Le manifeste du Parti communiste
1847
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"Cet ouvrage expose avec une clarté et une vigueur remarquables la
nouvelle conception du monde,
la matérialisme conséquent étendu à la vie sociale, la dialectique,
science la plus vaste et la plus profonde de l'évolution, la théorie de
la lutte des classes et du rôle révolutionnaire dévolu dans l'histoire
mondiale au prolétariat, créateur d'une société nouvelle, la société
communiste."
Lénine
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Le manifeste du Parti communiste
K. Marx - F. Engels
Préface à l’édition allemande de 1872
La
Ligue des communistes, association ouvrière internationale
qui, dans les circonstances d'alors, ne pouvait être évidemment
que secrète, chargea les soussignés, délégués
au congrès tenu à Londres en novembre 1847, de rédiger
un programme détaillé, à la fois théorique
et pratique, du Parti et destiné à la publicité.
Telle est l'origine de ce Manifeste dont le manuscrit, quelques
semaines avant la révolution de Février ,
fut envoyé à Londres pour y être imprimé.
Publié d'abord en allemand, il a eu dans cette langue au moins
douze éditions différentes en Allemagne, en Angleterre
et en Amérique. Traduit en anglais par Miss Hélène
Macfarlane, il parut en 1850, à Londres, dans le Red
Republican, et, en 1871, il eut, en Amérique, au moins
trois traductions anglaises. Il parut une première fois en
français à Paris, peu de temps avant l'insurrection de
juin 1848 ,
et, récemment, dans Le Socialiste de New York. Une
traduction nouvelle est en préparation. On en fit une édition
en polonais à Londres, peu de temps après la première
édition allemande. Il a paru en russe à Genève,
après 1860. Il a été également traduit en
danois peu après sa publication.
Bien
que les circonstances aient beaucoup changé au cours des
vingt-cinq dernières années, les principes généraux
exposés dans ce Manifeste conservent dans leurs grandes
lignes, aujourd'hui encore, toute leur exactitude. Il faudrait
revoir, çà et là, quelques détails. Le
Manifeste explique lui-même que l'application des principes
dépendra partout et toujours des circonstances historiques
données, et que, par suite, il ne faut pas attribuer trop
d'importance aux mesures révolutionnaires énumérées
à la fin du chapitre II. Ce passage serait, à bien des
égards, rédigé tout autrement aujourd'hui. Etant
donné les progrès immenses de la grande industrie dans
les vingt-cinq dernières années et les progrès
parallèles qu'a accomplis, dans son organisation en parti, la
classe ouvrière, étant donné les expériences,
d'abord de la révolution de février, ensuite et surtout
de la Commune de Paris qui, pendant deux mois, mit pour la première
fois aux mains du prolétariat le pouvoir politique, ce
programme est aujourd'hui vieilli sur certains points. La Commune,
notamment, a démontré que "la classe ouvrière
ne peut pas se contenter de prendre telle quelle la machine de l'Etat
et de la faire fonctionner pour son propre compte" (voir Der
Bürgerkrieg in Frankreich. Adresse des Generalrats der
Internationalen Arbeiterassoziation, édition allemande, S. 19,
où cette idée est plus longuement développée).
En outre, il est évident que la critique de la littérature
socialiste présente une lacune pour la période
actuelle, puisqu'elle s'arrête à 1847. Et, de même,
si les remarques sur la position des communistes à l'égard
des différents partis d'opposition (chapitre IV) sont exactes
aujourd'hui encore dans leurs principes, elles sont vieillies dans
leur application parce que la situation politique s'est modifiée
du tout au tout et que l'évolution historique a fait
disparaître la plupart des partis qui y sont énumérés.
Cependant,
le Manifeste est un document historique que nous ne nous attribuons
plus le droit de modifier. Une édition ultérieure sera
peut-être précédée d'une introduction qui
comblera la lacune entre 1847 et nos jours; la réimpression
actuelle nous a pris trop à l'improviste pour nous donner le
temps de l'écrire.
Karl Marx, Friedrich Engels
Londres, 24 juin 1872
Notes
Il s'agit de la révolution de Février 1848 en
France.(N.R.)
Il s'agit de l'insurrection du prolétariat parisien qui eut
lieu les 23-26 juin; elle marqua le point culminant de la révolution
de 1848-1849 en Europe.(N.R.)
1847
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"Cet ouvrage expose avec une clarté et une vigueur remarquables la
nouvelle conception du monde,
la matérialisme conséquent étendu à la vie sociale, la dialectique,
science la plus vaste et la plus profonde de l'évolution, la théorie de
la lutte des classes et du rôle révolutionnaire dévolu dans l'histoire
mondiale au prolétariat, créateur d'une société nouvelle, la société
communiste."
Lénine
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Le manifeste du Parti communiste
K. Marx - F. Engels
Préface à l’édition russe de 1882
La première édition russe du Manifeste du Parti
communiste, traduit par Bakounine, parut peu après 1860
à l'imprimerie du Kolokol .
A cette époque une édition russe de cet ouvrage avait
tout au plus pour l'Occident l'importance d'une curiosité
littéraire. Aujourd'hui, il n'en va plus de même.
Combien était étroit le terrain où se propageait
le mouvement prolétarien à cette époque
(décembre 1847), c'est ce qui ressort parfaitement du dernier
chapitre : "Position des communistes envers les différents
partis d'opposition dans les divers pays." La Russie et les
Etats-Unis notamment n'y sont pas mentionnés. C'était
le temps où la Russie formait la dernière grande
réserve de la réaction européenne, et où
l'émigration aux Etats-Unis absorbait l'excédent des
forces du prolétariat européen. Ces deux pays
fournissaient à l'Europe des matières premières
et lui offraient en même temps des débouchés pour
l'écoulement de ses produits industriels. Tous deux servaient
donc, de l'une ou l'autre manière, de contrefort à
l'organisation sociale de l'Europe.
Que
tout cela est changé aujourd'hui ! C'est précisément
l'émigration européenne qui a rendu possible le
développement colossal de l'agriculture en Amérique du
Nord, développement dont la concurrence ébranle dans
ses fondements la grande et la petite propriété
foncière en Europe. C'est elle qui a, du même coup,
donné aux Etats-Unis la possibilité de mettre en
exploitation ses énormes ressources industrielles, et cela
avec une énergie et à une échelle telles que le
monopole industriel de l'Europe occidentale, et notamment celui de
l'Angleterre, disparaîtra à bref délai. Ces deux
circonstances réagissent à leur tour de façon
révolutionnaire sur l'Amérique elle-même. La
petite et la moyenne propriété des farmers, cette
assise de tout l'ordre politique américain, succombe peu à
peu sous la concurrence de fermes gigantesques, tandis que, dans les
districts industriels, il se constitue pour la première fois
un nombreux prolétariat à côté d'une
fabuleuse concentration du Capital.
Passons
à la Russie. Au moment de la révolution de 1848-1849,
les monarques d'Europe, tout comme la bourgeoisie d'Europe, voyaient
dans l'intervention russe le seul moyen de les sauver du prolétariat
qui commençait tout juste à prendre conscience de sa
force. Le tsar fut proclamé chef de la réaction
européenne. Aujourd'hui, il est, à Gatchina, le
prisonnier de guerre de la révolution ,
et la Russie est à l'avant-garde du mouvement révolutionnaire
de l'Europe.
Le
Manifeste communiste avait pour tâche de proclamer la
disparition inévitable et prochaine de la propriété
bourgeoise. Mais en Russie, à côté de la
spéculation capitaliste qui se développe fiévreusement
et de la propriété foncière bourgeoise en voie
de formation, plus de la moitié du sol est la propriété
commune des paysans. Il s'agit, dès lors, de savoir si la
communauté paysanne russe, cette forme déjà
décomposée de l'antique propriété commune
du sol, passera directement à la forme communiste supérieure
de la propriété foncière, ou bien si elle doit
suivre d'abord le même processus de dissolution qu'elle a subi
au cours du développement historique de l'Occident.
La
seule réponse qu'on puisse faire aujourd'hui à cette
question est la suivante : si la révolution russe donne le
signal d'une révolution prolétarienne en Occident, et
que toutes deux se complètent, la propriété
commune actuelle de la Russie pourra servir de point de départ
à une évolution communiste.
Karl Marx, Friedrich Engels
Londres, 21 janvier 1882
Notes
Cette traduction parut en 1869; la date de publication indiquée
dans la préface d'Engels à l'édition anglaise
de 1888, est elle aussi inexacte. (N.R.)
Il s'agit de la situation créée à la suite de
l'assassinat de l'empereur Alexandre II, le ler mars 1881, par des
membres de l'organisation terroriste "Narodnaïa Volia"
("Volonté du peuple"); son successeur sur le trône
de Russie, Alexandre III s'était retranché à
Gatchina par crainte du mouvement révolutionnaire et de
nouveaux actes de terrorisme de la part de "Narodnaïa
Volia". (N.R.)
1847
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"Cet ouvrage expose avec une clarté et une vigueur remarquables la
nouvelle conception du monde,
la matérialisme conséquent étendu à la vie sociale, la dialectique,
science la plus vaste et la plus profonde de l'évolution, la théorie de
la lutte des classes et du rôle révolutionnaire dévolu dans l'histoire
mondiale au prolétariat, créateur d'une société nouvelle, la société
communiste."
Lénine
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Le manifeste du Parti communiste
K. Marx - F. Engels
Préface à l’édition allemande de 1883
Il me faut malheureusement signer seul la préface de cette
édition. Marx, l'homme auquel toute la classe ouvrière
d'Europe et d'Amérique doit plus qu'à tout autre, Marx
repose au cimetière de Highgate, et sur sa tombe verdit déjà
le premier gazon. Après sa mort, il ne saurait être
question moins que jamais de remanier ou de compléter le
Manifeste. Je crois d'autant plus nécessaire d'établir
expressément, une fois de plus, ce qui suit.
L'idée
fondamentale et directrice du Manifeste, à savoir que la
production économique et la structure sociale qui en résulte
nécessairement forment, à chaque époque
historique, la base de l'histoire politique et intellectuelle de
cette époque; que par suite (depuis la dissolution de la
propriété commune du sol des temps primitifs), toute
l'histoire a été une histoire de luttes de classes, de
luttes entre classes exploitées et classes exploitantes, entre
classes dominées et classes dominantes, aux différentes
étapes de leur développement social; mais que cette
lutte a actuellement atteint une étape où la classe
exploitée et opprimée (le prolétariat) ne peut
plus se libérer de la classe qui l'exploite et l'opprime (la
bourgeoisie), sans libérer en même temps et à
tout jamais la société entière de
l'exploitation, de l'oppression et des luttes de classes; cette idée
maîtresse appartient uniquement et exclusivement à Marx
.
Je l'ai souvent déclaré, mais il faut maintenant que cette
déclaration figure aussi en tête du Manifeste.
Friedrich Engels
Londres, 28 juin 1883
Notes
Cette idée, ai-je écrit dans la préface à
l'édition anglaise, cette idée qui selon moi, est
appelée à marquer pour la science historique le même
progrès que la théorie de Darwin pour la biologie,
nous nous en étions tous deux approchés peu à
peu, plusieurs années déjà avant 1845. Jusqu'où
j'étais allé moi-même dans cette direction, de
mon propre gré, on peut en juger par mon livre La situation
de la classe laborieuse en Angleterre. Quand au printemps 1845 je
revis Marx à Bruxelles, il l'avait déjà
élaborée et il me l'a exposée à peu près
aussi clairement que je l'ai fait ici, moi-même." (Note
d'Engels pour l'édition allemande de 1890.)
Darwin, Charles Robert (1809-1882), savant anglais, fondateur de la biologie
matérialiste. Darwin fut le premier à donner une base
strictement scientifique à la théorie de l'évolution
biologique et à démontrer que cette évolution
du monde organique va des formes simples aux formes complexes, que
l'apparition de nouvelles formes aussi bien que la disparition des
vieilles formes sont le résultat d'un développement
historique de la nature. L'idée fondamentale de la théorie
de Darwin est son enseignement sur l'origine des espèces par
voie de sélection naturelle et artificielle. Darwin affirme
que la mutabilité et l'hérédité sont
propres à chaque organisme vivant, que celles des mutations
qui se sont avérées utiles à un animal ou à
une plante s'y fixent et commencent à déterminer
l'apparition de nouvelles espèces animales et végétales.
Les principes et les arguments essentiels de la doctrine de Darwin
sont exposées dans son ouvrage l'Origine des espèces
(1859). (N.R.)
Le manifeste du Parti communiste
K. Marx - F. Engels
Préface à l’édition anglaise de 1888
Le Manifeste est le programme de la Ligue des communistes, association
ouvrière, d'abord exclusivement allemande, ensuite
internationale et qui, dans les conditions politiques qui existaient
sur le Continent avant 1848, ne pouvait qu'être une société
secrète. Au congrès de la Ligue qui s'est tenu à
Londres, en novembre 1847, Marx et Engels se voient confier la tâche
de rédiger, aux fins de publication, un ample programme
théorique et pratique du Parti. Travail achevé en
janvier 1848, et dont le manuscrit allemand fut envoyé à
Londres pour y être imprimé, à quelques semaines
de la révolution française du 24 février. La
traduction française vit le jour à Paris, dès
avant l'insurrection de juin 1848. La première traduction
anglaise, due à Miss Hélène Macfarlane, parut
dans le Red Republican de George Julian Harney, Londres 1850.
Ont paru également les éditions danoise et polonaise.
La défaite de l'insurrection parisienne de juin 1848 - la
première grande bataille entre prolétariat et
bourgeoisie - devait de nouveau, pour une certaine période,
refouler à l'arrière-plan les revendications sociales
et politiques de la classe ouvrière européenne. Depuis
lors, seuls les divers groupes de la classe possédante
s'affrontaient de nouveau dans la lutte pour la domination, tout
comme avant la révolution de février; la classe
ouvrière a dû combattre pour la liberté d'action
politique et s'aligner sur les positions extrêmes de la partie
radicale des classes moyennes. Tout mouvement prolétarien
autonome, pour peu qu'il continuât à donner signe de
vie, était écrasé sans merci. Ainsi, la police
prussienne réussit à dépister le Comité
central de la Ligue des communistes, qui résidait alors à
Cologne. Ses membres furent arrêtés et, après
dix-huit mois de détention, déférés en
jugement, en octobre 1852. Ce fameux "procès des
communistes à Cologne" dura du 4 octobre au 12 novembre;
sept personnes parmi les prévenus furent condamnées à
des peines allant de trois à six ans de forteresse.
Immédiatement après le verdict, la Ligue fut
officiellement dissoute par les membres demeurés en liberté.
Pour ce qui est du Manifeste, on l'eût cru depuis lors voué
à l'oubli.
Lorsque
la classe ouvrière d'Europe eut repris suffisamment de forces
pour un nouvel assaut contre les classes dominantes, naquit
l'Association internationale des travailleurs. Cependant, cette
Association qui s'était constituée dans un but précis
- fondre en un tout les forces combatives du prolétariat
d'Europe et d'Amérique ne pouvait proclamer d'emblée
les principes posés dans le Manifeste. Le programme de
l'Internationale devait être assez vaste pour qu'il fût
accepté et par les trade-unions anglaises, et par les adeptes
de Proudhon
en France, Belgique, Italie et Espagne, et par les lassaliens
en Allemagne. Marx qui rédigea ce programme de façon à
donner satisfaction à tous ces partis, s'en remettait
totalement au développement intellectuel de la classe
ouvrière, qui devait être à coup sur le fruit de
l'action et de la discussion commune. Par eux-mêmes les
événements et les péripéties de la lutte
contre le Capital- les défaites plus encore que le succès
- ne pouvaient manquer de faire sentir aux ouvriers l'insuffisance de
toutes leurs panacées et les amener à comprendre à
fond les conditions véritables de leur émancipation. Et
Marx avait raison. Quand, en 1874, l'Internationale cessa d'exister,
les ouvriers n'étaient plus du tout les mêmes que lors
de sa fondation en 1864. Le proudhonisme en France, le lassallisme en
Allemagne étaient à l'agonie et même les
trade-unions anglaises, alors ultra-conservatrices, et ayant depuis
longtemps, dans leur majorité, rompu avec l'Internationale,
approchaient peu à peu du moment où le président
de leur congrès qui s'est tenu l'an dernier à Swansea,
pouvait dire en leur nom : "Le socialisme continental a cessé
d'être pour nous un épouvantail." A la vérité,
les principes du Manifeste avaient pris un large développement
parmi les ouvriers de tous les pays.
Ainsi, le Manifeste s'est mis une nouvelle fois au premier plan. Après
1850, le texte allemand fut réédité plusieurs
fois en Suisse, Angleterre et Amérique. En 1872, il est
traduit en anglais à New York et publié dans
Woodhull and Claflin's Weekly. D'après ce texte anglais,
Le Socialiste new-yorkais a publié la traduction
française. Par la suite, parurent en Amérique au moins
encore deux traductions anglaises plus ou moins déformées,
dont l'une fut rééditée en Angleterre. La
première traduction en russe, faite par Bakounine, fut éditée
aux environs de 1863 par l'imprimerie du Kolokol d'Herzen, à
Genève; la deuxième traduction, due à l'héroïque
Véra Zassoulitch, sortit de même à Genève
en 1882. Une nouvelle édition danoise est lancée par la
Socialdemokratisk Bibliothek à Copenhague en 1885; une
nouvelle traduction française a été publiée
par Le Socialiste de Paris, en 1886. D'après cette
traduction, a paru une version espagnole, publiée à
Madrid en 1886. Point n'est besoin de parler des éditions
allemandes réimprimées, on en compte au moins douze. La
traduction arménienne, qui devait paraître il y a
quelques mois à Constantinople, n'a pas vu le jour, comme on
me l'a dit, uniquement parce que l'éditeur avait craint de
sortir le livre avec le nom de Marx, tandis que le traducteur
refusait de se dire l'auteur du Manifeste. Pour ce qui est des
nouvelles traductions en d'autres langues, j'en ai entendu parler,
mais n'en ai jamais vu. Ainsi donc, l'histoire du Manifeste reflète
notablement celle du mouvement ouvrier contemporain; à l'heure
actuelle, il est incontestablement l’œuvre la plus
répandue, la plus internationale de toute la littérature
socialiste. Le programme commun de millions d'ouvriers, de la Sibérie
à la Californie.
Et,
cependant, au moment où nous écrivions, nous ne
pouvions toutefois l'intituler le Manifeste socialiste. En 1847, on
donnait le nom de socialistes, d'une part, aux adeptes des divers
systèmes utopiques : les owenistes
en Angleterre et les fouriéristes
en France, et qui n'étaient déjà plus les uns et
les autres, que de simples sectes agonisantes; d'autre part, aux
médicastres sociaux de tout acabit qui promettaient, sans
aucun préjudice pour le Capital et le profit, de guérir
toutes les infirmités sociales au moyen de toutes sortes de
replâtrage. Dans les deux cas, c'étaient des gens qui
vivaient en dehors du mouvement ouvrier et qui cherchaient plutôt
un appui auprès des classes "cultivées". Au
contraire, cette partie des ouvriers qui, convaincue de
l'insuffisance de simples bouleversements politiques, réclamait
une transformation fondamentale de la société,
s'appelait alors communiste. C'était un communisme à
peine dégrossi, purement instinctif, parfois un peu grossier,
mais cependant il pressentait l'essentiel et se révéla
assez fort dans la classe ouvrière pour donner naissance au
communisme utopique : en France, celui de Cabet
et en Allemagne, celui de Weitling
. En 1847, le socialisme signifiait un mouvement bourgeois, le
communisme, un mouvement ouvrier. Le socialisme avait, sur le
continent tout au moins, ses entrées dans le monde, pour le
communisme, c'était exactement le contraire. Et comme, dès
ce moment, nous étions d'avis que "l'émancipation
des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs
eux-mêmes", nous ne pouvions hésiter un instant sur
la dénomination à choisir. Depuis, il ne nous est
jamais venu à l'esprit de la rejeter.
Bien
que le Manifeste soit notre œuvre commune, j'estime néanmoins
de mon devoir de constater que la thèse principale, qui en
constitue le noyau, appartient à Marx. Cette thèse est
qu'à chaque époque historique, le mode prédominant
de la production économique et de l'échange et la
structure sociale qu'il conditionne, forment la base sur laquelle
repose l'histoire politique de ladite époque et l'histoire de
son développement intellectuel, base à partir de
laquelle seulement elle peut être expliquée; que de ce
fait toute l'histoire de l'humanité (depuis la décomposition
de la communauté primitive avec sa possession commune du sol)
a été une histoire de luttes de classes, de luttes
entre classes exploiteuses et exploitées et opprimées;
que l'histoire de cette lutte de classes atteint à l'heure
actuelle, dans son développement, une étape où
la classe exploitée et opprimée - le prolétariat
- ne peut plus s'affranchir du joug de la classe qui l'exploite et
l'opprime - la bourgeoisie - sans affranchir du même coup, une
fois pour toutes, la société entière de toute
exploitation, oppression, division en classes et lutte de classes.
