Karl MARX (1850)
Les luttes de classes
en France
1848-1850
Un
document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay,
professeur
de sociologie au Cégep de Chicoutimi
Courriel:
jmt_sociologue@videotron.ca
Site
web: http://pages.infinit.net/sociojmt
Dans
le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"
Une
collection développée en collaboration avec la Bibliothèque
Paul-Émile-Boulet
de l'Université du Québec à Chicoutimi
|
Cette édition électronique a été réalisée
par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi à
partir de :
Karl MARX (1850)
LES LUTTES DE CLASSES EN
FRANCE (1848-1850)
Une édition électronique réalisée à partir du livre de
Karl Marx, Les luttes de classes en France (1848-1850).
Disponible sur le site web des Archives
Internet marxistes, section française :
Polices de caractères
utilisée :
Pour le texte: Times, 12 points.
Pour les citations : Times
10 points.
Pour les notes de bas de
page : Times, 10 points.
Édition électronique réalisée
avec le traitement de textes Microsoft Word 2001 pour Macintosh.
Mise en page sur papier format
LETTRE (US letter), 8.5’’ x
11’’)
Édition complétée le 8 avril
2002 à Chicoutimi, Québec.
Table des matières
Introduction
par Friedrich Engels
Karl MARX : les luttes de
classes en France
L'ouvrage universellement
connu sous le titre Les
Luttes de classes en France ne devait
paraître pour la première fois en brochure et sous ce titre qu'en 1895, bien
qu'il ait été rédigé par Marx entre janvier et octobre 1850. Il se compose en
majeure partie d'articles qui parurent dans les quatre premiers numéros de la Neue
Rheinische Zeitung, revue économique et
politique dont la publication commença à Londres au début de mars 1850.
Après avoir pris une part
active à la révolution de 1848 en Allemagne, Marx se réfugia d'abord à Paris en
juin-août 1849, puis à Londres. Mais il entendait continuer la lutte à laquelle
il venait de participer et il fonda, à cette fin, une revue qui portait le même
titre que le journal qu'il avait dirigé à Cologne.
Il lui apparut que la tâche
la plus urgente était d'exposer et d'expliquer les diverses phases de la
révolution de 48 en France, parce que c'est là qu'elle avait pris la tournure
la plus caractéristique. Ce sont, en effet, les événements de notre pays qui
ont le mieux traduit le caractère nouveau de la lutte des classes tel qu'il
apparaît au milieu du XIXe siècle. C'est pourquoi il composa une série
d'articles : « La défaite de juin 1848 », « Le 13 juin 1849 », « Conséquences
du 13 juin », « Napoléon et Fould »,
qui constituent les trois premiers
chapitres des Luttes de classes.
Mais ses études économiques,
reprises dès son arrivée à Londres, l'amenèrent bientôt à reconnaître que les
perspectives réelles de la révolution étaient tout autres que celles qu'il
avait d'abord envisagées. Dans un tableau des événements européens, intitulé «
De mai à octobre », et qui parut à la fin de novembre 1850 dans le dernier
numéro de la revue, Marx exprime cette opinion nouvelle qui rectifie dans une
certaine mesure la teneur de ses articles précédents. C'est la partie de ce
tableau historique concernant les événements français qui constitue le dernier
chapitre de l'ouvrage.
Marx n'eut jamais le loisir
de reprendre ces textes et c'est Engels qui, en 1895, assura leur publication
en brochure, en joignant le quatrième article aux trois précédents. Dans une
longue introduction [1] que nous publions en tête de ce volume,
Engels a justifié l'addition à laquelle il avait procédé. Comme il le dit
lui-même, « il n'y avait absolument rien à changer à l'interprétation des
événements donnée dans les chapitres précédents ».
Ainsi présenté, et compte
tenu des explications données par Engels, ce texte garde une valeur éminente. Il
est la première grande illustration du matérialisme historique, la première
explication des faits historiques par l'analyse du rapport des classes et des
faits économiques. Ces articles de Marx constituent l'exposé le plus riche de
l'histoire de notre pays dans les années 48 et 50 et sont, à ce titre déjà, un
ouvrage classique. Mais la méthode de Marx s'illustre ici d'une telle manière
que Les Luttes de classes
en France sont une oeuvre pleine
d'enseignements, même pour nos luttes d'aujourd'hui.
par
Friedrich
ENGELS
Le présent ouvrage de Marx fut sa première tentative
d'explication d'un fragment d'histoire contemporaine à l'aide de sa conception
matérialiste et en partant des données économiques qu'impliquait la situation.
Dans le Manifeste communiste, la théorie
avait été employée pour faire une vaste esquisse de toute l'histoire moderne,
dans les articles de Marx et de moi qu'avait publiés la Neue Rheinische Zeitung nous l'avions utilisée pour interpréter les
événements politiques du moment. Ici, il s'agissait, par contre, de démontrer
l'enchaînement interne des causes dans le cours d'un développement de plusieurs
années qui fut pour toute l'Europe aussi critique que typique, c'est-à-dire
dans l'esprit de l'auteur, de réduire les événements politiques aux effets de
causes, en dernière analyse, économiques.
Dans l'appréciation d'événements et de suites
d'événements empruntés à l'histoire quotidienne, on ne sera jamais en mesure de
remonter jusqu'aux dernières causes
économiques. Même aujourd'hui où la presse technique compétente fournit des
matériaux si abondants, il sera encore impossible, même en Angleterre, de
suivre jour par jour la marche de l'industrie et du commerce sur le marché
mondial et les modifications survenues dans les méthodes de production, de
façon à pouvoir, à n'importe quel moment, faire le bilan d'ensemble de ces
facteurs infiniment complexes et toujours changeants, facteurs dont, la plupart
du temps, les plus importants agissent, en outre, longtemps dans l'ombre avant
de se manifester soudain violemment au grand jour. Une claire vision d'ensemble
de l'histoire économique d'une période donnée n'est jamais possible sur le
moment même; on ne peut l'acquérir qu'après coup, après avoir rassemblé et
sélectionné les matériaux. La statistique est ici une ressource nécessaire et
elle suit toujours en boitant. Pour l'histoire contemporaine en cours on ne
sera donc que trop souvent contraint de considérer ce facteur, le plus décisif,
comme constant, de traiter la situation économique que l'on trouve au début de
la période étudiée comme donnée et invariable pour toute celle-ci ou de ne
tenir compte que des modifications à cette situation qui résultent des
événements, eux-mêmes évidents, et apparaissent donc clairement elles aussi.
En conséquence la méthode matérialiste ne devra ici que trop souvent se borner
à ramener les conflits politiques à des luttes d'intérêts entre les classes
sociales et les fractions de classes existantes, impliquées par le
développement économique, et à montrer que les divers partis politiques sont
l'expression politique plus ou moins adéquate de ces mêmes classes et
fractions de classes.
Il est bien évident que cette négligence inévitable
des modifications simultanées de la situation économique, c'est-à-dire de la
base même de tous les événements à examiner, ne peut être qu'une source
d'erreurs. Mais toutes les conditions d'un exposé d'ensemble de l'histoire qui
se fait sous nos yeux renferment inévitablement des sources d'erreurs; or, cela
ne détourne personne d'écrire l'histoire du présent.
Lorsque Marx entreprit ce travail, cette source
d'erreurs était encore beaucoup plus inévitable. Suivre pendant l'époque
révolutionnaire de 1848-1849 les fluctuations économiques qui se produisaient
au même moment, ou même en conserver une vue d'ensemble, était chose purement
impossible. Il en fut de même pendant les premiers mois de l'exil à Londres -
pendant l'automne et l'hiver de 1849-1850. Or, ce fut précisément le moment où
Marx commença son travail. Et malgré ces circonstances défavorables, sa
connaissance exacte de la situation économique de la France avant la révolution
de Février, ainsi que de l'histoire politique de ce pays depuis lors, lui a
permis de faire une description des événements qui en révèle l'enchaînement
interne d'une façon qui reste inégalée, description qui a subi brillamment la
double épreuve que Marx lui-même lui a imposée par la suite.
La première épreuve eut lieu lorsque Marx, à partir du
printemps de 1850, retrouva le loisir de se livrer à des études économiques et
qu'il entreprit tout d'abord l'étude de l'histoire économique des dix dernières
années. Ainsi, des faits eux-mêmes, il tira une vue tout à fait claire» de ce
que jusque-là il n'avait fait que déduire, moitié a priori, de matériaux
insuffisants : à savoir que la crise commerciale mondiale de 1847 avait été la
véritable mère des révolutions de Février et de Mars [2] et que la
prospérité industrielle, revenue peu à peu dès le milieu de 1848 et parvenue à
son apogée en 1849 et 1850, fut la force vivifiante où la réaction européenne
puisa une nouvelle vigueur. Ce fut une épreuve décisive. Tandis que dans les
trois premiers articles (parus dans les fascicules de janvier, février et mars
de la Neue Rheinische Zeitung, revue
d'économie politique, Hambourg, 1850) passe encore l'espoir d'un nouvel essor
prochain de l'énergie révolutionnaire, le tableau historique du dernier
fascicule double (de mai à octobre) paru en automne 1850 et qui fut composé par
Marx et par moi, rompt une fois pour toutes avec ces illusions : « Une nouvelle
révolution n'est possible qu'à la suite d'une nouvelle crise. Mais elle est
aussi sûre que celle-ci. » Ce fut d'ailleurs la seule modification essentielle
à faire. Il n'y avait absolument rien de changé à l'interprétation des
événements donnée dans les chapitres précédents ni aux enchaînements de cause à
effet qui y étaient établis, ainsi que le prouve la suite du récit donnée dans
ce même tableau d'ensemble et qui va du 10 mars à l'automne de 1850. Voilà pourquoi j'ai inséré cette
suite comme quatrième article dans cette nouvelle édition.
La deuxième épreuve fut plus dure encore.
Immédiatement après le coup d'État de Louis Bonaparte du 2 décembre 1851, Marx travailla de nouveau à
l'histoire de France de février 1848 jusqu'à
cet événement qui marquait provisoirement la fin de la période révolutionnaire.
(Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, 3e édition,
Meissner Hambourg, 1885.) [3] Dans cette
brochure, la période qu'il expose dans notre ouvrage est traitée à nouveau,
quoique de façon plus brève. Que l'on compare avec la nôtre cette deuxième
description écrite à la lumière de l'événement décisif survenu plus d'un an
après, et l'on constatera que l'auteur n'eut que fort peu à y changer.
Ce qui donne encore à notre ouvrage une importance
toute particulière, c'est le fait qu'il prononce pour la première fois sous sa
forme condensée la formule par laquelle, à l'unanimité, les partis ouvriers de
tous les pays du monde réclament la réorganisation de l'économie :
l'appropriation des moyens de production par la société. Dans le deuxième
chapitre, à propos du «droit au travail », qui est caractérisé comme « la
première formule maladroite dans laquelle se résument les prétentions
révolutionnaires du prolétariat », on peut lire :
Mais derrière le droit au
travail il y a le pouvoir sur le capital, derrière le pouvoir sur le capital, l'appropriation des moyens de production, leur subordination à la classe ouvrière
associée, c'est-à-dire la suppression du travail salarié ainsi que du capital
et de leurs rapports réciproques.
Donc, pour la première fois, se trouve formulée ici la
thèse par laquelle le socialisme ouvrier moderne se distingue nettement aussi
bien de toutes les diverses nuances du socialisme féodal, bourgeois,
petit-bourgeois, etc. que de la confuse communauté des biens du socialisme
utopique et du communisme ouvrier primitif. Si, plus tard, Marx a élargi la
formule à l'appropriation des moyens d'échange eux aussi, cette extension qui,
d'ailleurs, allait de soi après le Manifeste
communiste, n'exprimait qu'un corollaire de la thèse principale. Puis,
quelques gens avisés en Angleterre ont encore ajouté dernièrement que l'on doit
transférer aussi les « moyens de répartition » à la société. Il serait
difficile à ces messieurs de dire quels sont donc ces moyens de répartition
économiques différents des moyens de production et d'échange, à moins que l'on
ne parle des moyens de répartition politiques,
impôts, secours aux indigents, y compris le Sachsenwald [4] et autres
dotations. Mais, premièrement, ceux-ci ne sont-ils pas déjà maintenant des
moyens de répartition en possession de la collectivité, de l'État ou de la
commune, et, deuxièmement, ne voulons-nous pas précisément les faire
disparaître?
*
**
Lorsque éclata la révolution de Février, nous étions
tous, quant à la façon dont nous concevions les conditions et le cours des
mouvements révolutionnaires, sous la hantise de l'expérience historique passée,
et notamment de celle de la France. N'était-ce pas précisément de cette
dernière qui, depuis 1789, avait
dominé toute l'histoire de l'Europe, qu'était parti encore une fois le signal
du bouleversement général? Aussi, était-il évident et inévitable que nos idées
sur la nature et la marche de la révolution « sociale » proclamée à Paris
en février 1848, de la révolution du
prolétariat, fussent fortement teintées des souvenirs des modèles de 1789 et de 1830 ! Et, notamment, lorsque le soulèvement de Paris trouva son
écho dans les soulèvements victorieux de Vienne, Milan et Berlin, lorsque toute
l'Europe jusqu'à la frontière russe fut entraînée dans le mouvement, lorsque
ensuite au mois de juin à Paris la première grande bataille pour le pouvoir se
livra entre le prolétariat et la bourgeoisie, lorsque la victoire même de sa
classe ébranla la bourgeoisie de tous les pays au point qu'elle se réfugia à
nouveau dans les bras de la réaction monarchiste-féodale qu'on venait seulement
de renverser, nous ne pouvions dans les circonstances d'alors absolument plus
douter que le grand combat décisif était commencé, qu'il faudrait le livrer
dans une seule période révolutionnaire de longue durée et pleine
d'alternatives, mais qu'il ne pouvait se terminer que par la victoire
définitive du prolétariat.
Après les défaites de 1849, nous ne partagions
nullement les illusions de la démocratie vulgaire groupée autour des
Gouvernements provisoires in partibus [5]. Celle-ci comptait sur une victoire prochaine, décisive une fois
pour toutes, du « peuple » sur les « oppresseurs », nous sur une longue
lutte, après l'élimination des « oppresseurs », entre les éléments
antagonistes cachés précisément dans ce « peuple » la démocratie vulgaire
attendait le nouveau déclenchement du jour au lendemain; dès l'automne de 1850,
nous déclarions que la première tranche
au moins de la période révolutionnaire était close et qu'il n'y avait rien à
attendre jusqu'à l'explosion d'une nouvelle crise économique mondiale. C'est
pourquoi nous fûmes mis au ban comme des traîtres à la révolution par les mêmes
gens qui, par la suite, oint fait presque sans exception leur paix avec
Bismarck, pour autant que Bismarck trouva qu'ils en valaient la peine.
Mais l'histoire nous a donné tort à nous aussi, elle a
révélé que notre point de vue d'alors était une illusion. Elle est encore allée
plus loin : elle n'a pas seulement dissipé notre erreur d'alors, elle a
également bouleversé totalement les conditions dans lesquelles le prolétariat
doit combattre. Le mode de lutte de 1848 est périmé aujourd'hui sous tous les
rapports, et c'est un point qui mérite d'être examiné de plus près à cette
occasion.
Toutes les révolutions ont abouti jusqu'à présent à
l'évincement de la domination d'une classe déterminée par celle d'une autre ;
mais toutes les classes dominantes n'étaient jusqu'à présent que de petites
minorités par rapport à la masse du peuple dominé. C'est ainsi qu'une minorité
dominante était renversée, qu'une autre minorité se saisissait à sa place du
gouvernail de l'État et transformait les institutions publiques selon ses
intérêts. Et, chaque fois, cette minorité était le groupe rendu apte au pouvoir
et qualifié par l'état du développement économique et c'est précisément pour
cela, et pour cela seulement, que lors du bouleversement la majorité dominée ou
bien y participait en faveur de la minorité ou du moins l'acceptait
paisiblement. Mais si nous faisons abstraction du contenu concret de chaque
cas, la forme commune de toutes ces révolutions était d'être des révolutions de
minorités. Même lorsque la majorité y collaborait, elle ne le faisait
-sciemment ou non - qu'au service d'une minorité ; mais par là, et déjà aussi
du fait de l'attitude passive et sans résistance de la majorité, la minorité
avait l'air d'être le représentant du peuple tout entier.
Après le premier grand succès, c'était la règle que la
minorité victorieuse se scindât en deux : une des moitiés était satisfaite du
résultat obtenu, l'autre voulait encore aller plus loin, posait de nouvelles
revendications qui étaient au moins partiellement dans l'intérêt réel ou
prétendu de la grande foule du peuple. Ces revendications plus radicales
s'imposaient bien dans certains cas, mais fréquemment pour un instant seulement
; le parti plus modéré reprenait la suprématie, les dernières acquisitions
étaient perdues à nouveau en totalité ou partiellement ; les vaincus criaient
alors à la trahison ou rejetaient la défaite sur le hasard. Mais en réalité la
chose était le plus souvent ainsi les conquêtes de la première victoire
n'étaient assurées que par la deuxième victoire du parti plus radical une fois
cela acquis, c'est-à-dire ce qui était momentanément nécessaire, les éléments
radicaux disparaissaient à nouveau du théâtre d'opérations et leurs succès aussi.
Toutes les révolutions des temps modernes, à commencer
par la grande révolution anglaise du XVIIe siècle [6], présentèrent ces
caractéristiques qui paraissaient inséparables de toute lutte révolutionnaire.
Elles parurent également applicables aux luttes du prolétariat pour son
émancipation ; d'autant plus applicables que, précisément, en 1848, on pouvait compter les gens
capables de comprendre, ne fût-ce que passablement, dans quelle direction il
fallait chercher cette émancipation. Même à Paris, les masses prolétariennes
elles-mêmes, n'avaient encore, après la victoire, absolument aucune idée claire
de la voie à suivre. Et pourtant le mouvement était là instinctif, spontané,
impossible à étouffer. N'était-ce pas là précisément la situation dans laquelle
devait nécessairement réussir, une révolution conduite, il est vrai, par une
minorité, mais cette fois non pas dans l'intérêt de la minorité, mais dans
l'intérêt le plus immédiat de la majorité? Si dans toutes les périodes
révolutionnaires un peu longues, les grandes masses populaires pouvaient être
gagnées si facilement par de simples supercheries présentées de façon plausible
par les minorités poussant de l'avant, comment auraient-elles été moins
accessibles à des idées qui étaient le reflet le plus caractéristique de leur
situation économique et n'étaient autre chose que l'expression claire,
rationnelle de leurs besoins qu'elles ne comprenaient pas encore elles-mêmes et
dont elles n'avaient qu'un sentiment encore indistinct? Cet état d'esprit
révolutionnaire des masses, il est vrai, avait presque toujours fait place, et
très vite le plus souvent, à une dépression ou même à un revirement en sens
contraire, dès que l'illusion était dissipée et que la déception s'était
produite. Mais il ne s'agissait point ici de supercheries, mais au contraire
de la réalisation des intérêts les plus spécifiques de la grande majorité
elle-même, d'intérêts qui, il est vrai, n'étaient point du tout clairs alors à
cette grande majorité, mais qui devaient nécessairement lui devenir bientôt
assez clairs au cours de la réalisation pratique par l'aspect convaincant de
leur évidence. Et si, au printemps de 1850,
comme Marx l'a démontré dans son troisième article, le développement de
la République bourgeoise sortie de la révolution « sociale » de 1848 avait désormais concentré le
véritable pouvoir dans les mains de la grande bourgeoisie - qui était en outre
d'esprit monarchiste - et avait groupé par contre toutes les autres classes de
la société, paysans comme petits bourgeois, autour du prolétariat, de telle
sorte que dans et après la victoire commune ce n'étaient pas eux; mais bien le
prolétariat qui avait profité des leçons de l'expérience et qui devait
nécessairement devenir le facteur décisif, - n'y avait-il pas là toutes les perspectives
de transformation de cette révolution de la minorité en révolution de la
majorité?
L'histoire nous a donné tort à nous et à tous ceux qui
pensaient de façon analogue. Elle a montré clairement que l'état du
développement économique sur le continent était alors bien loin encore d'être
mûr pour la suppression de la production capitaliste ; elle l'a prouvé
par la révolution économique qui depuis 1848
a gagné tout le continent et qui n'a véritablement donné droit de cité qu'à
ce moment à la grande industrie en France, en Autriche, en Hongrie, en Pologne
et dernièrement en Russie et fait vraiment de l'Allemagne un pays industriel de
premier ordre - tout cela sur une base capitaliste, c'est-à-dire encore très
capable d'extension en 1848. Or,
c'est précisément cette révolution industrielle qui, la première, a partout
fait la lumière dans les rapports de classes, supprimé une foule d'existences
intermédiaires provenant de la période manufacturière et en Europe orientale
issues même des corps de métier, engendrant une véritable bourgeoisie et un
véritable prolétariat de grande industrie et les poussant l'un et l'autre au
premier plan du développement social. Mais, c'est à ce moment seulement, que la
lutte de ces deux grandes classes qui, en 1848, en dehors de l'Angleterre, ne
s'était produite qu'à Paris et tout au plus dans quelques grands centres
industriels, s'élargit à toute l'Europe, prenant une intensité encore
inimaginable en 1848. Alors, c'était encore la pléiade des évangiles fumeux de
petits groupes avec leurs panacées, aujourd'hui c'est la seule théorie de Marx universellement reconnue, d'une clarté
lumineuse et qui formule de façon décisive les fins dernières de la lutte ;
alors, c'étaient les masses séparées et divisées selon les localités et les
nationalités, unies seulement par le sentiment de leurs souffrances communes,
peu évoluées, ballottées entre l'enthousiasme et le désespoir, aujourd'hui,
c'est la seule grande armée
internationale des socialistes, progressant sans cesse, croissant chaque jour
en nombre, en organisation, en discipline, en clairvoyance et en certitude de
victoire. Même si cette puissante armée du prolétariat n'a toujours pas atteint
le but, si, bien loin de remporter la victoire d'un seul grand coup, il faut qu'elle progresse lentement de position
en position dans un combat dur, obstiné, la preuve est faite une fois pour
toutes qu'il était impossible en 1848 de conquérir la transformation sociale
par un simple coup de main.
Une bourgeoisie divisée en deux fractions monarchistes
dynastiques [7], mais qui demandait
avant toute chose le calme et la sécurité pour ses affaires financières ; en
face d'elle, un prolétariat vaincu, il est vrai, mais toujours menaçant et
autour duquel petits bourgeois et paysans se groupaient de plus en plus - la
menace continuelle d'une explosion violente qui, malgré tout, n'offrait aucune
perspective de solution définitive, - telle était la situation qu'on aurait
dit faite pour le coup d'État du troisième larron, du prétendant
pseudo-démocratique Louis Bonaparte. Se servant de l'armée, celui-ci mit fin le
2 décembre 1851 à la situation
tendue, assurant bien à l'Europe la tranquillité intérieure, mais la
gratifiant, par contre, d'une nouvelle ère de guerres [8]. La période des
révolutions par en bas était close pour un instant ; une période de révolutions
par en haut lui succéda.
La réaction impériale de 1851 fournit une nouvelle
preuve. du manque de maturité des aspirations prolétariennes de cette époque.
Mais elle devait elle-même créer les conditions dans lesquelles celles-ci ne
pouvaient manquer de mûrir. La tranquillité intérieure assura le plein
développement du nouvel essor industriel, la nécessité d'occuper l'armée et de
détourner vers l'extérieur les courants révolutionnaires engendra les guerres
où Bonaparte chercha, sous le prétexte de faire prévaloir le « principe des
nationalités », à ramasser quelques annexions pour la France. Son imitateur Bismarck
adopta la même politique pour la Prusse : il fit son coup d'État, sa révolution
par en haut en 1866 face à la Confédération allemande et à l'Autriche, et tout
autant face à la Chambre des conflits de Prusse. Mais l'Europe était trop
petite pour deux Bonaparte, et l'ironie de l'histoire voulut que Bismarck
renversât Bonaparte et que le roi Guillaume de Prusse instaurât non seulement
le petit Empire allemand, mais aussi la République française [9]. Or, le résultat
général fut qu'en Europe l'indépendance et l'unification interne des grandes
nations, à la seule exception de la Pologne, furent établies en fait, A
l'intérieur, il est vrai, de limites relativement modestes - mais néanmoins
dans des proportions suffisantes pour que le processus de développement de la
classe ouvrière ne trouvât plus d'obstacles sérieux dans les complications
nationales. Les fossoyeurs de la révolution de 1848 étaient devenus ses
exécuteurs testamentaires. Et à côté d'eux se dressait déjà menaçant
l'héritier de 1848, le prolétariat, dans l'Internationale.
Après la guerre de 1870-1871, Bonaparte disparaît de
la scène, et la mission de Bismarck est terminée, de sorte qu'il peut de
nouveau redescendre au rang de vulgaire hobereau. Mais c'est la Commune de
Paris qui constitue la fin de cette période. Une tentative sournoise de Thiers
pour voler ses canons à la garde nationale de Paris, provoqua une insurrection
victorieuse. Il s'avéra de nouveau qu'à Paris il n'y a plus d'autre révolution
possible qu'une révolution prolétarienne. Après la victoire, le pouvoir échut
tout à fait de lui-même, de façon absolument indiscutée à la classe ouvrière.
Et on put voir une fois de plus combien à ce moment-là, ce pouvoir de la classe
ouvrière était encore impossible vingt ans après l'époque que nous décrivons
ici. D'une part, la France fit faux bond à Paris, le regardant perdre son sang
sous les balles de Mac-Mahon, d'autre part, la Commune se consuma dans la
querelle stérile des deux partis qui la divisaient, les blanquistes (majorité)
et les proudhoniens (minorité), tous deux ne sachant ce qu'il y avait à faire.
Le cadeau de la victoire en 1871 ne porta pas plus de fruits que le coup de
main en 1848.
Avec là Commune de Paris on crut le prolétariat
combatif définitivement enterré. Mais, tout au contraire, c'est de la Commune
et de la guerre franco-allemande que date son essor le plus formidable. Le
bouleversement total de toutes les conditions de la guerre par l'enrôlement de
toute la population apte à porter les armes dans les armées qui ne se
comptèrent plus que par millions, les armes à feu, les obus, et les explosifs
d'un effet inconnu jusque-là, d'une part mirent une brusque fin à la période
des guerres bonapartistes et assurèrent le développement industriel paisible en
rendant impossible toute autre guerre qu'une guerre mondiale d'une cruauté
inouïe et dont l'issue serait absolument incalculable. D'autre part, du fait
que les, dépenses de guerre s'accroissaient en progression géométrique, les
impôts s'élevèrent à une hauteur vertigineuse, jetant les classes populaires
les plus pauvres dans les bras du socialisme. L'annexion de l’Alsace-Lorraine_
cause immédiate de la folle course aux armements, a bien pu exciter le
chauvinisme des bourgeoisies française et allemande l'un contre l'autre ; pour
les ouvriers des deux pays, elle devint un élément nouveau d'union. Et
l'anniversaire de la Commune de Paris fut le premier jour de fête universel de
tout le prolétariat.
La guerre de 1870-1871 et la défaite de la Commune
avaient, comme Marx l'avait prédit, transféré pour un temps de France en
Allemagne le centre de gravité du mouvement ouvrier européen. En France, il va
de soi qu'il fallut des années pour se remettre de la saignée de mai 1871. En
Allemagne, par contre, où l'industrie, favorisée en outre par la manne des
milliards français [10], se développait
vraiment comme en serre chaude à un rythme toujours accéléré, la
social-démocratie grandissait avec une rapidité et un succès plus grands
encore. Grâce à l'intelligence avec laquelle les ouvriers allemands ont utilisé
le suffrage universel institué en 1866, l'accroissement étonnant du Parti apparaît
ouvertement aux yeux du monde entier dans des chiffres indiscutables. En 1871, 102 000 ; en 1874, 352 000 ; en 1877,
493 000 voix social-démocrates. Ensuite, vint la reconnaissance de ces progrès
par les autorités supérieures sous la forme de la loi contre les
socialistes [11]; le Parti fut
momentanément dispersé, le nombre de voix tomba en 1881 à 312 000. Mais ce coup
fut rapidement surmonté, et, dès lors, c'est seulement sous la pression de la
loi d'exception, sans presse, sans organisation extérieure, sans droit
d'association et de réunion, que l'extension rapide va vraiment commencer :
1884 : 550 000, 1887 : 763 000, 1890: 1 427 000 voix. Alors. la main de
l'État fut paralysée. La loi contre les socialistes disparut, le nombre des
voix socialistes monta à 1787 000, plus du quart de la totalité des voix
exprimées. Le gouvernement et les classes régnantes avaient épuisé tous leurs
moyens - sans utilité, sans but, sans succès. Les preuves tangibles de leur
impuissance que les autorités, depuis le veilleur de nuit jusqu'au chancelier
d'Empire, avaient dû encaisser, - et cela de la part d'ouvriers méprisés ! -
ces preuves se comptaient par millions. L'État était au bout de son latin, les
ouvriers n'étaient qu'au commencement du leur.
Mais, outre le premier service que constituait leur
simple existence, en tant que Parti socialiste, parti le plus fort, le plus
discipliné et qui grandissait le plus rapidement, les ouvriers allemands
avaient rendu encore à leur cause un autre grand service. En montrant à leurs
camarades de tous les pays comment on se sert du suffrage universel, ils leur
avaient fourni une nouvelle arme des plus acérée.
