 1846-1847, alors que Marx était arrivé à élaborer les
principes de sa nouvelle conception historique et économique. Le Système des
contradictions économiques ou Philosophie de la misère, de Proudhon, qui venait
de paraître, lui donna l'occasion de développer ses principes en les opposant
aux idées de l'homme qui, dès lors, devait prendre une place prépondérante
parmi les socialistes français de l'époque. Depuis le moment où tous deux à
Paris avaient longuement discuté ensemble des questions économiques, souvent
pendant des nuits entières, leur direction était allée s'écartant de plus en
plus ; l'ouvrage de Proudhon montrait qu'il y avait déjà un abîme
infranchissable entre eux ; faire le silence n'était pas possible ; Marx
constata cette rupture irréparable dans la réponse qu'il lui lit.
Le jugement d'ensemble
de Marx sur Proudhon se trouve exprimé dans l'article qui est reproduit en
appendice et qui a paru pour la première fois dans le Sozial-Demokrat de
Berlin, nos 16, 17 et 18. Ce lut le seul article écrit par Marx dans cette feuille.
Les tentatives de M. von Schweitzer pour amener le journal dans les eaux
gouvernementales et féodales s'étant presque immédiatement manifestées, cela
nous contraignit de retirer publiquement notre collaboration au bout de peu de
semaines.
Le présent ouvrage a
pour l'Allemagne maintenant une importance que Marx da jamais prévue. Comment
aurait-il pu savoir qu'en s'attaquant à Proudhon il frappait par là même
l'idole des arrivistes d’aujourd’hui, Rodbertus qu'il ne connaissait même pas
de nom.
Ce n’est pas ici le
lieu de s'étendre sur le rapport entre Marx et Rodbertus ; l'aurai bientôt
l'occasion de le faire. Il suffit de dire ici que quand Rodbertus accuse Marx
de l'avoir « pillé » et « d'avoir dans son Capital fort bien tiré profit sans
le citer » de son ouvrage : Zür Erkenntniss, etc., il se laisse entraîner à une
calomnie qui n'est explicable que par la mauvaise humeur naturelle à un génie
méconnu et sa remarquable ignorance des choses qui se produisent hors de
Prusse, et notamment de la littérature économique et socialiste. Ces
accusations, pas plus que l'ouvrage de Rodbertus déjà cité, ne sont jamais
venues sous les yeux de Marx ; il ne connaissait de Rodbertus que les trois
Sozialen Briefe et celles-là mêmes en aucun cas avant 1858 ou 1859.
C'est avec plus de
fondement que Rodbertus prétend dans ces lettres avoir découvert « la valeur
constituée de Proudhon » bien avant Proudhon. Mais il se flatte encore à tort
en croyant l'avoir découverte le premier. En tout cas, notre ouvrage le
critique avec Proudhon, et cela me force à m'étendre un peu sur son opuscule «
fondamental » : Zür Erkenntniss unserer staatswirtschaftlichen Zustaende, 1842,
du moins dans la mesure où celui-ci, en outre du communisme à la Weitling qu'il
contient aussi, d'ailleurs inconsciemment, anticipe Proudhon.
En tant que le
socialisme moderne, à quelque tendance d'ailleurs qu'il appartienne, procède de
l'économie politique bourgeoise, il se rattache presque exclusivement à la
théorie de la valeur de Ricardo. Les deux propositions que Ricardo, en 1817,
pose au début de ses principes : 1º que la valeur de chaque marchandise est
seulement et uniquement déterminée par la quantité de travail exigée pour sa
production, et 2º que le produit de la totalité du travail social est partagé
entre les trois classes des propriétaires fonciers (renie), des capitalistes
(profit) et des travailleurs (salaire), ces deux propositions avaient déjà, dès
1821, en Angleterre, donné matière à des conclusions socialistes. Elles avaient
été déduites avec tant de profondeur et de clarté que cette littérature,
maintenant presque disparue et que Marx
avait en grande partie découverte, ne put être dépassée jusqu'à la parution du
Capital. Noms en reparlerons d'ailleurs une autre fois. Quand Rodbertus, en 1842,
tirait de son côté des conclusions socialistes des propositions citées
ci-dessus, c'était alors pour un Allemand certes un pas important, mats ce
n'était une découverte que pour l'Allemagne. Marx montre le peu de nouveauté
d'une telle application de la théorie de Ricardo à Proudhon, qui souffrait
d'une imagination semblable.
Quiconque est tant soit peu familiarisé avec
le mouvement de l'économie politique en Angleterre, n'est pas sans savoir
que presque tous les socialistes de ce pays ont, à différentes époques, proposé
l'application égalitaire [c'est-à-dire socialiste] de la théorie ricardienne.
Nous pourrions citer à M. Proudhon l'Économie politique de Hodgskins, 1822 ;
William Thompson, An Inquiry into the Principles of the Distribution of Wealth
most conducive to human Happiness, 1824 ; T. R. Edmonds, Pratical, moral and
political Economy, 1828, etc., etc., et quatre pages d'etc. Nous nous
contenterons de laisser parler un communiste anglais - M. Bray. Nous rapporterons
les passages décisifs de son ouvrage remarquable : Labour's Wrongs and Labour's
Remedy, Leeds, 1839.
Et les seules citations de Bray suppriment, pour une bonne partie,
la priorité que revendique Rodbertus.
À cette époque, Marx
n'était pas encore entré dans la salle de lecture du British Museum. Outre les
bibliothèques de Paris et de Bruxelles, outre mes livres et mes extraits, qu'il
lut pendant un voyage de six semaines que nous avons fait ensemble en
Angleterre dans l'été de 1845, il n'avait parcouru que les livres que l'on
pouvait se procurer à Manchester. La littérature dont nous parlons n'était
donc nullement aussi inaccessible alors qu'elle peut l'être actuellement. Si
malgré cela elle est restée inconnue à Rodbertus, cela est dû exclusivement à
ce qu'il était un Prussien borné. il est le fondateur véritable du socialisme
spécifiquement prussien et il est enfin reconnu comme tel.
Cependant, même dans sa
Prusse bien-aimée, Rodbertus ne devait pas rester à l'abri. En 1859, parut à
Berlin le premier livre de la Critique de l'économie politique de Marx. On y
relève, parmi les objections élevées par les économistes contre Ricardo, comme
deuxième objection p. 40 [1] :
Si la valeur d'échange d'un produit est égale
au temps de travail qu'il contient, la valeur d'échange d'un jour de travail
est égale au produit d'une journée de travail. Ou encore, il faut que le
salaire du travail soit égal au produit du travail. Or, c'est le contraire qui
se produit.
En note :
Cette objection faite à Ricardo par les
économistes bourgeois fut plus tard reprise par des socialistes. L'exactitude
théorique de la formule étant admise, on reprocha à la pratique d'être en
contradiction avec la théorie, et l'on demanda à la société bourgeoise de
tirer pratiquement la présumée conséquence de son principe théorique. C'est de
cette façon que des socialistes anglais tournèrent contre l'économie
politique la formule de la valeur d'échange de Ricardo.
On renvoie dans cette
note à Misère de la philosophie de Marx, qui alors était encore partout en librairie.
Il était donc assez
facile à Rodbertus de se convaincre lui-même de la nouveauté réelle de ses
découvertes de 1842. Au lieu de cela, il ne cesse de les proclamer et les croit
tellement incomparables qu'il ne lui vient pas une seule fois à l'esprit que
Marx ait pu tirer tout seul ses conclusions de Ricardo tout aussi bien que
Rodbertus lui-même. Cela est impossible. Marx l'a « pillé » - lui à qui le même
Marx offrait toute facilité de se convaincre que bien longtemps avant eux ces
conclusions, au moins sous la forme grossière qu'elles ont encore chez
Rodbertus, avaient été déjà énoncées en Angleterre.
L'application
socialiste la plus simple de la théorie de Ricardo est celle que nous avons
donnée ci-dessus. En bien des cas, elle a conduit à des aperçus sur l'origine
et la nature de la plus-value qui dépassent de beaucoup Ricardo. Il en est
également ainsi chez Rodbertus. Outre que dans cet ordre d'idées, il n'offre
jamais rien qui n'ait déjà été au moins aussi bien dit avant lui, son
exposition a encore les mêmes défauts que celle de ses prédécesseurs : il
accepte les catégories économiques de travail, capital, valeur, dans la forme
brute où les lui ont transmises les économistes, forme qui s'attache à leur
apparence, sans en rechercher le contenu. Il s'interdit ainsi non seulement
tout moyen de les développer plus complètement - contrairement à Marx qui, pour
la première fois, a fait quelque chose de ces propositions souvent reproduites
depuis soixante-quatre ans - mais il prend le chemin qui mène droit à l'utopie,
comme on le montrera.
L'application précédente de la théorie de Ricardo, qui montre aux
travailleurs que la totalité de la production sociale, qui est leur produit,
leur appartient parce qu'ils sont les seuls producteurs réels conduit droit au
communisme. Mais elle est aussi, comme Marx le fait entendre, formellement
fausse économique ment parlant, parce qu'elle est simplement une application
de la morale à l'économie. D'après les lois de l’économie bourgeoise, la plus
grande partie du produit n'appartient pas aux travailleurs qui l’ont créé. Si
nous disons alors : c'est injuste, ce ne doit pas être, cela n'a rien à voir
avec l'économie. Nous disons seulement que ce fait économique est en
contradiction avec notre sentiment moral. C'est pourquoi Marx n'a jamais fondé
là-dessus ses revendications communistes, mais bien sur la ruine nécessaire,
qui se consomme sous nos yeux, tous les jours et de plus en plus, du mode de
production capitaliste. Il se contente de dire que la plus-value se compose de
travail non payé : c'est un fait pur et simple. Mais ce qui peut être formellement faux au point de vue
économique, peut être encore exact au point de vue de l'histoire universelle.
Si le sentiment moral de la masse regarde un fait économique, autrefois
l'esclavage ou le servage, comme injuste, cela prouve que ce fait lui-même est
une survivance ; que d'autres faits économiques se sont produits grâce auxquels
le premier est devenu insupportable, insoutenable. Derrière l'inexactitude économique
formelle peut donc se cacher un contenu économique très réel. Il serait déplacé
ici de s'étendre davantage sur l'importance et l'histoire de la théorie de la
plus-value.
On peut encore tirer
d'autres conséquences de la théorie de la valeur de Ricardo et on ta fait. La
valeur des marchandises est déterminée par le travail nécessaire à leur
production. Or, il je trouve que dans ce méchant monde les marchandises sont
achetées tantôt au-dessus, tantôt au-dessous de leur valeur et sans qu'il y ait
là simplement rapport avec les variations de la concurrence. De même que le
taux de profit a une forte tendance à se maintenir au même niveau pour tous les
capitalistes, les prix des marchandises tendent aussi à se réduire à la valeur
de travail par l'intermédiaire de l'offre et de la demande. Mais le taux de
profit se calcule d'après le capital total employé dans une exploitation
industrielle ; or, comme dans deux branches d’industries différentes, la production
annuelle peut incorporer des masses de travail égales, c’est-à-dire présenter
des valeurs égales, et que, si le salaire peut être également élevé dans ces
deux branches, les capitaux avancés peuvent être, et le sont souvent, doubles
ou triples dans l'une ou dans l'autre branche ; la loi de la valeur de Ricardo,
comme Ricardo lui-même l’a déjà découvert, est en contradiction avec la loi
d'égalité du taux de profit. Si les produits des deux branches d'industrie sont
vendus à leurs valeurs, les taux de profit ne peuvent pas être égaux ; mais si
les taux de profit sont égaux, les produits des deux branches de l’industrie ne
sont pas vendus à leurs valeurs partout et toujours. Nous avons donc ici une
contradiction, une antinomie entre deux lois économiques. La solution pratique
s'opère, d'après Ricardo (chap. 1er, sections 4 et 5), régulièrement en faveur
du taux de profit aux dépens de la valeur.
Mais la détermination
de la valeur de Ricardo, malgré sel caractères néfastes, a un côté qui la rend
chère à nos braves bourgeois. C'est le côté par où elle fait appel avec une
force irrésistible à leur sentiment de justice. Justice et égalité des droits,
voilà les piliers à l'aide desquels le bourgeois du XVIIIe et du XIXe siècles
voudrait élever son édifice social sur les ruines des injustices, des
inégalités et des privilèges féodaux. Là détermination de la valeur des
marchandises par le travail et l'échange libre qui se produit d'après celle
mesure de valeur entre les possesseurs égaux en droit, tels sont, comme Marx
l'a déjà montré, les fondements réels sur lesquels toute l'idéologie politique,
juridique et philosophique de la bourgeoisie moderne s’est édifiée. Dis que
l'on sait que le travail est la mesure des marchandises, les bons sentiments du
brave bourgeois doivent se sentir profondément blessés par la méchanceté d’un
monde qui reconnaît bien nominalement ce principe de justice, mais qui,
réellement, à chaque instant, sans se gêner, paraît le mettre de côté. Surtout
le petit bourgeois, dont le travail honnête - alors même que ce n'est que
celui de ses ouvriers ou de ses apprentis - perd tous les jours de plus en plus
de sa valeur par l'effet de la concurrence de la grande production et des
machines, surtout le petit producteur doit désirer ardemment une société où
l'échange des produits d'après leur valeur de travail sera une réalité
entière et sans exception ; en d'autres termes, il doit désirer ardemment une
société où régnera exclusivement et pleinement une loi unique de production
des marchandises, mais où seront supprimées les conditions qui, seules,
rendent cette loi effective, c'est-à-dire les autres lois de la production des
marchandises et mieux de la production capitaliste.
Cette utopie a jeté des
racines tris profondes dans la pensée du petit bourgeois moderne - réel ou
idéal. Ce qui le démontre, c'est qu'elle a déjà été, en 1831, systématiquement
développée par John Gray, essayée pratiquement et répandue en Angleterre à
cette époque, proclamée comme la vérité la plus récente en 1842 par Rodbertus
en Allemagne et en 1846 par Proudhon en France, publiée encore en 1871 par
Rodbertus comme solution de la question sociale et pour ainsi dire son
testament social ; et, en 1884, elle récolte l'adhésion de la clique qui
s'efforce, sous le nom de Rodbertus, d'exploiter le socialisme d'État prussien.
La critique de cette
utopie a été faite si complètement par Marx, aussi bien contre Proudhon que
contre Gray [2], que je puis ici me
borner à quelques remarques sur la forme spéciale que Rodbertus a adoptée pour
la fonder et l'exprimer.
Comme nous Pavons dit :
Rodbertus accepte les concepts économiques traditionnels sous la forme exacte
où ils lui ont été transmis par les économistes. Il ne fait pas la plus légère
tentative pour les vérifier. La valeur est pour lui
L'évaluation quantitative dune chose
relativement aux autres, cette évaluation étant prise pour mesure.
Celle définition peu
rigoureuse, pour le moins, nous donne tout au plus une idée de ce que la valeur
paraît à peu près être, mais ne dit absolument pas ce qu'elle est. Mais, comme
c'est tout ce que Rodbertus sait nous dire sur la valeur, il est compréhensible
qu'il cherche une mesure de la valeur hors de la valeur. Après avoir tourné au
hasard, sans ordre, la valeur d'usage et la valeur d'échange sous une centaine
de laces, avec celle puissance d'abstraction qu'admire infiniment M. Adolphe
Wagner, il arrive à ce résultat qu'il n'y a pas de mesure réelle de la valeur
et qu'il faut se contenter d'une mesure surérogatoire. Le travail pourrait
être celle-ci, mais seulement dans le cas d'un échange entre produits d'égales
quantités de travail, que le cas soit d'ailleurs « tel en lui-même, ou qu'on
ait pris des dispositions » qui l'assurent. Valeur et travail restent ainsi
sans le moindre rapport réel, bien que tout le premier chapitre soit employé à
nous expliquer comment -et pourquoi les marchandises « coûtent du travail » et
rien que du travail.
Le travail est encore
une fois pris sous la forme où on le rencontre chez les économistes. Et pas
même cela. Car bien qu'on dise deux mots sur les différences d'intensité du
travail, le travail est très généralement représenté comme quelque chose qui «
coûte », c'est-à-dire qui est mesure de valeur, qu'il soit d'ailleurs dépense
ou non dans la moyenne des conditions normales de la société. Que les
producteurs emploient dix jours à la fabrication de produits qui peuvent être
fabriqués en un jour, ou qu'ils n'en emploient qu'un; qu'ils emploient le
meilleur ou le plus mauvais des outillages; qu'ils appliquent leur temps de
travail à la fabrication d'articles socialement nécessaires ou dans la quantité
socialement exigée, qu'ils fabriquent des articles que l'on ne demande pas du
tout, ou des articles demandés plus ou moins qu'il n'est besoin - de tout cela
il n'est pas question : le travail est le travail, le produit d'un travail égal
doit être échangé contre un produit de travail égal. Rodbertus qui, dans tout
autre cas, est toujours prêt, que ce soit à propos ou non, a se placer au point
de vue national, et à considérer les rapports des producteurs isolés du haut de
l'observatoire de l'ensemble de la société, évite ici craintivement tout cela.
Simplement parce que, dès la première ligne de son livre, il va droit à
l'utopie du bon de travail et que toute analyse du travail comme producteur de
valeur devait semer sa route d'écueils infranchissables. Son instinct était
ici considérablement plus fort que sa puissance d'abstraction, qu'on ne peut
découvrir chez Rodbertus, soit dit en passant, qu'au moyen de la plus concrète
pauvreté d'idées.
Le passage à l'utopie
s'effectue en un tour de main. Les « dispositions » qui fixent l'échange des
marchandises d'après la valeur de travail comme suivant une règle absolue ne
font pas de difficulté. Tous les autres utopistes de cette tendance, de Gray
jusqu'à Proudhon, se tourmentent pour élaborer des mesures sociales qui doivent
atteindre ce but. Ils cherchent au moins à résoudre la question économique par
des voies économiques, grâce à l'action du possesseur des marchandises qui les
échange. Pour Rodbertus c'est bien plus simple. En bon Prussien, il en appelle
à l'État. Un décret du pouvoir public ordonne la réforme.
La valeur est donc
ainsi heureusement « constituée », mais non la priorité de cette Constitution
que réclamait Rodbertus. Au contraire, Gray ainsi que Bray - entre beaucoup
d'autres - longtemps et souvent avant Rodbertus, ont répété à satiété la même
pensée : ils souhaitaient pieusement les mesures par lesquelles tes produits
s'échangeraient, malgré tous les obstacles, toujours et seulement à leur valeur
de travail.
Après que l'État a
ainsi constitué la valeur - au moins d'une partie des produits, car Rodbertus
est modeste - il émet son bon de travail, en fait des avances aux capitalistes
industriels avec lesquels ils paient les ouvriers; les ouvriers achètent alors
les produits avec les bons de travail qu'ils ont reçus et permettent ainsi le
retour du papier-monnaie à son point de départ. C'est Rodbertus lui-même qui
nous apprend comme cela se déroule admirablement.
Pour ce qui est de cette seconde condition on
atteindra la disposition qui exige que la valeur attestée sur le billet soit
réellement en circulation en ne don. nant qu'à celui qui livre vraiment un
produit un billet sur lequel sera marquée exactement la quantité de travail
nécessitée par la fabrication du produit. Celui qui livre un produit de deux
journées de travail reçoit un billet où sera marqué « 2 journées ». La
seconde condition sera nécessairement remplie par l'observation exacte de
celle règle dans l'émission. D'après notre hypothèse, la valeur véritable des
biens coïncide avec la quantité de travail qu'a coûtée leur fabrication, et
cette quantité de travail a pour mesure l'unité de temps habituelle; celui qui
livre un produit auquel deux jours de travail ont été consacrés, s'il obtient
qu'il lui soit certifié deux journées de travail, n'a donc obtenu qu'il lui
soit assigné ou certifié ni plus ni moins de valeur qu'il en a livré en tait, -
et de plus, comme celui-là seul obtient une pareille attestation qui a mu
réellement un produit en circulation, il est également certain que la valeur
inscrite sur le billet est capable de payer la société. Que l'on élargisse
autant qu'on le veut la sphère de la division du travail, si la règle est bien
suivie, la somme de valeur disponible doit être exactement égale à la somme de
valeur certifiée : et comme la somme de -valeur certifiée est exactement la
somme de valeur assignée, celle-ci doit nécessairement se résoudre à la valeur
disponible, toutes les exigences sont satisfaites et la liquidation exacte.
(Pages 166-167)
Si Rodbertus a eu
jusqu'à présent le malheur d’arriver trop tard avec ses découvertes, cette fois
au moins il a le mérite d'une espèce d'originalité : aucun de ses rivaux
n'avait osé donner à l'utopie insensée du bon de travail cette forme naïvement
enfantine, je dirais même véritablement poméranienne. Parce que pour chaque
bon on livre un objet de valeur correspondante, qu'aucun objet de valeur
n'est plus délivré que contre un bon correspondant, nécessairement la somme des
bons est couverte par la somme des objets de valeur. Le calcul se fait sans le
moindre reste, il est juste à une seconde de travail près, et il n'y a pas
d'employé supérieur de la caisse de la dette publique qui, quoique blanchi dans
sa fonction, puisse y reprendre la plus légère erreur. Que désirer de plus ?
Dans la société
capitaliste actuelle, chaque capitaliste industriel produit de son propre chef
ce qu'il veut, comme il veut, et autant qu'il veut. La quantité socialement
exigée reste pour lui une grandeur inconnue et il ignore la qualité des objets
demandés aussi bien que leur quantité. Ce qui aujourd'hui ne peut être livré
assez rapidement, peut être offert demain au-delà de la demande. Pourtant on
finit par satisfaire la demande tant bien que mal, et généralement la
production se règle en définitive sur les objets demandés. Comment s'effectue
la conciliation de celle contradiction ? Par la concurrence. Et comment
arrive-t-elle à cette solution ? Simplement en dépréciant au-dessous de leur
valeur de travail les marchandises inutilisables pour leur qualité ou pour
leur quantité dans l'état présent des demandes de la société, et en faisant
sentir aux producteurs, de cette façon détournée, qu'ils ont en fabrique des
articles absolument inutilisables ou qu'ils en ont fabriqué en quantité
inutilisable, superflue. Il s'ensuit deux choses :
D'abord que les
déviations continuelles des prix des marchandises par rapport aux valeurs des
marchandises sont la condition nécessaire et par laquelle seule la valeur des
marchandises peut exister. Ce n'est que par les fluctuations de la
concurrence et, par suite, des prix des marchandises que la loi de valeur se
réalise dans la production des marchandises, et que la détermination de la
valeur par le temps de travail socialement nécessaire devient une réalité. Que
la forme de représentation de la valeur, que le prix ait, en règle générale, un
tout autre aspect qu'il manifeste, c'est une fortune qu'il partage avec la
plupart des rapports sociaux. Le roi le plus souvent ressemble peu à la
monarchie qu'il représente. Dans une société de producteurs, qui échangent
leurs marchandises, vouloir déterminer la valeur par le temps de travail en
interdisant à la concurrence d'établir celle détermination de la valeur dans la
seule forme par où elle puisse se faire, en influant sur les prix, c'est
montrer qu'on s'est, au moins sur ce terrain, permis la méconnaissance utopique
habituelle des lois économiques.
En second lieu, la
concurrence, en réalisant la loi de la valeur de la production des marchandises
dans une société de producteurs échangeant leurs marchandises, fonde par cela
même et à de certaines conditions le seul ordre et la seule organisation
possibles de la production sociale. Ce n'est que par la dépréciation ou la
majoration des prix des produits que les producteurs de marchandises isolés
apprennent à leurs dépens de quels produits, et en quelle quantité, la société
a besoin. Mais c'est précisément ce seul régulateur que l'utopie partagée par
Rodbertus veut supprimer. Et si nous demandons
quelle garantie nous avons que l'on ne produira que la quantité
nécessaire de chaque produit, que nous ne manquerons ni de blé ni de viande,
pendant que le sucre de betterave surabondera et que nous regorgerons d'eau-de-vie
de pomme de terre, que les pantalons ne nous feront pas défaut pour couvrir
notre nudité, pendant que les boutons de culotte se multiplieront par milliers
- Rodbertus triomphant nous montre alors son fameux compte dans lequel on a
établi un certificat exact pour chaque livre de sucre superflue, pour chaque
tonneau d'eau-de-vie non acheté, pour chaque bouton de culotte inutilisable,
compte qui est « juste », qui « satisfait toutes les exigences et où la liquidation
est exacte ». Et qui ne le croit pas n'a qu'à s'adresser à M. X.... l'employé
supérieur de la caisse de la dette publique en Poméranie, qui a revu le calcul
et l'a trouvé juste et que l'on peut considérer comme n'ayant Jamais été
coupable d'une faute dans ses comptes de caisse.
Et maintenant voyons un
peu la naïveté avec laquelle Rodbertus veut supprimer les crises industrielles
et commerciales, au moyen de son utopie. Dès que la production des marchandises
a pris les dimensions du marché mondial, c'est par un cataclysme de ce marché, par
une crise commerciale, que s'établit l'équilibre entre les producteurs isolés,
produisant selon un calcul particulier, et le marché pour lequel ils
produisent, dont ils ignorent plus ou moins la demande en qualité et en
quantité [3]. Si l'on interdit à
la concurrence de faire connaître aux producteurs isolés l'état du marché par
la hausse ou la baisse des prix, on les aveugle tout à fait. Diriger la
production des marchandises de façon que les producteurs ne puissent plus rien
savoir de l'état du marché pour lequel ils produisent, - c'est soigner les
crises d'une façon que le docteur Eiseinhart pourrait envier à Rodbertus.
On comprend maintenant
pourquoi Rodbertus détermine la valeur des marchandises par le travail, et tout
au plus admet des degrés différents d'intensité de travail. S'il s'était
demandé pourquoi et comment le travail crée de la valeur et, par suite, la
détermine et la mesure, il serait arrivé au travail socialement nécessaire,
nécessaire pour le produit isolé aussi bien à l'égard des autres produits de
même espèce, qu'à l'égard de la quantité totale socialement exigée. Il serait
arrivé à la question : comment la production des producteurs isolés
s'adapte-t-elle à la demande sociale totale et toute son utopie devenait
impossible. Cette fois, en fait, il a préféré abstraire : il a fait abstraction
du problème à résoudre.
Nous en venons enfin au
point où Rodbertus nous offre vraiment quelque chose de neuf, point qui le
distingue de tous ses nombreux camarades de l'organisation de l'échange par les
bons de travail. Ils réclament tous ce mode d'échange dans le but de détruire
l'exploitation du travail salarié par le capital. Chaque producteur doit
obtenir la valeur de travail totale de son produit. Ils sont unanimes
là-dessus, de Gray jusqu'à Proudhon. Pas du tout, dit au contraire Rodbertus.
Le travail salarié et son exploitation subsistent.
D'abord, il n'y a pas
d'état social possible où le travailleur puisse recevoir pour sa consommation
la valeur totale de son produit. Le fonds produit doit subvenir à une quantité
de fonctions économiquement improductives mais nécessaires ; il doit par suite
entretenir les gens qui les remplissent. Cela n'est vrai qu'autant que vaudra
la division actuelle du travail. Dans une société où le travail productif général
serait obligatoire, société que l'on peut d'ailleurs « imaginer »,
l'observation tombe. Resterait encore la nécessité d’un fonds social de réserve
et d'accumulation, et alors les travailleurs, c'est-à-dire tout le monde,
resteraient en possession et en jouissance de leur produit total, mais chaque
travailleur isolé ne jouirait pas du produit intégral de son travail.
L'entretien de fonctions économiquement improductives par le produit du travail
n'a pas été négligé par les autres utopistes du bon de travail. Mais ils
laissent les ouvriers effectuer eux-mêmes le prélèvement dans. ce but, suivant
en cela le mode démocratique coutumier tandis que Rodbertus, dont toute la
réforme sociale de 1842 est taillée sur le patron de l'État prussien d'alors,
remet tout au jugement de la bureaucratie, qui détermine souverainement la part
de l'ouvrier au produit de son propre travail et le lui abandonne
gracieusement.
Puis la rente foncière
et le profil doivent continuer à subsister. En effet, les propriétaires fonciers
et les capitalistes industriels remplissent certaines fonctions, socialement
utiles, ou même nécessaires, encore bien qu'économiquement improductives, et
reçoivent en échange une sorte de traitement, rente et profit - ce qui est une
conception nullement nouvelle, même en 1842. A vrai dire, ils reçoivent
maintenant beaucoup trop pour le peu qu'ils font, et qu'ils font suffisamment
mal ; mais Rodbertus a besoin dune classe privilégiée, au moins pour les cinq
cents ans à venir, aussi le taux de la plus-value pour m'exprimer correctement,
doit-il subsister, mais sans pouvoir être augmenté. Rodbertus accepte comme
taux actuel de la plus-value 200 %, cela veut dire que pour un travail
journalier de douze heures l'ouvrier n'obtiendra pas une inscription de douze
heures, mais de quatre heures seulement, et la valeur produite dans les huit
heures restantes devra être partagée entre propriétaire foncier et capitaliste.
Les bons de travail de Rodbertus mentent donc absolument, mais il faut être
propriétaire féodal de Poméranie pour se figurer qu'il y aurait une classe
ouvrière à qui il conviendrait de travailler douze heures pour obtenir un bon
de travail de quatre heures. Si l'on traduit les jongleries de la production
capitaliste dans celle langue naïve, où elle apparaît comme un vol manifeste,
on la rend impossible. Chaque bon donné au travailleur serait une provocation
directe à la rébellion et tomberait sous le coup dit paragraphe 110 du code
pénal de l'Empire allemand. Il ne faut jamais avoir vu un autre prolétariat que
celui d'une propriété de hobereau poméranien, prolétariat de journaliers, en
fait presque en servage, où règnent le bâton et le fouet, et où toutes les
jolies filles du village appartiennent au harem de leur gracieux seigneur, pour
se figurer pouvoir offrir de pareilles impertinences aux ouvriers. Mais nos
conservateurs sont nos plus grands révolutionnaires.
Mais si les ouvriers
ont assez de mansuétude pour se laisser raconter qu'ayant travaillé pendant
douze heures pleines d’un dur travail ils n'ont travaillé en réalité que quatre
heures, il leur sera garanti comme récompense que, dans toute l'éternité, leur
part au produit de leur propre travail ne tombera pas au-dessous du tiers. En
réalité, c'est jouer l'air de la société future sur une trompette d'enfant.
Cela ne vaut pas la peine de gaspiller un moi de plus sur cette question. Par
conséquent, tout ce que Rodbertus offre de nouveau dans l'utopie des bons de
travail est enfantin et bien inférieur aux travaux de ses nombreux rivaux,
avant comme après lui.
Pour l'époque où parut
Zür Erkenntniss, etc., de Rodbertus, c'était un livre certainement important.
Poursuivre la théorie de Ricardo dans cette direction était un commencement
qui promettait. Si, pour lui et pour l'Allemagne seuls, détail une nouveauté,
son travail en somme arrive à la même
hauteur que ceux des meilleurs de ses précurseurs anglais. Mais ce n'était
qu'un commencement dont la théorie ne pouvait espérer un réel profit que par un
travail ultérieur, fondamental, critique. Ce développement s'arrête pourtant
là, parce que, dès le début, on dirige le développement de Ricardo dans l'autre
sens, dans le sens de l'utopie. C'est perdre, dès lors, la condition de toute
critique - l'indépendance. Rodbertus travailla alors avec un but préconçu, il
devint un économiste tendancieux. Une fois saisi par son utopie, il s'est
interdit toute possibilité de progrès scientifique. A partir de 1842 jusqu'à
sa mort, il tourne dans le même cercle, reproduit les mêmes idées, déjà
exprimées ou indiquées dans ses précédents ouvrages, se sent méconnu, se trouve
pillé, alors qu'il n'y avait rien à piller, et se refuse enfin, non sans
intention, à l’évidence qu'au fond il n'avait pourtant découvert que ce qui
l'était déjà depuis longtemps.
Il est à peine
nécessaire de faire remarquer que dans cet ouvrage la langue ne coïncide pas
avec celle du Capital. Il y est encore parlé du travail comme marchandise,
d'achat et de vente de travail au lieu de force de travail.
Comme complément, on a
ajouté à cette édition : 1º un passage de l'ouvrage de Marx (Critique de
l'économie politique, Berlin 1859), à propos de la première utopie des bons de
travail de John Gray ; et 2º le discours de Marx sur le libre-échange, qui a
été prononcé en français à Bruxelles (1847), et qui appartient à la même
période du développement de l'auteur que la Misère.
Londres, 25 octobre
1884.
Friedrich ENGELS.
par Friedrich Engels (1892)
Pour cette 2e édition
allemande, j'ajouterai simplement que le nom d’Hopkins doit être remplacé par
celui exact d'Hodgskin et que la date de l'ouvrage de William Thompson (même
page) doit être changée en 1824. Le savoir bibliophile de M. le professeur
Anion Menger sera ainsi, nous l'espérons, satisfait.
Londres, 29 mars 1892.
F. E.
( [4] )
M.
Proudhon a le malheur d'être singulièrement méconnu en Europe. En France, il a
le droit d'être mauvais économiste, parce qu'il passe pour être bon philosophe
allemand. En Allemagne, il a le droit d'être mauvais philosophe, parce qu'il
passe pour être économiste français des plus forts. Nous, en notre qualité
d'Allemand et d'économiste à la fois, nous avons voulu protester contre cette
double erreur.
Le lecteur comprendra
que, dans ce travail ingrat, il nous a fallu souvent abandonner la critique de
M. Proudhon pour faire celle de la philosophie allemande, et donner en même
temps des aperçus sur l'économie politique.
Karl Marx.
Bruxelles, le 15 juin
1847.
L'ouvrage de M. Proudhon n'est pas tout simplement un
traité d'économie politique, un livre ordinaire, c'est une Bible : « Mystères
», « Secrets arrachés au sein de Dieu », « Révélations », rien n'y manque. Mais
comme, de nos jours, les prophètes sont discutés plus consciencieusement que
les auteurs profanes, il faut bien que le lecteur se résigne à passer avec
nous par l'érudition aride et ténébreuse de la « genèse », pour s'élever
plus tard avec M. Proudhon dans les régions éthérées et fécondes du
supra-socialisme. (Voir PROUDHON : Philosophie de la misère, prologue, p. III,
ligne 20.)
UNE
DÉCOUVERTE
SCIENTIFIQUE
SCIENTIFIQUE
La capacité qu'ont tous les produits, soit
naturels, soit industriels, de servir à la subsistance de l'homme, se nomme
particulièrement valeur d'utilité ; la capacité qu'ils ont de se donner l'un
pour l'autre, valeur en échange... Comment la valeur d’utilité devient-elle
valeur en échange ?... La génération de l'idée de la valeur (en échange) n'a
pas été notée par les économistes avec assez de soin : il importe de nous y
arrêter. Puis donc que, parmi les objets dont j'ai besoin, un très grand nombre
ne se trouve dans la nature qu'en une quantité médiocre, ou même ne se trouve pas
du tout, je suis forcé d'aider à la production de ce qui me manque, et comme je
ne puis mettre la main à tant de choses, je proposerai à d'autres hommes, mes
collaborateurs dans des fonctions diverses, de me céder une partie de leurs
produits en échange du mien [5].
M. PROUDHON se propose
de nous expliquer avant tout la double nature de la valeur, la « distinction
dans la valeur », le mouvement qui fait de la valeur d'utilité la valeur
d'échange. Il importe de nous arrêter avec M. Proudhon à cet acte de transsubstantiation.
Voici comment cet acte s'accomplit d'après notre auteur.
Un très grand nombre de
produits ne se trouvent pas dans la nature, ils se trouvent au bout de
l'industrie. Supposez que les besoins dépassent la production spontanée de la
nature, l'homme est forcé dg recourir à la production industrielle. Qu'est-ce
que cette industrie, dans la supposition de M. Proudhon ? Quelle en est
l'origine ? Un seul homme éprouvant le besoin d'un très grand nombre de choses
« ne peut mettre la main à tant de choses ». Tant de besoins à satisfaire
supposent tant de choses à produire - il n'y a pas de produits sans production
; - tant de choses à produire ne supposent déjà plus la main d'un seul homme
aidant à les produire. Or, du moment que vous supposez plus d'une main aidant à
la production, vous avez déjà supposé toute une production, basée sur la
division du travail. Ainsi le besoin, tel que M. Proudhon le suppose, suppose
lui-même toute la division du travail. En supposant la division du travail,
vous avez l'échange et conséquemment la valeur d'échange. Autant aurait valu
supposer de prime abord la valeur d'échange.
Mais M. Proudhon a
mieux aimé faire le tour. Suivons-le dans tous ses détours, pour revenir
toujours à son point de départ.
Pour sortir de l'état
de choses où chacun produit en solitaire, et pour arriver à l'échange,
« je m'adresse », dit M. Proudhon, « à mes collaborateurs dans des
fonctions diverses ». Donc, moi, j'ai des collaborateurs, qui tous ont des
fonctions diverses, sans que pour cela moi et tous les autres, toujours d'après
la supposition de M. Proudhon, nous soyons sortis de la position solitaire et
peu sociale des Robinson. Les collaborateurs et les fonctions diverses, la
division du travail, et l'échange qu'elle implique, sont tout trouvés.
Résumons : j'ai des
besoins fondés sur la division du travail et sur l'échange. En supposant ces
besoins, M. Proudhon se trouve avoir supposé l'échange, la valeur d'échange,
dont il se propose précisément de « noter la génération avec plus de soin que
les autres économistes ».
M. Proudhon aurait pu
tout aussi bien intervertir l'ordre des choses, sans intervertir pour cela la
justesse de ses conclusions. Pour expliquer la valeur en échange, il faut
l'échange. Pour expliquer l'échange, il faut la division du travail. Pour
expliquer la division du travail, il faut des besoins qui nécessitent la
division du travail. Pour expliquer ces besoins, il faut les « supposer », ce qui n'est pas les nier,
contrairement au premier axiome du prologue de M. Proudhon : « Supposer Dieu
c'est le nier [6]. »
Comment M. Proudhon,
pour lequel la division du travail est supposée connue, s'y prend-il pour
expliquer la valeur d'échange, qui pour lui est toujours l'inconnu ?
« Un homme » s'en va «
proposer à d'autres hommes, ses collaborateurs dans des fonctions diverses »,
d'établir l'échange et de faire une distinction entre la valeur usuelle et la
valeur échangeable. En acceptant cette distinction proposée, les collaborateurs
n'ont laissé à M. Proudhon d'autre « soin » que de prendre acte du fait, de
marquer, « de noter » dans son traité d'économie politique la « génération de
l'idée de la valeur ». Mais il nous doit toujours, à nous, d'expliquer la «
génération » de cette proposition, de nous dire enfin comment ce seul homme,
ce Robinson, a eu tout à coup l'idée de faire « à ses collaborateurs » une
proposition du genre connu et comment ces collaborateurs l'ont acceptée sans
protestation aucune.
M. Proudhon n'entre pas
dans ces détails généalogiques. Il donne simplement au fait de l'échange une
manière de cachet historique en le présentant sous la forme d'une motion, qu'un
tiers aurait faite, tendant à établir l'échange.
Voilà un échantillon de
« la méthode historique et descriptive »
de M. Proudhon, qui professe un dédain superbe pour la « méthode historique et
descriptive » des Adam Smith et des Ricardo.
L'échange a son
histoire à lui. Il a passé par différentes phases.
Il fut un temps, comme
au moyen âge, où l'on n'échangeait que le superflu, l'excédent de la production
sur la consommation.
Il fut encore un temps
où non seulement le superflu, mais tous les produits, toute l'existence
industrielle était passée dans le commerce, où la production tout entière dépendait
de l'échange. Comment expliquer cette deuxième phase de l'échange - la valeur
vénale à sa deuxième puissance ?
M. Proudhon aurait une
réponse toute prête : Mettez qu'un homme ait « proposé à d'autres hommes, ses
collaborateurs dans des fonctions diverses », d'élever la valeur vénale à sa
deuxième puissance.
Vint enfin un temps où
tout ce que les hommes avaient regardé comme inaliénable devint objet
d'échange, de trafic et pouvait s'aliéner. C'est le temps où les choses mêmes
qui jusqu'alors étaient communiquées, mais jamais échangées ; données mais
jamais vendues ; acquises, mais jamais achetées - vertu, amour, opinion,
science, conscience, etc., - où tout enfin passa dans le commerce. C'est le
temps de la corruption générale, de la vénalité universelle, ou, pour parler en
termes d'économie politique, le temps où toute chose, morale ou physique, étant
devenue valeur vénale, est portée au marché pour être appréciée à sa plus juste
valeur.
Comment expliquer
encore cette nouvelle et dernière phase de l'échange - la valeur vénale à sa
troisième puissance ?
M. Proudhon aurait une
réponse toute prête : Mettez qu'une personne ait « proposé à d'autres
personnes, ses collaborateurs dans des fonctions diverses », de faire de la
vertu, de l'amour, etc., une valeur vénale, d'élever la valeur d'échange à sa
troisième et dernière puissance.
On le voit, la «
méthode historique et descriptive » de M. Proudhon est bonne à tout, elle
répond à tout, elle explique tout. S'agit-il surtout d'expliquer historiquement
la « génération d'une idée économique », il suppose un homme qui propose à
d'autres hommes, ses collaborateurs dans des fonctions diverses, d'accomplir
cet acte de génération, et tout est dit.
Désormais, nous
acceptons la « génération » de la valeur d'échange comme un acte accompli ; il
ne reste maintenant qu'à exposer le rapport de la valeur d'échange à la valeur
d'utilité. Écoutons M. Proudhon.
Les économistes ont très bien fait ressortir
le double caractère de la valeur ; mais ce qu'ils n'ont pas rendu avec la
même netteté, c'est sa nature contradictoire ; ici commence notre critique...
C'est peu d'avoir signalé dans la valeur utile et dans la valeur échangeable
cet étonnant contraste, où les économistes sont accoutumés à ne voir rien que
de très simple : il faut montrer que cette prétendue simplicité cache un
mystère profond que notre devoir est de pénétrer... En termes techniques, la
valeur utile et la valeur échangeable sont en raison inverse rune de l'autre.
Si nous avons bien
saisi la pensée de M. Proudhon, voici les quatre points qu'il se propose
d'établir :
1º La valeur utile et
la valeur échangeable forment un « contraste étonnant », se font opposition ;
2º La valeur utile et la valeur
échangeable sont en raison inverse l'une de l'autre, en contradiction ;
3º Les économistes n'ont ni vu ni connu
l'opposition ni la contradiction ;
4º La critique de M.
Proudhon commence par la fin.
Nous aussi nous
commencerons par la fin, et pour disculper les économistes des accusations de
M. Proudhon, nous laisserons parler deux économistes assez importants.
Sismondi :
C'est l'opposition entre la valeur usuelle et
la valeur échangeable à laquelle le commerce a réduit toute chose, etc. [7].
Lauderdale :
En général, la richesse nationale [la valeur
utile] diminue à proportion que les fortunes individuelles s'accroissent par
l'augmentation de la valeur vénale ; et à mesure que celles-ci se réduisent par
la diminution de cette valeur, la première augmente généralement [8].
Sismondi a fondé sur
l'opposition entre la valeur usuelle et la valeur échangeable, sa principale
doctrine, d'après laquelle la diminution du revenu est proportionnelle à
l'accroissement de la production.
Lauderdale a fondé son
système sur la raison inverse des deux espèces de valeur et sa doctrine était
même tellement populaire du temps de Ricardo, que celui-ci pouvait en parler
comme d'une chose généralement connue.
C'est en confondant les idées de la valeur
vénale et des richesses (valeur utile) qu'on a prétendu qu'en diminuant la
quantité des choses nécessaires, utiles ou agréables à la vie, on pouvait
augmenter les richesses [9].
Nous venons de voir que
les économistes, avant M. Proudhon, ont « signalé » le mystère profond
d'opposition et de contradiction. Voyons maintenant comment M. Proudhon explique
à son tour ce mystère après les économistes.
La valeur échangeable
d'un produit baisse à mesure que l'offre va croissant, la demande restant la
même ; en d'autres termes : plus un produit est abondant relativement à la
demande, plus sa valeur échangeable ou son prix est bas. Vice-versa : plus
l'offre est faible relativement à la demande, plus la valeur échangeable ou le
prix du produit offert hausse ; en d'autres termes, plus il y a rareté des
produits offerts relativement à la demande, plus il y a cherté. La valeur
d'échange d'un produit dépend de son abondance ou de sa rareté, mais toujours
par rapport à la demande. Supposez un produit plus que rare, unique dans son
genre, je le veux bien : ce produit unique sera plus qu'abondant, il sera
superflu, s'il n'est pas demandé. En revanche, supposez un produit multiplié à
millions il sera toujours rare, s'il ne suffit pas à la demande, c'est-à-dire
s'il est trop demandé.
Ce sont là de ces
vérités, nous dirons presque banales, et qu'il a fallu cependant reproduire
ici pour faire comprendre les mystères de M. Proudhon.
Tellement qu'en suivant le principe jusqu'aux
dernières conséquences on arriverait à conclure, le plus logiquement du
monde, que les choses dont l'usage est nécessaire et la quantité infinie,
doivent être pour rien, et celles dont l'utilité est nulle et la rareté
extrême, d'un prix inestimable. Pour comble d'embarras, la pratique n'admet
point ces extrêmes : d'un côté, aucun produit humain ne saurait jamais atteindre
l'infini en grandeur ; de l'autre, les choses les plus rares ont besoin à un
degré quelconque d'être utiles, Sans quoi elles ne seraient susceptibles
d'aucune valeur. La valeur utile et la valeur échangeable restent donc
fatalement enchaînées l'une à l'autre, bien que par leur nature elles tendent
continuellement à s'exclure [10].
Qu'est-ce qui met le
comble à l'embarras de M. Proudhon ? C'est qu'il a tout simplement oublié la
demande, et qu'une chose ne saurait être rare ou abondante qu'autant qu'elle
est demandée. Une fois la demande mise de côté, il assimile la valeur
échangeable à la rareté et la valeur utile à l'abondance. Effectivement, en
disant que les choses « dont l'utilité est nulle et la rareté extrême » sont «
d'un prix inestimable », il dit tout simplement que la valeur en échange n'est
que la rareté. « Rareté extrême et utilité nulle », c'est la rareté pure.
« Prix inestimable », c'est le maximum de la valeur échangeable, c'est la
valeur échangeable toute pure. Ces deux termes, il les met en équation. Donc,
valeur échangeable et rareté sont des termes équivalents. En arrivant à ces
prétendues « conséquences extrêmes », M. Proudhon se trouve en effet avoir
poussé à l'extrême, non, pas les choses, mais les termes qui les expriment, et
en cela il fait preuve de rhétorique bien plus que de logique. Il retrouve ses
hypothèses premières dans toute leur nudité, quand il croit avoir trouvé de
nouvelles conséquences. Grâce au même procédé, il réussit à identifier la
valeur utile avec l'abondance pure.
Après avoir mis en
équation la valeur échangeable et la rareté, la valeur utile et l'abondance,
M. Proudhon est tout étonné de ne trouver ni la valeur utile dans la rareté et
la valeur échangeable, ni la valeur échangeable dans l'abondance et la valeur
utile ; et en voyant que la pratique n'admet point ces extrêmes il ne peut
plus faire autrement que de croire au mystère. Il y a pour lui prix
inestimable, parce qu'il n'y a pas d'acheteurs, et il n'en trouvera jamais,
tant qu'il fait abstraction de, la demande.
D'un autre côté,
l'abondance de M. Proudhon semble être quelque chose de spontané. Il oublie
tout à fait qu'il y a des gens qui la produisent, et qu'il est de l'intérêt de
ceux-ci de ne jamais perdre de vue la demande. Sinon, comment M. Proudhon
aurait-il pu dire que les choses qui sont très utiles doivent être à très bas
prix ou même ne coûter rien ? Il lui aurait fallu conclure, au contraire, qu'il
faut restreindre l'abondance, la production des choses très utiles, si l'on
veut en élever le prix, la valeur d'échange.