Cette
idée qui selon moi est appelée à marquer pour la
science historique le même progrès que la théorie
de Darwin pour la biologie, nous nous en étions tous deux
approchés peu à peu, plusieurs années déjà
avant 1845. Jusqu'où j'étais allé moi-même
dans cette direction, de mon propre gré, on peut en juger par
mon livre La situation de la classe laborieuse en Angleterre
.
Quand au printemps 1845 je revis Marx à Bruxelles, il l'avait
déjà élaborée et il me l'a exposée
à peu près aussi clairement que je l'ai fait ici,
moi-même.
Je
reproduis les lignes suivantes empruntées à notre
préface commune à l'édition allemande de 1872 :
"Bien
que les circonstances aient beaucoup changé au cours des vingt
dernières années, les principes généraux
exposés dans ce Manifeste conservent dans leurs grandes
lignes, aujourd'hui encore, toute leur exactitude. Il faudrait
revoir, çà et là, quelques détails. Le
Manifeste explique lui-même que l'application des principes
dépendra partout et toujours des circonstances historiques
données, et que, par suite, il ne faut pas attribuer trop
d'importance aux mesures révolutionnaires énumérées
à la fin du chapitre II. Ce passage serait, à bien des
égards, rédigé tout autrement aujourd'hui. Etant
donné les progrès immenses de la grande industrie dans
les vingt-cinq dernières années et les progrès
parallèles qu'a accomplis, dans son organisation en parti, la
classe ouvrière, étant donné les expériences,
d'abord de la révolution de Février, ensuite et surtout
de la Commune de Paris qui, pendant deux mois, mit pour la première
fois aux mains du prolétariat le pouvoir politique, ce
programme est aujourd'hui vieilli sur certains points. La Commune,
notamment, a démontré que "la classe ouvrière
ne peut pas se contenter de prendre telle quelle la machine d'Etat et
de la faire fonctionner pour son propre compte" (voir The
Civil War in France; Address of the General Council of the
International Working-men's Association. London Truelove,
1871, p. 15, où cette idée est plus longuement
développée). En outre, il est évident que la
critique de la littérature socialiste présente une
lacune pour la période actuelle, puisqu'elle s'arrête à
1847. Et, de même, si les remarques sur la position des
communistes à l'égard des différents partis
d'opposition (chapitre IV) sont exactes aujourd'hui encore dans leurs
principes, elles sont vieillies dans leur application parce que la
situation politique s'est modifiée du tout au tout et que
l'évolution historique a fait disparaître la plupart des
partis qui y sont énumérés.
Cependant, le Manifeste est un document historique que nous n'avons plus le
droit de modifier."
La
traduction que nous présentons est de M. Samuel Moore,
traducteur de la plus grande partie du Capital de Marx. Nous
l'avons revue ensemble et j'ai ajouté quelques remarques
explicatives d'ordre historique.
Notes
Lassale nous a toujours affirmé, personnellement, qu'il était
le disciple de Marx et, comme tel, il se plaçait sur le
terrain du Manifeste. Mais dans sa propagande publique (1862-1864),
il n'allait pas au-delà des associations productives
créditées par l'Etat. (Note d'Engels.)
Partisans et adeptes du socialiste utopique anglais Robert Owen
(1771-1858) qui critiquait vigoureusement le régime
capitaliste mais ne savait mettre à nu les véritables
racines des contradictions du capitalisme. Il estimait que la cause
première de l'inégalité sociale résidait
dans la diffusion insuffisante de l'instruction et non dans le mode
de production capitaliste lui-même, que cette inégalité
pouvait être supprimée par la diffusion des
connaissances et par des reformes sociales dont il préconisait
un large programme. Il se représentait la future société
"rationnelle" sous forme d'une libre fédération
de petites communes autonomes. Cependant les efforts tentés
par Owen pour appliquer ses idées n'eurent pas de succès.
(Voir également III.3 de la présent ouvrage). (N.R.)
Partisans et disciples de Charles Fourier (1772-1837), socialiste
utopique français qui critiqua violemment et profondément
le régime bourgeois et traça l'image de la future
société humaine "harmonieuse" basée
sur la connaissance des passions humaines. Adversaire d'une
révolution violente, il croyait que le passage à la
future société socialiste pouvait s'effectuer par le
biais d'une propagande pacifique des phalanstères modèles
(association du travail) où le travail bénévole
et attrayant deviendrait un besoin pour l'homme. Fourier manquait
cependant d'esprit de suite : il n'abolissait pas la propriété
privée et laissait subsister dans ses phalanstères
riches et pauvres (voir également III.3 du présent
ouvrage). (N.R.)
Cabet, Etienne (1788-1856), publiciste petit-bourgeois français,
représentant marquant du communisme utopique. Il estimait que
les défauts du régime bourgeois pouvaient être
éliminés par une réorganisation pacifique de la
société. Il exposa ses conceptions dans le Voyage
en Icarie (1840) et tenta de les mettre en pratique en créant
une communauté communiste en Amérique, mais toutes ses
tentatives échouèrent. (Voir aussi fin de III.3 du
présent ouvrage.)
Weitling Wilhelm (1808-1871), militant en vue du mouvement ouvrier
d'Allemagne à ses débuts, un des théoriciens du
communisme "égalitaire" utopique. Les conceptions
de Weitling, selon Engels, jouèrent un rôle positif "en
tant que première manifestation théorique indépendant
du prolétariat allemand", toutefois, dès la
naissance du communisme scientifique, elle freinèrent le
développement de la conscience de classe du prolétariat.
(N.R.)
The Condition of the Working Class in England in 1844. By
Frederick Engels. Translated by Florence K. Wischnewetzky, New York,
Lovell-London, W. Reeves, 1888. (Note d'Engels)
Le manifeste du Parti communiste
K. Marx - F. Engels
Préface à l’édition allemande de 1890
Depuis que j'ai écrit les lignes qui précèdent, une
nouvelle édition allemande du Manifeste est devenue
nécessaire. Il convient en outre de mentionner ici qu'il s'est
produit bien des choses autour du Manifeste.
Une
deuxième traduction russe, par Véra Zassoulitch, parut
à Genève en 1882; nous en rédigeâmes, Marx
et moi, la préface. Malheureusement, j'ai égaré
le manuscrit allemand original et je suis obligé de retraduire
du russe, ce qui n'est d'aucun profit pour le texte même. Voici
cette préface :
"La
première édition russe du Manifeste du Parti
communiste, traduit par Bakounine, parut peu après 1860 à
l'imprimerie du Kolokol.
A cette époque, une édition russe de cet ouvrage avait
tout au plus pour l'Occident l'importance d'une curiosité
littéraire. Aujourd'hui, il n'en va plus de même.
Combien
était étroit le terrain où se propageait le
mouvement prolétarien à cette époque (décembre
1847), c'est ce qui ressort parfaitement du dernier chapitre :
"Position des communistes envers les différents partis
d'opposition dans les divers pays." La Russie et les Etats-Unis
notamment n'y sont pas mentionnés C'était le temps où
la Russie formait la dernière grande réserve de la
réaction européenne, et où l'émigration
aux Etats-Unis absorbait l'excédent des forces du prolétariat
européen. Ces deux pays fournissaient à l'Europe des
matières premières et lui offraient en même temps
des débouchés pour l'écoulement de ses produits
industriels. Tous deux servaient donc, de l'une ou l'autre manière,
de contrefort à l'organisation sociale de l'Europe.
Que tout cela est changé aujourd'hui ! C'est précisément
l'émigration européenne qui a rendu possible le
développement colossal de l'agriculture en Amérique du
Nord, développement dont la concurrence ébranle dans
ses fondements la grande et la petite propriété
foncière en Europe. C'est elle qui a, du même coup,
donné aux Etats-Unis la possibilité de mettre en
exploitation ses énormes ressources industrielles, et cela
avec une énergie et à une échelle telles que le
monopole industriel de l'Europe occidentale, et notamment celui de
l'Angleterre, disparaîtra à bref délai. Ces deux
circonstances réagissent à leur tour de façon
révolutionnaire sur l'Amérique elle-même. La
petite et la moyenne propriété des farmers, cette
assise de tout l'ordre politique américain, succombe peu a peu
sous la concurrence de fermes gigantesques, tandis que, dans les
districts industriels, il se constitue pour la première fois
un nombreux prolétariat à côté d'une
fabuleuse concentration du Capital.
Passons à la Russie. Au moment de la révolution de 1848-1849,
les monarques d'Europe, tout comme la bourgeoisie d'Europe, voyaient
dans l'intervention russe le seul moyen de les sauver du prolétariat
qui commençait tout juste à prendre conscience de sa
force. Le tsar fut proclamé chef de la réaction
européenne. Aujourd'hui, il est, à Gatchina, le
prisonnier de guerre de la révolution, et la Russie est à
l'avant-garde du mouvement révolutionnaire de l'Europe.
Le Manifeste communiste avait pour tâche de proclamer la
disparition inévitable et prochaine de la propriété
bourgeoise. Mais en Russie, à côté de la
spéculation capitaliste qui se développe fiévreusement
et de la propriété foncière bourgeoise en voie
de formation, plus de la moitié du sol est la propriété
commune des paysans. Il s'agit, dès lors, de savoir si la
communauté paysanne russe, cette forme déjà
décomposée de l'antique propriété commune
du sol, passera directement à la forme communiste supérieure
de la propriété foncière, ou bien si elle doit
suivre d'abord le même processus de dissolution qu'elle a subi
au cours du développement historique de l'Occident.
La
seule réponse qu'on puisse faire aujourd'hui à cette
question est la suivante : si la révolution russe donne le
signal d'une révolution ouvrière en Occident, et que
toutes deux se complètent, la propriété commune
actuelle de la Russie pourra servir de point de départ à
une évolution communiste."
Karl Marx, Friedrich Engels
Londres, 21 janvier 1882
Une nouvelle traduction polonaise parut, à la même époque,
à Genève : Manifest Kommunistyczny.
Depuis,
une nouvelle traduction danoise a paru dans la Socialdemokratisk
Bibliothek, Copenhague, 1885. Elle n'est malheureusement pas tout
à fait complète; quelques passages essentiels, qui
semblent avoir arrêté le traducteur, ont été
omis, et çà et là, on peut relever des traces de
négligences, dont l'effet est d'autant plus regrettable qu'on
voit, d'après le reste, que la traduction aurait pu, avec un
peu plus de soin, être excellente.
En
1886 parut une nouvelle traduction française dans Le
Socialiste de Paris; c'est jusqu'ici la meilleure.
D'après
cette traduction a paru la même année une version
espagnole, d'abord dans El Socialista de Madrid, et ensuite en
brochure : Manifesto del Partido Communista, por Carlos Marx y
F. Engels, Madrid, Administracion de "El Socialista",
Herman Cortès, 8.
A
titre de curiosité, je dirai qu'en 1887 le manuscrit d'une
traduction arménienne a été offert à un
éditeur de Constantinople; l'excellent homme n'eut cependant
pas le courage d'imprimer une brochure qui portait le nom de Marx et
estima que le traducteur devrait bien plutôt s'en déclarer
l'auteur, ce que celui-ci refusa de faire.
A
plusieurs reprises ont été réimprimées en
Angleterre certaines traductions américaines plus ou moins
inexactes; enfin, une traduction authentique a paru en 1888. Elle est
due à mon ami Samuel Moore, et nous l'avons revue ensemble
avant l'impression. Elle a pour titre : Manifesto of the Communist
Party, by Karl Marx and Frederick Engels, Authorized English
translation, edited and annotated by Frederick Engels, 1888. London,
William Reeves, 185 Fleet st., E.C. J'ai repris dans la présente
édition quelques-unes des notes de cette traduction anglaise.
Le
Manifeste a eu sa destinée propre. Salué avec
enthousiasme, au moment de son apparition, par l'avant-garde peu
nombreuse encore du socialisme scientifique (comme le prouvent les
traductions signalées dans la première préface),
il fut bientôt refoulé à l'arrière-plan
par la réaction qui suivit la défaite des ouvriers
parisiens en juin 1848, et enfin il fut proscrit "de par la loi"
avec la condamnation des communistes de Cologne en novembre 1852
.
Avec le mouvement ouvrier datant de la révolution de Février,
le Manifeste aussi disparaissait de la scène publique.
Lorsque
la classe ouvrière européenne eut repris suffisamment
de forces pour un nouvel assaut contre la puissance des classes
dominantes, naquit l'Association internationale des travailleurs.
Elle avait pour but de fondre en une immense armée unique
toute la classe ouvrière d'Europe et d'Amérique capable
d'entrer dans la lutte. Elle ne pouvait donc partir directement des
principes posés dans le Manifeste. Il lui fallait un programme
qui ne fermât pas la porte aux trade-unions anglaises, aux
proudhoniens français, belges, italiens et espagnols, ni aux
lassalliens allemands .
Ce programme - le préambule des Statuts de l'Internationale
- fut rédigé par Marx avec une maîtrise à
laquelle Bakounine et les anarchistes eux-mêmes ont rendu
hommage. Pour la victoire définitive des propositions énoncées
dans le Manifeste, Marx s'en remettait uniquement au développement
intellectuel de la classe ouvrière, qui devait résulter
de l'action et de la discussion communes. Les événements
et les vicissitudes de la lutte contre le Capital, les défaites
plus encore que les succès, ne pouvaient manquer de faire
sentir aux combattants l'insuffisance de toutes leurs panacées
et les amener à comprendre à fond les conditions
véritables de l'émancipation ouvrière. Et Marx
avait raison. La classe ouvrière de 1874, après la
dissolution de l'Internationale, était tout autre que celle de
1864, au moment de sa fondation. Le proudhonisme des pays latins et
le lassallisme proprement dit en Allemagne étaient à
l'agonie, et même les trade-unions anglaises, alors
ultra-conservatrices, approchaient peu à peu du moment où,
en 1887, le président de leur congrès à Swansea
pouvait dire en leur nom : "Le socialisme continental a cessé
d'être pour nous un épouvantail." Mais dès
1887, le socialisme continental s'identifiait presque entièrement
avec la théorie formulée dans le Manifeste. Et ainsi
l'histoire du Manifeste reflète jusqu'à un certain
point l'histoire du mouvement ouvrier moderne depuis 1848. A l'heure
actuelle, il est incontestablement l'oeuvre la plus répandue,
la plus internationale de toute la littérature socialiste, le
programme commun de millions d'ouvriers de tous les pays, de la
Sibérie à la Californie.
Et,
cependant, lorsqu'il parut, nous n'aurions pu l'intituler Manifeste
socialiste. En 1847, on comprenait sous ce nom de socialiste deux
sortes de gens. D'abord, les adhérents des divers systèmes
utopiques, notamment les owenistes en Angleterre et les fouriéristes
en France, qui n'étaient déjà plus, les uns et
les autres, que de simples sectes agonisantes. D'un autre côté,
les charlatans sociaux de tout acabit qui voulaient, à l'aide
d'un tas de panacées et avec toutes sortes de rapiéçages,
supprimer les misères sociales, sans faire le moindre tort au
Capital et au profit. Dans les deux cas, c'étaient des gens
qui vivaient en dehors du mouvement ouvrier et qui cherchaient plutôt
un appui auprès des classes "cultivées". Au
contraire, cette partie des ouvriers qui, convaincue de
l'insuffisance des simples bouleversements politiques, réclamait
une transformation fondamentale de la société,
s'appelait alors communiste. C'était un communisme à
peine dégrossi purement instinctif, parfois un peu grossier;
mais il était assez puissant pour donner naissance à
deux systèmes de communisme utopique : en France l'lcarie de
Cabet et en Allemagne le système de Weitling. En 1847, le
socialisme signifiait un mouvement bourgeois, le communisme, un
mouvement ouvrier. Le socialisme avait, sur le continent tout au
moins, ses entrées dans le monde; pour le communisme, c'était
exactement le contraire. Et comme, dès ce moment, nous étions
très nettement d'avis que "l'émancipation des
travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs
eux-mêmes", nous ne pouvions hésiter un instant sur
la dénomination à choisir. Depuis, il ne nous est
jamais venu à l'esprit de la rejeter.
"Prolétaires
de tous les pays, unissez-vous !" Quelques voix seulement nous
répondirent, lorsque nous lançâmes cet appel par
le monde, il y a maintenant quarante-deux ans, à la veille de
la première révolution parisienne dans laquelle le
prolétariat se présenta avec ses revendications à
lui. Mais le 28 septembre 1864, des prolétaires de la plupart
des pays de l'Europe occidentale s'unissaient pour former
l'Association internationale des travailleurs, de glorieuse mémoire.
L'Internationale elle-même ne vécut d'ailleurs que neuf
années. Mais que l'alliance éternelle établie
par elle entre les prolétaires de tous les pays existe encore
et qu'elle soit plus puissante que jamais, il n'en est pas de
meilleure preuve que la journée d'aujourd'hui. Au moment où
j'écris ces lignes, le prolétariat d'Europe et
d'Amérique passe la revue de ses forces, pour la première
fois mobilisées en une seule armée, sous un même
drapeau et pour un même but immédiat : la fixation
légale de la journée normale de huit heures, proclamée
dès 1866 par le Congrès de l'Internationale à
Genève, et de nouveau par le Congrès ouvrier de Paris
en 1889. Le spectacle de cette journée montrera aux
capitalistes et aux propriétaires fonciers de tous les pays
que les prolétaires de tous les pays sont effectivement unis.
Que
Marx n'est-il à côté de moi, pour voir cela de
ses propres yeux !
Friedrich Engels
Londres, 1er mai 1890
Notes
Il s'agit du procès de provocation (4 octobre-12 novembre
1852) monté par le gouvernement prussien contre onze membres
de la Ligue des communistes (1847-1852) accusés de haute
trahison, sept d'entre eux furent condamnés, en vertu de faux
documents et témoignages, à des peines de trois à
six ans de prison. (N.R.)
Lassalle se déclarait toujours personnellement avec nous, le
disciple de Marx, et, comme tel, il se tenait évidemment sur
le terrain du Manifeste. Il en est autrement de ceux de ses
partisans qui n'allèrent pas au-delà de son programme
d'associations de production bénéficiant de crédits
de l'Etat et qui divisèrent toute la classe ouvrière
en ouvriers comptant sur l'Etat et en ouvriers ne comptant que sur
eux-mêmes. (Note d'Engels).
K. Marx - F. Engels
Préface à l’édition polonaise de 1892
Qu'il ait été nécessaire de faire paraître une
nouvelle édition polonaise du Manifeste du Parti communiste, permet de faire maintes conclusions.
D'abord, il faut constater que le Manifeste est devenu, ces derniers temps,
une sorte d'illustration du progrès de la grande industrie sur
le continent européen. A mesure que celle-ci évolue
dans un pays donné, les ouvriers de ce pays ont de plus en
plus tendance à voir clair dans leur situation, en tant que
classe ouvrière, par rapport aux classes possédantes;
le mouvement socialiste prend de l'extension parmi eux et le
Manifeste devient l'objet d'une demande accrue. Ainsi, d'après
le nombre d'exemplaires diffusés dans la langue du pays, il
est possible de déterminer avec assez de précision non
seulement l'état du mouvement ouvrier, mais aussi le degré
d'évolution de la grande industrie dans ce pays.
La
nouvelle édition polonaise du Manifeste est donc une preuve du
progrès décisif de l'industrie de la Pologne. Que ce
progrès ait effectivement eu lieu durant les dix années
qui se sont écoulées depuis que la dernière
édition a vu le jour, nul doute ne saurait subsister. Le
Royaume de Pologne, la Pologne du Congrès
,
s'est transformé en une vaste région industrielle de
l'empire de Russie. Tandis que la grande industrie russe est
dispersée dans maints endroits, une partie tout près du
golfe de Finlande, une autre dans la région centrale (Moscou,
Vladimir), la troisième sur les côtes de la mer Noire et
de la mer d'Azov, etc., l'industrie polonaise se trouve concentrée
sur une étendue relativement faible et éprouve aussi
bien les avantages que les inconvénients de cette
concentration. Ces avantages furent reconnus par les fabricants
concurrents de Russie lorsque, malgré leur désir ardent
de russifier tous les Polonais, ils réclamèrent
l'institution de droits protecteurs contre la Pologne. Quant aux
inconvénients - pour les fabricants polonais comme pour le
gouvernement russe - , ils se traduisent par une rapide diffusion des
idées socialistes parmi les ouvriers polonais et par une
demande accrue pour le Manifeste.