Depuis longtemps déjà, le suffrage universel avait
existé en France, mais il y était tombé en discrédit par suite du mauvais usage
que le gouvernement bonapartiste en avait fait. Après la Commune, il n'y avait
pas de parti ouvrier pour l'utiliser. En Espagne aussi, le suffrage universel
existait depuis la République, mais en Espagne l'abstention aux élections fut
de tout temps la règle chez tous les partis d'opposition sérieux. Les
expériences faites en Suisse avec le suffrage universel étaient rien moins
qu'un encouragement, pour un parti ouvrier. Les ouvriers révolutionnaires des
pays romans s'étaient habitués à regarder le droit de suffrage comme un piège,
comme un instrument d'escroquerie gouvernementale. En Allemagne, il en fut
autrement. Déjà le Manifeste communiste avait
proclamé la conquête du suffrage universel, de la démocratie, comme une des
premières et des plus importantes tâches du prolétariat militant, et Lassalle
avait repris ce point. Lorsque Bismarck se vit contraint d'instituer ce droit
de vote [12] comme le seul
moyen d'intéresser les masses populaires à ses projets, nos ouvriers prirent
aussitôt cela au sérieux et envoyèrent August Bebel au premier Reichstag
constituant. Et à partir de ce jour-là, ils ont utilisé le droit de vote de
telle sorte qu'ils en ont été récompensés de mille manières et que cela a servi
d'exemple aux ouvriers de tous les pays. Ils ont transformé le droit de vote,
selon les termes du programme marxiste français [13] de moyen de duperie qu'il a été jusqu'ici en
instrument d'émancipation *. Et si le suffrage
universel n'avait donné d'autre bénéfice que de nous permettre de nous compter
tous les trois ans, que d'accroître par la montée régulièrement constatée,
extrêmement rapide du nombre des voix, la certitude de la victoire chez les
ouvriers, dans la même mesure que l'effroi chez les adversaires, et de devenir
ainsi notre meilleur moyen de propagande ; que de nous renseigner exactement
sur notre propre force ainsi que sur celle de tous les partis adverses et de
nous fournir ainsi pour proportionner notre action un critère supérieur à tout
autre, nous préservant aussi bien d'une pusillanimité inopportune que d'une
folle hardiesse tout aussi déplacée - si c'était le seul bénéfice que nous
ayons tiré du droit de suffrage, ce serait déjà plus que suffisant. Mais il a
encore fait bien davantage. Avec l'agitation électorale, il nous a fourni un moyen
qui n'a pas son égal pour entrer en contact avec les masses populaires là où
elles sont encore loin de nous, pour contraindre tous les partis à défendre
devant tout le peuple leurs opinions et leurs actions face à nos attaques : et,
en outre, il a ouvert à nos représentants au Reichstag une tribune du haut de
laquelle ils ont pu parler à leurs adversaires au Parlement ainsi qu'aux masses
au dehors, avec une tout autre autorité et une tout autre liberté que dans la
presse et dans les réunions. A quoi servait au gouvernement et à la bourgeoisie
leur loi contre les socialistes si l'agitation électorale et les discours des
socialistes au Reichstag la battaient continuellement en brèche.
Mais en utilisant ainsi efficacement le suffrage
universel le prolétariat avait mis en oeuvre une méthode de lutte toute
nouvelle et elle se développa rapidement. On trouva que les institutions d'État
où s'organise la domination de la bourgeoisie fournissent encore des
possibilités d'utilisation nouvelles qui permettent à la classe ouvrière de
combattre ces mêmes institutions d'État. On participa aux élections aux
différentes Diètes, aux conseils municipaux, aux conseils de prud'hommes, on
disputa à la bourgeoisie chaque poste dont une partie suffisante du prolétariat
participait à la désignation du titulaire. Et c'est ainsi que la bourgeoisie et
le gouvernement en arrivèrent à avoir plus peur de l'action légale que de
l'action illégale du Parti ouvrier, des succès des élections que de ceux de la
rébellion.
Car, là aussi, les conditions de la lutte s'étaient
sérieusement transformées. La rébellion d'ancien style, le combat sur les
barricades, qui, jusqu'à 1848, avait partout été décisif, était
considérablement dépassé.
Ne nous faisons pas d'illusions à ce sujet : une
véritable victoire de l'insurrection sur les troupes dans le combat de rues,
une victoire comme dans la bataille entre deux armées est une chose des plus
rares. Mais d'ailleurs il était rare aussi que les insurgés l'aient envisagée.
Il ne s'agissait pour eux que d'amollir les troupes en les influençant
moralement, ce qui ne joue aucun rôle ou du moins ne joue qu'un rôle beaucoup
moins grand dans la lutte entre les armées de deux pays belligérants. Si cela
réussit, la troupe refuse de marcher, ou les chefs perdent la tête, et
l'insurrection est victorieuse. Si cela ne réussit pas alors, même avec des
troupes inférieures en nombre, c'est la supériorité de l'équipement et de
l'instruction, de la direction unique, de l'emploi systématique des forces
armées et de la discipline qui l'emporte. Le maximum de ce que l'insurrection
peut atteindre dans une action vraiment tactique, c'est l'établissement dans
les règles et la défense d'une barricade isolée. Soutien réciproque, constitution
et utilisation des réserves, bref, la coopération et la liaison des différents
détachements indispensables déjà pour la défense d'un quartier, à plus forte
raison de toute une grande ville, ne sauraient être réalisées que d'une façon
tout à fait insuffisante et le plus souvent pas du tout ; la concentration des
forces armées sur un point décisif n'a naturellement pas lieu. La résistance
passive est, par conséquent, la forme de lutte prédominante ; l'attaque,
ramassant ses forces, fera bien à l'occasion çà et là, mais encore de façon
purement exceptionnelle, des avances et des attaques de flanc, mais en règle
générale elle se bornera à l'occupation des positions abandonnées par les
troupes battant en retraite. A cela s'ajoute encore que du côté de l'armée l'on
dispose de canons et de troupes de génie complètement équipées et exercées,
moyens de combat qui presque toujours font complètement défaut aux insurgés.
Rien d'étonnant donc que même les combats de barricades disputés avec le plus
grand héroïsme - à Paris en juin 1848, à Vienne en octobre 1848, à Dresde en
mai 1849, -finirent par la défaite de l'insurrection dès que, n'étant pas gênés
par des considérations politiques, les chefs dirigeant l'attaque agirent selon
des points de vue purement militaires et que leurs soldats leur restèrent fidèles.
Les nombreux succès des insurgés jusqu'en 1848 sont
dus à des causes très variées. A Paris, en juillet 1830 et en février 1848,
comme dans la plupart des combats de rues en Espagne, il y avait entre les
insurgés et les soldats une garde civile qui, ou bien passait directement du
côté de l'insurrection ou bien, par son attitude flottante, irrésolue, amenait
également un flottement dans les troupes et fournissait en outre des armes à
l'insurrection. Là où cette garde civile se dressa dès le début contre
l'insurrection, comme en juin 1848 à Paris, celle-ci fut aussi vaincue. A
Berlin, en 1848, le peuple fut vainqueur, soit grâce à l'afflux considérable de
nouvelles forces armées pendant la nuit et la matinée du 19, soit par suite de
l'épuisement et du mauvais approvisionnement des troupes, soit enfin par suite
de la paralysie du commandement. Mais, dans tous les cas, la victoire fut
remportée parce que la troupe refusa de marcher, parce que l'esprit de décision
manquait chez les chefs militaires ou parce qu'ils avaient les mains liées.
Même à l'époque classique des combats de rues, la
barricade avait donc un effet plus moral que matériel. Elle était un moyen
d'ébranler la fermeté des soldats. Si elle tenait jusqu'à ce que celle-ci
flanche, la victoire était acquise ; sinon, on était battu. (Tel est le point
principal qu'il faut également avoir à l'esprit dans l'avenir lorsque l'on
examine la chance d'éventuels combats de rues.)
Les chances d'ailleurs étaient assez mauvaises dès
1849. La bourgeoisie était passée partout du côté des gouvernements. « La
civilisation et la propriété » saluaient et traitaient les soldats qui
partaient contre les insurgés. La barricade avait perdu son charme, les soldats
ne voyaient plus derrière elle le « peuple », mais des rebelles, des
excitateurs, des pillards, des partageux, le rebut de la société ; l'officier
avait appris avec le temps les formes tactiques du combat de rues, il ne
marchait plus directement et sans se couvrir sur la barricade improvisée, mais
il la tournait en se servant des jardins, des cours et des maisons. Et avec
quelque adresse cela réussissait maintenant neuf fois sur dix.
Mais depuis lors, beaucoup de choses se sont encore
modifiées, et toutes en faveur des soldats. Si les grandes villes ont pris une
extension considérable, les armées ont grandi davantage encore. Depuis 1848,
Paris et Berlin n'ont pas quadruplé, or, leurs garnisons se sont accrues au
delà. Ces garnisons peuvent être plus que doublées en vingt-quatre heures grâce
aux chemins de fer, et grossir, jusqu'à devenir des armées gigantesques en
quarante-huit heures. L'armement de ces troupes énormément renforcées est
incomparablement plus efficace. En 1848, c'était le simple fusil à percussion,
aujourd'hui c'est le fusil à magasin de petit calibre qui tire quatre fois
aussi loin, dix fois plus juste et dix fois plus vite que le premier.
Autrefois, c'étaient les boulets et les obus de l'artillerie relativement peu
efficaces : aujourd'hui ce sont les obus à percussion dont un seul suffit pour
mettre en miettes la meilleure barricade. Autrefois, c'était le pie du pionnier
pour percer les murs, aujourd'hui ce sont les cartouches de dynamite.
Du côté des insurgés, par contre, toutes les
conditions sont devenues pires. Une insurrection qui a la sympathie de toutes
les couches du peuple se reproduira difficilement ; dans la lutte de classes
toutes les couches moyennes ne se grouperont sans doute jamais d'une façon
assez exclusive autour du prolétariat pour que, en contre partie, le parti
réactionnaire rassemblé autour de la bourgeoisie disparaisse à peu près
complètement. Le « peuple » apparaîtra donc toujours divisé, et, partant, c'est
un levier puissant, d'une si haute efficacité en 1848, qui manquera. Si du côté
des insurgés viennent un plus grand nombre de combattants ayant fait leur
service, leur armement n'et) sera que plus difficile. Les fusils de chasse et
de luxe des boutiques d'armuriers - même si la police ne les a pas rendus
inutilisables au préalable en enlevant quelque pièce de la culasse - sont même
dans la lutte rapprochée loin de valoir le fusil à magasin du soldat. Jusqu'en
1848, on pouvait faire soi-même avec de la poudre et du plomb les munitions
nécessaires, aujourd'hui, la cartouche diffère pour chaque fusil et elle n'a
partout qu'un seul point de commun, à savoir qu'elle est un produit de la
technique de la grande industrie et que, par conséquent, on ne peut pas la
fabriquer ex tempore [14] ; la plupart des
fusils sont donc inutiles tant qu'on n'a pas les munitions qui leur conviennent
spécialement. Enfin, les quartiers construits depuis 1848 dans les grandes
villes ont des rues longues, droites et larges, et semblent adaptés à l'effet
des nouveaux canons et des nouveaux fusils. Il serait insensé le
révolutionnaire qui choisirait les nouveaux districts ouvriers du nord et de
l'est de Berlin pour un combat de barricades. [Cela veut-il dire qu'à l'avenir
le combat de rues ne jouera plus aucun rôle? Pas du tout. Cela veut dire
seulement que les conditions depuis 1848 sont devenues beaucoup moins
favorables pour les combattants civils, et beaucoup plus favorables pour les
troupes. Un combat de rues ne peut donc à l'avenir être victorieux que si cette
infériorité de situation est compensée par d'autres facteurs. Aussi, se
produira-t-il plus rarement au début d'une grande révolution qu'au cours du
développement de celle-ci, et il faudra l'entreprendre avec des forces plus
grandes. Mais alors celles-ci, comme dans toute la Révolution française, le 4
septembre et le 31 octobre 1870 à Paris [15], préféreront sans
doute l'attaque ouverte à la tactique passive de la barricade.] [16]
Le lecteur comprend-il maintenant pourquoi les
pouvoirs dirigeants veulent absolument nous mener là où partent les fusils et
où frappent les sabres? Pourquoi on nous accuse aujourd'hui de lâcheté, parce
que nous ne descendons pas carrément dans la rue où nous sommes certains à
l'avance d'être défaits? Pourquoi on nous supplie si instamment de vouloir bien
enfin jouer un jour à la chair à canon?
C'est inutilement et pour rien que ces messieurs
gaspillent leurs suppliques comme leurs provocations. Nous ne sommes pas si
bêtes. Ils pourraient aussi bien exiger de leur ennemi dans la prochaine guerre
qu'il veuille bien se disposer en formations de ligne comme au temps du vieux Fritz
ou en colonnes de divisions tout entières à la Wagram et à la Waterloo [17], et cela avec le
fusil à pierre à la main. Si les conditions ont changé pour la guerre des
peuples, elles n'ont pas moins changé pour la lutte de classes. Le temps des
coups de main, des révolutions exécutées par de petites minorités conscientes
à la tête des masses inconscientes, est passé. Là où il s'agit d'une
transformation complète de l'organisation de la société, il faut que les masses
elles-mêmes y coopèrent, qu'elles aient déjà compris elles-mêmes de quoi il
s'agit, pour quoi elles interviennent (avec leur corps et avec leur vie). Voilà
ce que nous a appris l'histoire des cinquante dernières années. Mais pour que
les masses comprennent ce qu'il y a à faire, un travail long, persévérant est
nécessaire ; c'est précisément ce travail que nous faisons maintenant, et cela
avec un succès qui met au désespoir nos adversaires.
Dans les pays romans aussi on comprend de plus en plus
qu'il faut réviser l'ancienne tactique. Partout, [le déclenchement sans
préparation de l'attaque passe au second plan, partout] on a imité l'exemple
allemand de l'utilisation du droit de vote, de la conquête de tous les postes
qui nous sont accessibles, [sauf si les gouvernements nous provoquent ouvertement
à la lutte]. En France, où pourtant le terrain est miné depuis plus de cent ans
par des révolutions successives, où il n'y a pas de parti qui n'ait eu sa part
de conspirations, d'insurrections et d'autres actions révolutionnaires de
toutes sortes, en France, où, par conséquent, l'armée n'est pas sûre du tout
pour le gouvernement et où, en général, les circonstances sont beaucoup plus
favorables pour un coup de main insurrectionnel qu'en Allemagne - même en
France les socialistes comprennent de plus en plus qu'il n'y a pas pour eux de
victoire durable possible, à moins de gagner auparavant la grande masse du
peuple, c'est-à-dire ici les paysans. Le lent travail de propagande et
l'activité parlementaire sont reconnus là aussi comme la tâche immédiate du Parti.
Les succès n'ont pas manqué. Non seulement on a conquis toute une série de
conseils municipaux ; aux Chambres siègent cinquante socialistes et ceux-ci
ont déjà renversé trois ministères et un président de la République. En
Belgique, les ouvriers ont arraché l'année dernière le droit de vote et
triomphé dans un quart des circonscriptions électorales. En Suisse, en Italie,
au Danemark, voire même en Bulgarie et en Roumanie, les socialistes sont
représentés au Parlement. En Autriche, tous les partis sont d'accord pour dire
qu'on ne saurait nous fermer plus longtemps l'accès au Reichsrat (Conseil
d'Empire). Nous y entrerons, c'est une chose certaine, on se querelle seulement
sur la question de savoir par quelle porte. Et même si en Russie le fameux Zemski Sobor se réunit, cette Assemblée
nationale contre laquelle se cabre si vainement le jeune Nicolas, même là nous
pouvons compter avec certitude que nous y serons représentés également.
Il est bien évident que nos camarades étrangers ne
renoncent nullement pour cela à leur droit à la révolution. Le droit à la
révolution n'est-il pas après tout le seul « droit historique », réel, le seul
sur lequel reposent tous les États modernes sans exception, y compris le
Mecklembourg dont la révolution de la noblesse s'est terminée en 1755 par le «
pacte héréditaire », glorieuse consécration écrite du féodalisme encore en
vigueur aujourd'hui. Le droit à la révolution est ancré de façon si
incontestable dans la conscience universelle que même le général de Bogouslavski
fait remonter à ce droit du peuple seul, le droit au coup d'État qu'il réclame
à son empereur.
Mais quoi qu'il arrive dans d'autres pays, la
social-démocratie allemande a une situation particulière et, de ce fait, du
moins dans l'immédiat, aussi une tâche particulière. Les deux millions
d'électeurs qu'elle envoie au scrutin, y compris les jeunes gens et les femmes
qui sont derrière eux en qualité de non-électeurs, constituent la masse la plus
nombreuse, la plus compacte, le « groupe de choc » décisif de l'armée
prolétarienne internationale. Cette masse fournit dès maintenant plus d'un
quart des voix exprimées ; et, comme le prouvent les élections partielles au
Reichstag, les élections aux Diètes des différents pays, les élections aux
conseils municipaux et aux conseils de prud'hommes, elle augmente sans cesse.
Sa croissance se produit aussi spontanément, aussi constamment, aussi
irrésistiblement et, en même temps, aussi tranquillement qu'un processus
naturel. Toutes les interventions gouvernementales pour l'empêcher se sont
avérées impuissantes. Dès aujourd'hui, nous pouvons compter sur deux millions
et quart d'électeurs. Si cela continue ainsi, nous conquerrons d'ici la fin du
siècle la plus grande partie des couches moyennes de la société, petits bourgeois
ainsi que petits paysans, et nous grandirons jusqu'à devenir la puissance
décisive dans le pays, devant laquelle il faudra que s'inclinent toutes les
autres puissances, qu'elles le veuillent ou non. Maintenir sans cesse cet
accroissement, jusqu'à ce que de lui-même il devienne plus fort que le système
gouvernemental au pouvoir (ne pas user dans des combats d'avant-garde, ce «
groupe de choc » qui se renforce journellement, mais le garder intact jusqu'au
jour décisif), telle est notre tâche principale. Or, il n'y a qu'un moyen qui
pourrait contenir momentanément le grossissement continuel des forces
combattantes socialistes en Allemagne et même le faire régresser quelque temps,
c'est une collision de grande envergure avec les troupes, une saignée comme en
1871 à Paris. A la longue, on surmonterait bien cette chose aussi. Rayer à
coups de fusil de la surface du globe un parti qui se compte par millions, tous
les fusils à magasin d'Europe et d'Amérique n'y suffisent pas. Mais le
développement normal serait paralysé (le « groupe de choc » ne serait peut-être
pas disponible au moment critique), le combat décisif serait retardé, prolongé
et s'accompagnerait de sacrifices plus lourds.
L'ironie de l'histoire mondiale met tout sens dessus
dessous. Nous, les « révolutionnaires », les « chambardeurs », nous
prospérons beaucoup mieux par les moyens légaux que par les moyens illégaux et
le chambardement. Us partis de l'ordre, comme ils se nomment, périssent de
l'état légal qu'ils ont créé eux-mêmes. Avec Odilon Barrot, ils s'écrient
désespérés : la légalité nous tue, alors que nous, dans cette légalité, nous
nous faisons des muscles fermes et des joues roses et nous respirons la jeunesse éternelle. Et si nous ne sommes pas assez insensés pour nous
laisser pousser au combat de nies pour leur faire plaisir, il ne leur restera
finalement rien d'autre à faire qu'à briser eux-mêmes cette légalité qui leur
est devenue si fatale.
En attendant, ils font de nouvelles lois contre le
chambardement. Tout est à nouveau mis sens dessus dessous. Ces fanatiques de
l'antichambardement d'aujourd'hui, ne sont-ils pas eux-mêmes les chambardeurs
d'hier? Est-ce nous peut-être qui avons provoqué la guerre civile de 1866 ?
Est-ce nous qui avons chassé de leurs pays héréditaires légitimes, le roi de
Hanovre, le prince électeur de Hesse, le duc, de Nassau et annexé ces pays
héréditaires? Et ces chambardeurs du Bund
allemand et de trois couronnes par la grâce de Dieu se plaignent du
chambardement? Quis tulerit Gracchos de
seditione querentes [18] ? Qui pourrait
permettre aux adorateurs de Bismarck de se répandre en invectives sur le
chambardement?
Cependant, ils peuvent bien faire passer leurs projets
de lois contre la révolution, ils peuvent les aggraver encore, transformer
toutes les lois pénales en caoutchouc, ils ne feront rien que donner une
nouvelle preuve de leur impuissance. Pour s'attaquer sérieusement à la
social-démocratie, il leur faudra encore de tout autres mesures. Sur la
révolution sociale-démocrate qui se porte justement si bien parce qu'elle se
conforme aux lois, ils ne pourront avoir prise que par le chambardement du
parti de l'ordre, lequel ne peut vivre sans briser les lois. M. Roessler, le
bureaucrate prussien, et M. de Bogouslavski, le général prussien, leur ont
montré la seule voie par laquelle on peut peut-être encore avoir prise sur les
ouvriers qui ne se laisseront pas, tant pis, pousser au combat de rues. Rupture
de la Constitution, dictature, retour à l'absolutisme, regis voluntas suprema lex [19] ! Donc, ayez seulement
du courage, messieurs, il ne s'agit plus ici de faire semblant, il s'agit de
siffler.
Mais n'oubliez pas que l'Empire allemand, comme tous
les petits États et en général tous les États modernes, est le produit d'un pacte; du pacte d'abord
des princes entre eux, ensuite des princes avec le peuple. Si une des parties
brise le pacte, tout le pacte tombe et alors l'autre partie n'est plus liée non
plus. [Comme Bismarck nous en a si bien donné J'exemple en 1866. Si donc vous
brisez la Constitution impériale, la social-démocratie est libre, libre de
faire ce qu'elle veut à votre égard. Mais ce qu'elle fera ensuite, elle se
gardera bien de vous le dire aujourd'hui.)
Il y a maintenant presque exactement mille six cents
ans que dans l'Empire romain sévissait également un dangereux parti
révolutionnaire. Il sapait la religion et tous les fondements de l'État. Il
niait carrément que la volonté de l'empereur fût la loi suprême, il était sans
patrie, international, il s'étendait sur tout l'Empire depuis la Gaule jusqu'à
l'Asie, débordait les limites de l'Empire, Il avait fait longtemps un travail
de sape souterrain, secret. Mais depuis assez longtemps déjà il se croyait
assez fort pour paraître au grand jour. Ce parti révolutionnaire qui était
connu sous le nom de chrétien avait aussi sa forte représentation dans l'armée;
des légions tout entières étaient chrétiennes. Lorsqu'ils recevaient l'ordre
d'aller aux sacrifices solennels de l'Église païenne nationale pour y rendre
les honneurs, les soldats révolutionnaires poussaient l'insolence jusqu'à
accrocher à leur casque des insignes particuliers -des croix, - en signe de
protestation. Même les chicanes coutumières des supérieurs à la caserne
restaient vaines, L'empereur Dioclétien ne put conserver plus longtemps son calme
en voyant comment on sapait l'ordre, l'obéissance et la discipline dans son
armée. Il intervint énergiquement, car il était temps encore. Il promulgua une
loi contre les socialistes, je voulais dire une loi contre les chrétiens. Les
réunions des révolutionnaires furent interdites, leurs locaux fermés ou même
démolis, les insignes chrétiens, croix, etc., furent interdits, comme en Saxe
les mouchoirs rouges. Les chrétiens furent déclarés incapables d'occuper des
postes publics, on ne leur laissait même pas le droit de passer caporaux. Comme
on ne disposait pas encore à l'époque de juges aussi bien dressés au « respect
de l'individu » que le suppose le projet de loi contre la révolution de M. de
Koeller [20], on interdit
purement et simplement aux chrétiens de demander justice devant les tribunaux.
Cette loi d'exception testa elle aussi sans effet. Par dérision, les chrétiens
l'arrachèrent des murs; bien mieux, on dit qu'à Nicomédie, ils incendièrent le
palais au-dessus de la tête de l'empereur. Alors, celui-ci se vengea par la
grande persécution des chrétiens de l'année 303
de notre ère. Ce fut la dernière de ce genre. Et elle fut si efficace que
dix-sept années plus tard, l'armée était composée en majeure partie de
chrétiens et que le nouvel autocrate de l'Empire romain qui succède à
Dioclétien, Constantin, appelé par les curés le Grand, proclamait le
christianisme religion d'État.
FRIEDRICH ENGELS. Londres, le 6 mars 1895.
EN FRANCE
DE FÉVRIER A JUIN 1848
A l'exception de quelques chapitres, chaque section
importante des annales de la révolution de 1848 à 1849 porte le titre de : « Défaite de la révolution! »
Mais dans ces défaites, ce ne fut pas la révolution
qui succomba. Ce furent les traditionnels appendices pré-révolutionnaires,
résultats des rapports sociaux qui ne s'étaient pas encore aiguisés jusqu'à
devenir des contradictions de classes violentes : personnes, illusions, idées,
projets dont le parti révolutionnaire n'était pas dégagé avant la révolution de
Février et dont il ne pouvait être affranchi par la victoire de Février, mais seulement par une suite de défaites.
En un mot : ce n'est point par ses conquêtes
tragi-comiques directes que le progrès révolutionnaire s'est frayé la voie; au
contraire, c'est seulement en faisant surgir une contre-révolution compacte,
puissante, en se créant un adversaire et en le combattant que le parti de la
subversion a pu enfin devenir un parti vraiment révolutionnaire.
L'objet des pages qui suivent est de faire cette
démonstration.
Après la révolution de Juillet, lorsque le banquier
libéral Laffitte conduisit en triomphe son compère le duc d'Orléans à l'Hôtel
de ville [21], il laissa échapper
ces mots : « Maintenant, le règne des banquiers va commencer. » Laffitte
venait de trahir le secret de la révolution.
Ce n'est pas la bourgeoisie française qui régnait sous
Louis-Philippe, mais une fraction de
celle-ci : banquiers, rois de la Bourse, rois des chemins de fer, propriétaires
de mines de charbon et de fer, propriétaires de forêts et la partie de la
propriété foncière ralliée à eux, ce que l'on appelle l'aristocratie financière. Installée sur le trône, elle dictait
les lois aux Chambres, distribuait les charges publiques, depuis les ministères
jusqu'aux bureaux de tabac.
La bourgeoisie
industrielle proprement dite formait une partie de l'opposition officielle,
c'est-à-dire qu'elle n'était représentée que comme minorité dans les Chambres.
Son opposition se fit de plus en plus résolue au fur et à mesure que le développement
de l'hégémonie de l'aristocratie financière devenait plus net et qu'après les
émeutes de 1832, 1834 et 1839 [22] noyées dans le
sang elle crut elle-même sa domination plus assurée sur la classe ouvrière. Grandin, fabricant de Rouen, l'organe le
plus fanatique de la réaction bourgeoise, tant dans l’Assemblée nationale
constituante que dans la Législative [23] était, à la
Chambre des députés, l'adversaire le plus violent de Guizot, Léon Faucher, connu plus tard pour ses
vains efforts à se hausser au rôle de Guizot de la contre-révolution française,
guerroya dans les derniers temps de Louis-Philippe à coups de plume en faveur
de l'industrie contre la spéculation et son caudataire, le gouvernement. Bastiat, au nom de Bordeaux, et de toute
la France vinicole, faisait de l'agitation contre le système régnant.
La petite
bourgeoisie dans toutes ses stratifications, ainsi que la classe paysanne étaient complètement
exclues du pouvoir politique. Enfin, se trouvaient dans l'opposition
officielle, ou complètement en dehors du pays
légal [24] les représentants idéologiques et les porte-parole des
classes que nous venons de citer, leurs savants, leurs avocats, leurs médecins,
etc., en un mot ce que l'on appelait les capacités.
La pénurie financière mit, dès le début, la monarchie
de Juillet sous la dépendance de la haute bourgeoisie et cette dépendance
devint la source inépuisable d'une gêne financière croissante. Impossible de
subordonner la gestion de l'État à l'intérêt de la production nationale sans
établir l'équilibre du budget, c'est-à-dire l'équilibre entre les dépenses et
les recettes de l'État. Et comment établir cet équilibre sans réduire le train
de l'État, c'est-à-dire sans léser des intérêts qui étaient autant de soutiens
du système dominant, et sans réorganiser l'assiette des impôts, c'est-à-dire
sans rejeter une notable partie du fardeau fiscal sur les épaules de la grande
bourgeoisie elle-même?
L'endettement de l'État était, bien au contraire, d'un intérêt direct pour la fraction de la
bourgeoisie qui gouvernait et légiférait au moyen des Chambres. C'était précisément
le déficit de l'État, qui était
l'objet même de ses spéculations et
le poste principal de son enrichissement. A la fin de chaque année, nouveau
déficit. Au bout de quatre ou cinq ans, nouvel emprunt. Or, chaque nouvel
emprunt fournissait à l'aristocratie une nouvelle occasion de rançonner
l'État, qui, maintenu artificiellement au bord de la banqueroute, était obligé
de traiter avec les banquiers dans les conditions les plus défavorables.