Les anciens vignerons
de France, en sollicitant une loi qui interdisait la plantation de nouvelles
vignes ; les Hollandais, en brûlant les épices de l'Asie, en déracinant les
girofliers dans les Moluques, voulaient tout simplement réduire l'abondance
pour élever la valeur d'échange. Tout le moyen âge, en limitant par des lois le
nombre des compagnons qu'un seul maître pouvait occuper, en limitant le nombre
des instruments qu'il pouvait employer, agissait d'après ce même principe.
(Voir ANDERSON : Histoire du commerce.)
Après avoir représenté
l'abondance comme la valeur utile, et la rareté comme la valeur échangeable, -
rien de plus facile que de démontrer que l'abondance et la rareté sont en
raison inverse - M. Proudhon identifie la valeur utile à l'offre et la valeur
échangeable à la demande. Pour rendre l'antithèse encore plus tranchée, il fait
une substitution de termes en mettant « valeur d'opinion » à la place de
valeur échangeable. Voilà donc que la lutte a changé de terrain, et nous avons
d'un côté l'utilité (la valeur en usage, l'offre), de l'autre l'opinion (la
valeur échangeable, la demande).
Ces deux puissances
opposées l'une à l'autre, qui les conciliera ? Comment faire pour les mettre
d'accord ? Pourrait-on seulement établir entre elles un point de comparaison ?
Certes, s'écrie M. Proudhon, il y en a un ;
c'est l'arbitraire. Le prix qui résultera de cette lutte entre l'offre et la
demande, entre l'utilité et l'opinion, ne sera pas l'expression de la justice
éternelle.
M. Proudhon continue à
développer cette antithèse :
En ma qualité d'acheteur libre, je suis juge
de mon besoin, juge de la convenance de l'objet, du prix que je veux y mettre.
D'autre part, en votre qualité de producteur libre, vous êtes maître des
moyens d'exécution, et, en conséquence, vous avez la faculté de réduire vos
frais [11].
Et comme la demande ou
la valeur en échange est identique avec l'opinion, M. Proudhon est amené à dire
:
Il est prouvé que c'est le libre arbitre de
l'homme qui donne lieu à l'opposition entre la valeur utile et la valeur en
échange. Comment résoudre cette opposition tant que subsistera le libre
arbitre ? Et comment sacrifier celui-ci, à moins de sacrifier l'homme [12] ?
Ainsi, il n'y a pas de
résultat possible. Il y a une lutte entre deux puissances pour ainsi dire
incommensurables, entre l'utile et l'opinion, entre l'acheteur libre et le
producteur libre.
Voyons les choses d'un
peu plus près.
L'offre ne représente
pas exclusivement l'utilité, la demande ne représente pas exclusivement
l'opinion. Celui qui demande n'offre-t-il pas aussi un produit quelconque ou le
signe représentatif de tous les produits, l'argent, et en offrant ne
représente-t-il pas, d'après M. Proudhon, l'utilité ou la valeur en usage ?
D'un autre côté, celui
qui offre ne demande-t-il pas aussi un produit quelconque ou le signe
représentatif de tous les produits, de l'argent ? Et ne devient-il pas ainsi le
représentant de l'opinion, de la valeur d'opinion ou de la valeur en échange ?
La demande est en même
temps une offre, l'offre est en même temps une demande. Ainsi l'antithèse de M.
Proudhon, en identifiant simplement l'offre et la demande, l'une à l'utilité,
l'autre à l'opinion, ne repose que sur une abstraction futile.
Ce que M. Proudhon
appelle valeur utile, d'autres économistes l'appellent avec autant de raison
valeur d'opinion. Nous ne citerons que Storch [13].
Selon lui, on appelle
besoins les choses dont nous sentons le besoin ; on appelle valeurs les choses
auxquelles nous attribuons de la valeur. La plupart des choses ont seulement de
la valeur parce qu'elles satisfont aux besoins engendrés par l'opinion. L'opinion
sur nos besoins peut changer, donc l'utilité des choses, qui n'exprime qu'un
rapport de ces choses à nos besoins, peut changer aussi. Les besoins naturels
eux-mêmes changent continuellement. Quelle variété n'y a-t-il pas, en effet,
dans les objets qui servent de nourriture principale chez les différents
peuples !
La lutte ne s'établit
pas entre l'utilité et l'opinion : elle s'établit entre la valeur vénale que
demande l'offreur, et la valeur vénale qu'offre le demandeur. La valeur
échangeable du produit est chaque fois la résultante de ces appréciations
contradictoires.
En dernière analyse,
l'offre et la demande mettent en présence la production et la consommation,
mais la production et la consommation fondées sur les échanges individuels.
Le produit qu'on offre
n'est pas l'utile en lui-même. C'est le consommateur qui en constate
l'utilité. Et lors même qu'on lui reconnaît la qualité d'être utile, il n'est
pas exclusivement l'utile. Dans le cours de la production il a été échangé
contre tous les frais de production, tels que les matières premières, les
salaires des ouvriers, etc., toutes choses qui sont valeurs vénales. Donc le
produit représente, aux yeux du producteur, une somme de valeurs vénales. Ce
qu'il offre, ce n'est pas seulement un objet utile, mais encore et surtout une
valeur vénale.
Quant à la demande,
elle ne sera effective qu'à la condition d'avoir à sa disposition des moyens
d'échange. Ces moyens eux-mêmes sont des produits, des valeurs vénales.
Dans l'offre et la
demande nous trouvons donc d'un côté un produit qui a coûté des valeurs
vénales, et le besoin de vendre ; de l'autre, des moyens qui ont coûté des valeurs
vénales, et le désir d'acheter.
M. Proudhon oppose
l'acheteur libre au producteur libre. Il donne à l'un et à l'autre des qualités
purement métaphysiques. C'est ce qui lui fait dire :
Il est prouvé que c'est le libre arbitre de
l'homme qui donne lieu à l'opposition entre la valeur utile et la valeur en
échange.
Le
producteur, du moment qu'il a produit dans une société fondée sur la division
du travail et sur les échanges, et c'est là l'hypothèse de M. Proudhon, est
forcé de vendre. M. Proudhon fait le producteur maître des moyens de production
; mais il conviendra avec nous que ce n'est pas du libre arbitre que dépendent
ses moyens de production. Il y a plus ; ces moyens de production sont en
grande partie des produits qui lui viennent du dehors, et dans la production
moderne il n'est pas même libre de produire la quantité qu'il veut. Le degré
actuel du développement des forces productives l'oblige de produire sur telle
ou telle échelle.
Le consommateur n'est
pas plus libre que le producteur. Son opinion repose sur ses moyens et ses
besoins. Les uns et les autres sont déterminés par sa situation sociale,
laquelle dépend elle-même de l'organisation sociale tout entière. Oui,
l'ouvrier qui achète des pommes de terre, et la femme entretenue qui achète des
dentelles, suivent l'un et l'autre leur opinion respective. Mais la diversité
de leurs opinions s'explique par la différence de la position qu'ils occupent
dans le monde, laquelle est le produit de l'organisation sociale.
Le système
des besoins tout entier est-il fondé sur l'opinion ou sur toute l'organisation
de la production ? Le plus souvent les besoins naissent directement de la
production, ou d'un état de choses basé sur la production. Le commerce de
l'univers roule presque entier sur des besoins, non de la consommation
individuelle, mais de la production. Ainsi, pour choisir un autre exemple, le
besoin que l'on a des notaires ne suppose-t-il pas un droit civil donné, qui
n'est qu'une expression d'un certain développement de la propriété, c'est-à-dire
de la production ?
Il ne suffit pas à M.
Proudhon d'avoir éliminé du rapport de l'offre et de la demande les éléments
dont nous venons de parler. Il pousse l'abstraction aux dernières limites, en
fondant tous les producteurs en un seul producteur, tous les consommateurs en
un seul consommateur, et en établissant la lutte entre ces deux personnages
chimériques. Mais dans le monde réel les choses se passent autrement. La
concurrence entre ceux qui offrent et la concurrence entre ceux qui demandent,
forment un élément nécessaire de la lutte entre les acheteurs et les vendeurs,
d'où résulte la valeur vénale.
Après avoir éliminé les
frais de production et la concurrence, M. Proudhon peut tout à son aise,
réduire à l'absurde la formule de l'offre et de la demande.
L'offre et la demande, dit-il, ne sont autre chose que deux formes cérémonielles servant à mettre en présence la valeur
d'utilité et la valeur d'échange, et à provoquer leur conciliation. Ce sont
les pôles électriques dont la mise en rapport doit produite le phénomène
d'affinité appelé échange [14].
Autant
vaut dire que l'échange n'est qu'une « forme cérémonielle », pour mettre en présence
le consommateur et l'objet de la consommation. Autant vaut dire que tous les
rapports économiques sont des « formes cérémonielles », pour servir
d'intermédiaire à la consommation immédiate. L'offre et la demande sont des
rapports d'une production donnée, ni plus ni moins que les échanges
individuels.
Ainsi, toute la
dialectique de M. Proudhon en quoi consiste-t-elle ? A substituer à la valeur
utile et à la valeur échangeable, à l'offre et
à la demande, des notions abstraites et contradictoires, telles que
la rareté et l'abondance, l'utile et l'opinion, un producteur ci un consommateur, tous les deux chevaliers du libre-arbitre.
Et à quoi voulait-il en
venir ?
A se ménager le moyen
d'introduire plus tard un des éléments qu'il avait écartés, les frais de production, comme la synthèse
entre la valeur utile et la valeur échangeable. C'est ainsi qu'à ses yeux les
frais de production constituent la valeur
synthétique ou la valeur constituée.
OU LA VALEUR
SYNTHÉTIQUE
« La valeur (vénale)
est la pierre angulaire de l'édifice économique. » La valeur « constituée » est la pierre angulaire du système des
contradictions économiques.
Qu'est-ce donc que
cette « valeur constituée » qui constitue
toute la découverte de M. Proudhon en économie politique ?
L'utilité une fois
admise, le travail est la source de la valeur. La mesure du travail, c'est le
temps. La valeur relative des. produits est déterminée par le temps du travail
qu'il a fallu employer pour les produire. Le prix est l'expression monétaire de
la valeur relative d'un produit. Enfin, la valeur constituée d'un produit est tout simplement la valeur qui se
constitue par le temps du travail y fixé.
De même qu'Adam Smith a
découvert la division du travail, de
même lui, M. Proudhon, prétend avoir découvert la « valeur constituée ». Ce n'est pas précisément « quelque chose d'inouï »,
mais aussi faut-il convenir qu'il n'y a rien d'inouï dans aucune découverte de
la science économique. M. Proudhon, qui sent toute l'importance de son
invention, cherche cependant à en atténuer le mérite
afin
de rassurer le lecteur sur ses prétentions à l'originalité, et de se
réconcilier les esprits que leur timidité rend peu favorables aux idées
nouvelles.
Mais à mesure qu'il
fait la part de ce que chacun de ses prédécesseurs a fait pour l'évaluation de
-la valeur, il est forcément amené à avouer tout haut que c'est à lui qu'en
revient la plus large part, la part du lion.
L'idée synthétique de la valeur avait été
vaguement aperçue par Adam Smith... Mais cette idée de la valeur était tout
intuitive chez A. Smith : or, la société ne change pas ses habitudes sur la foi
d'intuitions : elle ne se décide que sur l'autorité des faits. Il fallait que
l'antinomie s'exprimât d'une manière plus sensible et plus nette : J.-B. Say
fut son principal interprète.
Voilà l'histoire toute
faite de la découverte de la valeur synthétique : à Adam Smith l'intuition
vague, à J.-B. Say l'antinomie, à M. Proudhon la vérité constituante et «
constituée ». Et que l'on ne s'y méprenne pas : tous les autres
économistes, de Say à Proudhon, n'ont fait que se traîner dans l'ornière de
l'antinomie.
Il est incroyable que tant d'hommes de sens
se démènent depuis quarante ans contre une idée si simple. Mais non, la
comparaison des valeurs s'effectue sans qu'il y ait entre elles aucun point de
comparaison et sans unité de mesure : - voilà, plutôt que d'embrasser la
théorie révolutionnaire de l'égalité, ce que les économistes du XIXe siècle
ont résolu de soutenir envers et contre tous. Qu'en dira la postérité ? [15].
La postérité, si
brusquement apostrophée, commencera par être brouillée sur la chronologie.
Elle doit nécessairement se demander : Ricardo et son école ne sont-ils donc
pas des économistes du XIXe siècle ? Le système de Ricardo, qui pose en
principe
que
la valeur relative des marchandises tient exclusivement à la quantité de
travail requise pour leur production,
remonte à 1817. Ricardo
est le chef de toute une école, qui règne en Angleterre depuis la Restauration.
La doctrine ricardienne résume rigoureusement, impitoyablement toute la bourgeoisie
anglaise, qui est elle-même le type de la bourgeoisie moderne. « Qu'en dira la
postérité ? » Elle ne dira pas que M. Proudhon n'a point connu Ricardo, car il
en parle, il en parle longuement, il y revient toujours et finit par dire que
c'est du « fatras ». Si jamais la postérité s'en mêle, elle dira peut-être que
M. Proudhon, craignant de choquer l'anglophobie de ses lecteurs, a mieux aimé
se faire l'éditeur responsable des idées de Ricardo. Quoi qu'il en soit, elle
trouvera fort naïf que M. Proudhon donne comme « théorie révolutionnaire de
l'avenir », ce que Ricardo a scientifiquement exposé comme la théorie de la
société actuelle, de la société bourgeoise, et qu'il prenne ainsi pour la
solution de l'antinomie entre l'utilité et la valeur en échange ce que Ricardo
et son école ont longtemps avant lui présenté comme la formule scientifique
d'un seul côté de l'antinomie, de la valeur
en échange. Mais mettons pour toujours la postérité de côté, et confrontons
M. Proudhon avec son prédécesseur Ricardo. Voici quelques passages de cet
auteur, qui résument sa doctrine sur la valeur :
Ce n'est pas l'utilité qui est la mesure de
la valeur échangeable quoiqu'elle lui
soit absolument nécessaire [16].
Les choses, une fois qu'elles sont reconnues
utiles par elles-mêmes, tirent leur valeur échangeable de deux sources : de
leur rareté et de la quantité de travail nécessaire pour les acquérir. Il y
a des choses dont la valeur ne dépend que de leur rareté. Nul travail ne
pouvant en augmenter la quantité, leur valeur ne peut baisser par leur plus
grande abondance. Tels sont les statues ou les tableaux précieux, etc. Cette
valeur dépend uniquement des facultés, des goûts et du caprice de ceux qui ont
envie de posséder de tels objets [17].
Ils ne forment cependant qu'une très petite
quantité des marchandises qu'on échange journellement. Le plus grand nombre
des objets que l'on désire posséder étant le fruit de l'industrie, on peut les
multiplier, non seulement dans un pays, mais dans plusieurs, à un degré auquel
il est presque impossible d'assigner des bornes, toutes les fois qu'on voudra
y employer l'industrie nécessaire pour les créer [18].
Quand donc nous parlons de marchandises, de
leur valeur échangeable et des principes qui règlent leur prix relatif, nous
n'avons en vue que celles de ces marchandises dont la quantité peut
s'accroître par l'industrie de l'homme, dont la production est encouragée par
la concurrence et n'est contrariée par aucune entrave [19].
Ricardo cite A. Smith,
qui, selon lui, « a défini avec beaucoup
de précision la source primitive de toute valeur échangeable » (SMITH :
tome I, ch. V.) et il ajoute :
Que telle soit en réalité la base de la
valeur échangeable de toutes les choses [savoir, le temps du travail], excepté
de celles que l'industrie des hommes ne peut multiplier à volonté, c'est un
point de doctrine de la plus haute importance en économie politique : car
il n'est point de source d'où se soient écoulées autant d'erreurs, et d'où
soient nées tant d'opinions diverses dans cette science, que le sens vague et
peu précis que l'on attache, au mot valeur [20].
Si c'est la quantité de travail fixée dans
une chose qui règle sa valeur échangeable, il s'ensuit que toute augmentation
dans la quantité de travail doit nécessairement augmenter la valeur de
l'objet auquel il a été employé, et de même toute diminution de travail doit
en diminuer le prix [21].
Ricardo reproche
ensuite à Smith :
1º De donner à la valeur une mesure autre que
le travail, tantôt la valeur du blé, tantôt la quantité de travail qu'une chose
peut acheter, etc. [22].
2º D'avoir admis sans réserve le principe et
d'en restreindre cependant l'application à l'état primitif et grossier de la
société, qui précède l'accumulation des capitaux et la propriété des
terres [23].
Ricardo s'attache à
démontrer que la propriété des terres, c'est-à-dire la rente, ne saurait
changer la valeur relative [24] des denrées, et
que l'accumulation des capitaux n'exerce qu'une action passagère et
oscillatoire sur les valeurs relatives déterminées par la quantité comparative
de travail employée à leur production. A l'appui de cette thèse, il donne sa
fameuse théorie de la rente foncière, décompose le capital, et en vient, en
dernière analyse, à n'y trouver que du travail accumulé. Il développe ensuite
toute une théorie du salaire et du profit, et démontre que le salaire et le
profit ont leurs mouvements de hausse et de baisse, en raison inverse l'un de
l'autre, sans influer sur la valeur relative du produit. Il ne néglige pas
l'influence que l'accumulation des capitaux et la différence de leur nature
(capitaux fixes et capitaux circulants), ainsi que le taux des salaires,
peuvent exercer sur la valeur proportionnelle des produits. Ce sont même les
principaux problèmes qui occupent Ricardo.
Toute économie dans le travail, dit-il [25], ne manque jamais
de faire baisser la valeur relative, d'une marchandise, soit que cette économie
porte sur le travail nécessaire à la fabrication de l'objet même, ou bien sur
le travail nécessaire à la formation du capital employé dans cette
production [26].
Par conséquent, tant qu'une journée de
travail continuera à donner à l'un la même quantité de poisson et à l'autre
autant de gibier, le taux naturel des prix respectifs d'échange restera
toujours le même, quelle que soit, d'ailleurs, la variation dans les salaires
et dans le profit, et malgré tous les effets de l'accumulation du
capital [27].
Nous avons regardé le travail comme le
fondement de la valeur des choses, et la quantité de travail nécessaire à leur
production comme la règle qui détermine les quantités respectives des
marchandises que l'on doit donner en échange pour d'autres : mais nous n'avons
pas prétendu nier qu'il n'y eût dans le prix courant des marchandises quelque
déviation accidentelle et passagère de ce prix primitif et naturel [28].
Ce sont les frais de production qui règlent,
en dernière analyse, les prix des choses, et non, comme on l'a souvent avancé,
la proportion entre l'offre et la demande [29].
Lord Lauderdale avait
développé les variations de la valeur échangeable selon la loi de l'offre et de
la demande, ou de la rareté et de l'abondance relativement à la demande. Selon
lui, la valeur d'une chose peut augmenter lorsque a quantité en diminue ou que
la demande en augmente ; elle peut diminuer en raison de l'augmentation de sa
quantité ou en raison de la diminution de la demande. Ainsi, la valeur d'une
chose peut changer par l'opération de huit causes différentes, savoir des
quatre causes appliquées à cette chose même et des quatre causes appliquées à
l'argent ou à toute autre marchandise qui sert de mesure à sa valeur. Voici la
réfutation de Ricardo :
Des produits dont un particulier ou une
compagnie ont le monopole varient de
valeur d'après la loi que lord Lauderdale a posée : ils baissent à proportion
qu'on les offre en plus grande quantité, et ils haussent avec le désir que
montrent les acheteurs de les acquérir ; leur prix n'a point de rapport
nécessaire avec leur valeur naturelle. Mais quant aux choses qui sont sujettes
à la concurrence parmi les vendeurs et dont la quantité peut s'augmenter dans
des bornes modérées, leur prix dépend en définitive, non de l'état de la
demande et de l'approvisionnement, mais bien de l'augmentation ou de la
diminution des frais de production [30].
Nous laisserons au
lecteur le soin de faire la comparaison entre le langage si précis, si clair,
si simple de Ricardo, et les efforts de rhétorique que fait M. Proudhon, pour
arriver à la détermination de la valeur relative par le temps du travail.
Ricardo nous montre le
mouvement réel de la production bourgeoise qui constitue la valeur. M.
Proudhon, faisant abstraction de ce mouvement réel, « se démène » pour inventer
de nouveaux procédés, afin de régler le monde d'après une formule prétendue
nouvelle qui n'est que l'expression théorique du mouvement réel existant et si
bien exposé par Ricardo. Ricardo prend son point de départ dans la société
actuelle, pour nous démontrer comment elle constitue la valeur : M. Proudhon
prend pour point de départ la valeur constituée, pour constituer un nouveau
monde social au moyen de cette valeur. Pour lui, M. Proudhon, la valeur
constituée doit faire le tour et redevenir constituante pour un monde déjà tout
constitué d'après ce mode d'évaluation. La détermination de la valeur par le
temps de travail est, pour Ricardo, la loi de la valeur échangeable ; pour M.
Proudhon, elle est la synthèse de la valeur utile et de la valeur échangeable.
La théorie des valeurs de Ricardo est l'interprétation scientifique de la vie
économique actuelle : la théorie des valeurs de M. Proudhon est l'interprétation
utopique de la théorie de Ricardo. Ricardo constate la vérité de sa formule en
la faisant dériver de tous les rapports économiques, et en expliquant par ce
moyen tous les phénomènes, même ceux qui, au premier abord, semblent la
contredire, comme la rente, l'accumulation des capitaux et le rapport des
salaires aux profits ; c'est là précisément ce qui fait de sa doctrine un
système scientifique ; M. Proudhon, qui a retrouvé cette formule de Ricardo au
moyen d'hypothèses tout à fait arbitraires, est forcé ensuite de chercher des
faits économiques isolés qu'il torture et falsifie, afin de les faire passer
pour des exemples, des applications déjà existantes, des commencements de
réalisation de son idée régénératrice. (Voir notre § 3.)
Passons maintenant aux
conclusions que M. Proudhon tire de la valeur constituée (par le temps du
travail).
- Une certaine quantité
de travail équivaut au produit créé par cette même quantité de travail.
- Toute journée de
travail vaut une autre journée de travail ; c'est-à-dire, à quantité égale, le
travail de l'un vaut le travail de l'autre : il n'y a pas de différence
qualificative. A quantité égale de travail, le produit de l'un se donne en
échange pour le produit de l'autre. Tous les hommes sont des travailleurs
salariés, et des salariés également payés pour un temps égal de travail.
L'égalité parfaite préside aux échanges.
Ces conclusions
sont-elles les conséquences naturelles, rigoureuses de la valeur « constituée »
ou déterminée par le temps du travail ?
Si la valeur relative
d'une marchandise est déterminée par la quantité de travail requise pour la
produire, il s'ensuit naturellement que la valeur relative du travail, ou le
salaire, est également déterminée par la quantité de travail qu'il faut pour
produire le salaire. Le salaire, c'est-à-dire la valeur relative -ou le prix du
travail, est donc déterminé par le temps du travail qu'il faut pour produire
tout ce qui est nécessaire à l'entretien de l'ouvrier.
Diminuez les frais de fabrication des chapeaux et leur
prix finira par tomber à leur nouveau prix naturel, quoique la demande puisse
doubler, tripler ou quadrupler. Diminuez
les frais de l'entretien des hommes, en diminuant le prix naturel de la
nourriture et des vêtements qui soutiennent la vie, et vous verrez les salaires
finir par baisser, quoique la demande de bras ait pu s'accroître considérablement [31].
Certes, le langage de
Ricardo est on ne peut plus cynique. Mettre sur la même ligne les frais de la
fabrication des chapeaux et les frais de l'entretien de l'homme, c'est transformer
l'homme en chapeau. Mais ne crions pas tant au cynisme. Le cynisme est dans les
choses et non dans les mots qui expriment les choses. Des écrivains français,
tels que MM. Droz, Blanqui, Rossi et autres, se donnent l'innocente
satisfaction de prouver leur supériorité sur les économistes anglais, en
cherchant à observer l'étiquette d'un langage « humanitaire » ; s'ils
reprochent à Ricardo et à son école leur langage cynique, c'est qu'ils sont
vexés de voir exposer les rapports économiques dans toute leur crudité, de voir
trahis les mystères de la bourgeoisie.
Résumons : le travail,
étant lui-même marchandise, se mesure comme tel par le temps du travail qu'il
faut pour produire le travail -marchandise. Et que faut-il pour produire le
travail-marchandise ? Tout juste ce qu'il faut de temps de travail pour
produire les objets indispensables à l'entretien incessant du travail,
c'est-à-dire à faire vivre le travailleur et à le mettre en état de propager sa
race. Le prix naturel du travail n'est autre chose que le minimum du salaire.
Si le prix courant du salaire [32] s'élève au-dessus
du prix naturel, c'est précisément parce que la loi de la, valeur, posée en
principe par M. Proudhon se trouve contre-balancée par les conséquences des
variations du rapport de l'offre et de la demande. Mais le minimum du salaire
n'en reste pas moins le centre vers lequel gravitent les prix courants du
salaire.
Ainsi, la valeur
relative, mesurée par le temps du travail est fatalement la formule de
l'esclavage moderne de l'ouvrier, au lieu d'être, comme M. Proudhon le veut, la
« théorie révolutionnaire » de l'émancipation du prolétariat.
Voyons maintenant en
combien de cas l'application du temps du travail comme mesure de la valeur est
incompatible avec l'antagonisme existant des classes et l'inégale rétribution
du produit entre le travailleur immédiat et le possesseur du travail accumulé.
Supposons un produit
quelconque; par exemple, la toile. Ce produit, comme tel, renferme une
quantité de travail déterminée. Cette quantité de travail sera toujours la
même, quelle que soit la situation réciproque de ceux qui ont concouru à créer
ce produit.
Prenons un autre
produit : du drap, qui aurait exigé la même quantité de travail que la toile.
S'il y a échange de ces
deux produits, il y a échange de quantités égales de travail. En échangeant ces
quantités égales de temps de travail, on ne change pas la situation réciproque
des producteurs, pas plus qu'on ne change quelque chose à la situation des
ouvriers et des fabricants entre eux. Dire que cet échange des produits mesurés
par le temps du travail a pour conséquence la rétribution égalitaire de tous
les producteurs, c'est supposer que l'égalité de participation au produit a
subsisté antérieurement à l'échange. Que l'échange du drap contre la toile soit
accompli, les producteurs du drap participeront à la toile dans une proportion
égale à celle dans laquelle ils avaient auparavant participé au drap.
L'illusion de M.
Proudhon provient de ce qu'il prend comme conséquence ce qui ne pourrait être,
tout au plus, qu'une supposition gratuite.
Allons plus loin.
Le temps de travail,
comme mesure de la valeur, suppose-t-il du moins que les journées sont équivalentes, et que la journée de l'un
vaut la journée de l'autre ? Non.
Mettons un instant que
la journée d'un bijoutier équivale à trois journées d'un tisserand : toujours
est-il que tout changement de la valeur des bijoux relativement aux tissus, à
moins d'être le résultat passager des oscillations de la demande et de l'offre,
doit avoir pour cause une diminution ou une augmentation du temps de travail
employé d'un côté ou de l'autre à la production. Que trois jours de travail de
différents travailleurs soient entre eux comme 1, 2, 3, et tout changement dans
la valeur relative de leurs produits, sera un changement dans cette proportion
de 1, 2, 3. Ainsi, on peut mesurer les valeurs par le temps de travail, malgré
l'inégalité de la valeur des différentes Journées de travail ; mais, pour
appliquer une pareille mesure, il nous faut avoir une échelle comparative des
différentes jour. nées de travail : c'est la concurrence qui établit cette
échelle.
Votre heure de travail
vaut-elle la mienne ? C'est une question qui se débat par la concurrence.
La concurrence, d'après
un économiste américain, détermine combien de journées de travail simple sont
contenues dans une Journée de travail compliqué. Cette réduction de journées de
travail compliqué à des journées de travail simple ne suppose-t-elle pas qu'on
prend le travail simple lui-même pour mesure de la valeur ? La seule quantité
de travail servant de mesure à la valeur sans égard à la qualité suppose à son
tour que le travail simple est devenu le pivot de l'industrie. Elle suppose que
les travaux se sont égalisés par la subordination de l'homme à la machine ou
par la division extrême du travail ; que les hommes s'effacent devant le travail
; que le balancier de la pendule est devenu la mesure exacte de l'activité
relative de deux ouvriers, comme il l'est de la célérité de deux locomotives.
Alors, il ne faut pas dire qu'une heure d'un homme vaut une heure d'un autre
homme, mais plutôt qu'un homme d'une heure vaut un autre homme d'une heure. Le
temps est tout, l'homme n'est plus rien ; il est tout au plus la carcasse du
temps. Il n'y est plus question de la qualité. La quantité seule décide de tout
: heure pour heure, journée pour journée ; mais cette égalisation du travail
n'est point l'œuvre de l'éternelle justice de M. Proudhon; elle est tout
bonnement le fait de l'industrie moderne.
Dans l'atelier
automatique, le travail d'un ouvrier ne se distingue presque plus en rien du
travail d'un autre ouvrier : les ouvriers ne peuvent plus se distinguer entre
eux que par la quantité de temps qu'ils mettent à travailler. Néanmoins, cette
différence quantitative devient, sous un certain point de vue, qualitative, en
tant que le temps à donner au travail dépend, en partie, de causes purement
matérielles, telles que la constitution physique, l'âge, le sexe ; en partie,
de causes morales purement négatives, telles que la patience, l'impassibilité,
l'assiduité. Enfin, s'il y a une différence de qualité dans le travail des
ouvriers, c'est tout au plus une qualité de la dernière qualité, qui est loin
d'être une spécialité distinctive. Voilà quel est, en dernière analyse, l'état
des choses dans l'industrie moderne. C'est sur cette égalité déjà réalisée du
travail automatique que M. Proudhon prend son rabot d' « égalisation », qu'il
se propose de réaliser universellement dans le « temps à venir ».
Toutes les conséquences
« égalitaires » que M. Proudhon tire de la doctrine de Ricardo reposent sur une
erreur fondamentale. C'est qu'il confond la valeur des marchandises mesurée par
la quantité de travail y fixée avec la valeur des marchandises mesurée par la «
valeur du travail ». Si ces deux
manières de mesurer la valeur des marchandises se confondaient en une seule,
on pourrait dire indifféremment : la valeur relative d'une marchandise
quelconque est mesurée par la quantité de travail y fixée ; ou bien : elle est
mesurée par la quantité de travail qu'elle est à même d'acheter ; ou bien
encore : elle est mesurée par la quantité de travail qui est à même de
l'acquérir. Mais il n'en faut bien qu'il en soit ainsi. La valeur du travail ne
saurait pas plus servir de mesure à la valeur que la valeur de toute autre
marchandise. Quelques exemples suffiront pour expliquer mieux encore ce que
nous venons de dire.
Si le muid de blé
coûtait deux journées de travail au lien d'une seule, il aurait le double de
sa valeur primitive ; mais il ne mettrait pas en mouvement la double quantité
de travail, car il ne contiendrait pas plus de matière nutritive qu'auparavant.
Ainsi, la valeur du blé mesurée par la quantité de travail employé à. le
produire aurait doublé ; mais mesurée, ou par la quantité de travail qu'il peut
acheter, ou par la quantité de travail par laquelle il peut être acheté, elle
serait loin d'avoir doublé. D'un autre côté, si le même travail produisait le
double de vêtements qu'auparavant, la valeur relative en tomberait de moitié ;
mais, néanmoins, cette double quantité de vêtements ne serait pas pour cela
réduite à ne commander que la moitié de la quantité de travail, ou le même
travail ne pourrait pas commander la double quantité de vêtements ; car la
moitié des vêtements continuerait toujours à rendre à l'ouvrier le même service
qu'auparavant.
Ainsi, déterminer la
valeur relative des denrées par la valeur du travail est 'contre les faits
économiques. C'est se mouvoir dans un cercle vicieux, c'est déterminer la
valeur relative par une valeur relative qui, à son tour, a besoin d'être
déterminée.
Il est hors de doute que M. Proudhon confond les deux mesures, la
mesure par le temps du travail nécessaire pour la production d'une marchandise,
et la mesure par la valeur du travail. « Le travail de tout homme, dit-il, peut
acheter la valeur qu'il enferme. » Ainsi, selon lui, une certaine quantité de
travail fixé dans un produit équivaut à la rétribution du travailleur, c'est
à-dire à la valeur du travail. C'est encore la même raison qui l'autorise à
confondre les frais de production avec les salaires.
« Qu'est-ce que le
salaire ? C'est le prix de revient du blé, etc., c'est le prix intégrant de
toute chose. » Allons plus loin encore : « Le salaire est la proportionnalité
des éléments qui composent la richesse. » Qu'est-ce que le salaire ? C'est la
valeur du travail.
Adam Smith prend pour
mesure de la valeur tantôt le temps du travail nécessaire à la production d'une
marchandise, tantôt la valeur du travail. Ricardo a dévoilé cette erreur en
faisant clairement voir la disparité de ces deux manières de mesurer. M.
Proudhon renchérit sur l'erreur d'Adam Smith en identifiant les deux choses,
dont l'autre n'avait fait qu'une juxtaposition.
C'est pour trouver la
juste proportion dans laquelle les ouvriers doivent participer aux produits,
ou, en d'autres termes, pour déterminer la valeur relative du travail, que M.
Proudhon cherche une mesure de la valeur relative des marchandises. Pour
déterminer la mesure de la valeur relative des marchandises, il n'imagine rien
de mieux que de donner pour équivalent d'une certaine quantité de travail la
somme des produits qu'elle a créés, ce qui revient à supposer que toute la
société ne consiste qu'en travailleurs immédiats, recevant pour salaire leur
propre produit. En second lieu, il pose en fait l'équivalence des journées des divers
travailleurs. En résumé, il cherche la mesure de la valeur relative des
marchandises, pour trouver la rétribution égale des travailleurs et il prend
une donnée déjà toute trouvée, l'égalité des salaires, pour s'en aller chercher
la valeur relative des marchandises. Quelle admirable dialectique !
Say et les économistes qui l'ont suivi ont
observé que le travail étant lui-même sujet à l'évaluation, une marchandise
comme une autre enfin, il y avait cercle vicieux à le prendre pour principe et
cause efficiente de la valeur. Ces économistes, qu'ils me permettent de le
dire, ont fait preuve en cela d'une prodigieuse inattention. Le travail est
dit valoir non pas en tant que
marchandise lui-même, mais en vue des valeurs qu'on suppose renfermées puissantiellement
en lui. La valeur du travail est une expression figurée, une anticipation de la
cause sur l'effet. C'est une fiction au même titre que la productivité du capital. Le travail produit, le capital vaut ...
Par une sorte d'ellipse on dit la valeur du travail ... Le travail comme la
liberté... est chose vague et indéterminée de sa nature, mais qui se définit
qualitativement par son objet, c'est-à-dire qu'il devient une réalité par le
produit.
Mais qu'est-il besoin
d'insister ? Dès lors -que l'économiste [lisez M. Proudhon] change le nom des
choses, vera rerum vocabula, il avoue
implicitement son impuissance et se met hors de cause [33].
Nous avons vu que M.
Proudhon fait de la valeur du travail la « cause efficiente » de la valeur des
produits, au point que pour lui, le salaire,
nom officiel de la « valeur du travail », forme le prix intégrant de toute
chose. Voilà pourquoi l'objection de Say le trouble. Dans le
travail-marchandise, qui est d'une réalité effrayante, il ne voit qu'une
ellipse grammaticale. Donc, toute la société actuelle fondée sur le
travail-marchandise, est désormais fondée sur une licence poétique, sur une
expression figurée. La société veut-elle « éliminer tous les inconvénients »
qui la travaillent, eh bien ! qu'elle élimine les termes malsonnants, qu'elle
change de langage, et pour cela elle n'a qu'à s'adresser à l'Académie pour lui
demander une nouvelle édition de son dictionnaire. D'après tout ce que nous
venons de voir, il nous est facile de comprendre pourquoi M. Proudhon, dans un
ouvrage d'économie politique a dû rentrer dans de longues dissertations sur
l'étymologie et d'autres parties de la grammaire. Ainsi, il en est encore à
discuter savamment la dérivation surannée de servus à servare. Ces
dissertations philologiques ont un sens profond, un sens ésotérique, elles font
une partie essentielle de l'argumentation de M. Proudhon.
Le travail, la force du
travail, en tant qu'il se vend et s'achète, est une marchandise comme toute
autre marchandise, et a, par conséquent, une valeur d'échange. Mais la valeur
du travail, ou le travail, en tant que marchandise, produit tout aussi peu que
la valeur du blé, ou le blé, en tant que marchandise, sert de nourriture.
Le travail « vaut »
plus ou moins, selon que les denrées alimentaires sont plus ou moins chères,
selon que l'offre et la demande des bras existent à tel ou tel degré, etc.,
etc.
Le travail n'est point
une « chose vague » ; c'est toujours un travail déterminé, ce n'est jamais le
travail en général que l'on vend et que l'on achète. Ce n'est pas seulement le
travail qui se définit qualitativement par l'objet, mais c'est encore l'objet
qui est déterminé par la qualité spécifique du travail.
Le travail, en tant
qu'il se vend et s'achète, est marchandise lui-même. Pourquoi l'achète-t-on ? «
En vue des valeurs qu'on suppose renfermées puissantiellement en lui. » Mais si
l'on dit que telle chose est une marchandise, il ne s'agit plus du but dans
lequel on l'achète, c'est-à-dire de l'utilité que l'on veut en tirer, de
l'application que l'on veut en faire. Elle est marchandise comme objet de
trafic. Tous les raisonnements de M. Proudhon se bornent à ceci : on n'achète
pas le travail comme objet immédiat de consommation. Non, on l'achète comme
instrument de production, comme on achèterait une machine. En tant que marchandise,
le travail vaut et ne produit pas. M. Proudhon aurait pu dire tout aussi bien
qu'il n'existe pas de marchandise du tout, puisque toute marchandise n'est
acquise que dans un but d'utilité quelconque et jamais comme marchandise
elle-même.
En mesurant la valeur
des marchandises par le travail, M.
Proudhon entrevoit vaguement l'impossibilité de dérober à cette même mesure le
travail en tant qu'il a une valeur, le travail-marchandise. Il pressent que
c'est faire du minimum du salaire le prix naturel et normal du travail
immédiat, que c'est accepter l'état actuel de la société. Aussi, pour se
soustraire à cette conséquence fatale, il fait volte-face et prétend que le
travail n'est pas une marchandise, qu'il ne saurait pas avoir une valeur. Il
oublie qu'il a pris lui-même pour mesure la valeur du travail, il oublie que
tout son système repose sur le travail-marchandise, sur le travail qui se
troque, se vend et s'achète, s'échange contre des produits, etc. ; sur le travail
enfin qui est une source immédiate de revenu pour le travailleur. Il oublie
tout.
Pour sauver son
système, il consent à en sacrifier la base.
Et
propter vitam vivendi perdere causas [34] !
Nous arrivons
maintenant à une nouvelle détermination de la « valeur constituée ».
« La valeur est le rapport de la proportionnalité des
produits qui composent la richesse. »
Remarquons d'abord que
le simple mot de « valeur relative ou échangeable » implique l'idée d'un
rapport quelconque, dans lequel les produits s'échangent réciproquement. Qu'on
donne à ce rapport le nom de « rapport de proportionnalité », on n'a rien
changé à la valeur relative, si ce n'est l'expression. Ni la dépréciation, ni
le surhaussement de la valeur d'un produit ne détruisent la qualité qu'il a de
se trouver dans un « rapport de proportionnalité » quelconque avec les autres
produits qui forment la richesse.
Pourquoi donc ce
nouveau terme, qui n'apporte pas une nouvelle idée ?
Le K rapport de
proportionnalité » fait penser à beaucoup d'autres rapports économiques, tels
que la proportionnalité de la production, la juste proportion entre l'offre et
la demande, etc. ; et M. Proudhon a pensé à tout cela en formulant cette
paraphrase didactique de la valeur vénale.
En premier lieu, la valeur
relative des produits étant déterminée par la quantité comparative du
travail employé à la production de chacun d'eux, le rapport de la proportionnalité,
applique a ce cas spécial, signifie la quantité respective des produits qui
peuvent être fabriqués dans un temps donné et qui, par conséquent, se donnent
en échange.
Voyons quel parti M.
Proudhon tire de ce rapport de proportionnalité.
Tout le monde sait que,
lorsque l'offre et la demande s'équilibrent, la valeur relative d'un produit
quelconque est exactement déterminée par la quantité de travail qui y est
fixée, c'est-à-dire que cette valeur relative exprime le rapport de la
proportionnalité précisément dans le sens que nous venons d'y attacher. M.
Proudhon intervertit l'ordre des choses. Commencez, dit-il, par mesurer la
valeur relative d'un produit par la quantité de travail qui y est fixée, et
alors l'offre et la demande s'équilibreront infailliblement. La production
correspondra à la consommation, le produit sera toujours échangeable. Son prix
courant exprimera exactement sa juste valeur. Au lieu de dire avec tout le
monde : quand le temps est beau, on voit beaucoup de monde se promener, M.
Proudhon fait promener son monde pour pouvoir lui assurer du beau temps.
Ce que M. Proudhon
donne comme la conséquence de la valeur vénale déterminée a priori par le temps
du travail, ne pourrait se justifier que par une loi, rédigée à peu près en ces
termes :
Les produits seront désormais échangés en raison exacte du temps
de travail qu'ils ont coûté. Quelle que soit la proportion de l'offre à la
demande, l'échange des marchandises se fera toujours comme si elles avaient
été produites proportionnellement à la demande. Que M. Proudhon prenne sur lui
de formuler et de faire une pareille loi, et nous lui passerons les preuves.
S'il tient au contraire à justifier sa théorie, non en législateur, mais en
économiste, il aura à prouver que le temps qu'il faut pour créer une
marchandise indique exactement son degré d'utilité et marque son rapport de
proportionnalité à la demande, par conséquent à l'ensemble des richesses. En ce
cas, si un produit se vend à un prix égal à ses frais de production, l'offre
et la demande s'équilibreront toujours ; car les frais de production sont
censés exprimer le vrai rapport de l'offre à la demande.
Effectivement, M.
Proudhon s'attache à prouver que le temps du travail qu'il faut pour créer un
produit marque sa juste proportion aux besoins, de telle sorte que les choses
dont la production coûte le moins de temps, sont le plus immédiatement utiles,
et ainsi de suite graduellement. Déjà la seule production d'un. objet de luxe
prouve, selon cette doctrine, que la société a du temps de reste qui lui permet
de satisfaire à un besoin de luxe.
La preuve même de sa
thèse, M. Proudhon la trouve dans l'observation que les choses les plus utiles
coûtent le moins de temps de production, que la société commence toujours par
les industries les plus faciles, et que successivement elle
s'attaque
à la production des objets qui coûtent le plus de temps de travail et qui
correspondent à des besoins d'un ordre plus élevé.
M. Proudhon emprunte à
M. Dunoyer l'exemple de l'industrie extractive, - cueillette, pâture, chasse,
pêche, etc., - qui est l'industrie la plus simple, la moins coûteuse et par laquelle
l'homme a commencé « le premier jour de sa deuxième création ». Le premier jour
de sa première création est consigné dans la Genèse qui nous fait voir en Dieu
le premier industriel du monde.
Les choses se passent
tout autrement que le pense M. Proudhon. Au moment même où la civilisation
commence, la production commence à se fonder sur l'antagonisme des ordres, des
états, des classes, enfin sur l'antagonisme du travail accumulé et du travail
immédiat. Pas d'antagonisme, pas de progrès. C'est la loi que la civilisation
a suivie jusqu'à nos jours. Jusqu’à présent les forces productives se sont
développées grâce à ce régime de l'antagonisme des classes. Dire maintenant
que, parce que tous les besoins de tous les travailleurs étaient satisfaits,
les hommes pouvaient se livrer à la création des produits d'un ordre supérieur,
à des industries plus compliquées, ce serait faire abstraction de l'antagonisme
des classes et bouleverser tout le développement historique. C'est comme si
l'on voulait dire que, parce qu'on nourrissait des murènes dans des piscines
artificielles, sous les empereurs romains, on avait de quoi nourrir
abondamment toute la population romaine ; tandis que, bien au contraire, le
peuple romain manquait du nécessaire pour acheter du pain, et les aristocrates
romains ne manquaient pas d'esclaves pour les donner en pâture aux murènes.
Le prix des vivres a
presque continuellement haussé, tandis que le prix des objets manufacturés et
de luxe a presque continuellement baissé. Prenez l'industrie agricole elle-même
: les objets les plus indispensables, tels que le blé, la viande, etc.,
haussent de prix, tandis que le coton, le sucre, le café, etc., baissent
continuellement dans une proportion surprenante. Et même parmi les comestibles
proprement dits, les objets de luxe, tels que les artichauts, les asperges,
etc., sont aujourd'hui relativement à meilleur marché que les comestibles de
première nécessité. A notre époque, le superflu est plus facile à produire que
le nécessaire. Enfin, à diverses époques historiques, les rapports réciproques
des prix sont non seulement différents, mais opposés. bans tout le moyen âge,
les produits agricoles étaient relativement à meilleur marché que les produits
manufacturés ; dans le temps moderne, ils sont en raison inverse. L'utilité des
produits agricoles a-t-elle pour cela diminué depuis le moyen âge ?
L'usage des produits
est déterminé par les conditions sociales dans lesquelles se trouvent placés
les consommateurs, et ces conditions elles-mêmes reposent sur l'antagonisme des
classes.
Le coton, les pommes de
terre et l'eau-de-vie sont des objets du plus commun usage. Les pommes de terre
ont engendré, les écrouelles ; le coton a chassé en grande partie le lin et la
laine, bien que la laine et le lin soient, en beaucoup de cas, d'une plus
grande utilité, ne fût-ce que sous le rapport de l'hygiène ; l'eau. de-vie,
enfin, l'a emporté sur la bière et le vin, bien que l'eau-de-vie employée comme
substance alimentaire soit généralement reconnue comme un poison. Pendant
tout un siècle, les gouvernements luttèrent vainement contre l'opium européen;
l'économie prévalut, elle dicta des ordres à la consommation.
Pourquoi donc le coton,
la pomme de terre et l'eau-de-vie sont-ils les pivots de la société bourgeoise
? Parce qu'il faut, pour les produire, le moins de travail et qu'ils sont par
conséquent au plus bas prix. Pourquoi le minimum du prix décide-t-il du maximum
de la consommation ? Serait-ce par hasard à cause de l'utilité absolue de ces
objets, de leur utilité intrinsèque, de leur utilité en tant qu'ils
correspondent de la manière la plus utile aux besoins de l'ouvrier comme homme,
et non de l'homme comme ouvrier ? Non c'est parce que, dans une société fondée
sur la misère, les produits les plus misérables ont la prérogative fatale de
servir à l'usage du plus grand nombre.
Dire maintenant que,
parce que les choses les moins coûteuses sont d'un plus grand usage, elles
doivent être de la plus grande utilité, c'est dire que l'usage si répandu de
l'eau-de-vie, a cause du peu de frais de sa production, est la preuve la plus
concluante de son utilité ; c'est dire au prolétaire que la pomme de terre lui
est plus salutaire que la viande ; c'est accepter l'état de choses existant ;
c'est faire enfin, avec M. Proudhon, l'apologie d'une société sans la
comprendre.
Dans une société à
venir, où l'antagonisme des classes aurait cessé, où il n'y aurait plus de
classes, l'usage ne serait plus déterminé par le minimum du temps de production; mais le temps de production sociale
qu'on consacrerait aux différents objets serait déterminé par leur degré
d'utilité sociale.