Cependant,
cette évolution rapide de l'industrie polonaise qui a pris le
pas sur l'industrie russe, offre à son tour une nouvelle
preuve de la vitalité tenace du peuple polonais et constitue
une caution nouvelle de son futur rétablissement national. Or,
le rétablissement d'une Pologne autonome puissante, nous
concerne nous tous et pas seulement les Polonais. Une coopération
internationale de bonne foi entre les peuples d'Europe n'est possible
que si chacun de ces peuples reste le maître absolu dans sa
propre maison. La révolution de 1848, au cours de laquelle les
combattants prolétariens ont dû, sous le drapeau du
prolétariat, exécuter en fin de compte la besogne de la
bourgeoisie, a réalisé du même coup, par le
truchement de ses commis - Louis Bonaparte et Bismarck
- l'indépendance de l'Italie, de l'Allemagne, de la Hongrie.
Pour ce qui est de la Pologne qui depuis 1792 avait fait pour la
révolution plus que ces trois pays pris ensemble, à
l'heure où, en 1863, elle succombait sous la poussée
des forces russes
, dix fois supérieures aux siennes propres, elle fut
abandonnée à elle-même. La noblesse a été
impuissante à défendre et à reconquérir
l'indépendance de la Pologne; la bourgeoisie se désintéresse
actuellement, pour ne pas dire plus, de cette indépendance.
Néanmoins, pour la coopération harmonieuse des nations
européennes, elle s'impose impérieusement. Seul peut
conquérir cette indépendance le jeune prolétariat
polonais, qui en est même le garant le plus sûr. Car pour
les ouvriers du reste de l'Europe cette indépendance est aussi
nécessaire que pour les ouvriers polonais eux-mêmes.
Friedrich Engels
10 février 1892
Notes
Ce nom désignait la partie de la Pologne qui, sous le titre
officiel de Royaume de Pologne, passa à la Russie par
décision du Congrès de Vienne (1814-1815). (N.R.)
Bismarck, Otto (1815-1898), homme d'Etat et diplomate prussien Dans
la politique intérieure et extérieure qu'il
pratiquait, il se guida sur les intérêts des hobereaux
et de la grande bourgeoisie. Grâce à des guerres
d'agression et à une série de démarches
diplomatiques heureuses, il réussit, en 1871, l'unification
de l'Allemagne sous l'égide de la Prusse. De 1871 à
1890, il fut le chancelier de l'Empire allemand.
"La
révolution de 1848, comme nombre de celles qui la
précédèrent, a connu d'étranges destins.
Les mêmes gens qui l'écrasèrent, sont devenus,
selon le mot de Marx, ses exécuteurs testamentaires.
Louis-Napoléon fut contraint de créer une Italie unie
et indépendante, Bismarck fut contraint de faire en Allemagne
une révolution à sa manière et de rendre à
la Hongrie une certaine indépendance..." (Engels, La
situation de la classe laborieuse en Angleterre. Préface
à l'édition allemande de 1892.) (N.R.)
Allusion à l'insurrection nationale qui commença en
janvier 1863 dans les terres polonaises faisant partie de l'Empire
russe et qui fut sauvagement réprimée par les troupes
du tsar. Les gouvernements des puissances de l'Europe occidentale—en
qui les chefs de cette insurrection, gens de tendances
conservatrices avaient placé leurs espoirs—, se
bornèrent à des démarches diplomatiques et
trahirent en fait les insurgés.(N.R.)
Le manifeste du Parti communiste
K. Marx - F. Engels
Préface à l’édition italienne de 1893
Au lecteur italien
La publication du Manifeste du Parti communiste a presque exactement
coïncidé avec la date du 18 mars 1848, avec les
révolutions de Milan et de Berlin, soulèvements armés
de deux nations, dont l'une est située au centre du continent
européen, l'autre, au centre des pays méditerranéens,
deux nations affaiblies Jusque-là par leur morcellement et les
dissensions internes, ce qui les fit tomber sous la domination
étrangère. Tandis que l'Italie était soumise à
l'empereur d'Autriche, l'Allemagne n'en subissait pas moins le joug,
tout aussi sensible encore que moins direct, du tsar de toutes les
Russies. Les conséquences des événements du 18
mars 1848 délivrèrent l'Italie et l'Allemagne de cette
infamie; si, de 1848 à 1871, ces deux grandes nations furent
rétablies et purent recouvrer, de l'une ou de l'autre façon,
leur indépendance, cela tient, selon Marx, au fait que ceux-là
mêmes qui avaient écrasé la révolution de
1848, étaient devenus, bien malgré eux, ses commis.
Partout
cette révolution fut l’œuvre de la classe ouvrière
: c'est elle qui dressa les barricades et offrit sa vie en sacrifice.
Cependant, seuls les ouvriers parisiens en renversant le
gouvernement, étaient tout à fait décidés
à renverser aussi le régime bourgeois. Mais, bien
qu'ils fussent conscients de l'antagonisme inéluctable entre
leur propre classe et la bourgeoisie, ni le progrès économique
du pays, ni la formation intellectuelle de la masse des ouvriers
français n'avaient pas encore atteint le niveau qui eut pu
favoriser la transformation sociale. C'est bien pourquoi les fruits
de la révolution devaient revenir en fin de compte à la
classe capitaliste. Dans les autres pays - Italie, Allemagne,
Autriche - les ouvriers, dès le début, ne firent
qu'aider la bourgeoisie à accéder au pouvoir Mais il
n'est pas un seul où la domination de la bourgeoisie soit
possible sans l'indépendance nationale. Aussi la révolution
de 1848 devait-elle déboucher sur l'unité et
l'indépendance des nations qui en étaient privées
jusque-là : l'Italie, l'Allemagne, la Hongrie. Maintenant,
c'est le tour de la Pologne.
Ainsi,
si la révolution de 1848 n'était pas une révolution
socialiste, elle a du moins déblayé la route, préparé
le terrain pour cette dernière. Le régime bourgeois,
qui a suscité dans tous les pays l'essor de la grande
industrie, a du même coup créé partout, durant
ces derniers quarante-cinq ans, un prolétariat nombreux, bien
cimenté et fort; il a engendré ainsi, comme le dit le
Manifeste, ses propres fossoyeurs. Sans le rétablissement de
l'indépendance et de l'unité de chaque nation prise à
part, il est impossible de réaliser, sur le plan
international, ni l'union du prolétariat ni la coopération
pacifique et consciente de ces nations en vue d'atteindre les buts
communs. Essayez de vous représenter une action commune
internationale des ouvriers italiens, hongrois, allemands, polonais
et russes dans le cadre des conditions d'avant 1848 !
Donc,
les combats de 1848 n'ont pas été vains. De même
les quarante-cinq années qui nous séparent de cette
période révolutionnaire. Ses fruits commencent à
mûrir, et je voudrais seulement que la parution de cette
traduction italienne fût bon signe, signe avant-coureur de la
victoire du prolétariat italien, de même que la parution
de l'original a été le précurseur de la
révolution internationale.
Le
Manifeste rend pleine justice au rôle révolutionnaire
que le capitalisme a joué dans le passé. L'Italie fut
la première nation capitaliste. La fin du moyen âge
féodal, le début de l'ère capitaliste moderne
trouvent leur expression dans une figure colossale. C'est l'Italien
Dante, le dernier poète du moyen âge et en même
temps le premier poète des temps nouveaux. Maintenant, comme
en 1300, s'ouvre une ère historique nouvelle. L'Italie nous
donnera-t-elle un nouveau Dante qui perpétuera l'éclosion
de cette ère nouvelle, prolétarienne ?
Friedrich Engels
Londres, 1er février 1893
Le manifeste du Parti communiste
Un spectre hante l'Europe : le spectre du communisme. Toutes les
puissances de la vieille Europe se sont unies en une Sainte-Alliance
pour traquer ce spectre : le pape et le tsar, Metternich et Guizot
, les radicaux de France et les policiers d'Allemagne.
Quelle est l'opposition qui n'a pas été accusée de
communisme par ses adversaires au pouvoir ? Quelle est l'opposition
qui, à son tour, n'a pas renvoyé à ses
adversaires de droite ou de gauche l'épithète infamante
de communiste ?
Il en résulte un double enseignement.
Déjà le communisme est reconnu comme une puissance par toutes les
puissances d'Europe.
Il est grand temps que les communistes exposent à la face du
monde entier, leurs conceptions, leurs buts et leurs tendances;
qu'ils opposent au conte du spectre communiste un manifeste du Parti
lui-même.
C'est à cette fin que des communistes de diverses nationalités
se sont réunis à Londres et ont rédigé le
Manifeste suivant, qui est publié en anglais, français,
allemand, italien, flamand et danois.
I. Bourgeois et prolétaires
L'histoire
de toute société jusqu'à nos jours
n'a été que l'histoire de luttes de classes.
Homme
libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf,
maître de jurande
et compagnon, en un mot oppresseurs et opprimés, en opposition
constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt
ouverte, tantôt dissimulée, une guerre qui finissait
toujours soit par une transformation révolutionnaire de la
société tout entière, soit par la destruction
des deux classes en lutte.
Dans
les premières époques historiques, nous constatons
presque partout une organisation complète de la société
en classes distinctes, une échelle graduée de
conditions sociales. Dans la Rome antique, nous trouvons des
patriciens, des chevaliers, des plébéiens, des
esclaves; au moyen âge, des seigneurs, des vassaux, des maîtres
de corporation, des compagnons, des serfs et, de plus, dans chacune
de ces classes, une hiérarchie particulière.
La
société bourgeoise moderne, élevée sur
les ruines de la société féodale, n'a pas aboli
les antagonismes de classes Elle n'a fait que substituer de nouvelles
classes, de nouvelles conditions d'oppression, de nouvelles formes de
lutte à celles d'autrefois.
Cependant,
le caractère distinctif de notre époque, de l'époque
de la bourgeoisie, est d'avoir simplifié les antagonismes de
classes. La société se divise de plus en deux vastes
camps ennemis, en deux grandes classes diamétralement opposées
: la bourgeoisie et le prolétariat.
Des
serfs du moyen âge naquirent les bourgeois des premières
agglomérations urbaines; de cette population municipale
sortirent les premiers éléments de la bourgeoisie.
La
découverte de l'Amérique, la circumnavigation de
l'Afrique offrirent à la bourgeoisie naissante un nouveau
champ d'action. Les marchés des Indes Orientales et de la
Chine, la colonisation de l'Amérique, le commerce colonial, la
multiplication des moyens d'échange et, en général,
des marchandises donnèrent un essor jusqu'alors inconnu au
négoce, à la navigation, à l'industrie et
assurèrent, en conséquence, un développement
rapide à l'élément révolutionnaire de la
société féodale en dissolution.
L'ancien
mode d'exploitation féodal ou corporatif de l'industrie ne
suffisait plus aux besoins qui croissaient sans cesse à mesure
que s'ouvraient de nouveaux marchés. La manufacture prit sa
place. La moyenne bourgeoisie industrielle supplanta les maîtres
de jurande; la division du travail entre les différentes
corporations céda la place à la division du travail au
sein de l'atelier même.
Mais
les marchés s'agrandissaient sans cesse : la demande croissait
toujours. La manufacture, à son tour, devint insuffisante.
Alors, la vapeur et la machine révolutionnèrent la
production industrielle. La grande industrie moderne supplanta la
manufacture; la moyenne bourgeoisie industrielle céda la place
aux millionnaires de l'industrie, aux chefs de véritables
armées industrielles, aux bourgeois modernes.
La
grande industrie a créé le marché mondial,
préparé par la découverte de l'Amérique.
Le marché mondial accéléra prodigieusement le
développement du commerce, de la navigation, des voies de
communication. Ce développement réagit à son
tour sur l'extension de l'industrie; et, au fur et a mesure que
l'industrie, le commerce, la navigation, les chemins de fer se
développaient, la bourgeoisie grandissait, décuplant
ses capitaux et refoulant à l'arrière-plan les classes
léguées par le moyen âge.
La
bourgeoisie, nous le voyons, est elle-même le produit d'un long
développement, d'une série de révolutions dans
le mode de production et les moyens de communication.
A
chaque étape de l'évolution que parcourait la
bourgeoisie correspondait pour elle un progrès politique.
Classe opprimée par le despotisme féodal, association
armée s'administrant elle-même dans la commune
,
ici, république urbaine indépendante; là, tiers
état taillable et corvéable de la monarchie, puis,
durant la période manufacturière. contrepoids de la
noblesse dans la monarchie féodale ou absolue, pierre
angulaire des grandes monarchies, la bourgeoisie, depuis
l'établissement de la grande industrie et du marché
mondial, s'est finalement emparée de la souveraineté
politique exclusive dans l'Etat représentatif moderne. Le
gouvernement moderne n'est qu'un comité qui gère les
affaires communes de la classe bourgeoise tout entière.
La
bourgeoisie a joué dans l'histoire un rôle éminemment
révolutionnaire.
Partout
où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds
les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les
liens complexes et variés qui unissent l'homme féodal à
ses "supérieurs naturels", elle les a brisés
sans pitié pour ne laisser subsister d'autre lien, entre
l'homme et l'homme, que le froid intérêt, les dures
exigences du "paiement au comptant". Elle a noyé les
frissons sacrés de l'extase religieuse, de l'enthousiasme
chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les
eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la
dignité personnelle une simple valeur d'échange; elle a
substitué aux nombreuses libertés, si chèrement
conquises, l'unique et impitoyable liberté du commerce. En un
mot, à la place de l'exploitation que masquaient les illusions
religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte,
éhontée, directe, brutale.
La
bourgeoisie a dépouillé de leur auréole toutes
les activités qui passaient jusque-là pour vénérables
et qu'on considérait avec un saint respect. Le médecin,
le juriste, le prêtre, le poète, le savant, elle en a
fait des salariés à ses gages.
La
bourgeoisie a déchiré le voile de sentimentalité
qui recouvrait les relations de famille et les a réduites à
n'être que de simples rapports d'argent.
La
bourgeoisie a révélé comment la brutale
manifestation de la force au moyen âge, si admirée de la
réaction, trouva son complément naturel dans la paresse
la plus crasse. C'est elle qui, la première, a fait voir ce
dont est capable l'activité humaine. Elle a créé
de tout autres merveilles que les pyramides d'Egypte, les aqueducs
romains, les cathédrales gothiques; elle a mené à
bien de tout autres expéditions que les invasions et les
croisades
La
bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les
instruments de production, ce qui veut dire les rapports de
production, c'est-à-dire l'ensemble des rapports sociaux. Le
maintien sans changement de l'ancien mode de production était,
au contraire, pour toutes les classes industrielles antérieures,
la condition première de leur existence. Ce bouleversement
continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le
système social, cette agitation et cette insécurité
perpétuelles distinguent l'époque bourgeoise de toutes
les précédentes. Tous les rapports sociaux, figés
et couverts de rouille, avec leur cortège de conceptions et
d'idées antiques et vénérables, se dissolvent;
ceux qui les remplacent vieillissent avant d'avoir pu s'ossifier.
Tout ce qui avait solidité et permanence s'en va en fumée,
tout ce qui était sacré est profané, et les
hommes sont forcés enfin d'envisager leurs conditions
d'existence et leurs rapports réciproques avec des yeux
désabusés.
Poussée
par le besoin de débouchés toujours nouveaux, la
bourgeoisie envahit le globe entier. Il lui faut s'implanter partout,
exploiter partout, établir partout des relations.
Par
l'exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un
caractère cosmopolite à la production et à la
consommation de tous les pays. Au grand désespoir des
réactionnaires, elle a enlevé à l'industrie sa
base nationale. Les vieilles industries nationales ont été
détruites et le sont encore chaque jour. Elles sont
supplantées par de nouvelles industries, dont l'adoption
devient une question de vie ou de mort pour toutes les nations
civilisées, industries qui n'emploient plus des matières
premières indigènes, mais des matières premières
venues des régions les plus lointaines, et dont les produits
se consomment non seulement dans le pays même, mais dans toutes
les parties du globe. A la place des anciens besoins, satisfaits par
les produits nationaux, naissent des besoins nouveaux, réclamant
pour leur satisfaction les produits des contrées et des
climats les plus lointains. A la place de l'ancien isolement des
provinces et des nations se suffisant à elles-mêmes, se
développent des relations universelles, une interdépendance
universelle des nations. Et ce qui est vrai de la production
matérielle ne l'est pas moins des productions de l'esprit Les
oeuvres intellectuelles d'une nation deviennent la propriété
commune de toutes. L'étroitesse et l'exclusivisme nationaux
deviennent de jour en jour plus impossibles et de la multiplicité
des littératures nationales et locales naît une
littérature universelle.
Par
le rapide perfectionnement des instruments de production et
l'amélioration infinie des moyens de communication, la
bourgeoisie entraîne dans le courant de la civilisation
jusqu'aux nations les plus barbares. Le bon marché de ses
produits est la grosse artillerie qui bat en brèche toutes les
murailles de Chine et contraint à la capitulation les barbares
les plus opiniâtrement hostiles aux étrangers. Sous
peine de mort, elle force toutes les nations à adopter le mode
bourgeois de production ; elle les force à introduire chez
elle la prétendue civilisation, c'est-à-dire à
devenir bourgeoises. En un mot, elle se façonne un monde à
son image.
La
bourgeoisie a soumis la campagne à la ville. Elle a créé
d'énormes cités; elle a prodigieusement augmenté
la population des villes par rapport à celles des campagnes,
et par là, elle a arraché une grande partie de la
population à l'abrutissement de la vie des champs. De même
qu'elle a soumis la campagne à la ville, les pays barbares ou
demi-barbares aux pays civilisés, elle a subordonné les
peuples de paysans aux peuples de bourgeois, l'Orient à
l'Occident.
La
bourgeoisie supprime de plus en plus l'émiettement des moyens
de production, de la propriété et de la population.
Elle a aggloméré la population, centralisé les
moyens de production et concentré la propriété
dans un petit nombre de mains. La conséquence totale de ces
changements a été la centralisation politique. Des
provinces indépendantes, tout juste fédérées
entre elles, ayant des intérêts, des lois, des
gouvernements, des tarifs douaniers différents, ont été
réunies en une seule nation, avec un seul gouvernement, une
seule loi, un seul intérêt national de classe, derrière
un seul cordon douanier.
La
bourgeoisie, au cours de sa domination de classe à peine
séculaire, a créé des forces productives plus
nombreuses; et plus colossales que l'avaient fait toutes les
générations passées prises ensemble. La
domestication des forces de la nature, les machines, l'application de
la chimie à l'industrie et à l'agriculture, la
navigation à vapeur, les chemins de fer, les télégraphes
électriques, le défrichement de continents entiers, la
régularisation des fleuves, des populations entières
jaillies du sol - quel siècle antérieur aurait
soupçonné que de pareilles forces productives dorment
au sein du travail social ?
Voici
donc ce que nous avons vu : les moyens de production et d'échange.
sur la base desquels s'est édifiée la bourgeoise,
furent créés à l'intérieur de la société
féodale. A un certain degré du développement de
ces moyens de production et d'échange, les conditions dans
lesquelles la société féodale produisait et
échangeait, l'organisation féodale de l'agriculture et
de la manufacture, en un mot le régime féodal de
propriété, cessèrent de correspondre aux forces
productives en plein développement. Ils entravaient la
production au lieu de la faire progresser. Ils se transformèrent
en autant de chaînes. Il fallait les briser. Et on les brisa.
A
sa place s'éleva la libre concurrence, avec une constitution
sociale et politique appropriée, avec la suprématie
économique et politique de la classe bourgeoise.
Nous
assistons aujourd'hui à un processus analogue. Les conditions
bourgeoises de production et d'échange, le régime
bourgeois de la propriété, la société
bourgeoise moderne, qui a fait surgir de si puissants moyens de
production et d'échange, ressemblent au magicien qui ne sait
plus dominer les puissances infernales qu'il a évoquées.