Chaque nouvel emprunt était une nouvelle occasion, de dévaliser le public qui
place ses capitaux en rentes sur l'État, au moyen d'opérations de Bourse, au
secret desquelles gouvernement et majorité de la Chambre étaient initiés. En
général, l'instabilité du crédit public et la connaissance des secrets d'État
permettaient aux banquiers, ainsi qu'à leurs affiliés dans les Chambres et sur
le trône, de provoquer dans le cours des valeurs publiques des fluctuations
insolites et brusques dont le résultat constant ne pouvait être que la ruine
d'une masse de petits capitalistes et l'enrichissement fabuleusement rapide des
grands spéculateurs. Le déficit budgétaire étant l'intérêt direct de la
fraction de la bourgeoisie au pouvoir, on s'explique le fait que le budget extraordinaire, dans les
dernières années du gouvernement de Louis-Philippe, ait dépassé de beaucoup le
double de son montant sous Napoléon, atteignant même près de 400 millions de
francs par an, alors que la moyenne de l'exportation globale annuelle de la
France s'est rarement élevée à 750 millions de francs. En outre, les sommes
énormes passant ainsi entre les mains de l'État laissaient place à des contrats
de livraison frauduleux, à des corruptions, à des malversations et à des escroqueries
de toute espèce. Le pillage de l'État en grand, tel qu'il se pratiquait au
moyen des emprunts, se renouvelait en détail dans les travaux publics. Les
relations entre la Chambre et le gouvernement se trouvaient multipliées sous
forme de relations entre les différentes administrations et les différents
entrepreneurs.
De même que les dépenses publiques en général et les
emprunts publics, la classe dominante exploitait aussi les constructions de lignes de chemin de fer. Les Chambres en
rejetaient sur l'État les principales charges et assuraient à l'aristocratie
financière spéculatrice la manne dorée. On se souvient des scandales qui
éclatèrent à la Chambre des députés lorsqu'on découvrit, par hasard, que tous
les membres de la majorité, y compris une partie des ministres, étaient
actionnaires des entreprises mêmes de voies ferrées, à qui ils confiaient
ensuite, à titre de législateurs, l'exécution de lignes de chemins de fer pour
le compte de l'État.
Par contre, la moindre réforme financière échouait
devant l'influence des banquiers, telle, par exemple, la réforme postale. Rothschild protesta, l'État avait-il le droit
d'amoindrir des sources de revenu qui lui servaient à payer les intérêts de sa
dette sans cesse croissante?
La monarchie de Juillet n'était qu'une société par
actions fondée pour l'exploitation de la richesse nationale française dont les
dividendes étaient partagés entre les ministres, les Chambres, 240 000 électeurs et leur séquelle.
Louis-Philippe était le directeur de cette société : Robert Macaire [25] sur le trône. Le
commerce, l'industrie, l'agriculture, la navigation, les intérêts de la
bourgeoisie industrielle ne pouvaient être que menacés et lésés sans cesse par
ce système. Aussi, celle-ci avait-elle inscrit sur son drapeau, pendant les
journées de Juillet : Gouvernement à bon
marché.
Pendant que l'aristocratie financière dictait les
lois, dirigeait la gestion de l'État, disposait de tous les pouvoirs publics constitués,
dominait l'opinion publique par la force des faits et par la presse, dans
toutes les sphères, depuis la cour jusqu'au café
borgne se reproduisait la même prostitution, la même tromperie éhontée, la
même soif de s'enrichir, non point par la production, mais par l'escamotage de
la richesse d'autrui déjà existante. C'est notamment aux sommets de la société
bourgeoise que l'assouvissement des convoitises les plus malsaines et les plus
déréglées se déchaînait, et entrait à chaque instant en conflit avec les lois
bourgeoises elles-mêmes, car c'est là où la jouissance devient crapuleuse, là où l'or, la boue et le
sang s'entremêlent que tout naturellement la richesse provenant du jeu cherche
sa satisfaction. L'aristocratie financière, dans son mode de gain comme dans
ses jouissances, n'est pas autre chose
que la résurrection du lumpenprolétariat dans les sommets de la société
bourgeoise.
Quant aux fractions de la bourgeoisie française qui
n'étaient pas au pouvoir, elles criaient « A la corruption ! », le peuple criait : « A bas les grands voleurs ! A bas les assassins ! » quand, en
1847, dans les théâtres les plus illustres de la société bourgeoise, on
représentait publiquement les scènes mêmes qui conduisent, d'ordinaire, le
lumpenprolétariat dans les bordels, dans les hospices et dans les maisons de
fous, devant les juges, dans les bagnes et à l'échafaud.
La bourgeoisie industrielle voyait ses intérêts
menacés, la petite bourgeoisie était moralement indignée, l'imagination
populaire s'insurgeait, Paris était inondé de pamphlets : « La dynastie Rothschild » « Les Juifs, rois de l'époque », etc.,
où l'on dénonçait, flétrissait avec plus ou moins d'esprit, la domination de
l'aristocratie financière.
Rien pour la gloire! La paix
partout et toujours La guerre
fait baisser le cours du 3 et du 4 %. Voilà ce qu'avait écrit sur son drapeau
la France des Juifs de la Bourse. Aussi, sa politique étrangère sombra-t-elle
dans une série d'humiliations du sentiment national français, qui réagissait
avec d'autant plus de vivacité que l'annexion de Cracovie par l’Autriche avait
consommé le pillage de la Pologne et que Guizot, dans la guerre du
Sonderbund [26], s'était mis
activement du côté de la Sainte-Alliance. La victoire des libéraux suisses dans
ce semblant de guerre redonna de la confiance à l'opposition bourgeoise en
France et le soulèvement sanglant du peuple à Palerme agit comme une décharge
électrique sur la masse populaire paralysée et réveilla ses grands souvenirs et
ses passions révolutionnaires [27].
Enfin, deux
événements économiques mondiaux précipitèrent l'explosion du malaise
général et mûrirent le mécontentement jusqu'à la révolte.
La maladie de la
pomme de terre et les mauvaises
récoltes de 1845 et de 1846 accentuèrent l'effervescence générale dans le peuple.
Le renchérissement de la vie en 1847 provoqua en France comme sur tout le reste
du continent des conflits sanglants. Face aux orgies scandaleuses de
l'aristocratie financière, c'était la lutte du peuple pour les moyens
d'existence les plus élémentaires! A Buzançais, on exécuta les émeutiers de la
faim [28], à Paris des
escrocs repus étaient soustraits aux tribunaux par la famille royale !
Le second grand événement économique qui hâta
l'explosion de la révolution fut une crise
générale du commerce et de l'industrie en Angleterre. Déjà annoncée au
cours de l'automne 1845 par la défaite massive des spéculateurs en actions de
chemin de fer, enrayée pendant l'année 1846 par une suite de mesures
discutables, telles que la suppression imminente des droits de douane sur les
blés, elle fut finalement déclenchée dans l'automne de 1847 par les
banqueroutes des grands commissaires coloniaux de Londres, qui furent suivies
de près par les faillites des banques provinciales et la fermeture des
fabriques dans les districts industriels anglais. Les répercussions de la
crise n'avaient pas encore cessé sur le continent qu'éclatait la révolution de
Février.
Les ravages causés dans le commerce et l'industrie par
la crise économique rendaient encore plus insupportable l'omnipotence de
l'aristocratie financière. L'opposition bourgeoise souleva dans toute la
France l'agitation des banquets en faveur
d'une réforme fiscale qui devait lui conquérir la majorité dans les
Chambres et renverser le ministère de la Bourse. A Paris, la crise
industrielle avait encore pour conséquence particulière de rejeter sur le
commerce intérieur une masse de fabricants et de gros commerçants qui, dans les
conditions du moment, ne pouvaient plus faire d'affaires sur le marché
extérieur. Ils créèrent de grands établissements dont la concurrence causa la
ruine d'une masse d'épiciers et de boutiquiers. De là, un nombre incalculable
de faillites dans cette fraction de la bourgeoisie parisienne : de là, son
action révolutionnaire en Février. On sait que Guizot et les Chambres
ripostèrent à ces propositions de réforme par un défi catégorique [29] ; que
Louis-Philippe se décida trop tard à former un ministère Barrot [30] ; que le peuple et
l'armée en vinrent aux mains ; que celle-ci fut désarmée par suite de
l'attitude passive de la garde nationale et que la monarchie de Juillet dut
céder la place à un Gouvernement provisoire.
Le Gouvernement
provisoire qui surgit des barricades de Février reflétait nécessairement
dans sa composition les divers partis qui se partageaient la victoire. Il ne
pouvait être qu'un compromis entre les
différentes classes qui avaient renversé ensemble le trône de Juillet,
mais dont les intérêts s'opposaient avec hostilité. Il était composé en
majorité de représentants de la bourgeoisie. La petite bourgeoisie républicaine
était représentée par Ledru-Rollin et Flocon ; la bourgeoisie républicaine par
les gens du National [31], l'opposition
dynastique par Crémieux, Dupont de l'Eure, etc. La classe ouvrière ne possédait
que deux représentants, Louis Blanc et Albert. Lamartine, enfin, dans le
Gouvernement provisoire n'était là, au premier abord, pour aucun intérêt réel,
pour aucune classe déterminée ; c'était la révolution de Février elle-même, le
soulèvement commun avec ses illusions, sa poésie, son contenu imaginaire et ses
phrases. Mais au fond le porte-parole de la révolution de Février, par sa position
comme par ses opinions, appartenait à la bourgeoisie.
Si Paris, par suite de la centralisation politique,
domine la France, les ouvriers dominent Paris dans les moments de séismes
révolutionnaires. La première manifestation d'existence du Gouvernement
provisoire fut la tentative de se soustraire à cette influence prédominante en
en appelant de Paris enivré au sang-froid de la France. Lamartine contesta
aux combattants des barricades le droit de proclamer la République, disant que
seule la majorité des Français avait qualité pour le faire ; qu'il fallait
attendre leur vote, que le prolétariat parisien ne devait pas souiller sa victoire
par une usurpation. La bourgeoisie ne permet au prolétariat qu'une seule usurpation : celle de la
lutte
Le 25 février, vers midi, la République n'était pas
encore proclamée, mais, par contre, tous les ministères étaient déjà répartis
entre les éléments bourgeois du Gouvernement provisoire et entre les généraux,
banquiers et avocats du National. Mais,
cette fois, les ouvriers étaient résolus à ne plus tolérer un escamotage
semblable à celui de juillet 1830 [32]. Ils étaient prêts
à engager à nouveau le combat et à imposer la République par la force des
armes. C'est avec cette mission que Raspail se rendit à l'Hôtel de ville. Au
nom du prolétariat parisien, il ordonna au
Gouverne. ment provisoire de proclamer la République, déclarant que si cet
ordre du peuple n'était pas exécuté dans les deux heures, il reviendrait à la
tête de 200 000 hommes. Les cadavres des combattants étaient encore à peine
refroidis, les barricades n'étaient pas enlevées, les ouvriers n'étaient pas
désarmés et la seule force qu'on pût leur opposer était la garde nationale.
Dans ces circonstances, les considérations politiques et les scrupules
juridiques du Gouvernement provisoire s'évanouirent brusquement. Le délai de
deux heures n'était pas encore écoulé que déjà sur tous les murs de Paris
s'étalaient en caractères gigantesques
Avec la proclamation de la République sur la base du
suffrage universel, s'effaçait jusqu'au souvenir des objectifs et des mobiles
étroits qui avaient jeté la bourgeoisie dans la révolution de Février. Au lieu
de quelques fractions seulement de la bourgeoisie, c'étaient toutes les
classes de la société française qui se trouvaient soudain projetées dans
l'orbite du pouvoir politique, contraintes de quitter les loges, le parterre et
la galerie pour jouer en personne sur la scène révolutionnaire! Avec la royauté
constitutionnelle, disparaissaient également l'apparence d'un pouvoir public
qui s'opposait arbitrairement à la société bourgeoise et toute la série de
luttes secondaires qu'exige ce semblant de pouvoir!
En imposant la République au Gouvernement provisoire
et, par ce dernier, à toute la France, le prolétariat se mettait immédiatement
au premier plan en tant que parti indépendant ; mais, du même coup, il jetait
un défi à toute la France bourgeoise. Ce qu'il avait conquis, c'était le
terrain en vue de la lutte pour son émancipation révolutionnaire, mais
nullement cette émancipation elle-même.
Il fallait au contraire que la République de Février
parfît tout d'abord la domination de la
bourgeoisie, en faisant entrer, à côté de l'aristocratie financière, toutes les classes possédantes dans la
sphère du pouvoir politique. La majorité des grands propriétaires fonciers, les
légitimistes, furent tirés du néant politique auquel la monarchie de Juillet
les avait condamnés. Ce n'est pas sans raison que la Gazette de France [33] avait fait
l'agitation de concert avec les feuilles d'opposition, ce n'est pas sans raison
que La Rochejaquelein, à la séance de la Chambre des députés du 24 février,
avait embrassé le parti de la révolution. Par le suffrage universel, les propriétaires
nominaux qui forment la grande majorité des Français, les paysans, furent institués les arbitres du sort de la France. Enfin,
la République de Février fit apparaître la domination bourgeoise dans toute sa
netteté, en abattant la couronne derrière laquelle se dissimulait le capitaL
De même que dans les journées de Juillet les ouvriers
avaient arraché par la lutte la monarchie
bourgeoise, dans les journées de Février ce fut la République bourgeoise. De même que la monarchie de Juillet fut
forcée de se présenter comme une
monarchie entourée d'institutions républicaines, de même la République de
Février dut se déclarer une République
entourée d'institutions sociales. Le prolétariat parisien imposa également
cette concession.
Un ouvrier, Marche, dicta le décret où le Gouvernement
provisoire, à peine formé, s'engageait à assurer l'existence des travailleurs
par le travail, à fournir du travail à tous les citoyens, etc. Et comme
quelques jours plus tard il avait oublié ces promesses et semblait avoir perdu
de vue le prolétariat, une masse de 20 000 ouvriers marcha sur l'Hôtel de ville
aux cris de : « Organisation du travail! Constitution d'un ministère spécial
du Travail! » A regret, et après de longs débats, le Gouvernement provisoire
nomma une commission spéciale permanente chargée de rechercher les moyens d'améliorer la condition des classes
laborieuses! Cette commission fut formée de délégués des corporations de
métiers de Paris et présidée par Louis Blanc et Albert. On lui assigna le
Luxembourg comme salle de séance. .'De cette façon, les représentants de la
classe ouvrière étaient bannis du siège du Gouvernement provisoire, la partie
bourgeoise de celui-ci conservait dans ses seules mains le pouvoir d'État réel
et les rênes de l'administration, et à côté des ministères des Finances, du
Commerce, des Travaux publics, à côté de
la Banque et de la Bourse, s'élevait une synagogue socialiste dont les grands prêtres, Louis Blanc et Albert, avaient
pour tâche de découvrir la terre promise, de proclamer le nouvel évangile et
d'occuper le prolétariat parisien. A la différence de tout pouvoir d'État
ordinaire, ils ne disposaient d'aucun budget, d'aucun pouvoir exécutif. C'est
avec leur tête qu'ils devaient renverser les piliers de la société bourgeoise.
Tandis que le Luxembourg cherchait la pierre philosophale, on frappait à
l'Hôtel de ville la monnaie ayant cours [34].
Et cependant, les revendications du prolétariat
parisien, dans la mesure où elles dépassaient la République bourgeoise, ne
pouvaient acquérir d'autre existence que la vie nébuleuse du Luxembourg.
C'est de concert avec la bourgeoisie que les ouvriers
avaient fait la révolution de Février. C'est aux côtés de la bourgeoisie qu'ils
cherchèrent à faire prévaloir leurs intérêts, de même que c'était à côté de la
majorité bourgeoise qu'ils avaient installé un ouvrier dans le Gouvernement
provisoire même. Organisation du travail ! Mais c'est le salariat qui est
l'organisation bourgeoise actuellement existante du travail. Sans lui, point de
capital, point de bourgeoisie, point de société bourgeoise. Un ministère spécial du Travail! Mais les
ministères des Finances. du Commerce et des Travaux publics ne sont-ils pas les
ministères du Travail bourgeois? A côté
d'eux, un ministère du Travail prolétarien ne pouvait être qu'un ministère
de l'Impuissance, un ministère des Vains Désirs, une commission du Luxembourg.
De même que les ouvriers croyaient s'émanciper aux côtés de la bourgeoisie. de
même ils pensaient, à côté des autres nations bourgeoises, à l'intérieur des
frontières nationales de la France, pouvoir accomplir une révolution
prolétarienne. Mais les conditions de production de la France sont déterminées
par son commerce extérieur, par sa position sur le marché mondial et par les
lois de ce dernier. Comment la France les briserait-elle sans une guerre
révolutionnaire européenne, ayant son contre coup sur l'Angleterre, le despote
du marché mondial?
Dès qu'une classe qui concentre en elle les intérêts
révolutionnaires de la société s'est soulevée, elle trouve immédiatement dans
sa propre situation le contenu et la matière de son activité révolutionnaire :
écraser ses ennemis, prendre les mesures imposées par les nécessités de la
lutte, et ce sont les conséquences de ses propres actes qui la poussent plus
loin. Elle ne se livre à aucune recherche théorique sur sa propre tâche. La
classe ouvrière française n'en était pas encore à ce point, elle était encore
incapable d'accomplir sa propre révolution.
Le développement du prolétariat industriel a pour
condition générale le développement de la bourgeoisie industrielle. C'est
seulement sous la domination de cette dernière que son existence prend une ampleur
nationale lui permettant d'élever sa révolution au rang d'une révolution
nationale ; c'est seulement alors qu'il crée lui-même les moyens de production
modernes qui deviennent autant de moyens de son affranchissement
révolutionnaire. Seule, la domination de la bourgeoisie industrielle extirpe
les racines matérielles de la société féodale et aplanit le seul terrain sur
lequel une révolution prolétarienne est possible. L'industrie française est
plus évoluée et la bourgeoisie française est plus développée au point de vue
révolutionnaire que celle du reste du continent. Mais la révolution de Février
n'était-elle pas directement dirigée contre l'aristocratie financière? Le fait
a prouvé que ce n'était pas la bourgeoisie industrielle qui régnait sur la France.
La bourgeoisie industrielle ne peut régner que là où l'industrie moderne a
modelé à sa manière tous les rapports de propriété, et l'industrie ne peut
acquérir ce pouvoir que là où elle a conquis le marché mondial, car les
frontières nationales ne suffisent pas à son développement. Or, l'industrie
française ne reste en grande partie maîtresse du marché national que grâce à
un système prohibitif soumis à des modifications plus ou moins grandes [35]. Si, par
conséquent, le prolétariat français possède, au moment d'une révolution à
Paris, un pouvoir et une influence réels qui l'incitent à pousser son assaut au
delà de ses moyens, dans le reste de la France il est concentré en quelques
points disséminés où l'industrie est centralisée et il disparaît presque complètement
parmi le nombre supérieur de paysans et de petits bourgeois. La lutte contre le
capital, sous sa forme moderne développée, à son point de jaillissement, la
lutte du salarié industriel contre le bourgeois industriel, est en France un
fait partiel qui, après les journées de Février, pouvait d'autant moins fournir
le contenu national de la révolution que la lutte contre les modes d'exploitation
inférieurs du capital, la lutte des paysans contre l'usure des hypothèques, du
petit bourgeois contre le grand commerçant, le banquier et le fabricant, en un
mot contre la banqueroute, était encore dissimulée dans le soulèvement général
contre l'aristocratie financière en général. Aussi s'explique-t-on aisément que
le prolétariat de Paris ait cherché à faire triompher son intérêt à côté de celui de la bourgeoisie, au lieu
de le revendiquer comme l'intérêt révolutionnaire de la société même et qu'il
ait abaissé le drapeau rouge devant
le drapeau tricolore [36]. Les ouvriers français ne pouvaient
faire un seul pas en avant, ni toucher à un seul cheveu du régime bourgeois,
avant que la masse de la nation placée entre le prolétariat et la bourgeoisie,
la paysannerie et la petite bourgeoisie soulevées contre ce régime, contre la
domination du capital, ait été contrainte par la marche de la révolution à se
rallier aux prolétaires comme à leur avant-garde. C'est seulement par
l'effroyable défaite de Juin que les ouvriers pouvaient acheter cette
victoire.
A la commission du Luxembourg, cette création des
ouvriers de Paris, reste le mérite d'avoir révélé, du haut d'une tribune
européenne le secret de la révolution du XIXe siècle : l'émancipation du prolétariat. Le Moniteur devint fou furieux lorsqu'il lui fallut officiellement
répandre les « folles extravagances » qui, jusqu'alors, étaient en fouies dans
les écrits apocryphes des socialistes et ne venaient que de temps en temps,
pareilles à des légendes lointaines mi-terrifiantes, mi-ridicules, résonner aux
oreilles de la bourgeoisie. L'Europe fut réveillée en sursaut, dans la surprise
de son assoupissement bourgeois. Ainsi, dans l'esprit des prolétaires qui
confondaient en général l'aristocratie financière avec la bourgeoisie, dans
l'imagination de braves républicains qui niaient l'existence même des classes
ou l'admettaient tout au plus comme une conséquence de la monarchie
constitutionnelle, dans les phrases hypocrites des fractions bourgeoises
jusque-là exclues du pouvoir, la domination
de la bourgeoisie se trouvait abolie avec l'instauration de la République.
Tous les royalistes se transformèrent alors en républicains et tous les
millionnaires de Paris en ouvriers. Le mot qui répondait à cette suppression
imaginaire des rapports de classe, c'était la fraternité, la fraternisation et la fraternité universelles. Cette
abstraction débonnaire des antagonismes de classes, cet équilibre sentimental
des intérêts de classe contradictoires, cette exaltation enthousiaste
au-dessus de la lutte de classes, la fraternité,
telle fut vraiment la devise de la révolution de Février. C'était un simple
malentendu qui séparait les classes,
et, le 24 février, Lamartine baptisa le Gouvernement provisoire : « Un gouvernement qui suspend ce malentendu
terrible qui existe entre les différentes classes. » Le prolétariat de
Paris se laissa aller à cette généreuse ivresse de fraternité.
De son côté, le Gouvernement provisoire, une fois
contraint de proclamer la République, fit tout pour la rendre acceptable à la
bourgeoisie et aux provinces. Les horreurs sanglantes de la première République
française turent désavouées par l'abolition de la peine de mort pour délit
politique; la presse fut librement ouverte à toutes les opinions; l'armée, les
tribunaux et l'administration restèrent, à quelques exceptions près, entre les
mains de leurs anciens dignitaires; à aucun des grands coupables de la
monarchie de Juillet on ne demanda de comptes. Les républicains bourgeois du National s'amusèrent à changer les noms
et les costumes de la monarchie contre ceux de l'ancienne République. A leurs
yeux, la République n'était qu'une nouvelle tenue de bal pour la vieille
société bourgeoise. La jeune République chercha comme son principal mérite, à
n'effaroucher personne, à s'effrayer plutôt elle-même continuellement, et, par
sa mansuétude, sa vie passive à acquérir le droit à la vie et à désarmer les
résistances. Aux classes privilégiées de l'intérieur, aux puissances
despotiques de l'extérieur, on proclama hautement que la République était de
nature pacifique, que vivre et laisser vivre était sa devise. De plus, peu
après la révolution de Février, les Allemands, les Polonais, les Autrichiens,
les Hongrois, les Italiens se révoltèrent, chaque peuple suivant sa
situation [37]. La Russie et
l'Angleterre n'étaient point prêtes, celle-ci étant elle-même en
mouvement [38] et celle-là étant
contenue par la terreur. La République ne rencontra donc pas une seule nation ennemie devant elle. Pas de grandes
complications extérieures donc qui auraient pu rallumer les énergies,
précipiter le processus révolutionnaire, pousser de l'avant le Gouvernement
provisoire ou le jeter par-dessus bord. Le prolétariat parisien qui
reconnaissait dans la République sa propre création, acclamait naturellement
chaque acte du Gouvernement provisoire qui lui permettait de prendre pied plus
facilement dans la société bourgeoise. Il se laissa docilement employer par
Caussidière à des fonctions de police pour protéger la propriété à Paris, de
même qu'il laissa régler à l'amiable les conflits de salaires entre ouvriers et
maîtres par Louis Blanc. Il mettait son point
d'honneur à maintenir immaculé aux yeux de l'Europe, l'honneur bourgeois de
la République.
La République ne rencontra aucune résistance pas plus
au dehors qu'au dedans. C'est ce qui la désarma. Sa tâche ne fut plus de
transformer révolutionnairement le monde; elle ne consista plus qu'à s'adapter
aux conditions de la société bourgeoise. Rien ne témoigne plus éloquemment du
fanatisme avec lequel le Gouvernement provisoire s'employa à cette tâche que
les mesures financières prises par
lui.
Le crédit public
et le crédit privé étaient
naturellement ébranlés. Le crédit public repose
sur la croyance que l'État se laisse exploiter par les Juifs de la Finance.
Mais l'ancien État avait disparu et la révolution était dirigée avant tout
contre l'aristocratie financière. Les oscillations de la dernière crise
commerciale en Europe n'avaient pas encore cessé. Les banqueroutes succédaient
encore aux banqueroutes.
Le crédit privé était
donc paralysé, la circulation ralentie, la production stagnante, avant qu'éclatât
la révolution de Février. La crise révolutionnaire intensifia la crise
commerciale. Or, le crédit privé reposant sur la croyance que la production
bourgeoise dans toute l'ampleur de ses rapports, que l'ordre bourgeois sont
inviolés et inviolables, quel ne devait pas être l'effet d'une révolution qui
remettait en question le fondement de la production bourgeoise, l'esclavage
économique du prolétariat et érigeait, face à la Bourse, le sphinx du
Luxembourg? Le soulèvement du prolétariat, c'est la suppression du crédit
bourgeois, car c'est la suppression de la production bourgeoise et de son
régime. Le crédit public et le crédit privé sont le thermomètre économique
permettant de mesurer l'intensité d'une révolution. Dans la mesure où ils baissent, montent l'ardeur embrasante et la force
créatrice de la révolution.
Le Gouvernement provisoire voulait dépouiller la
République de son apparence antibourgeoise. Il lui fallut donc, avant tout,
chercher à assurer la valeur d'échange de
cette nouvelle forme d'État, son cours en
Bourse. Avec le prix courant de la République à la Bourse, le crédit privé se
releva nécessairement.
Pour écarter jusqu'au soupçon qu'il ne voulait ou ne
pouvait satisfaire aux obligations que lui légua la monarchie, pour redonner
confiance en la moralité bourgeoise et en la solvabilité de la République, le
Gouvernement provisoire eut recours à une fanfaronnade aussi puérile
qu'indigne. Avant le ternie de
l'échéance légale, il paya aux créanciers de l'État les intérêts des 5 %, 4 1/2 % et 4 %. L'aplomb bourgeois, l'assurance
des capitalistes se réveillèrent brusquement, quand ils virent la hâte anxieuse
avec laquelle on cherchait à acheter leur confiance.
Bien entendu, l'embarras financier du Gouvernement
provisoire ne fut pas atténué par ce coup de théâtre qui le privait de l'argent
comptant disponible. Il n'était pas possible de dissimuler plus longtemps la
gêne financière, et ce fut aux petits
bourgeois, employés et ouvriers à payer l'agréable surprise ménagée aux
créanciers de l'État.
Les livrets de
caisse d'épargne dont le montant dépassait 100 francs furent déclarés non
remboursables en argent. Les sommes déposées dans les caisses d'épargne furent
confisquées et converties, par voie de décret, en dette d'État non remboursable.
Le petit bourgeois, déjà bien assez
réduit à la misère, en fut irrité contre la République. Ayant reçu à la place
de son livret de caisse d'épargne, des bons du Trésor, il fut contraint d'aller
les vendre à la Bourse et de se livrer ainsi directement aux mains des Juifs de
la Bourse contre lesquels il avait fait la révolution de Février.
L'aristocratie financière qui régnait sous la
monarchie de Juillet avait dans la Banque
son Église épiscopale. De même que la Bourse régit le crédit public, la Banque
gouverne le crédit commercial.
Directement menacée par la révolution de Février, non
seulement dans sa domination, mais dans son existence, la Banque s'appliqua,
dès le début, à discréditer la République en généralisant la fermeture du
crédit. Brusquement, elle dénonça tout crédit aux banquiers, aux fabricants,
aux commerçants. Comme cette manœuvre ne provoqua pas de contre-révolution
immédiate, elle eut nécessairement son contre coup sur la Banque elle-même. Les
capitalistes retirèrent l'argent qu'ils avaient déposé dans ses caves. Les
possesseurs de billets de banque se précipitèrent à sa caisse pour les échanger
contre de l'or et de l'argent.
Le Gouvernement provisoire pouvait, sans recourir à la
violence de façon légale, acculer la Banque à la banqueroute; il n'avait qu'à observer une attitude passive et à
abandonner la Banque à son propre sort. La banqueroute
de la Banque, c'était le déluge balayant en un clin d'œil du sol français
l'aristocratie financière, le plus puissant et le plus dangereux ennemi de la
République, le piédestal d'or de la monarchie de Juillet. Une fois la Banque
en faillite, la bourgeoisie était obligée de considérer elle-même comme une
dernière tentative de sauvetage désespérée la création par le gouvernement
d'une banque nationale et la subordination du crédit national au contrôle de la
nation.
Le Gouvernement provisoire, au contraire, donna cours forcé aux billets de banque. Il
fit mieux. Il transforma toutes les banques de province en succursales de la Banque de France, lui permettant de
jeter son réseau sur le pays tout entier. Plus tard, il engagea auprès d'elle
les forêts domaniales en garantie de
l'emprunt qu'il contracta envers elle. C'est ainsi que la révolution de Février
consolida et élargit directement la bancocratie qu'elle devait renverser.