Pour revenir à la thèse
de M. Proudhon, du moment que le temps du travail nécessaire à la production
d'un objet n'est point l'expression de son degré d'utilité, la valeur d'échange
de ce même objet, déterminée d'avance par le temps du travail y fixé, ne saura
jamais régler le juste rapport de l'offre à la demande, c'est-à-dire le rapport
de proportionnalité dans le sens que M. Proudhon y attache pour le moment.
Ce n'est point la vente
d'un produit quelconque au prix de ses frais de production qui constitue le «
rapport de proportionnalité » de l'offre à la demande, ou la quotité proportionnelle
de ce produit relativement à l'ensemble de la production ; ce sont les variations de la demande et de l'offre qui
désignent au producteur la quantité dans laquelle il faut produire une
marchandise donnée, pour recevoir en échange au moins les frais de production.
Et comme ces variations sont continuelles, il y a aussi mouvement continuel de
retraite et d'application des capitaux, quant aux différentes branches de
l'industrie.
Ce n'est qu'en raison de pareilles variations
que les capitaux sont consacrés précisément dans la proportion requise, et non
au-delà, à la production des différentes marchandises pour lesquelles il y a
demande. Par la hausse ou la baisse des prix, les profits s'élèvent au-dessus
ou tombent au-dessous de leur niveau général, et par là les capitaux sont
attirés ou détournés de l'emploi particulier qui vient d'éprouver l'une ou
l'autre de ces variations.
Si nous portons les yeux sur les marchés des
grandes villes, nous verrons avec quelle régularité ils sont pourvus de toutes
sortes de denrées, nationales et étrangères, dans la quantité requise, et
quelque différente qu'en soit la demande par l'effet du caprice, du goût ou par
les variations dans la population ; sans qu’il y ait souvent engorgement par
un approvisionnement surabondant, ni cherté excessive par la faiblesse de
l'approvisionnement comparée à la demande : l'on doit convenir que le principe
qui distribue le capital dans chaque branche d'industrie, dans les proportions
exactement convenables, est plus puissant qu'on le suppose en général [35].
Si M. Proudhon accepte
la valeur des produits comme déterminée par le temps du travail, il doit
accepter également le mouvement oscillatoire qui, seul, fait du travail la
mesure de la valeur. Il n'y a pas de « rapport de proportionnalité » tout
constitué, il n'y a qu'un mouvement constituant.
Nous venons de voir
dans quel sens il est juste de parler de la « proportionnalité », comme d'une
conséquence de la valeur déterminée par le temps du travail. Nous allons voir
maintenant comment cette mesuré par le temps, appelée par M. Proudhon « loi de
proportionnalité », se transforme en loi de disproportionnalité.
Toute nouvelle
invention qui permet de produire en une heure ce qui a été produit jusqu'ici en
deux heures déprécie tous les produits homogènes qui se trouvent sur le marché.
La concurrence force le producteur à vendre le produit de deux heures à aussi
bon marché que le produit d'une heure. La concurrence réalise la loi selon
laquelle la valeur relative d'un produit est déterminée par le temps du travail
nécessaire pour le produire. Le temps du travail servant de mesure à la valeur
vénale devient ainsi la loi d'une dépréciation continuelle du travail. Nous
dirons plus. Il y aura dépréciation non seulement pour les marchandises apportées
sur le marché, mais aussi pour les instruments de production, et pour tout un
atelier. Ce fait, Ricardo le signale déjà en disant :
En augmentant constamment la facilité de
production, nous diminuons constamment la valeur de quelques-unes des choses
produites auparavant [36].
Sismondi va plus loin.
Il voit, dans cette « valeur constituée » par le temps de travail, la source de
toutes les contradictions de l'industrie et du commerce modernes.
La valeur mercantile, dit-il, est toujours
fixée, en dernière analyse, sur la quantité de travail nécessaire pour se procurer
la chose évaluée : ce n'est pas celle qu'elle a actuellement coûté, mais celle
qu'elle coûterait désormais avec des moyens peut-être perfectionnés ; et cette
quantité, quoiqu'elle soit difficile à apprécier, est toujours établie avec
fidélité par la concurrence... C'est sur cette base qu'est calculée la demande
du vendeur aussi bien que l'offre de l'acheteur. Le premier affirmera peut-être
que la chose lui a coûté dix journées de travail, mais si l'autre reconnaît
qu'elle peut désormais s'accomplir avec huit journées de travail, si la concurrence
en apporte la démonstration aux deux contractants, ce sera à huit journées
seulement que se réduira la valeur et que s'établira le prix du marché. L'un et
l'autre contractants ont bien, il est vrai, la notion que la chose est utile,
qu'elle est désirée, que sans désir il n'y aurait point de vente, mais la
fixation du prix ne conserve aucun rapport avec l'utilité [37].
Il est important
d'insister sur ce point, que ce qui détermine la valeur, ce n'est point le
temps dans lequel une chose a été produite, mais le minimum de temps dans
lequel elle est susceptible d'être produite, et ce minimum est constaté par la
concurrence. Supposez un instant qu'il n'y ait plus de concurrence et par
conséquent plus de moyen de constater le minimum de travail nécessaire pour la
production d'une denrée, qu'en arrivera-t-il ? Il suffira de mettre à la
production d'un objet six heures de travail pour être en droit, d'après M.
Proudhon, d'exiger en échange six fois autant que celui qui n'aura mis qu'une
heure à la production du même objet.
Au lieu d'un rapport de
« proportionnalité », nous avons un rapport de disproportionnalité, si
toutefois nous tenons à rester dans les rapports, bons ou mauvais.
La dépréciation
continuelle du travail n'est qu'un seul côté qu'une seule conséquence de
l'évaluation des denrées par le temps de travail. Le surhaussement des prix, la
surproduction et bien d'autres phénomènes d'anarchie industrielle, trouvent
leur interprétation dans ce mode d'évaluation.
Mais le temps du
travail servant de mesure à la valeur, fait-il du moins naître la variété
proportionnelle dans les produits qui charme tant M. Proudhon ?
Tout au contraire, le
monopole dans toute sa monotonie vient à sa suite envahir le monde des
produits, de même qu'au vu et au su de tout le monde, le monopole envahit le
monde des instruments de production. Il n'appartient qu'à quelques branches de
l'industrie, comme à l'industrie cotonnière, de faire des progrès très
rapides. La conséquence naturelle de ces progrès, c'est que les produits de la
manufacture cotonnière, par exemple, baissent rapidement de prix ; mais à
mesure que le prix du coton baisse, le prix du lin doit comparativement
hausser. Qu'en arrive-t-il ? le lin sera remplacé par le coton. C'est de cette
manière que le lin a été chassé de presque toute l'Amérique du Nord. Et nous
avons obtenu, au lieu de la variété proportionnelle des produits, le règne du
coton.
Que reste-t-il de ce «
rapport de proportionnalité » ? Rien que le vœu d'un honnête homme, qui
voudrait que les marchandises se produisissent dans des proportions telles
qu'elles pussent se vendre à un prix honnête. De tout temps, les bons bourgeois
et les économistes philanthropes se sont plu à former ce vœu innocent.
Laissons parler le
vieux Boisguillebert :
Le prix des denrées, dit-il, doit toujours être proportionné,
n'y ayant que cette intelligence qui les puisse faire vivre ensemble, pour se donner à tout moment [voilà
l'échangeabilité continuelle de M. Proudhon], et recevoir réciproquement la
naissance les unes des autres... Comme la richesse, donc, n'est que ce mélange
continuel d'homme à homme, de métier à métier, etc., c'est un aveuglement
effroyable que d'aller chercher la cause de la misère ailleurs que dans la
cessation d'un pareil commerce, arrivée par le dérangement des proportions dans
les prix [38].
Écoutons aussi un
économiste moderne :
Une grande loi qu'on doit appliquer à la
production, c'est la loi de la proportionnalité
(the law of proportion), qui, seule, peut préserver la continuité de la
valeur... L'équivalent doit être garanti... Toutes les nations ont essayé à
diverses époques, au moyen de nombreux règlements et restrictions commerciales,
de réaliser jusqu'à un certain point cette loi de la proportionnalité ; mais
l'égoïsme, inhérent à la nature de l'homme, l'a poussé à bouleverser tout ce
régime réglementaire. Une production proportionnée (proportionate production), c'est la réalisation de la vérité
entière de la science de l'économie sociale [39].
Fuit
Troja [40]. Cette juste proportion entre l'offre
et la demande, qui recommence à faire l'objet de tant de vœux, a depuis
longtemps cessé d'exister. Elle a passé à l'état de vieillerie. Elle n'a été
possible qu'aux époques où les moyens de production étaient bornés, où
l'échange s'agitait dans des limites extrêmement restreintes. Avec la naissance
de la grande industrie, cette juste proportion dut cesser, et la production est
fatalement contrainte à passer, dans une succession perpétuelle, par les
vicissitudes de prospérité, de dépression, de crise, de stagnation, de
nouvelle prospérité et ainsi de suite.
Ceux qui, comme
Sismondi, veulent revenir à la juste proportionnalité de la production, tout
en conservant les bases actuelles de la société, sont réactionnaires, puisque,
pour être conséquents, ils doivent aussi vouloir ramener toutes les autres
conditions de l'industrie des temps passés.
Qu'est-ce qui
maintenait la production dans des proportions justes ou à peu près ? C'était la
demande qui commandait à l'offre, qui la précédait. La production suivait pas à
pas la consommation. La grande industrie, forcée par les instruments mêmes dont
elle dispose à produire [41] sur une échelle
toujours plus large, ne peut plus attendre la demande. La production précède
la consommation, l'offre force la demande.
Dans la société
actuelle, dans l'industrie basée sur les échanges individuels, l'anarchie de la
production, qui est la source de tant de misère, est en même temps la source de
tout progrès.
Ainsi de deux choses,
l'une :
Ou vous voulez les
justes proportions des siècles passés avec les moyens de production de notre
époque, alors vous êtes à la fois réactionnaire et utopiste.
Ou vous voulez le
progrès sans l'anarchie : alors, pour conserver les forces productives,
abandonnez les échanges individuels.
Les échanges
individuels ne s'accordent qu'avec la petite industrie des siècles passés, et
son corollaire de « juste proportion », ou bien encore avec la grande industrie
et tout son cortège de misère et d'anarchie.
D'après tout ce que
nous venons de dire, la détermination de la valeur par le temps du travail,
c'est-à-dire la formule que M. Proudhon nous donne comme la formule régénératrice
de l'avenir, n'est que l'expression scientifique des rapports économiques de
la société actuelle, ainsi que Ricardo l'a clairement et nettement démontré
bien avant M. Proudhon.
Mais
au moins l'application « égalitaire » de cette formule appartient-elle à M.
Proudhon ? Est-ce lui qui, le premier, a imaginé de réformer la société en
transformant tous les hommes en travailleurs immédiats, échangeant des
quantités de travail égales ? Est-ce bien à lui de faire aux communistes - ces
gens dépourvus de toute connaissance en économie politique, ces « hommes obstinément
bêtes », ces « rêveurs paradisiaques » - le reproche de n'avoir pas trouvé,
avant lui, cette « solution du problème du prolétariat » ?
Quiconque est tant soit
peu familiarisé avec le mouvement de l'économie politique en Angleterre, n'est
pas sans savoir que presque tous les socialistes de ce pays ont, à différentes
époques, proposé l'application égalitaire de la théorie ricardienne. Nous pourrions
citer à M. Proudhon : l'Économie politique de Hodgskins [42], 1822; William
Thompson :.An Inquiry into the Principles of the Distribution of Wealth, most
conducive to Human Happiness, 1824 [43] ; T.R. Edmonds :
Practical Moral and Political Economy, 1828, etc., etc., et quatre pages d'etc.
Nous nous contenterons de laisser parler un communiste anglais, M. Bray. Nous
rapporterons les passages décisifs de son ouvrage remarquable : Labour's
Wrongs and Labour's Remedy, Leeds, 1839, et nous nous y arrêterons assez
longtemps, d'abord parce que M. Bray cet encore peu connu en France, ensuite
parce que nous croyons y avoir trouvé la clé des ouvrages passée, présents et
futurs de M. Proudhon.
Le seul moyen pour arriver à la vérité, c'est
d'aborder de front les premiers principes. Remontons tout d'un coup à la
source d'où les gouvernements mêmes dérivent. En allant ainsi à l'origine de
la chose, nous trouverons que toute force de gouvernement, que toute
injustice sociale et gouvernementale provient du système social actuellement
en vigueur - de l'institution de la propriété telle qu'elle existe maintenant
(the institution of property as it at present exists), et qu'ainsi, pour
mettre, à tout jamais, fin aux injustices et aux misères d'aujourd'hui, il
faut renverser de fond en comble l'étai actuel de la société... En
attaquant les économistes sur leur propre terrain et avec leurs propres armes,
nous éviterons l'absurde bavardage sur les visionnaires et les théoriciens, qu'ils sont toujours prêts
à étaler. A moins de nier ou de désapprouver les vérités et principes
reconnus, sur lesquels ils fondent leurs propres arguments, les économistes ne
pourront guère repousser les conclusions auxquelles nous arrivons Par cette
même méthode [44].
C'est le travail seul qui donne de la valeur. (It is labour alone which bestows value)... Chaque homme a
un droit indubitable à tout ce que son travail honnête peut lui procurer. En
s'appropriant ainsi les fruits de son travail, il ne commet aucune injustice à
l'égard des autres hommes; car il n'empiète point sur le droit de tout autre à
agir de même... Toutes les idées de supériorité et d'infériorité, de maître et
de salarié, naissent de ce qu'on a négligé les premiers principes, et qu'en
conséquence l'inégalité s'est introduite dans la possession (and to the consequent rise of inequality of possessions). Aussi longtemps que cette inégalité
sera maintenue, il sera impossible de déraciner de telles idées ou de renverser
les institutions qui se fondent sur elles. Jusqu'à présent, on a toujours le
vain espoir de remédier à un état de choses qui est contre la nature, tel qu'il
nous régit maintenant, en détruisant l'inégalité existante et en laissant
subsister la cause de l'inégalité; mais nous démontrerons bientôt que le
gouvernement n'est pas une cause, mais un effet, qu'il ne crée pas, mais qu'il
est créé, - qu'en un mot, il est le résultat de l'inégalité dans la possession (the offspring of inequality of possessions), et
que l'inégalité de possession est inséparablement liée au système social
actuel [45].
Le système de l'égalité a pour lui non
seulement les plus grands avantages, mais aussi la stricte justice... Chaque
homme est un anneau, et un anneau indispensable dans la chaîne des effets,
qui prend son point de départ dans une idée, pour aboutir peut-être à la
production d'une pièce de drap. Ainsi, de ce que nos goûts ne sont pas les
mêmes pour les différentes pro. fessions, il ne faut pas conclure que le
travail de l'un doit être mieux rétribué que celui de l'autre. L'inventeur
recevra toujours, outre sa juste récompense en argent, le tribut de notre
admiration, que le génie seul peut obtenir de nous...
Par la nature même du travail et de
l'échange, la stricte justice demande que tous les échangeurs aient des
bénéfices, non seulement mutuels, mais égaux (all exchangers should be not only mutually but they should likewise be equally benefitted).
It n'y a que deux choses que les hommes puissent échanger entre eux, savoir :
le travail et le produit du travail. Si les échanges s'opéraient d'après un
système équitable, la valeur de tous les articles serait déterminée par leurs
frais de production complets; et des
valeurs égales s'échangeraient toujours contre des valeurs égales (If a just
system of exchanges were acted upon,
the value of all articles would be determined by the entire cost of production,
and equal values should always ex. change for equal values.) Si, par
exemple, un chapelier met une journée pour faire un chapeau, et un bottier le
même temps à faire une paire de souliers (en supposant que la matière première
qu'ils emploient ait la même valeur) et qu'ils échangent ces articles entre
eux, le bénéfice qu'ils en retirent est en même temps mutuel et égal.
L'avantage qui en découle pour chacune des parties ne peut être un désavantage
pour l'autre, puisque chacune a fourni la même quantité de travail et que les matériaux
dont elles s'étaient servies étaient de valeur égale. Mais si le chapelier
avait obtenu deux paires de souliers
contre un chapeau, toujours dans notre supposition première, il est évident que
l'échange serait injuste. Le chapelier frustrerait le bottier d'une journée de
travail; et s'il en agissait ainsi dans tous ses échanges, il recevrait contre
le travail d'une demi-année le produit
de toute une année d'une autre personne. Jusqu'ici, nous avons toujours suivi
ce système d'échange souverainement injuste : les ouvriers ont donné au capitaliste le travail de toute
une année en échange de la valeur d'une demi-année (the workmen have given the
capitalist the labour of a whole year, in exchange for the value of only hall a
year), - et c'est de là, et non pas d'une inégalité supposée dans les forces
physiques et intellectuelles des individus, qu'est provenue l'inégalité de
richesse et de pouvoir. L'inégalité des échanges, la différence des prix dans
les achats et les ventes ne peut exister qu'à la condition qu'à tout jamais
les capitalistes restent capitalistes et les ouvriers, ouvriers - les uns une
classe de tyrans, les autres une classe d'esclaves... Cette transaction prouve
donc clairement que les capitalistes et les propriétaires ne font que donner à
l'ouvrier, pour son travail d'une semaine, une partie de la richesse qu'ils ont
obtenue de lui la semaine d'avant, c'est-à-dire que pour quelque chose, ils ne
lui donnent rien (nothing for something)... La transaction entre le travailleur
et le capitaliste est une vraie comédie : dans le fait, elle n'est, en mainte
circonstance, qu'un vol impudent quoique légal. (The whole transaction between
the producer and the capitalist is a mere farce : it is, in fact, in thousands
of instances no other than a barefaced though legal robbery [46].)
Le bénéfice de l'entrepreneur ne cessera
jamais d'être une perte pour l'ouvrier - jusqu'à ce que les échanges entre les
parties soient égaux : et les échanges ne peuvent être égaux aussi longtemps
que la société est divisée entre capitalistes et producteurs, et que les
derniers vivent de leur travail, tandis que les premiers s'enflent du profit de
ce travail...
Il est clair, continue M. Bray, que vous
aurez beau établir telle ou telle forme de gouvernement... que vous aurez beau
prêcher, au nom de la morale et de l'amour fraternel... la réciprocité est
incompatible avec l'inégalité des échanges. L'inégalité des échanges, comme
étant la source de l'inégalité des possessions, est l'ennemi secret qui nous
dévore. (No reciprocity can exist where there are unequal exchanges.
Inequality of exchanges, as being the cause of inequality of possessions, is
the secret enemy that devours us.)
... La considération du but et de la fin de
la société m'autorise à conclure, que non seulement tous les hommes doivent
travailler et ainsi parvenir à pouvoir échanger, mais que des valeurs égales
doivent s'échanger contre des valeurs égales. De plus, comme le bénéfice de
l'un ne doit pas être une perte pour un autre, la valeur doit se déterminer par
les faits de production. Pourtant nous avons vu que, sous le régime social
actuel, le profit du capitaliste et de l'homme riche est toujours la perte de
l'ouvrier - que ce résultat doit inévitablement s'ensuivre et que le pauvre reste
abandonné entièrement à la merci du riche, sous chaque forme de gouvernement,
aussi longtemps que l'inégalité des échanges subsiste - et que l'égalité des
échanges ne peut être assurée que par un régime social qui reconnaisse
l'universalité du travail... L'égalité des échanges ferait graduellement
passer la richesse des mains des capitalistes actuels dans celles des classes
ouvrières [47].
Aussi longtemps que ce système de l'inégalité
des échanges sera en vigueur, les producteurs seront toujours aussi pauvres, aussi
ignorants, aussi surchargés de travail, qu'ils le sont actuellement, quand même
on abolirait toutes les taxes, tous les impôts gouvernementaux... Il n'y a
qu'un changement total de système, l'introduction de l'égalité du travail et
des échanges, qui puisse améliorer cet état de choses et assurer aux hommes la
vraie égalité des droits... Les producteurs n'ont qu'à faire un effort - et
c'est par eux que tout effort pour leur propre salut doit être fait - et leurs
chaînes seront brisées à jamais... Comme but, l'égalité politique est une
erreur : elle est même une erreur comme moyen. (As an end, the political
equality is there a failure, as a means, also, it is there a failure.)
Avec l'égalité des échanges, le profit de
l'un ne peut pas être la perte de l'autre: car tout échange n'est plus qu'un
simple transfert de travail et de richesse, il n'exige aucun sacrifice. Ainsi,
tous un système social basé sur l'égalité des échanges, le producteur pourra
encore arriver à la richesse, au moyen de ses épargnes; mais sa richesse ne
sera plus que le produit accumulé de son propre travail. Il pourra échanger sa
richesse ou la donner à d'autres; mais il lui sera impossible de rester riche,
pour un temps un peu prolongé, après qu'il aura cessé de travailler. Par l'égalité
des échanges, la richesse perd le pouvoir actuel de se renouveler et de se
reproduire pour ainsi dire par elle-même : elle ne pourra plus combler le vide
que la consommation aura créé; car, à moins d'être reproduite par le travail,
la richesse une fois consommée est perdue à jamais. Ce que nous appelons
maintenant profits et intérêts ne pourra plus exister sous le
régime des échanges égaux. Le producteur et le distributeur y seraient
également rétribués et c'est la somme totale de leur travail qui servirait à
déterminer la valeur de tout article créé et mis à la portée du consommateur...
Le principe de l'égalité dans les échanges
doit donc, par sa nature même, amener le travail
universel [48].
Après avoir réfuté les
objections des économistes contre le communisme,
M. Bray continue ainsi :
Si un changement de caractère est
indispensable pour faire réussir un système social de communauté dans sa forme
parfaite; si, d'un autre côté, le régime actuel ne présente ni les
circonstances, ni les facilités voulues pour arriver à ce changement de
caractère et préparer les hommes à un état meilleur que nous désirons tous, il
est évident que les choses doivent, de toute nécessité, rester telles qu'elles
sont, à moins qu'on découvre et applique un terme social préparatoire, - un
mouvement qui participe du système actuel comme du système à venir (du
système de la communauté), - une, espèce de halte intermédiaire, à laquelle la
société puisse arriver avec tous ses excès et toutes ses folies, pour la
quitter ensuite, riche de qualités et d'attributs qui sont les conditions
vitales du système de communauté [49].
Le mouvement tout entier n'exigerait que la
coopération dans sa forme la plus simple... Les frais de production
détermineraient, en toute circonstance, la valeur du produit, et des valeurs
égales s'échangeraient toujours contre des valeurs égales. De deux personnes,
dont l'une aurait travaillé une semaine entière et l'autre une demi-semaine,
la première recevrait le double de la rémunération de l'autre; mais ce surplus
de paie ne serait pas donné à l'un aux dépens de l'autre : la perte encourue
par le dernier ne tomberait en aucune manière sur le premier. Chaque personne
échangerait le salaire qu'elle aurait individuellement reçu contre des objets
de même valeur que son salaire, et, en aucun cas, le profit réalisé par un
homme ou dans une industrie ne constituerait la perte d'un autre homme ou d'une
autre branche d'industrie. Le travail de chaque individu serait là seule mesure de ses profits et de sa perte...
... Au moyen de comptoirs (boards of trade) généraux et locaux, on
déterminerait la quantité de différents objets exigée par la consommation, et
la valeur relative de chaque objet en comparaison avec les autres (le nombre
d'ouvriers à employer dans les différentes branches de travail), en un mot,
tout ce qui tient à la production et à la distribution sociale. Ces opérations
se feraient, pour une nation, en aussi peu de temps et avec autant de facilité
qu'elles se font, sous le régime actuel, pour une société particulière... Les
individus se grouperaient en familles, les familles en communes, comme sous
le régime actuel... en n'abolirait pas même directement la distribution de la
population dans la ville et la campagne, toute mauvaise qu'elle est. Dans
cette association, chaque individu continuerait de jouir de la liberté qu'il
possède maintenant d'accumuler autant que bon lui semble, et de faire de ces
accumulations l'usage qu'il jugerait convenable... Notre société sera pour
ainsi dire une grande société par actions, composée d'un nombre infini de plus
petites sociétés par actions, qui toutes travaillent, produisent et échangent
leurs produits sur le pied de la plus parfaite égalité... Notre nouveau système
de société par actions, qui n'est qu'une concession faite à la société
actuelle, pour arriver au communisme, établie de manière à faire coexister la propriété individuelle des produits avec
la propriété en commun des forces
productives, fait dépendre le sort de chaque individu de sa propre activité,
et lui accorde une part égale dans tous les avantages fournis par la nature et
le progrès des arts. Par là elle peut s'appliquer à des changements
ultérieurs [50].
Nous n'avons plus que
quelques mots à répondre à M. Bray, qui, bien malgré nous et en dépit de nous,
se trouve avoir supplanté M. Proudhon, à cela près que M. Bray, loin de vouloir
posséder le dernier mot de l'humanité, propose seulement les mesures qu'il
croit bonnes pour une époque de transition entre la société actuelle et le régime
de la communauté.
Une heure de travail de
Pierre s'échange contre une heure de travail de Paul. Voilà l'axiome
fondamental de M. Bray.
Supposons que Pierre a
douze heures de travail devant lui et que Paul n'en a que six : alors Pierre ne
pourra faire avec Paul qu'un échange de six contre six. Pierre aura par
conséquent six heures de travail de reste. Que fera-t-il de ces six heures de
travail ?
Ou il n'en fera rien,
c'est-à-dire qu'il aura travaillé six heures pour rien; ou bien il chômera six
autres heures pour se mettre en équilibre; ou bien encore, et c'est là sa
dernière ressource, il donnera à Paul ces six heures, dont il n'a que faire,
par. dessus le marché.
Ainsi, au bout du
compte, qu'est-ce que Pierre aura gagné sur Paul ? Des heures de travail, non.
Il n'aura gagné que des heures de loisir : il sera forcé de faire le fainéant
six heures durant. Et pour que ce nouveau droit de fainéantise soit non
seulement goûté, mais encore prisé dans la nouvelle société, il faut que
celle-ci trouve sa plus haute félicité dans la paresse, et que le travail lui
pèse comme une chaîne dont elle devra se débarrasser coûte que coûte. Et
encore, pour revenir à notre exemple, si ces heures de loisir que Pierre a
gagnées sur Paul étaient un gain réel ! Mais non. Paul, en commençant par ne
travailler que six heures, arrive par un travail régulier et réglé au résultat
que Pierre n'obtient qu'en commençant par un excès de travail Chacun voudra
être Paul, il y aura concurrence pour conquérir la place de Paul, concurrence
de paresse.
Eh bien ! l'échange de
quantités égales de travail, que nous a-t-il donné ? Surproduction,
dépréciation, excès de travail suivi de chômage, enfin les rapports économiques
tels que nous les voyons constitués dans la société actuelle, moins la
concurrence de travail.
Mais non, nous nous
trompons. Il y aura encore un expédient qui pourra sauver la société nouvelle,
la société des Pierre et des Paul. Pierre mangera tout seul le produit des six
heures de travail qui lui restent. Mais du moment qu'il n'a plus à échanger
pour avoir produit, il n'a pas non plus à produire pour échanger, et toute la
supposition d'une société fondée sur l'échange et la division du travail
tomberait. On aura sauvé l'égalité des échanges par cela même que les échanges
auront cessé d'exister
Paul et Pierre en
viendraient à l'état de Robinson.
Donc, si l'on suppose
tous les membres de la société travailleurs immédiats, l'échange des quantités
égales d'heures de travail n'est possible qu'à la condition qu'on soit convenu
d'avance du nombre d'heures qu'il faudra employer à la production matérielle.
Mais une telle convention nie l'échange individuel.
Nous arriverons encore
à la même conséquence, si nous prenons pour point de départ, non plus la
distribution des produits créés, mais l'acte de la production. Dans la grande
industrie, Pierre n'est pas libre de fixer lui-même le temps de son travail,
car le travail de Pierre n'est rien sans le concours de tous les Pierre et de
tous les Paul qui forment l'atelier. C'est ce qui explique fort bien la
résistance opiniâtre que les commerçants anglais opposèrent au bill de dix heures. C'est qu'ils ne
savaient que trop qu'une diminution de travail de deux heures accordée aux
femmes et aux enfants devait également entraîner une diminution de temps de
travail pour les adultes. Il est dans la nature de la grande industrie que le
temps du travail soit égal pour tous. Ce qui est aujourd'hui le résultat du
capital et de la concurrence des ouvriers entre eux, sera demain, si vous
retranchez le rapport du travail au capital, le fait d'une convention basée sur
le rapport de la somme des forces productives à la somme des besoins existants.
Mais une telle
convention est la condamnation de l'échange individuel, et nous voilà encore
arrivés à notre premier résultat.
Dans le principe, il
n'y a pas échange des produits, mais échange des travaux qui concourent à la
production. C'est du mode d'échange des forces productives que dépend le mode
d'échange des produits. En général, la forme de l'échange des produits correspond
à la forme de la production. Changez la dernière, et la première se trouvera
changée en conséquence. Aussi voyons-nous dans l'histoire de la société le
mode d'échanger les pro. duits se régler sur le mode de les produire. L'échange
individuel correspond aussi à un mode de production déterminé, qui, lui-même,
répond à l'antagonisme des classes, Ainsi pas d'échange individuel sans
l'antagonisme des classes.
Mais les consciences
honnêtes se refusent à cette évidence. Tant qu'on est bourgeois, on ne peut
faire autrement que de voir dans ce rapport d'antagonisme un rapport d'harmonie
et de justice éternelle, qui ne permet à personne de se faire valoir aux dépens
d'autrui. Pour le bourgeois, l'échange individuel peut subsister sans l'antagonisme
des classes : pour lui ce sont deux choses tout à fait disparates. L'échange
individuel, comme se le figure le bourgeois, est loin de ressembler à
l'échange individuel tel qu'il se pratique.
M. Bray fait de l'illusion de l'honnête bourgeois l'idéal qu'il voudrait réaliser. En épurant l'échange individuel, en le
débarrassant de tout ce qu'il y trouve d'éléments antagonistes, il croit
trouver un rapport « égalitaire », qu'il
voudrait faire passer dans la société.
M. Bray ne voit pas que
ce rapport égalitaire, cet idéal
correctif, qu'il voudrait appliquer au monde, n'est lui-même que le reflet
du monde actuel, et qu'il est par conséquent totalement impossible de
reconstituer la société sur une base qui n'en est qu'une ombre embellie. A
mesure que l'ombre redevient corps, on s'aperçoit que ce corps, loin d'en être
la transfiguration rêvée, est le corps actuel de la société [51].
DES
PROPORTIONNALITÉS
DE VALEUR
DE VALEUR
« L'or et l'argent sont
les premières marchandises dont la valeur soit arrivée à sa constitution. »
Donc, l'or et l'argent
sont les premières applications de la « valeur constituée »... par M. Proudhon.
Et comme M. Proudhon constitue les valeurs des produits en les déterminant par
la quantité comparative de travail y fixé, la seule chose qu'il avait à faire,
c'était de prouver que les variations survenues
dans la valeur de l'or et de l'argent s'expliquent toujours par les variations
du temps de travail qu'il faut pour les produire. M. Proudhon n'y songe
pas [52]. Il ne parle pas
de l'or et de l'argent comme marchandise, il en parle comme monnaie.
Toute
sa logique, si logique il y a, consiste à escamoter la qualité qu'ont l'or et
l'argent de servir de monnaie, au bénéfice de toutes les marchandises qui ont
la qualité d'être évaluées par le temps du travail. Décidément il y a plus de
naïveté que de malice dans cet escamotage.
Un produit utile, étant
évalué par le temps de travail nécessaire à le produire, est toujours
acceptable en échange. Témoin, s'écrie M. Proudhon, l'or et l'argent, qui se
trouvent dans mes conditions voulues d' « échangeabilité ». Donc l'or et
l'argent - c'est la valeur arrivée à l'état de constitution, C'est l'incorporation
de l'idée de M. Proudhon. Il est on ne peut plus heureux dans le choix de son
exemple. L'or et l'argent, outre la qualité qu'ils ont d'être une marchandise,
évaluée comme toute autre marchandise par le temps du travail, ont encore celle
d'être agent universel d'échange, d'être monnaie. En prenant maintenant l'or et
l'argent comme une application de la « valeur constituée » par le temps du travail, rien de plus facile que de
prouver que toute marchandise dont la valeur sera constituée par le temps du
travail sera toujours échangeable, sera monnaie.
Une question toute
simple se présente à l'esprit de M. Proudhon. L'or et l'argent, pourquoi
ont-ils le privilège d'être le type de la « valeur constituée » ?
La fonction particulière que l'usage a dévolue aux métaux précieux de servir d'agent au
commerce est purement conventionnelle, et toute autre marchandise pourrait,
moins commodément peut-être, mais d'une manière aussi authentique, remplir ce
rôle: les économistes le reconnaissent et l'on en cite plus d'un exemple. Quelle
est donc la raison de cette préférence généralement accordée aux métaux, pour
servir de monnaie, et comment s'explique cette spécialité des fonctions, sans
analogue dans l'économie politique, de l'argent ?... Or, est-il Possible de rétablir la série d'où la monnaie semble avoir été détachée, et
par conséquent de ramener celle-ci à son véritable principe ?
Déjà, en posant la
question en ces termes, M. Proudhon a supposé la monnaie. La première question qu'il aurait dû se poser, c'est de
savoir pourquoi, dans les échanges tels qu'ils sont constitués actuellement, on
a dû individualiser pour ainsi dire la valeur échangeable en créant un agent
spécial d'échange. La monnaie, ce n'est pas une chose, c'est un rapport social.
Pourquoi le rapport de la monnaie est-il un rapport de la production, comme
tout autre rapport économique, tel que la division du travail, etc. ? Si M.
Proudhon s'était bien rendu compte de ce rapport, il n'aurait pas vu dans la
monnaie une exception, un membre détaché d'une série inconnue ou à retrouver.
Il aurait reconnu, au
contraire, que ce rapport est un anneau, et, comme tel, intimement lié à tout
l'enchaînement des autres rapports économiques, et que ce rapport correspond à
un mode de production déterminé, ni plus ni moins que l'échange individuel. Que
fait-il, lui ? Il, commence par détacher la monnaie de l’ensemble du mode de
production actuel, pour en faire plus tard le premier membre d'une série
imaginaire, d'une série à retrouver.
Une fois qu'on a
reconnu la nécessité d'un agent particulier d'échange, c'est-à-dire la
nécessité de la monnaie, alors il ne s'agit plus que d'expliquer pourquoi cette
fonction particulière est dévolue à l'or et à l'argent plutôt qu'à toute autre
marchandise. C'est là une question secondaire qui ne s'explique plus par
l'enchaînement des rapports de production, mais par les qualités spécifiques
inhérentes à l'or et l'argent comme matière. Si, d'après tout cela, les
économistes dans cette occasion
se
sont jetés hors du domaine de la science, s'ils ont fait de la physique, de la
mécanique, de l'histoire, etc.
comme le leur reproche M. Proudhon, ils n'ont fait que ce
qu'ils devaient faire. La question n'est plus du domaine de l'économie
politique.
Ce qu'aucun des économistes, dit M. Proudhon, n'a ni vu ni compris,
c'est la raison économique qui a
déterminé, en faveur des métaux précieux, la faveur dont ils jouissent.
La raison économique
que nul, et pour cause, n'a ni vue ni comprise, M. Proudhon l'a vue, comprise
et léguée à la postérité.
Or ce que nul n'a remarqué, c'est que de
toutes les marchandises, l'or et l'argent sont les premières dont la valeur
soit arrivée à la constitution. Dans la période patriarcale, l'or et l'argent
se marchandent encore et s'échangent en lingots, mais déjà avec une tendance
visible à la domination et avec une préférence marquée. Peu à peu les souverains s'en emparent et y apposent leur sceau :
et de cette consécration souveraine naît la monnaie, c'est-à-dire la
marchandise par excellence, celle qui, nonobstant toutes les secousses du
commerce, conserve une valeur proportionnelle déterminée et se fait accepter en
tout paiement... Le trait distinctif de l'or et de l'argent vient, je le
répète, de ce que, grâce à leurs propriétés métalliques, aux difficultés de
leur production, et surtout à l'intervention de l'autorité publique, ils ont
de bonne heure conquis, comme marchandise, la fixité et l'authenticité.
Dire que, de toutes les
marchandises, l'or et l'argent sont les premières dont la valeur soit arrivée à
la constitution, c'est-à-dire après tout ce qui précède, que l'or et l'argent
sont les premières arrivées à l'état de monnaie, voilà la grande révélation de
M. Proudhon, voilà la vérité que nul n'avait découverte avant lui.
Si, par ces mots, M.
Proudhon a voulu dire que l'or et l'argent sont des marchandises pour la
production desquelles le temps a été connu plus tôt que pour toutes les autres,
ce serait encore une des suppositions dont il est si prompt à gratifier ses lecteurs.
Si nous voulions nous en tenir à cette érudition patriarcale, nous dirions à M.
Proudhon que le temps nécessaire pour produire les objets de première
nécessité, tels que le fer, etc., a été connu en premier lieu. Nous lui ferons
grâce de l'arc classique d'Adam Smith.
Mais, après tout cela,
comment M. Proudhon peut-il encore parler de la constitution d'une valeur,
puisqu'une valeur n'est jamais constituée toute seule ? Elle est constituée,
non par le temps qu'il faut pour la produire toute seule, mais par rapport à la
quotité de tous les autres produits qui peuvent être créés dans le même temps.
Ainsi la constitution de la valeur de l'or et de l'argent suppose la
constitution déjà toute donnée d'une foule d'autres produits.
Ce n'est donc pas la
marchandise qui est arrivée, dans l'or et l'argent, à l'état de « valeur
constituée », c'est la « valeur constituée » de M. Proudhon qui est arrivée,
dans l'or et l'argent à l'état de monnaie.
Examinons maintenant de
plus près ces raisons économiques, qui
d'après M. Proudhon ont valu à l'or et à l'argent l'avantage d'être érigés en
monnaie plus tôt que tous les autres produits, en passant par l'état
constitutif de la valeur.
Ces raisons économiques
sont : la « tendance visible à la domination », la « préférence marquée » déjà
dans la « période patriarcale », et autres circonlocutions du fait même, qui
augmentent la difficulté, puisqu'elles multiplient le fait, en multipliant les
incidents que M. Proudhon fait survenir pour expliquer le fait. M. Proudhon n'a
pas encore épuisé toutes les raisons prétendues économiques. En voici une d'une
force souveraine, irrésistible :
C'est de la consécration souveraine que naît
la monnaie : les souverains s'emparent de l'or et de l'argent et y apposent
leur sceau.
Ainsi le bon plaisir
des souverains est, pour M. Proudhon, la raison suprême en économie politique !
Vraiment, il faut être
dépourvu de toute connaissance historique pour ignorer que ce sont les
souverains qui, de tout temps, ont subi les conditions économiques, mais que ce
ne sont jamais eux qui leur ont fait la loi. La législation tant politique que
civile ne fait que prononcer, verbaliser le pouvoir des rapports économiques.
Le souverain s'est-il
emparé de l'or et de l'argent, pour en faire les agents universels d'échange,
en y imprimant son sceau, ou ces agents universels d'échange ne se sont-ils pas
plutôt empares du souverain en le forçant à leur imprimer son sceau et à leur
donner une consécration politique ?
L'empreinte qu'on a
donnée et qu'on donne à l'argent ce n'est pas celle de sa valeur, c'est celle
de son poids. La fixité et l'authenticité dont parle M. Proudhon ne
s'appliquent qu'au titre de la monnaie, et ce titre indique combien il y a de
matière métallique dans un morceau d'argent monnayé.
La seule valeur intrinsèque d'un marc
d'argent, dit Voltaire avec le bon sens
qu'on lui connaît, est un marc d'argent, une demi-livre du poids de 8
onces. Le poids et le titre font seuls cette valeur intrinsèque [53].
Mais la question :
Combien vaut une once d'or et d'argent ? n'en subsiste pas moins. Si un
cachemire du magasin du Grand Colbert portait
la marque de fabrique : pure laine, cette
marque de fabrique ne vous dirait pas encore la valeur du cachemire. Il
resterait toujours à savoir combien vaut la laine.
Philippe 1er, roi de France, dit M. Proudhon, mêle à la livre
tournois de Charlemagne un tiers d'alliage, s'imaginant que lui seul ayant
le monopole de la fabrication des monnaies, il peut faire ce que fait tout
commerçant ayant le monopole d'un produit. Qu'était-ce en effet que cette
altération des monnaies tant reprochée à Philippe et à ses successeurs !
Un raisonnement très juste, au point de vue
de la routine commerciale, mais très faux en science économique, savoir que
l'offre et la demande étant la règle des valeurs, on peut, soit en produisant
une rareté factice, soit en accaparant la fabrication, faire monter
l'estimation et partant la valeur des choses, et que cela est vrai de l'or et
de l'argent comme du blé, du vin, de l'huile, du tabac. Cependant la fraude de
Philippe ne fut pas plutôt soupçonnée que sa monnaie fut réduite à sa juste
valeur et qu'il perdit en même temps ce qu'il avait cru gagner sur ses sujets.
Même chose arriva à la suite de toutes les tentatives analogues.
D'abord il a été
démontré, maintes et maintes fois, que, si le prince s’avise d'altérer la monnaie,
c'est lui qui y perd. Ce qu'il a gagné en une seule fois par la première
émission, il le perd autant de fois que les monnaies falsifiées lui rentrent
sous la forme d'impôts, etc. Mais Philippe et ses successeurs ont su se mettre
plus ou moins à l'abri de cette perte, car, une fois la monnaie altérée mise en
circulation, ils n'avaient rien de plus pressé à faire que d'ordonner une
refonte générale des monnaies sur l'ancien pied.
Et puis d'ailleurs, si
Philippe 1er avait véritablement raisonné comme M. Proudhon, Philippe 1er
n'aurait pas bien raisonné « au point de vue commercial ». Ni Philippe 1er, ni
M. Proudhon ne font preuve de génie mercantile, quand ils s'imaginent qu'on
peut altérer la valeur de l'or aussi bien que celle de toute autre marchandise
par la seule raison que leur valeur est déterminée par le rapport de l'offre à
la demande.
Si le roi Philippe
avait ordonné qu'un muid de blé s'appelât désormais deux muids de blé, le roi
aurait été un escroc. Il aurait trompé tous les rentiers, tous les gens qui
avaient à recevoir cent muids de blé, il aurait été la cause que tous ces
gens-là, au lieu de recevoir cent muids de blé, n'en auraient reçu que cinquante.
Supposez le roi débiteur de cent muids de blé ; il n'en aurait eu à payer que
cinquante. Mais dans le commerce cent muids n'auraient jamais valu plus de
cinquante. En changeant le nom on ne change pas la chose. La quantité du blé,
soit offerte, soit demandée, ne sera ni diminuée ni augmentée par ce seul
changement de nom. Ainsi le rapport de l'offre à la demande étant également le
même malgré cette altération de nom, le prix du blé ne subira aucune altération
réelle. En parlant de l'offre et de la demande des choses, on ne parle pas de
l'offre et de la demande du nom des choses. Philippe 1er n'était pas faiseur
d'or ou d'argent, comme dit Proudhon ; il était faiseur du nom des monnaies.
Faites passer vos cachemires français pour des cachemires asiatiques, il est
possible que vous trompiez un acheteur ou deux ; mais la fraude une fois
connue, vos prétendus cachemires asiatiques descendront au prix des cachemires
français. En donnant une fausse étiquette à l'or et à l'argent, le roi
Philippe 1er ne pouvait faire des dupes que tant que la fraude n'était pas
connue. Comme tout autre boutiquier, il trompait ses pratiques par une fausse
qualification de la marchandise - cela ne pouvait durer qu'un temps. Tôt ou
tard il devait subir la rigueur des lois commerciales. Est-ce là ce que M.
Proudhon voulait prouver ? Non. D'après lui, c'est du souverain, et non du
commerce, que l'argent reçoit sa valeur. Et qu'a-t-il prouvé effectivement ?
Que le commerce est plus souverain que le souverain. Que le souverain ordonne
qu'un marc soit désormais deux marcs, le commerce vous dira toujours que ces
deux mares ne valent que le marc d'auparavant.
Mais pour cela la
question de la valeur déterminée par la quantité de travail n'a pas fait un
pas. Il reste toujours à décider si ces deux-mares, redevenus le marc
d'auparavant, sont déterminés par les frais de production ou par la loi de
l'offre et de la demande ?
M. Proudhon
continue :
Il est même à considérer que si, au lieu
d'altérer les monnaies, il avait été au pouvoir du roi d'en doubler la masse,
la valeur échangeable de l'or et de l'argent aurait aussitôt baissé de moitié,
toujours pour cette raison de proportionnalité et d'équilibre.
Si cette opinion, que
M. Proudhon partage avec les autres économistes, est juste, elle prouve en
faveur de leur doctrine de l'offre et de la demande, et nullement en faveur de
la proportionnalité de M. Proudhon. Car, quelle que fût la quantité de travail
fixé dans la masse doublée de l'or et de l'argent, sa valeur serait tombée de
moitié, la demande étant restée la même et l'offre ayant doublé. Ou bien est-ce
que, par hasard, « la loi de proportionnalité
» se confondrait cette fois avec la loi si dédaignée de l'offre et de la
demande ? Cette juste proportionnalité de M. Proudhon est en effet tellement
élastique, elle se prête à tant de variations, de combinaisons et de
permutations, qu'elle pourrait bien coïncider une fois avec le rapport de
l'offre à la demande.
Faire « toute
marchandise acceptable dans l'échange, sinon de fait, au moins de droit », en
se fondant sur le rôle que jouent l'or et l'argent, c'est donc méconnaître ce
rôle. L'or et l'argent ne sont acceptables de droit que parce qu'ils le sont de
fait, et ils le sont de fait parce que l'organisation actuelle de la production
a besoin d'un agent universel d'échange. Le droit n'est que la reconnaissance
officielle du fait.
Nous l'avons vu,
l'exemple de l'argent comme application de la valeur passée à l'état de
constitution, n'avait été choisi par M. Proudhon que pour faire passer en
contrebande toute sa doctrine de l'échangeabilité, c'est-à-dire pour démontrer
que toute marchandise évaluée par ses frais de production doit arriver à l'état
de monnaie. Tout cela serait bel et bon, n'était l'inconvénient que précisément
l'or et l'argent, en tarit que monnaie, sont de toutes les marchandises les
seules qui ne soient pas déterminées par leurs frais de production ; et cela
est tellement vrai, que dans la circulation elles peuvent être remplacées par
le papier.
Tant qu'il y aura une
certaine proportion observée entre les besoins de circulation et la quantité de
monnaie émise, que ce soit de la monnaie en papier, en or, en platine ou en
cuivre, il ne pourra pas être question d'une proportion à observer entre la
valeur intrinsèque (les frais de production) et la valeur nominale de la
monnaie. Sans doute, dans le commerce international, la monnaie est déterminée,
comme toute autre marchandise, par le temps du travail. Mais c'est qu'aussi
l'or et l'argent passés dans le commerce international sont des moyens
d'échange comme produit et non comme monnaie, c'est-à-dire perdent ce caractère
de « fixité et d'authenticité », de « consécration souveraine », qui forment
pour M. Proudhon leur caractère spécifique. Ricardo a si bien compris cette vérité,
qu'après avoir basé tout son système sur la valeur déterminée par le temps du
travail, et qu'après avoir dit :
L'or et l'argent, ainsi que toutes les autres
marchandises, n'ont de valeur qu'à proportion de la quantité de travail
nécessaire pour les produire et les faire arriver au marché,
il ajoute néanmoins que
la valeur de la monnaie n'est pas
déterminée par le temps de travail fixé dans sa matière, mais seule. ment par
la loi de l'offre et de la demande.