Depuis des dizaines d'années, l'histoire de l'industrie et du
commerce n'est autre chose que l'histoire de la révolte des
forces productives modernes contre les rapports modernes de
production, contre le régime de propriété qui
conditionnent l'existence de la bourgeoisie et sa domination. Il
suffit de mentionner les crises commerciales qui, par leur retour
périodique, menacent de plus en plus l'existence de la société
bourgeoise. Chaque crise détruit régulièrement
non seulement une masse de produits déjà créés,
mais encore une grande partie des forces productives déjà
existantes elles-mêmes. Une épidémie qui, à
toute autre époque, eût semblé une absurdité,
s'abat sur la société, - l'épidémie de la
surproduction. La société se trouve subitement ramenée
à un état de barbarie momentanée; on dirait
qu'une famine, une guerre d'extermination lui ont coupé tous
ses moyens de subsistance; l'industrie et le commerce semblent
anéantis. Et pourquoi ? Parce que la société a
trop de civilisation, trop de moyens de subsistance, trop
d'industrie, trop de commerce. Les forces productives dont elle
dispose ne favorisent plus le régime de la propriété
bourgeoise; au contraire, elles sont devenues trop puissantes pour ce
régime qui alors leur fait obstacle; et toutes les fois que
les forces productives sociales triomphent de cet obstacle, elles
précipitent dans le désordre la société
bourgeoise tout entière et menacent l'existence de la
propriété bourgeoise. Le système bourgeois est
devenu trop étroit pour contenir les richesses créées
dans son sein. - Comment la bourgeoisie surmonte-t-elle ces crises ?
D'un côté, en détruisant par la violence une
masse de forces productives; de l'autre, en conquérant de
nouveaux marchés et en exploitant plus à fond les
anciens. A quoi cela aboutit-il ? A préparer des crises plus
générales et plus formidables et à diminuer les
moyens de les prévenir. Les armes dont la bourgeoisie s'est
servie pour abattre la féodalité se retournent
aujourd'hui contre la bourgeoisie elle-même.
Mais
la bourgeoisie n'a pas seulement forgé les armes qui la
mettront à mort; elle a produit aussi les hommes qui manieront
ces armes, les ouvriers modernes, les prolétaires.
A
mesure que grandit la bourgeoisie, c'est-à-dire le capital, se
développe aussi le prolétariat, la classe des ouvriers
modernes qui ne vivent qu'à la condition de trouver du travail
et qui n'en trouvent que si leur travail accroît le capital.
Ces ouvriers, contraints de se vendre au jour le jour, sont une
marchandise, un article de commerce comme un autre; ils sont exposés,
par conséquent, à toutes les vicissitudes de la
concurrence, à toutes les fluctuations du marché.
Le
développement du machinisme et la division du travail, en
faisant perdre au travail de l'ouvrier tout caractère
d'autonomie, lui ont fait perdre tout attrait. Le producteur devient
un simple accessoire de la machine, on n'exige de lui que l'opération
la plus simple, la plus monotone, la plus vite apprise. Par
conséquent, ce que coûte l'ouvrier se réduit, à
peu de chose près, au coût de ce qu'il lui faut pour
s'entretenir et perpétuer sa descendance. Or, le prix du
travail ,
comme celui de toute marchandise, est égal à son coût
de production. Donc, plus le travail devient répugnant, plus
les salaires baissent. Bien plus, la somme de labeur s'accroît
avec le développement du machinisme et de la division du
travail, soit par l'augmentation des heures ouvrables, soit par
l'augmentation du travail exigé dans un temps donné,
l'accélération du mouvement des machines, etc.
L'industrie
moderne a fait du petit atelier du maître artisan patriarcal la
grande fabrique du capitalisme industriel. Des masses d'ouvriers,
entassés dans la fabrique, sont organisés
militairement. Simples soldats de l'industrie, ils sont placés
sous la surveillance d'une hiérarchie complète de
sous-officiers et d'officiers. Ils ne sont pas seulement les esclaves
de la classe bourgeoise, de l'Etat bourgeois, mais encore, chaque
jour, à chaque heure, les esclaves de la machine, du
contremaître et surtout du bourgeois fabricant lui-même.
Plus ce despotisme proclame ouvertement le profit comme son but
unique, plus il devient mesquin, odieux, exaspérant.
Moins
le travail exige d'habileté et de force, c'est-à-dire
plus l'industrie moderne progresse, et plus le travail des hommes est
supplanté par celui des femmes et des enfants. Les
distinctions d'âge et de sexe n'ont plus d'importance sociale
pour la classe ouvrière. Il n'y a plus que des instruments de
travail, dont le coût varie suivant l'âge et le sexe.
Une
fois que l'ouvrier a subi l'exploitation du fabricant et qu'on lui a
compté son salaire, il devient la proie d'autres membres de la
bourgeoisie : du propriétaire, du détaillant, du
prêteur sur gages, etc., etc.
Petits
industriels, marchands et rentiers, artisans et paysans, tout
l'échelon inférieur des classes moyennes de jadis,
tombent dans le prolétariat; d'une part, parce que leurs
faibles capitaux ne leur permettant pas d'employer les procédés
de la grande industrie, ils succombent dans leur concurrence avec les
grands capitalistes; d'autre part, parce que leur habileté
technique est dépréciée par les méthodes
nouvelles de production. De sorte que le prolétariat se
recrute dans toutes les classes de la population.
Le
prolétariat passe par différentes phases d'évolution.
Sa lutte contre la bourgeoisie commence avec son existence même.
La
lutte est engagée d'abord par des ouvriers isolés,
ensuite par les ouvriers d'une même fabrique, enfin par les
ouvriers d'une même branche d'industrie, dans une même
localité, contre le bourgeois qui les exploite directement.
Ils ne dirigent pas seulement leurs attaques contre les rapports
bourgeois de production : ils les dirigent contre les instruments de
production eux-mêmes; ils détruisent les marchandises
étrangères qui leur font concurrence, brisent les
machines, brûlent les fabriques et s'efforcent de reconquérir
la position perdue de l'artisan du moyen age.
A
ce stade, le prolétariat forme une masse disséminée
à travers le pays et émiettée par la
concurrence. S'il arrive que les ouvriers se soutiennent par l'action
de masse, ce n'est pas encore là le résultat de leur
propre union, mais de celle de la bourgeoisie qui, pour atteindre ses
fins politiques propres, doit mettre en branle le prolétariat
tout entier, et qui possède encore provisoirement le pouvoir
de le faire. Durant cette phase, les prolétaires ne combattent
donc pas leurs propres ennemis, mais les ennemis de leurs ennemis,
c'est-à-dire les vestiges de la monarchie absolue,
propriétaires fonciers, bourgeois non industriels, petits
bourgeois. Tout le mouvement historique est de la sorte concentré
entre les mains de la bourgeoisie; toute victoire remportée
dans ces conditions est une victoire bourgeoise.
Or,
le développement de l'industrie, non seulement accroît
le nombre des prolétaires, mais les concentre en masses plus
considérables; la force des prolétaires augmente et ils
en prennent mieux conscience. Les intérêts, les
conditions d'existence au sein du prolétariat, s'égalisent
de plus en plus, à mesure que la machine efface toute
différence dans le travail et réduit presque partout le
salaire à un niveau également bas. Par suite de la
concurrence croissante des bourgeois entre eux et des crises
commerciales qui en résultent, les salaires deviennent de plus
en plus instables; le perfectionnement constant et toujours plus
rapide de la machine rend la condition de l'ouvrier de plus en plus
précaire; les collisions individuelles entre l'ouvrier et le
bourgeois prennent de plus en plus le caractère de collisions
entre deux classes. Les ouvriers commencent par former des coalitions
contre les bourgeois pour la défense de leurs salaires. Ils
vont jusqu'à constituer des associations permanentes pour être
prêts en vue de rébellions éventuelles. Çà
et là, la lutte éclate en émeute.
Parfois,
les ouvriers triomphent; mais c'est un triomphe éphémère.
Le résultat véritable de leurs luttes est moins le
succès immédiat que l'union grandissante des
travailleurs Cette union est facilitée par l'accroissement des
moyens de communication qui sont créés par une grande
industrie et qui permettent aux ouvriers de localités
différentes de prendre contact. Or, il suffit de cette prise
de contact pour centraliser les nombreuses luttes locales, qui
partout revêtent le même caractère, en une lutte
nationale, en une lutte de classes. Mais toute lutte de classes est
une lutte politique, et l'union que les bourgeois du moyen âge
mettaient des siècles à établir avec leurs
chemins vicinaux, les prolétaires modernes la réalisent
en quelques années grâce aux chemins de fer.
Cette
organisation du prolétariat en classe, et donc en parti
politique, est sans cesse détruite de nouveau par la
concurrence que se font les ouvriers entre eux. Mais elle renaît
toujours, et toujours plus forte, plus ferme, plus puissante. Elle
profite des dissensions intestines de la bourgeoisie pour l'obliger à
reconnaître, sous forme de loi, certains intérêts
de la classe ouvrière : par exemple le bill de dix heures en
Angleterre.
En
général, les collisions qui se produisent dans la
vieille société favorisent de diverses manières
le développement du prolétariat. La bourgeoisie vit
dans un état de guerre perpétuel; d'abord contre
l'aristocratie, puis contre ces fractions de la bourgeoisie même
dont les intérêts entrent en conflit avec le progrès
de l'industrie, et toujours, enfin, contre la bourgeoisie de tous les
pays étrangers. Dans toutes ces luttes, elle se voit obligée
de faire appel au prolétariat, de revendiquer son aide et de
l'entraîner ainsi dans le mouvement politique. Si bien que la
bourgeoisie fournit aux prolétaires les éléments
de sa propre éducation, c'est-à-dire des armes contre
elle-même.
De
plus, ainsi que nous venons de le voir, des fractions entières
de la classe dominante sont, par le progrès de l'industrie,
précipitées dans le prolétariat, ou sont
menacées, tout au moins, dans leurs conditions d'existence.
Elles aussi apportent au prolétariat une foule d'éléments
d'éducation.
Enfin,
au moment où la lutte des classes approche de l'heure
décisive, le processus de décomposition de la classe
dominante, de la vieille société tout entière,
prend un caractère si violent et si âpre qu'une petite
fraction de la classe dominante se détache de celle-ci et se
rallie à la classe révolutionnaire, à la classe
qui porte en elle l'avenir. De même que, jadis, une partie de
la noblesse passa à la bourgeoisie, de nos jours une partie de
la bourgeoisie passe au prolétariat, et, notamment, cette
partie des idéologues bourgeois qui se sont haussés
jusqu'à la compréhension théorique de l'ensemble
du mouvement historique.
De
toutes les classes qui, à l'heure présente, s'opposent
à la bourgeoisie, le prolétariat seul est une classe
vraiment révolutionnaire. Les autres classes périclitent
et périssent avec la grande industrie; le prolétariat,
au contraire, en est le produit le plus authentique.
Les
classes moyennes, petits fabricants, détaillants, artisans,
paysans, tous combattent la bourgeoisie parce qu'elle est une menace
pour leur existence en tant que classes moyennes. Elles ne sont donc
pas révolutionnaires, mais conservatrices; bien plus, elles
sont réactionnaires : elles cherchent à faire tourner à
l'envers la roue de l'histoire. Si elles sont révolutionnaires,
c'est en considération de leur passage imminent au prolétariat
: elles défendent alors leurs intérêts futurs et
non leurs intérêts actuels; elles abandonnent leur
propre point de vue pour se placer à celui du prolétariat.
Quant
au lumpenprolétariat ,
ce produit passif de la pourriture des couches inférieures de
la vieille société, il peut se trouver, çà
et là, entraîné dans le mouvement par une
révolution prolétarienne; cependant, ses conditions de
vie le disposeront plutôt à se vendre à la
réaction.
Les
conditions d'existence de la vieille société sont déjà
détruites dans les conditions d'existence du prolétariat.
Le prolétaire est sans propriété; ses relations
avec sa femme et ses enfants n'ont plus rien de commun avec celles de
la famille bourgeoise; le travail industriel moderne,
l'asservissement de l'ouvrier au capital, aussi bien en Angleterre
qu'en France, en Amérique qu'en Allemagne, dépouillent
le prolétaire de tout caractère national. Les lois, la
morale, la religion sont à ses yeux autant de préjugés
bourgeois derrière lesquels se cachent autant d'intérêts
bourgeois.
Toutes
les classes qui, dans le passé, se sont emparées du
pouvoir essayaient de consolider leur situation acquise en soumettant
la société aux conditions qui leur assuraient leurs
revenus propres. Les prolétaires ne peuvent se rendre maîtres
des forces productives sociales qu'en abolissant leur propre mode
d'appropriation d'aujourd'hui et, par suite, tout le mode
d'appropriation en vigueur jusqu'à nos jours. Les prolétaires
n'ont rien à sauvegarder qui leur appartienne, ils ont à
détruire toute garantie privée, toute sécurité
privée antérieure.
Tous
les mouvements historiques ont été, jusqu'ici,
accomplis par des minorités ou au profit des minorités.
Le mouvement prolétarien est le mouvement spontané de
l'immense majorité au profit de l'immense majorité. Le
prolétariat, couche inférieure de la société
actuelle, ne peut se soulever, se redresser, sans faire sauter toute
la superstructure des couches qui constituent la société
officielle.
La
lutte du prolétariat contre la bourgeoisie, bien qu'elle ne
soit pas, quant au fond, une lutte nationale, en revêt
cependant tout d'abord la forme. Il va sans dire que le prolétariat
de chaque pays doit en finir, avant tout, avec sa propre bourgeoisie.
En
esquissant à grands traits les phases du développement
du prolétariat, nous avons retracé l'histoire de la
guerre civile, plus ou moins larvée, qui travaille la société
actuelle jusqu'à l'heure où cette guerre éclate
en révolution ouverte, et où le prolétariat
fonde sa domination par le renversement violent de la bourgeoisie.
Toutes
les sociétés antérieures, nous l'avons vu, ont
reposé sur l'antagonisme de classes oppressives et de classes
opprimées. Mais, pour opprimer une classe, il faut pouvoir lui
garantir des conditions d'existence qui lui permettent, au moins, de
vivre dans la servitude. Le serf, en plein servage, est parvenu a
devenir membre d'une commune, de même que le petit-bourgeois
s'est élevé au rang de bourgeois, sous le joug de
l'absolutisme féodal. L'ouvrier moderne au contraire, loin de
s'élever avec le progrès de l'industrie, descend
toujours plus bas, au-dessous même des conditions de vie de sa
propre classe. Le travailleur devient un pauvre, et le paupérisme
s'accroît plus rapidement encore que la population et la
richesse. Il est donc manifeste que la bourgeoisie est incapable de
remplir plus longtemps son rôle de classe dirigeante et
d'imposer à la société, comme loi régulatrice,
les conditions d'existence de sa classe. Elle ne peut plus régner,
parce qu'elle est incapable d'assurer l'existence de son esclave dans
le cadre de son esclavage, parce qu'elle est obligée de le
laisser déchoir au point de devoir le nourrir au lieu de se
faire nourrir par lui. La société ne peut plus vivre
sous sa domination, ce qui revient à dire que l'existence de
la bourgeoisie n'est plus compatible avec celle de la société.
L'existence
et la domination de la classe bourgeoise ont pour condition
essentielle l'accumulation de la richesse aux mains des particuliers,
la formation et l'accroissement du Capital; la condition d'existence
du capital, c'est le salariat. Le salariat repose exclusivement sur
la concurrence des ouvriers entre eux. Le progrès de l'
industrie, dont la bourgeoisie est l'agent sans volonté propre
et sans résistance, substitue à l'isolement des
ouvriers résultant de leur concurrence, leur union
révolutionnaire par l'association. Ainsi, le développement
de la grande industrie sape, sous les pieds de la bourgeoisie, le
terrain même sur lequel elle a établi son système
de production et d'appropriation. Avant tout, la bourgeoisie produit
ses propres fossoyeurs. Sa chute et la victoire du prolétariat
sont également inévitables.
Notes
Pie IX, élu pape en 1846, passait pour "un libéral",
mais il n'était pas moins hostile au socialisme que le tsar
Nicolas I° qui, dès avant la révolution de 1848,
joua en Europe le rôle de gendarme. Juste à ce
moment-là, il y eut lieu un rapprochement entre Metternich,
chancelier de l'Empire autrichien et chef reconnu de toute la
réaction européenne, et Guizot, historien éminent
et ministre français idéologue de la grande
bourgeoisie financière et industrielle et ennemi
intransigeant du prolétariat. A la demande du gouvernement
prussien, Guizot expulsa Marx de Paris. La police allemande
persécutait les communistes non seulement en Allemagne mais
aussi en France, en Belgique et même en Suisse, s'efforçant
par tous les moyens d'entraver leur propagande. (N.R.)
On entend par bourgeoisie la classe des capitalistes modernes,
propriétaires des moyens de production sociale et qui
emploient le travail salarié. On entend par prolétariat
la classe des ouvriers salariés modernes qui, privés
de leurs propres moyens de production, sont obligés pour
subsister, de vendre leur force de travail. (Note d'Engels pour
l'édition anglaise en 1888).
Ou plus exactement l'histoire écrite. En 1847, l'histoire de
l'organisation sociale qui a précédé toute
l'histoire écrite, la préhistoire, était à
peu près inconnue. Depuis Haxthausen a découvert en
Russie la propriété commune de la terre. Maurer a
démontré qu'elle est la base sociale d'où
sortent historiquement toutes les tribus allemandes et on a
découvert, petit à petit, que la commune rurale, avec
possession collective de la terre, a été la forme
primitive de la société depuis les Indes jusqu'à
l'Irlande. Enfin, la structure de cette société
communiste primitive a été mise à nu dans ce
qu'elle a de typique par la découverte de Morgan qui a fait
connaître la nature véritable de la gens et sa place
dans la tribu. Avec la dissolution de ces communautés
primitives commence la division de la société en
classes distinctes, et finalement opposées. J'ai essayé
d'analyser ce procès de dissolution dans l'ouvrage l'Origine
de la famille, de la propriété privée et de
l'Etat, 2° édition, Stuttgart 1886. (Note d'Engels
pour l'édition anglaise de 1888).
Haxthausen, August (1792-1866), baron prussien. Le tsar Nicolas Ier l'autorisa à
visiter la Russie pour y étudier le régime agricole et
la vie des paysans (1843-1844). Haxthausen écrit un ouvrage
consacré à la description des vestiges du régime
communautaire dans les rapports terriens de la Russie. (N.R.)
Maurer, Georg Ludwig (1790-1872), historien allemand; il étudia le
régime de la Germanie et de l'Allemagne du moyen âge et
fit un apport important à l'étude de la marche du
moyen âge. (N.R.)
Morgan, Lewis Henry (1818-1881), ethnographe, archéologue et
historien américain. Grâce aux nombreuses données
ethnographiques accumulées au cours de son étude du
régime social et de la vie des Indiens de l'Amérique,
Morgan fonda sa doctrine sur l'évolution de la gens en tant
que la forme principale de la société primitive. C'est
à lui également qu'appartient la tentative de diviser
en périodes l'histoire de la société primitive
sans classes. Marx et Engels appréciaient beaucoup l'oeuvre
de Morgan. Marx fit un résumé de son ouvrage la
Société ancienne (1877). Dans son ouvrage l'Origine
de la famille, de la propriété privée et de
l'Etat, Engels cite les données de fait fournies par
Morgan. (N.R.)
Maître de jurande, c'est-à-dire membre de plein droit
d'une corporation, maître du corps de métier et non
juré. (Note d'Engels pour l'édition anglaise de 1888.)
On désignait sous le nom de communes les villes qui
surgissaient en France avant même qu'elles eussent conquis sur
leurs seigneurs et maîtres féodaux l'autonomie locale
et les droits politiques du "tiers état". D'une
façon générale, l'Angleterre apparaît ici
en tant que pays type du développement économique de
la bourgeoisie; la France en tant que pays type de son développement
politique. (Note d'Engels pour l'édition anglaise de 1888.)
C'est ainsi que les habitants des villes, en Italie et en France
appelaient leur communauté urbaine, une fois achetés
ou arrachés à leurs seigneurs féodaux leurs
premiers droits à une administration autonome. (Note d'Engels
pour l'édition allemande de 1890.)
Expéditions militaires et colonisatrices entreprises en
Orient par les gros féodaux et chevaliers de l'Europe de
l'Ouest aux XI°-XIII° siècles sous le couvert du mot
d'ordre religieux de libération de Jérusalem et de la
Terre sainte du joug musulman. (N.R.).
Dans les écrits postérieurs, Marx et Engels remplacent
les expressions "valeur du travail" et "prix du
travail" par ]es termes plus exacts "valeur de la force de
travail" et "prix de la force du travail" introduits
par Marx. (N.R.)
Le lumpenprolétariat (terme emprunté de l'allemand où
le mot "Lumpen" veut dire "haillons"), éléments
déclassés, voyous, mendiants, voleurs, etc. Le
lumpenprolétariat est incapable de mener une lutte politique
organisée; son instabilité morale, son penchant pour
l'aventure permettent à la bourgeoisie d'utiliser ses
représentants comme briseurs de grève, membres des
bandes de pogrom, etc. (N.R.)