Entre-temps, le Gouvernement provisoire se tordait
sous le cauchemar d'un déficit croissant. C'est en vain qu'il mendiait des
sacrifices patriotiques. Seuls, les ouvriers lui jetèrent leur aumône. Il
fallut recourir à un moyen héroïque, à la promulgation d'un nouvel impôt. Mais qui imposer? Les
loups-cerviers de la Bourse, les rois de la Banque, les créanciers de l'État,
les rentiers, les industriels? Ce n'était point là un moyen de faire accepter
en douceur la République par la bourgeoisie. C'était, d'un côté, mettre en
péril le crédit de l'État et celui du commerce, que l'on cherchait, d'autre
part, à acheter au prix de si grands sacrifices, de si grandes humiliations.
Mais il fallait que quelqu'un casquât. Qui fut sacrifié au crédit
bourgeois ? Jacques Bonhomme, le
paysan.
Le Gouvernement provisoire établit un impôt
additionnel de 45 centimes par franc sur les quatre impôts directs. La presse
gouvernementale essaya de faire accroire au prolétariat de Paris que cet impôt
affecterait de préférence la grosse propriété foncière, les possesseurs du
milliard octroyé par la Restauration. Mais, en réalité, l'impôt atteignit avant
tout la classe paysanne, c'est-à-dire
la grande majorité du peuple français. Ce
sont les paysans qui durent payer les frais de la révolution de Février, c'est
chez eux que la contre-révolution puisa son principal contingent. L'impôt de 45
centimes, c'était une question de vie ou de mort pour le paysan français, il
en fit une question de vie ou de mort pour la République. La République, pour le paysan français, ce
fut désormais l'impôt des 45 centimes, et
dans le prolétariat de Paris, il vit le dissipateur qui prenait du bon temps à
ses frais.
Alors que la Révolution de 1789 avait commencé par
délivrer les paysans des charges féodales, la révolution de 1848 s'annonçait
par un nouvel impôt sur la population rurale, afin de ne pas mettre en péril le
capital et d'assurer le fonctionnement du mécanisme d'État.
Le seul moyen
par lequel le Gouvernement provisoire pouvait écarter tous ces inconvénients et
tirer l'État de son ancienne voie - c'était de
déclarer la banqueroute de l'État. On se souvient comment à l'Assemblée
nationale Ledru-Rollin fut pris après coup d'une vertueuse indignation en
déclarant qu'il répudiait cette suggestion du boursier juif Fould, devenu
ministre des Finances français. Fould lui avait tendu la pomme de l'arbre de la
science.
En reconnaissant les traites que la vieille société
bourgeoise avait tirées sur l'État, le Gouvernement provisoire s'était mis à sa
discrétion. Il était devenu le débiteur gêné de la société bourgeoise au lieu
de se poser en créancier menaçant qui avait à recouvrer des créances
révolutionnaires remontant à de nombreuses années. Il lui fallut consolider les
rapports bourgeois vacillants pour s'acquitter d'obligations qui ne sont à
remplir que dans le cadre de ces rapports. Le crédit devint une condition de
son existence et les concessions, les promesses faites au prolétariat autant de
chaînes qu'il fallait briser. L'émancipation
des travailleurs, même comme simple phrase,
devenait un danger intolérable pour la nouvelle République, car elle était
une protestation permanente contre le rétablissement du crédit qui repose sur
la reconnaissance ininterrompue et inaltérable des rapports économiques de,
classes existants. Il fallait donc en finir avec
les ouvriers.
La révolution de Février avait rejeté l'armée hors de
Paris. La garde nationale, c'est-à-dire la bourgeoisie dans ses nuances
variées, constituait la seule force. Cependant, elle se sentait à elle seule
inférieure au prolétariat. Au surplus, elle était obligée, non sans y faire la
résistance la plus acharnée, non sans susciter cent obstacles divers, d'ouvrir
peu à peu ses rangs et, partiellement, d'y laisser entrer des prolétaires
armés. Il ne restait donc qu'une seule issue : opposer une partie des
prolétaires à l'autre partie.
Dans ce but, le Gouvernement provisoire forma 24
bataillons de gardes mobiles, de 1000
hommes chacun, composés de jeunes gens de 15 à 20 ans. Ils appartenaient pour
la plupart au lumpen-prolétariat qui, dans
toutes les grandes villes, constitue une masse nettement distincte du
prolétariat industriel, pépinière de voleurs et de criminels de toute espèce,
vivant des déchets de la société, individus sans métier avoué, rôdeurs, gens
sans aveu et sans feu, différents
selon le degré de culture de la nation à laquelle ils appartiennent, ne
démentant jamais le caractère de lazzaroni. Étant donné que le Gouvernement
provisoire les recrutait tout jeunes, ils étaient tout à fait influençables et
capables des plus hauts faits d'héroïsme et de l'abnégation la plus exaltée,
comme des actes de banditisme les plus crapuleux et de la vénalité la plus
infâme. Le Gouvernement provisoire les payait à raison de 1 f 50 par jour,
c'est-à-dire les achetait. Il leur donnait un uniforme particulier,
c'est-à-dire qui les distinguait extérieurement de la blouse. Comme chefs, ou
bien on leur attacha des officiers pris dans l'armée permanente, ou bien ils
élisaient eux-mêmes de jeunes fils de bourgeois dont les rodomontades sur la
mort pour la patrie et le dévouement à la République les séduisaient.
C'est ainsi qu'il y avait face au prolétariat de Paris
une armée tirée de son propre milieu, forte de 24 000 hommes, jeunes, robustes,
pleins de témérité. Le prolétariat salua de ses vivats la garde mobile au cours
de ses marches à travers Paris. Il reconnaissait en elle ses combattants
d'avant-garde sur les barricades. Il la considérait comme la garde prolétarienne en opposition avec la
garde nationale bourgeoise. Son erreur était pardonnable.
A côté de la garde mobile, le gouvernement décida de
rassembler encore autour de lui une armée d'ouvriers industriels. Des centaines
de mille d'ouvriers, jetés sur le pavé par la crise et la révolution, furent enrôlés par le ministre Marie
dans les prétendus ateliers nationaux.
Sous ce nom pompeux, se dissimulait seulement l'occupation des ouvriers à des
travaux de terrassement fastidieux,
monotones, et improductifs, pour un salaire de 23 sous. Des workhouses [39] anglais en plein
air, voilà ce qu'étaient ces ateliers
nationaux et rien de plus. Le Gouvernement provisoire croyait avoir formé
avec ces ateliers une seconde armée prolétarienne
contre les ouvriers eux-mêmes. Pour
cette fois, la bourgeoisie se trompa au sujet des ateliers nationaux, comme
les ouvriers se trompaient au sujet de la garde mobile. Elle avait créé une armée pour l'émeute.
Mais un objectif
était atteint.
Ateliers nationaux, - c'était là le nom des ateliers populaires
préconisés par Louis Blanc au Luxembourg. Les ateliers de Marie, conçus en
opposition directe avec le Luxembourg, donnèrent lieu par leur enseigne commune
à des intrigues dont les méprises étaient dignes des valets de la comédie
espagnole. Le Gouvernement provisoire lui-même répandit en sous-main le bruit
que ces ateliers nationaux étaient une invention de Louis Blanc, ce qui
paraissait d'autant plus croyable que Louis Blanc, le prophète des ateliers
nationaux, était membre du Gouvernement provisoire. Et dans la confusion faite
mi-naïvement, mi-intentionnellement par la bourgeoisie parisienne, dans
l'opinion où l'on entretenait artificiellement la France et l'Europe, ces workhouses étaient la première
réalisation du socialisme qu'on clouait avec eux au pilori.
Ce n'était pas par leur contenu, mais par leur titre,
que les ateliers nationaux donnaient
un corps à la protestation du prolétariat contre l'industrie bourgeoise, contre
le crédit bourgeois et contre la République bourgeoise. Ce fut donc sur eux que
s'appesantit toute la haine de la bourgeoisie. Elle y avait trouvé en même
temps le point sur lequel diriger son assaut, une fois assez affermie pour
rompre ouvertement avec les illusions de Février. Tout le malaise et toute
l'aigreur des petits bourgeois se
tournèrent dans le même moment contre ces ateliers nationaux, cette cible
commune. C'est avec une véritable fureur qu'ils supputaient les sommes
englouties par ces fainéants de prolétaires, cependant que leur propre sort
devenait de jour en jour plus intolérable. Une pension de l'État pour une
apparence de travail, voilà le socialisme! grommelaient-ils en eux-mêmes. Les
ateliers nationaux, les déclamations du Luxembourg, les défilés des ouvriers à
travers Paris, voilà où ils cherchaient la cause de leur misère. Et nul n'était
plus fanatisé contre les prétendues machinations des communistes que le petit
bourgeois, désespérément acculé au bord de la banqueroute.
Ainsi, dans le corps à corps tout proche entre la
bourgeoisie et le prolétariat, la première avait en ses mains tous les
avantages, tous les postes décisifs, toutes les couches moyennes de la société,
dans le moment même où les flots de la révolution de Février déferlaient sur
tout le continent; où chaque nouveau courrier apportait un nouveau bulletin
révolutionnaire, tantôt d'Italie, tantôt d'Allemagne, tantôt des confins du
sud-est de l'Europe et entretenait l'ivresse générale du peuple en lui donnant
des témoignages continuels d'une victoire qu'il avait déjà consommée.
Le 17 mars et
le 16 avril eurent lieu les premiers
combats d'avant-postes de la grande lutte de classes cachée sous les ailes de
la République bourgeoise.
Le 17 mars révéla
la situation équivoque du prolétariat qui ne permettait aucun acte décisif. Sa
manifestation avait à l'origine pour but de ramener le Gouvernement provisoire
dans la voie de la révolution, d'obtenir, selon les circonstances, l'exclusion
de ses membres bourgeois, et d'exiger l'ajournement de la date des élections à
l'Assemblée nationale et à la garde nationale. Mais le 16 mars, la
bourgeoisie, représentée par la garde nationale, fit une démonstration hostile
au Gouvernement provisoire. Aux cris de : A bas
Ledru-Rollin! elle marcha sur l'Hôtel de ville. Et le 17 mars, le peuple
fut contraint de crier : Vive Ledru-Rollin ! Vive le Gouvernement provisoire!
Il fut contraint de prendre contre la
bourgeoisie le parti de la République bourgeoise dont l'existence lui semblait
mise en question. Il consolida le gouvernement au lieu de se le soumettre. Le
17 mars tourna au mélodrame, et le prolétariat de Paris ayant exhibé une fois
de plus, ce jour-là, son corps gigantesque, la bourgeoisie, au dedans et au
dehors du Gouvernement provisoire, n'en fut que plus résolue à le briser.
Le 16 avril fut
un malentendu organisé par le
Gouvernement provisoire de connivence avec la bourgeoisie. Les ouvriers
s'étaient réunis en nombre au Champ-de-Mars et à l'hippodrome pour préparer les
élections de l'état-major de la garde nationale. Tout à coup, se répandit d'un
bout à l'autre de Paris, avec la rapidité de l'éclair, le bruit que les
ouvriers s'étaient assemblés en armes au Champ-de-Mars sous la direction de
Louis Blanc, Blanqui, Cabet et Raspail pour se rendre de là à l'Hôtel de ville,
renverser le Gouvernement provisoire et proclamer un gouvernement communiste.
On battit la générale. Ledru-Rollin, Marrast, Lamartine se disputèrent plus
tard l'honneur de cette initiative ; - en une heure, 100 000 hommes sont sous
les armes, l'Hôtel de ville occupé sur tous les points par des gardes nationaux
; dans tout Paris grondent les cris: A bas les communistes! A bas Louis Blanc,
Blanqui, Raspail, Cabet! une foule de délégations viennent apporter leur
hommage au Gouvernement provisoire, toutes prêtes à sauver la patrie et la société.
Quand les ouvriers paraissent enfin devant l'Hôtel de ville pour remettre au
Gouvernement provisoire une collecte patriotique faite au Champ-de-Mars, ils
sont tout étonnés d'apprendre que le Paris bourgeois, dans un simulacre de
combat machiné avec la plus grande circonspection, a battu leur ombre. Le
terrible attentat du 16 avril fournit le prétexte du rappel de l'armée à Paris - but véritable de la comédie
grossièrement montée, ainsi que des manifestations fédéralistes réactionnaires
en province.
Le 4 mai, se réunit l'Assemblée nationale issue des élections
générales au suffrage direct. Le droit du suffrage universel ne possédait
pas la vertu magique que lui avaient attribuée les républicains d'ancienne
marque. Dans toute la France, du moins dans la majorité des Français, ceux-ci
voyaient des citoyens ayant les mêmes
intérêts, le même discernement, etc. Tel était leur culte du peuple. Mais au lieu de leur peuple imaginaire, les élections mirent en lumière le peuple réel, c'est-à-dire des représentants
des différentes classes dans lesquelles il se subdivise. Nous avons vu pourquoi
paysans et petits bourgeois durent voter, sous la conduite de la bourgeoisie
toute à l'ardeur de la lutte et des grands propriétaires fonciers enragés de
restauration. Mais si le suffrage universel n'était pas la miraculeuse baguette
magique pour laquelle de braves républicains l'avaient tenue, il avait le
mérite, infiniment plus grand, de déchaîner la lutte de classes, de faire en
sorte que les différentes couches moyennes de la société petite-bourgeoise
perdent rapidement leurs illusions et leurs déceptions à l'épreuve de la vie,
de hisser d'un seul coup toutes les fractions de la classe des exploiteurs au
sommet de l'État et de leur arracher de la sorte leur masque trompeur, alors
que la monarchie, avec son système censitaire, ne laissait se compromettre que
des fractions déterminées de la bourgeoisie et gardait les autres dans la
coulisse en cachette, les ceignant de l'auréole d'une opposition commune.
Dans l'Assemblée nationale constituante qui se réunit
le 4 mai, les républicains bourgeois, les
républicains du National avaient la
haute main. Tout d'abord, les légitimistes et les orléanistes eux-mêmes
n'osèrent se montrer que sous le masque du républicanisme bourgeois. C'était
seulement au nom de la République que pouvait être engagée la lutte contre le
prolétariat.
C'est du 4 mai et non du 25
février que date la République, c'est-à-dire la République reconnue par le peuple français, et non
pas la République imposée par le prolétariat parisien au Gouvernement
provisoire, non pas la République aux institutions sociales, non pas le mirage
qui planait devant les yeux des combattants des barricades. La République
proclamée par l'Assemblée nationale, la seule légitime, c'est la République qui
n'est pas une arme révolutionnaire contre l'ordre bourgeois, qui en est plutôt
la reconstitution politique, la consolidation politique de la société
bourgeoise; en un mot : la République
bourgeoise. On l'affirma hautement à la tribune de l'Assemblée nationale
et toute la presse bourgeoise, tant républicaine qu'anti-républicaine, s'en fit
J'écho.
Nous avons vu que la République de Février n'était, en
réalité, et ne pouvait être qu'une République bourgeoise, que, d'autre part, le
Gouvernement provisoire, sous la pression directe du prolétariat, fut obligé de
la proclamer une République pourvue
d'institutions sociales, que le prolétariat parisien était encore incapable
d'aller au delà de la République bourgeoise autrement qu'en idée, en imagination, que partout où il passait réellement à
l'action, c'était au service de cette dernière qu'il agissait; que les
promesses qui lui avaient été faites devenaient un danger insupportable pour la
nouvelle République et que toute l'existence du Gouvernement provisoire se
réduisait à une lutte continuelle contre les revendications du prolétariat.
Dans l'Assemblée nationale, c'était la France tout
entière qui s'érigeait en juge, du prolétariat parisien. Elle rompit aussitôt
avec les illusions sociales de la révolution de Février, elle proclama
carrément la République bourgeoise et
rien que la République bourgeoise. Elle exclut aussitôt de la commission
exécutive qu'elle nomma, les représentants du prolétariat : Louis Blanc et
Albert; elle rejeta la proposition d'un ministère spécial du Travail, elle
accueillit par une tempête d'applaudissements la déclaration du ministre Trélat
: « Il ne s'agit plus que de ramener le
travail à ses anciennes conditions. »
Mais tout cela ne suffisait pas. La République de
Février fut conquise par les ouvriers avec l'aide passive de la bourgeoisie. Us
prolétaires se considéraient à bon droit comme les vainqueurs de Février et ils
avaient les prétentions arrogantes du vainqueur. Il fallait qu'ils fussent
vaincus dans la rue, il fallait leur montrer qu'ils succombaient dès qu'ils
luttaient non avec la bourgeoisie,
mais contre elle. De même que la
République de Février avec ses concessions socialistes nécessita une bataille
du prolétariat uni à la bourgeoisie contre la royauté, de même une seconde
bataille était nécessaire pour détacher la République de ses concessions
socialistes, pour mettre en relief la République
bourgeoise, détenant officiellement le pouvoir. C'est les armes à la main
qu'il fallait que la bourgeoisie réfutât les revendications du prolétariat. Et
le véritable lieu de naissance de la République bourgeoise n'est pas la victoire de Février, c'est la défaite de Juin.
Le prolétariat précipita la décision, lorsque, le 15
mai, il envahit l'Assemblée nationale, tentant vainement de reconquérir son
influence révolutionnaire sans autre résultat que de livrer ses chefs
énergiques aux geôliers de la bourgeoisie [40]. Il faut en finir! Par ce cri,
l'Assemblée nationale donnait libre cours à sa résolution de contraindre le
prolétariat au combat décisif. La Commission exécutive promulgua un série de
décrets provocants, comme l'interdiction des attroupements, etc. Du haut de la
tribune de l'Assemblée nationale constituante, les ouvriers furent directement
provoqués, injuriés, persiflés. Mais, comme nous l'avons vu, les ateliers nationaux offraient un but à
l'attaque proprement dite, Ce sont eux que l’Assemblée constituante désigna
d'un geste impérieux à la Commission exécutive qui n'attendait que le moment
d'entendre son propre projet devenir un ordre de l’Assemblée nationale.
La Commission exécutive commença par rendre plus
difficile l'entrée dans les ateliers nationaux, par remplacer le salaire à la
journée par le salaire aux pièces, par bannir en Sologne les ouvriers qui
n'étaient pas natifs de Paris, sous prétexte de leur faire faire des travaux de
terrassement. Ces travaux de terrassement n'étaient en réalité qu'une formule
de rhétorique dont on paraît leur expulsion, comme l'apprirent à leurs
camarades les ouvriers revenus désillusionnés. Enfin, le 21 juin, parut un
décret au Moniteur, ordonnant le
renvoi brutal de tous les ouvriers célibataires des ateliers nationaux ou leur
enrôlement dans l'armée.
Les ouvriers n'avaient plus le choix : il leur fallait
ou mourir de faim ou engager la lutte. Ils répondirent, le 22 juin, par la
formidable insurrection où fut livrée la première grande bataille entre les
deux classes qui divisent la société moderne. C'était une lutte pour le
maintien ou l'anéantissement de l'ordre bourgeois.
Le voile qui cachait la République se déchirait
On sait que les ouvriers, avec un courage et un génie
sans exemple, sans chefs, sans plan commun, sans ressources, pour la plupart
manquant d'armes, tinrent en échec cinq jours durant l'armée, la garde mobile,
la garde nationale de Paris ainsi que la garde nationale qui afflua de la
province. On sait que la bourgeoisie se dédommagea de ses transes mortelles
par une brutalité inouïe et massacra plus de 3 000 prisonniers.
Le
dernier vestige officiel de la révolution de Février, la Commission exécutive,
s'est évanoui comme une fantasmagorie devant la gravité des événements. Les
fusées lumineuses de Lamartine sont devenues les fusées incendiaires de
Cavaignac. La fraternité des classes antagonistes dont l'une exploite l'autre,
cette fraternité proclamée cri Février, inscrite en grandes lettres au front
de Paris, sur chaque prison, sur chaque caserne, - son expression véritable,
authentique, prosaïque, c'est la guerre
civile, la guerre civile sous sa forme ta plus effroyable, la guerre entre
le travail et le Capital. Cette fraternité flamboyait à toutes les fenêtres de
Paris, dans la soirée du 25 juin, quand le Paris de la bourgeoisie illuminait,
alors que le Paris du prolétariat brûlait, saignait, râlait. La fraternité dura
juste le temps où l'intérêt de la bourgeoisie était frère de l'intérêt du
prolétariat. Pédants de la vieille tradition révolutionnaire de 1793,
méthodiste socialistes, mendiant pour le peuple auprès de la bourgeoisie, et
auxquels on permit de faire de longues homélies et de se compromettre aussi
longtemps qu'il fut nécessaire d'endormir le lion prolétarien ; républicains
qui réclamaient tout l'ancien ordre bourgeois, moins la tête couronnée ; gens
de l'opposition dynastique auxquels le hasard substituait le renversement
d'une dynastie au changement d'un ministère ; légitimistes qui voulaient non
pas se débarrasser de leur livrée, mais en modifier la coupe, tels étaient les
alliés avec lesquels le peuple fit son Février. La révolution de Février fut la
belle révolution, la révolution de la
sympathie générale parce que les antagonismes qui y éclatèrent contre la
royauté sommeillaient, embryonnaires, paisiblement, côte à côte, parce que la
lutte sociale qui formait son arrière-plan n'avait acquis qu'une existence
vaporeuse, l'existence de la phrase, du verbe. La révolution de Juin est la
révolution haïssable, la révolution
répugnante, parce que la chose a pris la place de la phrase, parce que la
République a mis à nu la tête du monstre, en abattant la couronne qui le
protégeait et le dissimulait. Ordre! Toi était le cri de guerre de Guizot. Ordre! cria Sébastiani, ce Guizot au
petit pied, quand Varsovie devint russe [41], Ordre! crie Cavaignac, écho brutal de
l’Assemblée nationale française et de la bourgeoisie républicaine. Ordre! tonnaient ses coups de mitraille
en déchiquetant le corps du prolétariat. Aucune des nombreuses révolutions de
la bourgeoisie française depuis 1789 ne fut un attentat contre l'ordre, car chacune laissait subsister
la domination de classe, laissait subsister l'esclavage des ouvriers, laissait
subsister l'ordre bourgeois, aussi souvent que fut modifiée la forme politique
de cette domination et de cet esclavage. Juin a porté atteinte à cet ordre.
Malheur à Juin. (Neue Rheinische Zeitung,
29 juin 1848.)
Malheur à Juin ! répète l'écho de l'Europe.
Ce fut la bourgeoisie qui contraignit le prolétariat de
Paris à l'insurrection de Juin. De là son arrêt de condamnation. Ses
besoins immédiats avoués ne le poussaient pas à vouloir obtenir par la violence
le renversement de la bourgeoisie, il n'était pas encore de taille à accomplir
cette tâche. Force fut au Moniteur de
lui apprendre officiellement que le temps n'était plus où la République
jugeait à propos de rendre les honneurs à ses illusions, et seule la défaite
le convainquit de cette vérité que la plus infime amélioration de sa situation
reste une utopie au sein de la
République bourgeoise, utopie qui se change en crime dès qu'elle veut se
réaliser. A ses revendications, outrées par la forme, puériles par le contenu
et par là même encore bourgeoises dont il voulait arracher la concession à la
révolution de Février, se substitua l'audacieux mot d'ordre de lutte
révolutionnaire : Renversement de la
bourgeoisie! Dictature de la classe ouvrière!
En faisant de son lieu funéraire le berceau de la République bourgeoise, le prolétariat
força celle-ci à apparaître aussitôt sous sa forme pure comme l'État dont le but avoué est de
perpétuer la domination du capital, l'esclavage du travail. Les yeux toujours
fixés sur l'ennemi couvert de cicatrices, implacable et invincible, -
invincible parce que son existence à lui est la condition de sa propre vie à
elle - force était à la domination bourgeoise libérée de toute entrave de se
muer aussitôt en terrorisme bourgeois. Une
fois le prolétariat momentanément écarté de la scène et la dictature de la
bourgeoisie officiellement reconnue, force était aux couches moyennes de la
société bourgeoise, à la petite bourgeoisie et à la classe paysanne, à mesure
que leur situation devenait plus insupportable et leur opposition à la
bourgeoisie plus rude, de se rallier de plus en plus au prolétariat. De même
qu'auparavant elles ne pouvaient moins faire que de voir dans l'essor du
prolétariat la cause de leur misère, maintenant elles la trouvaient fatalement
dans sa défaite.
Lorsque l'insurrection de Juin augmenta, sur tout le
continent, l'assurance de la bourgeoisie et la fit s'allier ouvertement à la
royauté féodale contre le peuple, qui fut la première victime de cette union?
La bourgeoisie continentale elle-même. La défaite de Juin l'empêcha d'affermir
sa domination et de faire faire halte au peuple mi-satisfait, mi-mécontent au
stade le plus bas de la révolution bourgeoise.
Enfin, la défaite de Juin révéla aux puissances
despotiques de l'Europe le secret que la France devait, coûte que coûte,
maintenir la paix à l'extérieur pour pouvoir mener à l'intérieur la guerre
civile. Ainsi, les peuples qui avaient commencé la lutte pour leur indépendance
nationale furent livrés à la suprématie de la Russie, de l'Autriche et de la
Prusse, mais, en même temps, ces révolutions nationales dont le sort fut
subordonné à celui de la révolution prolétarienne, furent privées de leur
apparente autonomie, de leur indépendance à l'égard de la grande subversion
sociale. Le Hongrois ne doit être libre, ni le Polonais, ni l'Italien, tant que
l'ouvrier restera esclave!
Enfin les victoires de la Sainte-Alliance ont fait
prendre à l'Europe une forme telle que tout nouveau soulèvement prolétarien en
France sera immédiatement le signal d'une guerre
mondiale. La nouvelle révolution française sera obligée de quitter aussitôt
le terrain national et de conquérir le
terrain européen, le seul où pourra l'emporter la révolution sociale du
XIXe siècle. Donc, ce n'est que par la défaite de Juin que furent créées les
conditions permettant à la France de prendre l'initiative de la révolution européenne. Ce n'est que trempé dans
le sang des insurgés de Juin que le
drapeau tricolore est devenu le drapeau de la révolution européenne, le drapeau rouge. Et nous crions :
La révolution est
morte ! Vive la révolution !
DE JUIN 1848 AU 13 JUIN 1849
Le 25 février 1848, octroya la République à la France, le 25 juin lui imposa la révolution. Et après Juin révolution
voulait dire : subversion de la société
bourgeoise, alors que, avant Février, cela avait signifié : subversion de la forme de l'État.
Le combat de Juin avait été dirigé par la fraction républicaine de la bourgeoisie, avec la
victoire lui revint nécessairement le pouvoir de l'État. L'état de siège
mettait sans résistance Paris à ses pieds, et dans les provinces régnait un
état de siège moral, l'arrogance de la victoire pleine de brutalité menaçante
chez les bourgeois et l'amour fanatique de la propriété déchaîné chez les
paysans. Donc aucun danger d'en bas!
En même temps que le pouvoir révolutionnaire des
ouvriers, s'écroula l'influence politique des républicains démocrates, c'est-à-dire des républicains au sens petit-bourgeois, représentés dans la
Commission exécutive par Ledru-Rollin, dans l'Assemblée nationale
constituante par le parti de la Montagne [42], dans la presse
par La Réforme.
De concert avec les républicains bourgeois, ils
avaient, le 16 avril, conspiré contre le prolétariat, dans les journées de
Juin, ils avaient combattu ensemble. Ce faisant, ils détruisaient eux-mêmes
l'arrière-plan sur lequel leur parti se dessinait comme une puissance, car la petite
bourgeoisie ne peut garder une position révolutionnaire face à la bourgeoisie
que quand le prolétariat est derrière elle. Ils furent remerciés. Le semblant
d'alliance, conclue avec eux à contre cœur de façon dissimulée, pendant l'époque
du Gouvernement provisoire et de la Commission exécutive fut rompue publiquement
par les républicains bourgeois.
Dédaignés et repoussés en tant qu'alliés, ils
descendirent au rang inférieur de satellites des républicains tricolores
auxquels ils ne pouvaient arracher aucune concession, mais dont ils étaient
obligés de soutenir la domination toutes les fois que celles-ci, et avec elle
la République, semblait mise en question par les fractions antirépublicaines
de la bourgeoisie. Ces fractions, enfin, les orléanistes et les légitimistes,
se trouvèrent, dès le début, en minorité dans l'Assemblée nationale
constituante. Avant les journées de Juin, elles n'osaient réagir elles-mêmes
que sous le masque du républicanisme bourgeois. La victoire de Juin fit pour un
instant saluer par toute la France bourgeoise Cavaignac comme son sauveur, et
lorsque, peu de temps après les journées de Juin, le parti antirépublicain
reprit son indépendance, la dictature militaire et l'état de siège à Paris ne
lui permirent de sortir ses cornes que très timidement et avec beaucoup de
prudence [43].
Depuis 1830, la
fraction des républicains bourgeois s'était
groupée dans la personne de ses écrivains, de ses porte-parole, de ses «
capacités », de ses ambitions, de ses députés, généraux, banquiers et avocats
autour d'un journal parisien, le National.
Celui-ci avait des éditions en province. La coterie du National, c'était la dynastie
de la République tricolore. Elle s'empara aussitôt de toutes les dignités
publiques, des ministères, de la préfecture de police, de la direction des
postes, des places de préfets, des grades les plus élevés devenus vacants dans
l'armée. A la tête du pouvoir exécutif se trouvait son général, Cavaignac. Son
rédacteur en chef, Marrast, devint le président permanent de l'Assemblée
nationale constituante. En même temps, dans ses salons, comme maître de
cérémonie, il faisait les honneurs de la République honnête.