Quoique le papier n'ait point de valeur
intrinsèque, cependant si l'on en borne la quantité, sa valeur échangeable peut
égaler la valeur d'une monnaie métallique de la même dénomination ou de lingots
estimés en espèces. C'est encore par le même principe, c'est-à-dire en bornant
la quantité de la monnaie, que des pièces d'un bas titre peuvent circuler pour
la même valeur qu'elles auraient eue si leur poids et leur titre étaient ceux
fixés par la loi, et non d'après la valeur intrinsèque du métal pur qu'elles
contiendraient. Voilà pourquoi dans l'histoire des monnaies anglaises nous
trouvons que notre numéraire n'a jamais été déprécié dans la même proportion
qu'il a été altéré. La raison en est qu'il n'a jamais été multiplié en
proportion de sa dépréciation [54].
Voici ce qu'observe
J.-B. Say au sujet de ce passage de Ricardo.
Cet exemple
devrait suffire, il me semble, pour convaincre l'auteur que la base de
toute valeur est non pas la quantité de travail nécessaire pour faire une marchandise,
mais le besoin qu'on en a, balancé par sa rareté.
Ainsi la monnaie, qui
pour Ricardo n'est plus une valeur déterminée par le temps de travail, et que
J.-B. Say prend à cause de cela pour exemple afin de convaincre Ricardo que les
autres valeurs ne sauraient pas non plus être déterminées par le temps de
travail, cette monnaie, dis-je, prise par J.-B. Say pour exemple d'une valeur
déterminée exclusivement par l'offre et la demande, devient pour M. Proudhon
l'exemple par excellence de l'application de la valeur constituée... par le
temps du travail.
Pour en finir, si la
monnaie n'est point une « valeur constituée » par le temps du travail, elle
saurait bien moins encore avoir quelque chose de commun avec la juste
« proportionnalité » de M. Proudhon. L'or et l'argent sont toujours
échangeables, parce qu'ils ont la fonction particulière de servir comme agent
universel d'échange, et nullement parce qu'ils existent dans une quantité
proportionnelle à l'ensemble des richesses; ou pour mieux dire encore, ils sont
toujours proportionnels parce que, seuls de toutes les marchandises, ils servent
de monnaie, d'agent universel d'échange, quelle que soit leur quantité par
rapport à l'ensemble des richesses.
La monnaie en circulation ne saurait jamais
être assez abondante pour regorger : car si vous en baissez la valeur, vous en
augmenterez dans la même proportion la quantité, et en augmentant sa valeur,
vous en diminuez la quantité [55].
« Quel imbroglio que
l'économie politique ! », s'écrie M. Proudhon.
« Maudit or ! » s'écrie
plaisamment un communiste (par la bouche de M. Proudhon). Autant vaut dire :
Mauvais froment, maudites vignes, maudits moutons; car,
de
même que l'or et l'argent, toute valeur
commerciale doit arriver à son exacte et rigoureuse détermination.
L'idée de faire arriver
les moutons et les vignes à l'état de monnaie n'est pas neuve. En France, elle
appartient au siècle de Louis XIV. A cette époque, l'argent ayant commencé à
établir sa toute-puissance, on se plaignait de la dépréciation de toutes les
autres marchandises, et on appelait de tous ses vœux le moment où « toute
valeur commerciale » pourrait arriver à son exacte et rigoureuse détermination,
à l'état de monnaie. Voici ce que nous trouvons déjà dans Boisguillebert, l'un
des plus anciens économistes de la France :
L'argent alors, par cette survenue
innombrable de concurrents qui seront les denrées mêmes rétablies dans leurs
justes valeurs, sera rembarré dans ses bornes naturelles [56].
On voit que les
premières illusions de la bourgeoisie sont aussi ses dernières.
On lit dans des ouvrages d'économie politique
cette hypothèse absurde : Si le prix de
toutes choses était doublé... Comme si le prix de toutes choses n'était pas
la proportion des choses, et qu'on pût doubler une proportion, un rapport, une
loi ! [57]
Les économistes sont
tombés dans cette erreur, faute d'avoir su faire l'application de la « loi de
proportionnalité » et de la « valeur constituée ».
Malheureusement, on lit
dans l'ouvrage même de M. Proudhon, tome 1er, p. 110, cette hypothèse absurde,
que « si le salaire haussait généralement, le prix de toutes choses hausserait
». Au surplus, si l'on trouve dans des ouvrages d'économie politique la phrase
en question, on y trouve aussi son explication.
Si l'on dit que le prix de toutes les
marchandises hausse ou baisse, on exclut toujours l'une ou l'autre des
marchandises, la marchandise exclue est en général l'argent ou le travail [58].
Passons maintenant à la
seconde application de la « valeur
constituée », et d'autres proportionnalités dont le seul défaut est d'être peu
proportionnées ; et voyons si M. Proudhon y est plus heureux que dans la monétisation des moutons.
Un axiome généralement admis par les
économistes est que tout travail doit laisser un excédent. Cette proposition
est pour moi d'une vérité universelle et absolue : c'est le corollaire de la
loi de la proportionnalité, que l'on peut regarder comme le sommaire de toute
la science économique. Mais, j'en demande pardon aux économistes, le
principe que tout travail doit laisser un
excédent n'a pas de sens dans leur théorie, et n'est susceptible d'aucune démonstration [59].
Pour prouver que tout
travail doit laisser un excédent, M. Proudhon personnifie la société ; il en
fait une société personne, société
qui n'est pas, tant s'en faut, la société des personnes, puisqu'elle a ses lois
à part, n'ayant rien de commun avec les personnes dont se compose la société,
et son « intelligence propre », qui n'est pas l'intelligence du commun des
hommes, mais une intelligence qui n'a pas le sens commun. M. Proudhon reproche
aux économistes de n'avoir pas compris la personnalité de cet être collectif.
Nous aimons à lui opposer le passage suivant d'un économiste américain qui
reproche aux autres économistes tout le contraire :
L'entité morale (the
moral entity), l'être grammatical (the
grammatical being) nommé société a été revêtu d'attributions qui n'ont
d'existence réelle que dans l'imagination de ceux qui avec un mot font une chose...
Voilà ce qui a donné lieu à bien des difficultés et à de déplorables méprises
dans l'économie politique [60].
Ce principe de l'excédent du travail, continue M. Proudhon, n'est vrai des
individus que parce qu'il émane de la société, qui leur confère ainsi le
bénéfice de ses propres lois.
M. Proudhon veut-il
dire par là tout simplement que la production de l'individu social dépasse
celle de l'individu isolé ? Est-ce de cet excédent de la production des
individus associés sur celle des individus non associés, que M. Proudhon entend
parler ? S'il en est ainsi, nous pourrons lui citer cent économistes qui ont
exprimé cette simple vérité sans tout le mysticisme dont s'entoure M. Proudhon.
Voici ce que dit, par exemple, M. Sadler :
Le travail combiné donne
des résultats que le travail individuel ne saurait jamais produire. A mesure
donc que l'humanité augmentera en nombre, les produits de l'industrie réunie
excéderont de beaucoup la somme d'une simple addition calculée sur cette augmentation...
Dans les arts mécaniques comme dans les travaux de la science, un homme peut
actuellement faire plus dans un jour qu'un individu isolé pendant toute sa vie.
L'axiome des mathématiciens, que le tout est égal aux parties n'est plus vrai,
applique a notre sujet. Quant au travail, ce grand pilier de l'existence
humaine (the great pillar of human
existence), on peut dire que le produit des efforts accumulés excède de
beaucoup tout ce que des efforts individuels et séparés peuvent jamais
produire [61].
Revenons à M. Proudhon.
L'excédent du travail, dit-il. s'explique par la société personne. La vie de
cette personne suit des lois opposées aux lois qui font agir l'homme comme
individu, ce qu'il veut prouver par des «
faits ».
La découverte d'un procédé économique ne peut
jamais valoir à l'inventeur un profit égal à celui qu'il procure à la
société... On a remarqué que les entreprises des chemins de fer sont beaucoup
moins une source de richesses pour les entrepreneurs que pour l'État... Le prix
moyen du transport des marchandises par le roulage est de 18 centimes par tonne
et par kilomètre, marchandise prise et rendue en magasin. On a calculé qu'à ce
prix, une entreprise ordinaire de chemin de fer n'obtiendrait pas 10 % de
bénéfice net, résultat à peu près égal à celui d'une entreprise de roulage.
Mais admettons que la célérité du transport par chemin de fer soit à celle du
roulage de terre comme 4 est à 1 : comme dans la société le temps est la valeur
même, à égalité de prix le chemin de fer présentera sur le roulage un avantage
de 400 %. Cependant, cet avantage énorme, très réel pour la société, est bien
loin de se réaliser dans la même proportion pour le voiturier, qui tandis qu'il
fait jouir la société d'une mieux-value de 400 %, ne retire pas, quant à
lui, 10 %o. Supposons, en effet, pour rendre la chose encore plus sensible, que
le chemin de fer porte son tarif à 25 centimes, celui du roulage restant à 18 :
il perdra à l'instant toutes ses consignations. Expéditeurs, destinataires,
tout le monde reviendra à la malbrouke, à la patache, s'il le faut. On
désertera la locomotive : un avantage social de 400 % sera sacrifié à une
perte privée de 35 %. La raison de cela est facile à saisir : l'avantage qui
résulte de la célérité du chemin de fer est tout social, et chaque individu n'y
participe qu'en une proportion minime (n'oublions pas qu'il ne s'agit dans ce
moment que du transport des marchandises), tandis que la perte frappe directement
et personnellement le consommateur. Un bénéfice social égal à 400 représente
pour l'individu, si la société est seulement d'un million d'hommes, quatre dix
millièmes; tandis qu'une perte de 33 % pour le consommateur supposerait un
déficit social de 33 millions [62].
Passe
encore que M. Proudhon exprime une célérité mise au quadruple par 400 % de la
célérité primitive ; mais qu'il mette en rapport les pour cent de célérité avec
les pour cent de profit et qu'il forme une proportion entre deux rapports qui,
pour être mesurés séparément par des pour cent, sont néanmoins incommensurables
entre eux : c'est établir une proportion entre les pour cent et en laisser de
côté les dénominations.
Des pour cent sont
toujours des pour cent, 10 % et 400 % sont commensurables ; ils sont l'un à
l'autre comme 10 est à 400. Donc, conclut M. Proudhon, un profit de 10 % vaut
quarante fois moins qu'une célérité quadruplée. Pour sauver les apparences, il
dit que, pour la société, le temps est la valeur (time is money). Cette erreur provient de ce qu'il se rappelle
confusément qu'il y a un rapport entre la valeur et le temps du travail, et il
n'a rien de plus pressé à faire que d'assimiler le temps du travail au temps du
transport, c'est-à-dire qu'il identifie les quelques chauffeurs, gardes de
convoi et consorts, dont le temps de travail n'est autre que le temps de
transport, avec la société tout entière. Pour le coup, voilà la célérité
devenue capital, et, en ce cas, il a pleinement raison de dire : « Un bénéfice
de 400 % sera sacrifié à une perte de 35 %. » Après avoir établi en mathématicien
cette étrange proposition, il nous en donne l'explication en économiste.
Un bénéfice social égal à 400 représente pour
l'individu, si la société est seulement d'un million d'hommes, quatre dix
millièmes.
D'accord ; mais il ne
s'agit pas de 400, il s'agit de 400 %, et un bénéfice de 400 % représente pour
l'individu 400 %, ni plus ni moins. Quel que soit le capital, les dividendes se
feront toujours dans le rapport de 400 %. Que fait M. Proudhon ? Il prend les
pour cent pour le capital, et comme s'il eût craint que sa confusion ne fût
point assez manifeste, assez « sensible », il 'continue :
« Une perte de 33 %
pour le consommateur supposerait un déficit total de 33 millions »; 33 % de
perte pour le consommateur restent 33 % de perte pour un million de consommateurs.
Comment ensuite M. Proudhon peut-il dire pertinemment que le déficit social,
dans le cas d'une perte de 33 %, s'élève à 33 millions, quand il ne connaît ni
le capital social ni même le capital d'un seul des intéressés ? Ainsi, il ne
suffisait pas à M. Proudhon d'avoir confondu le capital et les pour cent; il se
dépasse en identifiant le capital mis
dans une entreprise et le nombre des
intéressés.
« Supposons, en effet,
pour rendre la chose encore plus sensible », un capital déterminé. Un profit
social de 400 %, réparti sur un million de participants, intéressés chacun pour
1 franc, donne 4 francs de bénéfice par tête et non pas 0,0004, comme le
prétend M. Proudhon. De même, une perte de 33 % pour chacun des participants
représente un déficit social de 330 000 francs et non pas de 33 raillions (100
: 33 = 1 000 000 : 330 000).
M. Proudhon, préoccupé
de sa théorie de la société personne, oublie de faire la division par 100, il
obtient ainsi 330.000 francs de perte; mais 4 francs de profit par tête font
pour la société 4 millions de francs de profit. Reste pour la société un profit
net de 3.670.000 francs. Ce compte exact démontre tout juste le contraire de ce
qu'a voulu démontrer M. Proudhon : c'est que les bénéfices et pertes de la
société ne sont point en raison inverse avec les bénéfices et les pertes des
individus.
Après avoir rectifié
ces simples erreurs de pur calcul, voyons un peu les conséquences auxquelles on
arriverait, si on voulait admettre pour les chemins de fer ce rapport de
célérité et de capital, tel que M. Proudhon le donne, moins les erreurs de
calcul. Supposons qu'un transport quatre fois plus rapide coûte quatre fois
plus, ce transport ne donnerait pas moins de profit que le roulage qui est
quatre fois plus lent et coûte le quart des frais. Donc, si le roulage prend 18
centimes, le chemin de fer pourrait prendre 72 centimes. Ce serait selon la «
rigueur mathématique », la conséquence des suppositions de M. Proudhon,
toujours moins ses erreurs de calcul. Mais voilà tout d'un coup qu'il nous dît
que si, au lieu de 72 centimes, le chemin de fer n'en prenait que 25, il
perdrait à l'instant toutes ses consignations. Décidément, il faut revenir à la
malbrouke, à la patache même. Seulement, si nous avons un conseil à donner à M.
Proudhon, c'est de ne pas oublier dans son « Programme de l'association progressive » de faire la division par 100. Mais,
hélas ! il n'est guère a espérer que notre conseil soit écouté, car M. Proudhon
est tellement enchanté de son calcul « progressif » correspondant à l' « association
progressive », qu'il s'écrie avec beaucoup d'emphase :
J'ai déjà fait voir au chapitre II, par la
solution de l'antinomie de la valeur, que l'avantage de toute découverte utile
est incomparablement moindre pour l'inventeur, quoi qu'il fasse, que pour la
société ; j'ai porté la démonstration sur ce point jusqu'à la rigueur mathématique !
Revenons à la fiction
de la société personne, fiction qui n'avait d'autre but que de prouver la
simple vérité que voici : Une invention nouvelle faisant produire avec la même
quantité de travail une plus grande quantité de marchandises, fait baisser la
valeur vénale du produit. La société fait donc un profit, non en obtenant plus
de valeurs échangeables, mais en obtenant plus de marchandises pour la même
valeur. Quant à l'inventeur, la concurrence fait tomber successivement son
profit jusqu'au niveau général des profits. M. Proudhon a-t-il prouvé cette
proposition ainsi qu'il voulait le faire ? Non. Cela ne l'empêche pas de
reprocher aux économistes d'avoir manqué cette démonstration. Pour lui prouver
le contraire, nous ne citerons que Ricardo et Lauderdale ; Ricardo, chef de
l'école, qui détermine la valeur par le temps du travail, Lauderdale, un des
défenseurs les plus acharnés de la valeur par l'offre et la demande. Tous les
deux ont développé la même thèse.
En augmentant constamment la facilité de
production, nous diminuons constamment la valeur de quelques-unes des choses
produites auparavant, quoique par ce même moyen non seulement nous ajoutions à
la richesse nationale, mais que nous augmentions encore la faculté de produire
pour l'avenir... Aussitôt qu'au moyen des machines, ou par nos connaissances en
physique, nous forçons les agents naturels à faire l'ouvrage que l'homme
faisait auparavant, la valeur échangeable de cet ouvrage tombe en conséquence.
S'il fallait dix hommes pour tourner un moulin à blé, et qu'on découvrît que
par le moyen du vent ou de l'eau le travail de ces dix hommes pourrait être
épargné, la farine qui serait le produit de l'action du moulin tomberait dès ce
moment de valeur, en proportion de la somme de travail épargné : et la société
se trouverait enrichie de toute la valeur des choses que le travail de ces dix
hommes pourrait produire, les fonds destinés à l'entretien des travailleurs
n'ayant pas éprouvé par là la moindre diminution [63].
Lauderdale à son tour,
dit :
Le profit des capitaux provient toujours de
ce qu'ils suppléent à une portion de travail que l'homme devrait faire de ses
mains, ou de ce qu'ils accomplissent une portion de travail au-dessus des
efforts personnels de l'homme et qu'il ne saurait exécuter lui-même. Le mince
bénéfice que font en général les propriétaires des machines, comparé au prix
du travail auquel elles suppléent, feront naître des doutes peut-être sur la
justesse de cette opinion. Une pompe à feu, par exemple, tire en un jour plus
d'eau d'une mine de charbon que ne pourraient en sortir sur leur dos trois
cents hommes, même en s'aidant de baquets ; et il n'est pas douteux qu'elle
remplace leur travail à bien moins de frais. C'est ici le cas de toutes les
machines. Le travail qui se faisait par la main de l'homme à laquelle elles se
sont substituées, elles doivent le faire à plus bas prix... Je suppose qu'un
brevet soit donné à l'inventeur d'une machine qui fait l'ouvrage de quatre :
comme le privilège exclusif empêche toute concurrence, hors celle qui résulte
du travail des ouvriers, il est clair que le salaire de ceux-ci, dans toute la
durée du privilège, sera la mesure du prix que l'inventeur doit mettre à ses
produits : c'est-à-dire que, pour s'assurer de J'emploi, il exigera un peu
moins que le salaire du travail auquel sa machine supplée. Mais à l'expiration
du privilège, d'autres machines de même espèce s'établissent et rivalisent
avec la sienne. Alors il réglera son prix sur le principe général, le faisant
dépendre de l'abondance des machines. Le profit des fonds employés...,
quoiqu'il résulte d'un travail suppléé, se règle enfin, non par la valeur de
ce travail, mais, comme dans tous les autres cas, par la concurrence entre les
propriétaires des fonds; et le degré en est toujours fixé par la proportion de
la quantité des capitaux offerts pour cette fonction avec la demande qu'on en
fait.
En dernier lieu donc,
tant que le profit sera plus grand que dans les autres industries, il y aura
des capitaux qui se jetteront sur l'industrie nouvelle, jusqu'à ce que le taux
des bénéfices en soit descendu au niveau commun.
Nous venons de voir que
l'exemple du chemin de fer n'était guère propre à jeter quelque jour sur la
fiction de la société personne. Néanmoins, M. Proudhon reprend hardiment son
discours :
Ces points éclaircis, rien de plus aisé que
d'expliquer comment le travail doit laisser à chaque producteur un excédent.
Ce qui suit maintenant
appartient à l'antiquité classique. C'est un conte poétique fait pour délasser
le lecteur des fatigues qu'a dû lui causer la rigueur des démonstrations
mathématiques qui le précèdent. M. Proudhon donne à sa société personne le nom
de Prométhée, dont il glorifie les hauts faits en ces termes :
D'abord, Prométhée sortant du sein de la
nature s'éveille à la vie dans une inertie pleine de charmes, etc. Prométhée
se met à l'œuvre et, dès sa première journée, première journée de la seconde
création, le produit de Prométhée, c'est-à-dire sa richesse, son bien-être, est
égal à dix. Le second jour, Prométhée divise son travail, et son produit
devient égal à cent. Le troisième jour et chacun des jours suivants, Prométhée
invente des machines, découvre de nouvelles utilités dans les corps, de
nouvelles forces dans la nature... A chaque pas que fait son industrie, le chiffre
de sa production s'élève et lui dénonce un surcroît de félicité. Et puisque
enfin, pour lui, consommer c'est produire, il est clair que chaque journée de
consommation, n'emportant que le produit de la veille, laisse un excédent de
produit à la journée du lendemain.
Ce Prométhée de M.
Proudhon est un drôle de personnage, aussi faible en logique qu'en économie
politique. Tant que Prométhée ne fait que nous enseigner la division du
travail, l'application des machines, l'exploitation des forces naturelles et du
pouvoir scientifique, multipliant les forces productives des hommes et donnant
un excédent comparé à ce que produit le travail isolé, ce nouveau Prométhée n'a
que le malheur de venir trop tard. Mais dès que Prométhée se mêle de parler
production et consommation, il devient réellement grotesque. Consommer, pour
lui, c'est produire ; il consomme le lendemain ce qu'il a produit la veille,
c’est comme cela qu'il a toujours une journée d'avance ; cette journée d'avance
c'est son « excédent de travail ». Mais, en consommant le lendemain ce qu'il a
produit la veille, il faut bien que le premier jour, qui n'avait pas de veille,
il ait travaillé pour deux journées, afin d'avoir dans la suite une journée
d'avance. Comment Prométhée a-t-il gagné le premier jour cet excédent, alors
qu'il n'y avait ai division de travail, ni machines, ni même d'autres
connaissances des forces physiques que celle du feu ? Ainsi la question, pour
avoir été reculée « jusqu'au premier jour de la seconde création », n'a pas
fait un pas en avant. Cette manière d'expliquer les choses tient à la fois du
grec et de l'hébreu, elle est à la fois mystique et allégorique, elle donne
parfaitement à M. Proudhon le droit de dire :
J'ai démontré par la théorie et par les faits
le principe que tout travail doit laisser un excédent.
Les faits, c'est le
fameux calcul progressif, la théorie, c'est le mythe de Prométhée.
Mais, continue
M. Proudhon, ce principe aussi certain qu'une proposition d'arithmétique,
est loin encore de se réaliser pour tout le monde. Tandis que, par le progrès
de l'industrie collective, chaque journée de travail individuel obtient un
produit de plus en plus grand, et, par une conséquence nécessaire, tandis que
le travailleur, avec le même salaire, devrait devenir tous les jours plus
riche, il existe dans la société des États qui profitent et d'autres qui
dépérissent.
En 1770, la population
des Royaumes-Unis de la Grande-Bretagne était de 15 millions et la population
productive de 3 millions. Le pouvoir scientifique de la production égalait
environ une population de 12 millions d'individus de plus ; donc, en somme, il
y avait 15 millions de forces productives. Ainsi le pouvoir productif était à
la population comme 1 est à 1, et le pouvoir scientifique était au pouvoir
manuel comme 4 est à 1.
En 1840, la population
ne dépassait pas 30 millions : la population productive était de 6 raillions,
tandis que le pouvoir scientifique montait à 650 millions, c'est-à-dire qu'il
était à la population entière comme 21 à 1, et au pouvoir manuel comme 108 à 1.
Dans la société
anglaise, la journée de travail a donc acquis en soixante-dix ans, un excédent
de 2 700 % de productivité, c'est-à-dire qu'en 1840 elle a produit vingt-sept
fois autant qu'en 1770. D'après M. Proudhon, il faudrait poser la question que
voici : Pourquoi l'ouvrier anglais de 1840 n'a-t-il pas été vingt-sept fois
plus riche que celui de 1770 ? En posant une pareille question, on supposerait
naturellement que les Anglais auraient pu produire ces richesses sans que les
conditions historiques dans lesquelles elles ont été produites, telles que :
accumulation privée des capitaux, division moderne du travail, atelier automatique,
concurrence anarchique, salariat, enfin tout ce qui est basé sur
l'antagonisme des classes, eussent existé. Or, pour le développement des forces
productives et de l'excédent de travail, c’étaient précisément là les conditions
d'existence. Donc il a fallu pour obtenir ce développement des forces
productives et cet excédent de travail, qu'il y eût des classes qui profitent
et d'autres qui dépérissent.
Qu'est-ce donc, en
dernier lieu, que ce Prométhée ressuscité par M. Proudhon ? C'est la société,
ce sont les rapports sociaux basés sur l'antagonisme des classes. Ces rapports
sont, non pas des rapports d'individu à individu, mais d'ouvrier à capitaliste,
de fermier à propriétaire foncier, etc. Effacez ces rapports, et vous aurez
anéanti toute la société et votre Prométhée n'est plus qu'un fantôme sans bras
ni jambes, c'est-à-dire sans atelier automatique, sans division de travail,
manquant enfin de tout ce que vous lui avez donné primitivement pour lui faire
obtenir cet excédent de travail.
Si donc, dans la
théorie, il suffisait, comme le fait M. Proudhon, d'interpréter la formule de
l'excédent de travail dans le sens de l'égalité, sans prendre garde aux
conditions actuelles de la production, il devrait suffire, dans la pratique, de
faire parmi les ouvriers une répartition égalitaire de toutes les richesses
actuellement acquises, sans rien changer aux conditions actuelles de la
production. Ce partage n'assurerait pas un grand degré de confort à chacun des
participants.
Mais M. Proudhon n'est
pas aussi pessimiste qu'on pourrait bien le croire. Comme la proportionnalité
est tout pour lui, il faut bien qu'il voie dans le Prométhée tout donné,
c'est-à-dire dans la société actuelle, un commencement de réalisation de son
idée favorite.
Mais partout aussi le progrès de la richesse,
c'est-à-dire la proportionnalité des
valeurs, est la loi dominante, et quand les économistes opposent aux
plaintes du parti social l'accroissement progressif de la fortune publique, et
les adoucissements apportés à la condition des classes même les plus
malheureuses, ils proclament, sans s'en douter, une vérité qui est la
condamnation de leurs théories.
Qu'est-ce, en effet,
que la richesse collective, la fortune publique ? C'est la richesse de la
bourgeoisie, et non pas celle de chaque bourgeois en particulier. Eh bien ! les
économistes n'ont fait autre chose que de démontrer comment dans les rapports
de production tels qu'ils existent, la richesse de la bourgeoisie s'est
développée et doit s'accroître encore. Quant aux classes ouvrières, c'est
encore une question fort contestée que de savoir si leur condition s'est
améliorée à la suite de l'accroisse. ment de la richesse prétendue publique. Si
les économistes nous citent, à l'appui de leur optimisme, l'exemple des
ouvriers anglais occupés à l'industrie cotonnière, ils ne voient leur situation
que dans les rares moments de la prospérité du commerce. Ces moments de
prospérité sont, aux époques de crise et de stagnation, dans la « juste
proportionnalité » de 3 à 10. Mais peut-être aussi, en parlant d'amélioration,
les économistes ont-ils voulu parler de ces millions d'ouvriers qui durent
périr aux Indes orientales, pour procurer au million et demi d'ouvriers occupés
en Angleterre à la même industrie, trois années de prospérité sur dix.
Quant à la
participation temporaire à l'accroissement de la richesse publique, c'est
différent. Le fait de participation temporaire s'explique par la théorie des
économistes. Il en est la confirmation et nullement la « condamnation », comme
le dit M. Proudhon. S'il y avait quelque chose à condamner, ce serait certes le
système de M. Proudhon, qui réduirait, ainsi que nous l'avons démontré,
l'ouvrier au minimum de salaire, malgré l'accroissement des richesses. Ce n'est
qu'en le réduisant au minimum de salaire, qu'il y aurait fait une application
de la juste proportionnalité des valeurs, de la « valeur constituée » - par le
temps du travail. C'est parce que le salaire, par suite de la concurrence,
oseille au-dessus ou au-dessous du prix des vivres nécessaires à la
sustentation de l'ouvrier, que celui-ci peut participer tant soit peu au
développement de la richesse collective, mais qu'il peut aussi périr de misère.
C'est là toute la théorie des économistes qui ne se font pas illusion.
Après ses longues
divagations au sujet des chemins de fer, de Prométhée et de la nouvelle société
à reconstituer sur la « valeur constituée », M. Proudhon se recueille ;
l'émotion le gagne et il s'écrie d'un ton paternel :
J'adjure les économistes de s'interroger un moment, dans
le silence de leur cœur, loin des préjugés qui les troublent et sans égard aux
emplois qu'ils occupent ou qu'ils attendent, aux intérêts qu'ils desservent,
aux suffrages qu'ils ambitionnent, aux distinctions dont leur vanité se berce :
qu'ils disent si jusqu'à ce jour le principe que tout travail doit laisser un
excédent leur était apparu avec cette chaîne de préliminaires et de
conséquences que nous avons soulevée.
LA
MÉTAPHYSIQUE
DE
L’ÉCONOMIE POLITIQUE
NOUS voici en pleine
Allemagne ! Nous allons avoir à parler métaphysique, tout en parlant économie
politique. Et en ceci encore, nous ne faisons que suivre les « contradictions »
de M. Proudhon. Tout à l'heure, il nous forçait de parier anglais, de devenir
nous-même passablement anglais. Maintenant la scène change, M. Proudhon nous
transporte dans notre chère patrie et nous force à reprendre notre qualité
d'Allemand malgré nous.
Si l'Anglais transforme
les hommes en chapeaux, l'Allemand transforme les chapeaux en idées. L'Anglais,
c'est Ricardo, riche banquier et économiste distingué ; l'Allemand c'est Hegel,
simple professeur de philosophie à l'Université de Berlin.
Louis XV, dernier roi
absolu, et qui représentait la décadence de la royauté française, avait attaché
à sa personne un médecin qui était, lui, le premier économiste de la France. Ce
médecin, cet économiste, représentait le triomphe imminent et sûr de la bourgeoisie
française. Le docteur Quesnay a fait de l'économie politique une science ; il
l'a résumée dans son fameux Tableau
économique. Outre les mille et un commentaires qui ont paru sur ce tableau,
nous en possédons un du docteur lui-même.
C'est l' « analyse du
tableau économique », suivie de « sept observations
importantes ».
M. Proudhon est un
autre docteur Quesnay. C'est le Quesnay de la métaphysique de l'économie
politique.
Or, la métaphysique, la
philosophie tout entière se résume, d'après Hegel, dans la méthode. Il nous.
faudra donc chercher à éclaircir la méthode de M. Proudhon, qui est pour le
moins aussi ténébreuse que le Tableau
économique. C'est pour cela que nous donnerons sept observations plus ou
moins importantes. Si le docteur Proudhon n'est pas content de nos
observations, eh bien, il se fera abbé Baudeau et donnera lui-même l' «
explication de la méthode économico-métaphysique ».
Nous ne faisons point une histoire selon l'ordre des temps, mais selon la succession des idées. Les phases ou catégories économiques sont
dans leur manifestation tantôt
contemporaines, tantôt interverties... Les théories économiques n'en ont pas
moins leur succession logique et leur
série dans l'entendement : c'est cet
ordre que nous nous sommes flatté de découvrir [64].
Décidément, M. Proudhon
a voulu faire peur aux Français, en leur
jetant à la face des phrases quasi-hégéliennes. Nous avons donc affaire à deux
hommes, d'abord à M. Proudhon, puis à Hegel. Comment M. Proudhon se
distingue-t-il des autres économistes ? Et Hegel, quel rôle joue-t-il dans
l'économie politique de M. Proudhon ?
Les économistes
expriment les rapports de la production bourgeoise, la division du travail, le
crédit, la monnaie, etc., comme des catégories fixes, immuables, éternelles. M.
Proudhon, qui a devant lui ces catégories toutes formées, veut nous expliquer
l'acte de formation, la génération de ces catégories, principes, lois, idées,
pensées.
Les économistes nous
expliquent comment ou produit dans ces rapports donnés, mais ce qu'ils ne nous
expliquent pas, c'est comment ces rapports se produisent, c'est-à-dire le
mouvement historique qui les fait naître. M. Proudhon ayant pris ces rapports
comme des principes, des catégories, des pensées abstraites, n'a qu'à mettre ordre dans ces pensées, qui se trouvent
alphabétiquement rangées à la fin de tout traité d'économie politique. Les
matériaux des économistes, c'est la vie active et agissante des hommes ; les
matériaux de M. Proudhon, ce sont les dogmes des économistes. Mais du moment
qu'on ne poursuit pas le mouvement historique des rapports de la production,
dont les catégories ne sont que l'expression théorique, du moment que l'on ne
veut plus voir dans ces catégories que des idées, des pensées spontanées,
indépendantes des rapports réels, on est bien forcé d'assigner comme origine à
ces pensées le mouvement de la raison pure. Comment la raison pure, éternelle,
impersonnelle fait-elle naître ces pensées ? Comment procède-t-elle pour les
produire ?
Si nous avions
l'intrépidité de M. Proudhon en fait de hégélianisme, nous dirions : Elle se
distingue en elle-même d'elle-même. Qu'est-ce à dire ? La raison impersonnelle
n'ayant en dehors d'elle ni terrain sur lequel elle puisse se poser, ni objet
auquel elle puisse s'opposer, ni sujet avec lequel elle puisse composer, se
voit forcée de faire la culbute en se posant, en s'opposant et en composant -
position, opposition, composition. Pour parler grec, nous avons la thèse,
l'antithèse et la synthèse. Quant à ceux qui ne connaissent pas le langage
hégélien, nous leur dirons la formule sacramentelle : affirmation, négation et
négation de la négation. Voilà ce que parler veut dire. Ce n'est certes pas de l'hébreu,
n'en déplaise à M. Proudhon ; mais c'est le langage de cette raison si pure,
séparée de l'individu. Au lieu de l'individu ordinaire, avec sa manière
ordinaire de parler et de penser, nous n'avons autre chose que cette manière
ordinaire toute pure, moins l'individu.
Faut-il s'étonner que
toute chose, en dernière abstraction, car il y a abstraction et non pas
analyse, se présente à l'état de catégorie logique ? Faut-il s'étonner qu'en
laissant tomber peu à peu tout ce qui constitue l'individualisme [65] d'une maison,
qu'en faisant abstraction des matériaux dont elle se compose, de la forme qui
la distingue, vous arriviez à n'avoir plus qu'un corps, - qu'en faisant
abstraction des limites de ce corps vous n'ayez bientôt plus qu'un espace, -
qu'en faisant enfin abstraction des dimensions de cet espace, vous finissiez
par ne plus avoir que la quantité toute pure, la catégorie logique. A force
d'abstraire ainsi de tout sujet tous les prétendus accidents, animés ou
inanimés, hommes ou choses, nous avons raison de dire qu'en dernière
abstraction on arrive à avoir comme substance les catégories logiques. Ainsi,
les métaphysiciens qui, en faisant ces abstractions, s'imaginent faire de
l'analyse, et qui, à mesure qu'ils se détachent de plus en plus des objets,
s'imaginent s'en approcher au point de les pénétrer, ces métaphysiciens ont à
leur tour raison de dire que les choses d'ici-bas sont des broderies, dont les
catégories logiques forment le canevas. Voilà ce qui distingue le philosophe du
chrétien. Le chrétien n'a qu'une seule incarnation du Logos, en dépit de la
logique ; le philosophe n'en finit pas avec les incarnations. Que tout ce qui
existe, que tout ce qui vit sur la terre et sous l'eau, puisse, à force
d'abstraction, être réduit à une catégorie logique ; que de cette façon le
monde réel tout entier puisse se noyer dans le monde des abstractions, dans le
monde des catégories logiques, qui s'en étonnera ?
Tout ce qui existe,
tout ce qui vit sur terre et sous l'eau, n'existe, ne vit que par un mouvement
quelconque. Ainsi, le mouvement de l'histoire produit les rapports sociaux, le
mouvement industriel nous donne les produits industriels, etc.., etc.
De même qu'à force
d'abstraction nous avons transformé toute chose en catégorie logique, de même
on n'a qu'à faire abstraction de tout caractère distinctif des différents mouvements,
pour arriver au mouvement à l'état abstrait, au mouvement purement formel, à la
formule purement logique du mouvement. Si l'on trouve dans les catégories
logiques la substance de toute chose, on s'imagine trouver dans la formule
logique du mouvement la méthode absolue, qui
non seulement explique toute chose, mais qui implique encore le mouvement de la
chose.
C'est cette méthode
absolue dont Hegel parle en ces termes :
La
méthode est la force absolue, unique, suprême, infinie, à laquelle aucun objet
ne saurait résister ; c'est la tendance de la raison à se reconnaître elle.
même en toute chose [66].
Toute chose étant
réduite à une catégorie logique, et tout mouvement, tout acte de production à
la méthode, il s'ensuit naturellement que tout ensemble de produits et de
production, d'objets et de mouvement, se réduit à une métaphysique appliquée.
Ce que Hegel a fait pour la religion, le droit, etc., M. Proudhon cherche à le
faire pour l'économie politique.
Ainsi, qu'est-ce donc
que cette méthode absolue ? L'abstraction du mouvement. Qu'est-ce que
l'abstraction du mouvement ? Le mouvement à l'état abstrait. Qu'est-ce que le
mouvement à l'état abstrait ? La formule purement logique du mouvement ou le
mouvement de la raison pure. En quoi consiste le mouvement de la raison pure ?
A se poser, à s'opposer, à se composer, à se formuler comme thèse, antithèse,
synthèse, ou bien encore à s'affirmer, à se nier, à nier sa négation.
Comment fait-elle, la
raison, pour s'affirmer, pour se poser en catégorie déterminée ? C'est
l'affaire de la raison elle-même et de ses apologistes.
Mais une fois qu'elle
est parvenue à se poser en thèse, cette thèse, cette pensée, opposée à
elle-même, se dédouble en deux pensées contradictoires, le positif et le
négatif, le oui et le non. La lutte de ces deux éléments antagonistes,
renfermés dans l'antithèse, constitue le mouvement dialectique. Le oui
devenant non, le non devenant oui, le oui devenant à la fois oui et non, le non
devenant à la fois non et oui, les contraires se balancent, se neutralisent, se
paralysent. La fusion de ces deux pensées contradictoires constitue une pensée
nouvelle, qui en est la synthèse. Cette pensée nouvelle se déroule encore en
deux pensées contradictoires qui se fondent à leur tour en une nouvelle
synthèse. De ce travail d'enfantement naît un groupe de pensées. Ce groupe de
pensées suit le même mouvement dialectique qu'une catégorie simple, et a pour
antithèse un groupe contradictoire. De ces deux groupes de pensées naît un
nouveau groupe de pensées, qui en est la synthèse.
De même que du
mouvement dialectique des catégories simples naît le groupe, de même du
mouvement dialectique des groupes naît la série, et du mouvement dialectique
des séries naît le système tout entier.
Appliquez cette méthode
aux catégories de l'économie politique, et vous aurez la logique et la
métaphysique de l'économie politique, ou, en d'autres termes, vous aurez les
catégories économiques connues de tout le monde, traduites dans un langage peu
connu, qui leur donne l'air d'être fraîchement écloses dans une tête raison
pure; tellement ces catégories semblent s'engendrer les unes les autres,
s'enchaîner et s'enchevêtrer les unes dans les autres par le seul travail du
mouvement dialectique. Que le lecteur ne s'effraie pas de cette métaphysique
avec tout son échafaudage de catégories, de groupes, de séries et de systèmes.
M. Proudhon, malgré la grande peine qu'il a prise d'escalader la hauteur du système des contradictions, n'a jamais
pu s'élever au-dessus des deux premiers échelons de la thèse et de l'antithèse
simples, et encore ne les a-t-il enjambés que deux fois, et de ces deux fois,
il est tombé une fois à la renverse.
Aussi n'avons-nous
exposé jusqu'à présent que la dialectique de Hegel. Nous verrons plus tard
comment M. Proudhon a réussi à la réduire aux plus mesquines proportions,
Ainsi, pour Hegel, tout ce qui s'est passé et ce qui se passe encore est tout
juste ce qui se passe dans son propre raisonnement. Ainsi la philosophie de
l'histoire n'est plus que l'histoire de la philosophie, de sa philosophie à
lui. Il n'y a plus l' « histoire selon l'ordre des temps », il n'y a que la «
succession des idées dans l'entendement ». Il croit construire le monde par le
mouvement de la pensée, tandis qu'il ne fait que reconstruire systématiquement
et ranger sous la méthode absolue, les pensées qui sont dans la tête de tout le
monde.
Les
catégories économiques ne sont que les expressions théoriques, les abstractions
des rapports sociaux de la production. M. Proudhon, en vrai philosophe, prenant
les choses à l'envers, ne voit dans les rapports réels que les incarnations de
ces principes, de ces catégories, qui sommeillaient, nous dit encore M.
Proudhon le philosophe, au sein de la « raison impersonnelle de l'humanité ».
M. Proudhon
l'économiste a très bien compris que les hommes font le drap, la toile, les
étoffes de soie, dans des rapports déterminés de production. Mais ce qu'il n'a
pas compris, c'est que ces rapports sociaux déterminés sont aussi bien produits
par les hommes que la toile, le lin, etc. Les rapports sociaux sont intimement
liés aux forces productives. En acquérant de nouvelles forces productives, les
hommes changent leur mode de production, et en changeant le mode de production,
la manière de gagner leur vie, ils changent tous leurs rapports sociaux. Le
moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain; le moulin à vapeur, la
société avec le capitalisme industriel.
Les mêmes hommes qui
établissent les rapports sociaux conformément à leur productivité matérielle,
produisent aussi les principes, les idées, les catégories, conformément à leurs
rapports sociaux.
Ainsi ces idées, ces
catégories sont aussi peu éternelles que les relations qu'elles expriment.
Elles sont des. produits historiques et
transitoires.
Il y a un mouvement
continuel d'accroissement dans les forces productives, de destruction dans les
rapports sociaux, de formation dans les idées; il n'y a d'immuable que
l'abstraction du mouvement - mors immortalis.
Les
rapports de production de toute société forment un tout. M. Proudhon considère
les rapports économiques comme autant de phases sociales, s'engendrant l'une
l'autre, résultant l'une de l'autre comme l'antithèse de la thèse, et réalisant
dans leur succession logique la raison impersonnelle de l'humanité.
Le seul inconvénient
qu'il ait dans cette méthode, c'est qu'en abordant l'examen d'une seule de ces
phases, M. Proudhon ne puisse l'expliquer sans avoir recours à tous les autres
rapports de la société, rapports que cependant il n'a pas encore fait engendrer
par son mouvement dialectique. Lorsque ensuite M. Proudhon, au moyen de la
raison pure, passe à l'enfantement des autres phases, il fait comme si
c'étaient des enfants nouveau-nés, il oublie qu'elles sont du même âge que la
première.
Ainsi, pour arriver à
la constitution de la valeur qui pour lui est la base de toutes les évolutions
économiques, il ne pouvait se passer de la division du travail, de la concurrence,
etc. Cependant dans la série, dans l'entendement de M. Proudhon, dans la succession
logique, ces rapports n'existaient point encore.
En construisant avec
les catégories de l'économie politique l'édifice d'un système idéologique, on
disloque les membres du système social. On change les différents membres de la
société en autant de sociétés à part, qui arrivent les unes après les autres.
Comment, en effet, la seule formule logique du mouvement, de la succession, du
temps, pourrait-elle expliquer le corps de la société, dans lequel tous les
rapports coexistent simultanément et se supportent les uns les autres ?
Voyons maintenant
quelles modifications M. Proudhon fait subir à la dialectique de Hegel en
l'appliquant à l'économie politique.
Pour lui, M. Proudhon,
toute catégorie économique a deux côtés, l'un bon, l'autre mauvais. Il
envisage les catégories comme le petit bourgeois envisage les grands hommes de
l'histoire : Napoléon est un grand homme; il a fait beaucoup de bien, il a fait
aussi beaucoup de mal.
Le bon côté et le
mauvais côté, l'avantage et l'inconvénient, pris ensemble, forment pour M.
Proudhon la contradiction dans chaque catégorie économique.
Problème à résoudre :
Conserver le bon côté en éliminant le mauvais.
L'esclavage est une catégorie économique comme
une autre. Donc il a, lui aussi, ses deux côtés. Laissons là le mauvais côté et
parlons du beau côté de l'esclavage : bien entendu qu'il n'est question que de
l'esclavage direct, de l'esclavage des noirs dans le Surinam, dans le Brésil,
dans les contrées méridionales de l'Amérique du Nord.
L'esclavage direct est
le pivot de l'industrie bourgeoise aussi bien que les machines, le crédit, etc.
Sans esclavage, vous n'avez pas de coton; sans le coton, vous n'avez pas d'industrie
moderne. C'est l'esclavage qui a donné leur valeur aux colonies, ce sont les
colonies qui ont créé le commerce de l'univers, c'est le commerce de l'univers
qui est la condition de la grande industrie. Ainsi l'esclavage est une
catégorie économique de la plus haute importance.
Sans l'esclavage,
l'Amérique du Nord, le pays le plus progressif, se transformerait en pays
patriarcal. Effacez l'Amérique du Nord de la carte du monde, et vous aurez
l'anarchie, la décadence complète du commerce et de la civilisation modernes.
Faites disparaître l'esclavage, et vous aurez effacé l'Amérique de la carte
des peuples [67].
Aussi l'esclavage,
parce qu'il est une catégorie économique, a toujours été dans les institutions
des peuples. Les peuples modernes n'ont au que déguiser l'esclavage dans leur
propre pays, ils l'ont imposé sans déguisement au nouveau monde.
Comment M. Proudhon s'y
prendra-t-il pour sauver l'esclavage ? Il posera le problème : Conserver le
bon côté de cette catégorie économique, éliminer le mauvais.
Hegel n'a pas de
problèmes à poser. Il n'a que la dialectique. M. Proudhon n'a de la dialectique
de Hegel que le langage. Son mouvement dialectique, à lui, c'est la distinction
dogmatique du bon et du mauvais.
Prenons un instant M.
Proudhon lui-même comme catégorie. Examinons son bon et son mauvais côté, ses
avantages et ses inconvénients.
S'il a sur Hegel
l'avantage de poser des problèmes, qu'il se réserve de résoudre pour le plus
grand bien de l'humanité, il a l'inconvénient d'être frappé de stérilité quand
il s'agit d'engendrer par le travail d'enfantement dialectique une catégorie
nouvelle. Ce qui constitue le mouvement dialectique, c'est la coexistence des
deux côtés contradictoires, leur lutte et leur fusion en une catégorie
nouvelle. Rien qu'à se poser le problème d'éliminer le mauvais côté, on coupe
court au mouvement dialectique. Ce n'est pas la catégorie qui se pose et
s'oppose à elle-même par sa nature contradictoire, c'est M. Proudhon qui
s'émeut, se débat, se démène entre les deux côtés de la catégorie.
Pris ainsi dans une
impasse, d'où il est difficile de sortir par les moyens légaux, M. Proudhon
fait un véritable soubresaut qui le transporte d'un seul bond dans une
catégorie nouvelle. C'est alors que se dévoile à ses yeux étonnés la série dans
l'entendement.
Il prend la première
catégorie venue, et il lui attribue arbitrairement la qualité de porter remède
aux inconvénients de la catégorie qu'il s'agit d'épurer. Ainsi les impôts
remédient, s'il faut en croire M. Proudhon, -aux inconvénients du monopole; la
balance du commerce, aux inconvénients des impôts; la propriété foncière, aux
inconvénients du crédit.
En prenant ainsi
successivement les catégories économiques, une à une, et en faisant de celle-ci
l'antidote de celle-là, M. Proudhon arrive à faire avec ce mélange de contradictions,
deux volumes de contradictions, qu'il appelle à juste titre : Le Système des
contradictions économiques.
Dans
la raison absolue toutes ces idées... sont également simples et générales... En
fait, nous ne parvenons à la science que par une sorte d'échafaudage de nos
idées. Mais la vérité en soi est indépendante de ces figures dialectiques et
affranchie des combinaisons de notre esprit [68].
Voilà tout d'un coup,
par une sorte de revirement dont nous connaissons maintenant le secret, la
métaphysique de l'économie politique devenue une illusion ! Jamais M. Proudhon
n'a dit plus vrai. Certes, du moment que le procédé du mouvement dialectique se
réduit au simple procédé d'opposer le bon
au mauvais, de poser des problèmes tendant à éliminer le mauvais et de donner
une catégorie comme antidote à l'autre, les catégories n'ont plus de
spontanéité; l'idée « ne fonctionne plus »; elle n'a plus de vie en elle. Elle
ne se pose ni ne se décompose plus en catégories. La succession des catégories
est devenue une sorte d'échafaudage. La dialectique n'est plus le mouvement
de la raison absolue. Il n'y a plus de dialectique, il y a tout au plus de la
morale toute pure.