Le manifeste du Parti communiste
Un spectre hante l'Europe : le spectre du communisme. Toutes les
puissances de la vieille Europe se sont unies en une Sainte-Alliance
pour traquer ce spectre : le pape et le tsar, Metternich et Guizot
, les radicaux de France et les policiers d'Allemagne.
Quelle est l'opposition qui n'a pas été accusée de
communisme par ses adversaires au pouvoir ? Quelle est l'opposition
qui, à son tour, n'a pas renvoyé à ses
adversaires de droite ou de gauche l'épithète infamante
de communiste ?
Il en résulte un double enseignement.
Déjà le communisme est reconnu comme une puissance par toutes les
puissances d'Europe.
Il est grand temps que les communistes exposent à la face du
monde entier, leurs conceptions, leurs buts et leurs tendances;
qu'ils opposent au conte du spectre communiste un manifeste du Parti
lui-même.
C'est à cette fin que des communistes de diverses nationalités
se sont réunis à Londres et ont rédigé le
Manifeste suivant, qui est publié en anglais, français,
allemand, italien, flamand et danois.
I. Bourgeois et prolétaires
L'histoire
de toute société jusqu'à nos jours
n'a été que l'histoire de luttes de classes.
Homme
libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf,
maître de jurande
et compagnon, en un mot oppresseurs et opprimés, en opposition
constante, ont mené une guerre ininterrompue, tantôt
ouverte, tantôt dissimulée, une guerre qui finissait
toujours soit par une transformation révolutionnaire de la
société tout entière, soit par la destruction
des deux classes en lutte.
Dans
les premières époques historiques, nous constatons
presque partout une organisation complète de la société
en classes distinctes, une échelle graduée de
conditions sociales. Dans la Rome antique, nous trouvons des
patriciens, des chevaliers, des plébéiens, des
esclaves; au moyen âge, des seigneurs, des vassaux, des maîtres
de corporation, des compagnons, des serfs et, de plus, dans chacune
de ces classes, une hiérarchie particulière.
La
société bourgeoise moderne, élevée sur
les ruines de la société féodale, n'a pas aboli
les antagonismes de classes Elle n'a fait que substituer de nouvelles
classes, de nouvelles conditions d'oppression, de nouvelles formes de
lutte à celles d'autrefois.
Cependant,
le caractère distinctif de notre époque, de l'époque
de la bourgeoisie, est d'avoir simplifié les antagonismes de
classes. La société se divise de plus en deux vastes
camps ennemis, en deux grandes classes diamétralement opposées
: la bourgeoisie et le prolétariat.
Des
serfs du moyen âge naquirent les bourgeois des premières
agglomérations urbaines; de cette population municipale
sortirent les premiers éléments de la bourgeoisie.
La
découverte de l'Amérique, la circumnavigation de
l'Afrique offrirent à la bourgeoisie naissante un nouveau
champ d'action. Les marchés des Indes Orientales et de la
Chine, la colonisation de l'Amérique, le commerce colonial, la
multiplication des moyens d'échange et, en général,
des marchandises donnèrent un essor jusqu'alors inconnu au
négoce, à la navigation, à l'industrie et
assurèrent, en conséquence, un développement
rapide à l'élément révolutionnaire de la
société féodale en dissolution.
L'ancien
mode d'exploitation féodal ou corporatif de l'industrie ne
suffisait plus aux besoins qui croissaient sans cesse à mesure
que s'ouvraient de nouveaux marchés. La manufacture prit sa
place. La moyenne bourgeoisie industrielle supplanta les maîtres
de jurande; la division du travail entre les différentes
corporations céda la place à la division du travail au
sein de l'atelier même.
Mais
les marchés s'agrandissaient sans cesse : la demande croissait
toujours. La manufacture, à son tour, devint insuffisante.
Alors, la vapeur et la machine révolutionnèrent la
production industrielle. La grande industrie moderne supplanta la
manufacture; la moyenne bourgeoisie industrielle céda la place
aux millionnaires de l'industrie, aux chefs de véritables
armées industrielles, aux bourgeois modernes.
La
grande industrie a créé le marché mondial,
préparé par la découverte de l'Amérique.
Le marché mondial accéléra prodigieusement le
développement du commerce, de la navigation, des voies de
communication. Ce développement réagit à son
tour sur l'extension de l'industrie; et, au fur et a mesure que
l'industrie, le commerce, la navigation, les chemins de fer se
développaient, la bourgeoisie grandissait, décuplant
ses capitaux et refoulant à l'arrière-plan les classes
léguées par le moyen âge.
La
bourgeoisie, nous le voyons, est elle-même le produit d'un long
développement, d'une série de révolutions dans
le mode de production et les moyens de communication.
A
chaque étape de l'évolution que parcourait la
bourgeoisie correspondait pour elle un progrès politique.
Classe opprimée par le despotisme féodal, association
armée s'administrant elle-même dans la commune
,
ici, république urbaine indépendante; là, tiers
état taillable et corvéable de la monarchie, puis,
durant la période manufacturière. contrepoids de la
noblesse dans la monarchie féodale ou absolue, pierre
angulaire des grandes monarchies, la bourgeoisie, depuis
l'établissement de la grande industrie et du marché
mondial, s'est finalement emparée de la souveraineté
politique exclusive dans l'Etat représentatif moderne. Le
gouvernement moderne n'est qu'un comité qui gère les
affaires communes de la classe bourgeoise tout entière.
La
bourgeoisie a joué dans l'histoire un rôle éminemment
révolutionnaire.
Partout
où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds
les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les
liens complexes et variés qui unissent l'homme féodal à
ses "supérieurs naturels", elle les a brisés
sans pitié pour ne laisser subsister d'autre lien, entre
l'homme et l'homme, que le froid intérêt, les dures
exigences du "paiement au comptant". Elle a noyé les
frissons sacrés de l'extase religieuse, de l'enthousiasme
chevaleresque, de la sentimentalité petite-bourgeoise dans les
eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la
dignité personnelle une simple valeur d'échange; elle a
substitué aux nombreuses libertés, si chèrement
conquises, l'unique et impitoyable liberté du commerce. En un
mot, à la place de l'exploitation que masquaient les illusions
religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte,
éhontée, directe, brutale.
La
bourgeoisie a dépouillé de leur auréole toutes
les activités qui passaient jusque-là pour vénérables
et qu'on considérait avec un saint respect. Le médecin,
le juriste, le prêtre, le poète, le savant, elle en a
fait des salariés à ses gages.
La
bourgeoisie a déchiré le voile de sentimentalité
qui recouvrait les relations de famille et les a réduites à
n'être que de simples rapports d'argent.
La
bourgeoisie a révélé comment la brutale
manifestation de la force au moyen âge, si admirée de la
réaction, trouva son complément naturel dans la paresse
la plus crasse. C'est elle qui, la première, a fait voir ce
dont est capable l'activité humaine. Elle a créé
de tout autres merveilles que les pyramides d'Egypte, les aqueducs
romains, les cathédrales gothiques; elle a mené à
bien de tout autres expéditions que les invasions et les
croisades
La
bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les
instruments de production, ce qui veut dire les rapports de
production, c'est-à-dire l'ensemble des rapports sociaux. Le
maintien sans changement de l'ancien mode de production était,
au contraire, pour toutes les classes industrielles antérieures,
la condition première de leur existence. Ce bouleversement
continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le
système social, cette agitation et cette insécurité
perpétuelles distinguent l'époque bourgeoise de toutes
les précédentes. Tous les rapports sociaux, figés
et couverts de rouille, avec leur cortège de conceptions et
d'idées antiques et vénérables, se dissolvent;
ceux qui les remplacent vieillissent avant d'avoir pu s'ossifier.
Tout ce qui avait solidité et permanence s'en va en fumée,
tout ce qui était sacré est profané, et les
hommes sont forcés enfin d'envisager leurs conditions
d'existence et leurs rapports réciproques avec des yeux
désabusés.
Poussée
par le besoin de débouchés toujours nouveaux, la
bourgeoisie envahit le globe entier. Il lui faut s'implanter partout,
exploiter partout, établir partout des relations.
Par
l'exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un
caractère cosmopolite à la production et à la
consommation de tous les pays. Au grand désespoir des
réactionnaires, elle a enlevé à l'industrie sa
base nationale. Les vieilles industries nationales ont été
détruites et le sont encore chaque jour. Elles sont
supplantées par de nouvelles industries, dont l'adoption
devient une question de vie ou de mort pour toutes les nations
civilisées, industries qui n'emploient plus des matières
premières indigènes, mais des matières premières
venues des régions les plus lointaines, et dont les produits
se consomment non seulement dans le pays même, mais dans toutes
les parties du globe. A la place des anciens besoins, satisfaits par
les produits nationaux, naissent des besoins nouveaux, réclamant
pour leur satisfaction les produits des contrées et des
climats les plus lointains. A la place de l'ancien isolement des
provinces et des nations se suffisant à elles-mêmes, se
développent des relations universelles, une interdépendance
universelle des nations. Et ce qui est vrai de la production
matérielle ne l'est pas moins des productions de l'esprit Les
oeuvres intellectuelles d'une nation deviennent la propriété
commune de toutes. L'étroitesse et l'exclusivisme nationaux
deviennent de jour en jour plus impossibles et de la multiplicité
des littératures nationales et locales naît une
littérature universelle.
Par
le rapide perfectionnement des instruments de production et
l'amélioration infinie des moyens de communication, la
bourgeoisie entraîne dans le courant de la civilisation
jusqu'aux nations les plus barbares. Le bon marché de ses
produits est la grosse artillerie qui bat en brèche toutes les
murailles de Chine et contraint à la capitulation les barbares
les plus opiniâtrement hostiles aux étrangers. Sous
peine de mort, elle force toutes les nations à adopter le mode
bourgeois de production ; elle les force à introduire chez
elle la prétendue civilisation, c'est-à-dire à
devenir bourgeoises. En un mot, elle se façonne un monde à
son image.
La
bourgeoisie a soumis la campagne à la ville. Elle a créé
d'énormes cités; elle a prodigieusement augmenté
la population des villes par rapport à celles des campagnes,
et par là, elle a arraché une grande partie de la
population à l'abrutissement de la vie des champs. De même
qu'elle a soumis la campagne à la ville, les pays barbares ou
demi-barbares aux pays civilisés, elle a subordonné les
peuples de paysans aux peuples de bourgeois, l'Orient à
l'Occident.
La
bourgeoisie supprime de plus en plus l'émiettement des moyens
de production, de la propriété et de la population.
Elle a aggloméré la population, centralisé les
moyens de production et concentré la propriété
dans un petit nombre de mains. La conséquence totale de ces
changements a été la centralisation politique. Des
provinces indépendantes, tout juste fédérées
entre elles, ayant des intérêts, des lois, des
gouvernements, des tarifs douaniers différents, ont été
réunies en une seule nation, avec un seul gouvernement, une
seule loi, un seul intérêt national de classe, derrière
un seul cordon douanier.
La
bourgeoisie, au cours de sa domination de classe à peine
séculaire, a créé des forces productives plus
nombreuses; et plus colossales que l'avaient fait toutes les
générations passées prises ensemble. La
domestication des forces de la nature, les machines, l'application de
la chimie à l'industrie et à l'agriculture, la
navigation à vapeur, les chemins de fer, les télégraphes
électriques, le défrichement de continents entiers, la
régularisation des fleuves, des populations entières
jaillies du sol - quel siècle antérieur aurait
soupçonné que de pareilles forces productives dorment
au sein du travail social ?
Voici
donc ce que nous avons vu : les moyens de production et d'échange.
sur la base desquels s'est édifiée la bourgeoise,
furent créés à l'intérieur de la société
féodale. A un certain degré du développement de
ces moyens de production et d'échange, les conditions dans
lesquelles la société féodale produisait et
échangeait, l'organisation féodale de l'agriculture et
de la manufacture, en un mot le régime féodal de
propriété, cessèrent de correspondre aux forces
productives en plein développement. Ils entravaient la
production au lieu de la faire progresser. Ils se transformèrent
en autant de chaînes. Il fallait les briser. Et on les brisa.
A
sa place s'éleva la libre concurrence, avec une constitution
sociale et politique appropriée, avec la suprématie
économique et politique de la classe bourgeoise.
Nous
assistons aujourd'hui à un processus analogue. Les conditions
bourgeoises de production et d'échange, le régime
bourgeois de la propriété, la société
bourgeoise moderne, qui a fait surgir de si puissants moyens de
production et d'échange, ressemblent au magicien qui ne sait
plus dominer les puissances infernales qu'il a évoquées.
Depuis des dizaines d'années, l'histoire de l'industrie et du
commerce n'est autre chose que l'histoire de la révolte des
forces productives modernes contre les rapports modernes de
production, contre le régime de propriété qui
conditionnent l'existence de la bourgeoisie et sa domination. Il
suffit de mentionner les crises commerciales qui, par leur retour
périodique, menacent de plus en plus l'existence de la société
bourgeoise. Chaque crise détruit régulièrement
non seulement une masse de produits déjà créés,
mais encore une grande partie des forces productives déjà
existantes elles-mêmes. Une épidémie qui, à
toute autre époque, eût semblé une absurdité,
s'abat sur la société, - l'épidémie de la
surproduction. La société se trouve subitement ramenée
à un état de barbarie momentanée; on dirait
qu'une famine, une guerre d'extermination lui ont coupé tous
ses moyens de subsistance; l'industrie et le commerce semblent
anéantis. Et pourquoi ? Parce que la société a
trop de civilisation, trop de moyens de subsistance, trop
d'industrie, trop de commerce. Les forces productives dont elle
dispose ne favorisent plus le régime de la propriété
bourgeoise; au contraire, elles sont devenues trop puissantes pour ce
régime qui alors leur fait obstacle; et toutes les fois que
les forces productives sociales triomphent de cet obstacle, elles
précipitent dans le désordre la société
bourgeoise tout entière et menacent l'existence de la
propriété bourgeoise. Le système bourgeois est
devenu trop étroit pour contenir les richesses créées
dans son sein. - Comment la bourgeoisie surmonte-t-elle ces crises ?
D'un côté, en détruisant par la violence une
masse de forces productives; de l'autre, en conquérant de
nouveaux marchés et en exploitant plus à fond les
anciens. A quoi cela aboutit-il ? A préparer des crises plus
générales et plus formidables et à diminuer les
moyens de les prévenir. Les armes dont la bourgeoisie s'est
servie pour abattre la féodalité se retournent
aujourd'hui contre la bourgeoisie elle-même.
Mais
la bourgeoisie n'a pas seulement forgé les armes qui la
mettront à mort; elle a produit aussi les hommes qui manieront
ces armes, les ouvriers modernes, les prolétaires.
A
mesure que grandit la bourgeoisie, c'est-à-dire le capital, se
développe aussi le prolétariat, la classe des ouvriers
modernes qui ne vivent qu'à la condition de trouver du travail
et qui n'en trouvent que si leur travail accroît le capital.
Ces ouvriers, contraints de se vendre au jour le jour, sont une
marchandise, un article de commerce comme un autre; ils sont exposés,
par conséquent, à toutes les vicissitudes de la
concurrence, à toutes les fluctuations du marché.
Le
développement du machinisme et la division du travail, en
faisant perdre au travail de l'ouvrier tout caractère
d'autonomie, lui ont fait perdre tout attrait. Le producteur devient
un simple accessoire de la machine, on n'exige de lui que l'opération
la plus simple, la plus monotone, la plus vite apprise. Par
conséquent, ce que coûte l'ouvrier se réduit, à
peu de chose près, au coût de ce qu'il lui faut pour
s'entretenir et perpétuer sa descendance. Or, le prix du
travail ,
comme celui de toute marchandise, est égal à son coût
de production. Donc, plus le travail devient répugnant, plus
les salaires baissent. Bien plus, la somme de labeur s'accroît
avec le développement du machinisme et de la division du
travail, soit par l'augmentation des heures ouvrables, soit par
l'augmentation du travail exigé dans un temps donné,
l'accélération du mouvement des machines, etc.
L'industrie
moderne a fait du petit atelier du maître artisan patriarcal la
grande fabrique du capitalisme industriel. Des masses d'ouvriers,
entassés dans la fabrique, sont organisés
militairement. Simples soldats de l'industrie, ils sont placés
sous la surveillance d'une hiérarchie complète de
sous-officiers et d'officiers. Ils ne sont pas seulement les esclaves
de la classe bourgeoise, de l'Etat bourgeois, mais encore, chaque
jour, à chaque heure, les esclaves de la machine, du
contremaître et surtout du bourgeois fabricant lui-même.
Plus ce despotisme proclame ouvertement le profit comme son but
unique, plus il devient mesquin, odieux, exaspérant.
Moins
le travail exige d'habileté et de force, c'est-à-dire
plus l'industrie moderne progresse, et plus le travail des hommes est
supplanté par celui des femmes et des enfants. Les
distinctions d'âge et de sexe n'ont plus d'importance sociale
pour la classe ouvrière. Il n'y a plus que des instruments de
travail, dont le coût varie suivant l'âge et le sexe.
Une
fois que l'ouvrier a subi l'exploitation du fabricant et qu'on lui a
compté son salaire, il devient la proie d'autres membres de la
bourgeoisie : du propriétaire, du détaillant, du
prêteur sur gages, etc., etc.
Petits
industriels, marchands et rentiers, artisans et paysans, tout
l'échelon inférieur des classes moyennes de jadis,
tombent dans le prolétariat; d'une part, parce que leurs
faibles capitaux ne leur permettant pas d'employer les procédés
de la grande industrie, ils succombent dans leur concurrence avec les
grands capitalistes; d'autre part, parce que leur habileté
technique est dépréciée par les méthodes
nouvelles de production. De sorte que le prolétariat se
recrute dans toutes les classes de la population.
Le
prolétariat passe par différentes phases d'évolution.
Sa lutte contre la bourgeoisie commence avec son existence même.
La
lutte est engagée d'abord par des ouvriers isolés,
ensuite par les ouvriers d'une même fabrique, enfin par les
ouvriers d'une même branche d'industrie, dans une même
localité, contre le bourgeois qui les exploite directement.
Ils ne dirigent pas seulement leurs attaques contre les rapports
bourgeois de production : ils les dirigent contre les instruments de
production eux-mêmes; ils détruisent les marchandises
étrangères qui leur font concurrence, brisent les
machines, brûlent les fabriques et s'efforcent de reconquérir
la position perdue de l'artisan du moyen age.
A
ce stade, le prolétariat forme une masse disséminée
à travers le pays et émiettée par la
concurrence. S'il arrive que les ouvriers se soutiennent par l'action
de masse, ce n'est pas encore là le résultat de leur
propre union, mais de celle de la bourgeoisie qui, pour atteindre ses
fins politiques propres, doit mettre en branle le prolétariat
tout entier, et qui possède encore provisoirement le pouvoir
de le faire. Durant cette phase, les prolétaires ne combattent
donc pas leurs propres ennemis, mais les ennemis de leurs ennemis,
c'est-à-dire les vestiges de la monarchie absolue,
propriétaires fonciers, bourgeois non industriels, petits
bourgeois. Tout le mouvement historique est de la sorte concentré
entre les mains de la bourgeoisie; toute victoire remportée
dans ces conditions est une victoire bourgeoise.
Or,
le développement de l'industrie, non seulement accroît
le nombre des prolétaires, mais les concentre en masses plus
considérables; la force des prolétaires augmente et ils
en prennent mieux conscience. Les intérêts, les
conditions d'existence au sein du prolétariat, s'égalisent
de plus en plus, à mesure que la machine efface toute
différence dans le travail et réduit presque partout le
salaire à un niveau également bas. Par suite de la
concurrence croissante des bourgeois entre eux et des crises
commerciales qui en résultent, les salaires deviennent de plus
en plus instables; le perfectionnement constant et toujours plus
rapide de la machine rend la condition de l'ouvrier de plus en plus
précaire; les collisions individuelles entre l'ouvrier et le
bourgeois prennent de plus en plus le caractère de collisions
entre deux classes. Les ouvriers commencent par former des coalitions
contre les bourgeois pour la défense de leurs salaires. Ils
vont jusqu'à constituer des associations permanentes pour être
prêts en vue de rébellions éventuelles. Çà
et là, la lutte éclate en émeute.
Parfois,
les ouvriers triomphent; mais c'est un triomphe éphémère.