Même des écrivains français révolutionnaires ont, par
une sorte de pudeur à l'égard de la tradition républicaine, accrédité l'erreur
que les royalistes avaient dominé dans l'Assemblée nationale constituante.
Depuis les journées de Juin, l'Assemblée constituante resta au contraire la représentation exclusive du
républicanisme bourgeois, et ce côté s'affirma de plus en plus résolument
au fur et à mesure que s'effondrait l'influence des républicains tricolores en
dehors de l'Assemblée. S'agissait-il de défendre la forme de la République bourgeoise, ils disposaient des voix des
républicains démocrates, s'agissait-il de son contenu, leur façon de parler même ne les distinguait plus des
fractions bourgeoises royalistes, car ce sont précisément les intérêts de la
bourgeoisie, les conditions matérielles de sa domination et de son exploitation
de classe qui forment le contenu de
la République bourgeoise.
Ce n'était donc pas le royalisme, c'était le
républicanisme bourgeois qui se réalisait dans la vie et dans les actes de
cette Assemblée constituante qui finit, non pas par mourir ni par être tuée,
mais par tomber en pourriture.
Pendant toute la durée de sa domination, alors qu'elle
jouait sur le devant de la scène la pièce principale pleine de faste (Haupt-und Staats-aktion), on
représentait à l'arrière-plan un holocauste ininterrompu - les condamnations
continuelles, selon la loi martiale, des insurgés de Juin faits prisonniers ou
leur déportation sans jugement. L'Assemblée constituante eut le tact d'avouer
que dans les insurgés de Juin, ce n'étaient pas des criminels qu'elle jugeait,
mais des ennemis qu'elle écrasait.
Le premier acte de l'Assemblée nationale constituante
fut la constitution d'une commission
d'enquête sur les événements de juin et du 15 mai et sur la participation
des chefs des Partis socialiste et démocrate à ces journées. L'enquête était
directement dirigée contre Louis Blanc, Ledru-Rollin et Caussidière. Les
républicains bourgeois brûlaient d'impatience de se débarrasser de ces rivaux.
Ils ne pouvaient confier l'exécution de leurs rancunes à plus qualifié que M. Odilon Barrot, l'ancien chef de
l'opposition dynastique, le libéralisme fait homme, la « nullité grave », la platitude foncière qui,
n'avait pas seulement une dynastie à venger, mais à exiger même des comptes des
révolutionnaires pour une présidence de ministère qu'ils lui avaient fait
avorter. Garantie certaine de son implacabilité. C'est ce Barrot donc qui fut
nommé président de la commission d'enquête, et il construisit de toutes pièces
contre la révolution de Février un procès complet qui se résume ainsi : 17
mars, manifestation; 16 avril, complot; 15 mai, attentat; 23 juin, guerre
civile ! Pourquoi n'étendit-il pas ses recherches savantes et criminalistes
jusqu'au 24 février? Le Journal des
débats [44] répondit : le 24 février, c'est la fondation de Rome. L'origine des États
se perd dans un mythe auquel on doit croire et qu'on ne doit pas discuter.
Louis Blanc et Caussidière furent livrés aux tribunaux. L'Assemblée nationale
acheva l'œuvre de sa propre épuration qu'elle avait commencée le 15 mai.
Le projet d'imposition du capital conçu par le Gouvernement
provisoire et repris par Goudchaux - sous la forme d'un impôt hypothécaire -
fut rejeté par l'Assemblée constituante; la loi qui limitait à dix heures le
temps de travail fut abrogée, la prison pour dettes rétablie; la majeure partie
de la population française, celle qui ne
savait ni lire, ni écrire, écartée de l'admission au jury. Pourquoi pas
aussi du droit de vote? Le cautionnement des journaux fut rétabli, le droit
d'association restreint.
Mais dans sa hâte à restituer aux anciens rapports bourgeois
leurs anciennes garanties et à faire disparaître toutes les traces laissées
par les flots révolutionnaires, les républicains bourgeois se heurtèrent à une
résistance dont la menace constituait un danger inattendu.
Dans les journées de Juin, personne n'avait lutté plus
fanatiquement pour la sauvegarde de la propriété et le rétablissement du
crédit que les petits bourgeois parisiens, cafetiers, restaurateurs, marchands de vin, petits commerçants,
boutiquiers, artisans, etc. Rassemblant toutes ses forces, la boutique avait
marché contre la barricade pour rétablir la circulation qui mène de la rue à la
boutique. Mais derrière la barricade, il y avait les clients et les débiteurs,
devant elle les créanciers de la boutique. Et quand les barricades furent
renversées et les ouvriers écrasés, quand les gardiens des magasins, dans
l'ivresse de la victoire, se précipitèrent à nouveau vers leurs boutiques, ils
en trouvèrent l'entrée barricadée par un sauveur de la propriété, un agent
officiel du crédit qui leur présentait ses lettres comminatoires : traite
échue, terme échu, billet échu, boutique déchue, boutiquier déchu!
Sauvegarde de la propriété! Mais la maison qu'ils habitaient n'était
pas leur propriété, le magasin qu'ils gardaient n'était pas leur propriété,
les marchandises qu'ils vendaient n'étaient pas leur propriété. Ni leur
commerce, ni l'assiette dans laquelle ils mangeaient, ni le lit où ils
dormaient ne leur appartenaient encore. C'était justement face à eux qu'il
s'agissait de sauver cette propriété au
profit du propriétaire qui avait loué la maison, du banquier qui avait escompté
la traite, du capitaliste qui avait fait les avances au comptant, du fabricant
qui avait confié à ces boutiquiers les marchandises pour les vendre, du gros
commerçant qui avait fait à ces artisans crédit des matières premières. Rétablissement du crédit! Mais, une fois
consolidé, le crédit s'affirma un dieu actif et plein de zèle, précisément en
jetant hors de ses quatre murs le débiteur insolvable avec sa femme et ses
enfants, en livrant son prétendu avoir au capital et en le jetant lui-même dans
la prison pour dettes qui s'était dressée à nouveau menaçante sur les cadavres
des insurgés de Juin.
Les petits bourgeois reconnurent avec effroi qu'ils
s'étaient livrés sans résistance aux mains de leurs créanciers en battant les
ouvriers. Leur banqueroute, qui se traînait chroniquement depuis Février et en
apparence ignorée, fut déclarée publique après Juin.
On ne leur avait laissé tranquille leur propriété nominale que le temps de les
jeter sur le champ de bataille au nom de
la propriété. Maintenant qu'on avait réglé la grande affaire avec le
prolétariat, on pouvait régler également à son tour le petit compte avec
l'épicier. A Paris, la masse des valeurs en souffrance montait à plus de 21
millions de francs; dans les provinces, à plus de 11 millions. Les
propriétaires de plus de 7 000 maisons d'affaires parisiennes n'avaient pas
payé leur loyer depuis Février.
Si l'Assemblée nationale avait fait une enquête sur la
dette politique en remontant jusqu'à
Février, les petits bourgeois demandaient maintenant de leur côté une enquête
sur les dettes civiles jusqu'au 24
février. Ils se rassemblèrent en masse dans le hall de la Bourse et pour chaque
commerçant pouvant prouver qu'il n'avait fait faillite que par suite de l'arrêt
des affaires provoqué par la révolution et que son commerce marchait bien le 24
février, ils demandèrent avec des menaces une prorogation de ses échéances par
un jugement du tribunal de commerce et l'obligation pour le créancier de
liquider sa créance à raison d'un pourcentage modéré. Cette question vint en
discussion à l’Assemblée nationale comme proposition de loi et sous la forme de concordats à l'amiable. L'Assemblée
hésitait, mais voilà qu'elle apprit soudain que, dans le même moment, à la
porte Saint-Denis, des milliers de femmes et d'enfants des insurgés
préparaient une pétition en faveur de l'amnistie.
En face du spectre ressuscité de Juin, les petits
bourgeois tremblèrent et l'Assemblée retrouva son implacabilité. Les concordais à l'amiable entre le
créancier et le débiteur furent rejetés dans leurs points essentiels.
Alors, que, au sein de l'Assemblée nationale depuis
longtemps, les représentants démocratiques des petits bourgeois étaient
repoussés par les représentants républicains de la bourgeoisie, cette rupture
parlementaire prit son sens économique réel bourgeois par le fait que les
petits bourgeois débiteurs furent livrés aux bourgeois créanciers. Une grande
partie des premiers furent complètement ruinés, quant au reste, ils ne furent
autorisés à continuer leur commerce qu'à des conditions qui en faisaient des
serfs à la merci du capital. Le 22 août 1848, l'Assemblée nationale rejetait
les concordats à l'amiable, le 19
septembre 1848, en plein état de siège, le prince Louis Bonaparte, et le détenu
de Vincennes, le communiste Raspail, étaient élus représentants de Paris.
Quant à la bourgeoisie, elle élit le changeur juif et orléaniste Fould. Ainsi,
de tous côtés à la fois, il y avait déclaration de guerre publique à l'Assemblée
nationale constituante, au républicanisme bourgeois, à Cavaignac.
Il n'est pas besoin d'expliquer longuement que la
banqueroute en masse des petits bourgeois parisiens eut des répercussions qui
s'étendirent bien au delà du cercle de ceux qui en furent frappés directement,
et qu'elle dut nécessairement ébranler à nouveau le trafic bourgeois, en même
temps que le déficit public se creusait encore une fois à la suite des frais
occasionnes par l'insurrection de Juin et du fait que les recettes de I'État
baissaient constamment par suite de la production arrêtée, de la consommation
réduite et de l'importation restreinte. Cavaignac et l'Assemblée nationale ne
pouvaient recourir à d'autre moyen qu'à un nouvel emprunt qui les mettait
encore plus profondément sous le joug de l'aristocratie financière.
Si les petits bourgeois avaient récolté comme fruits
de la victoire de Juin la banqueroute, et la liquidation judiciaire, par
contre, les janissaires de Cavaignac, les gardes
mobiles, trouvèrent leur récompense dans les doux bras des lorettes, et les
« jeunes sauveurs de la société » reçurent des hommages de toute sorte
dans les salons de Marrast, gentilhomme des
tricolores qui jouait tout à la fois à l'amphitryon et au troubadour de la
République honnête. Cependant, ces préférences de la société pour les gardes
mobiles et leur solde incomparablement plus élevée, exaspéraient l'armée, en même temps que
s'épanouissaient toutes les illusions nationales au moyen desquelles le républicanisme
bourgeois par son journal Le National avait
su capter sous Louis-Philippe une partie de l'armée et de la classe paysanne.
Le rôle de médiateur que jouèrent Cavaignac et l'Assemblée nationale dans l'Italie du Nord pour livrer celle-ci à
l'Autriche d'accord avec l'Angleterre, - cette seule journée de pouvoir anéantit
dix-huit années d'opposition, du National.
Pas de gouvernement moins national que celui du National, pas de gouvernement qui dépendit davantage de
l'Angleterre, alors que sous Louis-Philippe il vivait de la paraphrase
journalière de la devise de Caton : Carthaginem
esse delendam [45] : pas de plus
servile à l'égard de la Sainte-Alliance alors que par un Guizot il avait
demandé qu'on déchirât les traités de Vienne [46]. L'ironie de
l'histoire fit de Bastide, l'ex-rédacteur de la politique étrangère du National, le ministre des Affaires
étrangères de la France, afin qu'il démente chacun de ses articles par chacune
de ses dépêches.
Un instant, l'armée et la classe paysanne avaient cru
que la dictature militaire mettait en même temps à l'ordre du jour de la France
la guerre avec l'étranger et la « gloire ». Mais Cavaignac, ce n'était pas
la dictature du sabre sur la société bourgeoise, c'était la dictature de la
bourgeoisie par le sabre. Et du soldat il ne lui fallait encore pour l'instant
que le gendarme. Cavaignac cachait sous les traits sévères de la résignation
antirépublicaine la plate servilité aux conditions humiliantes de sa fonction
bourgeoise. L'argent n'a pas de maître ! Comme,
en général, l'Assemblée constituante, il idéalisait cette ancienne devise du tiers état en la transposant dans le
langage politique : la bourgeoisie n'a pas de roi, la vraie forme de sa
domination est la République.
Élaborer cette forme,
faire une Constitution républicaine,
voilà en quoi consista le « grand oeuvre organique » de l'Assemblée nationale
constituante. Débaptiser le calendrier chrétien pour en faire un calendrier
républicain, remplacer saint Bartholomé par saint Robespierre ne change pas
plus le temps ou le vent que cette Constitution ne modifiait ou ne devait
modifier la société bourgeoise. Quand elle alla au delà d'un changement de costume, ce fut pour
prendre acte de faits existants. C'est
ainsi qu'elle enregistra solennellement le fait de la République, le fait du
suffrage universel, le fait d'une seule assemblée nationale souveraine à la
place des deux Chambres constitutionnelles à pouvoirs limités. C'est ainsi
qu'elle enregistra et régularisa le fait de la dictature de Cavaignac en
remplaçant la royauté héréditaire établie, irresponsable, par une royauté
élective, ambulante, responsable, par une présidence de quatre années. C'est
ainsi qu'elle alla jusqu'à ériger en loi constitutionnelle le fait des pouvoirs
extraordinaires, dont l'Assemblée nationale avait par précaution prémuni son
président, après les horreurs du 15 mai et du 25 juin, dans l'intérêt de sa
propre sécurité. Le reste de la Constitution fut affaire de terminologie. On
arracha aux rouages de l'ancienne monarchie les étiquettes royalistes et on y
colla des étiquettes républicaines. Marrast, l'ancien rédacteur en chef du National, devenu désormais rédacteur en chef de la Constitution, s'acquitta,
non sans talent, de cette tâche académique.
L'Assemblée constituante ressemblait à ce
fonctionnaire chilien qui voulait consolider les rapports de la propriété
foncière par la régularisation du cadastre au moment même où le tonnerre
souterrain avait déjà annoncé l'éruption volcanique qui devait projeter au loin
le sol même sous ses pieds. Tandis qu'en théorie, elle délimitait au compas les
formes dans lesquelles s'exprimait républicainement la domination de la
bourgeoisie, elle ne se maintenait en réalité que par l'abolition de toutes les
formules, par la force sans phrase, par
l'état de siège. Deux jours avant de
commencer son oeuvre constitutionnelle, elle proclama sa prolongation.
Auparavant, on faisait et adoptait des Constitutions dès que le processus du
bouleversement social était parvenu à un point de repos, dès que les rapports
nouvellement formés entre les classes s'étaient affermis, dès que les fractions
rivales de la classe au pouvoir avaient recours à un compromis qui leur
permettait de continuer la lutte entre elles en même temps que d'en exclure la
masse du peuple épuisée. Cette Constitution, par contre, ne sanctionnait aucune
révolution sociale. Elle sanctionnait la victoire momentanée de l'ancienne
société sur la révolution.
Dans le premier projet de Constitution, rédigé avant
les journées de Juin, se trouvaient encore le « droit au travail » première formule maladroite où se résument les
exigences révolutionnaires du prolétariat. On le transforma en droit à l'assistance, or, quel est
l'État moderne qui ne nourrit pas d'une façon ou de l'autre ses indigents! Le
droit au travail est au sens bourgeois un contresens, un désir vain, pitoyable,
mais derrière le droit au travail il y a le pouvoir sur le capital, derrière le
pouvoir sur le capital l'appropriation des moyens de production, leur
subordination à la classe ouvrière associée, c'est-à-dire la suppression du
salariat, du capital et de leurs rapports réciproques. Derrière le « droit au
travail », il y avait l'insurrection de Juin. Cette Assemblée constituante
qui, en fait, mettait le prolétariat révolutionnaire hors la loi, force lui était de rejeter par principe une formule de
la Constitution, la loi des lois, de jeter son anathème sur le « droit au
travail ».
Elle n'en demeura pas là. De même que Platon
bannissait de sa République les poètes [47], elle bannit pour
l'éternité de la sienne l'impôt
progressif. Or, l'impôt progressif n'est pas seulement une mesure
bourgeoise réalisable au sein des rapports de production existants à une
échelle plus ou moins grande; c'était encore l'unique moyen d'attacher les
couches moyennes de la société bourgeoise à la République « honnête », de
réduire la dette publique et de mettre en échec la majorité antirépublicaine
de la bourgeoisie.
A l'occasion des concordats
à l'amiable, les républicains tricolores avaient réellement sacrifié la
petite bourgeoisie à la grande. Ils élevèrent ce fait isolé à la hauteur d'un
principe par l'interdiction légale de l'impôt progressif. Ils mettaient sur le
même plan la réforme bourgeoise et la révolution prolétarienne. Mais quelle
classe restait-il alors comme point d'appui pour cette République? La grande
bourgeoisie. Or, sa masse était antirépublicaine. Si elle exploitait les
républicains du National pour consolider
les anciennes conditions de vie économique, elle pensait d'autre part exploiter
les conditions sociales raffermies pour restaurer les formes politiques
adéquates. Dès le début d'octobre, Cavaignac se vit contraint de faire de
Dufaure et de Vivien, anciens ministres de Louis-Philippe, des ministres de la
République, malgré les rancunes et le tapage des puritains sans cervelle de
son propre parti.
Pendant que la Constitution tricolore rejetait tout
compromis avec la petite bourgeoisie et ne savait attacher aucun nouvel
élément de la société à la nouvelle forme de l'État, elle se hâtait par contre
de rendre son inviolabilité traditionnelle à un corps où l'ancien État trouvait
ses défenseurs les plus acharnés et les plus fanatiques. Elle éleva
l'inamovibilité des juges mise en
question par le Gouvernement provisoire à la hauteur d'une loi
constitutionnelle. Le roi qu'elle avait détrôné ressuscita par centaines dans
ces inquisiteurs inamovibles de la légalité.
La presse française a souvent discuté sur les
contradictions de la Constitution de M. Marrast, par exemple sur la
simultanéité de deux souverains, l'Assemblée nationale et le président, etc.,
etc.
Or, la vaste contradiction de cette Constitution
consiste en ceci : les classes dont elle doit perpétuer l'esclavage social,
prolétariat, paysans, petits bourgeois sont mis par elle en possession du
pouvoir politique par le moyen du suffrage universel. Et à la classe dont elle
sanctionne l'ancienne puissance sociale, à la bourgeoisie, elle enlève les
garanties politiques de cette puissance. Elle enserre sa domination politique
dans des conditions démocratiques qui aident à chaque instant les classes
ennemies à remporter la victoire et qui mettent en question les fondements
mêmes de la société bourgeoise. Des unes, elle demande qu'elles ne poursuivent
pas leur émancipation politique jusqu'à l'émancipation sociale; des autres,
qu'elles ne reviennent pas de la restauration sociale à la restauration
politique.
Ces contradictions importaient peu aux républicains
bourgeois. Au fur et à mesure qu'ils cessaient d'être indispensables, et ils ne furent indispensables que comme champions
de l'ancienne société contre le prolétariat révolutionnaire, quelques semaines
déjà après leur victoire, ils tombaient du rang de parti à celui de coterie. Quant
à la Constitution, ils la traitaient comme une grande intrigue. Ce qu'il fallait constituer en elle, c'était avant tout
la domination de la coterie. Dans le président, on voulait prolonger les
pouvoirs de Cavaignac, dans l'Assemblée législative, ceux de la Constituante.
Us espéraient réduire le pouvoir politique des masses populaires à une apparence
de pouvoir et ils pensaient pouvoir suffisamment jouer avec cette apparence de
pouvoir lui-même pour suspendre continuellement au-dessus de la majorité de la
bourgeoisie le dilemme des journées de Juin : ou le règne du National ou le
règne de l'anarchie.
L’œuvre constitutionnelle commencée le 4 septembre fut
terminée le 23 octobre. Le 2 septembre, la Constituante avait décidé de ne pas
se dissoudre avant d'avoir promulgué les lois organiques complétant la Constitution.
Néanmoins, elle se décida à mettre au monde sa propre création, le président,
dès le 10 décembre, bien avant d'avoir achevé le cercle de sa propre activité,
tant elle était sûre de saluer dans l'homonculus de la Constitution le fils de
sa mère. Par précaution, on disposa que si aucun des candidats n'obtenait deux
millions de voix, l'élection passerait de la nation à la Constituante.
Précautions inutiles! Le premier jour de la
réalisation de la Constitution fut le dernier jour de la domination de la
Constituante. Dans l'abîme de l'urne électorale il y avait sa sentence de mort.
Elle cherchait le «fils de sa mère », elle trouva le « neveu de son oncle ».
Saül Cavaignac abattit un million de voix, mais David Napoléon en abattit
six [48]. Saül Cavaignac était
six fois battu.
Le 10 décembre 1848 fut le jour de l'insurrection des paysans. C'est de ce jour seulement
que data le Février des paysans français. Le symbole qui exprimait leur entrée
dans le mouvement révolutionnaire, maladroit et rusé, gredin et naïf, lourdaud
et sublime, superstition calculée, burlesque pathétique, anachronisme génial et
stupide, espièglerie de l'histoire mondiale, hiéroglyphe indéchiffrable pour
la raison des gens civilisés - ce symbole marquait sans qu'on puisse s'y
méprendre la physionomie de la classe qui représente la barbarie au sein de la
civilisation. La République s'était annoncée auprès d'elle par l'huissier; elle
s'annonça auprès de la République par l'empereur. Napoléon était le seul homme
représentant jusqu'au bout les intérêts et l'imagination de la nouvelle classe
paysanne que 1789 avait créée. En écrivant son nom sur le frontispice de la
République, elle déclarait la guerre à l'étranger et revendiquait ses intérêts
de classe à l'intérieur. Napoléon, ce n'était pas un homme pour les paysans,
mais un programme. C'est avec des drapeaux et aux sons de la musique qu'ils
allèrent aux urnes, au cris de : Plus d'impôts, à bas les riches, à bas la
République, vive l'empereur ! Derrière l'empereur se cachait la
jacquerie. La République qu'ils abattaient de leurs votes, c'était la République des riches.
Le 10 décembre fut le coup d'État des paysans qui
renversait le gouvernement existant. Et à partir de ce jour où ils eurent
enlevé et donné un gouvernement à la France, leurs yeux furent obstinément
fixés sur Paris. Un moment héros actifs du drame révolutionnaire, ils ne
pouvaient plus être relégués au rôle passif et servile du chœur.
Les autres classes contribuèrent à parfaire la
victoire électorale des paysans. L'élection de Napoléon, c'était pour le
prolétariat la destitution de Cavaignac, le renversement de la Constituante, le
renvoi des républicains bourgeois, l'annulation de la victoire de Juin. Pour la petite bourgeoisie, Napoléon était la
suprématie du débiteur sur le créancier. Pour la majorité de la grande bourgeoisie, l'élection de Napoléon,
c'était la rupture ouverte avec la fraction dont il lui avait fallu se servir
un instant contre la révolution, mais qui lui était devenue insupportable dès
qu'elle chercha à faire de sa position d'un moment une position
constitutionnelle. Napoléon à la place de Cavaignac, c'était pour elle la
monarchie à la place de la République, le début de la restauration royaliste,
les d'Orléans auxquels on faisait des allusions timides, le lis caché sous la
violette [49]. L'armée enfin
vota pour Napoléon contre la garde mobile, contre l'idylle de la paix, pour la
guerre.
C'est ainsi qu'il arriva, comme le disait la Neue Rheinische Zeitung, que l'homme le
plus simple de France acquit l'importance la plus complexe. Précisément, parce
qu'il n'était rien, il pouvait tout signifier, sauf lui-même. Cependant, aussi
différent que pouvait être le sens du nom de Napoléon dans la bouche des
différentes classes, chacune d'elles écrivit avec ce nom sur son bulletin : A
bas le parti du National, à bas
Cavaignac, à bas la Constituante, à bas la République bourgeoise. Le ministre
Dufaure le déclara publiquement à l'Assemblée constituante : Le 10 décembre est
un second 24 février.
Petite bourgeoisie et prolétariat avaient voté en bloc
pour Napoléon, afin de voter contre Cavaignac et d'arracher à la
Constituante par l'union de leurs suffrages la décision finale. Cependant, la
partie la plus avancée de ces deux classes présenta ses propres candidats.
Napoléon était le nom collectif de
tous les partis coalisés contre la République bourgeoise. Ledru-Rollin et Raspail étaient
les noms propres, celui-là de la
petite bourgeoisie démocratique, celui-ci du prolétariat révolutionnaire. Les
voix pour Raspail - les prolétaires et leurs porte-parole socialistes le
déclarèrent bien haut - devaient être une simple démonstration, autant de
protestations contre toute présidence, c'est-à-dire contre la Constitution
elle-même, autant de voix contre Ledru-Rollin, le premier acte par lequel le
prolétariat se détachait, en tant que parti politique indépendant, du Parti
démocratique. Ce parti, par contre, - la petite bourgeoisie démocratique et sa
représentation parlementaire la Montagne - traitait la candidature de
Ledru-Rollin avec tout le sérieux toute la solennité qu'il avait coutume
d'employer à se duper lui-même. Ce fut, d'ailleurs, sa dernière tentative de se
poser face au prolétariat en tant que parti indépendant. Non seulement le parti
bourgeois républicain, mais la petite bourgeoisie démocratique aussi et sa
Montagne étaient battus le 10 décembre.
La France possédait maintenant à côté d'une Montagne un Napoléon, preuve que tous deux n'étaient que les caricatures sans
vie des grandes réalités dont ils portaient le nom. Louis Napoléon, avec le
chapeau de l'Empereur et l'aigle, ne parodia pas plus misérablement l'ancien
Napoléon que la Montagne, avec ses phrases empruntées à 1793 et ses poses
démagogiques, ne parodiait l'ancienne Montagne. Ainsi, la superstition
traditionnelle en 1793 fut détruite en même temps que la superstition traditionnelle
en Napoléon. La révolution n'était parvenue à elle-même qu'après avoir acquis
son nom propre et originel et cela,
elle ne pouvait le faire, qu'après que fut apparue, impérieuse, à son premier
plan, la classe révolutionnaire moderne, le prolétariat industriel. On peut
dire que le 10 décembre déconcertait déjà la Montagne et lui faisait douter de
sa propre raison, parce qu'il rompait en riant l'analogie classique avec
l'ancienne révolution par une mauvaise farce paysanne.
Le 20 décembre, Cavaignac résigna ses fonctions et
l'Assemblée constituante proclama Louis Napoléon président de la République.
Le 19 décembre, le dernier jour de sa toute-puissance, elle rejeta la
proposition d'amnistie en faveur des insurgés de Juin. Désavouer le décret du 27 juin par lequel elle avait condamné à
la déportation 15 000 insurgés en éludant toute sentence judiciaire, n'était-ce
pas désavouer la bataille de Juin elle-même?
Odilon Barrot, le dernier ministre de Louis-Philippe,
fut le premier ministre de Louis Napoléon. De même que Louis Napoléon ne data
pas le jour de son pouvoir du 10 décembre mais d'un sénatus-consulte de 1806, il trouva un président du Conseil
qui ne datait pas son ministère du 20 décembre, mais d'un décret royal du 24
février [50]. Comme héritier
légitime de Louis-Philippe, Louis Napoléon atténua le changement de
gouvernement en conservant l'ancien ministère qui, du reste, n'avait pas eu le
temps de s'user n'ayant pas trouvé le temps de venir au monde.
Les chefs des fractions bourgeoises royalistes lui
conseillèrent ce choix. La tête de l'ancienne opposition dynastique qui avait
fait inconsciemment la transition vers les républicains du National, était encore plus qualifiée pour former en pleine
conscience la transition de la République bourgeoise à la monarchie.
Odilon Barrot était le chef du seul ancien parti de
l'opposition qui, dans sa lutte toujours vaine pour un portefeuille
ministériel, ne s'était pas encore usé. Dans une succession rapide, la
révolution projetait tous les anciens partis d'opposition aux sommets de
l'État, afin qu'ils fussent obligés de renier et de désavouer non seulement en
fait, mais en phrase même, leurs anciennes phrases et que, réunis tous ensemble
en une mixture répugnante, ils fussent finalement jetés à la voirie de
l'histoire. Et aucune apostasie ne fut épargnée à ce Barrot, à cette
incorporation du libéralisme bourgeois qui, dix-huit années durant, avait caché
le vide misérable de son esprit sous des attitudes de gravité simulée. Si, à
certains moments, le contraste par trop criant entre les chardons du président
et les lauriers du passé l'effrayait lui-même, un coup d'œil dans son miroir
lui redonnait la contenance ministérielle et l'admiration bien humaine de sa
propre personne. Ce qui se reflétait dans le miroir, c'était Guizot qu'il avait
toujours envié et qui l'avait toujours dominé, Guizot lui-même, mais Guizot
avec le front olympien d'Odilon. Ce qu'il ne voyait pas, c'étaient les oreilles
de Midas [51].
Le Barrot du 24 février ne se révéla que dans le
Barrot du 20 décembre. Lui, l'orléaniste et le voltairien, il s'adjoignit comme
ministre du Culte - le légitimiste et le jésuite Falloux.
Quelques jours plus tard, le ministère de l'Intérieur
fut confié à Léon Faucher, malthusien. Le droit, la religion, l'économie
politique! Le ministère Barrot contenait tout cela et était en outre une fusion
des légitimistes et des orléanistes. Il n'y manquait que le bonapartiste.
Bonaparte dissimulait encore son envie d'être Napoléon, car Soulouque [52] ne jouait pas
encore les Toussaint Louverture [53].