Quand M. Proudhon
parlait de la série dans l'entendement, de la succession logique des
catégories, il déclarait positivement qu'il ne voulait pas donner l'histoire
selon l'ordre des temps, c'est. à-dire, d'après M. Proudhon, la succession
historique dans laquelle les catégories se sont manifestées. Tout se passait
alors pour lui dans l'éther pur de la raison. Tout devait découler de cet éther
au moyen de la dialectique. Maintenant qu'il s'agit de mettre en pratique cette
dialectique, la raison lui fait défaut. La dialectique de M. Proudhon fait faux
bond à la dialectique de Hegel, et voici que M. Proudhon est amené à dire que
l'ordre dans lequel il donne les catégories économiques n'est plus l'ordre dans
lequel elles s'engendrent les unes les autres, Les évolutions économiques ne
sont plus les évolutions de la raison elle-même.
Qu'est-ce donc que M.
Proudhon nous donne ? L'histoire réelle, c'est-à-dire, d'après l'entendement
de M. Proudhon, la succession suivant laquelle les catégories se sont manifestées
dans l'ordre des temps ? Non. L'histoire comme elle se passe dans l'idée
elle-même ? Bien moins encore. Ainsi ni l'histoire profane des catégories, ni
leur histoire sacrée ! Quelle histoire nous donne-t-il enfin ? L'histoire de
ses propres contradictions. Voyons comment elles marchent et comment elles
traînent M. Proudhon à leur suite.
Avant d'aborder cet
examen, qui donne lieu à la sixième observation importante, nous avons encore
une observation moins importante à faire.
Admettons avec M.
Proudhon que l'histoire réelle, l'histoire selon l'ordre des temps, est la
succession historique dans laquelle les idées, les catégories, les principes se
sont manifestés.
Chaque principe a eu
son siècle, pour s'y manifester : le principe d'autorité, par exemple, a eu le
Xie siècle, de même que le principe d'individualisme le XVIIIe siècle. De conséquence
en conséquence, c'était le siècle qui appartenait au principe, et non le
principe qui appartenait au siècle. En d'autres termes, c'était le principe
qui faisait l'histoire, ce n'était pas l'histoire qui faisait le principe.
Lorsque, ensuite, pour sauver les principes autant que l'histoire, on se
demande pourquoi tel principe s'est manifesté dans le XIe ou dans le XVIIIe
siècle plutôt que dans tel autre, on est nécessairement forcé d'examiner
minutieusement quels étaient les hommes du XIe siècle, quels étaient ceux du
XVIIIe, quels étaient leurs besoins respectifs, leurs forces productrices, leur
mode de production, les matières premières de leur production, enfin quels
étaient les rapports d'homme à homme qui résultaient de toutes ces conditions
d'existence. Approfondir toutes ces questions, n'est-ce pas faire l'histoire
réelle, profane des hommes dans chaque siècle, représenter ces hommes à la fois
comme les auteurs et les acteurs de leur propre drame ? Mais du moment que vous
représentez les hommes comme les acteurs et les auteurs de leur propre
histoire, vous êtes, par un détour, arrivé au véritable point de départ,
puisque vous avez abandonné les principes éternels dont vous parliez d'abord.
M. Proudhon ne s'est
même pas assez avancé sur le chemin de traverse que prend l'idéologue pour
gagner la grande route de l'histoire.
Prenons avec M.
Proudhon le chemin de traverse.
Nous voulons bien que
les rapports économiques, envisagés comme des lois immuables, des principes
éternels, des catégories idéales, fussent antérieurs aux hommes actifs et agissants;
nous voulons bien encore que ces lois, ces principes, ces catégories eussent,
dès l'origine des temps, sommeillé « dans la raison impersonnelle de l'humanité
». Nous avons déjà vu qu'avec toutes ces éternités immuables et immobiles, il
n'y a plus d'histoire; il y a tout au plus J'histoire dans l'idée, c'est-à-dire
l'histoire qui se réfléchit dans le mouvement dialectique de la raison pure.
M. Proudhon, en disant que, dans le mouvement dialectique, les idées ne se «
différencient » plus, a annulé et l'ombre du mouvement et le mouvement des
ombres, au moyen desquels on aurait pu tout au plus encore créer un simulacre
de l'histoire, Au lieu de cela, il impute à l'histoire sa propre impuissance,
il s'en prend à tout, jusqu'à la langue française.
Il n'est donc pas exact de dire, dit M.
Proudhon le philosophe, que quelque chose avient,
quelque chose se produit : dans la civilisation comme dans l'univers, tout
existe, tout agit depuis toujours. Il en est ainsi de toute l'économie
sociale [69].
Telle est la force
productrice des contradictions qui fonctionnent et qui font fonctionner M.
Proudhon, qu'en voulant expliquer l'histoire il est forcé de la nier, qu'en
voulant expliquer la venue successive des rapports sociaux il nie que quelque
chose puisse avenir, qu'en voulant expliquer la production avec toutes ses
phases, il conteste que quelque chose
puisse se produire.
Ainsi pour M. Proudhon
plus d'histoire, plus de succession
des idées, et cependant
son livre subsiste toujours; et ce livre est précisément, d'après sa propre
expression, l'histoire selon la succession des idées. Comment trouver une
formule, car M. Proudhon est l'homme aux formules, qui l'aide à pouvoir sauter
d'un seul bond par delà toutes ses contradictions ?
Pour cela, il a inventé
une raison nouvelle, qui n'est ni la raison absolue, pure et vierge, ni la
raison commune des hommes actifs et agissants dans les différents siècles, mais
qui est une raison tout à part, la raison de la société personne, du sujet
humanité, qui sous la plume de M. Proudhon, débute parfois aussi comme génie
social, raison générale et en dernier lieu comme raison
humaine... Cette raison, affublée de tant de noms, se fait cependant à
chaque instant reconnaître comme la raison individuelle de M. Proudhon avec son
bon et son mauvais côté, ses antidotes et ses problèmes.
« La raison humaine ne
crée pas la vérité », cachée dans les profondeurs de la raison absolue,
éternelle. Elle ne peut que la dévoiler. Mais les vérités qu'elle a dévoilées
jusqu'à présent sont incomplètes, insuffisantes et partant contradictoires.
Donc, les catégories économiques, étant elles-mêmes des vérités découvertes,
révélées par la raison humaine, par le génie social sont également incomplètes
et renferment le germe de la contradiction. Avant M. Proudhon, le génie social
n'a vu que les éléments antagonistes, et
non la formule synthétique, cachés
tous deux simultanément dans la raison
absolue. Les rapports économiques, ne faisant que réaliser sur la terre
ces vérités insuffisantes, ces catégories incomplètes, ces notions
contradictoires sont donc contradictoires en eux-mêmes, et présentent les deux
côtés, dont l'un bon, l'autre mauvais.
Trouver la vérité
complète, la notion dans toute sa plénitude, la formule synthétique qui
anéantisse l'économie, voilà le problème du génie social. Voilà encore
pourquoi, dans l'illusion de M. Proudhon, le même génie social a été poussé
d'une catégorie à l'autre, sans encore être parvenu, avec toute la batterie de
ses catégories, à arracher à Dieu, à la raison absolue, une formule
synthétique.
D'abord,
la société (le génie social), pose un premier fait, émet une hypothèse... véritable antinomie, dont
les résultats antagonistes se déroulent dans l'économie sociale de la même
manière que les conséquences auraient pu s'en déduire dans l'esprit; en sorte
que le mouvement industriel, suivant en tout la déduction des idées, se divise
en un double courant, l'un d'effets utiles, l'autre de résultats subversifs...
Pour constituer harmoniquement ce principe à double face et résoudre cette
antinomie, la société en fait surgir une seconde,
laquelle sera bientôt suivie d'une troisième, et telle sera la marche du génie social, jusqu'à ce qu'ayant épuisé toutes ses contradictions
- je suppose, mais cela n'est pas prouvé, que la contradiction
dans l'humanité ait un terme, - il revienne d'un bond sur toutes ses positions antérieures et dans une seule formule résolve tous ses
problèmes [70].
De même qu'auparavant l'antithèse s'est transformée en antidote, de même la thèse devient maintenant hypothèse. Ce changement de termes n'a
plus rien qui puisse nous étonner de la part de M. Proudhon. La raison humaine,
qui n'est rien moins que pure, n'ayant que des vues incomplètes, rencontre à
chaque pas de nouveaux problèmes à résoudre. Chaque nouvelle thèse qu'elle
découvre dans la raison absolue et qui est la négation de la première thèse,
devient pour elle une synthèse, qu'elle accepte assez naïvement comme la
solution du problème en question. C'est ainsi que cette raison se démène dans
des contradictions toujours nouvelles jusqu'à ce que, se trouvant à bout de
contradictions, elle s'aperçoive que toutes ses thèses et synthèses ne sont que
des hypothèses contradictoires. Dans sa perplexité,
la
raison humaine, le génie social, revient d'un bond sur toutes ses positions
antérieures et dans une seule formule résout tous ses problèmes.
Cette formule unique,
disons-le en passant, constitue la véritable découverte de M. Proudhon. C'est
la valeur constituée.
On ne fait des hypothèses
qu'en vue d'un but quelconque. Le but que se proposait en premier lieu le génie
social qui parle par la bouche de M. Proudhon, c'était d'éliminer ce qu'il y a
de mauvais dans chaque catégorie économique, pour n'avoir que du bon. Pour lui
le bon, le bien suprême, le véritable but pratique, c'est l'égalité. Et pourquoi le génie social se proposait-il l'égalité
plutôt que l'inégalité, la fraternité, le catholicisme, ou tout autre principe ?
Parce que
l'humanité
n'a réalisé successivement tant d'hypothèses particulières qu'en vue d'une
hypothèse supérieure,
qui est précisément l'égalité. En d'autres mots : parce que
l'égalité est l'idéal de M. Proudhon. Il s'imagine que la division du travail,
le crédit, l'atelier, que tous les rapports économiques n'ont été inventés
qu'au profit de l'égalité, et cependant ils ont toujours fini par tourner
contre elle. De ce que l'histoire et la fiction de M. Proudhon se contredisent
à chaque pas, ce dernier conclut qu'il y a contradiction. S'il y a
contradiction, elle n'existe qu'entre son idée fixe et le mouvement réel.
Désormais, le bon côté
d'un rapport économique, c'est celui qui affirme l'égalité; le mauvais côté,
c'est celui qui la nie et affirme l'inégalité. Toute nouvelle catégorie est une
hypothèse du génie social, pour éliminer l'inégalité engendrée par l'hypothèse
précédente. En résumé, l'égalité est l'intention
primitive, la tendance mystique, le
but providentiel que le génie social
a constamment devant les yeux, en tournoyant dans le cercle des contradictions
économiques. Aussi la Providence est-elle
la locomotive qui fait mieux marcher tout le bagage économique de M. Proudhon
que sa raison pure et évaporée. Il a consacré à la Providence tout un chapitre,
qui suit celui des impôts.
Providence, but providentiel,
voilà le grand mot dont on se sert aujourd'hui, pour expliquer la marche de
l'histoire. Dans le fait ce mot n'explique rien. C'est tout au plus une forme
déclamatoire, une manière comme une autre de paraphraser les faits.
Il est de fait qu'en Écosse
les propriétés foncières obtinrent une valeur nouvelle par le développement de
l'industrie anglaise. Cette industrie ouvrit de nouveaux débouchés à la laine.
Pour produire la laine en grand, il fallait transformer les champs labourables
en pâturages. Pour effectuer cette transformation, il fallait concentrer les
propriétés. Pour concentrer les propriétés, il fallait abolir les petites
tenures, chasser des milliers de tenanciers de leur pays natal, et mettre à
leur place quelques pasteurs surveillant des millions de moutons. Ainsi, par
des transformations successives, la propriété foncière a eu pour résultat en
Écosse de faire chasser les hommes par les moutons. Dites maintenant que le but
providentiel de l'institution de la propriété foncière en Écosse avait été de
faire chasser les hommes par les moutons, et vous aurez fait de l'histoire
providentielle.
Certes, la tendance à
l'égalité appartient à notre siècle. Dire maintenant que tous les siècles
antérieurs, avec des besoins, des moyens de production, etc., tout à fait
différents, travaillaient providentiellement à la réalisation de l'égalité,
c'est d'abord substituer les moyens et les hommes de notre siècle aux hommes et
aux moyens des siècles antérieurs, et méconnaître le mouvement historique par lequel
les générations successives transformaient les résultats acquis des
générations qui les précédaient. Les économistes savent très bien que la même
chose qui était pour l'un la matière ouvragée n'est pour l'autre que la matière
première de nouvelle production.
Supposez, comme le fait
M. Proudhon, que le génie social ait produit, ou plutôt improvise, les
seigneurs féodaux dans le but providentiel de transformer les colons en travailleurs responsables et égalitaires;
et vous aurez fait une substitution de buts et de personnes toute digne de
cette Providence qui, en Écosse, instituait la propriété foncière, pour se
donner le malin plaisir de faire chasser les hommes par les moutons.
Mais puisque M.
Proudhon prend un intérêt si tendre à la Providence, nous le renvoyons à l'Histoire de l'économie politique, de
M. de Villeneuve-Bargemont, qui, lui aussi, court après un but providentiel. Ce
but ce n'est plus l'égalité, c’est le catholicisme.
Les économistes ont une
singulière manière de procéder. Il n'y a pour eux que deux sortes
d'institutions, celles de l'art et celles de la nature. Les institutions de la
féodalité sont des institutions artificielles, celles de la bourgeoisie sont
des institutions naturelles. Ils ressemblent en ceci aux théologiens, qui, eux
aussi, établissent deux sortes de religions. Toute religion qui n'est pas la
leur est une invention des hommes, tandis que leur propre religion est une
émanation de Dieu. En disant que les rapports actuels - les rapports de la
production bourgeoise - sont naturels, les économistes font entendre que ce
sont là des rapports dans lesquels se crée la richesse et se développent les
forces productives conformément aux lois de la nature. Donc ces rapports sont
eux-mêmes des lois naturelles indépendantes de l'influence du temps. Ce sont
des lois éternelles qui doivent toujours régir la société. Ainsi il y a eu de
l'histoire, mais il n'y en a plus. Il y a eu de l'histoire, puisqu'il y a eu
des institutions de féodalité, et que dans ces institutions de féodalité on
trouve des rapports de production tout à fait différents de ceux de la société
bourgeoise, que les économistes veulent faire passer pour naturels et partant
éternels.
La féodalité aussi
avait son prolétariat - le servage, qui renfermait tous les germes de la
bourgeoisie. La production féodale aussi avait deux éléments antagonistes,
qu'on désigne également sous le nom de beau
côté et de mauvais côté de la
féodalité, sans considérer que c’est toujours le mauvais côté qui finit par
l'emporter sur le côté beau. C'est le mauvais côté qui produit le mouvement qui
fait l'histoire en constituant la lutte. Si, à l'époque du règne de la
féodalité, les économistes, enthousiasmés des vertus chevaleresques, de la
bonne harmonie entre les droits et les devoirs, de la vie patriarcale des
villes, de l'état de prospérité de l'industrie domestique dans les campagnes,
du développement de l'industrie organisée par corporations, jurandes,
maîtrises, enfin de tout ce qui constitue le beau côté de la féodalité,
s'étaient proposé le problème d'éliminer tout ce qui fait ombre à ce tableau -
servage, privilèges, anarchie - qu'en serait-il arrivé? On aurait anéanti tous
les éléments qui constituaient la lutte, et étouffé dans son germe le développement
de la bourgeoisie. On se serait posé l'absurde problème d'éliminer l'histoire.
Lorsque la bourgeoisie
Peut emporté, il ne fut plus question ni du bon, ni du mauvais côté de la
féodalité. Les forces productives qui s'étaient développées par elle sous la
féodalité, lui furent acquises. Toutes les anciennes formes économiques, les
relations civiles qui leur correspondaient, l'état politique qui était
l'expression officielle de l'ancienne société civile, étaient brisés.
Ainsi, pour bien juger
la production féodale, il faut la con. sidérer comme un mode de production
fondé sur l'antagonisme. Il faut montrer comment la richesse se produisait au
dedans de cet antagonisme, comment les forces productives se développaient en
même temps que l'antagonisme des classes, comment l'une des classes, le mauvais
côté, l'inconvénient de la société, allait toujours croissant, jusqu'à ce que
les conditions matérielles de son émancipation fussent arrivées au point de
maturité. N'est-ce pas dire assez que le mode de production, les rapports
dans lesquels les forces productives se développent, ne sont rien moins que
des lois éternelles, mais qu'ils correspondent à un développement déterminé des
hommes et de leurs forces productives, et qu'un changement survenu dans les
forces productives des hommes amène nécessairement un changement dans leurs
rapports de production ? Comme il importe avant tout de ne pas être privé des
fruits de la civilisation, des forces productives acquises, il faut briser les
formes traditionnelles dans lesquelles elles ont été produites. Dès ce moment,
la classe révolutionnaire devient conservatrice.
La bourgeoisie commence
avec un prolétariat qui lui-même est un reste du prolétariat des temps féodaux.
Dans le cours de son développement historique, la bourgeoisie développe nécessairement
son caractère antagoniste, qui à son début se trouve être plus ou moins
déguisé, qui n'existe qu'à l'état latent. A mesure que la bourgeoisie se développe,
il se développe dans son sein un nouveau prolétariat, un prolétariat moderne :
il se développe une lutte entre la classe prolétaire et la classe bourgeoise,
lutte qui, avant d'être sentie des deux côtés, aperçue, appréciée, comprise,
avouée et hautement proclamée, ne se manifeste préalablement que par des
conflits partiels et momentanés, par des faits subversifs. D'un autre côté, si
tous les membres de la bourgeoisie moderne ont le même intérêt en tant qu'ils
forment une classe vis-à-vis d'une autre classe, ils ont des intérêts opposés,
antagonistes, en tant qu'ils se trouvent les uns vis-à-vis des autres. Cette
opposition des intérêts découle des conditions économiques de leur vie
bourgeoise. De jour en jour, il devient donc plus clair que les rapports de
production dans lesquels se meut la bourgeoisie n'ont pas un caractère un, un
caractère simple, mais un caractère de duplicité; que dans les mêmes rapports
dans lesquels se produit la richesse la misère se produit aussi; que dans les
mêmes rapports dans lesquels il y a développement des forces productives, il y
a une force productrice de répression; que ces rapports ne produisent la richesse bourgeoise, c'est-à-dire la
richesse de la classe bourgeoise, qu'en anéantissant continuellement la
richesse des membres intégrants de cette classe et en produisant un prolétariat
toujours croissant.
Plus le caractère
antagoniste se met au jour, plus les économistes, les représentants scientifiques
de la production bourgeoise, se brouillent avec leur propre théorie; et
différentes écoles se forment.
Nous avons les
économistes fatalistes, qui dans leur
théorie sont aussi indifférents à ce qu'ils appellent les inconvénients de la
production bourgeoise, que les bourgeois eux-mêmes le sont dans la pratique aux
souffrances des prolétaires qui les aident à acquérir des richesses. Dans cette
école fataliste, il y a des classiques et des romantiques. Les classiques,
comme Adam Smith et Ricardo, représentent une bourgeoisie qui, luttant encore
avec les restes de la société féodale, ne travaille qu'à épurer les rapports
économiques des tâches féodales, à augmenter les forces productives, et à
donner à l'industrie et au commerce un nouvel essor. Le prolétariat Participant
à cette lutte, absorbé dans ce travail fébrile, n'a que des souffrances
passagères, accidentelles, et lui-même les regarde comme telles. Les
économistes comme Adam Smith et Ricardo, qui sont les historiens de cette
époque, n'ont d'autre mission que de démontrer comment la richesse s'acquiert
dans les rapports de la production bourgeoise, de formuler ces rapports en
catégories, en lois, et de démontrer combien ces lois, ces catégories, sont
pour la production des richesses supérieures aux lois et aux catégories de la
société féodale. La misère n'est à leurs yeux que la douleur qui accompagne
tout enfantement, dans la nature aussi bien que dans l'industrie.
Les romantiques
appartiennent à notre époque, où la bourgeoisie est en opposition directe avec
le prolétariat : où la misère s'engendre en aussi grande abondance que la
richesse. Les économistes se posent alors en fatalistes blasés qui, du haut de
leur position, jettent un superbe regard de dédain sur les hommes locomotives
qui fabriquent les richesses. Ils copient tous les développements donnés par
leurs prédécesseurs, et l'indifférence qui chez ceux-là était de la naïveté
devient pour eux de la coquetterie.
Vient ensuite l'école humanitaire, qui prend à cœur le
mauvais côté des rapports de production actuels. Celle-ci cherche, par acquit
de conscience, à pallier tant soit peu les contrastes réels; elle déplore
sincèrement la détresse du prolétariat, la concurrence effrénée des bourgeois
entre eux-mêmes; elle conseille aux ouvriers d'être sobres, de bien travailler
et de faire peu d'enfants; elle recommande aux bourgeois de mettre dans la
production une ardeur réfléchie. Toute la théorie de cette école repose sur des
distinctions interminables entre la théorie et la pratique, entre les principes
et les résultats, entre l'idée et l'application, entre le contenu et la forme,
entre l'essence et la réalité, entre le droit et le fait, entre le bon et le
mauvais côté.
L'école philanthrope est l'école humanitaire
perfectionnée. Elle nie la nécessité de l'antagonisme; elle veut faire de
tous les hommes des bourgeois; elle veut réaliser la théorie en tant qu'elle se
distingue de la pratique et qu'elle ne renferme pas d'antagonisme. Il va sans
dire que, dans la théorie, il est aisé de faire abstraction des contradictions
qu'on rencontre à chaque instant dans la réalité. Cette théorie deviendrait
alors la réalité idéalisée. Les philanthropes veulent donc conserver les
catégories qui expriment les rapports bourgeois, sans avoir l'antagonisme qui
les constitue et qui en est inséparable. Es s'imaginent combattre sérieusement
la pratique bourgeoise, et ils sont plus bourgeois que les autres.
De même que les économistes sont les représentants
scientifiques de la classe bourgeoise, de même les socialistes et les communistes
sont les théoriciens de la classe prolétaire. Tant que le prolétariat
n'est pas encore assez développé pour se constituer en classe, que, par
conséquent, la lutte même du prolétariat avec la bourgeoisie n'a pas encore un
caractère politique, et que les forces productives ne se sont pas encore assez
développées dans le sein de la bourgeoisie elle-même, pour laisser entrevoir
les conditions matérielles nécessaires à l'affranchissement du prolétariat et à
la formation d'une société nouvelle, ces théoriciens ne sont que des utopistes qui,
pour obvier aux besoins des classes opprimées, improvisent des systèmes et
courent après une science régénératrice. Mais à mesure que l'histoire marche et
qu'avec elle la lutte du prolétariat se dessine plus nettement, ils n'ont plus
besoin de chercher de la science [71] dans leur esprit,
ils n'ont qu'à se rendre compte de ce qui se passe devant leurs yeux et de s'en
faire l'organe. Tant qu'ils cherchent la science et ne font que des systèmes,
tant qu'ils sont au début de la lutte, ils ne voient dans la misère que lit
misère, sans y voir le côté révolutionnaire, subversif, qui renversera la
société ancienne. Dès ce moment, la science produite par le mouvement
historique, et s'y associant en pleine connaissance de cause, a cessé d'être
doctrinaire, elle est devenue révolutionnaire.
Revenons à M. Proudhon.
Chaque rapport
économique a un bon et un mauvais côté c'est le seul point dans lequel M.
Proudhon ne se dément pas. Le bon côté, il le voit exposé par les économistes;
le mauvais côté, il le voit dénoncé par les socialistes. Il emprunte aux
économistes la nécessité des rapports éternels; il emprunte aux socialistes
l'illusion de ne voir dans la misère que la misère. Il est d'accord avec les
uns et les autres en voulant s'en référer à l'autorité de la science. La
science, pour lui, se réduit aux minces proportions d'une formule scientifique
; il est l'homme à la recherche des formules. C'est ainsi que M. Proudhon se
flatte d'avoir donné la critique et de l'économie politique et du communisme :
il est au-dessous de l'une et de l'autre. Au-dessous des économistes, puisque
comme philosophe, qui a sous la main une formule magique, il a cru pouvoir se
dispenser d'entrer dans des détails purement économiques; au-dessous des
socialistes, puisqu'il n'a ni assez de courage, ni assez de lumières pour
s'élever, ne serait-ce que spéculativement, au-dessus de l'horizon bourgeois.
Il veut être la
synthèse, il est une erreur composée.
Il veut planer en homme
de science au-dessus des bourgeois et des prolétaires; il n'est que le petit
bourgeois, ballotté constamment entre le Capital et le Travail, entre l'économie
politique et le communisme.
La division du travail
ouvre, d'après M. Proudhon, la série des évolutions
économiques.
Bon côté
de la division du travail. |
«
Considérée dans son essence, la division du travail est le mode selon lequel
se réalise l'égalité des conditions
et des intelligences. » (Tome 1er, p. 93.)
|
Mauvais
côté
de la division du travail |
«
La division du travail est devenue pour nous un instrument de misère. »
(Tome 1er, p. 94.)
VARIANTE
«
Le travail en se divisant selon la loi qui
lui est propre, et qui est la condition première de sa fécondité, aboutit à
la négation de ses fins et se détruit lui-même. » (Tome 1er, p. 94.)
|
Problème
à résoudre. |
Trouver
« la recomposition qui efface les inconvénients de la division, tout en
conservant ses effets utiles ». (Tome 1er, p. 97.)
|
La division du travail est, d'après M. Proudhon, une loi
éternelle, une catégorie simple et abstraite. Il faut donc aussi que
l'abstraction, l'idée, le mot lui suffise pour expliquer la division du
travail aux différentes époques de l'histoire. Les castes, les corporations, le
régime manufacturier, la grande industrie doivent s'expliquer par le seul mot diviser. Étudiez d'abord bien le sens de
diviser, et vous n'aurez pas besoin d'étudier les nombreuses influences qui
donnent à la division du travail un caractère déterminé à chaque époque.
Certes, ce serait
rendre les choses par trop simples, que de les réduire aux catégories de M.
Proudhon. l'histoire ne procède pas aussi catégoriquement. Il a fallu trois
siècles entiers, en Allemagne, pour établir la première division du travail en
grand, qui est la séparation des villes d'avec les campagnes. A mesure que se
modifiait ce seul rapport de la ville a la campagne, la société se modifiait
tout entière. A n'envisager que cette seule face de la division du travail,
vous avez les Républiques anciennes ou la féodalité chrétienne; l'ancienne
Angleterre avec ses barons, ou l'Angleterre moderne avec ses seigneurs du coton
(cotton-lords). Au XIVe et au XVe
siècles, lorsqu'il n'y avait pas encore de colonies, que l'Amérique n'existait
pas encore pour l'Europe, que l'Asie n'existait que par l'intermédiaire de
Constantinople, que la Méditerranée était le centre de l'activité commerciale,
la division du travail avait une tout autre forme, un tout autre aspect qu'au
XVIIe siècle, alors que les Espagnols, les Portugais, les Anglais, les Français
avaient des colonies établies dans toutes les parties du monde. L'étendue du
marché, sa physionomie donnent à la division du travail aux différentes époques
une physionomie, un caractère qu'il serait difficile de déduire du seul mot diviser, de l'idée, de la catégorie.
Tous les économistes, dit M. Proudhon, depuis A. Smith ont signalé les avantages et les inconvénients de la loi de division, mais en insistant beaucoup
plus sur les premiers que sur les seconds, parce que cela servait mieux leur
optimisme, et sans qu'aucun d'eux se soit jamais demandé ce que pouvaient être
les inconvénients d'une loi... Comment le même principe, poursuivi
rigoureusement dans ses conséquences conduit-il à des effets diamétralement
opposés ? Pas un économiste, ni avant ni depuis Smith, ne s'est seulement
aperçu qu'il y eût là un problème à éclaircir. Say va jusqu'à reconnaître que
dans la division du travail, la même cause qui produit le bien engendre le mal.
A. Smith a vu plus loin
que ne le pense M. Proudhon. Il a très bien vu que
dans
la réalité la différence des talents naturels entre les individus est bien moindre
que nous ne le croyons. Ces dispositions si différentes, qui semblent distinguer
les hommes des diverses professions, quand ils sont parvenus à la maturité de
l'âge, ne sont pas tant la cause que l'effet de la division du travail.
Dans le principe, un
portefaix diffère moins d'un philosophe qu'un mâtin d'un lévrier. C'est la
division du travail qui a mis un abîme entre l'un et l'autre. Tout cela
n'empêche pas M. Proudhon de dire, dans un autre endroit, qu'Adam Smith ne se
doutait même pas des inconvénients que produit la division du travail. C'est
encore ce qui lui fait dire que J.-B. Say a le premier reconnu
que
dans la division du travail la même cause qui produit le bien engendre le mal.
Mais écoutons Lemontey
: Suum cuique [72].
M. J.B. Say m'a fait l'honneur d'adopter dans
son excellent traité d'économie politique, le principe que j'ai mis au jour dans ce fragment sur l'influence morale de la
division du travail. Le titre un peu frivole de mon livre ne lui a sans doute
pas permis de me citer. Je ne puis attribuer qu'à ce motif le silence d'un
écrivain trop riche de son propre fonds pour désavouer un emprunt aussi
modique [73].
Rendons-lui cette
justice : Lemontey a spirituellement exposé les conséquences fâcheuses de la
division du travail telle qu'elle est constituée de nos jours, et M. Proudhon
n'a rien trouvé à y ajouter. Mais puisque, par la faute de M. Proudhon, nous
sommes une fois engagé dans cette question de priorité, disons encore en
passant que, bien longtemps avant M. Lemontey, et dix-sept ans avant Adam
Smith, élève d'A. Ferguson, celui-ci a exposé nette. ment la chose dans un
chapitre qui traite spécialement de la division du travail.
Il y aurait lieu même de douter si la
capacité générale d'une nation croît en proportion du progrès des arts.
Plusieurs arts mécaniques... réussissent parfaitement lorsqu'ils sont totalement
destitués du secours de la raison et du sentiment, et l'ignorance est la mère
de l'industrie aussi bien que de la superstition. La réflexion et l'imagination
sont sujettes à s'égarer : mais l'habitude de mouvoir le pied ou la main ne
dépend ni de l'une ni de l'autre. Ainsi on pourrait dire que la perfection, à
l'égard des manufactures, consiste à pouvoir se passer de l'esprit, de manière
que sans effort de tête l'atelier puisse être considéré comme une machine dont
les parties sont des hommes...
L'officier général peut être très habile dans l'art de la guerre, tandis que
tout le mérite du soldat se borne à exécuter quelques mouvements du pied ou de
la main. L'un peut avoir gagné ce que l'autre a perdu... Dans une période où
tout est séparé, l'art de penser peut lui-même former un métier à part [74].
Pour terminer l'aperçu
littéraire, nous nions formellement que
tous les
économistes aient insisté beaucoup plus sur les avantages que sur les inconvénients
de la division du travail.
Il suffit, de nommer
Sismondi.
Ainsi, pour ce qui
concerne les avantages de la division du travail, M. Proudhon n'avait rien
d'autre à faire que de paraphraser plus ou moins pompeusement les phrases
générales que tout le monde connaît.
Voyons maintenant
comment il fait dériver de la division du travail prise comme loi générale,
comme catégorie, comme pensée, les inconvénients qui y sont attachés. Comment
se fait-il que cette catégorie, cette loi, implique une répartition inégale du
travail au détriment du système égalitaire de M. Proudhon ?
A cette heure solennelle de la division du
travail, le vent des tempêtes commence à souffler sur l'humanité. Le progrès
ne s'accomplit pas pour tous d'une manière égale et uniforme ; ... il commence
par s'emparer d'un petit nombre de privilégiés... C'est cette acception de
personnes de la part du progrès qui a fait croire si longtemps à l'inégalité
naturelle et providentielle des conditions, enfanté les castes et constitué
hiérarchiquement toutes les sociétés [75].
La division du travail
a fait les castes. Or, les castes, ce sont les inconvénients de la division du
travail; donc c'est la division du travail qui a engendré les inconvénients.
Quod erat demonstrandum [76]. Veut-on aller
plus loin et demandera-t-on ce qui a fait faire à la division du travail les
castes, les constitutions hiérarchiques et les privilégiés ? M. Proudhon vous
dira : Le progrès. Et qu'est-ce qui a fait le progrès ? La borne. La borne,
pour M. Proudhon, c'est l'acception de personnes de la part du progrès.
Après la philosophie
vient l'histoire. Ce n'est plus ni de l'histoire descriptive, ni de l'histoire
dialectique, c’est de l'histoire comparée. M. Proudhon établit un parallèle
entre l'ouvrier imprimeur actuel et l'ouvrier imprimeur du moyen âge; entre
l'ouvrier du Creusot et le maréchal-ferrant de la campagne; entre l'homme de
lettres de nos jours et l'homme de lettres du moyen âge, et il fait pencher la
balance du côté de ceux qui appartiennent plus ou moins à la division du
travail telle que le moyen âge l'a constituée ou transmise. Il oppose la
division du travail d'une époque historique à la division du travail d'une
autre époque historique. Était-ce là ce que M. Proudhon avait à démontrer ?
Non. Il devait nous montrer les inconvénients de la division du travail en
général, de la division du travail comme catégorie. A quoi bon d'ailleurs
insister sur cette partie de l'ouvrage de M. Proudhon, puisque nous le verrons
un peu plus loin rétracter lui-même formellement tous ces prétendus
développements ?
Le premier effet du travail parcellaire,
continue M. Proudhon, après la dépravation de l'âme, est la prolongation des
séances qui croissent en raison inverse de la somme d'intelligence dépensée...
Mais comme la durée des séances ne peut excéder seize à dix-huit heures par
jour, du moment où la compensation ne pourra se prendre sur le temps, elle se
prendra sur le prix et le salaire diminuera... Ce qui est certain et qu'il
s'agit uniquement pour nous de noter, c'est que la conscience universelle ne
met pas au même taux le travail d'un contremaître et la manœuvre d'un goujat.
Il y a donc nécessité de réduction sur le prix de la journée : en sorte que le
travailleur, après avoir été affligé dans son âme par une fonction dégradante,
ne peut manquer d'être frappé aussi dans son corps par la modicité de la
récompense.
Nous passons sur la
valeur logique, de ces syllogismes, que Kant appellerait des paralogismes
donnant de côté.
En voici la substance :
La division du travail
réduit l'ouvrier à une fonction dégradante ; à cette fonction dégradante
correspond une âme dépravée ; à la dépravation de l'âme convient une réduction
toujours croissante du salaire. Et pour prouver que cette réduction des
salaires convient à une âme dépravée, M. Proudhon dit, par acquit de
conscience, que c'est la conscience universelle qui le veut ainsi. L'âme de M.
Proudhon est-elle comptée dans la conscience universelle ?
Les machines sont, pour M. Proudhon, l' «
antithèse logique de la division du travail », et, à l'appui de la
dialectique, il commence par transformer les machines en atelier.
Après avoir supposé
l'atelier moderne, pour faire découler de la division du travail la misère, M.
Proudhon suppose la misère engendrée par la division du travail, pour arriver à
l'atelier et pour pouvoir le représenter comme la négation dialectique de cette
misère. Après avoir frappé le travailleur au moral par une fonction dégradante, au physique par la modicité du salaire ; après
avoir mis l'ouvrier dans la dépendance du
contremaître, et rabaissé son travail jusqu'à la manœuvre d'un goujat [77], il s'en prend de nouveau à l'atelier
et aux machines pour dégrader le
travailleur « en lui donnant un maître »,
et il achève son avilissement en le faisant « déchoir du rang d'artisan à
celui de manœuvre ». La belle
dialectique ! Et encore s'il s'en tenait là ; mais non, il lui faut une
nouvelle histoire de la division du travail, non plus pour en faire dériver les
contradictions, mais pour reconstruire l'atelier à sa manière. Pour arriver à
ce but, il a besoin d'oublier tout ce qu'il vient de dire sur la division.
Le travail s'organise,
se divise autrement selon les instruments dont il dispose. Le moulin à bras
suppose une autre division du travail que le moulin à vapeur. C'est donc
heurter de front l'histoire que de vouloir commencer par la division du travail
en général, pour en venir ensuite à un instrument spécifique de production, les
machines.
Les machines ne sont
pas plus une catégorie économique, que ne saurait l'être le bœuf qui traîne la
charrue. Les machines ne sont qu'une force productive. L'atelier moderne, qui
repose sur l'application des machines, est un rapport social de production,
une catégorie économique.
Voyons maintenant
comment les choses se passent dans la brillante imagination de M. Proudhon.
Dans la société, l'apparition incessante des
machines est l'antithèse, la formule inverse du travail : c'est la protestation du génie industriel contre
le travail parcellaire et homicide, Qu'est-ce
en effet qu'une machine ? Une manière de
réunir diverses particules du travail, que la division avait séparées.
Toute machine peut être définie un résumé de plusieurs opérations... Donc par
la machine, il y aura restauration de
travailleur... Les machines, se posant dans l'économie politique contradictoirement
à la division du travail, représentent la synthèse, s'opposant dans l'esprit
humain à l'analyse... La division ne faisait que séparer les diverses parties
du travail, laissant chacun se livrer à la spécialité qui lui agréait le plus :
l'atelier groupe les travailleurs, selon le rapport de chaque partie au
tout... il introduit le principe d'autorité dans le travail... Mais ce n’est
pas tout : la machine ou l'atelier, après
avoir dégradé le travailleur en lui don. nant un maître, achève son
avilissement en le faisant déchoir du rang d'artisan à celui de manœuvre...
La période que nous parcourons en ce moment, celle des machines, se distingue
par un caractère particulier, c'est le salariat.
Le salariat est postérieur à la
division du travail et à l'échange.
Une simple observation
à M. Proudhon. La séparation des diverses parties du travail, laissant à chacun
la faculté de se livrer à la spécialité qui lui agrée le plus, séparation que
M. Proudhon fait dater du commencement du monde, n'existe que dans l'industrie
moderne sous le régime de la concurrence.
M. Proudhon nous fait
ensuite une « généalogie » par trop « intéressante », pour démontrer comment
l'atelier est né de la division du travail, et le salariat de l'atelier.
1º Il suppose un homme
qui
a
remarqué qu'en divisant la production en ses diverses parties, et la faisant
exécuter chacune par un ouvrier à part,
on multiplierait les forces de production.
2º Cet homme,
saisissant
le fil de cette idée, se dit qu'en formant un groupe permanent de travailleurs
assortis pour l'objet spécial qu'il se propose, il obtiendra une production
plus soutenue, etc.
3º Cet homme fait une
proposition à d'autres hommes, pour leur faire saisir son idée et le fil de son
idée.
4º Cet homme, au début
de l'industrie, traite d'égal à égal avec ses compagnons devenus plus tard ses
ouvriers.
5º:
Il est sensible, en effet, que cette égalité
primitive a dû rapidement disparaître par la position avantageuse du maître et
la dépendance du salarié.
Voilà encore un
échantillon de la méthode historique et descriptive de M. Proudhon.
Examinons maintenant,
sous le point de vue historique et économique, si véritablement l'atelier ou
la machine a introduit le principe d’autorité dans la société postérieurement
à la division du travail ; s'il a d'un côté réhabilité l'ouvrier, tout en le
soumettant de l'autre à l'autorité ; si la machine est la recomposition du
travail divisé, la synthèse du travail opposée à son analyse.
La société tout entière
a cela de commun avec l'intérieur d'un atelier, qu'elle aussi a sa division du
travail. Si l'on prenait pour modèle la division du travail dans un atelier
moderne, pour en faire l'application à une société entière, la société la mieux
organisée pour la production des richesses serait incontestablement celle qui
n'aurait qu'un seul entrepreneur en chef, distribuant la besogne selon une
règle arrêtée d'avance aux divers membres de la communauté. Mais il n'en est
point ainsi. Tandis que dans l'intérieur de l'atelier moderne la division du
travail est minutieusement réglée par l'autorité de l'entrepreneur, la société
moderne n'a d'autre règle, d'autre autorité, pour distribuer le travail, que la
libre concurrence.
Sous le régime patriarcal,
sous le régime des castes, sous le régime féodal et corporatif, il y avait
division du travail dans la société tout entière selon des règles fixes. Ces
règles ont-elles été établies par un législateur ? Non. Nées primitivement des
conditions de la production matérielle, elle n'ont été érigées en lois que
bien plus tard. C'est ainsi que ces diverses formes de la division du travail
devinrent autant de bases d'organisation sociale. Quant à la division du
travail dans l'atelier, elle était très peu développée dans toutes ces formes
de la société.
On peut même établir en
règle générale, que moins l'autorité préside à la division du travail dans
l'intérieur de la société, plus la division du travail se développe dans
l'intérieur de l'atelier, et plus elle y est soumise à l'autorité d'un seul.
Ainsi, l'autorité dans l'atelier et celle dans la société, par rapport à la
division du travail, sont en raison inverse rune de l'autre.
Il importe maintenant
de voir ce que c'est que l'atelier, dans lequel les occupations sont très
séparées, où la tâche de chaque ouvrier est réduite à une opération très
simple, et où, l'autorité, le capital, groupe et dirige les travaux. Comment
cet atelier a-t-il pris naissance ? Pour répondre à cette question, nous
aurions à examiner, comment l'industrie manufacturière proprement dite s'est
développée. J'entends parler de cette industrie qui n'est pas encore
l'industrie moderne, avec ses machines, mais qui n'est déjà plus ni l'industrie
des artisans du moyen âge, ni l'industrie domestique. Nous n'entrerons pas en
de grands détails : nous ne donnerons que quelques points sommaires, pour faire
voir qu'avec des formules on ne peut pas faire de l'histoire.
Une condition des plus
indispensables pour la formation de l'industrie manufacturière était
l'accumulation des capitaux, facilitée par la découverte de l'Amérique et
l'introduction de ses métaux précieux.
Il est suffisamment
prouvé que l'augmentation des moyens d'échange eut pour conséquence, d'un
côté, la dépréciation des salaires et des rentes foncières, et de l'autre l'accroissement
des profits industriels. En d'autres termes : autant la classe des
propriétaires et la classe des travailleurs, les seigneurs féodaux et le peuple
tombèrent, autant s'éleva la classe des capitalistes, la bourgeoisie.
Il y eut d'autres
circonstances encore qui concoururent simultanément au développement de
l'industrie manufacturière : l'augmentation des marchandises mises en
circulation dès que le commerce pénétra aux Indes orientales par la voie du cap
de Bonne-Espérance, le régime colonial, le développement du commerce maritime.
Un autre point qu'on
n'a pas encore assez apprécié dans l'histoire de l'industrie manufacturière,
c'est le licenciement des nombreuses suites des seigneurs féodaux, dont les
membres subalternes devinrent des vagabonds avant d'entrer dans l'atelier. La
création de l'atelier est précédée d'un vagabondage presque universel au XVe et
au XVIe siècles. L'atelier trouva encore un puissant appui dans les nombreux
paysans qui, chassés continuellement des campagnes par la transformation des
champs en prairies et par les travaux agricoles nécessitant moins de bras pour
la culture des terres, vinrent affluer dans les villes pendant des siècles
entiers.
L'agrandissement du marché,
l'accumulation des capitaux, les modifications survenues dans la position
sociale des classes, une foule de personnes se trouvant privées de leurs sources
de revenu, voilà autant de conditions historiques pour la formation de la
manufacture. Ce ne furent pas, comme dit M. Proudhon, des stipulations à
l'amiable entre des égaux qui ont rassemblé les hommes dans l'atelier. Ce n'est
pas même dans le sein des anciennes corporations que la manufacture a pris
naissance. Ce fut le marchand qui devint chef de l'atelier moderne, et non pas
l'ancien maître des corporations. Presque partout il y eut une lutte acharnée
entre la manufacture et les métiers.
L'accumulation et la
concentration d'instruments et de travailleurs précéda le développement de la
division du travail dans l'intérieur de l'atelier. Une manufacture consistait
beaucoup plus dans la réunion de beaucoup de travailleurs et de beaucoup de
métiers dans un seul endroit, dans une salle sous le commandement d'un capital,
que dans l'analyse des travaux et dans l'adaptation d'un ouvrier spécial à une
tâche très simple.
L'utilité d'un atelier
consistait bien moins dans la division du travail proprement dite, que dans
cette circonstance qu'on travaillait sur une plus grande échelle, qu'on
épargnait beaucoup de faux frais, etc. A la fin du XVIe et au commencement du
XVIIe siècle, la manufacture hollandaise connaissait à peine la division.
Le développement de la
division du travail suppose la réunion des travailleurs dans un atelier. Il n'y
a même pas un seul exemple, ni au XVIe, ni au XVIIe siècle, que les diverses
branches d'un même métier aient été exploitées séparément au point qu'il aurait
suffi de les réunir dans un seul endroit pour obtenir l'atelier tout fait. Mais
une fois les hommes et les instruments réunis, la division du travail telle
qu'elle existait sous la forme des corporations se reproduisait, se reflétait
nécessairement dans l'intérieur de l'atelier.
Pour M. Proudhon, qui
voit les choses à l'envers, si toutefois il les voit, la division du travail
dans le sens d'Adam Smith, précède l'atelier, qui en est une condition
d'existence.
Les machines proprement dites datent de la
fin du XVIIIe siècle. Rien de plus absurde que de voir dans les machines l'antithèse de la division du travail,
la synthèse rétablissant l'unité dans
le travail morcelé.
La machine est une
réunion des instruments de travail, et pas du tout une combinaison des travaux
pour l'ouvrier lui-même.
Quand, par la division du travail, chaque
opération particulière a été réduite à l'emploi d'un instrument simple, la
réunion de tous ces instruments, mis en action par un seul moteur, constitue -
une machine [78].
Outils simples,
accumulation des outils, outils composés, mise en mouvement d'un outil composé
par un seul moteur manuel, par l'homme, mise en mouvement de ces instruments
par les forces naturelles, machine, système des machines ayant un automate pour
moteur, - voilà la marche des machines.
La concentration des
instruments de production et la division du travail sont aussi inséparables
l'une de l'autre que le sont, dans le régime politique, la concentration des
pouvoirs publics et la division des intérêts privés. L'Angleterre, avec la
concentration des terres, ces instruments du travail agricole, a également la
division du travail agricole et la mécanique appliquée à l'exploitation de la
terre. La France, qui a la division des instruments, le régime parcellaire,
n'a en général ni division du travail agricole ni application des machines à la
terre.
Pour M. Proudhon, la
concentration des instruments de travail est la négation de la division du
travail. Dans la réalité, nous trouvons encore le contraire. A mesure que la concentration des
instruments se développe, la division se développe aussi et vice. versa. Voilà ce qui fait que toute
grande invention dans la mécanique est suivie d'une plus grande division du
travail, et chaque accroissement dans la division du travail amène à son tour
de nouvelles inventions mécaniques.
Nous n'avons pas besoin
de rappeler que les grands progrès de la division du travail ont commencé en
Angleterre après l'invention des machines. Ainsi les tisserands et les fileurs
étaient pour la plupart des paysans tels qu'on en rencontre encore dans les
pays arriérés. L'invention des machines a achevé de séparer l'industrie
manufacturière de l'industrie agricole. Le tisserand et le fileur, réunis
naguère dans une seule famille, furent séparés par là machine. Grâce à la
machine, le fileur peut habiter l'Angleterre en même temps que le tisserand
séjourne aux Indes orientales. Avant l'invention des machines, l'industrie d'un
pays s'exerçait principalement sur les matières premières qui étaient le
produit de son propre sol : ainsi en Angleterre la laine, en Allemagne le lin,
en France les soies et le lin, aux Indes orientales et dans le Levant le coton,
etc. Grâce à l'application des machines et de la vapeur, la division du travail
a pu prendre de telles dimensions que la grande industrie, détachée du sol
national, dépend uniquement du marché de l'univers, des échanges
internationaux, d'une division de travail internationale. Enfin, la machine
exerce une telle influence sur la division du travail que, lorsque dans la
fabrication d'un ouvrage quelconque, on a trouvé le moyen d'introduire
partiellement la mécanique, la fabrication se divise aussitôt en deux
exploitations indépendantes l'une de l'autre.