Le résultat véritable de leurs luttes est moins le
succès immédiat que l'union grandissante des
travailleurs Cette union est facilitée par l'accroissement des
moyens de communication qui sont créés par une grande
industrie et qui permettent aux ouvriers de localités
différentes de prendre contact. Or, il suffit de cette prise
de contact pour centraliser les nombreuses luttes locales, qui
partout revêtent le même caractère, en une lutte
nationale, en une lutte de classes. Mais toute lutte de classes est
une lutte politique, et l'union que les bourgeois du moyen âge
mettaient des siècles à établir avec leurs
chemins vicinaux, les prolétaires modernes la réalisent
en quelques années grâce aux chemins de fer.
Cette
organisation du prolétariat en classe, et donc en parti
politique, est sans cesse détruite de nouveau par la
concurrence que se font les ouvriers entre eux. Mais elle renaît
toujours, et toujours plus forte, plus ferme, plus puissante. Elle
profite des dissensions intestines de la bourgeoisie pour l'obliger à
reconnaître, sous forme de loi, certains intérêts
de la classe ouvrière : par exemple le bill de dix heures en
Angleterre.
En
général, les collisions qui se produisent dans la
vieille société favorisent de diverses manières
le développement du prolétariat. La bourgeoisie vit
dans un état de guerre perpétuel; d'abord contre
l'aristocratie, puis contre ces fractions de la bourgeoisie même
dont les intérêts entrent en conflit avec le progrès
de l'industrie, et toujours, enfin, contre la bourgeoisie de tous les
pays étrangers. Dans toutes ces luttes, elle se voit obligée
de faire appel au prolétariat, de revendiquer son aide et de
l'entraîner ainsi dans le mouvement politique. Si bien que la
bourgeoisie fournit aux prolétaires les éléments
de sa propre éducation, c'est-à-dire des armes contre
elle-même.
De
plus, ainsi que nous venons de le voir, des fractions entières
de la classe dominante sont, par le progrès de l'industrie,
précipitées dans le prolétariat, ou sont
menacées, tout au moins, dans leurs conditions d'existence.
Elles aussi apportent au prolétariat une foule d'éléments
d'éducation.
Enfin,
au moment où la lutte des classes approche de l'heure
décisive, le processus de décomposition de la classe
dominante, de la vieille société tout entière,
prend un caractère si violent et si âpre qu'une petite
fraction de la classe dominante se détache de celle-ci et se
rallie à la classe révolutionnaire, à la classe
qui porte en elle l'avenir. De même que, jadis, une partie de
la noblesse passa à la bourgeoisie, de nos jours une partie de
la bourgeoisie passe au prolétariat, et, notamment, cette
partie des idéologues bourgeois qui se sont haussés
jusqu'à la compréhension théorique de l'ensemble
du mouvement historique.
De
toutes les classes qui, à l'heure présente, s'opposent
à la bourgeoisie, le prolétariat seul est une classe
vraiment révolutionnaire. Les autres classes périclitent
et périssent avec la grande industrie; le prolétariat,
au contraire, en est le produit le plus authentique.
Les
classes moyennes, petits fabricants, détaillants, artisans,
paysans, tous combattent la bourgeoisie parce qu'elle est une menace
pour leur existence en tant que classes moyennes. Elles ne sont donc
pas révolutionnaires, mais conservatrices; bien plus, elles
sont réactionnaires : elles cherchent à faire tourner à
l'envers la roue de l'histoire. Si elles sont révolutionnaires,
c'est en considération de leur passage imminent au prolétariat
: elles défendent alors leurs intérêts futurs et
non leurs intérêts actuels; elles abandonnent leur
propre point de vue pour se placer à celui du prolétariat.
Quant
au lumpenprolétariat ,
ce produit passif de la pourriture des couches inférieures de
la vieille société, il peut se trouver, çà
et là, entraîné dans le mouvement par une
révolution prolétarienne; cependant, ses conditions de
vie le disposeront plutôt à se vendre à la
réaction.
Les
conditions d'existence de la vieille société sont déjà
détruites dans les conditions d'existence du prolétariat.
Le prolétaire est sans propriété; ses relations
avec sa femme et ses enfants n'ont plus rien de commun avec celles de
la famille bourgeoise; le travail industriel moderne,
l'asservissement de l'ouvrier au capital, aussi bien en Angleterre
qu'en France, en Amérique qu'en Allemagne, dépouillent
le prolétaire de tout caractère national. Les lois, la
morale, la religion sont à ses yeux autant de préjugés
bourgeois derrière lesquels se cachent autant d'intérêts
bourgeois.
Toutes
les classes qui, dans le passé, se sont emparées du
pouvoir essayaient de consolider leur situation acquise en soumettant
la société aux conditions qui leur assuraient leurs
revenus propres. Les prolétaires ne peuvent se rendre maîtres
des forces productives sociales qu'en abolissant leur propre mode
d'appropriation d'aujourd'hui et, par suite, tout le mode
d'appropriation en vigueur jusqu'à nos jours. Les prolétaires
n'ont rien à sauvegarder qui leur appartienne, ils ont à
détruire toute garantie privée, toute sécurité
privée antérieure.
Tous
les mouvements historiques ont été, jusqu'ici,
accomplis par des minorités ou au profit des minorités.
Le mouvement prolétarien est le mouvement spontané de
l'immense majorité au profit de l'immense majorité. Le
prolétariat, couche inférieure de la société
actuelle, ne peut se soulever, se redresser, sans faire sauter toute
la superstructure des couches qui constituent la société
officielle.
La
lutte du prolétariat contre la bourgeoisie, bien qu'elle ne
soit pas, quant au fond, une lutte nationale, en revêt
cependant tout d'abord la forme. Il va sans dire que le prolétariat
de chaque pays doit en finir, avant tout, avec sa propre bourgeoisie.
En
esquissant à grands traits les phases du développement
du prolétariat, nous avons retracé l'histoire de la
guerre civile, plus ou moins larvée, qui travaille la société
actuelle jusqu'à l'heure où cette guerre éclate
en révolution ouverte, et où le prolétariat
fonde sa domination par le renversement violent de la bourgeoisie.
Toutes
les sociétés antérieures, nous l'avons vu, ont
reposé sur l'antagonisme de classes oppressives et de classes
opprimées. Mais, pour opprimer une classe, il faut pouvoir lui
garantir des conditions d'existence qui lui permettent, au moins, de
vivre dans la servitude. Le serf, en plein servage, est parvenu a
devenir membre d'une commune, de même que le petit-bourgeois
s'est élevé au rang de bourgeois, sous le joug de
l'absolutisme féodal. L'ouvrier moderne au contraire, loin de
s'élever avec le progrès de l'industrie, descend
toujours plus bas, au-dessous même des conditions de vie de sa
propre classe. Le travailleur devient un pauvre, et le paupérisme
s'accroît plus rapidement encore que la population et la
richesse. Il est donc manifeste que la bourgeoisie est incapable de
remplir plus longtemps son rôle de classe dirigeante et
d'imposer à la société, comme loi régulatrice,
les conditions d'existence de sa classe. Elle ne peut plus régner,
parce qu'elle est incapable d'assurer l'existence de son esclave dans
le cadre de son esclavage, parce qu'elle est obligée de le
laisser déchoir au point de devoir le nourrir au lieu de se
faire nourrir par lui. La société ne peut plus vivre
sous sa domination, ce qui revient à dire que l'existence de
la bourgeoisie n'est plus compatible avec celle de la société.
L'existence
et la domination de la classe bourgeoise ont pour condition
essentielle l'accumulation de la richesse aux mains des particuliers,
la formation et l'accroissement du Capital; la condition d'existence
du capital, c'est le salariat. Le salariat repose exclusivement sur
la concurrence des ouvriers entre eux. Le progrès de l'
industrie, dont la bourgeoisie est l'agent sans volonté propre
et sans résistance, substitue à l'isolement des
ouvriers résultant de leur concurrence, leur union
révolutionnaire par l'association. Ainsi, le développement
de la grande industrie sape, sous les pieds de la bourgeoisie, le
terrain même sur lequel elle a établi son système
de production et d'appropriation. Avant tout, la bourgeoisie produit
ses propres fossoyeurs. Sa chute et la victoire du prolétariat
sont également inévitables.
Notes
Pie IX, élu pape en 1846, passait pour "un libéral",
mais il n'était pas moins hostile au socialisme que le tsar
Nicolas I° qui, dès avant la révolution de 1848,
joua en Europe le rôle de gendarme. Juste à ce
moment-là, il y eut lieu un rapprochement entre Metternich,
chancelier de l'Empire autrichien et chef reconnu de toute la
réaction européenne, et Guizot, historien éminent
et ministre français idéologue de la grande
bourgeoisie financière et industrielle et ennemi
intransigeant du prolétariat. A la demande du gouvernement
prussien, Guizot expulsa Marx de Paris. La police allemande
persécutait les communistes non seulement en Allemagne mais
aussi en France, en Belgique et même en Suisse, s'efforçant
par tous les moyens d'entraver leur propagande. (N.R.)
On entend par bourgeoisie la classe des capitalistes modernes,
propriétaires des moyens de production sociale et qui
emploient le travail salarié. On entend par prolétariat
la classe des ouvriers salariés modernes qui, privés
de leurs propres moyens de production, sont obligés pour
subsister, de vendre leur force de travail. (Note d'Engels pour
l'édition anglaise en 1888).
Ou plus exactement l'histoire écrite. En 1847, l'histoire de
l'organisation sociale qui a précédé toute
l'histoire écrite, la préhistoire, était à
peu près inconnue. Depuis Haxthausen a découvert en
Russie la propriété commune de la terre. Maurer a
démontré qu'elle est la base sociale d'où
sortent historiquement toutes les tribus allemandes et on a
découvert, petit à petit, que la commune rurale, avec
possession collective de la terre, a été la forme
primitive de la société depuis les Indes jusqu'à
l'Irlande. Enfin, la structure de cette société
communiste primitive a été mise à nu dans ce
qu'elle a de typique par la découverte de Morgan qui a fait
connaître la nature véritable de la gens et sa place
dans la tribu. Avec la dissolution de ces communautés
primitives commence la division de la société en
classes distinctes, et finalement opposées. J'ai essayé
d'analyser ce procès de dissolution dans l'ouvrage l'Origine
de la famille, de la propriété privée et de
l'Etat, 2° édition, Stuttgart 1886. (Note d'Engels
pour l'édition anglaise de 1888).
Haxthausen, August (1792-1866), baron prussien. Le tsar Nicolas Ier l'autorisa à
visiter la Russie pour y étudier le régime agricole et
la vie des paysans (1843-1844). Haxthausen écrit un ouvrage
consacré à la description des vestiges du régime
communautaire dans les rapports terriens de la Russie. (N.R.)
Maurer, Georg Ludwig (1790-1872), historien allemand; il étudia le
régime de la Germanie et de l'Allemagne du moyen âge et
fit un apport important à l'étude de la marche du
moyen âge. (N.R.)
Morgan, Lewis Henry (1818-1881), ethnographe, archéologue et
historien américain. Grâce aux nombreuses données
ethnographiques accumulées au cours de son étude du
régime social et de la vie des Indiens de l'Amérique,
Morgan fonda sa doctrine sur l'évolution de la gens en tant
que la forme principale de la société primitive. C'est
à lui également qu'appartient la tentative de diviser
en périodes l'histoire de la société primitive
sans classes. Marx et Engels appréciaient beaucoup l'oeuvre
de Morgan. Marx fit un résumé de son ouvrage la
Société ancienne (1877). Dans son ouvrage l'Origine
de la famille, de la propriété privée et de
l'Etat, Engels cite les données de fait fournies par
Morgan. (N.R.)
Maître de jurande, c'est-à-dire membre de plein droit
d'une corporation, maître du corps de métier et non
juré. (Note d'Engels pour l'édition anglaise de 1888.)
On désignait sous le nom de communes les villes qui
surgissaient en France avant même qu'elles eussent conquis sur
leurs seigneurs et maîtres féodaux l'autonomie locale
et les droits politiques du "tiers état". D'une
façon générale, l'Angleterre apparaît ici
en tant que pays type du développement économique de
la bourgeoisie; la France en tant que pays type de son développement
politique. (Note d'Engels pour l'édition anglaise de 1888.)
C'est ainsi que les habitants des villes, en Italie et en France
appelaient leur communauté urbaine, une fois achetés
ou arrachés à leurs seigneurs féodaux leurs
premiers droits à une administration autonome. (Note d'Engels
pour l'édition allemande de 1890.)
Expéditions militaires et colonisatrices entreprises en
Orient par les gros féodaux et chevaliers de l'Europe de
l'Ouest aux XI°-XIII° siècles sous le couvert du mot
d'ordre religieux de libération de Jérusalem et de la
Terre sainte du joug musulman. (N.R.).
Dans les écrits postérieurs, Marx et Engels remplacent
les expressions "valeur du travail" et "prix du
travail" par ]es termes plus exacts "valeur de la force de
travail" et "prix de la force du travail" introduits
par Marx. (N.R.)
Le lumpenprolétariat (terme emprunté de l'allemand où
le mot "Lumpen" veut dire "haillons"), éléments
déclassés, voyous, mendiants, voleurs, etc. Le
lumpenprolétariat est incapable de mener une lutte politique
organisée; son instabilité morale, son penchant pour
l'aventure permettent à la bourgeoisie d'utiliser ses
représentants comme briseurs de grève, membres des
bandes de pogrom, etc. (N.R.)
Le manifeste du Parti communiste
K. Marx - F. Engels
II. Prolétaires et communistes
Quelle est la position des communistes par rapport à l'ensemble des
prolétaires ?
Les communistes ne forment pas un parti distinct opposé aux autres
partis ouvriers.
Ils
n'ont point d'intérêts qui les séparent de
l'ensemble du prolétariat.
Ils
n'établissent pas de principes particuliers sur lesquels ils
voudraient modeler le mouvement ouvrier.
Les
communistes ne se distinguent des autres partis ouvriers que sur deux
points : 1. Dans les différentes luttes nationales des
prolétaires, ils mettent en avant et font valoir les intérêts
indépendants de la nationalité et communs à tout
le prolétariat. 2. Dans les différentes phases que
traverse la lutte entre prolétaires et bourgeois, ils
représentent toujours les intérêts du mouvement
dans sa totalité.
Pratiquement,
les communistes sont donc la fraction la plus résolue des
partis ouvriers de tous les pays, la fraction qui stimule toutes les
autres; théoriquement, ils ont sur le reste du prolétariat
l'avantage d'une intelligence claire des conditions, de la marche et
des fins générales du mouvement prolétarien.
Le
but immédiat des communistes est le même que celui de
tous les partis ouvriers : constitution des prolétaires en
classe, renversement de la domination bourgeoise, conquête du
pouvoir politique par le prolétariat.
Les
conceptions théoriques des communistes ne reposent nullement
sur des idées, des principes inventés ou découverts
par tel ou tel réformateur du monde.
Elles
ne sont que l'expression générale des conditions
réelles d'une lutte de classes existante, d'un mouvement
historique qui s'opère sous nos yeux. L'abolition des rapports
de propriété qui ont existé jusqu'ici n'est pas
le caractère distinctif du communisme.
Le
régime de la propriété a subi de continuels
changements, de continuelles transformations historiques.
La
Révolution française, par exemple, a aboli la propriété
féodale au profit de la propriété bourgeoise
Ce
qui caractérise le communisme, ce n'est pas l'abolition de la
propriété en général, mais l'abolition de
la propriété bourgeoise.
Or,
la propriété privée d'aujourd'hui, la propriété
bourgeoise, est la dernière et la plus parfaite expression du
mode production et d'appropriation basé sur des antagonismes
de classes, sur l'exploitation des uns par les autres.
En
ce sens, les communistes peuvent résumer leur théorie
dans cette formule unique : abolition de la propriété
privée.
On
nous a reproché, à nous autres communistes, de vouloir
abolir la propriété personnellement acquise, fruit du
travail de l'individu, propriété que l'on déclare
être la base de toute liberté, de toute activité,
de toute indépendance individuelle.
La
propriété personnelle, fruit du travail et du mérite
! Veut-on parler de cette forme de propriété antérieure
à la propriété bourgeoise qu'est la propriété
du petit bourgeois du petit paysan ? Nous n'avons que faire de
l'abolir, le progrès de l'industrie l'a abolie et continue à
l'abolir chaque jour.
Ou
bien veut-on parler de la propriété privée
d'aujourd'hui, de la propriété bourgeoise ?
Mais
est-ce que le travail salarié, le travail du prolétaire
crée pour lui de la propriété ? Nullement. Il
crée le capital, c'est-à-dire la propriété
qui exploite le travail salarié, et qui ne peut s'accroître
qu'à la condition de produire encore et encore du travail
salarié, afin de l'exploiter de nouveau. Dans sa forme
présente, la propriété se meut entre ces deux
termes antinomiques; le Capital et le Travail. Examinons les deux
termes de cette antinomie.
Etre
capitaliste, c'est occuper non seulement une position purement
personnelle, mais encore une position sociale dans la production. Le
capital est un produit collectif : il ne peut être mis en
mouvement que par l'activité en commun de beaucoup d'individu,
et même, en dernière analyse, que par l'activité
en commun de tous les individus, de toute la société.
Le
capital n'est donc pas une puissance personnelle; c'est une puissance
sociale.
Dès
lors, si le capital est transformé en propriété
commune appartenant à tous les membres de la société,
ce n'est pas une propriété personnelle qui se change en
propriété commune. Seul le caractère social de
la propriété change. Il perd son caractère de
classe.
Arrivons
au travail salarié.
Le
prix moyen du travail salarié, c'est le minimum du salaire,
c'est-à-dire la somme des moyens de subsistance nécessaires
pour maintenir en vie l'ouvrier en tant qu'ouvrier. Par conséquent,
ce que l'ouvrier s'approprie par son labeur est tout juste suffisant
pour reproduire sa vie ramenée à sa plus simple
expression. Nous ne voulons en aucune façon abolir cette
appropriation personnelle des produits du travail, indispensable à
la reproduction de la vie du lendemain, cette appropriation ne
laissant aucun profit net qui confère un pouvoir sur le
travail d'autrui. Ce que nous voulons, c'est supprimer ce triste mode
d'appropriation qui fait que l'ouvrier ne vit que pour accroître
le capital, et ne vit qu'autant que l'exigent les intérêts
de la classe dominante. Dans la société bourgeoise, le
travail vivant n'est qu'un moyen d'accroître le travail
accumulé. Dans la société communiste le travail
accumulé n'est qu'un moyen d'élargir, d'enrichir et
d'embellir l'existence des travailleurs.
Dans
la société bourgeoise, le passé domine donc le
présent; dans la société communiste c'est le
présent qui domine le passé. Dans la société
bourgeoise, le capital est indépendant et personnel, tandis
que l'individu qui travaille n'a ni indépendance, ni
personnalité.
Et
c'est l'abolition d'un pareil état de choses que la
bourgeoisie flétrit comme l'abolition de l'individualité
et de la liberté ! Et avec raison. Car il s'agit effectivement
d'abolir l'individualité, l'indépendance, la liberté
bourgeoises.
Par
liberté, dans les conditions actuelles de la production
bourgeoise, on entend la liberté de commerce, la liberté
d'acheter et de vendre.
Mais
si le trafic disparaît, le libre trafic disparaît aussi.
Au reste, tous les grands mots sur la liberté du commerce, de
même que toutes les forfanteries libérales de notre
bourgeoisie, n'ont un sens que par contraste avec le trafic entravé
avec le bourgeois asservi du moyen âge; ils n'ont aucun sens
lorsqu'il s'agit de l'abolition, par le communisme, du trafic, du
régime bourgeois de la production et de la bourgeoisie
elle-même.
Vous
êtes saisis d'horreur parce que nous voulons abolir la
propriété privée. Mais, dans votre société,
la propriété privée est abolie pour les neuf
dixièmes de ses membres. C est précisément parce
qu'elle n'existe pas pour ces neuf dixièmes qu'elle existe
pour vous. Vous nous reprochez donc de vouloir abolir une forme de
propriété qui ne peut exister qu'à la condition
que l'immense majorité soit frustrée de toute
propriété. En un mot, vous nous accusez de vouloir
abolir votre propriété à vous. En vérité,
c'est bien ce que nous voulons.
Dès
que le travail ne peut plus être converti en capital, en
argent, en rente foncière, bref en pouvoir social capable
d'être monopolisé, c'est-à-dire dès que la
propriété individuelle ne peut plus se transformer en
propriété bourgeoise, vous déclarez que
l'individu est supprimé.
Vous
avouez donc que, lorsque vous parlez de l'individu, vous n'entendez
parler que du bourgeois, du propriétaire. Et cet individu-là,
certes, doit être supprimé.