Aussitôt, on fit déguerpir le parti du National de tous les postes élevés où il
s'était incrusté : préfecture de police, direction des postes, parquet général,
mairie de Paris, tout cela fut occupé par d'anciennes créatures de la
monarchie. Changarnier, le légitimiste, reçut le commandement supérieur unifié
de la garde nationale du département de la Seine, de la garde mobile et des
troupes de ligne de la première division. Bugeaud, l'orléaniste, fut nommé
commandant en chef de l'armée des Alpes. Ces mutations de fonctionnaires se
poursuivirent de façon ininterrompue sous le gouvernement de Barrot. Le
premier acte de son ministère fut la restauration de l'ancienne administration
royaliste. En un clin d'œil, se transforma la scène officielle - coulisses,
costumes, langage, acteurs, figurants, comparses, souffleurs, position des
Partis, motifs du drame, contenu du conflit, situation tout entière. Seule,
l'Assemblée constituante préhistorique était encore à sa place. Mais à partir
de l'heure où l'Assemblée nationale eut installé Bonaparte, où Bonaparte eut
installé Barrot, où Barrot eut installé Changarnier, la France sortait de la
période de la constitution de la République pour entrer dans la période de la
République constituée. Et dans la République constituée, qu'avait à faire une
Assemblée constituante? La terre une fois créée, il ne resta rien d'autre à
faire à son créateur qu'à se réfugier dans le ciel. L'Assemblée constituante
était résolue à ne pas suivre son exemple, l'Assemblée nationale était le
dernier asile du parti des républicains bourgeois. Si tous les leviers du
pouvoir exécutif lui étaient enlevés, ne lui restait-il pas la toute-puissance
constituante? Se maintenir à tout prix dans le poste souverain qu'elle occupait
et reconquérir de là le terrain perdu, telle fut sa première pensée. Une fois
le ministère Barrot évincé par un ministère du National, le personnel royal était obligé de quitter immédiatement
les palais de l'administration et le personnel tricolore y rentrait
triomphalement. L'Assemblée nationale décida le renversement du ministère, et
le ministère fournit lui-même une occasion de l'attaquer telle que la
Constituante ne pouvait pas en imaginer de plus opportune. On se souvient que
pour les paysans Bonaparte signifiait : plus d'impôts! Il était installé depuis
six jours au fauteuil présidentiel quand, le septième jour, le 27 décembre, son ministère proposa le maintien de l'impôt sur le sel, dont le
Gouvernement provisoire avait décrété la suppression. L'impôt sur le sel
partage avec l'impôt sur les boissons le privilège d'être le bouc émissaire de
l'ancien système financier français, surtout aux yeux de la population de la
campagne. A l'élu des paysans, le ministère Barrot ne pouvait pas mettre dans
la bouche une épigramme plus mordante pour ses électeurs que ces mots :
rétablissement de l'impôt sur le sel! Par
l'impôt sur le sel, Bonaparte perdit son sel révolutionnaire, le Napoléon de
l'insurrection paysanne se dissipa comme une nuée, et il ne resta plus que le
grand inconnu de l'intrigue bourgeoise royaliste. Et ce n'est pas sans but que
le ministère Barrot fit de cet acte de désillusion grossière et brutale le
premier acte gouvernemental du président.
De son côté, la Constituante saisit avidement la
double occasion de renverser le ministère et de se poser face à J'élu des
paysans en défenseur des intérêts des paysans. Elle rejeta la proposition du
ministre des Finances, réduisit l'impôt sur le sel au tiers de son montant
antérieur, augmentant ainsi de 60 millions un déficit public de 560 millions et
attendit tranquillement après ce vote de
défiance le retrait du ministère. Comme elle comprenait peu le nouveau
monde qui l'entourait et le changement survenu dans sa propre position!
Derrière le ministère, il y avait le président, et derrière le président, il y
avait 6 millions de citoyens qui avaient déposé dans l'urne électorale un
nombre égal de votes de défiance contre la Constituante. La Constituante retournerait
à la nation avec son vote de défiance : Échange ridicule! Elle oubliait que ses
votes avaient perdu leurs cours forcé. Le rejet de l'impôt sur le sel ne fit
que mûrir la décision de Bonaparte et de son ministère « d'en finir » avec
l'Assemblée constituante. Ce long duel qui remplit une moitié entière de
l'existence de la Constituante commença. Le 29
janvier, le 21 mars, le 3 mai
sont les journées, les grands jours
de cette crise, autant de précurseurs du 13 juin.
Les Français, Louis Blanc, par exemple, ont compris le
29 janvier comme l'avènement d'une
contradiction constitutionnelle de la contradiction entre une Assemblée
nationale souveraine, indissoluble, issue du suffrage universel et un président
responsable selon la lettre envers elle, mais qui, en réalité, avait non
seulement été sanctionné également par le suffrage universel et réunissait, en
outre, sur sa personne toutes les voix se répartissant et se dispersant des
centaines de fois sur les différents membres de l'Assemblée nationale, mais qui
était aussi en pleine possession de tout le pouvoir exécutif au-dessus duquel
l'Assemblée nationale ne plane qu'à titre de puissance morale. Cette
interprétation du 29 juin confond le
langage de la lutte à la tribune, par la presse, dans les clubs, avec son
contenu réel. Louis Bonaparte, face à l'Assemblée nationale constituante, -ce
n'était pas un côté du pouvoir constitutionnel en face de l'autre, ce n'était
pas le pouvoir exécutif face au pouvoir législatif, c'était la République
bourgeoise constituée elle-même face aux instruments de sa Constitution, face
aux intrigues ambitieuses et aux revendications idéologiques de la fraction
bourgeoise révolutionnaire qui l'avait fondée et qui, tout étonnée, trouvait
maintenant que sa République constituée ressemblait à une monarchie restaurée
et qui voulait maintenir par la violence la période constituante avec ses
conditions, ses illusions, son langage et ses personnes et empêcher la
République bourgeoise parvenue à maturité d'apparaître dans sa forme achevée et
particulière. De même que l'Assemblée nationale constituante représentait le
Cavaignac revenu dans son sein, Bonaparte représentait l'Assemblée nationale
législative qui ne s'était pas encore détachée de lui, c'est-à-dire l'Assemblée
nationale de la République bourgeoise constituée.
L'élection de Bonaparte ne pouvait s'expliquer qu'en
mettant à la place du seul nom ses significations multiples, qu'en voyant sa
répétition dans l'élection de la nouvelle Assemblée nationale. Le 10 décembre
avait annulé le mandat de l'ancienne. Ce qui s'affrontait, le 29 janvier, ce
n'était donc pas le président et l'Assemblée nationale de la même République, c'étaient l'Assemblée
nationale de la République en puissance et le président de la République en
fait, deux puissances qui incarnaient des périodes tout à fait différentes du
processus d'existence de la République, c'était la petite fraction républicaine
de la bourgeoisie qui seule pouvait proclamer la République, l'arracher au
prolétariat révolutionnaire par des combats de rue et par la terreur et
ébaucher dans la Constitution les traits fondamentaux de son idéal, et, de
l'autre côté, toute la masse royaliste de la bourgeoisie qui seule pouvait
régner dans cette République bourgeoise constituée, enlever à la Constitution
ses accessoires idéologiques, et réaliser, par sa législation et son
administration, les conditions indispensables à l'asservissement du
prolétariat.
L'orage, qui éclata le 29 janvier, s'amoncela pendant
tout le mois de janvier. La Constituante voulait, par son vote de défiance,
pousser le ministère Barrot à démissionner. Le ministère Barrot, au contraire,
proposa à la Constituante de se décerner elle-même un vote de défiance
définitif, de décider son suicide, de décréter sa propre dissolution. Rateau, un des députés les plus obscurs, en fit
la proposition à la Constituante sur l'ordre du ministère, le 6 janvier, à
cette même Constituante qui, dès août, avait décidé de ne pas se dissoudre
avant d'avoir promulgué toute une série de lois organiques complétant la
Constitution. Le ministère Fould lui déclara franchement que sa dissolution
était nécessaire « pour rétablir le
crédit ébranlé ». Est-ce qu'elle n'ébranlait pas le crédit en prolongeant
cet état provisoire, en mettant à nouveau en question avec Barrot, Bonaparte
et avec Bonaparte, la République constituée. Barrot, l'olympien, devenu Roland
furieux [54] à la perspective
de se voir arracher à nouveau, après n'en avoir joui que quinze jours à peine,
cette présidence de cabinet enfin décrochée et que les républicains lui avaient
déjà prorogée une fois d'un décennat, c'est-à-dire de dix mois, Barrot
l'emporta en tyrannie à l'égard de cette misérable assemblée sur le tyran. Le
plus doux de ses mots fut : « Pour elle, il n'y a pas d'avenir possible. » Et,
en réalité, elle ne représentait plus que le passé. « Elle est incapable,
ajoutait-il ironiquement, d'entourer la République des institutions qui sont
nécessaires à son affermissement. » Et, en effet! En même temps que par son
opposition exclusive au prolétariat, son énergie bourgeoise s'était trouvée
brisée, par son opposition aux royalistes, avait été ranimée son exaltation
républicaine. Elle était donc doublement incapable de consolider par les
institutions adéquates la République bourgeoise qu'elle ne comprenait plus.
Par la proposition de Rateau, le ministère souleva
dans le même temps un ouragan de
pétitions dans tout le pays, et, tous les jours, de tous les coins de la
France, la Constituante recevait en plein visage des ballots de billets doux
dans lesquels on la priait, plus ou moins catégoriquement, de se dissoudre et de faire son testament. De
son côté, la Constituante provoquait des contre-pétitions dans lesquelles elle
se faisait exhorter à rester en vie. La lutte électorale entre Bonaparte et
Cavaignac se renouvelait sous la forme d'une lutte de pétitions pour ou contre
la dissolution de l'Assemblée nationale. Les pétitions devaient être les
commentaires faits après le coup du 10 décembre. Cette agitation persista
pendant tout le mois de janvier.
Dans le conflit entre la Constituante et le président,
la première ne pouvait remonter aux élections générales comme à son origine,
car on en appelait d'elle au suffrage universel. Elle ne pouvait s'appuyer sur
aucun pouvoir régulier, car il s'agissait de la lutte contre le pouvoir légal.
Elle ne pouvait pas renverser le ministère par des votes de défiance, comme
elle l'essaya encore à nouveau les 6 et 26 janvier, car le ministère ne lui
demandait pas sa confiance. Il ne lui restait qu'une possibilité, celle de l'insurrection. Les forces armées de
l'insurrection étaient le parti
républicain de la garde nationale, la garde
mobile et les centres du prolétariat révolutionnaire, les clubs. Les gardes mobiles, ces héros des
journées de Juin, constituaient en décembre les forces armées organisées des
fractions républicaines de la bourgeoisie, tout comme avant Juin les ateliers nationaux avaient formé les
forces armées organisées du prolétariat révolutionnaire. De même que la
Commission exécutive de la Constituante dirigea son attaque brutale sur les
ateliers nationaux lorsqu'il lui fallut en finir avec les exigences devenues
insupportables du prolétariat, de même, le ministère de Bonaparte s'attaqua à
la garde mobile lorsqu'il lui fallut en finir avec les exigences devenues
insupportables des fractions républicaines de la bourgeoisie. Il ordonna la dissolution de la garde mobile. Une
moitié de celle-ci fut licenciée et jetée sur le pavé ; l'autre reçut à la
place de son organisation démocratique une organisation monarchiste, et sa
solde fut ramenée au niveau de la solde ordinaire des troupes de ligne. La
garde mobile se trouva dans la situation des insurgés de Juin, et chaque jour
la presse publiait des confessions
publiques où la garde reconnaissait sa faute de Juin et suppliait le
prolétariat de la lui pardonner.
Et les clubs? Dès
l'instant où l'Assemblée constituante mettait en question dans Barrot le
président, et dans le président la République bourgeoise constituée, et dans la
République bourgeoise en général tous les éléments constitutifs de la
République de Février, tous les partis qui voulaient renverser la République
existante et qui voulaient la transformer par un processus de régression
violente en la République de leurs intérêts et de leurs principes de classe, se
rangèrent nécessairement autour d'elle. Mais ce qui était fait était de nouveau
à faire, les cristallisations du mouvement révolutionnaire étaient à nouveau en
liquéfaction, la République pour laquelle on combattait, était à nouveau la
République vague des journées de Février que chaque parti se réservait de
déterminer. Les partis reprirent un instant leurs anciennes positions de
Février, mais sans en partager les illusions. Les républicains tricolores du National s'appuyèrent de nouveau sur les
républicains démocrates de la Réforme et
les postèrent en avant-garde, au premier plan de la lutte parlementaire. Les
républicains démocrates s'appuyèrent à nouveau sur les républicains
socialistes - le 27 janvier, un manifeste public proclama leur réconciliation
et leur union - et ils préparèrent dans les clubs leur arrière-plan
insurrectionnel. La presse ministérielle traita avec raison les républicains
tricolores du National comme des
insurgés ressuscités de Juin. Pour se maintenir à la tête de la République
bourgeoise, ils mettaient en question cette République même. Le 26 janvier, le
ministre Faucher proposa une loi sur le droit d'association dont le premier
paragraphe était ainsi conçu : « Les clubs sont interdits. » Il fit la proposition
que ce projet de loi soit mis en discussion immédiatement, selon la procédure
d'urgence. La Constituante rejeta la proposition d'urgence, et, le 27 janvier,
Ledru-Rollin déposait une proposition de mise en accusation du ministère pour
violation de la Constitution revêtue de 230 signatures. La mise en accusation
du ministère au moment où un pareil acte était l'aveu maladroit de
l'impuissance du juge, c'est-à-dire de la majorité de la Chambre, ou bien la
protestation impuissante de l'accusateur contre cette majorité même, tel fut le
grand atout révolutionnaire que la Montagne puînée joua, dès lors, à chaque
sommet de la crise. Pauvre Montagne, écrasée sous le poids de son propre nom!
Blanqui, Barbès, Raspail, etc., avaient, le 15 mai,
tenté de dissoudre violemment l'Assemblée constituante en pénétrant, à la tête
du prolétariat parisien, dans la salle des séances. Barrot prépara à cette même
Assemblée un 15 mai moral en voulant lui dicter sa propre dissolution et fermer
sa salle de séances.
Cette même assemblée avait chargé Barrot de l'enquête
contre les inculpés de Mai et c'est au moment où il apparaissait face à elle
comme un Blanqui royaliste où elle cherchait face à lui des alliés dans les
clubs, auprès des prolétaires révolutionnaires, dans le parti de Blanqui, c'est
à ce moment que l'inexorable Barrot la torturait par sa proposition de
soustraire au jury les inculpés de Mai et de les traduire devant le tribunal
suprême inventé par le parti du National,
devant la Haute Cour. Quelle
chose remarquable que la peur acharnée de perdre un portefeuille ministériel
ait pu tirer de la tête d'un Barrot des pointes dignes d'un Beaumarchais? Après
de longues hésitations, l'Assemblée nationale adopta sa proposition. Face aux
inculpés de l'attentat de Mai, elle en revenait à son caractère normal.
Si la Constituante, face au président et aux
ministres, était contrainte à l'insurrection,
le président et le ministère, face à la Constituante, étaient obligés au
coup d'État, car ils n'avaient aucun moyen légal de la dissoudre. Mais la
Constituante était la mère de la Constitution, et la Constitution était la mère
du président. Avec le coup d'État, le président déchirait la Constitution et
supprimait ses titres républicains. Il était alors contraint de sortir ses
titres impériaux; mais ses titres impériaux évoquaient les titres orléanistes
et tous deux pâlissaient devant les titres légitimistes. Le renversement de la
République légale ne pouvait faire surgir que son antipode extrême, la
monarchie légitimiste, à un moment où le Parti orléaniste n'était encore que le
vaincu de Février et où Bonaparte n'était encore que le vainqueur du 10
décembre, et où tous deux ne pouvaient opposer encore à l'usurpation
républicaine que leurs titres monarchiques également usurpés. Les légitimistes
avaient conscience que le moment était favorable, ils conspiraient au grand
jour. Dans le général Changarnier, ils pouvaient espérer trouver leur Monk [55]. L'avènement de la
monarchie blanche était proclamé
aussi ouvertement dans leurs clubs que celui de la République rouge dans les clubs prolétariens.
Par une émeute heureusement réprimée, le ministère
aurait été délivré de toutes les difficultés. « La légalité nous tue »,
s'écriait Odilon Barrot. Une émeute aurait permis, sous prétexte de salut public, de dissoudre la
Constituante, de violer la Constitution dans l'intérêt même de la Constitution.
La brutale intervention d'Odilon Barrot à l'Assemblée nationale, la proposition
de dissolution des clubs, la révocation bruyante de cinquante préfets tricolores
et leur remplacement par des royalistes, la dissolution de la garde mobile, la
façon brutale dont Changarnier traita leurs chefs, la réintégration de
Lherminier, de ce professeur déjà impossible sous Guizot, la tolérance envers
les rodomontades légitimistes, étaient autant de provocations à l'émeute. Mais
l'émeute restait sourde. Elle attendait le signal de la Constituante et non du
ministère.
Enfin, arriva le 29 janvier, le jour où l'on devait se
prononcer sur la proposition de Mathieu (de la Drôme) tendant au rejet sans
conditions de la proposition Rateau. Légitimistes, orléanistes, bonapartistes,
garde mobile, Montagne, clubs, tout le monde conspirait ce jour-là autant
contre l'ennemi prétendu que contre le soi-disant allié. Bonaparte, du haut de
son cheval, passait en revue une partie des troupes sur la place de la
Concorde, Changarnier paradait avec un grand étalage de manœuvres stratégiques.
La Constituante trouva la salle de ses séances occupée militairement. Elle, le
centre où se croisaient toutes les espérances, les craintes, les attentes, les
fermentations, les tensions, les conjurations, l'Assemblée au courage de lion
n'hésita plus un instant quand elle fut plus près que jamais de rendre l'âme.
Elle ressemblait à ce combattant qui ne craignait pas seulement de se servir de
ses propres armes, mais qui se croyait également tenu de conserver intactes les
armes de son adversaire. Méprisant la mort, elle signa son propre arrêt de mort
et rejeta le rejet sans conditions de la proposition Rateau [56]. Elle-même en état
de siège, elle mit à une activité constituante des limites dont le cadre
nécessaire eût été l'état de siège de Paris. Elle se vengea d'une façon digne
d'elle en décidant le lendemain une enquête sur l'effroi que le ministère lui
avait causé le 29 janvier. La Montagne prouva son manque d'énergie
révolutionnaire et de sens politique en laissant le parti du National faire d'elle le héraut d'armes
dans cette grande comédie d'intrigue. Ce parti avait fait une dernière
tentative d'affirmer à nouveau dans la République constituée le monopole du
pouvoir qu'il possédait pendant la période de formation de la République
bourgeoise. Cette tentative avait échoué.
Si dans la crise de janvier, il s'agit de l'existence
de la Constituante, dans la crise du 21 mars, c'est de l'existence de la
Constitution. Si alors il s'agissait du personnel du parti national, cette
fois, c'était de son idéal. Nous n'avons pas besoin d'indiquer que les
républicains honnêtes livrèrent le sentiment élevé qu'ils avaient de leur
idéologie à meilleur marché que la jouissance terrestre du pouvoir
gouvernemental.
Le 21 mars, l'ordre du jour de l'Assemblée nationale
comportait le projet de loi de Faucher, contre le droit d'association :
l'interdiction des clubs. L'article 8
de la Constitution garantit à tous les Français le droit de s'associer.
L'interdiction des clubs était donc une atteinte tout à fait nette à la
Constitution, et la Constituante devait elle-même canoniser la profanation de
ses saints. Mais les clubs, c'étaient les points de rassemblement, les sièges
conspiratifs du prolétariat révolutionnaire. L'Assemblée nationale elle-même
avait interdit la coalition des ouvriers contre leurs bourgeois. Et les clubs
étaient-ils autre chose que la coalition de toute la classe ouvrière contre
toute la classe bourgeoise, la formation d'un État ouvrier contre l'État
bourgeois? N'étaient-ils pas autant d'Assemblées constituantes du prolétariat,
autant de détachements tout prêts de l'armée de la révolte? Ce que la
Constitution devait constituer avant tout, c'était la domination de la
bourgeoisie. La Constitution ne pouvait donc manifestement entendre par droit
d'association que les associations en accord avec la domination de la
bourgeoisie, c'est-à-dire avec l'ordre bourgeois. Si, par convenance théorique,
elle s'exprimait de façon générale, le gouvernement n'était-il pas là ainsi que
l'Assemblée nationale pour l'interpréter et l'appliquer dans les cas
particuliers? Et si, à l'époque antédiluvienne de la République, les clubs
furent interdits en fait par l'état de siège, ne fallait-il pas les interdire
par la loi dans la République régulière, constituée? Les républicains
tricolores n'avaient rien à opposer à cette interprétation prosaïque de la
Constitution que la phrase redondante de la Constitution. Une partie d'entre
eux, Pagnerre, Duclerc, etc., votèrent pour le ministère, lui procurant ainsi
la majorité. L'autre partie, l'archange Cavaignac et le père de l'Église
Marrast en tête, se retira, quand l'article sur l'interdiction des clubs eut
passé, dans une salle de bureau spéciale et, avec Ledru-Rollin et la Montagne,
« tint conseil ». L'Assemblée nationale était paralysée, elle n'avait plus le
quorum. M. Crémieux, dans la salle de bureau, se souvint à temps que, de ce
moment-là, la route menait droit à la rue et que l'on n'était plus en février
1848, mais en mars 1849. Soudain éclairé, le parti du National rentra dans la salle de séances de l'Assemblée nationale.
Il était suivi de la Montagne une fois de plus dupée qui, constamment tourmentée
par des envies révolutionnaires, recherchait constamment aussi des possibilités
constitutionnelles et se sentait toujours mieux à sa place derrière les républicains
bourgeois que devant le prolétariat révolutionnaire. La comédie était jouée. Et
c'était la Constituante elle-même qui avait décrété que la violation de la
lettre de la Constitution était la seule réalisation conforme à son esprit.
Il ne restait plus qu'un point à régler : les
relations de la République constituée avec la révolution européenne, sa politique étrangère. Le 8 mai 1849, un
émoi inaccoutumé régnait dans l’Assemblée constituante dont le mandat devait
expirer dans quelques jours. L'attaque de l'armée française sur Rome, son recul
devant les Romains, son infamie politique et sa honte militaire, l'assassinat
de la République romaine par la République française, la première campagne
d'Italie du second Bonaparte étaient à l'ordre du jour. La Montagne avait
encore une fois joué son grand atout, Ledru-Rollin avait déposé sur la table du
président l'inévitable acte d'accusation contre le ministère, pour violation de
la Constitution, et cette fois aussi contre Bonaparte.
Le motif du 8 mai se répéta plus tard comme motif du
13 juin. Entendons-nous sur l'expédition romaine.
Dès le milieu de novembre 1848, Cavaignac avait envoyé
une flotte de guerre à Civita Vecchia [57] pour protéger le
pape, le prendre à son bord et l'amener en France. Le pape devait bénir la
République honnête et assurer l'élection de Cavaignac à la présidence. Avec le
pape, Cavaignac voulait capter les curés, avec les curés les paysans et avec
les paysans la présidence. Réclame électorale dans son but prochain,
l'expédition de Cavaignac était en même temps une protestation et une menace
contre la révolution romaine. Elle contenait en germe l'intervention de la
France en faveur du pape.
Cette intervention en faveur du pape avec l'Autriche
et Naples contre la République romaine fut décidée dans la première séance du
Conseil des ministres de Bonaparte, le 23 décembre. Falloux au ministère,
c'était le pape à Rome et dans la Rome du pape. Bonaparte n'avait plus besoin
du pape pour devenir le président des paysans, mais il avait besoin de
conserver le pape pour conserver les paysans du président. C'est la crédulité de
ceux-ci qui avait fait de lui un président. Avec la foi ils perdaient leur
crédulité et avec le pape la foi. Et les orléanistes et légitimistes coalisés
qui régnaient au nom de Bonaparte! Avant de restaurer le roi, il fallait
restaurer la puissance qui sacre les rois. Abstraction faite de leur royalisme
: sans l'ancienne Rome soumise à son pouvoir temporel, pas de pape, sans pape,
pas de catholicisme; sans catholicisme, pas de religion française, et sans
religion qu'adviendrait-il de l'ancienne société française? L'hypothèque que
le paysan possède sur les biens célestes garantit l'hypothèque que le
bourgeois possède sur les biens du paysan. La révolution romaine était donc un
attentat contre la propriété, contre l'ordre bourgeois, aussi terrible que la
révolution de Juin. La domination bourgeoise restaurée en France exigeait la
restauration de la domination papale à Rome. Enfin, dans les révolutionnaires
romains, on frappait les alliés des révolutionnaires français. L'alliance des
classes contre-révolutionnaires dans la République française constituée avait
son complément nécessaire dans l'alliance de cette République avec la
Sainte-Alliance, avec Naples et l'Autriche. La décision du Conseil des
ministres du 23 décembre n'était pas un secret pour la Constituante. Dès le 8
janvier, Ledru-Rollin avait interpellé le cabinet à ce sujet. Le ministère
avait nié, l'Assemblée nationale avait passé à l'ordre du jour. Avait-elle
confiance dans les paroles du ministère? Nous savons qu'elle passa tout le mois
de janvier à lui décerner des votes de méfiance. Mais s'il était dans son rôle
à lui de mentir, il était dans son rôle à elle de feindre d'avoir foi en son
mensonge et de sauver ainsi les dehors républicains.
Cependant, le Piémont était battu. Charles-Albert avait
abdiqué. L'armée autrichienne frappait aux portes de la France. Ledru-Rollin
fit une interpellation violente. Le ministère prouva qu'il n'avait fait que
continuer dans l'Italie du Nord la politique de Cavaignac, et Cavaignac la
politique du Gouvernement provisoire, c'est-à-dire de Ledru-Rollin, Bien plus,
cette fois, il recueillit un vote de confiance de l'Assemblée nationale et il
fut autorisé à occuper temporairement un point convenable dans la Haute-Italie
pour appuyer ainsi les négociations pacifiques avec l'Autriche au sujet de
l'intégrité du territoire sarde et de la question romaine. Comme on le sait, le
sort de l'Italie se règle sur les champs de bataille de l'Italie du Nord. Voilà
pourquoi Rome était tombée avec la Lombardie et le Piémont, ou alors il fallait
que la France déclarât la guerre à l'Autriche et, partant, à la
contre-révolution européenne. L'Assemblée nationale constituante prenait-elle
subitement le ministère Barrot pour l'ancien Comité de salut public? Ou se
prenait-elle elle-même pour la Convention? Pourquoi donc l'occupation militaire
d'un point de la Haute-Italie? On cachait sous ce voile transparent
l'expédition contre Rome.
Le 14 avril, 14 000 hommes s'embarquèrent sous les
ordres d'Oudinot pour Civita-Vecchia. Le 16 avril, l'Assemblée nationale
accorda au ministère un crédit de 1200 000 francs pour l'entretien, pendant
trois mois, d'une flotte d'intervention dans la Méditerranée. Elle donnait
ainsi au ministère tous les moyens d'intervenir contre Rome pendant qu'elle
feignait de le faire intervenir contre l'Autriche. Elle ne voyait pas ce que
faisait le ministère, elle n'entendait que ce qu'il disait. On n'aurait pas
trouvé foi pareille dans Israël, la Constituante en était arrivée à ne pas
savoir ce que la République constituée était obligée de faire.
Enfin, le 8 mai, se joua la dernière scène de la
comédie. La Constituante invita le ministère à prendre des mesures rapides pour
ramener l'expédition d'Italie à l'objectif qui lui était fixé. Bonaparte
inséra-le même soir une lettre dans le Moniteur
où il adressait à Oudinot ses plus vives félicitations. Le 11 mai,
l'Assemblée nationale repoussait l'acte d'accusation contre ce même Bonaparte
et son ministère. Et la Montagne qui, au lieu de déchirer ce tissu de
mensonges, prend au tragique la comédie parlementaire pour jouer elle-même dans
son sein le rôle de Fouquier-Tinville [58], ne laissait-elle
point paraître sous la peau de lion empruntée à la Convention sa peau de veau
petite-bourgeoise naturelle !
La dernière moitié de l'existence de la Constituante
se résuma ainsi : elle avoue le 29 janvier que les fractions bourgeoises
royalistes sont les chefs naturels de la République constituée par elle : le 21
mars, que la violation de la Constitution est sa réalisation, et le 11 mai, que
l'alliance passive emphatiquement proclamée de la République française avec
les peuples en lutte signifie son alliance active avec la contre-révolution
européenne.
Cette misérable assemblée quitta la scène après s'être
donnée encore, deux jours avant l'anniversaire de sa naissance, le 4 mai, la
satisfaction de rejeter la proposition d'amnistie en faveur des insurgés de
Juin. Ayant brisé son pouvoir, étant haïe à mort par le peuple, repoussée,
maltraitée, écartée avec dédain par la bourgeoisie dont elle était
l'instrument, contrainte dans la deuxième moitié de son existence de désavouer
la première, dépouillée de son illusion républicaine, sans grandes réalisations
dans le passé, sans espoir dans l'avenir, corps vivant, s'atrophiant par
morceaux, elle ne savait galvaniser son propre cadavre qu'en se rappelant
constamment la victoire de Juin et qu'en la revivant après coup ; elle
s'affirmait en maudissant toujours à nouveau les maudits. Vampire qui vivait du
sang des insurgés de Juin.