Faut-il parler du but providentiel et philanthropique que
M. Proudhon découvre dans l'invention et l'application primitive des machines ?
Lorsque, en Angleterre,
le marché eut pris un tel développe. ment que le travail manuel n'y pouvait
plus suffire,- on éprouva le besoin des machines. On songeait alors à faire
l'application de la science mécanique, déjà toute faite au XVIIIe siècle.
L'atelier automatique
marqua son début par des actes qui n'étaient rien moins que philanthropiques.
Les enfants furent tenus au travail à coups de fouet ; on en faisait un objet
de trafic, et on passait un contrat avec les maisons des orphelins. On abolit
toutes les lois sur l'apprentissage des ouvriers, parce que, pour nous servir
des phrases de M. Proudhon, on n'avait plus besoin des ouvriers synthétiques. Enfin, depuis 1825,
presque toutes les nouvelles inventions furent le résultat des collisions entre
l'ouvrier et l'entrepreneur qui cherchait à tout prix à déprécier la spécialité
de l'ouvrier. Après chaque nouvelle grève tant soit peu importante, surgit une
nouvelle machine. L'ouvrier voyait si peu dans l'application des machines une
espèce de réhabilitation, de restauration,
comme dit M. Proudhon, qu'au XVIIIe siècle, il résista pendant bien
longtemps à l'empire naissant de l'automate.
Wyatt, dit
le docteur Ure, avait découvert les doigts fileurs [la série des rouleaux
cannelés], longtemps avant Arkwright... La principale difficulté ne consistait
pas autant dans l'invention d'un mécanisme automatique... La difficulté
consistait surtout dans la discipline nécessaire pour faire renoncer les
hommes à leurs habitudes irrégulières dans le travail, et pour les identifier
avec la régularité invariable d'un grand automate. Mais inventer et mettre en
vigueur un code de discipline manufacturière, convenable aux besoins et à la
célérité du système automatique, voilà une entreprise digne d'Hercule, voilà
le noble ouvrage d'Arkwright.
En somme, par
l'introduction des machines la division du travail dans l'intérieur de la
société s'est accrue, la tâche de l'ouvrier dans l'intérieur de l'atelier s'est
simplifiée, le capital a été réuni, l'homme a été dépecé davantage.
M. Proudhon veut-il
être économiste et abandonner pour un instant « l'évolution dans la série de
l'entendement », alors il va puiser son érudition dans A. Smith, au temps où
l'atelier automatique ne faisait que de naître. En effet, quelle différence
entre la division du travail telle qu'elle existait du temps d'Adam Smith et
telle que nous la voyons dans l'atelier automatique. Pour bien la faire
comprendre, il suffira de citer quelques passages de la Philosophie des manufactures, du docteur Ure.
Lorsque A. Smith écrivit son ouvrage immortel
sur les éléments de l'économie politique, le système automatique d'industrie
était encore à peine connu. La division du travail lui parut avec raison le
grand principe du perfectionnement en manufacture ; il démontra, dans la
fabrique des épingles, qu'un ouvrier en se perfectionnant par la pratique sur
un seul et même point devient plus expéditif et moins coûteux. Dans chaque
branche de manufacture, il vit que d'après ce principe certaines opérations,
telles que la coupe des fils de laiton en longueurs égales, deviennent d'une
exécution facile ; que d'autres, telles que la façon et l'attache des têtes
d'épingle, sont à proportion plus difficiles : il en-conclut donc que l'on peut
naturellement approprier à chacune de ces opérations un ouvrier dont le
salaire corresponde à son habileté. C'est cette appropriation qui est l'essence de la division des travaux. Mais ce
qui pouvait servir d'exemple utile du temps du docteur Smith ne serait propre
aujourd'hui qu'à induire le public en erreur relativement au principe réel de
l'industrie manufacturière. En effet, la distribution, ou plutôt l'adaptation
des travaux aux différentes capacités individuelles, n'entre guère dans le
plan d'opérations des manufactures automatiques : au contraire, partout où un
procédé quelconque exige beaucoup de dextérité et une main sûre, on le retire
du bras de l'ouvrier trop adroit et souvent enclin à des irrégularités de
plusieurs genres, pour en charger un mécanisme particulier, dont l'opération
automatique est si bien réglée qu'un enfant peut la surveiller.
Le principe du système automatique est donc
de substituer l'art mécanique à la main-d’œuvre et de remplacer la division du
travail entre les artisans par l'analyse d'un procédé dans ses principes
constituants. Selon le système de l'opération manuelle la main-d’œuvre était
ordinairement l'élément le plus dispendieux d'un produit quelconque ; mais
d'après le système automatique, les talents de l'artisan se trouvent
progressivement suppléés par de simples surveillants de mécanique.
La faiblesse de la nature humaine est telle
que plus l'ouvrier est habile, plus il devient volontaire et intraitable, et,
par conséquent, moins il est propre à un système de mécanique à l'ensemble
duquel ses boutades capricieuses peuvent faire un tort considérable. Le grand
point du manufacturier actuel est donc, en combinant la science avec ses
capitaux, de réduire la tâche de ses ouvriers à exercer leur vigilance et
leur dextérité, facultés bien perfectionnées dans leur jeunesse, lorsqu’on les fixe sur un seul objet.
D'après le système des gradations du travail,
il faut faire un apprentissage de plusieurs années avant que l'œil et la main
deviennent assez habiles pour exercer certains tours de force en mécanique,.
mais selon le système qui décompose un procédé en le réduisant à ses
principes constitutifs, et qui en soumet toutes les parties à l'opération d'une
machine automatique, on peut confier ces mêmes parties élémentaires à une
personne douée d'une capacité ordinaire, après l'avoir soumise à une courte
épreuve ; on peut même, en cas d'urgence, la faire passer d'une machine à
l'autre, à la volonté du directeur de l'établissement. De telles mutations
sont en opposition ouverte avec l'ancienne routine qui divise le travail et qui
assigne à un ouvrier la tâche de façonner la tête d'une épingle, et à un autre
celle d'en aiguiser la pointe, travail dont l'uniformité ennuyeuse les
énerve... Mais, d'après le principe d'égalisation
ou le système automatique. les facultés de l'ouvrier ne sont soumises
qu'à un exercice agréable, etc. Son emploi étant de veiller au travail d'un
mécanisme bien réglé, il peut l'apprendre en peu de temps ; et lorsqu'il
transfère ses services d'une machine a une autre, il varie sa tâche et
développe ses idées, en réfléchissant aux combinaisons générales qui résultent
de ses travaux et de ceux de ses compagnons. Ainsi cette contrainte des
facultés, ce rétrécissement des idées, cet état de gêne du corps qui ont été
attribués non sans raison à la division du travail, ne peuvent dans des
circonstances ordinaires avoir lieu sous le régime d'une égale distribution des
travaux.
Le but constant et la tendance de tout
perfectionnement dans le mécanisme est en effet de se passer entièrement du
travail de l'homme et d'en diminuer le prix, en substituant l'industrie des
femmes et des enfants à celle de l'ouvrier adulte, ou le travail d'ouvriers
grossiers à celui d'habiles artisans... Cette tendance à n'employer que des
enfants au regard vif et aux doigts déliés, au lieu de journaliers possédant
une longue expérience, démontre que le dogme scolastique de la division du
travail selon les différents degrés d'habileté a enfin été exploité par nos
manufacturiers éclairés [79].
Ce qui caractérise la
division du travail dans l'intérieur de la société moderne, c’est qu'elle
engendre les spécialités, les espèces et avec elles l'idiotisme du métier.
Nous sommes frappés d'admiration, dit
Lemontey, en voyant parmi les anciens le même personnage être à la fois dans
un degré éminent, philosophe, poète, orateur, historien, prêtre,
administrateur, général d'armée. Nos âmes s'épouvantent à l'aspect d'un si
vaste domaine. Chacun plante sa haie et s'enferme dans son enclos. J'ignore si
par cette découpure le champ s'agrandit mais je sais bien que l'homme se
rapetisse.
Ce qui caractérise la
division du travail dans l'atelier automatique, c’est que le travail y a perdu
tout caractère de spécialité. Mais du moment que tout développement spécial cesse,
le besoin d'universalité, la tendance vers un développement intégral de
l'individu commence à se faire sentir. L'atelier automatique efface les espèces
et l'idiotisme du métier.
M. Proudhon, n'ayant
même pas compris ce seul côté révolutionnaire de l'atelier automatique, fait
un pas en arrière, et propose à l’ouvrier de faire non seulement la douzième
partie d'une épingle, mais successivement toutes les douze parties. L'ouvrier
arriverait ainsi à la science et à la conscience de l'épingle. Voilà ce que
c’est que le travail synthétique de M. Proudhon. Personne ne contestera que
faire un mouvement en avant et un autre en arrière, c'est également faire un
mouvement synthétique.
En résumé, M. Proudhon
n'est pas allé au-delà de l'idéal du petit bourgeois. Et pour réaliser cet
idéal, il n'imagine rien de mieux que de nous ramener au compagnon, ou tout au
plus au maître artisan du moyen âge. Il suffit, dit-il quelque part dans son
livre, d'avoir fait une seule fois dans sa vie un chef-d'œuvre, de s'être senti
une seule fois homme. N'est-ce pas là, pour la forme autant que pour le fond,
le chef-d'œuvre exigé par le corps de métier du moyen âge ?
Bon côté
de la concurrence. |
«
La concurrence est aussi essentielle au travail que la division. Elle est
nécessaire à l'avènement de l'égalité.
»
|
Mauvais
côté
de la concurrence |
«
Le principe est la négation de lui. même. Son effet le plus certain est de
perdre ceux qu'elle entraîne. »
|
Réflexion
générale. |
«
Les inconvénients qui marchent à sa suite, de même que le bien qu'elle
procure.... découlent logiquement les uns et les autres du principe. »
|
Problème
à résoudre |
«
Demander le principe d'accommodement qui
doit dériver d'une loi supérieure à la liberté elle-même. »
VARIANTE
«
Il ne saurait donc être ici question de détruire la concurrence, chose
aussi impossible que de détruire la liberté; il s'agit d'en trouver
l'équilibre, je dirais volontiers la police.
»
|
M. Proudhon commence
par défendre la nécessité éternelle de la concurrence contre ceux qui la
veulent remplacer par l'émulation.
Il n'y a pas «
d'émulation sans but », et comme
l'objet
de toute passion est nécessairement analogue à la passion elle-même, d'une femme
pour l'amant, du pouvoir pour l'ambitieux, de l'or pour l'avare, une couronne
pour le poète, l'objet de l'émulation industrielle est nécessairement le profit. L'émulation n’est pas autre
chose que la concurrence même.
La concurrence est l'émulation
en vue du profit. L'émulation industrielle est-elle nécessairement
l'émulation en vue du profit, c'est-à-dire la concurrence ? M. Proudhon le
prouve en l'affirmant. Nous l'avons vu : affirmer, pour lui, c'est prouver, de
même que supposer c'est nier.
Si
l'objet immédiat
de l'amant est la femme, l'objet immédiat de l'émulation industrielle est le
produit et non le profit.
La concurrence n'est
pas l'émulation industrielle, c'est l'émulation commerciale. De nos jours,
l'émulation industrielle n'existe qu'en vue du commerce. Il y a même des phases
dans la vie économique des peuples modernes où tout le monde est saisi d'une
espèce de vertige pour faire du profit sans produire. Ce vertige de
spéculation, qui revient périodiquement, met à nu le véritable caractère de la
concurrence qui cherche à échapper à la nécessité de J'émulation industrielle.
Si vous aviez dit à un
artisan du XIVe siècle qu'on allait abroger les privilèges et toute
l'organisation féodale de l'industrie pour mettre à la place l'émulation
industrielle, dite concurrence, il vous aurait répondu que les privilèges des
diverses corporations, maîtrises, jurandes, sont la concurrence organisée. M.
Proudhon ne dit pas mieux en affirmant que
l'émulation
n'est pas autre chose que la concurrence elle-même.
Ordonnez qu'à partir du 1er janvier 1847, le
travail et le salaire soient garantis à tout le monde : aussitôt un immense
relâche va succéder à la tension ardente de l'industrie.
Au lieu d'une
supposition, d'une affirmation et d'une négation, nous avons maintenant une
ordonnance que M.
Proudhon rend tout exprès pour prouver la nécessité de la concurrence. son
éternité comme catégorie, etc.
Si l'on s'imagine qu'il
ne faut que des ordonnances pour sortir de la concurrence, on n'en sortira
jamais. Et si l’on pousse les choses jusqu'à proposer d'abolir la concurrence,
tout en conservant le salaire, on proposera de faire un non-sens par décret
royal. Mais les peuples ne procèdent pas par décret royal. Avant de faire de
ces ordonnances-là, ils doivent du moins avoir changé de fond en comble leurs
conditions d'existence industrielle et politique, et par conséquent toute leur
manière d'être.
M. Proudhon répondra
avec son assurance imperturbable que c'est l'hypothèse « d'une transformation
de notre nature sans antécédents historiques », et qu'il aurait droit « de nous
écarter de la discussion », nous ne
savons pas en vertu de quelle ordonnance.
M. Proudhon ignore que
l'histoire tout entière n’est qu'une transformation continue de la nature
humaine.
Restons dans les faits. La Révolution
française a été faite pour la liberté industrielle autant que pour la liberté
politique ; et bien que la France, en 1789, n'eût point aperçu toutes les
conséquences du principe dont elle demandait la réalisation, disons-le
hautement, elle ne s'est trompée ni dans ses vœux, ni dans son attente. Quiconque
essaierait de le nier perdrait à mes yeux droit à la critique : je ne disputerai
jamais avec un adversaire qui poserait en principe l'erreur spontanée de
vingt-cinq millions d'hommes... Pourquoi donc, si la concurrence n'eût été un principe de l'économie sociale, un décret de la destinée, une nécessité de Pâme humaine, pourquoi,
au lieu d'abolir corporations,
maîtrises et jurandes, ne songeait-on plutôt à réparer le tout ?
Ainsi, puisque les
Français du XVIIIe siècle ont aboli corporations, maîtrises et jurandes au lieu
de les modifier, les Français du XIXe siècle doivent modifier la concurrence
au lieu de l'abolir. Puisque la concurrence a été établie en France, au XVIIIe
siècle, comme conséquence de besoins historiques, cette concurrence ne doit
pas être détruite au XIXe siècle, à cause d'autres besoins historiques. M.
Proudhon, ne comprenant pas que l'établissement de la concurrence se liait
au développement réel des hommes du XVIIIe siècle, fait de la concurrence une
nécessité de l'âme humaine, IN
PARTIBUS INFIDELIUM [80]. Qu'aurait-il fait
du grand Colbert pour le XVIIe siècle ?
Après la Révolution
vient l'état de choses actuel. M. Proudhon y puise également des faits pour
montrer l'éternité de la concurrence, en prouvant que toutes les industries
dans lesquelles cette catégorie n'est pas encore assez développé, comme dans
l'agriculture, sont dans un état d'infériorité, de caducité.
Dire qu'il y a des
industries qui ne sont pas encore à la hauteur de la concurrence, que d'autres
encore sont au-dessous du niveau de la production bourgeoise, c'est un radotage
qui lie prouve nullement l'éternité de la concurrence.
Toute la logique de M.
Proudhon se résume en ceci : La concurrence est un rapport social dans lequel
nous développons actuellement nos forces productives. Il donne à cette vérité,
non pas des développements logiques, mais des formes souvent très bien développées,
en disant que la concurrence est l'émulation industrielle, le mode actuel
d'être libre, la responsabilité dans le travail, la constitution de la valeur,
une condition pour l'avènement de l'égalité, un principe de l'économie sociale,
un décret de la destinée, une nécessité de
l'âme humaine, une inspiration de la justice éternelle, la liberté dans la division, la division dans la
liberté, une catégorie économique.
La concurrence
et l'association s'appuient l'une
sur l'autre. Bien loin de s'exclure, elles ne sont pas même divergentes. Qui dit
concurrence, suppose déjà but commun. La
concurrence n'est donc pas l'égoïsme, et
l'erreur la plus déplorable du socialisme est de l'avoir regardée comme le
renversement de la société.
Qui dit concurrence dit
but commun, et cela prouve, d'un
côté, que la concurrence est l'association
; de l'autre, que la concurrence n'est pas l'égoïsme. Et qui dit égoïsme ne dit-il pas but commun ?
Chaque égoïsme s’exerce dans la société et par le fait de la société. Il suppose
donc la société c’est-à-dire des buts communs, des besoins communs, des moyens
de production communs, etc., etc. Serait-ce par hasard pour cela que la concurrence
et l'association dont parlent les socialistes ne sont pas même divergentes ?
Les socialistes savent
très bien que la société actuelle est fondée sur la concurrence. Comment
pourraient-ils reprocher a la concurrence de renverser la société actuelle
qu'ils veulent renverser eux-mêmes ? Et comment pourraient-ils reprocher à la
concurrence de renverser la société à venir, dans laquelle ils voient, au
contraire, le renversement de la concurrence ?
M. Proudhon dit, plus
loin, que la concurrence est l'opposé du
monopole, que, par conséquent, elle ne saurait être l'opposé de l'association.
Le féodalisme était,
dès son origine, opposé à la monarchie patriarcale ; ainsi, il n'était pas
opposé à la concurrence, qui n'existait pas encore. S'ensuit-il que la concurrence
n'est pas opposée au féodalisme ?
Dans le fait, société, association sont des
dénominations qu'on peut donner à toutes les sociétés, à la société féodale
aussi bien qu'à la société bourgeoise, qui est l'association fondée sur la
concurrence. Comment donc peut-il y avoir des socialistes qui, par le seul mot d'association, croient pouvoir réfuter
la concurrence ? Et comment M. Proudhon lui-même peut-il vouloir défendre la
concurrence contre le socialisme, en désignant la concurrence sous le seul mot
d'association ?
Tout ce que nous venons
de dire fait le beau côté de la concurrence, telle que l'entend M. Proudhon.
Passons maintenant au vilain côté, c'est-à-dire au côté négatif de la
concurrence, à ce qu'elle a de destructif, de subversif, de qualités
malfaisantes.
Le tableau que nous en
fait M. Proudhon a quelque chose de lugubre.
La concurrence engendre
la misère, elle fomente la guerre civile, elle « change les zones naturelles »,
confond les nationalités, trouble les familles, corrompt la conscience
publique, « bouleverse les notions de l'équité, de la justice », de la morale,
et, ce qui est pire, elle détruit le commerce probe et libre et ne donne pas
même en compensation la valeur synthétique, le prix fixe et honnête. Elle
désenchante tout le monde, même les économistes. Elle pousse les choses jusqu'à
se détruire elle-même.
D'après tout ce que M.
Proudhon en dît de mal, peut-il y avoir, pour les rapports de la société
bourgeoise, pour ses principes et ses illusions, un élément plus dissolvant,
plus destructif que la concurrence ?
Notons bien que la
concurrence devient toujours plus destructive pour les rapports bourgeois, à
mesure qu'elle excite à une création fébrile de nouvelles forces productives,
c'est-à-dire des conditions matérielles d'une société nouvelle. Sous ce
rapport, du moins, le mauvais côté de la concurrence aurait son bon.
La concurrence comme position ou phase
économique considérée dans son origine est le résultat nécessaire... de la
théorie de réduction des frais généraux.
Pour M. Proudhon, la
circulation du sang doit être une conséquence de la théorie de Harvey.
Le monopole est le terme fatal de la
concurrence, qui l'engendre par une négation incessante d'elle-même. Cette
génération du monopole en est déjà la justification ... Le monopole est
l'opposé naturel de la concurrence ... mais dès lors que la concurrence est nécessaire,
elle implique l'idée du monopole, puisque le monopole est comme le siège de
chaque individualité concurrente.
Nous nous réjouissons
avec M. Proudhon, qu'il puisse au moins une fois bien appliquer sa formule de
thèse et d'antithèse. Tout le monde sait que le monopole moderne est engendré
par la concurrence elle-même.
Quant au contenu, M.
Proudhon se tient à des images poétiques. La concurrence faisait
de
chaque subdivision du travail comme une souveraineté où chaque individu se
posait dans sa force et dans son indépendance.
Le monopole est le «
siège de chaque individualité concurrente ». La souveraineté vaut au moins le
siège.
M. Proudhon ne parle
que du monopole moderne engendré par la concurrence. Mais nous savons tous que
la concurrence a été engendrée par le monopole féodal. Ainsi primitivement la
concurrence a été le contraire du monopole, et non le monopole le contraire de
la concurrence. Donc, le monopole moderne n'est pas une simple antithèse, c'est
au contraire la vraie synthèse.
Thèse : Le
monopole féodal antérieur à la concurrence.
Antithèse : La concurrence.
Synthèse : Le monopole moderne, qui est la négation du
monopole féodal en tant qu'il suppose le régime de la concurrence, et qui est
la négation de la concurrence en tant qu'il est mono
Ainsi le monopole
moderne, le monopole bourgeois, est le monopole synthétique, la négation de la
négation, l'unité des contraires. Il est le monopole à l'état pur, normal,
rationnel. M. Proudhon est en contradiction avec sa propre philosophie, quand
il fait du monopole bourgeois le monopole à l'état cru, simpliste,
contradictoire, spasmodique. M. Rossi, que M. Proudhon cite plusieurs fois au
sujet du monopole, paraît avoir mieux saisi le caractère synthétique du
monopole bourgeois. Dans son Cours d'économie politique, il distingue entre des
monopoles artificiels et des monopoles naturels. Les monopoles féodaux, dit-il,
sont artificiels, c'est-à-dire arbitraires ; les monopoles bourgeois sont
naturels, c'est-à-dire rationnels.
Le monopole est une
bonne chose, raisonne M. Proudhon, puisque c'est une catégorie économique,
une émanation « de la raison impersonnelle de l'humanité ». La concurrence est
encore une bonne chose, puisqu'elle est, elle aussi, une catégorie économique.
Mais ce qui n'est pas bon, c'est la réalité du monopole et la réalité de la
concurrence. Ce qui est pire encore, c'est que la concurrence et le monopole
se dévorent mutuellement. Que faire ? Chercher la synthèse de ces deux pensées
éternelles, l'arracher au sein de Dieu où elle est déposée de temps immémorial.
Dans la vie pratique,
on trouve non seulement la concurrence, le monopole et leur antagonisme, mais
aussi leur synthèse, qui n'est pas une formule, mais un mouvement. Le monopole
produit la concurrence, la concurrence produit le monopole. Les monopoleurs se
font de la concurrence, les concurrents deviennent monopoleurs. Si les
monopoleurs restreignent la concurrence entre eux par des associations
partielles, la concurrence s'accroît parmi les ouvriers ; et plus la masse des
prolétaires s'accroît vis-à-vis des monopoleurs d'une nation, plus la
concurrence devient effrénée entre les monopoleurs des différentes nations. La
synthèse est telle, que le monopole ne peut se maintenir qu'en passant
continuellement par la lutte de la concurrence.
Pour engendrer
dialectiquement les impôts qui
viennent après le monopole, M.
Proudhon nous parle du génie social, qui,
après avoir suivi intrépidement sa route
en zigzag,
après
avoir marché d'un pas assuré, sans
repentir et sans arrêt, arrivé à
l'angle du monopole, porte en arrière un mélancolique regard, et après une réflexion profonde, frappe
d'impôts tous les objets de la production, et crée toute une organisation
administrative, afin que tous les emplois
soient livrés au prolétariat et payés
par les hommes du monopole,
Que dire de ce génie
qui, étant à jeun, se promène en zigzag ? et que dire de cette promenade qui
n'aurait d'autre but que de démolir les bourgeois par les impôts, tandis que
les impôts servent précisément à donner aux bourgeois les moyens de se
conserver comme classe dominante ?
Pour faire entrevoir
seulement la manière dans laquelle M. Proudhon traite les détails économiques,
il suffira de dire, que d'après lui, l'impôt
sur la consommation aurait été établi en vue de l'égalité et pour venir en
aide au prolétariat.
L'impôt sur la
consommation n'a pris son véritable développement que depuis l'avènement de la
bourgeoisie. Entre les mains du capital industriel, c'est-à-dire de la richesse
sobre et économe qui se maintient, se reproduit et s'agrandit par
l'exploitation directe du travail, l'impôt sur la consommation était un moyen
d'exploiter la richesse frivole, joyeuse, prodigue des grands seigneurs qui ne
faisaient que consommer. Jacques Steuart a très bien exposé ce but primitif de
l'impôt sur la consommation dans ses Recherches
des principes de l'économie politique, qu'il a publiées dix ans avant A.
Smith.
Dans la monarchie pure, dit-il, les princes semblent jaloux en quelque sorte de l'accroissement
des richesses et lèvent des impôts en conséquence sur ceux qui deviennent
riches, - impôts sur la production. Dans le gouvernement constitutionnel, ils
tombent principalement sur ceux qui deviennent pauvres, - impôts sur la consommation.
Ainsi, les monarques mettent un impôt sur l'industrie... par exemple la capitation
et la taille sont proportionnées à l'opulence supposée de ceux qui y sont
assujettis. Chacun est imposé à raison du profit qu'il est censé faire. Dans
les gouvernements constitutionnels, les impôts se lèvent ordinairement sur
la consommation. Chacun est imposé à raison de la dépense qu'il fait.
Quant à la succession logique des impôts, de la
balance du commerce, du crédit - dans l'entendement de M. Proudhon - nous
ferons observer seulement, que la bourgeoisie anglaise, par. venue sous
Guillaume d'Orange à sa constitution politique, créa tout d'un coup un nouveau
système d'impôts, le crédit publie et le système des droits protecteurs, dès
qu'elle fut en état de développer librement ses conditions d'existence.
Cet aperçu suffira pour
donner au lecteur une juste idée des élucubrations de M. Proudhon sur la police
ou l'impôt, la balance du commerce, le crédit, le communisme et la population.
Nous défions la critique la plus indulgente d'aborder ces chapitres
sérieusement.
A chaque époque
historique la propriété s'est développée différemment et dans une série de
rapports sociaux entièrement différents. Ainsi définir la propriété bourgeoise
n'est autre chose que faire l'exposé de tous les rapports sociaux de la
production bourgeoise.
Vouloir donner une
définition de la propriété, comme d'un rapport indépendant, d'une catégorie à
part, d'une idée abstraite et éternelle, ce ne peut être qu'une illusion de
métaphysique ou de jurisprudence.
M. Proudhon, tout en
ayant l'air de parler de la propriété en général, ne traite que de la propriété
foncière, de la renie foncière.
L'origine de la rente, comme de la propriété,
est pour ainsi dire extra-économique : elle réside dans des considérations de
psychologie et de morale qui ne tiennent que de fort loin à la production des
richesses [81].
Ainsi, M. Proudhon se
reconnaît incapable de comprendre l'origine économique de la rente et de la
propriété. Il convient que cette incapacité l'oblige à recourir à des considérations
de psychologie et de morale, lesquelles, tenant en effet de fort loin à la
production des richesses, tiennent pourtant de fort près à l'exiguïté de ses
vues historiques. M. Proudhon affirme que l'origine de la propriété a quelque
chose de mystique et de mystérieux. Or, voir du mystère dans l'origine de la
propriété, c'est-à-dire transformer en mystère le rapport de la production elle-même
à la distribution des instruments de production, n'est-ce pas, pour parler le
langage de M. Proudhon, renoncer à toute prétention à la science économique ?
M. Proudhon
se
borne à rappeler qu'à la septième époque de l'évolution économique - le crédit
- la fiction ayant fait évanouir la réalité, l'activité humaine menaçant de se
perdre dans le vide, il était devenu nécessaire de rattacher plus fortement
l'homme à la nature : or, la rente,a été le prix de ce nouveau contrat [82].
L'homme aux quarante
écus a pressenti un Proudhon à venir :
Monsieur le créateur, à vous permis : chacun
est maître dans son monde mais vous ne me ferez jamais croire que celui où nous
sommes soit de verre.
Dans votre monde, où le
crédit était un moyen pour se perdre dans le vide, il est très possible que la
propriété soit devenue nécessaire pour rattacher l'homme à la nature. Dans le
monde de la production réelle, où la propriété foncière précède toujours le
crédit, l'horror vacui [83] de M. Proudhon ne
pouvait pas exister.
L'existence de la rente
une fois admise, quelle qu'en soit d'ailleurs l'origine, elle se débat
contradictoirement entre le fermier et le propriétaire foncier. Quel est le
dernier terme de ce débat, en d'autres mots, quelle est la quotité moyenne de
la rente ? Voici ce que dit M. Proudhon :
La théorie de Ricardo répond à cette
question. Au début de la société, lorsque l'homme, nouveau sur la terre,
n'avait devant lui que l'immensité des forêts, que la terre était vaste et que
l'industrie commençait à naître, la rente dut être nulle. La terre, non encore
façonnée par le travail, était un objet d'utilité; ce n'était pas une valeur
d'échange; elle était commune, non sociale. Peu à peu, la multiplication des
familles et le progrès de l'agriculture firent sentir le prix de la terre. Le
travail vint donner au sol sa valeur : de là naquit la rente. Plus, avec la
même quantité de services, un champ put rendre de fruits, plus il fut estimé;
aussi la tendance des propriétaires fut-elle toujours de s'attribuer la
totalité des fruits du sol, moins le salaire du fermier, c'est-à-dire moins les
frais de production. Ainsi la propriété vient à la suite du travail pour lui
enlever tout ce qui, dans le produit, dépasse les frais réels. Le propriétaire
remplissant un devoir mystique et représentant vis-à-vis du colon la
communauté, le fermier n'est plus, dans les prévisions de la Providence, qu'un
travailleur responsable, qui doit rendre compte à la société de tout ce
qu'il recueille en sus de son salaire légitime... Par essence et destination,
la rente est donc un instrument de justice distributive, l'un des mille
moyens que le génie économique met en oeuvre pour arriver à l'égalité. C'est un
immense cadastre exécuté contradictoirement par les propriétaires et
fermiers, sans collision possible, dans un intérêt supérieur, et dont le
résultat définitif doit être d'égaliser la possession de la terre entre les
exploiteurs du sol et les industriels... Il ne fallait pas moins que cette magie
de la propriété pour arracher au colon l'excédent du-produit qu'il ne peut
s'empêcher de regarder comme sien et dont il se croit exclusivement l'auteur.
La rente, ou pour mieux dire la propriété, a brisé l'égoïsme agricole et créé
une solidarité que nulle puissance, nul partage de la terre n'aurait fait
naître… À présent, l'effet moral de la propriété obtenu, reste à faire la
distribution de la rente.
Tout ce fracas de mots
se réduit d'abord à ceci : Ricardo dit que l'excédent du prix des produits
agricoles sur leurs frais de production, y compris le profit et l'intérêt
ordinaires du capital, donne la mesure de la rente. M. Proudhon fait mieux. Il
fait intervenir le propriétaire, comme un Deus
ex machina, qui arrache au colon tout
l'excédent de sa production sur les frais de la production. Il se sert de
l'intervention du propriétaire pour expliquer la propriété, de l'intervention
du rentier pour expliquer la rente. Il répond au problème en posant le même
problème et en l'augmentant encore d'une syllabe.
Observons encore qu'en déterminant
la rente par la différence de fécondité de la terre, M. Proudhon lui assigne
une nouvelle origine, puisque la terre, avant d'être estimée d'après les
différents degrés de fertilité, « n'était pas », suivant lui, « une valeur
d'échange, mais était commune ». Qu'est-elle donc devenue, cette fiction de la
rente qui avait pris naissance dans la
nécessité de ramener à la terre l'homme
qui allait se perdre dans l'infini du
vide ?
Dégageons maintenant la
doctrine de Ricardo des phrases providentielles, allégoriques et mystiques
dans lesquelles M. Proudhon a eu soin de l'envelopper.
La rente, dans le sens
de Ricardo, est la. propriété foncière à l'état bourgeois : c'est-à-dire la
propriété féodale qui a subi les conditions de la production bourgeoise.
Nous avons vu que,
d'après la doctrine de Ricardo, le prix de tous les objets est finalement
déterminé par les frais de production, y compris le profit industriel; en
d'autres termes, par le temps de travail employé. Dans l'industrie
manufacturière, le prix du produit obtenu par le minimum de travail règle le
prix de toutes les autres marchandises de la même espèce, attendu qu'on peut
multiplier à l'infini les instruments de production les moins coûteux et les
plus productifs, et que la libre concurrence amène nécessairement un prix de
marché, c’est-à-dire un prix commun pour tous les produits de la même espèce.
Dans l'industrie
agricole, au contraire, c'est le prix du produit obtenu par la plus grande
quantité de travail qui règle le prix de tous les produits de la même espèce.
En premier lieu, on ne peut pas, comme dans l'industrie manufacturière,
multiplier à volonté les instruments de production du même degré de
productivité, c'est-à-dire les terrains du même degré de fécondité. Puis, à
mesure que la population s'accroît, on en vient à exploiter des terrains d'une
qualité inférieure, ou à faire sur le même terrain de nouvelles mises de
capital, proportionnellement moins productives que les premières. Dans l'un
et l'autre cas, on fait usage d'une plus grande quantité de travail pour
obtenir un produit proportionnellement moindre. Le besoin de la population
ayant rendu nécessaire ce surcroît de travail, le produit du terrain d'une
exploitation plus coûteuse a son écoulement forcé tout aussi bien que celui du
terrain d'une exploitation à meilleur marché. La concurrence nivelant le prix
du marché, le produit du meilleur terrain sera payé tout aussi cher que celui
du terrain inférieur. C'est l'excédent du prix des produits du meilleur terrain
sur les frais de leur production qui constitue la rente. Si l'on avait toujours
à sa disposition des terrains du même degré de fertilité ; si l'on pouvait,
comme dans l'industrie manufacturière, recourir toujours à des machines moins
coûteuses et plus productives, ou si les secondes mises de capital produisaient
autant que les premières, alors le prix des produits agricoles serait déterminé
par le prix des denrées produites par les meilleurs instruments de production,
comme nous l'avons vu pour le prix des produits manufacturés. Mais aussi, dès
ce moment, la rente aurait disparu.
Pour que la doctrine de
Ricardo soit généralement vraie, il faut que les capitaux puissent être
librement appliqués aux différentes branches de l'industrie ; qu'une concurrence
fortement développée entre les capitalistes ait porté les profits à un taux
égal ; que le fermier ne soit plus qu'un capitaliste industriel qui demande,
pour l'emploi de son capital à des terrains inférieurs, un profit égal à celui
qu'il tirerait de son capital appliqué, par exemple, à l'industrie cotonnière
; que l'exploitation agricole soit soumise au régime de la grande industrie ;
enfin, que le propriétaire foncier lui-même ne vise plus qu'au revenu
monétaire.
En Irlande, la rente
n'existe pas encore quoique le fermage y ait pris un développement extrême. La
rente étant l'excédent non seulement sur le salaire, mais encore sur le profit
industriel, elle ne saurait exister là où le revenu du propriétaire n'est qu'un
prélèvement sur le salaire.
Ainsi la rente, bien
loin de faire de l'exploiteur de la terre, du fermier un simple travailleur,
et
d'arracher
au colon l'excédent du produit qu'il ne peut s'empêcher de regarder comme sien,
met en présence du propriétaire foncier le capitaliste
industriel, au lieu de l'esclave, du serf, du tributaire, du salarié.
La propriété foncière,
une fois constituée en rente, n'a plus en sa possession que l'excédent sur les
frais de production, détermines non seulement par le salaire, mais aussi par le
profit industriel. C'est donc au propriétaire foncier que la rente arrachait
une partie de son revenu.
Aussi s'est-il écoulé
un grand laps de temps avant que le fermier féodal fût remplacé par le
capitaliste industriel. En Allemagne, par exemple, cette transformation n'a commencé
que dans le dernier tiers du XVIIIe siècle. Il n'y a que l'Angleterre où ce
rapport entré le capitaliste industriel et le propriétaire foncier ait pris
tout son développement.
Tant qu'il n'y avait
que le colon de M. Proudhon, il n'y avait pas de rente. Dès qu'il y a rente, le
colon n'est pas le fermier, mais l'ouvrier, le colon du fermier.
L'amoindrissement du travailleur, réduit au rôle de simple ouvrier, journalier,
salarié, travaillant pour le capitaliste industriel ; l'intervention du
capitaliste industriel, exploitant la terre comme toute autre fabrique ; la
transformation du propriétaire foncier de petit souverain en usurier vulgaire
: voilà les différents rapports exprimés par la rente.
La rente, dans le sens
de Ricardo, c'est l'agriculture patriarcale transformée en industrie
commerciale, le capital industriel appliqué à la terre, la bourgeoisie des
villes transplantée dans les campagnes. La rente, au lieu d'attacher l'homme à
la nature, n'a fait que rattacher l'exploitation de la terre à la concurrence.
Une fois constituée en rente, la propriété foncière elle-même est le résultat
de la concurrence, puisque dès lors elle dépend de la valeur vénale des
produits agricoles. Comme rente, la propriété foncière est mobilisée et devient
un effet de commerce. La rente n'est possible que du moment où le développement
de l'industrie des villes et l'organisation sociale qui en résulte, forcent le
propriétaire foncier a ne viser qu'au profit vénal, au rapport monétaire de ses
produits agricoles, à ne voir enfin dans sa propriété foncière qu'une machine à
battre monnaie. La rente a si parfaitement détaché le propriétaire foncier du
sol, de la nature, qu'il n'a pas seulement besoin de connaître ses terres,
ainsi que cela se voit en Angleterre. Quant au fermier, au capitaliste indus.
triel et à l'ouvrier agricole, ils ne sont pas plus attachés à la terre qu'ils
exploitent, que l'entrepreneur et l'ouvrier des manufactures ne le sont au
coton ou à la laine qu'ils fabriquent ; ils n'éprouvent de l'attachement que
pour le prix de leur exploitation, pour le produit monétaire. De là, les
jérémiades des partis réactionnaires, qui appellent de tous leurs vœux le
retour de la féodalité, de la bonne vie patriarcale, des mœurs simples et des
grandes vertus de nos aïeux. L'assujettissement du sol aux lois qui régissent
toutes les autres industries est et sera toujours le sujet de condoléances
intéressées. Ainsi, on peut dire que la rente est devenue la force motrice qui
a lancé l'idylle dans le mouvement de l'histoire.
Ricardo, après avoir
supposé la production bourgeoise comme nécessaire pour déterminer la rente,
l'applique néanmoins à la propriété foncière de toutes les époques et de tous
les pays. Ce sont là les errements de tous les économistes, qui représentent les
rapports de la production bourgeoise comme des catégories éternelles.
Du but providentiel de
la rente, qui est, pour M. Proudhon, la transformation du colon en travailleur
responsable, il passe à la rétribution égalitaire de la rente.
La rente, ainsi que
nous venons de le voir, est constituée par le prix égal des produits de terrains inégaux en fertilité, de manière qu'un hectolitre de blé qui a
coûté 10 francs est vendu 20 francs, si les frais de production s'élèvent, pour
un terrain de qualité inférieure, à 20 francs.
Tant que le besoin
force d'acheter tous les produits agricoles apportés sur le marché, le prix du
marché est déterminé par les frais du produit le plus coûteux. C'est donc cette
égalisation du prix résultant de la concurrence et non de la différente
fertilité des terrains, qui constitue au propriétaire du meilleur terrain une
rente de 10 francs pour chaque hectolitre que vend son fermier.
Supposons un instant
que le prix du blé soit déterminé par le temps de travail nécessaire pour le produire,
et aussitôt l'hectolitre de blé obtenu sur le meilleur terrain se vendra 10
francs, tandis que l'hectolitre de blé obtenu sur le terrain de qualité
inférieure sera payé 20 francs. Cela admis, le prix moyen du marché sera de 15
francs tandis que, d'après la loi de la concurrence, il est de 20 francs. Si le
prix moyen était de 15 francs, il n'y aurait lieu à aucune distribution, ni
égalitaire, ni autre, car il n'y aurait pas de rente. La rente n'existe que par
cela même que l'hectolitre de blé, qui coûte au producteur 10 francs, se vend
20 francs. M. Proudhon suppose l'égalité du prix du marché à frais de
production inégaux, pour en venir à la réparation égalitaire du produit de
l'inégalité.
Nous concevons que des
économistes, tels que Mill, Cherbuliez, Hilditch et autres, aient demandé que
la rente soit attribuée à l'État pour servir à l'acquittement des impôts. C'est
là la franche expression de la haine que le capitaliste industriel voue au
propriétaire foncier, qui lui paraît une inutilité, une superfétation dans
l'ensemble de la production bourgeoise.
Mais faire d'abord
payer l'hectolitre de blé 20 francs, pour faire ensuite une distribution
générale des 10 francs qu'on a prélevés en trop sur les consommateurs, cela
suffit pour que le génie social poursuive
mélancoliquement sa route en zigzag, et
aille se cogner la tête contre un angle quelconque.
La rente devient, sous
la plume de M. Proudhon,
un
immense cadastre, exécuté
contradictoirement par les propriétaires et les fermiers... dans un intérêt
supérieur, et dont le résultat définitif doit être d'égaler la possession de
la terre entre les exploiteurs du sol et les industriels.
Pour qu'un cadastre
quelconque, formé par la rente, soit d'une valeur pratique, il faut toujours
rester dans les conditions de la société actuelle.
Or, nous avons démontré que le fermage payé par le fermier au
propriétaire n'exprime un peu exacte
ment la rente que dans les pays les plus avancés dans l'industrie et
dans le commerce. Encore ce fermage renferme-t-il souvent l'intérêt payé au
propriétaire pour le capital incorporé à la terre. La situation des terrains,
le voisinage des villes, et bien d'autres circonstances encore, influent sur le
fermage et modifient la rente. Ces raisons péremptoires suffiraient pour
prouver l'inexactitude d'un cadastre basé sur la rente.
D'un autre côté, la
rente ne saurait être l'indice constant du degré de fertilité d'un terrain,
puisque l'application moderne de la chimie vient à chaque instant changer la
nature du terrain, et que les connaissances géologiques commencent précisément
de nos jours a renverser toute l'ancienne estimation de la fertilité relative
: ce n'est que depuis vingt ans environ qu'on a défriché de vastes terrains
dans les comtés orientaux de l'Angleterre, terrains qu'on laissait incultes
faute d'avoir bien apprécié les rapports entre l'humus et la composition de la
couche inférieure. Ainsi l'histoire, loin de donner dans la rente un cadastre
tout formé, ne fait que changer, renverser totalement les cadastres déjà
formés.
Enfin la fertilité
n'est pas une qualité aussi naturelle qu'on pourrait bien le croire : elle se
rattache intimement aux rapports sociaux actuels. Une terre peut être très
fertile cultivée en blé, et cependant le prix du marché pourra déterminer le
cultivateur à la transformer en prairie artificielle et à la rendre ainsi
infertile.
M. Proudhon n'a
improvisé son cadastre, qui ne vaut même pas le cadastre ordinaire, que pour
donner un corps au but providentiellement
égalitaire de la rente.
La rente, continue
M. Proudhon, est l'intérêt payé pour un capital qui ne périt jamais,
savoir la terre. Et comme ce capital n'est susceptible d'aucune augmentation
quant à la matière, mais seulement d'une amélioration indéfinie, quant à
l'usage, il arrive que, tandis que l'intérêt ou le bénéfice du prêt (mutuum) tend à diminuer sans cesse par
l'abondance des capitaux, la rente tend à augmenter toujours par le perfectionnement
de l'industrie, duquel résulte l'amélioration dans l'usage de la terre... Telle
est, dans son essence, la rente [84].
Cette fois, M. Proudhon
voit dans la rente tous les symptômes de l'intérêt, à cela près qu'elle,
provient d'un capital d'une nature spécifique. Ce capital, c'est la terre,
capital éternel,
qui
n'est susceptible d'aucune augmentation quant à la matière, mais seulement
d'une amélioration indéfinie quant à l'usage.
Dans la marche
progressive de là civilisation, l'intérêt a une tendance continuelle vers la
baisse, tandis que la rente tend baisse à cause de l'abondance des capitaux ;
la rente hausse avec les perfectionnements apportés dans l'industrie, lesquels
ont pour conséquence un usage toujours mieux entendu de la terre.
Telle est, dans son
essence, l'opinion de M. Proudhon.
Examinons d'abord
jusqu'à quel point il est juste de dire que la rente est l'intérêt d'un
capital.
Pour le propriétaire
foncier lui-même, la rente représente l'intérêt du capital que lui a coûté la
terre, ou qu'il en tirerait s'il la. vendait. Mais en achetant ou en vendant la
terre, il n'achète ou ne vend que la rente. Le Prix qu'il a mis pour se faire
acquéreur de la rente, se règle sur le taux de l'intérêt en général et n'a rien
à faire avec la nature même de la rente. L'intérêt des capitaux placés en
terrains est, en général, inférieur à l'intérêt des capitaux placés dans les
manufactures ou le commerce. Ainsi pour celui qui ne distingue pas l'intérêt
que la terre représente au propriétaire [85] d'avec la rente
elle-même, l'intérêt de la terre capital diminue encore plus que l'intérêt des
autres capitaux. Mais il ne s'agit pas du prix d'achat ou de vente de la rente,
de la valeur vénale de la rente, de la rente capitalisée, il s'agit de la rente
elle-même,
Le fermage peut
impliquer encore, outre la rente proprement dite, l'intérêt du capital incorporé
à la terre. Alors, le propriétaire reçoit cette partie du fermage non comme propriétaire,
mais comme capitaliste ; ce n'est cependant pas là la rente proprement dite
dont nous avons à parler.
La terre, tant qu'elle
n'est pas exploitée comme moyen de production, n'est pas un capital. Les terres
capitaux peuvent être augmentées tout aussi bien que tous les autres
instruments de production. On n'y ajoute rien à la matière, pour parler le
langage de M. Proudhon, mais on multiplie les terres qui servent d'instrument
de production. Rien qu'à appliquer à des terres, déjà transformées en moyen de
production, de secondes mises de capital, on augmente la terre capital sans
rien ajouter à la terre matière, c’est-à-dire à l'étendue de la terre. La terre
matière de M. Proudhon, c'est la terre comme borne. Quant à l'éternité qu'il
attribue à la terre, nous voulons bien qu'elle ait cette vertu comme matière.
La terre capital n'est pas plus éternelle que tout autre capital.
L'or et l'argent, qui
donnent l'intérêt, sont aussi durables et éternels que la terre. Si le prix de
l'or et de l'argent baisse tandis que celui de la terre va haussant, cela ne
vient certes pas de sa nature plus ou moins éternelle.
La terre capital est un
capital fixe, mais le capital fixe s'use aussi bien que les capitaux
circulants. Les améliorations apportées à la terre ont besoin de reproduction
et d'entretien ; elles ne durent qu'un temps et elles ont cela de commun avec
toutes les autres améliorations dont on se sert pour transformer la matière en
moyen de. production. Si la terre capital était éternelle, certains terrains
présenteraient un tout autre aspect qu'ils n'ont aujourd'hui, et nous verrions
la Campagne de Rome, la Sicile, la Palestine, dans tout l'éclat de leur ancienne
prospérité.
Il y a même des cas où
la terre capital pourrait disparaître, alors même que les améliorations
resteraient incorporées à la terre.
D'abord, cela arrive
toutes les fois que la renie proprement dite s'anéantit par la concurrence de
nouveaux terrains plus fertiles ; ensuite, les améliorations qui pouvaient
avoir une valeur à une certaine époque, cessent d'en avoir du moment qu'elles
sont devenues universelles par le développement de l'agronomie.