Le
communisme n'enlève à personne le pouvoir de
s'approprier des produits sociaux; il n'ôte que le pouvoir
d'asservir à l'aide de cette appropriation le travail
d'autrui.
On
a objecté encore qu'avec l'abolition de la propriété
privée toute activité cesserait, qu'une paresse
générale s'emparerait du monde.
Si
cela était, il y a beau temps que la société
bourgeoise aurait succombé à la fainéantise,
puisque, dans cette société, ceux qui travaillent ne
gagnent pas et que ceux qui gagnent ne travaillent pas. Toute
l'objection se réduit à cette tautologie qu'il n'y a
plus de travail salarié du moment qu'il n'y a plus de capital.
Les
accusations portées contre le monde communiste de production
et d'appropriation des produits matériels l'ont été
également contre la production et l'appropriation des oeuvres
de l'esprit. De même que, pour le bourgeois, la disparition de
la propriété de classe équivaut à la
disparition de toute production, de même la disparition de la
culture de classe signifie, pour lui, la disparition de toute
culture.
La
culture dont il déplore la perte n'est pour l'immense majorité
qu'un dressage qui en fait des machines.
Mais
inutile de nous chercher querelle, si c'est pour appliquer à
l'abolition de la propriété bourgeoise l'étalon
de vos notions bourgeoises de liberté, de culture, de droit,
etc. Vos idées résultent elles-mêmes du régime
bourgeois de production et de propriété, comme votre
droit n'est que la volonté de votre classe érigée
en loi, volonté dont le contenu est déterminé
par les conditions matérielles d'existence de votre classe.
La
conception intéressée qui vous fait ériger en
lois éternelles de la nature et de la raison vos rapports de
production et de propriété - rapports transitoires que
le cours de la production fait disparaître - , cette
conception, vous la partagez avec toutes les classes dirigeantes
aujourd'hui disparues.
Ce
que vous admettez pour la propriété antique, ce que
vous admettez pour la propriété féodale, vous ne
pouvez plus l'admettre pour la propriété bourgeoise.
L'abolition
de la famille ! Même les plus radicaux s'indignent de cet
infâme dessein des communistes.
Sur
quelle base repose la famille bourgeoise d'à présent ?
Sur le capital, le profit individuel. La famille, dans sa plénitude,
n'existe que pour la bourgeoisie; mais elle a pour corollaire la
suppression forcée de toute famille pour le prolétaire
et la prostitution publique.
La
famille bourgeoise s'évanouit naturellement avec
l'évanouissement de son corollaire, et l'une et l'autre
disparaissent avec la disparition du capital.
Nous
reprochez-vous de vouloir abolir l'exploitation des enfants par leurs
parents ? Ce crime-là, nous l'avouons.
Mais
nous brisons, dites-vous, les liens les plus intimes, en substituant
à l'éducation par la famille l'éducation par la
société.
Et
votre éducation à vous, n'est-elle pas, elle aussi,
déterminée par la société ? Déterminée
par les conditions sociales dans lesquelles vous élevez vos
enfants, par l'immixtion directe ou non de la société,
par l'école, etc. ? Les communistes n'inventent pas l'action
de la société sur l'éducation; ils en changent
seulement le caractère et arrachent l'éducation à
l'influence de la classe dominante.
Les
déclamations bourgeoises sur la famille et l'éducation,
sur les doux liens qui unissent l'enfant à ses parents
deviennent de plus en plus écoeurantes, à mesure que la
grande industrie détruit tout lien de famille pour le
prolétaire et transforme les enfants en simples articles de
commerce, en simples instruments de travail.
Mais
la bourgeoisie tout entière de s'écrier en choeur :
Vous autres, communistes, vous voulez introduire la communauté
des femmes !
Pour
le bourgeois, sa femme n'est autre chose qu'un instrument de
production. Il entend dire que les instruments de production doivent
être exploités en commun et il conclut naturellement que
les femmes elles-mêmes partageront le sort commun de la
socialisation.
Il
ne soupçonne pas qu'il s'agit précisément
d'arracher la femme à son rôle actuel de simple
instrument de production.
Rien
de plus grotesque, d'ailleurs, que l'horreur ultra-morale qu'inspire
à nos bourgeois la prétendue communauté
officielle des femmes que professeraient les communistes. Les
communistes n'ont pas besoin d'introduire la communauté des
femmes; elle a presque toujours existé.
Nos
bourgeois, non contents d'avoir à leur disposition les femmes
et les filles des prolétaires, sans parler de la prostitution
officielle, trouvent un plaisir singulier à se cocufier
mutuellement.
Le
mariage bourgeois est, en réalité, la communauté
des femmes mariées. Tout au plus pourrait-on accuser les
communistes de vouloir mettre à la place d'une communauté
des femmes hypocritement dissimulée une communauté
franche et officielle. Il est évident, du reste, qu'avec
l'abolition du régime de production actuel, disparaîtra
la communauté des femmes qui en découle, c'est-à-dire
la prostitution officielle et non officielle.
En
outre, on a accusé les communistes de vouloir abolir la
patrie, la nationalité.
Les
ouvriers n'ont pas de patrie. On ne peut leur ravir ce qu'ils n'ont
pas. Comme le prolétariat de chaque pays doit en premier lieu
conquérir le pouvoir politique, s'ériger en classe
dirigeante de la nation, devenir lui-même la nation, il est
encore par là national, quoique nullement au sens bourgeois du
mot.
Déjà
les démarcations nationales et les antagonismes entre les
peuples disparaissent de plus en plus avec le développement de
la bourgeoisie, la liberté du commerce, le marché
mondial, l'uniformité de la production industrielle et les
conditions d'existence qu'ils entraînent.
Le
prolétariat au pouvoir les fera disparaître plus encore.
Son action commune, dans les pays civilisés tout au moins, est
une des premières conditions de son émancipation.
Abolissez
l'exploitation de l'homme par l'homme, et vous abolirez
l'exploitation d'une nation par une autre nation.
Du
jour où tombe l'antagonisme des classes à l'intérieur
de la nation, tombe également l'hostilité des nations
entre elles.
Quant
aux accusations portées d'une façon générale
contre le communisme, à des points de vue religieux,
philosophiques et idéologiques, elles ne méritent pas
un examen approfondi.
Est-il
besoin d'une grande perspicacité pour comprendre que les
idées, les conceptions et les notions des hommes, en un mot
leur conscience, changent avec tout changement survenu dans leurs
conditions de vie, leurs relations sociales leur existence sociale ?
Que
démontre l'histoire des idées, si ce n'est que la
production intellectuelle se transforme avec la production matérielle
? Les idées dominantes d'une époque n'ont jamais été
que les idées de la classe dominante.
Lorsqu'on
parle d'idées qui révolutionnent une société
tout entière, on énonce seulement ce fait que, dans le
sein de la vieille société, les éléments
d'une société nouvelle se sont formés et que la
dissolution des vieilles idées marche de pair avec la
dissolution des anciennes conditions d'existence.
Quand
le monde antique était à son déclin, les
vieilles religions furent vaincues par la religion chrétienne.
Quand, au XVIIIe siècle, les idées chrétiennes
cédèrent la place aux idées de progrès,
la société féodale livrait sa dernière
bataille à la bourgeoisie, alors révolutionnaire. Les
idées de liberté de conscience, de liberté
religieuse ne firent que proclamer le règne de la libre
concurrence dans le domaine du savoir.
"Sans
doute, dira-t-on, les idées religieuses, morales
philosophiques, politiques, juridiques, etc., se sont modifiées
au cours du développement historique. Mais la religion, la
morale, la philosophie, la politique, le droit se maintenaient
toujours à travers ces transformations.
"Il
y a de plus des vérités éternelles, telles que
la liberté, la justice, etc., qui sont communes à tous
les régimes sociaux. Or, le communisme abolit les vérités
éternelles, il abolit la religion et la morale au lieu d'en
renouveler la forme, et cela contredit tout le développement
historique antérieur."
A
quoi se réduit cette accusation ? L'histoire de toute la
société jusqu'à nos jours était faite
d'antagonismes de classes, antagonismes qui, selon les époques,
ont revêtu des formes différentes.
Mais,
quelle qu'ait été la forme revêtue par ces
antagonismes, l'exploitation d'une partie de la société
par l'autre est un fait commun à tous les siècles
passés. Donc, rien d'étonnant si la conscience sociale
de tous les siècles, en dépit de toute sa variété
et de sa diversité, se meut dans certaines formes communes,
formes de conscience qui ne se dissoudront complètement
qu'avec l'entière disparition de l'antagonisme des classes.
La
révolution communiste est la rupture la plus radicale avec le
régime traditionnel de propriété; rien
d'étonnant si, dans le cours de son développement, elle
rompt de la façon la plus radicale avec les idées
traditionnelles.
Mais
laissons là les objections faites par la bourgeoisie au
communisme.
Nous
avons déjà vu plus haut que la première étape
dans la révolution ouvrière est la constitution du
prolétariat en classe dominante, la conquête de la
démocratie.
Le
prolétariat se servira de sa suprématie politique pour
arracher petit à petit tout le capital à la
bourgeoisie, pour centraliser tous les instruments de production
entre les mains de l'Etat, c'est-à-dire du prolétariat
organisé en classe dominante, et pour augmenter au plus vite
la quantité des forces productives
Cela
ne pourra naturellement se faire, au début, que par une
violation despotique du droit de propriété et du régime
bourgeois de production, c'est-à-dire par des mesures qui,
économiquement, paraissent insuffisantes et insoutenables,
mais qui, au cours du mouvement, se dépassent elles-mêmes
et sont indispensables comme moyen de bouleverser le mode de
production tout entier.
Ces
mesures, bien entendu, seront fort différentes dans les
différents pays.
Cependant,
pour les pays les plus avancés, les mesures suivantes pourront
assez généralement être mises en application :
Expropriation
de la propriété foncière et affectation de la
rente foncière aux dépenses de l'Etat.
Impôt
fortement progressif.
Abolition
de l'héritage.
Confiscation
des biens de tous les émigrés et rebelles.
Centralisation
du crédit entre les mains de l'Etat, au moyen d'une banque
nationale, dont le capital appartiendra à l'Etat et qui
jouira d'un monopole exclusif.
Centralisation
entre les mains de l'Etat de tous les moyens de transport.
Multiplication
des manufactures nationales et des instruments de production;
défrichement des terrains incultes et amélioration des
terres cultivées, d'après un plan d'ensemble.
Travail
obligatoire pour tous; organisation d'armées industrielles,
particulièrement pour l'agriculture.
Combinaison
du travail agricole et du travail industriel; mesures tendant à
faire graduellement disparaître la distinction entre la ville
et la campagne.
Education
publique et gratuite de tous les enfants. Abolition du travail des
enfants dans les fabriques tel qu'il est pratiqué
aujourd'hui. Combinaison de l'éducation avec la production
matérielle, etc.
Les
antagonismes des classes une fois disparus dans le cours du
développement, toute la production étant concentrée
dans les mains des individus associés, alors le pouvoir public
perd son caractère politique. Le pouvoir politique, à
proprement parler, est le pouvoir organisé d'une classe pour
l'oppression d'une autre. Si le prolétariat, dans sa lutte
contre la bourgeoisie, se constitue forcément en classe, s'il
s'érige par une révolution en classe dominante et,
comme classe dominante, détruit par la violence l'ancien
régime de production, il détruit, en même temps
que ce régime de production, les conditions de l'antagonisme
des classes, il détruit les classes en général
et, par là même, sa propre domination comme classe.
A
la place de l'ancienne société bourgeoise, avec ses
classes et ses antagonismes de classes, surgit une association où
le libre développement de chacun est la condition du libre
développement de tous.
Le manifeste du Parti communiste
K. Marx - F. Engels
III. Littérature socialiste et communiste
1. Le socialisme réactionnaire
Par
leur position historique, les aristocraties française et
anglaise se trouvèrent appelées à écrire
des pamphlets contre la société bourgeoise. Dans la
révolution française de juillet 1830, dans le mouvement
anglais pour la Réforme
elles avaient succombé une fois de plus sous les coups de
cette arriviste abhorrée. Pour elles, il ne pouvait plus être
question d'une lutte politique sérieuse. Il ne leur restait
plus que la lutte littéraire. Or, même dans le domaine
littéraire, la vieille phraséologie de la Restauration
était devenue impossible. Pour se créer des sympathies,
il fallait que l'aristocratie fît semblant de perdre de vue ses
intérêts propres et de dresser son acte d'accusation
contre la bourgeoisie dans le seul intérêt de la classe
ouvrière exploitée. Elle se ménageait de la
sorte la satisfaction de chansonner son nouveau maître et
d'oser lui fredonner à l'oreille des prophéties d'assez
mauvais augure.
Ainsi
naquit le socialisme féodal où se mêlaient
jérémiades et libelles, échos du passé et
grondements sourds de l'avenir. Si parfois sa critique amère,
mordante et spirituelle frappait la bourgeoisie au cœur, son
impuissance absolue à comprendre la marche de l'histoire
moderne était toujours assurée d'un effet comique.
En
guise de drapeau, ces messieurs arboraient la besace du mendiant,
afin d'attirer à eux le peuple; mais, dès que le peuple
accourut, il aperçut les vieux blasons féodaux dont
s'ornait leur derrière et il se dispersa avec de grands éclats
de rire irrévérencieux.
Une
partie des légitimistes
français et la Jeune Angleterre
ont donné au monde ce spectacle.
Quand
les champions de la féodalité démontrent que le
mode d'exploitation féodal était autre que celui de la
bourgeoisie, ils n'oublient qu'une chose : c'est que la féodalité
exploitait dans des circonstances et des conditions tout à
fait différentes et aujourd'hui périmées. Quand
ils font remarquer que, sous le régime féodal, le
prolétariat moderne n'existait pas, ils n'oublient qu'une
chose : c'est que la bourgeoisie, précisément, a
nécessairement jailli de leur organisation sociale.
Ils
déguisent si peu, d'ailleurs, le caractère
réactionnaire de leur critique que leur principal grief contre
la bourgeoisie est justement de dire qu'elle assure, sous son régime
le développement d'une classe qui fera sauter tout l'ancien
ordre social.
Ils
reprochent plus encore à la bourgeoisie d'avoir produit un
prolétariat révolutionnaire que d'avoir créé
le prolétariat en général.
Aussi
dans la lutte politique prennent-ils une part active à toutes
les mesures de violence contre la classe ouvrière. Et dans
leur vie de tous les jours, en dépit de leur phraséologie
pompeuse, ils s'accommodent très bien de cueillir les pommes
d'or et de troquer la fidélité, l'amour et l'honneur
contre le commerce de la laine, de la betterave à sucre et de
l'eau-de-vie .
De
même que le prêtre et le seigneur féodal
marchèrent toujours la main dans la main, de même le
socialisme clérical marche côte à côte avec
le socialisme féodal.
Rien
n'est plus facile que de donner une teinture de socialisme à
l'ascétisme chrétien. Le christianisme ne s'est-il pas
élevé lui aussi contre la propriété
privée, le mariage, l'Etat ? Et à leur place n'a-t-il
pas prêché la charité et la mendicité, le
célibat et la mortification de la chair, la vie monastique et
l'Eglise ? Le socialisme chrétien n'est que l'eau bénite
avec laquelle le prêtre consacre le dépit de
l'aristocratie.
b) Le socialisme petit-bourgeois
L'aristocratie
féodale n'est pas la seule classe qu'ait ruinée la
bourgeoisie, elle n'est pas la seule classe dont les conditions
d'existence s'étiolent et dépérissent dans la
société bourgeoise moderne. Les bourgeois et les petits
paysans du moyen âge étaient les précurseurs de
la bourgeoisie moderne. Dans les pays où l'industrie et le
commerce sont moins développés, cette classe continue à
végéter à côté de la bourgeoisie
florissante.
Dans
les pays où s'épanouit la civilisation moderne, il
s'est formé une nouvelle classe de petits bourgeois qui
oscille entre le prolétariat et la bourgeoisie; fraction
complémentaire de la société bourgeoise, elle se
reconstitue sans cesse; mais, par suite de la concurrence, les
individus qui la composent se trouvent sans cesse précipités
dans le prolétariat, et, qui plus est, avec le développement
progressif de la grande industrie, ils voient approcher l'heure où
ils disparaîtront totalement en tant que fraction autonome de
la société moderne, et seront remplacés dans le
commerce, la manufacture et l'agriculture par des contremaîtres
et des employés.
Dans
les pays comme la France, où les paysans forment bien plus de
la moitié de la population, il est naturel que des écrivains
qui prenaient fait et cause pour le prolétariat contre la
bourgeoisie aient appliqué à leur critique du régime
bourgeois des critères petits-bourgeois et paysans et qu'ils
aient pris parti pour les ouvriers du point de vue de la petite
bourgeoisie. Ainsi, se forma le socialisme petit-bourgeois. Sismondi
est le chef de cette littérature, non seulement en France,
mais en Angleterre aussi.
Ce
socialisme analysa avec beaucoup de sagacité les
contradictions inhérentes au régime de la production
moderne. Il mit à nu les hypocrites apologies des économistes.
Il démontra d'une façon irréfutable les effets
meurtriers du machinisme et de la division du travail, la
concentration des capitaux et de la propriété foncière,
la surproduction, les crises, la fatale décadence des petits
bourgeois et des paysans, la misère du prolétariat,
l'anarchie dans la production, la criante disproportion dans la
distribution des richesses, la guerre d'extermination industrielle
des nations entre elles, la dissolution des vieilles moeurs, des
vieilles relations familiales, des vieilles nationalités.
A
en juger toutefois d'après son contenu positif, ou bien ce
socialisme entend rétablir les anciens moyens de production et
d'échange, et, avec eux, l'ancien régime de propriété
et toute l'ancienne société, ou bien il entend faire
entrer de force les moyens modernes de production et d'échange
dans le cadre étroit de l'ancien régime de propriété
qui a été brisé, et fatalement brisé, par
eux. Dans l'un et l'autre cas, ce socialisme est à la fois
réactionnaire et utopique.
Pour
la manufacture, le régime corporatif; pour l'agriculture, le
régime patriarcal : voilà son dernier mot.
Au
dernier terme de son évolution, cette école est tombée
dans le lâche marasme des lendemains d'ivresse.
c) Le socialisme allemand ou socialisme "vrai"
La
littérature socialiste et communiste de la France, née
sous la pression d'une bourgeoisie dominante, expression littéraire
de la révolte contre cette domination, fut introduite en
Allemagne au moment où la bourgeoisie commençait sa
lutte contre l'absolutisme féodal.
Philosophes,
demi-philosophes et beaux esprits allemands se jetèrent
avidement sur cette littérature, mais ils oublièrent
seulement qu'avec l'importation de la littérature française
en Allemagne, les conditions de vie de la France n'y avaient pas été
simultanément introduites. Par rapport aux conditions de vie
allemandes, cette littérature française perdait toute
signification pratique immédiate et prit un caractère
purement littéraire. Elle ne devait plus paraître qu'une
spéculation oiseuse sur la réalisation de la nature
humaine. Ainsi, pour les philosophes allemands du XVIIIe siècle,
les revendications de la première Révolution française
n'étaient que les revendications de la "raison pratique"
en général, et les manifestations de la volonté
des bourgeois révolutionnaires de France n'exprimaient à
leurs yeux que les lois de la volonté pure, de la volonté
telle qu'elle doit être, de la volonté véritablement
humaine.
L'unique
travail des littérateurs allemands, ce fut de mettre à
l'unisson les nouvelles idées françaises et leur
vieille conscience philosophique, ou plutôt de s'approprier les
idées françaises en partant de leur point de vue
philosophique.
Ils
se les approprièrent comme on fait d'une langue étrangère
par la traduction.
On
sait comment les moines recouvraient les manuscrits des oeuvres
classiques de l'antiquité païenne d'absurdes légendes
de saints catholiques. A l'égard de la littérature
française profane, les littérateurs allemands
procédèrent inversement. Ils glissèrent leurs
insanités philosophiques sous l'original français. Par
exemple, sous la critique française du régime de
l'argent, ils écrivirent "aliénation de la nature
humaine", sous la critique française de l'Etat bourgeois,
ils écrivirent "abolition du règne de
l'universalité abstraite", et ainsi de suite.
La
substitution de cette phraséologie philosophique aux
développements français, ils la baptisèrent :
"philosophie de l'action", "socialisme vrai",
"science allemande du socialisme", "justification
philosophique du socialisme"' etc.