Elle laissait après elle le déficit publie grossi des
frais de l'insurrection de Juin, de la suppression de l'impôt sur le sel, des
indemnités qu'elle accorda aux planteurs pour l'abolition de l'esclavage, des
dépenses de l'expédition romaine et de la suppression de l'impôt sur les
boissons dont elle décida encore l'abolition étant à son dernier souffle,
vieille femme à la joie maligne, tout heureuse de mettre sur les épaules de son
joyeux héritier une dette d'honneur compromettante.
Depuis le début de mars, l'agitation électorale avait
commencé en faveur de l'Assemblée
nationale législative. Deux groupes principaux s'affrontaient : le parti de l'ordre et le parti démocrate-socialiste ou parti rouge. Entre
les deux se trouvaient les amis de la
Constitution sous le nom desquels les républicains tricolores du National essayaient de représenter un
parti. Le parti de l'ordre se forma
immédiatement après les journées de Juin; ce fut seulement après que le 10
décembre lui eut permis d'écarter la coterie du National, des républicains bourgeois, que se dévoila le secret de
son existence, la coalition en un parti
des orléanistes et légitimistes. La classe bourgeoise était divisée en deux
grandes fractions qui, à tour de rôle, la
grande propriété foncière sous la Restauration, l'aristocratie financière et la
bourgeoisie industrielle sous la monarchie de Juillet, avaient gardé le
monopole du pouvoir. Bourbon était le
nom royal couvrant l'influence prépondérante des intérêts de l'une des fractions. Orléans, celui
couvrant l'influence prépondérante des intérêts de l'autre fraction - le règne anonyme de la République était le
seul sous lequel les deux fractions pussent maintenir à pouvoir égal leur
intérêt de classe commun sans renoncer à leur rivalité réciproque. Si la
République bourgeoise ne pouvait être autre chose que la domination achevée,
nettement apparue, de toute la classe bourgeoise, pouvait-elle être autre chose
que la domination des orléanistes complétés par les légitimistes et des
légitimistes complétés par les orléanistes, la synthèse de la Restauration et de la monarchie de Juillet? Les
républicains bourgeois du National ne
représentaient pas une grande fraction de leur classe s'appuyant sur des
fondements économiques. Ils avaient pour seule importance et pour seul titre
historique, d'avoir, sous la monarchie, face aux deux fractions bourgeoises qui
ne comprenaient que leur régime particulier,
fait valoir le régime général de la classe bourgeoise, le régime anonyme de la République qu'ils
idéalisaient et ornaient d'arabesques antiques, mais où ils saluaient avant
tout la domination de leur coterie. Si le parti du National n'en crut plus sa propre raison, quand il aperçut au
sommet de la République qu'il avait fondée les royalistes coalisés, ceux-ci ne
se méprirent pas moins eux-mêmes sur le fait de leur domination unifiée. Ils ne
comprenaient pas que si chacune de leurs fractions considérée à part était
royaliste, le produit de leur combinaison chimique devait être nécessairement républicain et que la monarchie blanche
et la monarchie bleue devaient nécessairement se neutraliser dans la République
tricolore. Contraintes par leur opposition au prolétariat révolutionnaire et
aux classes intermédiaires qui se pressaient de plus en plus autour de celui-ci
comme centre, d'engager leurs forces conjuguées et de conserver l'organisation
de ces forces conjuguées, chacune des fractions du parti de l'ordre, face aux
désirs de restauration et d'hégémonie de l'autre, était obligée de faire
prévaloir la domination commune, c'est-à-dire la forme républicaine de la domination bourgeoise. C'est ainsi que
ces royalistes qui, au début, croyaient à une restauration immédiate qui, plus
tard, conservant la forme républicaine, avaient l'écume à la bouche et des
invectives mortelles contre elle sur les lèvres, les voilà, qui, finalement,
avouent ne pouvoir s'accorder que dans la République et qui ajournent à une
date indéterminée la Restauration. La jouissance commune même du pouvoir
renforçait chacune des deux fractions et la rendait encore plus incapable et
moins disposée à se subordonner à l'autre, c'est-à-dire à restaurer la
monarchie.
Dans son programme électoral, le parti de l'ordre proclama directement la domination de la classe
bourgeoise, c'est-à-dire le maintien des conditions d'existence de sa domination,
de la propriété, de la famille, de la religion, de l'ordre! Il présentait
naturellement sa domination de classe et les conditions de sa domination de
classe comme la domination de la civilisation et comme les conditions
nécessaires de la production matérielle, ainsi que des rapports sociaux qui en
découlent. Le parti de l'ordre disposait souverainement de ressources énormes.
Il organisa ses succursales dans toute la France, il eut à sa solde tous les
idéologues de l'ancienne société, il disposait de l'influence du pouvoir
gouvernemental existant, il possédait une armée de vassaux bénévoles dans toute
la masse des petits bourgeois et des paysans qui, se tenant éloignés encore du
mouvement révolutionnaire, voyaient dans les grands dignitaires de la propriété
les représentants naturels de leur petite propriété et de ses petits préjugés;
représenté qu'il était dans tout le pays par une infinité de roitelets, il
pouvait punir la répudiation de ses candidats comme une insurrection, congédier
les ouvriers rebelles, les valets de ferme, domestiques, commis, employés de
chemins de fer, les bureaucrates récalcitrants, tous les fonctionnaires qui lui
étaient bourgeoisement subordonnés. Il pouvait enfin, par-ci, par-là,
entretenir l'illusion que la Constituante républicaine avait empêché le
Bonaparte du 10 décembre de manifester ses forces miraculeuses. Dans le parti
de l'ordre nous n'avons pas mentionné les bonapartistes. Ils n'étaient pas une
fraction sérieuse de la classe bourgeoise, mais une collection de vieux
invalides superstitieux et de jeunes chevaliers d'industrie incrédules. Le
parti de l'ordre triompha aux élections, il envoya une grande majorité à
l'Assemblée législative.
Face à la classe bourgeoise contre-révolutionnaire
coalisée, les parties déjà révolutionnaires de la petite bourgeoisie et de la
classe paysanne devaient naturellement se lier au grand dignitaire des
intérêts révolutionnaires, au prolétariat révolutionnaire. Nous avons vu que
les porte-parole démocrates de la petite bourgeoisie au Parlement, c'est-à-dire
la Montagne, avaient été poussés par des défaites parlementaires vers les
porte-parole socialistes du prolétariat, et que la véritable petite bourgeoisie
en dehors du Parlement avait été poussée vers les véritables prolétaires par
les concordats à l'amiable, par la mise en valeur brutale des intérêts
bourgeois, par la banqueroute. Le 27 janvier, la Montagne et les socialistes
avaient fêté leur réconciliation, ils renouvelèrent, dans le grand banquet de
février 1849, leur acte d'union. Le parti social et le parti démocratique, le
parti des ouvriers et celui de la petite bourgeoisie s'unirent dans le Parti
social-démocrate, c'est-à-dire dans le parti rouge.
Paralysée un instant par l'agonie qui suivit les
journées de Juin, la République française avait, depuis la levée de l'état de
siège, depuis le 14 octobre, traversé une série continue d'émotions fiévreuses.
Tout d'abord, la lutte pour la présidence; puis la lutte du président contre la
Constituante; la lutte pour les clubs; le procès de Bourges [59] qui, face aux
petites figures du président, des royalistes coalisés, des républicains
honnêtes, de la Montagne démocratique, des doctrinaires socialistes du
prolétariat, fit apparaître les vrais révolutionnaires de ce dernier comme des
monstres antédiluviens laissés à la surface de la société par un déluge ou
encore tels que, seuls, ils peuvent précéder un déluge social; l'agitation
électorale; l'exécution des meurtriers de Bréa [60] ,les procès de
presse continuels, les intrusions policières violentes du gouvernement dans les
banquets; les provocations royalistes impudentes; la mise au pilori des
portraits de Louis Blanc et de Caussidière [61]; la lutte
ininterrompue entre la République constituée et la Constituante qui refoulait à
chaque instant la révolution à son point de départ, qui, à chaque instant,
faisait du vainqueur le vaincu, du vaincu le vainqueur, qui, en un clin d'œil,
renversait la position des partis et des classes, leurs divorces et leurs
unions; la marche rapide de la contre-révolution européenne; la lutte glorieuse
de la Hongrie, les levées de boucliers allemandes, l'expédition romaine, la
honteuse défaite de l'armée française devant Rome - dans ce mouvement,
tourbillonnant dans ce désordre historique pénible, dans ce dramatique flux et
reflux de passions, d'espoirs, de désillusions révolutionnaires, les diverses
classes de la société française devaient nécessairement compter par semaines
leurs époques de développement, comme elles les avaient comptées jadis par
demi-siècles. Une partie importante des paysans et des provinces était
révolutionnée. Non seulement Napoléon les avait déçus, mais le parti rouge leur
offrait à la place du nom le contenu, à la place de la dispense illusoire des
impôts, le remboursement du milliard payé aux légitimistes, la réglementation
des hypothèques et la suppression de l'usure.
L'armée, elle-même, était contaminée par la fièvre
révolutionnaire. En Bonaparte, elle avait voté pour la victoire et il lui
donnait la défaite. En lui, elle avait voté pour le petit caporal derrière
lequel se cache le grand capitaine révolutionnaire et il lui rendait les grands
généraux derrière lesquels se dissimule le caporal expert en boutons de guêtre.
Nul doute que le parti rouge, c'est-à-dire le Parti démocratique coalisé dut, à
défaut de la victoire, fêter du moins de grands triomphes, que Paris, que
l'armée, qu'une grande partie des provinces voteraient pour lui.
Ledru-Rollin, le chef de la Montagne, fut élu par cinq
départements. Aucun des chefs du parti de l'ordre ne remporta semblable
victoire, aucun nom du parti prolétarien proprement dit. Cette élection nous
révèle le secret du Parti démocrate-socialiste. Si la Montagne, avant-garde
parlementaire de la petite bourgeoisie démocrate, était, d'une part, contrainte
de s'unir aux doctrinaires socialistes du prolétariat, le prolétariat,
contraint par la formidable défaite matérielle de Juin de se relever par des
victoires intellectuelles, pas encore à même, par le développement des autres
classes, de s'emparer de la dictature révolutionnaire, était obligé de se jeter
dans les bras des doctrinaires de son émancipation, des fondateurs de sectes
socialistes d'autre part, les paysans révolutionnaires, l'armée, les provinces
se rangèrent derrière la Montagne qui devenait ainsi le chef dans le camp de
l'armée révolutionnaire et, par son entente avec les socialistes, avait écarté
tout antagonisme dans le parti révolutionnaire.
Dans la dernière moitié de l'existence de la
Constituante, la Montagne y représentait le pathos républicain et elle avait
fait oublier ses péchés du temps du Gouvernement provisoire, de la Commission
exécutive et des journées de Juin. Au fur et à mesure que le parti du National, conformément à sa nature
indécise, se laissait écraser par le ministère royaliste, le parti de la
Montagne, écarté pendant l'omnipotence du National,
s'élevait et prévalait en tant que représentant parlementaire de la Révolution.
En effet, le parti du National n'avait
rien à opposer aux autres fractions royalistes que des personnalités
ambitieuses et des balivernes idéalistes. Le parti de la Montagne, par contre,
représentait une masse flottante entre la bourgeoisie et le prolétariat dont
les intérêts matériels exigeaient des institutions démocratiques. Face aux
Cavaignac et aux Marrast, Ledru-Rollin et la Montagne se trouvaient par conséquent
dans la vérité de la révolution et ils puisaient dans la conscience de cette
grave situation un courage d'autant plus grand que la manifestation de
l'énergie révolutionnaire se bornait à des sorties parlementaires, au dépôt
d'actes d'accusation, à des menaces, à des élévations de voix, à des discours
tonitruants et à des extrémités qui ne dépassaient pas les paroles. Les paysans
se trouvaient à peu près dans la même situation que les petits bourgeois, ils
avaient à peu près les mêmes revendications sociales à poser. Toutes les
couches moyennes de la société, dans la mesure où elles étaient entraînées dans
le mouvement révolutionnaire, devaient donc nécessairement trouver leur héros dans
Ledru-Rollin. Ledru-Rollin était le personnage de la petite bourgeoisie
démocratique. Face au parti de l'ordre, c'était nécessairement les réformateurs
demi-conservateurs, demi-révolutionnaires et tout à fait utopiques de cet ordre
qui devaient tout d'abord être poussés en tête.
Le parti du National,
les « amis de la Constitution quand même
», « les républicains purs et simples » furent complètement battus aux
élections. Une infime minorité d'entre eux fut envoyée à la Chambre
législative. Leurs chefs les plus notoires disparurent de la scène, même
Marrast, le rédacteur en chef et
l'Orphée de la République honnête.
Le 29 mai, l'Assemblée législative se réunit; le 11
juin, la collision du 8 mai se renouvela. Ledru-Rollin déposa, au nom de la
Montagne, une demande de mise en accusation du président et du ministère pour
violation de la Constitution à cause du bombardement de Rome. Le 12 juin,
l'Assemblée législative rejeta la demande de mise en accusation, tout comme
l'Assemblée constituante l'avait rejetée le 11 mai, mais cette fois, le
prolétariat poussa la Montagne dans la rue, non pas, cependant, pour le combat
de rue, mais pour la procession de rue. Il suffit de dire que la Montagne
était à la tête de ce mouvement pour qu'on sache que le mouvement fut vaincu et
que juin 1849 fut une caricature, aussi ridicule qu'indigne, de juin 1848. La
grande retraite du 13 juin ne fut éclipsée que par le récit encore plus grand
de la bataille par Changarnier, le grand homme qu'improvisa le parti de
l'ordre. Chaque époque sociale a besoin de ses grands hommes et si elle ne les
trouve pas, elle les invente, comme dit Helvétius.
Le 20 décembre, il n'existait plus qu'une moitié de la
République bourgeoise constituée, le président;
le 29 mai, elle fut complétée par l'autre moitié, par l'Assemblée législative. En juin 1848, la République bourgeoise
qui se constituait avait gravé son acte de naissance sur les tables de
l'histoire par une bataille indicible contre le prolétariat, en juin 1849, la
République bourgeoise constituée le fit par une comédie inénarrable, jouée avec
la petite bourgeoisie. Juin 1849 fut la Némésis [62] de juin 1848. En
juin 1849, ce ne furent pas les ouvriers qui furent vaincus, mais les petits
bourgeois placés entre eux et la révolution qui furent défaits. Juin 1849,
n'était pas la tragédie sanglante entre le travail salarié et le capital, mais
le spectacle abondant en scènes d'emprisonnement, le spectacle lamentable entre
le débiteur et le créancier. Le parti de l'ordre avait vaincu, il était tout-puissant,
il lui fallait maintenant montrer ce qu'il était.
DU 13 JUIN 1849
AU 10 MARS 1850
AU 10 MARS 1850
Le 20 décembre [63], la tête de Janus
de la République constitutionnelle n'avait
encore montré qu'une de ses faces,
la face exécutive sous les traits indécis et plats de Louis Bonaparte : le 29
mai 1849, elle montra sa seconde face, la législative,
sillonnée des rides qu'y avaient laissées les orgies de la Restauration et
de la monarchie de Juillet. Avec l'Assemblée nationale législative, la République constitutionnelle apparaissait
achevée, c'est-à-dire sous sa forme étatique républicaine où la domination de
la classe bourgeoise est constituée, la domination commune des deux grandes
fractions royalistes qui forment la bourgeoisie française, les légitimistes
et les orléanistes coalisés, le parti de
l'ordre. Tandis que la République française devenait ainsi la propriété de
la coalition des partis royalistes, la coalition européenne des puissances
contre-révolutionnaires entreprenait, dans le même mouvement, une croisade
générale contre les derniers asiles des révolutions de Mars. La Russie faisait
irruption en Hongrie, la Prusse marchait contre l'armée constitutionnelle de
l'Empire et Oudinot bombardait Rome. La crise européenne approchait
manifestement d'un tournant décisif. Les yeux de toute l'Europe étaient fixés
sur Paris, les yeux de tout Paris sur l'Assemblée
législative.
Le 11 juin, Ledru-Rollin
monta à la tribune, il n'y fit point de discours, il formula un réquisitoire
contre les ministres, nu, sans apparat, fondé sur les faits, concentré,
violent.
L'attaque contre Rome est une
attaque contre la Constitution, l'attaque contre la République romaine, une
attaque contre la République française. L'article 5 de la Constitution est
ainsi conçu : « La République française n'emploie jamais ses forces contre la
liberté d'aucun peuple », et le président dirige l'armée française contre la
liberté romaine. L'article 4 [64] de la Constitution
interdit au pouvoir exécutif de déclarer aucune guerre sans le consentement
de l'Assemblée nationale. La décision de la Constituante du 8 mai ordonne
expressément aux ministres de ramener le plus rapidement possible
l'expédition romaine à sa détermination primitive, elle leur interdit donc tout
aussi expressément la guerre contre Rome - et Oudinot bombarde Rome. Ainsi,
Ledru-Rollin appelait la Constitution elle-même comme témoin à charge contre
Bonaparte et ses ministres. A la majorité royaliste de l'Assemblée nationale
il jetait à la face, lui, le tribun de la Constitution, cette déclaration
menaçante : « Les républicains sauront faire respecter la Constitution par
tous les moyens, même par la force des armes! » « Par la force des armes! » répéta le centuple écho de la Montagne. La
majorité répondit par un tumulte effroyable. Le président de l'Assemblée
nationale rappela Ledru-Rollin à l'ordre. Ledru-Rollin répéta sa déclaration
provocante et déposa finalement sur le bureau du président la proposition de
mise en accusation de Bonaparte et de ses ministres. L'Assemblée nationale, par
361 voix contre 203, décida de passer purement et simplement à l'ordre du
jour sur le bombardement de Rome.
Ledru-Rollin croyait-il
pouvoir battre l'Assemblée nationale par la Constitution et le président par
l'Assemblée nationale?
La Constitution interdisait,
il est vrai, toute attaque contre la liberté des pays étrangers, mais ce que
l'armée française attaquait à Rome, ce n'était pas, selon le ministère, la «
liberté », mais le « despotisme de l'anarchie ». En dépit de toutes les
expériences de l'Assemblée constituante, la Montagne n'avait-elle pas encore
compris que l'interprétation de la Constitution n'appartenait pas à ceux qui
l'avaient faite, mais uniquement encore à ceux qui l'avaient acceptée? Qu'il
fallait que sa lettre fût interprétée dans son sens viable et que le sens
bourgeois était son seul sens viable? Que Bonaparte et la majorité royaliste
de l'Assemblée nationale étaient les interprètes authentiques de la
Constitution, comme le curé est l'interprète authentique de la Bible, et le
juge l'interprète authentique de la loi? L'Assemblée nationale fraîchement
issue des élections générales devait-elle se sentir liée par les dispositions
testamentaires de la Constituante morte dont un Odilon Barrot avait brisé la
volonté en pleine vie? En se référant à la décision de la Constituante du 8
mai, Ledru-Rollin avait oublié que cette même Constituante avait rejeté le 11
mai sa première proposition de mise en accusation de Bonaparte et des
ministres, qu'elle avait acquitté le président et les ministres, qu'elle avait
ainsi sanctionné comme « constitutionnelle » l'attaque contre Rome, qu'il ne
faisait qu'interjeter appel contre un jugement déjà rendu et qu'il en appelait
de la Constituante républicaine à la Législative royaliste? La Constitution
fait appel elle-même à l'insurrection en appelant, dans un article spécial,
chaque citoyen à la défendre. Ledru-Rollin s'appuyait sur cet article. Mais
les pouvoirs publics ne sont-ils pas également organisés pour protéger la
Constitution, et la violation de la Constitution ne commence-t-elle pas
seulement à partir du moment où l'un des pouvoirs publics constitutionnels se
rebelle contre l'autre? Et le président de la République, les ministres de la
République, l'Assemblée nationale de la République étaient dans l'accord le
plus parfait.
Ce que la Montagne cherchait, le 11 juin,
c'était une « insurrection dans les limites de la raison pure », c'est-à-dire
une insurrection purement parlementaire. Intimidée par la
perspective d'un soulèvement armé des masses populaires, la majorité de l'Assemblée
devait briser dans Bonaparte et ses ministres, sa propre puissance et la signification
de sa propre élection. La Constituante n'avait-elle pas cherché de façon
analogue à casser l'élection de Bonaparte, quand elle insistait avec tant
d'acharnement pour le renvoi du ministère Barrot-Falloux ?
Ni
les exemples d'insurrections parlementaires du temps de la Convention ne
manquaient où avaient été renversés d'un seul coup, de fond en comble, les
rapports de majorité à minorité - et pourquoi la jeune Montagne n'aurait-elle
pas réussi à faire ce qui avait réussi à l'ancienne? Ni les conditions du
moment ne semblaient défavorables à une telle entreprise. L'agitation
populaire avait atteint à Paris un degré inquiétant, l'armée ne semblait pas,
d'après ses votes, bien disposée pour le gouvernement, la majorité législative
elle-même était encore trop récente pour s'être consolidée, et, au surplus,
elle était composée de gens âgés. Si une insurrection parlementaire
réussissait à la Montagne, le gouvernail de l'État tombait immédiatement entre
ses mains. De son côté, la petite bourgeoisie démocrate, comme toujours, ne
désirait rien de plus impatiemment que de voir se livrer la lutte par-dessus sa
tête, dans les nuages, entre les esprits défunts du Parlement. Enfin, tous
deux, la petite bourgeoisie démocrate et ses représentants, la Montagne, par
une insurrection parlementaire, réalisaient leur grand objectif : briser la
puissance de la bourgeoisie sans enlever ses chaînes au prolétariat, ou sans le
faire apparaître autrement qu'en perspective; le prolétariat aurait été utilisé
sans qu'il devînt dangereux.
Après le vote du Il juin de l'Assemblée
nationale eut lieu une entrevue entre quelques membres de la Montagne et des
délégués des sociétés ouvrières secrètes. Ces dernières insistèrent pour qu'on
déclenchât un mouvement le soir même. La Montagne rejeta résolument ce plan.
Elle ne voulait à aucun prix se laisser enlever des mains la direction; ses
alliés lui étaient aussi suspects que ses adversaires, et avec raison. Le
souvenir de juin 1848 agitait de façon plus vive que jamais les rangs du
prolétariat parisien. Celui-ci, cependant, était enchaîné à son alliance avec
la Montagne. Cette dernière représentait le plus grand parti des départements,
elle exagérait son influence dans l'armée, elle disposait de la partie
démocratique de la garde nationale, elle avait derrière elle la puissance
morale de la boutique. Commencer l'insurrection dans ce moment contre sa
volonté, c'était pour le prolétariat, décimé d'ailleurs par le choléra, chassé
de Paris en masse par le chômage, renouveler inutilement les journées de juin
1848 sans la situation qui avait imposé ce combat désespéré. Les délégués
prolétariens firent la seule chose rationnelle : ils firent prendre
l'engagement à la Montagne de se compromettre,
c'est-à-dire de sortir des limites de la lutte parlementaire dans le cas
où son acte d'accusation serait rejeté. Pendant tout le 13 juin, le prolétariat
conserva cette attitude d'observation sceptique et il attendit un corps à corps
inévitable engagé sérieusement, sans retour entre la garde nationale démocrate
et l'armée pour se jeter alors dans la bataille et pousser rapidement la
révolution par-delà le but petit-bourgeois qu'on lui assignait. En cas de
victoire, on avait déjà constitué la Commune prolétarienne à mettre à côté du
gouvernement officiel. Les ouvriers parisiens avaient appris à l'école
sanglante de juin 1848.
Le 12 juin, le ministre Lacrosse fit
lui-même à l'Assemblée législative la proposition de passer aussitôt à la
discussion de l'acte d'accusation. Pendant la nuit, le gouvernement avait
pris toutes ses dispositions de défense et d'attaque; la majorité de
l'Assemblée nationale était résolue à pousser dans la rue la minorité rebelle,
la minorité elle-même ne pouvait plus reculer, les dés étaient jetés, 377 voix
contre 8 repoussèrent l'acte d'accusation, la Montagne qui s'était abstenue se
précipita en grondant dans le hall de propagande de La Démocratie pacifique [65] et dans les bureaux du journal.
Une fois éloignée de l'édifice
parlementaire, sa force fut brisée de même qu'éloignée de la terre se brisait
la force d'Antée, son fils géant. Samsons dans les locaux de l'Assemblée
législative, ils ne furent plus que des philistins dans les locaux de La Démocratie pacifique. Un débat se
déroula long, bruyant, vide. La Montagne était résolue à imposer le respect de
la Constitution par tous les moyens «
sauf par la force des armes ». Elle fut soutenue dans sa décision par un
manifeste et par une députation des « Amis de la Constitution ». Les « Amis de
la Constitution », c'est ainsi que s'appelaient les ruines de la coterie du National, du parti bourgeois
républicain. Alors que sur ses représentants parlementaires qui lui restaient,
6 avaient voté contre le rejet de
l'acte d'accusation, et tous les autres pour,
alors que Cavaignac mettait son sabre à la disposition du parti de l'ordre,
la plus grande partie extra-parlementaire de la coterie saisit avidement
l'occasion de sortir de sa position de paria politique et d'entrer en foule
dans les rangs du Parti démocrate. N'apparaissaient-ils pas comme les hérauts
naturels de ce Parti qui se cachait sous leur bouclier, sous leur principe, sous la Constitution?
Jusqu'à l'aube, la « Montagne » resta en
travail. Elle accoucha d' « une proclamation
au Peuple » qui parut le matin du 13 juin dans deux journaux socialistes à
une place plus ou moins honteuse. Elle déclarait le président, les ministres,
la majorité de l'Assemblée législative « hors la Constitution » et invitait la garde nationale, l'armée et
finalement aussi le peuple « à se soulever ». « Vive la Constitution! » tel était le mot d'ordre lancé, mot d'ordre qui
ne signifiait pas autre chose que « A bas
la révolution! »
A cette proclamation constitutionnelle de
la Montagne correspondit, le 13 juin, ce qu'on appelle une démonstration pacifique des petits bourgeois, c'est-à-dire une procession
partant du Château-d'Eau et Passant par les boulevards, 30 000 hommes, pour la
plupart des gardes nationaux, sans armes, mêlés à des membres des sections
ouvrières secrètes, se déroulant aux cris de « Vive la Constitution!», poussés de façon mécanique, glaciale, par les
membres mêmes du défilé et que l'écho du peuple qui déferlait sur les trottoirs
répétait ironiquement au lieu de le grossir, pareil au tonnerre. Au chant à
voix multiples il manquait la voix de poitrine. Et quand le cortège passa
devant le local des « Amis de la Constitution » et que parut au faîte de la
maison un héraut stipendié de la Constitution qui, fendant l'air d'un geste
puissant de son chapeau claque, fit pleuvoir de ses poumons cyclopéens comme
une grêle sur la tête des pèlerins le mot d'ordre : « Vive la Constitution! », ceux-ci semblèrent eux-mêmes un instant vaincus
par le comique de la situation. On sait que le cortège arrivé sur les
boulevards, à l'entrée de la rue de la Paix fut reçu d'une façon très peu parlementaire
par les dragons et les chasseurs de Changarnier, qu'il se dispersa dans toutes
les directions en un clin d'œil, ne jetant encore derrière lui que quelques
maigres cris de « Aux armes! », afin que s'accomplît l'appel aux armes
parlementaires du 11 juin.
La majorité de la Montagne, rassemblée rue
du Hasard, disparut lorsque cette dispersion brutale de la procession
pacifique, des bruits confus de meurtre de citoyens sans armes sur les
boulevards, le tumulte croissant dans la rue parurent annoncer l'approche d'une
émeute. A la tête d'une petite troupe de députés, Ledru-Rollin sauva l'honneur
de la Montagne. Sous la protection de l'artillerie de Paris qui s'était rassemblée
au Palais national, ils se rendirent au Conservatoire des Arts et Métiers où l'on
devait rencontrer la 5e et la 6e légion de la garde nationale. Mais c'est en
vain que les Montagnards attendirent la 5e et la 6e légion; ces gardes
nationaux prudents laissèrent en plan leurs représentants, l'artillerie de
Paris empêcha elle-même le peuple d'élever des barricades, un chaos confus
rendait toute décision impossible, les troupes de lignes s'avancèrent, la
baïonnette croisée, une partie des représentants furent faits prisonniers, une
autre partie s'échappa. Ainsi se termina le 13 juin.
Si le 23
juin 1848 fut l'insurrection du prolétariat révolutionnaire, le 13 juin
1849 fut l'insurrection des petits bourgeois démocrates, chacune de ces deux
insurrections étant l'expression pure,
classique de la classe qui l'animait,
Ce fut à Lyon seulement qu'on en vint à un
conflit opiniâtre, sanglant. Dans cette ville où la bourgeoisie et le
prolétariat industriels se trouvent directement face à face, où le mouvement
ouvrier n'est pas, comme à Paris, enveloppé et déterminé par le mouvement
général, le 13 juin perdit, par contre coup, son caractère primitif. Là où, par
ailleurs, il éclata en province, il ne prit pas feu - ce fut un éclair de chaleur.
Le
13 juin clôt la première période d'existence de la République
constitutionnelle qui avait acquis sa vie normale, le 29 mai 1849, par la
réunion de l'Assemblée législative. Toute la durée de ce prologue est remplie
par la lutte bruyante entre le parti de l'ordre et la Montagne, entre la
bourgeoisie et la petite bourgeoisie qui se cabre vainement contre l'établissement
de la République bourgeoisie en faveur de laquelle elle avait conspiré
elle-même sans interruption dans le Gouvernement provisoire et dans la
Commission exécutive, et pour laquelle elle s'était battue fanatiquement contre
le prolétariat pendant les journées de Juin. Le 13 juin brise sa résistance et
fait de la dictature législative des
royalistes unifiés un fait accompli. A partir de cet instant, l'Assemblée
nationale n'est plus que le Comité de
salut public du parti de l'ordre.