Le représentant de la
terre capital, ce n'est pas le propriétaire foncier, mais le fermier. Le revenu
que la terre donne comme capital, c'est l'intérêt et le profit industriel et
non la rente. Il y a des terres qui rapportent cet intérêt et ce profit et qui
ne rapportent point de rente.
En résumé, la terre, en
tant qu'elle donne un intérêt, est la terre capital, et, comme terre capital,
elle ne donne pas une rente, elle ne constitue pas la propriété foncière. La
rente résulte des rapports sociaux dans lesquels l'exploitation se fait. Elle
ne saurait pas résulter de la nature plus ou moins dure, plus ou moins durable
de la terre. La rente provient de la société et non pas du sol.
D'après M. Proudhon, l'
« amélioration dans l'usage de la terre », - conséquence du « perfectionnement
de l'industrie », - est cause de la hausse continuelle de la rente. Cette amélioration
la fait au contraire baisser périodiquement.
En quoi consiste, en
général, toute amélioration, soit dans l'agriculture, soit dans la manufacture
? C'est à produire plus avec le même travail, c'est à produire autant, ou même
plus avec moins de travail. Grâce à ces améliorations, le fermier est dispensé
d'employer une plus grande quantité de travail pour un produit
proportionnellement moindre. Il n'a pas besoin alors de recourir à des terrains
inférieurs, et des portions du capital appliquées successivement au même
terrain restent également productives. Donc ces améliorations, loin de faire
hausser continuellement la rente, comme le dit M. Proudhon, sont, au
contraire, autant d'obstacles temporaires qui s'opposent à sa hausse.
Les propriétaires
anglais du XVIIe siècle sentaient si bien cette vérité qu'ils s'opposèrent aux
progrès de l'agriculture, de crainte de voir diminuer leurs revenus [86].
ET LES COALITIONS DES
OUVRIERS
Tout mouvement de
hausse dans les salaires ne peut avoir d'autre effet que celui d'une hausse sur
le blé, le vin, etc., c’est-à-dire l'effet d'une disette. Car qu'est-ce que le
salaire ? C'est le prix de revient du blé, etc. ; c'est le prix intégral de
toute chose. Allons plus loin encore : le salaire est la proportionnalité des
éléments qui composent la richesse et qui sont consommés reproductivement
chaque jour par la masse des travailleurs. Or, doubler les salaires, c'est
attribuer à chacun des producteurs une part plus grande que son produit, ce qui
est contradictoire ; et si la hausse ne porte que sur un petit nombre
d'industries, c'est provoquer une perturbation générale dans les échanges, en
un mot, une disette... Il est impossible, je le déclare, que les grèves suivies
d'augmentation de salaires n'aboutissent pas à un renchérissement général :
cela est aussi certain que deux et deux font quatre [87].
Nous nions toutes ces
assertions, excepté que deux et deux font quatre.
D'abord il n'y a pas de
renchérissement général. Si le prix
de toute chose double en même temps que le salaire, il n'y a pas de changement
dans les prix, il n'y a de changement que dans les termes.
Ensuite, une hausse
générale des salaires ne peut jamais produire un renchérissement plus ou moins
général des marchandises. Effectivement, si toutes les industries employaient
le même nombre d'ouvriers en rapport avec le capital fixe ou avec les instruments
dont elles se servent, une hausse générale des salaires produirait une baisse
générale des profits et le prix courant des marchandises ne subirait aucune
altération.
Mais comme le rapport
du travail manuel au capital fixe n'est pas le même dans les différentes
industries, toutes les industries qui emploient relativement une plus grande
masse de capital fixe et moins d'ouvriers, seront forcées tôt ou tard de
baisser le prix de leurs marchandises. Dans le cas contraire où le prix de
leurs marchandises ne baisse pas, leur profit s'élèvera au-dessus du taux
commun des profits. Les machines ne sont pas des salariés. Donc la hausse
générale des salaires -atteindra moins les industries qui emploient
comparativement aux autres plus de machines que d'ouvriers. Mais la concurrence
tendant toujours à niveler les profits, ceux qui s'élèvent au-dessus du taux
ordinaire, ne sauraient être que passagers. Ainsi, à part quelques
oscillations, une hausse générale des salaires amènera au lieu d'un
renchérissement général, comme le dit M. Proudhon, une baisse partielle,
c'est-à-dire une baisse dans le prix courant des marchandises qui se fabriquent
principalement à l'aide des machines.
La hausse et la baisse
du profit et des salaires n'expriment que la proportion dans laquelle les
capitalistes et les travailleurs participent au produit d'une journée de
travail, sans influer dans la plupart des cas sur le prix du produit. Mais que
les
grèves suivies d'augmentation de salaires aboutissent à un renchérissement
général, à une disette même,
ce sont là de ces idées
qui ne peuvent éclore que dans le cerveau d'un poète incompris,
En Angleterre, les
grèves ont régulièrement donné lieu à l'invention et à l'application de
quelques machines nouvelles. Les machines étaient, on peut le dire, l'arme
qu'employaient les capitalistes pour abattre le travail spécial en révolte. Le
self-acting mule, la plus grande
invention de l'industrie moderne, mit hors de combat les fileurs révoltés.
Quand les coalitions et les rêves n'auraient d'autre effet que de faire réagir
contre elles les efforts du génie mécanique, toujours exerceraient-elles une
influence immense sur le développement de l'industrie.
Je trouve, continue M. Proudhon, dans un article publié par M. Léon Faucher...
septembre 1345, que depuis quelque temps les ouvriers anglais ont perdu l'habitude
des coalitions, ce qui est assurément
un progrès, dont on ne peut que les féliciter : mais que cette amélioration
dans le moral des ouvriers vient surtout de leur instruction économique. Ce
n'est point des manufacturiers, s'écriait au meeting de Bolton, un ouvrier
fileur, que les salaires dépendent. Dans les époques de dépression les maîtres
ne sont pour ainsi dire que le fouet dont s'arme la nécessité, et qu'ils le
veuillent ou non, il faut qu'ils frappent. Le principe régulateur est le
rapport de l'offre avec la demande ; et les maîtres n'ont pas ce pouvoir... A
la bonne heure, s'écrie M. Proudhon,
voilà des ouvriers bien dressés, des ouvriers modèles, etc., etc. Cette
misère manquait à l'Angleterre : elle ne passera pas le détroit [88].
De toutes les villes de
l’Angleterre, Bolton est celle où le radicalisme est le plus développé. Les
ouvriers de Bolton sont connus pour être on ne peut plus révolutionnaires. Lors
de la grande -agitation, qui eut lieu en Angleterre pour l'abolition des lois
céréales, les fabricants anglais ne crurent pouvoir faire face aux
propriétaires fonciers qu'en mettant en avant les ouvriers. Mais comme les
intérêts des ouvriers n'étaient pas moins opposés à ceux des fabricants, que
les intérêts des fabricants ne l'étaient à ceux des propriétaires fonciers, il
était naturel que les fabricants dussent avoir le dessous dans les meetings des
ouvriers. Que firent les fabricants ? Pour sauver les apparences, ils organisèrent
des meetings composés, en grande partie des contremaîtres, du petit nombre
d'ouvriers qui leur étaient dévoués et des amis
du commerce proprement dits. Quand ensuite les véritables ouvriers
essayèrent, comme à Bolton et à Manchester, d'y prendre part pour protester
contre ces démonstrations factices, on leur défendit l'entrée, en disant que
c'était un ticket-meeting, On entend
par ce mot des meetings où l'on n'admet que des personnes munies de cartes
d'entrée. Cependant les affiches, placardées sur les murs, avaient annoncé des
meetings publics. Toutes les fois qu'il y avait de ces meetings, les journaux
des fabricants rendaient un compte pompeux et détaillé des discours qu'on y
avait prononcés. Il va sans dire que c'étaient les contremaîtres qui prononçaient
ces discours. Les feuilles de Londres les reproduisaient littéralement. M.
Proudhon a le malheur de prendre les contremaîtres pour des ouvriers
ordinaires et leur enjoint l'ordre de ne pas passer le détroit.
Si en 1844 et en 1845
les grèves frappaient moins les regards qu'auparavant, c'est que 1844 et 1845
étaient les deux premières années de prospérité qu'il y eût pour l'industrie
anglaise depuis 1837. Néanmoins, aucune des trades-unions
n'avait été dissoute.
Entendons maintenant
les contremaîtres de Bolton. Selon eux les fabricants ne sont pas les maîtres
du salaire, parce qu'ils ne sont pas les maîtres du prix du produit, et ils ne
sont pas les maîtres du produit parce qu'ils ne sont pas les maîtres du marché
de l'univers. Par cette raison ils donnaient à entendre qu'il ne fallait pas
faire des coalitions pour arracher aux maîtres une augmentation de salaires. M.
Proudhon, au contraire, leur interdit les coalitions de crainte qu'une
coalition ne soit suivie d'une hausse de salaires, qui entraînerait une disette
générale. Nous n'avons pas besoin de dire que sur un seul point il y a entente
cordiale entre les contremaîtres et M.
Proudhon : c'est qu'une hausse de salaires équivaut à une hausse dans le prix
des produits.
Mais la crainte d'une
disette. est-ce là la véritable cause de la rancune de M. Proudhon ? Non.
Il en veut tout bonnement aux contremaîtres de Bolton, parce qu'ils déterminent
la valeur par l'offre et la demande et
qu'ils ne se soucient guère de la valeur
constituée, de la valeur passée à l'état de constitution, de la
constitution de la valeur, y compris l'échangeabilité
permanente et toutes les autres proportionnalités
de rapports et rapports de proportionnalité,
flanqués de la Providence.
La grève des ouvriers est illégale, et ce n'est pas seulement le
Code pénal qui dit cela, c'est le système économique, c'est la nécessité de
l'ordre établi... Que chaque ouvrier individuellement ait la libre disposition
de sa personne et de ses bras, cela peut se tolérer : mais que les ouvriers
entreprennent par des coalitions de faire violence au monopole, c'est ce que
la société ne peut permettre [89].
M. Proudhon prétend
faire passer un article du Code pénal pour un résultat nécessaire et général
des rapports de la production bourgeoise.
En
Angleterre, les coalitions sont autorisées par un acte de Parlement et c'est le
système économique qui a forcé le Parlement à donner cette autorisation de par
la loi. En 1825, lorsque sous le ministre Huskisson le Parlement dut modifier
la législature, pour la mettre de plus en plus d'accord avec un état de choses
résultant de la libre concurrence, il lui fallut nécessairement abolir toutes
les lois qui interdisaient les coalitions des ouvriers. Plus l'industrie
moderne et la concurrence se développent, plus il y a des éléments [90] qui provoquent et
secondent les coalitions, et aussitôt que les coalitions sont devenues un fait
économique, prenant de jour en jour plus de consistance, elles ne peuvent pas
tarder à devenir un fait légal.
Ainsi l'article du Code
pénal prouve tout au plus que l'industrie moderne et la concurrence n'étaient
pas encore bien développées sous l'Assemblée constituante et sous l'Empire.
Les économistes et les
socialistes [91] sont d'accord sur
un seul point : c'est de condamner les coalitions.
Seulement ils motivent différemment leur acte de condamnation.
Les économistes disent
aux ouvriers : Ne vous coalisez pas. En vous coalisant, vous entravez la
marche régulière de l'indus. trie, vous empêchez les fabricants de satisfaire aux commandes, vous
troublez le commerce et vous précipitez l'envahissement des machines qui, en
rendant votre travail en partie inutile, vous forcent d'accepter un salaire
encore abaissé. D'ailleurs, vous avez beau faire, votre salaire sera toujours
déterminé par le rapport des bras demandés avec les bras offerts et c'est un
effort aussi ridicule que dangereux, que de vous mettre en révolte contre les
lois éternelles de l'économie politique.
Les socialistes disent
aux ouvriers : Ne vous coalisez pas, car, au bout du compte, qu'est-ce que vous
y gagneriez ? Une hausse de salaires ? Les économistes vous prouveront jusqu'à
l'évidence, que les quelques sous que vous pourriez y gagner, en cas de
réussite, pour quelques moments, seront suivis d'une baisse pour toujours.
D'habiles calculateurs vous prouveront qu'il vous faudrait des années pour
vous rattraper. seulement sur l'augmentation des salaires, des frais qu'il vous
a fallu faire pour organiser et entretenir les coalitions.
Et nous, nous vous dirons,
en notre qualité de socialistes, qu'à part cette question d'argent, vous ne
serez pas moins les ouvriers, et les maîtres seront toujours les maîtres, après
comme avant. Ainsi pas de coalitions, pas de politique, car faire des
coalitions, n'est-ce pas faire de la politique ?
Les économistes veulent
que les ouvriers restent dans la société telle qu'elle est formée et telle
qu'ils l'ont consignée et scellée dans leurs manuels.
Les socialistes veulent
que les ouvriers laissent là la société ancienne, pour pouvoir mieux entrer
dans la société nouvelle qu'ils leur ont préparée avec tant de prévoyance.
Malgré les uns et les
autres, malgré les manuels et les utopies, les coalitions n'ont pas cessé un
instant de marcher et de grandir avec le développement et l'agrandissement de
l'industrie moderne. C'est à tel point maintenant, que le degré où est arrivé
la coalition dans un pays, marque nettement le degré qu'il occupe dans la
hiérarchie du marché de l'univers. L'Angleterre, où l'industrie a atteint le plus
haut degré de développement, a les coalitions les plus vastes et les mieux
organisées.
En Angleterre, on ne
s'en est pas tenu à. des coalitions partielles, qui n'avaient pas d'autre but
qu'une grève passagère, et qui disparaissaient avec elle. On a formé des
coalitions permanentes, des trades-unions qui servent de rempart aux ouvriers
dans leurs luttes avec les entrepreneurs. Et à l'heure qu'il est, toutes ces
trades-unions locales trouvent un point d'union dans la National Association of
United Trades, dont le comité central est à Londres, et qui compte déjà 80 000
membres. La formation de ces grèves, coalitions, trades-unions marcha
simultanément avec les luttes politiques des ouvriers qui constituent
maintenant un grand parti politique sous le nom de Chartistes.
C'est sous la forme des
coalitions qu'ont toujours lieu les premiers essais des travailleurs pour
s'associer entre eux.
La grande industrie
agglomère dans un endroit une foule de gens inconnus les uns aux autres. La
concurrence les divise d'intérêts. Mais le maintien du salaire, cet intérêt
commun qu'ils ont contre leur maître, les réunit dans une même pensée de
résistance - coalition. Ainsi la coalition a toujours un double but, celui. de
faire cesser entre eux la concurrence, pour pouvoir faire une concurrence
générale au capitaliste. Si le premier but de résistance n'a été que le
maintien des salaires, à mesure que les capitalistes à leur tour se réunissent
dans une pensée de répression, les coalitions, d'abord isolées, se forment en
groupes, et en face du capital toujours réuni, le maintien de l'association
devient plus nécessaire pour eux que celui du salaire. Cela est tellement vrai,
que les économistes anglais sont tout étonnés de voir les ouvriers sacrifier
une bonne partie du salaire en faveur des associations qui, aux yeux de ces
économistes, ne sont établies qu'en faveur du salaire. Dans cette lutte -
véritable guerre civile - se réunissent et se développent tous les éléments
nécessaires à une bataille à venir. Une fois arrivée à ce point-là,
l'association prend un caractère politique.
Les conditions
économiques avaient d'abord transformé la masse du pays en travailleurs. La
domination du capital a créé à cette
masse une situation commune, des intérêts communs. Ainsi cette masse est déjà
une classe vis-à-vis du capital, mais pas encore pour elle-même. Dans la lutte,
dont nous n'avons signalé que quelques phases, cette masse se réunit, elle se
constitue en classe pour elle-même. Les intérêts qu'elle défend deviennent des
intérêts de classe. Mais la lutte de classe à classe est une lutte politique.
Dans la bourgeoisie,
nous avons deux phases à distinguer celle pendant laquelle elle se constitua en
classe sous le régime de la féodalité et de la monarchie absolue, et celle où,
déjà constituée en classe, elle renversa la féodalité et la monarchie, pour
faire de la société une société bourgeoise. La première de ces phases fut la
plus longue et nécessita les plus grands efforts. Elle aussi avait commencé par
des coalitions partielles contre les seigneurs féodaux.
On a fait bien des
recherches pour retracer les différentes phases historiques que la bourgeoisie
a parcourues, depuis la commune jusqu'à sa constitution comme classe.
Mais quand il s'agit de
se rendre un compte exact des grèves, des coalitions et des autres formes dans
lesquelles les prolétaires effectuent devant nos yeux leur organisation comme
classe, les uns sont saisis d'une crainte réelle, les autres affichent un
dédain transcendantal.
Une classe opprimée est
la condition vitale de toute société fondée sur l'antagonisme des classes.
L'affranchissement de la classe opprimée implique donc nécessairement la
création d'une société nouvelle. Pour que la classe opprimée puisse
s'affranchir, il faut que les pouvoirs productifs déjà acquis et les rapports
sociaux existants ne puissent plus exister les uns à côté des autres. De tous
les instruments de production, le plus grand pouvoir productif, c'est la classe
révolutionnaire elle-même. L'organisation des éléments révolutionnaires comme
classe suppose l'existence de toutes les forces productives qui pouvaient
s'engendrer dans le sein de la société ancienne.
Est-ce à dire qu'après
la chute de l'ancienne société il y aura une nouvelle domination de classe, se
résumant dans un nouveau pouvoir politique ? Non.
La condition
d'affranchissement de la classe laborieuse c'est l'abolition de toute classe,
de même que la condition d'affranchissement du tiers état, de l'ordre
bourgeois, fut l'abolition de tous les états [92] et de tous les
ordres.
La classe laborieuse
substituera, dans le cours de son développement, à l'ancienne société civile
une association qui exclura les classes et leur antagonisme, et il n'y aura
plus de pouvoir politique proprement dit, puisque le pouvoir politique est
précisément le résumé officiel de l'antagonisme dans la société civile.
En attendant,
l'antagonisme entre le prolétariat et la bourgeoisie est une lutte de classe à
classe, lutte qui, portée à sa plus haute expression,. est une révolution
totale. D'ailleurs, faut-il s'étonner qu'une société, fondée sur l'opposition des classes, aboutisse à la
contradiction brutale, à un choc de
corps à corps comme dernier dénouement ?
Ne dites pas que le
mouvement social exclut le mouvement politique. Il n'y a jamais de mouvement
politique qui ne soit social en même temps.
Ce n'est que dans un
ordre de choses où il n'y aura plus de classes et d'antagonisme de classes, que
les évolutions sociales cesseront
d'être des révolutions politiques. Jusque-là,
à la veille de chaque remaniement général de la société, le dernier mot de la
science sociale sera toujours :
Le combat ou la mort la lutte sanguinaire ou
le néant. C'est ainsi que la question est invinciblement posée. (George Sand.)
(Lettre à J.-B.
Schvwitzer)
Londres, le 24 janvier
1865.
Monsieur,
... J'ai reçu hier la
lettre dans laquelle vous me demandez un jugement détaillé sur Proudhon. Le temps me manque pour
répondre à votre désir. Et puis je n'ai sous la main aucun de ses écrits.
Cependant pour vous montrer ma bonne volonté, je vous envoie, à la hâte, ces
quelques notes. Vous pourrez les compléter, ajouter ou retrancher, bref en
faire ce que bon vous semblera.
Je ne me souviens plus
des premiers essais de Proudhon. Son travail d'écolier sur la Langue universelle témoigne du sans-gêne
avec lequel il s'attaquait à des problèmes pour la solution desquels les
connaissances les plus élémentaires lui faisaient défaut.
Sa première œuvre :
Qu'est-ce que la propriété ? est sans
conteste la meilleure. Elle fait époque, si ce n'est par la nouveauté du
contenu, du moins par la manière neuve et hardie de dire des choses connues. Les socialistes
français, dont il connaissait les écrits, avaient naturellement non seulement
critiqué de divers points de vue la propriété [94], mais encore l'avaient utopiquement
supprimée. Dans son livre, Proudhon est à Saint-Simon et à Fourier à peu Près
ce que Feuerbach est à Hegel. Comparé à Hegel, Feuerbach est bien pauvre.
Pourtant, après Hegel il fit époque, parce qu'il mettait l'accent sur des
points désagréables pour la conscience chrétienne et importants pour le progrès
de la critique philosophique, mais laissés par Hegel dans un clair-obscur [95] mystique.
Le style de cet écrit
de Proudhon est encore, si je puis dire, fortement musclé, et c'est le style
qui, à mon avis, en fait le grand mérite. On voit que, lors même qu'il se borne
à reproduire de l'ancien, Proudhon découvre que ce qu'il dit est neuf pour lui
et qu'il le sert pour tel.
L'audace provoquante
avec laquelle il porte la main sur le « sanctuaire » économique, les paradoxes
spirituels avec lesquels il se moque, du plat sens commun bourgeois, sa
critique corrosive, son amère ironie, avec çà et là un sentiment de révolte
profond et vrai contre les infamies de l'ordre des choses établies, son
sérieux révolutionnaire, voilà ce qui explique l'effet « électrique », l'effet
de choc que produisit Qu'est-ce que la propriété ? dès sa parution. Dans une
histoire rigoureusement scientifique de l'économie politique, cet écrit
mériterait à peine une mention. Mais ces écrits à sensation jouent leur rôle
dans les sciences tout aussi bien que dans la littérature. Prenez, par exemple,
l'Essai sur la population de Malthus. La première édition est tout bonnement
un pamphlet sensationnel [96] et, par-dessus le
marché un plagiat d'un bout à l'autre. Et pourtant quel choc cette pasquinade
du genre humain n'a-t-elle pas provoqué !
Si j'avais sous les
yeux le livre de Proudhon, il me serait facile par quelques exemples de montrer
sa première manière. Dans les chapitres que lui-même considérait les plus importants,
il imite la méthode de Kant traitant des antinomies - Kant était à ce moment le
seul philosophe allemand qu'il connût en traduction ; il donne l'impression que
pour lui comme pour Kant, les antinomies ne se résolvent qu' « au-delà » de
l'entendement humain, c'est-à-dire que son entendement à lui est incapable de
les résoudre.
Mais en dépit de ses
allures d'iconoclaste, déjà dans Qu'est
ce que la propriété ?, on trouve cette contradiction que Proudhon, d'un
côté, fait le procès à la société du point de vue et avec les yeux d'un petit
paysan (plus tard d'un petit-bourgeois [97] ) français,
et de l'autre côté, lui applique l'étalon que lui ont transmis les socialistes.
D'ailleurs,
le titre même du livre en indiquait l'insuffisance. La question était trop mal
posée pour qu'on pût y répondre correctement. Les « rapports de propriété »
antiques avaient été remplacés par la propriété féodale, celle-ci par la
propriété bourgeoise. Ainsi l'histoire elle-même avait soumis à sa critique les
rapports de propriété passés. Ce qu'il s'agissait pour Proudhon de traiter
c'était la propriété bourgeoise actuelle. A la question de savoir ce qu'était
cette propriété, on ne pouvait répondre que par une analyse critique de
l'économie politique, embrassant l'ensemble de ces rapports de propriété, non
pas dans leur expression juridique de rapports de volonté, mais dans la forme
réelle, c'est-à-dire de rapports de production. Comme Proudhon intègre
l'ensemble de ces rapports économiques à la notion juridique de la propriété,
il ne pouvait aller au-delà de la réponse donnée par Brissot, dès avant 1789,
dans un écrit du même genre, dans les mêmes termes : « La propriété c'est le
vol [98]. »
La conclusion que l'on
en tire, dans le meilleur des cas, c'est que les notions juridiques du
bourgeois sur le vol s'appliquent tout aussi bien à ses profits honnêtes. D'un
autre côté, comme le vol, en tant que violation de la propriété, présuppose la
propriété, Proudhon s'est embrouillé dans toutes sortes de divagations confuses
sur la vraie propriété bourgeoise.
Pendant mon séjour à
Paris, en 1844, j'entrai en relations personnelles avec Proudhon. Je rappelle
cette circonstance parce que jusqu'à un certain point je suis responsable de sa
« sophistication », Mot qu'emploient les Anglais pour désigner la
falsification d'une marchandise. Dans de longues discussions, souvent
prolongées toute la nuit, je l'infectais, à son grand préjudice, d'hégélianisme
qu'il ne pouvait pas étudier à fond, ne sachant pas l'allemand. Ce que j'avais
commencé, M. Karl Grün, après mon expulsion de France, le continua. Et encore
ce professeur de philosophie allemande avait sur moi cet avantage de ne rien
entendre à ce qu'il enseignait.
Peu de temps avant la
publication de son second ouvrage important : Philosophie de la misère, etc.,
Proudhon me l'annonça dans une lettre très détaillée, où entre autres choses se
trouvent ces paroles - « J'attends votre férule critique [99]. » Mais bientôt
celle-ci tomba sur lui (dans ma Misère de la philosophie, etc., Paris, 1847),
d'une façon qui brisa à tout jamais notre amitié.
De ce qui précède, vous
pouvez voir que sa Philosophie de la misère ou système des contradictions
économiques devait, enfin, donner la réponse à la question : Qu'est-ce que la
propriété ? En effet, Proudhon n'avait commencé ses études économiques qu'après
la publication de ce premier livre; il avait découvert que, pour résoudre la
question posée par lui, il fallait répondre non par des invectives, mais par
une analyse de l'économie politique moderne. En même temps, il essaya
d'exposer le système des catégories économiques au moyen de la dialectique. La
contradiction hégélienne devait remplacer l'insoluble antinomie de Kant, comme
moyen de développement.
Pour la critique de ses
deux gros volumes, je dois vous renvoyer à ma réplique. J'ai montré, entre
autres, comme il a peu pénétré les secrets de la dialectique scientifique, combien,
d'autre part, il partage les illusions de la philosophie « spéculative » : au
lieu de considérer les catégories économiques comme des expressions théoriques
de rapports de production historiques correspondant à un degré déterminé du
développement de la production matérielle, son imagination les transforme en
idées éternelles, préexistantes à toute réalité, et de cette manière, par un
détour, il se retrouve à son point de départ, le point de vue de l'économie
bourgeoise [100].
Puis je montre combien
défectueuse et rudimentaire est sa connaissance de l'économie politique, dont
il entreprenait cependant la critique, et comment avec les utopistes il se met
à la recherche d'une prétendue « science », d'où on ferait surgir une formule
toute prête et a priori pour la « solution de la question sociale », au lieu de
puiser la science dans la connaissance critique du mouvement historique,
mouvement qui lui-même produit les conditions matérielles de l'émancipation. Ce
que je démontre surtout, c'est que Proudhon n'a que des idées imparfaites,
confuses et fausses sur la base de toute économie politique, la valeur
d'échange, circonstance qui l'amène à voir les fondements d'une nouvelle
science dans une interprétation utopique de la théorie de la valeur de Ricardo.
Enfin, je résume mon jugement sur son point de vue général en ces mots :
Chaque rapport économique a un bon et un
mauvais côté : c'est le seul point dans lequel M. Proudhon ne se dément pas. Le
bon côté, il le voit exposé par les économistes; le mauvais côté, il le voit
dénoncé par les socialistes. Il emprunte aux économistes la nécessité des
rapports éternels, il emprunte aux socialistes l'illusion de ne voir dans la
misère que la misère (au lieu d'y voir le côté révolutionnaire, subversif,
qui renversera la société ancienne). Il est d'accord avec les uns et les autres
en voulant s'en référer à l'autorité de la science. La science, pour lui, se
réduit aux minces proportions d'une formule scientifique ; il est l'homme à
la recherche des formules. C'est ainsi que M. Proudhon se flatte d'avoir donné
la critique et de l'économie politique et du communisme : il est au-dessous de
l'une et de l'autre. Au-dessous des économistes, puisque comme philosophe,
qui a sous la main une formule magique, il a cru pouvoir se dispenser d'entrer
dans des détails purement économiques; au-dessous des socialistes, puisqu'il
n'a ni assez de courage, ni assez de lumières pour s'élever, ne serait-ce que
spéculativement au-dessus de l'horizon bourgeois.
... Il veut planer en homme de science
au-dessus des bourgeois, et des prolétaires ; il n'est que le petit bourgeois,
ballotté constamment entre le Capital et le Travail, entre l’économie politique
et le communisme [101].
Quelque dur que
paraisse ce jugement, je suis obligé de le maintenir encore aujourd'hui, mot
pour mot. Mais il importe de ne pas oublier qu'au moment où je déclarai et
prouvai théorique. ment que le livre de Proudhon n'était que le code du
socialisme des petits-bourgeois [102], ce même Proudhon
fut anathématisé comme ultra et archi-révolutionnaire à la fois par des
économistes et des socialistes. C'est pourquoi plus tard je n'ai jamais mêlé ma
voix a ceux qui jetaient les hauts cris sur sa « trahison » de la révolution. Ce n'était pas sa faute si, mal compris à
l'origine par d'autres comme par lui-même, il n'a pas répondu à des espérances
que rien ne justifiait.
Philosophie
de la misère, mise en regard de Qu'est-ce
que la propriété ? fait ressortir très défavorablement tous les défauts de
la manière d'exposer de Proudhon. Le style est souvent ce que les Français
appellent ampoulé [103]. Un galimatias
prétentieux et spéculatif, qui se donne pour de la philosophie allemande, se
rencontre partout où la perspicacité gauloise fait défaut. Ce qu'il vous corne
aux oreilles, sur un ton de saltimbanque et de fanfaron suffisant, c'est un
ennuyeux radotage sur la « science » dont il fait par ailleurs illégitimement
étalage. A la place de la chaleur vraie et naturelle qui éclaire son premier
livre, ici en maint endroit Proudhon déclame systématiquement, et s'échauffe à
froid. Ajoutez à cela le gauche et désagréable pédantisme de l'autodidacte qui
fait l'érudit, de l'ex-ouvrier qui a perdu sa fierté de se savoir penseur
indépendant et original, et qui maintenant, en parvenu de la science, croit
devoir se pavaner et se vanter de ce qu'il n'est pas et de ce qu'il n'a pas.
Puis il y a ses sentiments de petit-bourgeois qui le poussent à attaquer d'une
manière inconvenante et brutale, mais qui n'est ni pénétrante, ni profonde, ni
même juste, un homme tel que Cabet, respectable à cause de son attitude
pratique envers le prolétariat français, tandis qu'il fait l'aimable avec un Dunoyer (conseiller d'État, il est
vrai), qui n'a d'autre importance que d'avoir prêché avec un sérieux comique,
tout au long (le trois gros volumes insupportablement ennuyeux, un rigorisme
ainsi caractérisé par Helvétius : « On veut que les malheureux soient
satisfaits [104]
De fait, la révolution
de février survint fort mal à propos pour Proudhon qui, tout juste quelques
semaines auparavant, venait de prouver de façon irréfutable que l' « ère des
révolutions » était passée à jamais. Cependant son attitude à l'Assemblée nationale
ne mérite que des éloges, bien qu'elle prouve son peu d'intelligence de la
situation. Après l'insurrection de
juin cette attitude était un acte de grand courage. Elle eut de plus cette
conséquence heureuse que M. Thiers, dans
sa réponse aux propositions de Proudhon, publiée par la suite en brochure,
dévoila à toute l'Europe sur quel piédestal, au niveau des enfants qui
fréquentent le catéchisme, se dressait ce pilier intellectuel de la bourgeoisie
française. Opposé à Thiers, Proudhon prit
en effet les proportions d'un colosse antédiluvien. Les derniers « exploits »
économiques de Proudhon furent sa découverte du « Crédit gratuit » et de la «
Banque du peuple » qui devait le réaliser. Dans mon ouvrage Zür Kritik der politischen Oekonomie (Contribution
à la critique de l'économie politique) Berlin 1859 (pp. 59-64) [105], on trouve la
preuve que la base théorique de ces idées proudhoniennes résulte d'une complète
ignorance des premiers éléments de l'économie politique bourgeoise : le rapport
entre la marchandise et l'argent ; tandis que leur superstructure
pratique n'était que la reproduction de projets bien antérieurs et bien mieux
élaborés.
Il n'est pas douteux,
il est même tout à fait évident que le système de crédit qui a servi par
exemple en Angleterre, au commencement du XVIIIe et plus récemment du XIXe
siècle, à transférer les richesses d'une classe à une autre pourrait servir
aussi, dans certaines conditions politiques et économiques, à accélérer
l'émancipation de la classe ouvrière. Mais considérer le capital portant intérêts comme la forme principale du capital, mais
vouloir faire une application particulière du crédit, de l'abolition prétendue
de l'intérêt, la base de la transformation sociale - voilà une fantaisie tout
ce qu'il y a de plus philistin. Aussi la trouve-t-on déjà élucubrée con amore chez les porte-parole économiques de la petite bourgeoisie anglaise du XVIIe
siècle. La polémique de Proudhon contre Bastiat au sujet du capital portant
intérêts (1850) est de beaucoup au-dessous de Philosophie de la misère. Il réussit à se faire battre même par
Bastiat et pousse de hauts cris, d'une manière burlesque, toutes les fois que
son adversaire lui porte un coup.
Il y a quelques années,
Proudhon écrivit une dissertation sur les impôts, sur un sujet mis au concours,
à ce que je crois, par le gouvernement du canton de Vaud. Ici s'évanouit la
dernière lueur de génie : il ne reste que le petit-bourgeois tout pur [106].
Les écrits politiques
et philosophiques de Proudhon ont tous le même caractère double et
contradictoire que nous avons trouvé dans ses travaux économiques. De plus, ils
n'ont qu'une importance locale limitée à la France. Toutefois, ses attaques
contre la religion et l'Église avaient un grand mérite en France à une époque
où les socialistes français se targuaient de leurs sentiments religieux comme
d'une supériorité sur le voltairianisme du XVIIIe siècle et sur l'athéisme
allemand du XIXe siècle. Si Pierre le Grand abattit la barbarie russe par la
barbarie, Proudhon fit de son mieux pour terrasser la phrase française par la
phrase.
Ce que l'on ne peut
plus considérer comme de mauvais écrits seulement, mais tout bonnement comme
des vilenies - correspondant toutefois parfaitement au point de vue
petit-bourgeois - c'est le livre sur le coup d'État, où il coquette avec L. Bonaparte, s'efforçant en réalité
de le rendre acceptable aux ouvriers français, et son dernier ouvrage contre la
Pologne, où, en l'honneur du tsar, il fait montre d'un cynisme de crétin.
On a souvent comparé
Proudhon à Jean-Jacques Rousseau. Rien ne saurait être plus faux. Il ressemble
plutôt à Nicolas Linguet, dont la Théorie des lois civiles est d'ailleurs
une oeuvre de génie.
La nature de Proudhon
le portait à la dialectique. Mais n'ayant jamais compris la dialectique vraiment
scientifique, il ne parvint qu'au sophisme. En fait, c'était lié à son point de
vue petit-bourgeois. Le petit-bourgeois, tout comme notre historien Raumer, se
compose de « d'un côté » et de « de l'autre côté ». Même tiraillement opposé
dans ses intérêts matériels et par conséquent ses vues religieuses,
scientifiques et artistiques, sa morale, enfin son être tout entier. Il est la
contradiction faite homme.
S'il est, de plus,
comme Proudhon, un homme d'esprit, il saura bientôt jongler avec ses propres
contradictions et les élaborer selon les circonstances en paradoxes frappants,
tapageurs, parfois scandaleux, parfois brillants. Charlatanisme scientifique et
accommodements politiques sont inséparables d'un pareil point de vue. Il ne
reste plus qu'un seul mobile, la vanité de
l'individu, et, comme pour tous les vaniteux, il ne s'agit plus que de l'effet
du moment, du succès du jour. De la sorte, s'éteint nécessairement le simple
tact moral qui préserva un Rousseau, par exemple, de toute compromission, même
apparente, avec les pouvoirs existants.
Peut-être la postérité
dira, pour caractériser la toute récente phase de l'histoire française, que
Louis Bonaparte en fut le Napoléon et Proudhon le Rousseau-Voltaire.
Vous m'avez confié le
rôle de juge... Si peu de temps après la mort de l'homme : à vous maintenant
d'en prendre la responsabilité.
Votre tout dévoué,
Karl MARX.
C'est par John
Gray [108] que la théorie du
temps de travail pris comme unité de mesure immédiate de la monnaie a été
développée pour la première fois de façon systématique. Il fait certifier, par
une banque centrale nationale agissant par l'entreprise de ses succursales, le
temps de travail employé pour produire les différentes marchandises. En échange
de la marchandise, le producteur reçoit un certificat officiel de sa valeur,
c'est-à-dire un reçu pour autant de temps de travail que sa marchandise en
contient [109] et ces billets de
banque de 1 semaine de travail, 1 journée de travail, 1 heure de travail, etc.,
servent en même temps de bons pour l'équivalent en toutes autres marchandises
emmagasinées dans les docks de la banque [110]. C'est là le
principe fondamental, dont tous les détails d'application sont soigneusement
étudiés en s'appuyant toujours sur des institutions anglaises existantes. Avec
ce système, dit Gray,
il
serait rendu aussi facile en tout temps de vendre pour de l'argent qu'il l'est
maintenant d'acheter avec de l'argent ; la production serait la source
uniforme et jamais tarie de la demande [111].
Les métaux précieux
perdraient leur « privilège » vis-à-vis des autres marchandises et
prendraient
sur le marché la place qui leur revient à côté du beurre et des oeufs, du drap
et du calicot, et leur valeur ne nous intéresserait pas plus que celle des
diamants [112].
Devons-nous conserver notre mesure fictive
des valeurs, l'or, et entraver ainsi les forces productives du pays, ou bien
devons-nous recourir à la mesure naturelle des valeurs, le travail, et
libérer ainsi les forces« productives du pays [113] ?
Le temps de travail
étant la mesure immanente des valeurs, pourquoi une autre mesure extérieure à
côté d'elle ? Pourquoi la valeur d'échange évolue-t-elle en prix ? Pourquoi
toutes les marchandises évaluent-elles leurs valeurs dans une marchandise
exclusive, qui est ainsi transformée en mode d'existence de la valeur
d'échange, en argent ? Tel était le problème qu'avait à résoudre Gray. Au lieu
de le résoudre, il s'imagine que les marchandises pourraient se rapporter
directement les unes aux autres en tant que produits du travail social. Mais
elles ne peuvent se rapporter les unes aux autres que pour ce qu'elles sont.
Les marchandises sont de façon immédiate les produits de travaux privés
indépendants isolés qui, par leur aliénation dans le processus de l'échange
privé, doivent se confirmer comme du travail social général, autrement dit, le
travail, sur la base de la production marchande, ne devient travail social que
par l'aliénation universelle des travaux individuels. Mais, en posant comme immédiatement social le temps de travail
contenu dans les marchandises, Gray le pose comme temps de travail collectif ou
comme temps de travail d'individus directement associés. Alors effectivement
une marchandise spécifique, comme l'or et l'argent, ne pourrait affronter les
autres marchandises comme incarnation du travail général, la valeur d'échange
ne deviendrait pas prix, mais la valeur d'usage ne se transformerait pas non
plus en valeur d'échange, le produit ne deviendrait pas marchandise et ainsi
serait supprimée la base même de la production bourgeoise. Mais telle n'est
nullement la pensée de Gray. Les produits
doivent être fabriqués comme
marchandises, mais non être échangés comme
marchandises. Gray confie à une banque nationale la réalisation de ce pieux
désir. D'une part, la société sous la forme de la banque rend les individus
indépendants des conditions de l'échange privé et, d'autre part, elle laisse
ces mêmes individus continuer de produire sur la base de l'échange privé. La
logique interne cependant pousse Gray à nier les unes après les autres les
conditions de la production bourgeoise, bien qu'il veuille seulement « réformer
» la monnaie engendrée par l'échange des marchandises. C'est ainsi qu'il
transforme le capital en capital national [114], la propriété
foncière en propriété nationale [115], et, si l'on y
regarde de près, on s'aperçoit que non seulement sa banque reçoit des
marchandises d'une main et délivre de l'autre des certificats de livraison de
travail, mais qu'elle règle la production elle-même. Dans son dernier ouvrage Lectures on Money, où Gray cherche
anxieusement à représenter sa monnaie-travail comme une réforme purement
bourgeoise, il s’empêtre dans des absurdités plus criantes encore.
Toute marchandise est
immédiatement monnaie. Telle était la théorie de Gray, déduite de son analyse
incomplète, partant fausse, de la marchandise. La construction « organique » de
« monnaie-travail » et de « banque nationale » et « d'entrepôts de marchandises
» n'est qu'une chimère où l'on veut
donner l'illusion que le dogme est une loi régissant l'univers. Pour que le
dogme suivant lequel la marchandise est immédiatement monnaie ou le travail
particulier de l'individu privé qu'elle contient est immédiatement travail
social, devienne vérité, il ne suffit naturellement pas qu'une banque y croie
et y conforme ses opérations;
Au contraire, la
banqueroute se chargerait en pareil cas d'en faire la critique pratique. Ce qui
reste caché dans l'œuvre de Gray et que notamment lui-même ne voit pas, à
savoir que la monnaie-travail est un mot creux à résonance économique qui
traduit le pieux désir de se débarrasser de l'argent, avec l'argent, de la
valeur d'échange, avec la valeur d'échange, de la marchandise, et avec la
marchandise, de la forme bourgeoise de la production, quelques socialistes
anglais qui ont écrit soit avant, soit après Gray [116] le proclament
sans ambages. Mais il était réservé à M.
Proudhon et à son école de prôner très sérieusement la dégradation de l'argent et l'apothéose de la marchandise comme étant l'essence même
du socialisme et de réduire ainsi le socialisme à une méconnaissance
élémentaire de la nécessaire connexion entre la marchandise et l'argent [117].
DISCOURS SUR LA
QUESTION
Messieurs,
L'abolition des lois
céréales [119] en Angleterre est
le plus grand triomphe que le libre-échange ait remporté au XIXe siècle. Dans
tous les pays où les fabricants parlent de libre-échange, ils ont
principalement en vue le libre-échange des grains et des matières premières en
général. Frapper de droits protecteurs les grains étrangers, c'est infâme,
c'est spéculer sur la famine des peuples.
Du pain à bon marché,
des salaires relevés, cheap food, high
wages, voile le seul but pour lequel les free-traders, en Angleterre, ont dépensé des millions, et déjà leur
enthousiasme s'est étendu à leurs frères du continent. En général, si l'on
veut le libre-échange, c'est pour soulager la condition de la classe
laborieuse..
Mais chose
étonnante ! le peuple, auquel on veut à toute force procurer du pain à bon
marché, est très ingrat. Le pain à bon marché est aussi malfamé en Angleterre
que le gouvernement à bon marché l'est en France. Le peuple voit dans les
hommes de dévouement, dans un Bowring, un Bright et consorts, ses plus grands
ennemis et les hypocrites les plus effrontés.
Tout le monde sait que
la lutte entre les libéraux et les démocrates s’appelle, en Angleterre, la
lutte entre les tree-traders et les
chartistes.
Voyons maintenant
comment les free-traders anglais ont
prouvé au peuple les bons sentiments
qui les faisaient agir.
Voici ce qu'ils
disaient aux ouvriers des fabriques :
Le droit prélevé sur
les céréales est un impôt sur le salaire, cet impôt, vous le payez aux
seigneurs territoriaux, à ces aristocrates du moyen âge ; si votre position est
misérable, c'est à cause de la cherté des vivres de première nécessité.
Les ouvriers
demandaient à leur tour aux fabricants :
Comment se fait-il que,
depuis les trente dernières années ou notre industrie a pris le plus grand
développement, notre salaire ait baissé dans une proportion bien plus rapide
que le prix des grains n'a haussé ?
L'impôt que nous payons
aux propriétaires fonciers, comme vous le prétendez, fait sur l'ouvrier à peu
près trois pence (six sous) par
semaine. Et cependant le salaire du tisserand à la main est descendu de 28 sh.
par semaine à 5 sh. (de 35 fr. à 7 fr. 25) depuis 1815 jusqu'à 1843 ; et le
salaire du tisserand, dans l'atelier automatique, a été réduit de 20 sh. par
semaine à 8 sh. (de 25 fr. à 10 fr.) depuis 1823 jusqu'à 1843.
Et pendant tout ce
temps la part d'impôt que nous avons payée n'a jamais été au-delà de trois
pence. Et puis ! En 1834, quand le pain était à très bon compte et que le commerce
allait très bien, qu'est-ce que vous nous disiez ? Si vous êtes malheureux,
c'est parce que vous faites trop d'enfants, et que votre mariage est plus fécond
que votre industrie !
Voilà les propres
paroles que vous nous disiez alors ; et vous êtes allé faire les nouvelles
lois des pauvres et construire les work-houses,
ces bastilles des prolétaires.
C'est à quoi
répliquaient les fabricants:
Vous avez raison,
messieurs les ouvriers ce n'est pas seule. ment le prix du blé, mais encore la
concurrence entre les bras offerts, qui détermine le salaire.
Mais pensez bien à une
chose : c'est que notre sol ne se compose que de rochers et de bancs de sable.
Vous figurez-vous, par hasard, qu'on puisse faire venir du blé dans des pots à
fleurs ? Ainsi, si, au lieu de prodiguer notre capital et notre travail sur un
sol tout à fait stérile, nous abandonnions l'agriculture pour nous livrer
exclusivement à l'industrie, toute l'Europe abandonnerait les manufactures, et
l'Angleterre formerait une seule grande ville manufacturière, qui aurait pour
campagne le reste de l’Europe.
Tout en parlant de la
sorte à ses propres ouvriers, le fabricant est interpellé par le petit commerçant
qui lui dit :
Mais si nous abolissons
les lois céréales, nous ruinerons, il est vrai, notre agriculture, mais nous ne
forcerons pas pour cela les autres pays de se fournir dans nos fabriques et
d'abandonner les leurs.
Qu'en résultera-t-il !
Je perdrai les pratiques que j'ai maintenant à la campagne, et le commerce
intérieur perdra ses marchés.
Le fabricant, tournant
le dos à l'ouvrier, répond à l'épicier :
Quant à ça,
laissez-nous faire. Une fois que l'impôt sur le blé sera aboli, nous aurons de
l'étranger du blé à meilleur marché. Puis nous abaisserons le salaire, qui
haussera en même temps dans les autres pays dont nous tirons les grains.
Ainsi, outre les
avantages que nous avons déjà, nous aurons encore celui d'un salaire moindre,
et avec tous ces avantages, nous forcerons bien le continent à se fournir chez
nous.
Mais voilà que le
fermier et l'ouvrier de la campagne se mêlent à la discussion.
Et nous, donc, que
deviendrons-nous ? disent-ils.
Irions-nous porter un
arrêt de mort sur l'agriculture qui nous fait vivre ? Devrions-nous souffrir
qu'on nous otât le sol de dessous nos pieds ?
Pour toute réponse l'Anti-corn-law league s'est contentée
d'assigner des prix aux trois meilleurs écrits traitant l'influence salutaire
de l'abolition des lois céréales sur l'agriculture anglaise.
Ces prix ont été
remportés par MM. Hope, Morse et Greg, dont les livres furent répandus à la
campagne par des milliers d'exemplaires.
L'un des lauréats
s'attache à prouver que ce n'est ni le fermier ni le laboureur salarié qui
perdra par la libre importation du grain étranger, mais seulement le
propriétaire foncier.
Le fermier anglais,
s'écrie-t-il, n'a pas à craindre l'abolition des lois céréales, parce qu'aucun
pays ne saurait produire du blé d'aussi bonne qualité et à aussi bon marché que
l'Angleterre. Ainsi quand même le prix du blé tomberait, ça ne pourrait vous
faire du tort, parce que cette baisse porterait seulement sur la rente qui
aurait diminué et nullement sur le profit industriel et sur le salaire, qui resteraient
les mêmes.
Le second lauréat, M.