De
cette façon on émascula formellement la littérature
socialiste et communiste française. Et, comme elle cessait
d'être l'expression de la lutte d'une classe contre une autre
entre les mains des Allemands, ceux-ci se félicitèrent
de s'être élevés au-dessus de l'"étroitesse
française" et d'avoir défendu non pas de vrais
besoins, mais le besoin du vrai; non pas les intérêts du
prolétaire, mais les intérêts de l'être
humain, de l'homme en général, de l'homme qui
n'appartient à aucune classe ni à aucune réalité
et qui n'existe que dans le ciel embrumé de l'imagination
philosophique.
Ce
socialisme allemand, qui prenait si solennellement au sérieux
ses maladroits exercices d'écolier et qui les claironnait avec
un si bruyant charlatanisme, perdit cependant peu à peu son
innocence pédantesque.
Le
combat de la bourgeoisie allemande et surtout de la bourgeoisie
prussienne contre les féodaux et la monarchie absolue, en un
mot le mouvement libéral, devint plus sérieux.
De
la sorte, le "vrai" socialisme eut l'occasion tant
souhaitée d'opposer au mouvement politique les revendications
socialistes. Il put lancer les anathèmes traditionnels contre
le libéralisme, le régime représentatif, la
concurrence bourgeoise, la liberté bourgeoise de la presse, le
droit bourgeois, la liberté et l'égalité
bourgeoises; il put prêcher aux masses qu'elles n'avaient rien
à gagner, mais au contraire, tout à perdre à ce
mouvement bourgeois. Le socialisme allemand oublia, fort à
propos, que la critique française, dont il était
l'insipide écho, supposait la société bourgeoise
moderne avec les conditions matérielles d'existence qui y
correspondent et une Constitution politique appropriée, toutes
choses que, pour l'Allemagne, il s'agissait précisément
encore de conquérir.
Pour
les gouvernements absolus de l'Allemagne, avec leur cortège de
prêtres, de pédagogues, de hobereaux et de bureaucrates,
ce socialisme devint, contre la bourgeoisie menaçante,
l'épouvantail rêvé.
Il
ajouta son hypocrisie doucereuse aux coups de fouet et aux coups de
fusil par lesquels ces mêmes gouvernements répondaient
aux émeutes des ouvriers allemands.
Si
le "vrai" socialisme devint ainsi une arme contre la
bourgeoisie allemande aux mains des gouvernements, il représentait
directement, en outre, un intérêt réactionnaire,
l'intérêt de la petite bourgeoisie allemande. La classe
des petits bourgeois léguée par le XVIe siècle,
et depuis lors sans cesse renaissante sous des formes diverses,
constitue pour l'Allemagne la vraie base sociale du régime
établi.
La
maintenir, c'est maintenir en Allemagne le régime existant. La
suprématie industrielle et politique de la grande bourgeoisie
menace cette petite bourgeoisie de déchéance certaine,
par suite de la concentration des capitaux, d'une part, et de
l'apparition d'un prolétariat révolutionnaire, d'autre
part. Le "vrai" socialisme lui parut pouvoir faire d'une
pierre deux coups. Il se propagea comme une épidémie.
Des
étoffes légères de la spéculation, les
socialistes allemands firent un ample vêtement, brodé
des fines fleurs de leur rhétorique, tout imprégné
d'une chaude rosée sentimentale, et ils en habillèrent
le squelette de leurs "vérités éternelles",
ce qui, auprès d'un tel public, ne fit qu'activer l'écoulement
de leur marchandise.
De
son côté, le socialisme allemand comprit de mieux en
mieux que c'était sa vocation d'être le représentant
grandiloquent de cette petite bourgeoisie.
Il
proclama que la nation allemande était la nation exemplaire et
le philistin allemand, l'homme exemplaire. A toutes les infamies de
cet homme exemplaire, il donna un sens occulte, un sens supérieur
et socialiste qui leur faisait signifier le contraire de ce qu'elles
étaient. Il alla jusqu'au bout, s'élevant contre la
tendance "brutalement destructive" du communisme et
proclamant qu'il planait impartialement au-dessus de toutes les
luttes de classes. A quelques exceptions près, toutes les
publications prétendues socialistes ou communistes qui
circulent en Allemagne appartiennent à cette sale et énervante
littérature .
2. Le socialisme conservateur ou bourgeois
Une
partie de la bourgeoisie cherche à porter remède aux
anomalies sociales, afin de consolider la société
bourgeoise.
Dans
cette catégorie, se rangent les économistes, les
philanthropes, les humanitaires, les gens qui s'occupent d'améliorer
le sort de la classe ouvrière, d'organiser la bienfaisance, de
protéger les animaux, de fonder des sociétés de
tempérance, bref, les réformateurs en chambre de tout
acabit. Et l'on est allé jusqu'à élaborer ce
socialisme bourgeois en systèmes complets.
Citons,
comme exemple, la Philosophie de la misère de Proudhon.
Les
socialistes bourgeois veulent les conditions de vie de la société
moderne sans les luttes et les dangers qui en découlent
fatalement. Ils veulent la société actuelle, mais
expurgée des éléments qui la révolutionnent
et la dessolvent. Ils veulent la bourgeoisie sans le prolétariat.
La bourgeoisie; comme de juste, se représente le monde où
elle domine comme le meilleur des mondes. Le socialisme bourgeois
systématise plus ou moins à fond cette représentation
consolante. Lorsqu'il somme le prolétariat de réaliser
ses systèmes et d'entrer dans la nouvelle Jérusalem, il
ne fait que l'inviter, au fond, à s'en tenir à la
société actuelle, mais à se débarrasser
de la conception haineuse qu'il s'en fait.
Une
autre forme de socialisme, moins systématique, mais plus
pratique, essaya de dégoûter les ouvriers de tout
mouvement révolutionnaire, en leur démontrant que ce
n'était pas telle ou telle transformation politique, mais
seulement une transformation des conditions de la vie matérielle,
des rapports économiques, qui pouvait leur profiter. Notez
que, par transformation des conditions de la vie matérielle,
ce socialisme n'entend aucunement l'abolition du régime de
production bourgeois, laquelle n'est possible que par la révolution,
mais uniquement la réalisation de réformes
administratives sur la base même de la production bourgeoise,
réformes qui, par conséquent, ne changent rien aux
rapports du Capital et du Salariat et ne font, tout au plus, que
diminuer pour la bourgeoisie les frais de sa domination et alléger
le budget de l'Etat.
Le
socialisme bourgeois n'atteint son expression adéquate que
lorsqu'il devient une simple figure de rhétorique.
Le
libre-échange, dans l'intérêt de la classe
ouvrière ! Des droits protecteurs, dans l'intérêt
de la classe ouvrière ! Des prisons cellulaires, dans
l'intérêt de la classe ouvrière ! Voilà le
dernier mot du socialisme bourgeois, le seul qu'il ait dit
sérieusement.
Car
le socialisme bourgeois tient tout entier dans cette affirmation que
les bourgeois sont des bourgeois - dans l'intérêt de la
classe ouvrière.
3. Le socialisme et le communisme critico-utopiques
Il ne s'agit pas ici de la littérature qui, dans toutes les
grandes révolutions modernes, a formulé les
revendications du prolétariat (écrits de Babeuf,
etc.).
Les
premières tentatives directes du prolétariat pour faire
prévaloir ses propres intérêts de classe, faites
en un temps d'effervescence générale, dans la période
du renversement de la société féodale,
échouèrent nécessairement, tant du fait de
l'état embryonnaire du prolétariat lui-même que
du fait de l'absence des conditions matérielles de son
émancipation, conditions qui ne peuvent être que le
résultat de l'époque bourgeoise. La littérature
révolutionnaire qui accompagnait ces premiers mouvements du
prolétariat a forcément un contenu réactionnaire.
Elle préconise un ascétisme universel et un
égalitarisme grossier.
Les systèmes socialistes et communistes proprement dits, les
systèmes de Saint-Simon
, de Fourier, d'Owen, etc., font leur apparition dans la première
période de la lutte entre le prolétariat et la
bourgeoisie, période décrite ci-dessus (voir "Bourgeois
et prolétaires").
Les
inventeurs de ces systèmes se rendent bien compte de
l'antagonisme des classes, ainsi que de l'action d'éléments
dissolvants dans la société dominante elle-même.
Mais ils n'aperçoivent du côté du prolétariat
aucune initiative historique, aucun mouvement politique qui lui soit
propre.
Comme
le développement de l'antagonisme des classes marche de pair
avec le développement de l'industrie, ils n'aperçoivent
pas davantage les conditions matérielles de l'émancipation
du prolétariat et se mettent en quête d'une science
sociale, de lois sociales, dans le but de créer ces
conditions.
A
l'activité sociale, ils substituent leur propre ingéniosité;
aux conditions historiques de l'émancipation, des conditions
fantaisistes; à l'organisation graduelle et spontanée
du prolétariat en classe, une organisation de la société
fabriquée de toutes pièces par eux-mêmes. Pour
eux, l'avenir du monde se résout dans la propagande et la mise
en pratique de leurs plans de société.
Dans
la confection de ces plans, toutefois, ils ont conscience de défendre
avant tout les intérêts de la classe ouvrière,
parce qu'elle est la classe la plus souffrante. Pour eux le
prolétariat n'existe que sous cet aspect de la classe la plus
souffrante.
Mais
la forme rudimentaire de la lutte des classes, ainsi que leur propre
position sociale les portent à se considérer comme bien
au-dessus de tout antagonisme de classes. Ils désirent
améliorer les conditions matérielles de la vie pour
tous les membres de la société, même les plus
privilégiés. Par conséquent, ils ne cessent de
faire appel à la société tout entière
sans distinction, et même ils s'adressent de préférence
à la classe régnante. Car, en vérité, il
suffit de comprendre leur système pour reconnaître que
c'est le meilleur de tous les plans possibles de la meilleure des
sociétés possibles.
Ils
repoussent donc toute action politique et surtout toute action
révolutionnaire; ils cherchent à atteindre leur but par
des moyens pacifiques et essayent de frayer un chemin au nouvel
évangile social par la force de l'exemple, par des expériences
en petit qui échouent naturellement toujours.
La
peinture fantaisiste de la société future, à une
époque où le prolétariat, peu développé
encore, envisage sa propre situation d'une manière elle-même
fantaisiste, correspond aux premières aspirations instinctives
des ouvriers vers une transformation complète de la société.
Mais
les écrits socialistes et communistes renferment aussi des
éléments critiques. Ils attaquent la société
existante dans ses bases. Ils ont fourni, par conséquent, en
leur temps, des matériaux d'une grande valeur pour éclairer
les ouvriers. Leurs propositions positives en vue de la société
future - suppression de l'antagonisme entre la ville et la campagne,
abolition de la famille, du gain privé et du travail salarié,
proclamation de l'harmonie sociale et transformation de l'Etat en une
simple administration de la production - , toutes ces propositions ne
font qu'annoncer la disparition de l'antagonisme de classe,
antagonisme qui commence seulement à se dessiner et dont les
faiseurs de systèmes ne connaissent encore que les premières
formes indistinctes et confuses. Aussi, ces propositions n'ont-elles
encore qu'un sens purement utopique.
L'importance
du socialisme et du communisme critico-utopiques est en raison
inverse du développement historique. A mesure que la lutte des
classes s'accentue et prend forme, cette façon de s'élever
au-dessus d'elle par l'imagination, cette opposition imaginaire qu'on
lui fait, perdent toute valeur pratique, toute justification
théorique. C'est pourquoi, si, à beaucoup d'égards,
les auteurs de ces systèmes étaient des
révolutionnaires, les sectes que forment leurs disciples sont
toujours réactionnaires, car ces disciples s'obstinent à
maintenir les vieilles conceptions de leurs maîtres en face de
l'évolution historique du prolétariat. Ils cherchent
donc, et en cela ils sont logiques, à émousser la lutte
des classes et à concilier les antagonismes. Ils continuent à
rêver la réalisation expérimentale de leurs
utopies sociales - établissement de phalanstères isolés
,
création de home-colonies, fondation d'une petite Icarie ,
édition in-douze de la Nouvelle Jérusalem, - et, pour
la construction de tous ces châteaux en Espagne, ils se voient
forcés de faire appel au coeur et à la caisse des
philanthropes bourgeois. Petit à petit, ils tombent dans la
catégorie des socialistes réactionnaires ou
conservateurs dépeints plus haut et ne s'en distinguent plus
que par un pédantisme plus systématique et une foi
superstitieuse et fanatique dans l'efficacité miraculeuse de
leur science sociale.
Ils
s'opposent donc avec acharnement à toute action politique de
la classe ouvrière, une pareille action ne pouvant provenir, à
leur avis, que d'un manque de foi aveugle dans le nouvel évangile.
Les owenistes en Angleterre, les fouriéristes en France réagissent
les uns contre les chartistes ,
les autres contre les réformistes
.
Notes
Il s'agit du mouvement de la réforme du droit électoral
dont le bill fut adopté par la Chambre des Communes en 1831
et ratifié par la Chambre des Lords en juin 1832 Cette
réforme visait à saper le monopole politique des
aristocrates —propriétaires fonciers et magnats de la
finance— et ouvrit l'accès du parlement aux
représentants de la bourgeoisie industrielle. Le prolétariat
et la petite bourgeoisie, les principaux protagonistes de la lutte
pour la réforme, furent dupés par la bourgeoisie
libérale et n'obtinrent pas de droits électoraux.
(N.R.)
Il ne s'agit pas de la Restauration anglaise de 1660-1689, mais de
la Restauration française de 1814-1830. (Note d'Engels pour
l'édition anglaise de 1888.)
Légitimistes, partisans de la dynastie "légitime"
des Bourbons détrônés en 1830 qui représentait
les intérêts de la grande propriété
terrienne héréditaire. Dans leur lutte contre la
dynastie régnante des Orléans, qui s'appuyait sur
l'aristocratie financière et la grande bourgeoisie, les
légitimistes recouraient souvent à la démagogie
sociale, se faisant passer pour défenseurs des travailleurs
contre les exploiteurs bourgeois. (N.R.)
Cela concerne principalement l'Allemagne où l'aristocratie
agraire et les hobereaux exploitent la majeure partie de leurs
terres pour leur propre compte, à l'aide des gérants;
ils sont en outre de gros propriétaires de sucreries et
d'entreprises vinicoles. Les plus riches aristocrates anglais n'en
sont pas encore là; toutefois ils savent comment il faut
récupérer les pertes occasionnées par les
chutes de rente, en se faisant représenter par des fondateurs
de sociétés anonymes plus ou moins douteuses (Note
d'Engels pour l'édition anglaise de 1888.)
Sismondi Jean Charles Léonard (Sismonde de) (1773-1842),
historien et économiste suisse, représentant du
socialisme petit-bourgeois. Sismondi ne comprenait pas les tendances
progressistes de la grande production capitaliste et cherchait les
modèles dans les vieux us et coutumes; i1 estima nécessaire
de suivre l'exemple des anciennes corporations dans l'organisation
de l'industrie et, dans l'agriculture celui de la vieille
agriculture patriarcale bien que cela ne correspondît point
aux conditions économiques modifiées. (N.R.)
La tourmente révolutionnaire de 1848 a balayé toute
cette pitoyable école et fait passer à ses partisans
le goût de faire encore du socialisme. Le principal
représentant et le type classique de cette école est
Karl Grün. (Note d'Engels pour l'édition allemande de
1890.)
Karl Grün (1817-1887), publiciste petit-bourgeois allemand. (N.R.)
Le phalanstère était le nom des colonies socialistes
imaginées par Fourier. Cabet a donné le nom d'Icarie à
son pays utopique, et plus tard à sa colonie communiste en
Amérique. (Note d'Engels pour l'édition anglaise de
1888.)
Home-colonies (colonies à l'intérieur du pays). Owen
appelait de ce nom ses sociétés communistes modèles.
Les phalanstères étaient des palais sociaux imaginés
par Fourier. On donnait le nom d'Icarie au pays utopique dont Cabet
a décrit les institutions communistes. (Note d'Engels pour
l'édition Allemande de 1890).
Le chartisme, mouvement révolutionnaire de masse des ouvriers
anglais dû à la pénible situation économique
et à l'arbitraire politique. Le mouvement débuta vers
1840 par des meetings et des manifestations grandioses et se
poursuivit, discontinu, jusqu'en 1850 environ. L'absence d'une
direction révolutionnaire conséquente et d'un
programme nettement défini fut la cause essentielle des
insuccès du mouvement chartiste. (N.R.)
Allusion aux partisans du journal La Réforme (édité
à Paris de 1848 à 1851), qui préconisaient
l'instauration de la république et la mise en pratique de
réformes sociales et démocratiques. (N.R.)
K. Marx - F. Engels
IV. Position des communistes envers les différents partis d’opposition
D'après
ce que nous avons dit au chapitre II, la position des communistes à
l'égard des partis ouvriers déjà constitués
s'explique d'elle-même, et, partant, leur position à
l'égard des chartistes en Angleterre et des réformateurs
agraires dans l'Amérique du Nord.
Ils
combattent pour les intérêts et les buts immédiats
de la classe ouvrière; mais dans le mouvement présent,
ils défendent et représentent en même temps
l'avenir du mouvement. En France, les communistes se rallient au
Parti démocrate-socialiste
contre la bourgeoisie conservatrice et radicale, tout en se réservant
le droit de critiquer les phrases et les illusions léguées
par la tradition révolutionnaire.
En
Suisse, ils appuient les radicaux, sans méconnaître que
ce parti se compose d'éléments contradictoires, moitié
de démocrates socialistes, dans l'acception française
du mot, moitié de bourgeois radicaux.
En
Pologne, les communistes soutiennent le parti qui voit, dans une
révolution agraire, la condition de l'affranchissement
national, c'est-à-dire le parti qui fit, en 1846 ,
l'insurrection de Cracovie.
En
Allemagne, le Parti communiste lutte d'accord avec la bourgeoisie,
toutes les fois que la bourgeoisie agit révolutionnairement
contre la monarchie absolue, la propriété foncière
féodale et la petite bourgeoisie.
Mais,
à aucun moment, il ne néglige d'éveiller chez
les ouvriers une conscience claire et nette de l'antagonisme violent
qui existe entre la bourgeoisie et le prolétariat, afin que,
l'heure venue, les ouvriers allemands sachent convertir les
conditions politiques et sociales, créées par le régime
bourgeois, en autant d'armes contre la bourgeoisie, afin que, sitôt
détruites les classes réactionnaires de l'Allemagne, la
lutte puisse s'engager contre la bourgeoisie elle-même.
C'est
vers l'Allemagne que se tourne surtout l'attention des communistes,
parce que l'Allemagne se trouve à la veille d'une révolution
bourgeoise, parce qu'elle accomplira cette révolution dans des
conditions plus avancées de la civilisation européenne
et avec un prolétariat infiniment plus développé
que l'Angleterre et la France au XVII° et au XVIII° siècle,
et que par conséquent, la révolution bourgeoise
allemande ne saurait être que le prélude immédiat
d'une révolution prolétarienne.
En
somme, les communistes appuient en tous pays tout mouvement
révolutionnaire contre l'ordre social et politique existant.
Dans
tous ces mouvements, ils mettent en avant la question de la propriété
à quelque degré d'évolution qu'elle ait pu
arriver, comme la question fondamentale du mouvement.
Enfin,
les communistes travaillent à l'union et à l'entente
des partis démocratiques de tous les pays.
Les
communistes ne s'abaissent pas à dissimuler leurs opinions et
leurs projets. Ils proclament ouvertement que leurs buts ne peuvent
être atteints que par le renversement violent de tout l'ordre
social passé. Que les classes dirigeantes tremblent à
l'idée d'une révolution communiste ! Les prolétaires
n'y ont rien à perdre que leurs chaînes. Ils ont un
monde à y gagner.
PROLETAIRES DE TOUS LES PAYS, UNISSEZ-VOUS !
Notes
Ce parti était alors représenté au Parlement
par Ledru-Rollin, dans la littérature par Louis
Blanc et dans
la presse quotidienne par La Réforme. Ils désignaient
par démocratique-socialiste, nom qu'ils inventèrent,
la fraction du parti démocratique ou républicain, qui
était plus ou moins nuancée de socialisme. (Note
d'Engels pour l'édition anglaise de 1888.)
Ce qu'on appelait alors en France le Parti démocrate-socialiste
était représenté en politique par Ledru-Rollin
et dans la littérature par Louis Blanc; il était donc
à cent lieues de la social-démocratie allemande
d'aujourd'hui. (Note d'Engels pour l'édition allemande de
1890.)
En février 1846 eut lieu la préparation d'une
insurrection en vue de la libération nationale de la Pologne.
Les démocrates révolutionnaires polonais furent les
principaux protagonistes de cette insurrection. (N.R.)