Morse, soutient, au contraire, que le prix du blé haussera à la suite de
l'abolition des lois céréales. Il se donne infiniment de peine, pour démontrer
que les droits protecteurs n'ont jamais pu assurer au blé un prix rémunérateur.
A l'appui de son
assertion, il cite le fait que toutes les fois qu'on a importé du blé étranger,
le prix du blé montait considérablement en Angleterre et quand on en importait
peu, il y tombait extrêmement. Le lauréat oublie que l'importation n'était pas
la cause du prix élevé, mais que le prix élevé était la cause de l'importation.
Et, tout à l'opposé de
son co-lauréat, il affirme que toute hausse dans le prix des grains tourne au
profit du fermier et de l'ouvrier, et non pas au profit du propriétaire.
Le troisième lauréat,
M. Greg, qui est un grand fabricant et dont le livre s'adresse à la classe des
grands fermiers, ne pouvait pas s'en tenir à de semblables niaiseries. Son
langage est plus scientifique.
Il convient que les
lois céréales ne font hausser la rente qu'en faisant hausser le prix du blé et
qu'elles ne font hausser le prix du blé qu'en imposant au capital la nécessité
de s'appliquer à des terrains de qualité inférieure, et cela s’explique tout
naturellement.
A mesure que la
population s’accroît, le grain étranger ne pouvant entrer dans le pays, on est
bien forcé de faire valoir des terrains moins fertiles, dont la culture exige
plus de frais, et dont le produit est, par conséquent, plus cher.
Le grain étant d'une
vente forcée, le prix s'en réglera nécessairement sur le prix des produits des
terrains les plus coûteux. La différence qu'il y a entre ce prix et les frais
de production des meilleurs terrains constitue la rente.
Ainsi, si à la suite de
l'abolition des lois céréales, le prix du blé et, par conséquent, la rente
tombent, c'est parce que les terrains ingrats cesseront d'être cultivés. Donc
la réduction de la rente entraînera infailliblement la ruine d'une partie des
fermiers.
Ces observations
étaient nécessaires pour faire comprendre le langage de M. Greg.
Les petits fermiers,
dit-il, qui ne pourront pas se tenir dans l'agriculture, trouveront une
ressource dans l'industrie. Quant aux grands fermiers, ils doivent y gagner. Ou
les propriétaires seront forcés de leur vendre à très bon marché leurs terres
ou les contrats de fermages qu'ils feront avec eux seront à des termes très
prolongés. C'est ce qui leur permettra d'engager dé grands capitaux à la terre,
d'y faire l'application des machines sur une plus grande échelle et
d'économiser ainsi sur le travail manuel qui, d'ailleurs, sera à meilleur
marché par la baisse générale des salaires, conséquence immédiate des lois
céréales.
Le docteur Bowring a
donné à tous ces arguments une consécration religieuse, en s'écriant, dans un
meeting publie :
Jésus-Christ, c'est le free-trade ; le free-trade, c'est
Jésus-Christ !
On comprend que toute
cette hypocrisie n'était pas propre à faire goûter aux ouvriers le pain à bon
marché.
Comment d'ailleurs les
ouvriers auraient-ils pu comprendre la philanthropie soudaine des fabricants,
de ces gens qui étaient occupés encore à combattre le bill des dix heures, par
lequel on voulait réduire la journée de l'ouvrier de fabrique de douze heures à
dix heures.
Pour vous faire une
idée de la philanthropie de ces fabricants, je vous rappellerai, messieurs, les
règlements établis dans toutes les fabriques.
Chaque fabricant a pour
son usage particulier un véritable code où il y a des amendes fixées pour
toutes les fautes volontaires ou involontaires. Par exemple, l'ouvrier payera
tant, s'il a le malheur de s'asseoir sur une chaise, s'il chuchote, cause, rit,
s'il arrive quelques minutes trop tard, si une partie de la machine se casse,
s'il ne livre pas les objets d'une qualité voulue, etc., etc. Les amendes sont
toujours plus fortes que le dommage véritablement occasionné par l'ouvrier. Et
pour donner à l'ouvrier toute facilité d'encourir des peines, on fait avancer
la pendule de la fabrique, on fournit de mauvaises matières premières pour que l'ouvrier
en fasse de bonnes pièces. On destitue le contremaître qui ne serait pas assez
habile pour multiplier les cas de contravention.
Vous le voyez,
messieurs, cette législation domestique est faite pour enfanter des
contraventions, et on fait faire des contraventions pour faire de l'argent.
Ainsi, le fabricant emploie tous les moyens pour réduire le salaire nominal et
pour exploiter jusqu'aux accidents dont l'ouvrier n'est pas le maître.
Ces fabricants, ce sont
les mêmes philanthropes qui ont voulu faire croire aux ouvriers qu'ils étaient
capables de faire des dépenses énormes, uniquement pour améliorer leur sort.
Ainsi, d'un côté, ils
rognent le salaire de l'ouvrier par les règlements de fabrique de la manière la
plus mesquine, et de l'autre, ils s'imposent les plus grands sacrifices pour le
faire rehausser par l'Anti-corn-law league.
Ils construisent à
grands frais des palais, où la league établissait, en quelque sorte, sa demeure
officielle ; ils font marcher une armée de missionnaires vers tous les points
de l'Angleterre, pour qu'ils prêchent la religion du libre-échange ; ils font
imprimer et distribuer gratis des milliers de brochures pour éclairer l'ouvrier
sur ses propres intérêts, ils dépensent des sommes énormes pour rendre la
presse favorable à leur cause, ils organisent une vaste administration pour
diriger les mouvements libre-échangistes, et ils déploient toutes les richesses
de leur éloquence dans les meetings publics. C'était dans un de ces meetings
qu'un ouvrier s’écria :
Si les propriétaires
fonciers vendaient nos os, vous autres, fabricants, vous seriez les premiers à
les acheter, pour les jeter dans un moulin à vapeur et en faire de la farine.
Les ouvriers anglais
ont très bien compris la signification de la lutte entre les propriétaires
fonciers et les capitalistes industriels. Ils savent très bien qu'on voulait
rabaisser le prix du pain pour rabaisser le salaire et que le profit industriel
augmenterait de ce que la rente aurait diminué.
Ricardo, l'apôtre des
free-traders anglais, l'économiste le plus distingué de notre siècle, est sur
ce point parfaitement d'accord avec les ouvriers.
Il dit dans son célèbre
ouvrage sur l'économie politique :
Si, au lieu de récolter du blé chez nous,
nous découvrons un nouveau marché où nous pourrions nous procurer ces objets à
meilleur compte, dans ce cas les salaires doivent baisser et les profits
d'accroître. La baisse du prix des produits de l'agriculture réduit les
salaires non seulement des ouvriers employés à la culture de la terre, mais
encore de tous ceux qui travaillent aux manufactures ou qui -sont employés au
commerce.
Et ne croyez pas,
messieurs, que ce soit chose tout à fait indifférente pour l'ouvrier de ne
recevoir plus que 4 francs, le blé étant à meilleur marché, quand auparavant il
a reçu 5 francs.
Son salaire n'est-il
pas toujours tombé par rapport au profit ? Et n'est-il pas clair que sa
position sociale a empiré vis-à-vis du capitalisme. Outre cela, il perd encore
dans le fait.
Tant que le prix du blé
était encore plus élevé, le salaire l'étant également, une petite épargne faite
sur la consommation du pain suffisait pour lui procurer d'autres jouissances,
mais du moment que le pain et en conséquence le salaire est à très bon marché,
il ne pourra presque rien économiser sur le pain pour l'achat des autres
objets.
Les ouvriers anglais
ont fait sentir aux free-traders qu'ils ne sont pas les dupes de leurs
illusions et de leurs mensonges, et si, malgré cela, ils se sont associés à eux
contre les propriétaires fonciers, c’était pour détruire les derniers restes de
la féodalité et pour n'avoir plus affaire qu'à un seul ennemi. Les ouvriers ne
se sont pas trompés dans leurs calculs, car les propriétaires fonciers, pour se
venger des fabricants, ont fait cause commune avec les ouvriers pour faire
passer le bill des dix heures, que ces derniers avaient vainement demandé
depuis trente ans, et qui passa immédiatement après l'abolition des droits sur
les céréales.
Si, au congrès des
économistes, le docteur Bowring a tiré de sa poche une longue liste pour faire
voir toutes les pièces de bœuf, de jambon, de lard, de poulets, etc., etc. qui
ont été importées en Angleterre, pour être consommées, comme il dit, par les
ouvriers, il a malheureusement oublié de vous dire qu'au même instant les
ouvriers de Manchester et des autres villes manufacturières, se trouvaient
jetés sur le pavé par la crise qui commençait.
En principe, en
économie politique, il ne faut jamais grouper les chiffres d'une seule année
pour en tirer des lois générales. Il faut toujours prendre le terme moyen de
six à sept ans - laps de temps pendant lequel l'industrie moderne passe par les
différentes phases de prospérité, de surproduction, de stagnation, de crise et
achève son cycle fatal.
Sans doute, si le prix
de toutes les marchandises tombe, et c'est là la conséquence nécessaire du
libre-échange, je pourrai me procurer pour un franc bien plus de choses qu'auparavant.
Et le franc de l'ouvrier vaut autant que tout autre. Donc, le libre-échange
sera très avantageux à l'ouvrier. Il y a seulement un petit inconvénient à
cela, c'est que l'ouvrier, avant d'échanger son franc pour d'autres
marchandises, a fait d'abord l'échange de son travail contre le capital. Si
dans cet échange il recevait toujours pour le même travail le franc en
question, et que le prix de toutes les autres marchandises tombait, il
gagnerait toujours à ce marché. Le point difficile, ce n'est pas de prouver que
le prix de toute marchandise baissant, j'aurai plus de marchandises pour le
même argent.
Les économistes
prennent toujours le prix du travail au moment où il s'échange contre d'autres
marchandises, Mais ils laissent tout à fait de côté le moment où le travail
opère son échange contre le capital.
Quand il faudra moins
de frais pour mettre en mouvement la machine qui produit les marchandises, les
choses nécessaires pour entretenir cette machine qui s'appelle travailleur,
coûteront également moins cher. Si toutes les marchandises sont à meilleur
marché, le travail, qui est aussi une marchandise, baissera également de prix,
et, comme nous le verrons plus tard, ce travail marchandise baissera
proportionnellement beaucoup plus que les autres marchandises. Le
travailleur, comptant toujours sur l'argumentation des économistes, trouvera
que le franc s'est fondu dans sa poche, et qu'il ne lui reste plus que cinq
sous.
Là-dessus les
économistes vous diront : Eh bien, nous convenons que la concurrence parmi les
ouvriers, qui certes n'aura pas diminué sous le régime du libre-échange, ne
tardera pas à mettre les salaires en accord avec le bas prix des marchandises.
Mais d'autre part le bas prix des marchandises augmentera la consommation ; la
plus grande consommation exigera une plus grande production, laquelle sera
suivie d'une plus forte demande de bras, et à cette plus forte demande de bras
succédera une hausse de salaires.
Toute cette
argumentation revient à ceci : Le libre-échange augmente les forces productives.
Si l'industrie va croissant, si la richesse, si le pouvoir productif; si, en un
mot, le capital productif augmente la demande du travail, le prix du travail,
et, par conséquent, le salaire, augmente également. La meilleure condition pour
l'ouvrier, c'est l'accroissement du capital. Et il faut en convenir. Si le
capital reste stationnaire, l'industrie ne restera pas seulement stationnaire,
mais elle déclinera, et, en ce cas, l'ouvrier en sera la première victime. Il
périra avant le capitaliste. Et dans le cas où le capital va croissant, dans
cet état de choses que nous avons dit le meilleur pour l'ouvrier, quel sera son
sort ? Il périra également. L'accroissement du capital productif implique
l'accumulation et la concentration des capitaux. La centralisation des
capitaux amène une plus grande division du travail et une plus grande
application des machines. La plus grande division du travail détruit la
spécialité du travail, détruit la spécialité du travailleur et, en mettant à
la place de cette spécialité un travail que tout le monde peut faire, elle
augmente la concurrence entre les ouvriers.
Cette concurrence,
devient d'autant plus forte, que la division du travail donne à l'ouvrier le
moyen de faire à lui seul le travail de trois.
Les machines produisent
le même résultat sur une beaucoup plus grande échelle. L'accroissement du
capital productif, en forçant les capitalistes industriels à travailler avec
des moyens toujours croissants, ruine les petits industriels et les jette dans
le prolétariat. Puis, le taux de l'intérêt diminuant à mesure que les capitaux
s'accumulent, les petits rentiers qui ne peuvent plus vivre de leurs rentes
seront forcés de se lancer dans l'industrie pour aller augmenter ensuite le
nombre des prolétaires.
Enfin, plus le capital
productif augmente, plus il est forcé de produire pour un marché dont il ne
connaît pas les besoins, plus la production précède la consommation, plus
l'offre cherche à forcer la demande, et, en conséquence, les crises augmentent
d'intensité et de rapidité. Mais toute crise, à son tour, accélère la
centralisation des capitaux et grossit le prolétariat.
Ainsi, à mesure que le
capital productif s'accroît, la concurrence entre les ouvriers s'accroît dans
une proportion beaucoup plus forte. Le rétribution du travail diminue pour
tous, et le fardeau du travail augmente pour quelques-uns.
En 1829, il y avait à
Manchester, 1 088 fileurs occupée dans 36 fabriques. En 1841, il n'y en avait
plus que 448, et ces ouvriers étaient occupés à 53.353 fuseaux de plus que les
1 088 ouvriers de 1829. Si le rapport du travail manuel avait augmenté proportionnellement
au pouvoir productif, le nombre des ouvriers aurait dû atteindre le chiffre de
1848, de sorte que les améliorations apportées dans la mécanique ont enlevé le
travail à 1 100 ouvriers.
Nous savons d'avance la
réponse des économistes. Ces hommes privés d'ouvrage, disent-ils, trouveront un
autre emploi de leurs bras. M. le docteur Bowring n'a pas manqué de reproduire
cet argument au congrès des économistes, mais il n'a pas manqué non plus de se
réfuter lui-même.
En 1833, M. le docteur
Bowring prononçait un discours à la Chambre des communes, au sujet des 50 000
tisserands de Londres qui depuis très longtemps se meurent d'inanition, sans
pouvoir trouver cette nouvelle occupation que les free-traders font entrevoir
dans le lointain.
Nous allons donner les
passages les plus saillants de ce discours de M. le docteur Bowring.
La misère des tisserands à la main, dit-il, est le sort inévitable de toute
espèce de travail qui s'apprend facilement et qui est susceptible d'être à
chaque instant remplacé par des moyens moins coûteux. Comme dans ce cas la
concurrence entre les ouvriers est extrêmement grande, le moindre relâchement
dans la demande amène une crise. Les tisserands à la main se trouvent en
quelque sorte placés sur les limites de l'existence humaine. Un pas de plus et
leur existence devient impossible. Le moindre choc suffit pour les lancer dans
la carrière du dépérissement. Les progrès de la mécanique, en supprimant de
plus en plus le travail manuel, amènent infailliblement pendant l'époque de
la transition bien des souffrances temporelles. Le bien-être national ne
saurait être acheté qu'au prix de quelques maux individuels. On n'avance en
industrie qu'aux dépens des traînards; et de toutes les découvertes, le métier
à vapeur est celle qui pèse avec le plus de poids sur les tisserands à la main.
Déjà dans beaucoup d'articles qui se sont faits à la main, le tisserand a été
mis hors de combat, mais il sera battu sur bien des choses qui se font encore à
la main.
Je tiens, dit-il
plus loin, entre mes mains une correspondance du gouverneur général avec la
Compagnie des Indes orientales. Cette correspondance concerne les tisserands
du district de Dacca. Le gouverneur dit dans ses lettres : il y a quelques
années la Compagnie des Indes orientales recevait six à huit millions de pièces
de coton, qui étaient fabriquées par les métiers du pays ; la demande en tomba
graduellement et fut réduite à un million de pièces environ.
Dans ce moment, elle a presque complètement
cessé. De plus, en 1800, l'Amérique du Nord a tiré des Indes presque 800 000
pièces de coton. En 1830, elle n'en tirait même pas 4.000. Enfin, en 1800, on a
embarqué, pour être transférées en Portugal, un million de pièces de coton. En
1830, le Portugal n'en recevait plus que 20 000.
Les rapports sur la détresse des tisserands
indiens .sont terribles. Et quelle fut l'origine de cette détresse ?
La présence sur le marché des produite
anglais ; la production de l'article au moyen du métier à vapeur. Un très grand
nombre de tisserands est mort d'inanition ; le restant a passé à d'autres
occupations et surtout aux travaux ruraux. Ne pas savoir changer d'occupation,
c'était un arrêt de mort. Et en ce moment, le district de Dacca regorge des
fils et des tissus anglais. La mousseline de Dacca, renommée dans tout le monde
pour sa beauté et la fermeté de sa texture, est également éclipsée par la
concurrence des machines anglaises. Dans toute l'histoire du commerce, on
aurait peut-être de la peine à trouver des souffrances pareilles à celles
qu'ont dû supporter de cette manière des classes entières dans. les Indes
orientales.
Le discours de M. le
docteur Bowring est d'autant plus remarquable que les faits qui y sont cités
sont exacts, et que les phrases dont il cherche à les pallier, portent tout à
fait le caractère d'hypocrisie commun à tous les serinons libre-échangistes. Il
représente les ouvriers comme des moyens de production qu'il faut remplacer par
des moyens de production moins coûteux. Il fait semblant de voir dans le travail
dont il parle, un travail tout à fait exceptionnel, et dans la machine qui a
écrasé les tisserands, une machine également exceptionnelle. Il oublie qu'il
n'y a pas de travail manuel qui ne soit susceptible de subir d'un jour à
l'autre le sort du tissage.
Le but constant et la tendance de tout
perfectionnement dans le mécanisme est, en effet, de se passer entièrement de
l'homme ou d'en diminuer le prix en substituant l'industrie des femmes et des
enfants à celle de l'ouvrier adulte ou le travail de l'ouvrier grossier a celui
de l'habile artisan. Dans la plupart des filatures par métiers continus, en
anglais throstlemills, la filature
est entièrement exécutée par des filles de seize ans et au-dessous. La
substitution de la mule-jenny automatique à la mule-jenny ordinaire a pour
effet de congédier la plupart des fileurs et de garder des enfants et des
adolescents.
Ces paroles du
libre-échangiste le plus passionné, M. le docteur Ure, servent à compléter les
confessions de M. Bowring. M. Bowring parle de quelques maux individuels, et
dit, en même temps, que ces maux individuels font périr des classes entières ;
il parle des souffrances passagères dans le temps de transition, et en même
temps qu'il en parle, il ne dissimule pas que ces souffrances passagères ont
été pour la plupart le passage de la vie à la mort, et pour le restant le
mouvement de transition dans une condition inférieure à celle dans laquelle ils
étaient placés auparavant. S'il dit. plus loin, que les malheurs de ces
ouvriers sont inséparables du progrès de l'industrie et nécessaires au
bien-être national, il dit simplement que le bien-être de la classe bourgeoise
a pour condition nécessaire le malheur de la classe laborieuse.
Toute la consolation
que M. Bowring prodigue aux ouvriers qui périssent, et, en général, toute la
doctrine de compensation que les free-traders
établissent, revient à ceci :
Vous autres, milliers
d'ouvriers qui périssez, ne vous désolez pas. Vous pouvez mourir en toute
tranquillité. Votre classe ne périra pas. Elle sera toujours assez nombreuse
pour que le capital puisse la décimer, sans avoir à craindre de l'anéantir.
D'ailleurs, comment voulez-vous que le capital trouve un emploi utile, s'il
n'avait pas soin de se ménager toujours la matière exploitable, les ouvriers,
pour les exploiter de nouveau ?
Mais aussi, pourquoi
poser encore comme problème à résoudre, l'influence que la réalisation du
libre-échange exercera sur la situation de la classe ouvrière ? Toutes les lois
que les économistes ont exposées, depuis Quesnay jusqu'à Ricardo, sont établies
dans la supposition que les entraves qui enchaînent encore la liberté
commerciale n'existent plus. Ces lois se confirment au fur et à mesure que le
libre-échange se réalise.
La première de ces
lois, c'est que la concurrence réduit le prix de toute marchandise au minimum
de ses frais de production. Ainsi le minimum de salaire est le prix naturel du
travail. Et qu'est-ce que le minimum du salaire ? C'est tout juste ce qu'il
faut pour faire produire les objets indispensables à la sustentation de
l'ouvrier, pour le mettre en état de se nourrir tant bien que mal et de
propager tant soit peu sa race.
Ne croyons pas pour
cela que l'ouvrier n'aura que ce minimum de salaire, ne croyons pas, non plus,
qu'il aura ce minimum de salaire toujours.
Non, d'après cette loi,
la classe ouvrière sera quelquefois plus heureuse. Elle aura parfois plus que
le minimum ; mais ce surplus ne sera que le supplément de ce qu'elle aura eu,
moins que le minimum, dans le temps de stagnation industrielle. Cela veut dire
que, dans un certain laps de temps qui est toujours périodique, dans ce cercle
que fait l'industrie, en passant par les vicissitudes de prospérité, de
surproduction, de stagnation, de crise, en comptant tout ce que la classe ouvrière
aura eu de plus et de moins que le nécessaire, on verra qu'en somme elle n'aura
eu ni plus ni moins que le minimum ; c'est-à-dire la classe ouvrière se sera
conservée comme classe après bien de malheurs, de misères et de cadavres
laissés sur le champ de bataille industriel. Mais qu'importe ? La classe
subsiste toujours et, mieux que cela, elle se sera accrue.
Ce n'est pas tout. Le
progrès de l'industrie produit des moyens d'existence moins coûteux. C'est
ainsi que l'eau-de-vie a remplacé la bière, que le coton a remplacé la laine et
le lin, et que la pomme de terre a remplacé le pain.
Ainsi, comme on trouve
toujours moyen d'alimenter le travail avec des choses moins chères et plus
misérables, le minimum du salaire va toujours en diminuant. Si ce salaire a
commencé à faire travailler l'homme pour vivre, il finit par faire vivre
l'homme d'une vie de machine. Son existence n'a d'autre valeur que celle d'une
simple force productive, et le capitaliste le traite en conséquence.
Cette loi du travail
marchandise, du minimum du salaire, se vérifiera à mesure que la supposition
des économistes, le libre-échange, sera devenue une vérité, une actualité.
Ainsi, de deux choses l'une : ou il faut renier toute l'économie politique
basée sur la supposition du libre-échange, ou bien il faut convenir que les
ouvriers seront frappés de toute la rigueur des lois économiques sous ce
libre-échange.
Pour nous résumer :
Dans l'état actuel de la société, qu'est-ce donc que le libre-échange ? C'est
la liberté du capital. Quand vous aurez fait tomber les quelques entraves
nationales qui enchaînent encore la marche du capital, vous n'aurez fait qu'en
affranchir entièrement l'action. Tant que vous laissez subsister le rapport du
travail salarié au capital, l'échange des marchandises entre elles aura beau se
faire dans les conditions les plus favorables, il y aura toujours une classe
qui exploitera, et une classe qui sera exploitée. On a véritablement de la
peine à comprendre la prétention des libre-échangistes, qui s'imaginent que l'emploi
plus avantageux du capital fera disparaître l'antagonisme entre les
capitalistes industriels et les travailleurs salariés. Tout au contraire, tout
ce qui en résultera, c'est que l'opposition de ces deux classes se dessinera
plus nettement encore.
Admettez un instant
qu'il n'y ait plus de lois céréales, plus de douane, plus d'octroi, enfin que
toutes les circonstances accidentelles, auxquelles l'ouvrier peut encore s'en
prendre, comme étant les causes de sa situation misérable, aient entièrement
disparu, et vous aurez déchiré autant de voiles qui dérobaient à ses yeux son
véritable ennemi.
Il verra que le capital
devenu libre ne le rend pas moins esclave que le capital vexé par les douanes.
Messieurs, ne vous en
laissez pas imposer [120] par le mot abstrait
de liberté. Liberté de qui ? Ce
n'est pas la liberté d'un simple individu, en présence d'un autre individu.
C'est la liberté qu'a le capital d'écraser le travailleur.
Comment voulez-vous
encore sanctionner la libre concurrence par cette idée de liberté quand cette
liberté n'est que le produit d'un état de choses basé sur la libre concurrence
?
Nous avons fait voir ce
que c'est que la fraternité que le libre-échange fait naître entre les
différentes classes d'une seule et même nation. La fraternité que le
libre-échange établirait entre les différentes nations de la terre ne serait
guère plus fraternelle. Désigner par le nom de fraternité universelle
l'exploitation à son état cosmopolite, c'est une idée qui ne pouvait prendre
origine que dans le sein de la bourgeoisie. Tous les phénomènes destructeurs
que la libre concurrence fait naître dans l'intérieur d'un pays se reproduisent
dans des proportions plus gigantesques sur le marché de l'univers. Nous n'avons
pas besoin de nous arrêter plus longuement aux sophismes que débitent à ce
sujet les libre-échangistes, et qui valent bien les arguments de nos trois
lauréats, MM. Hope, Morse et Greg.
On nous dit, par
exemple, que le libre-échange ferait naître une division du travail internationale
qui assignerait à chaque pays une production en harmonie avec ses avantages
naturels.
Vous pensez peut-être,
Messieurs, que la production du café et du sucre, c'est la destinée naturelle
des Indes occidentales.
Deux siècles
auparavant, la nature, qui ne se mêle guère du commerce, n'y avait mis ni café,
ni canne à sucre.
Et il ne se passera
peut-être pas un demi-siècle que vous n'y trouverez plus ni café ni sucre, car
les Indes orientales, par la production à meilleur marché, ont déjà victorieusement
combattu cette prétendue destinée naturelle des Indes occidentales. Et ces
Indes occidentales avec leurs dons naturels sont déjà pour les Anglais un
fardeau aussi lourd que les tisserands de Dacca, qui, eux aussi, étaient
destinés depuis l'origine des temps à tisser à la main.
Une chose encore qu'il
ne faut jamais perdre de vue, c'est que, de même que tout est devenu monopole,
il y a aussi de nos jours quelques branches industrielles qui dominent toutes
les autres et qui assurent aux peuples qui les exploitent le plus, l'empire sur
le marché de l'univers. C'est ainsi que dans le commerce international le coton
à lui seul a une plus grande valeur commerciale que toutes les autres matières
premières employées pour la fabrication des vêtements, prises ensemble. Et il
est véritablement risible de voir les libre-échangistes faire ressortir les
quelques spécialités dans chaque branche industrielle pour les mettre en
balance avec les produits de commun usage, qui se produisent à meilleur marché
dans les pays où l'industrie est le plus développée.
Si les
libre-échangistes ne peuvent pas comprendre comment un pays peut s’enrichir aux
dépens de l'autre, nous ne devons pas en être étonnés, puisque ces mêmes
messieurs ne veulent pas non plus comprendre comment, dans l'intérieur d'un
pays, une classe peut s'enrichir aux dépens d'une autre classe.
Ne croyez pas,
messieurs, qu'en faisant la critique de la liberté commerciale nous ayons
l'intention de défendre le système protectionniste.
On se dit ennemi du
régime constitutionnel, on ne se dit pas pour cela ami de l'ancien régime.
D'ailleurs, le système
protectionniste n'est qu'un moyen d'établir chez un peuple la grande industrie,
c'est-à-dire de le faire dépendre du marché de 1'univers, et du moment qu'on
dépend du marché de l'univers on dépend déjà plus ou moins du libre-échange.
Outre cela, le système protecteur contribue à développer la libre concurrence
dans l'intérieur d'un pays. C'est pour. quoi nous voyons que dans les pays où
la bourgeoisie commence à se faire valoir comme classe, en Allemagne, par
exemple, elle fait de grands efforts pour avoir des droite protecteurs. Ce sont
pour elle des armes contre la féodalité et contre le gouvernement absolu, c'est
pour elle un moyen de concentrer ses forces, de réaliser le libre-échange dans
l'intérieur du même pays.
Mais en général, de nos
jours, le système protecteur est conservateur, tandis que le système du
libre-échange est destructeur. Il dissout les anciennes nationalités et pousse
à l'extrême l'antagonisme entre la bourgeoisie et le prolétariat. En un mot, le
système de la liberté commerciale hâte la révolution sociale. C'est seulement
dans ce sens révolutionnaire, Messieurs, que je vote en faveur du
libre-échange.
ARKWRIGHT
RiCHARD (1732-1792) : inventeur de la machine à filer connue sous le nom de «
Mule Jenny ».
BASTIAT
FRÉDÉRIC (1801-1850) : économiste français, champion du libéralisme économique;
il combattit vigoureusement en 1848 les théories de Proudhon sur l'intérêt et
la banque. Auteur des Harmonies
économiques.
BLANQUI
ADOLPHE (1805-1881) : frère d'Auguste Blanqui économiste libre-échangiste,
principaux ouvrages : Résumé de
l'histoire du commerce et de l'industrie (1826); Histoire de l'économie
politique en Europe (1838); Les
classes ouvrières en France (1848).
BOISGUILLEBERT
PIERRE (1646-1714) : économiste français, précurseur des physiocrates. Avec
lui commence l'économie, politique classique en France.
FEUERBACH
Ludwig (1804-1872) : philosophe allemand, qui passa de l'hégélialisme de gauche
à un matérialisme dont Marx et Engels dénoncèrent par la suite les insuffisances
et les tendances à une certaine forme d'idéalisme.
FOURIER
FRANÇOIS-MARIE-CHARLES (1772-1835) : socialiste utopique français; il s'est
livré dans ses ouvrages à une remarquable critique des effets du capitalisme.
GRAY
JOHN (1798-1850) : socialiste utopique anglais, élève d'Owen; il voulait
résoudre la question sociale en créant une monnaie-travail qui servirait de
base d'échange.
GRUN
KARL (1813-1887) : socialiste allemand,
auteur d'un livre sur le Mouvement social
en France et en Belgique (1845).
HEGEL
Georg Wilhelm FRIEDRICH (1770-1831) :
principal représentant de la philosophie classique allemande et de
l'idéalisme objectif, qui découvrit les lois de la dialectique.
KANT
Emmanuel (1724-1804) : célèbre philosophe
allemand. Dans son fameux ouvrage, Critique
de la Raison Pure (1781), Kant développe la thèse agnostique selon laquelle
l'essence des choses est inconnaissable, la science ayant simplement pour objet
les apparences sensibles.
MALTHUS
THOMAS-ROBERT (1766-1834) : clergyman et
économiste anglais, auteur de la théorie de la surpopulation qui tend à
justifier la misère des classes laborieuses.
MILL
James (1773-1836) : historien
philosophe et économiste anglais.
QUESNAY
FRANÇOIS (1694-1774) : médecin et
économiste français, un des principaux fondateurs de l'économie politique, chef
de l'école des physiocrates.
RICARDO
DAVID (1772-1823) : économiste anglais,
qui peut être considéré comme le fondateur de l'école classique d'économie
politique.
RODBERTUS
Johann KARL (1805-1875) : économiste allemand,
théoricien du socialisme d'État.
SAINT-SIMON
CLAUDE-HENRY (1760-1825) : socialiste français
il imaginait une société basée sur l'organisation industrielle de la
production, éliminant les oisifs et soucieuse de l'amélioration du sort de la
classe la plus nombreuse et la plus pauvre.
SAY
JEAN (1767-1832) : économiste français
qui fit connaître en France les doctrines d'Adam Smith.
SISMONDI
JEAN-RICHARD-SIMONDE de (1773-1842) :
économiste et historien suisse.
SMITH
Adam (1723-1790) : économiste et
moraliste anglais. fondateur de l'école de l'économie libérale, auteur de La Richesse des nations.
THIERS
ADOLPHE (1797-1877) : homme d'État
français qui a laissé le triste souvenir d'avoir été le « bourreau de la
Commune ». Défenseur typique de la bourgeoisie. Auteur d'un livre : De la propriété (1848) auquel Marx fait
allusion.
TOLAIN
HENRI-LOUIS (1828-1897) : ouvrier ciseleur,
membre de l'Internationale dès l'origine. Élu député aux élections du 8 février 1871, prit position à l'Assemblée contre la Commune.
WEITLING
Wilhelm (1806-1871) : théoricien allemand
du communisme utopique; il sombra dans le mysticisme.
[1] KARL MARX : Contribution
à la critique de l'économie politique, Éditions sociales. 1957, p. 38. (N. R.).
[2] Voir l'annexe no 2 de cet
ouvrage.
[3] Du moins c'était le cas
jusqu'en ces derniers temps. Depuis que l'Angleterre perd de plus en plus le
monopole du marché mondial par suite de la participation de la France, de
l'Allemagne et surtout de l'Amérique au commerce International, une nouvelle
manière d'équilibrer semble vouloir s'établir. La période de prospérité générale
qui précède les crises n'apparaîtra pas toujours; et si elle faisait défaut,
une stagnation chronique, avec de légères fluctuations, deviendraient l'état
normal de J'industrie moderne. (Note d'Engels.)
[4] Pour l'établissement de
notre texte, nous nous sommes conformés à l'édition dite MEGA (Marx-Engels
Gesammtausgabe) Erste Abteilung, Band VI, Berlin 1932, qui reproduit l'édition
originale, Paris-Bruxelles, 1847. Toutefois nous avons tenu compte des quelques
corrections et notes apportées par Friedrich Engels pour 1re édition allemande
de 1885 et que l'on retrouve dans la réédition française de 1896.
Marx avait
écrit Misère de la philosophie directement en français : Il avait une
connaissance étendue et précise de notre langue. Néanmoins, par et par là, le
texte est incorrect. Sans verser dans le pédantisme, et tout en respectant la
formulation de l'auteur, nous avons cru bon de donner en note, en quelques
endroits, une version plus conforme à l'usage.
[5] PROUDHON : système des
contradictions, ou philosophie de la misère, tome I, chap. II.
[6] PROUDHON : Ouvrage cité, prologue p. 1.
[7] Sismosdi : Études, tome
II, page 162, édition de Bruxelles.
[8] LAUDERDALE : Recherches
sur la nature et J'origine de la richesse publique; traduit par Largentie de
Lavaisse. Paris, 1808.
[9] RICARDO : Principes d'économie politique, traduits par
Constancio, annotés par J.-B. Say, Paris, 1835; tome II, chapitre « Sur la
valeur et les richesses ».
[10] PROUDHON : Ouvrage cité,
tome I. p. 39.
[11] PROUDHON : Ouvrage cité,
tome I, p. 41.
[12] Idem, p. 41.
[13] Cours d'économie politique,
Paris. 1823, pp. 88 et 99.
[14] PROUDHON : Ouvrage cité,
tome. I. pp. 19-50.
[15] PROUDHON: Ouvrage cité, tome I. p. 68.
[16] RICARDO : Principes de
l'économie politique, etc. Traduits de l'anglais par J.-S. Constancio, Paria
1839, tome I, p. 3.
[17] Idem, pp. 4 et 5.
[18] Idem, p. 5.
[19] Idem, p. 5...
[20] RICARDO : Ouvrage cité,
tome I, p. 8.
[21] Idem.
[22] Idem, tome 1. pp. 9 et 10.
[23] Idem, tome I, p. 21.
[24] En marge, Engels écrit : « Chez Ricardo la valeur relative est la
valeur exprimée en numéraire. »
[25] RICARDO : Ouvrage cité,
tome I, p. 28.
[26] On sait que Ricardo
détermine la valeur d'une, marchandise par « la quantité de travail qui est
nécessaire pour l'obtenir ». Or la forme d'échange en vigueur dans tout système
de production fondé sur la production de marchandise - donc également dans le
système capitaliste - Implique que cette valeur ne soit pas exprimée
directement en quantités de travail main en quantités d'une autre marchandise.
La valeur d'une marchandise, exprimée par une certaine quantité d'une autre
marchandise (argent ou non), c'est ce que Ricardo appelle ma valeur relative.
(Note d'Engels pour l'édition de 1885.)
[27] Idem, tome I, p. 32.
[28] Idem, tome I. p. 105.
[29] Idem, tome II, p. 253.
[30] RICARDO : Ouvrage cité,
tome III, p. 259.
[31] RICARDO : Ouvrage cité, tome II, p. 253.
[32] La formule selon laquelle
le prix « naturel », c'est-à-dire normal de la force de travail coïncide avec
le salaire minimum, c'est-à-dire avec l'équivalent en valeur des subsistances
absolument nécessaires pour l'existence et la reproduction de l'ouvrier, cette
formule a été d'abord établie par moi dans L'esquisse
d'une critique de l'économie politique (annales franco-allemandes, 1844) et
dans La situation de la classe laborieuse en Angleterre. Comme ou le voit Jet.
Marx avait alors accepté cette formule. C'est à-nous deux que Lassalle l'a
empruntée. Mais s'il est vrai que dans la réalité le salaire a constamment
tendance à se rapprocher de son minimum, la formule ci-dessous n'en est pas
moins fausse. Le fait que la force de travail soit, en règle générale et en
moyenne payée au-dessous de sa valeur ne saurait modifier celle-ci. Dans Le
Capital, Marx a à la fois rectifié cette formule (section « Achat et vente de
la force de travail ») et développé les circonstances qui permettent à la
production capitaliste de faire baisser de plus en plus au-dessous de sa valeur
le prix de la force de travail (chapitre XXIII. La foi générale de
l'accumulation capitaliste). (Note d'Engels
pour l'édition de 1885.)
[33] PROUDHON : Ouvrage cité,
tome I, p. 61 et p. 188.
[34] Et pour vivre, perdre ce
qui est la raison de vivre. (N.R.)
[35] RICARDO : Ouvrage cité,
tome I, pp. 105 et 108.
[36] Idem, tome Il. p. 59.
[37] SISMONDI : Études, etc,
Édition de Bruxelles. tome Il. p. 267,
[38] BOISGUILLEBERT:
Dissertation sur la nature des richesses, Édition Daire.
[39] W. ATKINSON :
Principles of Political Economy, Londres 1840, pp. 170-195.
[40] « Troie n'est plus. »
(N.R.)
[41] Pour « de produire ». N.R.)
[42] Voir ci-dessus, p. 40, la «
Préface à la 2º édition allemande ».
(N.R.)
[43] Idem.
[44] BRAY : Labours Wrongs and
Labour's Remedy, Leeds 1839, pp. 17 et 41.
[45] Idem, pp. 33, 36 et 37.
[46] BRAY : Ouvrage cité, pp.
45. 48. 49 et 50.
[47] Idem, pp. 51, 52, 53 et 55.
[48] BRAY: Ouvrage cité, pp. 67,
88, 89, 94 et 109.
[49] BRAY : Ouvrage cité, p. 134.
[50] Idem, pp. 158, 160, 162,
168, 194 et 199.
[51] Comme toute autre théorie,
celle de M. Bray a trouvé Ses partisans qui se sont laissé tromper aux
apparences. On a fondé à Londres, à Sheffield, à Leeds et dans beaucoup
d'autres villes en Angleterre, des equitable-labour-exchange-bazars.
Ces bazars, après avoir absorbé des capitaux considérables, ont tous fait
des faillites scandaleuses. On en a perdu le goût pour toujours : avis à M.
Proudhon ! (Note de Marx.)
[52] On sait que Proudhon n'a
pas tenu compte de cet avertissement. En 1849 Il essaya lui-même d'ouvrir une
nouvelle banque d'échange à Paris. Mais elle fit faillite avant même d'être
entrée vraiment en fonctions. Des poursuites judiciaires furent engagées envers
Proudhon à la suite de ce krach. (Note
d'Engels pour l'édition de 1886)
[53] VOLTAIRE : Système de Law.
[54] RICARDO : Ouvrage cité.
[55] RICARDO : Ouvrage cité.
[56] BOISGUILLEBERT :
Économistes financiers du XVIIIe siècle, Édition Daire, p. 422.
[57] PROUDHON : Ouvrage cité, tome I, p. 81.
[58] Encyclopaedia Motropolitana
or Universal Dictionary of Knowledge, vol. IV, à l'article Political Economy,
par Senior, London, 1836. (Voyez aussi, sur cette expression J. ST. MILL :
Essays an some unsettled Questions of Political Economy, London, 1844, et TOOKE
: An History of Prices, etc., London, 1838.)
[59] PROUDHON : Ouvrage cité.
[60] TH. COOPER : Lectures on
the Elements of Political Economy, Columbia, 1826.
[61] T. SADLER : The Law of
Population. London, 1830.
[62] PROUDHON : Ouvrage cité.
[63] RICARDO : Ouvrage cité.
[64] PROUDHON : Ouvrage cité,
tome I, p. 146.
[65] Pour « ... l'individuallté
d'une maison ». (N.R.)
[66] HEGEL : Logique, tome III.
[67] Ceci était tout à. fait
exact en l'an 1847. A cette époque le commerce mondial des États-Unis se
limitait, pour l'essentiel, à l'importation d'immigrants et de produits
Industriels et à. l'exportation de coton et de tabac, donc de produits du
travail des esclaves du Sud. Les États du Nord produisaient principalement du
blé et de la viande pour les États esclavagistes. C'est seulement à partir du
moment où le Nord ne mit à produire du blé et de la viande pour l'exportation
et devint parallèlement un pays Industriel, et à partir du moment où le
monopole du cotonnier des États-Unis a vu naître une puissante concurrence en
Égypte, au Brésil et aux Indes que l'abolition de l'esclavage était possible.
Même alors elle eut pour conséquence la ruine du Sud qui n'a pas réussi A
remplacer l'esclavage patent des Noirs par l'esclavage camouflé des coolies
chinois et Indiens. (Note d’Engels pour l'édition
de 1885.)
[68] PROUDHON : Ouvrage cité,
tome II, p. 97.
[69] PROUDHON : Ouvrage cité,
tome II, p. 102.
[70] PROUDHON : Ouvrage cité.
tome I, p. 133.
[71] Pour « ... chercher la
science ». (N.R.)
[72] « A chacun son dû ». (N.R.)
[73] LEMONTEY : Oeuvres
complètes, Parts, 1840, tome 1er, p. 245.
[74] A. FERGUSON : Essai sur
l'Histoire de la société civile, Parts, 1783.
[75] PROUDHON : Ouvrage cité,
tome I, p. 97.
[76] Ce qu'il fallait démontrer.
(N.R.)
[77] Apprenti maçon. (N.R.)
[78] BABBAGE : Traité sur
l'économie des machines, etc., Paris, 1833.
[79] André URE : Philosophie des
manufactures ou Économie industrielle, tome I, chap. 1er.
[80] « Dans les pays infidèles.
» (N.R.)
[81] PROUDHON : Ouvrage cité,
tome Il, p. 265.
[82] Idem, tome II. p. 265.
[83] « L'horreur du vide. »
(N.R.)
[84] PROUDHON : Ouvrage cité.
tome II, p 265.
[85] Pour... « pour le
propriétaire » (N.R)
[86] Voir PETTY, économiste
anglais du temps de Charles II.
[87] PROUDHON : Ouvrage cité
tome I, pp. 110 et 111.
[88] PROUDHON : Ouvrage cité.
tome I, pp. 281 et 262.
[89] PROUDHON : Ouvrage Cité,
Tome I. pp. 237 et 235.
[90] 2 Pour « ... plus il y a
d'éléments ».
[91] C'est-à-dire les
socialistes de l'époque, les fouriéristes en France, les partisane d'Owen en
Allemagne. (Note d'Engels pour l'édition de 1885.)
[92] États, au sens historique
tels qu'ils existant à l'époque féodale, c'est-à-dire des états possédant des
privilèges précis et limités. La révolution bourgeoise abolit ces états et
leurs privilèges. La société bourgeoise ne connaît plus que des classes.
C'était donc une contradiction historique que de désigner le prolétariat noua
le nom de « quatrième état ». (Note d'Engels pour l'édition de 1885.)
[93] Extrait du Social-Demokrat,
nos 16, 17 et 18. 1. 3 et 5 février 1865 (N.R.)
[94] En français dans le texte.
[95] En français dans le texte.
[96] Ces deux mots en anglais
dans le texte, « sensational pamphlet ».
[97] En français dans le texte.
[98] BRISSOT DE WARVILLE :
Rechercher sur le droit de propriété et sur le vol, etc., Berlin, 1782. (Dans
le Vle vol. de la Bibliothèque philosophique du législateur, par BRISSOT DE
WARVILLE.)
[99] En français dans le texte.
[100] « En disant que les rapports
actuels, - les rapports de la production bourgeoise. - sont naturels, les
économistes font entendre que ce sont des rapports dans lesquels se crée la
richesse et se développent les forces productives aux lois naturelles
indépendantes de l'influence du temps. Ce sont des lois éternelles qui doivent
toujours régir la société. Ainsi, il y a eu de l'histoire mais il n'y en a
plus. » Misère de la philosophie.
[101] Voir la section 2 de cette
édition électronique : LA DIVISION DU TRAVAIL ET LES MACHINES. Le bon côté
et le mauvais côté de la division du travail.
[102] En français dans le texte.
[103] En français dans le texte.
[104] En français dans le texte.
[105] K. MARX : Contribution à la
critique de l'économie politique, Éditions sociales, Paris 1957, pp. 39 à 49.
[106] En français dans le texte.
[107] Extrait de Karl MARX :
Contribution à la critique de l'économie politique, pp. 55-58. Editions
sociales 1957.
[108] John GRAY : The Social
System. A treatise on the principle of Exchange, Edimbourg, 1831. Voir, du même
auteur : Lectures on the Nature and Use of Money, Edimbourg, 1848. Après la
révolution de février, Gray envoya au gouvernement provisoire français un
mémoire dans lequel Il lui fait savoir que la France avait besoin non d'une
organisation du travail (organisation of labour), mals d'une organisation de
l'échange (organisation of exchange). dont le plan ne trouvait complètement
élaboré dans le système monétaire qu'il avait enfanté. Le brave John ne ne
doutait pas que, seize ans après la parution du Social System Proudhon, cet
homme à, l'esprit Inventif prendrait un brevet pour la même découverte.
[109] GRAY : The Social System,
etc., p. 63. « L'argent ne devrait être, tu nomme, qu'un reçu, la preuve que le
détenteur a contribué pour une certaine valeur à la richesse nationale
existante (ta the national stock of wealth), ou qu'il a acquis un droit à
ladite valeur de quelque personne y ayant elle-même fait apport. »
[110] « Qu'un produit préalablement
estimé à une certaine valeur soit dans une banque et qu'on le retire quand on
en aura besoin, en stipulant seulement par une convention générale que celui
qui dépose un bien quelconque dans la banque nationale proposée pourra en
retirer une valeur égale de quelque marchandise que ce soit, contenue dans la
banque, au lieu d'être obligé de retirer le produit même qu'il y aura déposé. »
(GRAY : ?The Social System, etc., pp. 67-68.)
[111] Ibid, p. 16.
[112] GRAY : Lectures on Money,
etc., p. 182 [183].
[113] Ibid, P. 169.
[114] Les affaires de tout pays
devraient être conduites sur la base d'un capital national. » (John GRAY : The
Social System, etc., p. 171.)
[115] « Il faut que le sol soit
transformé en propriété nationale » (ibid., p. 298).
[116] Voir, par exemple, W.
THOMPSON : An Inquiry into the Distribution of Wealth, etc., Londres, 1827;
BRAY : Labours Wrongs and Labours Remedy, Leeds, 1839.
[117] On peut considérer comme le
compendium de cette mélodramatique théorie de la monnaie l'ouvrage d'Alfred
DARIMON : De la réforme des banques, Parla, 1856.
[118] Ce discours, prononcé à la
séance publique du 7 Janvier 1848 de l'Association démocratique de Bruxelles
est conforme au texte de la brochure originale publiée à Bruxelles en 1848, aux
frais de l'Association.
[119] Ici, comme dans la suite de
ce texte. Marx désigne par « lois céréales » les « lois sur les céréales ».
(N.R.)
[120] Marx avait écrit : « ... ne
vous laissez pas en imposer » (N. R.)
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