Paris avait mis en « accusation » le président, les ministres et la
majorité de l'Assemblée nationale, ceux-ci mirent Paris en « état de siège », La Montagne avait déclaré la
majorité de l'Assemblée législative « hors la
Constitution », la majorité traduisit la Montagne devant la Haute Cour pour
violation de la Constitution et proscrivit tout ce qu'il y avait encore de
vigoureux dans son sein. On la décima au point de la réduire à un tronc sans
tête ni cœur. La minorité était allée jusqu'à tenter une insurrection parlementaire; la majorité éleva son despotisme parlementaire à la hauteur
d'une loi. Elle décréta un nouveau règlement
qui supprimait la liberté de la tribune et donnait pouvoir au président de
l'Assemblée nationale de punir pour trouble de l'ordre les représentants par la
censure, l'amende, la suspension de l'indemnité parlementaire, l'expulsion
temporaire, la cachot. Au-dessus du tronc de la Montagne, elle suspendit non
pas le glaive, mais les verges. Ceux qui restaient des députés de la Montagne
auraient dû, pour leur honneur, se retirer en masse. La dissolution du parti de
l'ordre fût accélérée par un tel acte. il ne pouvait que se décomposer en ses
éléments originels à partir du moment où J'apparence d'une opposition ne les
maintenait plus unis.
En même temps qu'on les privait de leur
force parlementaire, en dépouillait
les petits bourgeois démocrates de leur force armée, en licenciant J'artillerie parisienne ainsi que les 8e, 9e
et 12e légions de la garde nationale. Par contre, la légion de la haute finance
qui avait assailli, le 13 juin, les imprimeries de Boulé et de Roux, brisé les
presses, dévasté les bureaux des journaux républicains, arrêté arbitrairement
rédacteurs, compositeurs, imprimeurs, expéditeurs, garçons de courses, reçut
du haut de la tribune une approbation encourageante. Sur toute l'étendue de la
France se répéta la dissolution des gardes nationales suspectes de
républicanisme.
Une nouvelle loi contre la presse, une nouvelle loi
contre les associations, une nouvelle toi sur l'état de siège, les prisons de Paris archicombles, les réfugiés
politiques pourchassés, tous les journaux au delà des frontières du National,
suspendus, Lyon et les cinq départements limitrophes livrés à la chicane
brutale du despotisme militaire, les parquets présents partout, l'armée des
fonctionnaires si souvent épurée déjà, encore une fois épurée, - tels furent
les lieux communs inévitables que renouvelle sans cesse la réaction
victorieuse et qui, après les massacres et les déportations de Juin, ne
méritent d'être mentionnés que parce que cette fois ils furent dirigés non seulement
contre Paris, mais aussi contre les départements, non seulement contre le
prolétariat, mais surtout contre les classes moyennes.
Les lois répressives qui remettaient à la
décision du gouvernement la proclamation de l'état de siège, garrottaient
encore plus solidement la presse et supprimaient le droit d'association,
absorbèrent toute l'activité législative de l'Assemblée nationale pendant les
mois de juin, de juillet et d'août.
Cependant, cette époque est caractérisée
non par l'exploitation de fait, mais de
principe de la victoire, non par les décisions de l'Assemblée nationale,
mais par l'exposé Lies motifs de ces décisions, non par la chose, mais par la
phrase, non par la phrase, mais par l'accent et le geste qui animent la phrase.
L'expression impudente, sans ménagement, des opinions royalistes, les insultes d'une distinction méprisante
contre la République, la divulgation par coquetterie frivole des projets de
restauration, en un mot, la violation fanfaronne des convenances républicaines donnent à cette période sa tonalité et sa
couleur particulières. « Vive la Constitution! » fut le cri de bataille des
vaincus du 13 juin. Les vainqueurs étaient
donc déliés de l'hypocrisie du langage constitutionnel, c'est-à-dire
républicain. La contre-révolution soumettait la Hongrie, l'Italie, l'Allemagne,
et l'on croyait déjà la Restauration aux portes de la France. Il s'engagea une
véritable concurrence, à qui ouvrirait la danse entre les chefs des fractions
de l'ordre, en affichant leur royalisme dans le Moniteur, en se confessant et en se repentant des péchés qu'ils
avaient pu commettre par libéralisme sous la République et en en demandant
pardon à Dieu et aux hommes. Il ne se passa pas un jour sans qu'à la tribune de
l'Assemblée nationale la révolution fût déclarée un malheur public, sans qu'un
hobereau légitimiste quelconque de la province constatât solennellement qu'il
n'avait jamais reconnu la République, sans qu'un des déserteurs et traîtres
poltrons de la monarchie de Juillet racontât, après coup, les prouesses
héroïques que, seule, la philanthropie de Louis-Philippe ou d'autres
malentendus l'avaient empêché de réaliser. Ce qu'on devait admirer dans les
journées de Février, ce n'était pas la générosité du peuple vainqueur, mais
l'abnégation et la modération des royalistes qui lui avaient permis de vaincre.
Un représentant du peuple proposa qu'une partie des secours destinés aux
blessés de Février fût attribuée aux gardes
nationaux qui, dans ces journées, avaient seuls bien mérité de la patrie.
Un autre voulait qu'on décrétât l'érection d'une statue équestre au duc
d'Orléans sur la place du Carrousel. Thiers appela la Constitution un morceau
de papier malpropre. Les uns à la suite des autres - apparaissaient à la
tribune des orléanistes qui regrettaient d'avoir conspiré contre la royauté
légitime, des légitimistes qui se reprochaient d'avoir accéléré la chute de la
royauté en général par leur rébellion contre la royauté illégitime. Thiers qui
regrettait d'avoir intrigué contre Molé, Molé contre Guizot, Barrot contre tous
les trois. Le cri de « Vive la République social-démocrate! » fut déclaré
inconstitutionnel. Le cri de « Vive la République! » fut poursuivi comme
social-démocrate. Le jour de l'anniversaire de la bataille de Waterloo, un
représentant déclara : « Je crains moins l'invasion des Prussiens que la
rentrée en France des exilés révolutionnaires. » Aux plaintes contre le
terrorisme organisé à Lyon et dans les départements voisins, Baraguay
d'Hilliers répondait : « J'aime mieux la
terreur blanche que la terreur rouge. » Et l'Assemblée d'éclater en
applaudissements frénétiques, chaque fois qu'une épigramme contre la
République, contre la Révolution, contre la Constitution, pour la royauté,
pour la Sainte-Alliance tombait des lèvres de ses orateurs. Chaque violation
des plus petites formalités républicaines - ne pas appeler, par exemple, les
représentants « citoyens » -
enthousiasmait les chevaliers de l'ordre.
Les élections complémentaires du 8 juillet
à Paris, faites sous l'influence de l'état de siège et dans l'abstention d'une
grande partie du prolétariat, l'occupation de Rome par l'armée française;
l'entrée en cortège des Éminences rouges et, à leur suite, de l'inquisition
et du terrorisme des moines à Rome ajoutèrent de nouvelles victoires à la
victoire de Juin et accentuèrent l'ivresse du parti de l'ordre. Enfin, au
milieu d'août, moitié dans l'intention d'assister aux Conseils départementaux
qui venaient de se réunir, moitié par fatigue des orgies de tendances qui
duraient depuis de nombreux mois, les royalistes décrétèrent une prorogation de
deux mois à l’Assemblée nationale. Avec une ironie bien visible ils laissèrent
une commission de vingt-cinq représentants, la crème des légitimistes et des
orléanistes, un Molé, un Changarnier, comme représentants de l'Assemblée
nationale et gardiens de la République. L'ironie
était plus profonde qu'ils le pensaient. Condamnés par l'histoire à aider à
renverser la royauté qu'ils aimaient, ils étaient destinés par elle à conserver
la République qu'ils haïssaient.
Avec la prorogation
de l’Assemblée législative se termina
la deuxième période de l'existence de la République constitutionnelle, sa
période de gourme royaliste.
L'état de siège de Paris une fois levé,
l'action de la presse avait repris de nouveau. Durant la suspension des
journaux social-démocrates, pendant la période de la législation répressive et
des insanités royalistes, le Siècle, l'ancien
représentant littéraire des petits
bourgeois monarchistes constitutionnels, se républicanisa. La Presse, l'ancien interprète littéraire
des réformateurs bourgeois, se
démocratisa: le National, l'ancien
organe classique des bourgeois
républicains, se socialisa.
Les sociétés
secrètes croissaient en extension et en intensité, à mesure que les clubs publics devenaient impossibles.
Les associations industrielles ouvrières,
tolérées comme étant des sociétés purement commerciales, sans aucune
valeur économique, devenaient, au point de vue politique, autant de moyens
d'unir le prolétariat. Le 13 juin avait enlevé aux différents partis
semi-révolutionnaires leurs chefs officiels les masses qui restaient y
gagnèrent d'agir de leur propre chef. Les chevaliers de l'ordre avaient intimidé
en prophétisant des horreurs de la République rouge; les excès grossiers, les
atrocités hyperboréennes de la contre-révolution victorieuse en Hongrie, en
Bade, à Rome lavèrent la «République rouge ». Quant aux couches intermédiaires
mécontentes de la société française, elles commençaient à préférer les
prédictions de la République rouge avec ses atrocités problématiques aux
atrocités de la monarchie blanche avec leur caractère de désespoir réel. Aucun
socialiste ne fit en France plus de propagande révolutionnaire que Haynau [66]. A chaque capacité selon ses oeuvres !
Cependant, Louis Bonaparte mettait à profit
les vacances de l'Assemblée nationale pour faire des voyages princiers dans
les provinces; les légitimistes les plus ardents allaient en pèlerinage à Ems [67] auprès du
descendant de saint Louis, et la masse des représentants du peuple, amis de
l'ordre, intriguait dans les conseils départementaux qui venaient de se
réunir. Il s'agissait de leur faire exprimer ce que la majorité de l'Assemblée
nationale n'osait pas encore dire, déclaration
d'urgence de la révision immédiate de la Constitution. Constitutionnellement,
la Constitution ne pouvait être révisée qu'en 1852 par une Assemblée nationale
convoquée spécialement à cet effet. Mais si la majorité des conseils
départementaux se prononçait dans ce sens, l'Assemblée nationale ne devait-elle
pas, à l'appel de la France, sacrifier la virginité de la Constitution?
L'Assemblée nationale nourrissait les mêmes espoirs à l'égard de ces assemblées
provinciales que les nonnes à l'égard des Pandours dans la Henriade de Voltaire. Mais les Putiphars, de l'Assemblée nationale
n'avaient affaire, à quelques exceptions près, qu'à autant de Joseph
provinciaux. La majorité écrasante ne voulut pas comprendre l'insinuation pressante.
La révision de la Constitution fut mise à mal par les instruments mêmes qui
devaient l'appeler à la vie par les votes des Conseils départementaux. La voix
de la France, et, à la vérité, celle de la France bourgeoise, avait parlé et
s'était prononcée contre la révision.
Au début d'octobre, l'Assemblée nationale
législative se réunit de nouveau - quantum
mutatus ab illo [68]. Sa physionomie
était modifiée du tout au tout. Le rejet inattendu de la révision de la part
des conseils départementaux l'avait ramenée dans les limites de la Constitution
et lui avait montré les limites de sa durée. Les orléanistes avaient été rendus
méfiants par les pèlerinages des légitimistes à Ems, les légitimistes avaient
conçu des soupçons des pourparlers des orléanistes avec Londres, les journaux
des deux fractions avaient attisé le feu et pesé les prétentions réciproques de
leurs prétendants, orléanistes et légitimistes unis gardaient rancune aux
bonapartistes de leurs menées que révélaient les voyages princiers, les tentatives
plus ou moins visibles d'émancipation du président, le langage plein de
prétention des journaux bonapartistes; Louis Bonaparte gardait rancune à
l'Assemblée nationale qui ne trouvait légitime que la conspiration légitimiste
orléaniste, à un ministère qui le trahissait constamment au profit de
l'Assemblée nationale. Enfin, le ministère lui-même était divisé sur la
politique romaine et sur l'impôt sur le
revenu, proposé par le ministre Passy et dénoncé comme socialiste par les
conservateurs.
Une des premières propositions du ministère
Barrot à l'Assemblée législative réunie de nouveau, fut une demande de crédit
de 300 000 francs pour constituer un douaire à la duchesse d'Orléans. L'Assemblée nationale l'accorda, ajoutant ainsi
au registre des dettes de la nation française une somme de sept millions de
francs. Ainsi, pendant que Louis-Philippe continuait à jouer avec succès le
rôle du « pauvre honteux », ni le
ministère n'osait proposer une augmentation de traitement en faveur de
Bonaparte, ni l'Assemblée ne paraissait disposée à l'accorder. Et Louis
Bonaparte hésitait, comme toujours, devant ce dilemne : Aut Caesar, aut Clichy [69].
La deuxième demande de crédit ministérielle
de neuf millions de francs pour payer les frais
de l'expédition de Rome accrut la tension entre Bonaparte d'un côté et les
ministres de l'Assemblée nationale de l'autre. Louis Bonaparte avait fait
paraître, dans Le Moniteur, une
lettre à son officier d'ordonnance, Edgar Ney, où il astreignait le
gouvernement papal à des garanties constitutionnelles. Le pape de son côté,
avait lancé une allocution - motu proprio [70] - où il repoussait
toute restriction à son pouvoir restauré. Avec sa lettre, Bonaparte soulevait
par une indiscrétion voulue le rideau de son cabinet, pour poser luimême devant
la galerie comme un génie plein de bonne volonté, mais méconnu, et enchaîné
dans sa propre maison. Ce n'était pas la première fois qu'il jouait, plein de
coquetterie, avec les «coups d'aile furtifs d'une âme libre». Thiers, le
rapporteur de la commission, ignora complètement le coup d'aile de Bonaparte et
se contenta de traduire en français l'allocution papale. Ce ne fut pas le
ministère, mais Victor Hugo qui essaya de sauver le président par un ordre du
jour où l'Assemblée nationale devait approuver la lettre de Napoléon. Allons donc ! Allons donc ! C'est sous
cette interjection frivole et irrespectueuse que la majorité enterra la
proposition de Hugo. La politique du président ? La lettre du
président ? Le président lui-même ? Allons donc! Allons donc ! Qui diable prend donc M. Bonaparte au sérieux ? Croyez-vous, monsieur
Victor Hugo, que nous vous croyons, quand vous dites que vous croyez au
président ? Allons donc! Allons
donc !
Enfin, la rupture entre Bonaparte et
l'Assemblée nationale fut précipitée par la discussion sur le rappel des d'Orléans et des Bourbons. A
défaut du ministère, le cousin du président, le fils de l'ex-roi de Westphalie
avait déposé cette proposition dont le seul but était de ravaler les
prétendants légitimiste et orléaniste au même rang ou plutôt plus bas, que le prétendant bonapartiste
qui lui, du moins, était, en fait, au sommet de l'État.
Napoléon Bonaparte fut assez irrévérencieux
pour faire du rappel des familles royales
exilées et de l'amnistie des insurgés de Juin les articles d'une seule et
même proposition. L'indignation de la majorité le contraignit aussitôt à
demander pardon de cet enchantement criminel du sacré et de l'infâme, des races
royales et de l'engeance prolétarienne, des étoiles fixes de la société et des
feux follets de ses bourbiers et à accorder à chacune des deux propositions le
rang qui lui était dû. L'Assemblée nationale repoussa énergiquement le rappel
de la famille royale et Berryer, le Démosthène [71] des légitimistes,
ne laissa aucun doute sur le sens de ce vote. La dégradation bourgeoise des
prétendants, voilà le but poursuivi ! On veut leur ravir leur auréole, la
dernière majesté qui leur est restée, la majesté
de l'exil! Que penserait-on, s'écria Berryer, de celui des prétendants qui,
oublieux de son illustre origine, reviendrait vivre ici en simple particulier!
On ne pouvait dire plus nettement à Louis Bonaparte que sa présence ne lui
avait rien fait gagner, et que, si les royalistes coalisés avaient besoin de
lui ici en France comme homme neutre sur
le fauteuil présidentiel, les prétendants sérieux à la couronne devaient rester
dérobés aux regards profanes par les nuées de l'exil.
Le 1er novembre, Louis Bonaparte répondit à
l'Assemblée législative par un message qui annonçait, en des termes assez
brusques, le renvoi du ministère Barrot et la constitution d'un nouveau
ministère. Le ministère Barrot-Falloux était le ministère de la coalition
royaliste, le ministère d'Hautpoul fut le ministère de Bonaparte, l'organe du
président, face à l'Assemblée législative, le ministère des commis.
Bonaparte n'était plus l'homme simplement neutre du
10 décembre 1848. La possession du pouvoir exécutif avait groupé autour de lui
quantité d'intérêts, la lutte contre l'anarchie obligeait le parti de l'ordre
lui-même à augmenter son influence et si Bonaparte n'était plus populaire, le parti de l'ordre, lui, était impopulaire. Quant aux orléanistes et
aux légitimistes, ne pouvait-il pas espérer, grâce à leur rivalité et à la
nécessité d'une restauration monarchique quelconque, les contraindre à la reconnaissance
du prétendant neutre?
C'est du 1er novembre 1849 que date la
troisième période d'existence de la République constitutionnelle, période qui
se termine le 10 mars 1850. Ce n'est pas seulement le jeu régulier des
institutions constitutionnelles, tant admiré par Guizot, qui commence la
dispute entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif. Envers les convoitises
de restauration des orléanistes et des légitimistes coalisés, Bonaparte
représente le titre de son pouvoir réel, la République; à l'égard des
convoitises de restauration de Bonaparte, le parti de l'ordre représente le
titre de leur domination commune, la République; à l'égard des orléanistes, les
légitimistes, à l'égard des légitimistes, les orléanistes représentent le statu quo, la République. Toutes ces
fractions du parti de l'ordre dont chacune a in petto son propre roi et sa propre restauration, font prévaloir
alternativement, face aux convoitises d'usurpation et de soulèvement de leurs
rivales, la domination commune de la bourgeoisie, la forme sous laquelle les
prétentions particulières restent neutralisées et réservées - la République.
De même que Kant fait de la république,
seule forme rationnelle de l'État, un postulat de la raison pratique dont la
réalisation n'est jamais atteinte, mais qu'il faut constamment rechercher
comme but et avoir à l'esprit, de même ces royalistes en font autant avec la royauté.
Ainsi, la République constitutionnelle,
sortie des mains des républicains bourgeois en tant que formule idéologique
creuse, devient dans les mains des royalistes coalisés une forme vivante et
riche de contenu. Et Thiers disait plus vrai qu'il ne pensait quand il
déclarait : « C'est nous, les royalistes, qui sommes les vrais soutiens de la
République constitutionnelle. »
Le renversement du ministère de coalition,
l'avènement du ministère des commis a une seconde signification. Son ministre
des Finances s'appelait Fould. Fould, ministre des Finances, c'est l'abandon
officiel de la richesse nationale française à la Bourse, c'est l'administration
de la fortune publique par la Bourse et dans l'intérêt de la Bourse. Par la
nomination de Fould, l'aristocratie financière annonçait sa restauration dans
le Moniteur. Cette restauration complétait
nécessairement les autres qui constituent autant d'anneaux de la chaîne de la
République constitutionnelle.
Louis-Philippe n'avait jamais osé faire
d'un véritable loup-cervier un ministre des Finances. De même que sa
royauté était le nom idéal pour la domination de la haute bourgeoisie, les
intérêts privilégiés devaient dans ses ministères porter des noms d'une
idéologie désintéressée. La République bourgeoise poussa partout au premier
plan ce que les diverses monarchies, légitimiste comme orléaniste, tenaient
caché à l'arrière-plan. Elle fit descendre sur la terre ce que celles-ci
avaient divinisé. Elle mit les noms propres bourgeois des intérêts de classe
dominants à la place de leurs noms de saints.
Toute notre exposition a montré que la République,
dès le premier jour de son existence, n'a pas renversé, mais, au contraire,
constitué l'aristocratie financière. Mais les concessions qu'on lui faisait
étaient un destin auquel on se soumettait sans qu'on veuille le faire naître.
Avec Fould, l'initiative gouvernementale revint à l'aristocratie financière.
On se demandera comment la bourgeoisie
coalisée pouvait supporter et tolérer la domination de la finance qui, sous
Louis-Philippe, reposait sur l'exclusion ou la subordination des autres
fractions bourgeoises?
La réponse est simple.
D'abord, l'aristocratie financière
constitue elle-même une partie d'une importance prépondérante de la coalition
royaliste dont le pouvoir gouvernemental commun se nomme République. Les
coryphées et les compétences des orléanistes ne sont-ils point les anciens
alliés et complices de l'aristocratie financière? N'est-elle pas elle-même la
phalange dorée de l'orléanisme ? En ce qui concerne les légitimistes, déjà sous
Louis-Philippe ils avaient été dans la pratique de toutes les orgies de
spéculation boursières, minières et ferroviaires. Enfin, l'union de la grande
propriété foncière avec la haute finance est un fait normal. A preuve l'Angleterre,
à preuve l'Autriche même.
Dans un pays comme la France où la grandeur
de la production nationale est démesurément inférieure à la grandeur de la
dette nationale, où la rente de l'État constitue l'objet le plus important de
la spéculation, et où la Bourse forme le marché principal pour le placement du
capital qui veut s'investir de façon improductive, dans un pays de ce genre il
faut qu'une masse innombrable de gens de toutes les classes bourgeoises ou
semi-bourgeoises participent à la dette publique, au jeu de la Bourse, à la
finance. Tous ces participants subalternes ne trouvent-ils pas leurs soutiens
et leurs chefs naturels dans la fraction qui représente ces intérêts dans les
proportions les plus formidables, qui les représente dans leur totalité?
Le fait que la fortune publique échoit aux
mains de la haute finance, par quoi est-il déterminé? Par l'endettement
toujours croissant de l'État. Et l'endettement de l'État? Par l'excès continuel
de ses dépenses sur ses recettes, disproportion qui est à la fois la cause et
l'effet du système des emprunts publics.
Pour échapper à cet endettement, il faut
que l'État ou bien restreigne ses dépenses, c'est-à-dire simplifie, réduise
l'organisme gouvernemental, qu'il gouverne aussi peu que possible, qu'il
emploie le moins de personnel possible, qu'il se mette le moins possible en
relation avec la société bourgeoise. Cette voie était impossible pour le parti
de l'ordre dont les moyens de répression, dont l'immixtion officielle au nom de
l'État, dont la présence en tous lieux par le moyen d'organismes de l'État
devaient nécessairement augmenter au fur et à mesure que sa domination et que
les conditions d'existence de sa classe étaient menacées de nombreux côtés. On
ne peut réduire la gendarmerie au fur et à mesure que se multiplient les
attaques contre les personnes et la propriété.
Ou bien, il faut que l'État cherche à
éviter les dettes et arrive à un équilibre momentané, bien que provisoire, du
budget, en faisant peser sur les épaules des classes les plus riches des contributions extraordinaires. Pour
soustraire la richesse nationale à l'exploitation de la Bourse, le parti de
l'ordre devait-il sacrifier sa propre fortune sur l'autel de la patrie? Pas si bête !
Donc, sans bouleversement complet de l'État
français, pas de bouleversement du budget public français. Avec ce budget
public, nécessité de l'endettement de l'État, et, avec l'endettement de l'État,
nécessité de la domination du commerce, des dettes publiques, des créanciers de
l'État, des banquiers, des marchands d'argent, des loups-cerviers. Une fraction
seulement du parti de l'ordre participait directement au renversement de
l'aristocratie financière : les fabricants.
Nous ne parlons pas des industriels moyens, ni des petits, nous parlons des
régents des intérêts de la fabrique qui avaient sous Louis-Philippe formé la
large base de l'opposition dynastique. Leur intérêt est, incontestablement, la
diminution des frais de production, donc, la diminution des impôts qui entrent
dans la production, donc, la diminution des dettes publiques dont les intérêts
entrent dans les impôts, donc, le renversement de l'aristocratie financière.
En Angleterre - et les plus grands
fabricants français sont des petits bourgeois à côté de leurs rivaux anglais -
nous rencontrons vraiment des fabricants, un Cobden, un Bright à la tête de la
croisade contre la banque et l'aristocratie boursière. Pourquoi n'y en a-t-il
pas en France? En Angleterre, c'est l'industrie qui prédomine; en France, c'est
l'agriculture. En Angleterre, l'industrie a besoin du free trade (libre-échange), en France, elle a besoin de la protection
douanière, du monopole national à côté des autres monopoles. L'industrie
française ne domine pas la production française, les industriels français, par
conséquent, ne dominent pas la bourgeoisie française. Pour faire triompher
leurs intérêts contre les autres fractions de la bourgeoisie, ils ne peuvent
pas comme les Anglais se mettre à la tête du mouvement et pousser en même temps
à l'extrême leurs intérêts de classe; il leur faut se mettre à la suite de la
révolution et servir des intérêts qui sont contraires aux intérêts généraux de
leur classe. En février, ils avaient méconnu leur position, Février en fit des
gens avisés. Et qui est plus directement menacé par les ouvriers que
l'employeur, le capitaliste industriel? Voilà pourquoi le fabricant devint
nécessairement en France le membre le plus fanatique du parti de l'ordre. La
diminution de son profit par la
finance, qu'est-ce que c'est en
comparaison de la suppression du profit par le prolétariat?
En France, le petit bourgeois fait ce que,
normalement, devrait faire le bourgeois industriel; l'ouvrier fait ce qui,
normalement, serait la tâche du petit bourgeois; et la tâche de l'ouvrier, qui
l'accomplit? Personne. On ne la résout pas en France, en France on la proclame.
Elle n'est nulle part résolue dans les limites de la nation, la guerre de
classes au sein de la société française s'élargit en une guerre mondiale où les
nations se trouvent face à face. La solution ne commence qu'au moment où, par
la guerre mondiale, le prolétariat est mis à la tête du peuple qui domine le
marché mondial, à la tête de l'Angleterre. La révolution, trouvant là non son
terme, mais son commencement d'organisation, n'est pas une révolution au
souffle court. La génération actuelle ressemble aux Juifs que Moïse conduit à
travers le désert. Elle n'a pas seulement un nouveau monde à conquérir, il faut
qu'elle périsse pour faire place aux hommes qui seront à la hauteur du nouveau
monde.
Revenons à Fould.
Le 14 novembre 1849, Fould monta à la
tribune de l'Assemblée nationale et exposa son système financier : apologie de
l'ancien système fiscal, maintien de l'impôt des boissons, retrait de l'impôt
sur le revenu de Passy!
Et cependant Passy n'était pas un
révolutionnaire, c'était un ancien ministre de Louis-Philippe. Il appartenait à
ces puritains de la force de Dufaure et aux confidents les plus intimes de
Teste, le bouc émissaire de la monarchie de Juillet [72]. Passy avait, lui
aussi, fait l'éloge de l'ancien système fiscal, recommandé le maintien de
l'impôt sur les boissons mais il avait en même temps arraché son voile au
déficit public. Il avait expliqué la nécessité d'un nouvel impôt, de l'impôt
sur le revenu, si l'on ne voulait pas aller à la banqueroute publique. Fould,
qui recommandait celle-ci à Ledru-Rollin, plaida à la Législative en faveur du
déficit de l'État. Il promit des économies dont le secret se dévoila plus
tard : on vit, par exemple, des dépenses diminuer de 60 millions et la dette
flottante s'accroître de 200 millions - tours d'escamotage dans le groupement
des chiffres, dans l'établissement de la reddition des comptes qui aboutissaient
tous finalement à de nouveaux emprunts.
Sous Fould, l'aristocratie financière, à
côté des autres fractions bourgeoises qui la jalousaient, n'étala point,
naturellement, autant de corruption cynique que sous Louis-Philippe. Mais,
d'abord, le système restait le même, augmentation constante des dettes,
dissimulation du déficit. Puis, avec le temps, l'escroquerie boursière
d'autrefois se manifesta avec plus de cynisme. A preuve, la loi sur le chemin
de fer d'Avignon, les fluctuations mystérieuses des valeurs d'État dont un
moment parla tout Paris, enfin, les spéculations malheureuses de Fould et de
Bonaparte sur les élections du 10 mars.
Avec la restauration officielle de l'aristocratie
financière, le peuple français ne pouvait manquer de se trouver à la veille
d'un nouveau 24 février.
Dans un accès de misanthropie contre son
héritière, la Constituante avait supprimé l'impôt sur les boissons pour l'an
de grâce 1850. Ce n'est pas avec la suppression d'anciens impôts qu'on pouvait
payer de nouvelles dettes. Créton, un crétin du parti de l'ordre, avait proposé
le maintien de l'impôt des boissons avant même la prorogation de l'Assemblée
législative. Fould reprit cette proposition au nom du ministère bonapartiste et
le 20 décembre 1849, jour anniversaire de la proclamation de Bonaparte,
l'Assemblée nationale décida la restauration
de l'impôt sur les boissons.
Le premier orateur en faveur de cette
restauration n'était pas un financier, c'était le chef des jésuites,
Montalembert. Sa déduction fut d'une simplicité frappante : l'impôt, c'est la
mamelle où s'allaite le gouvernement. Le gouvernement, ce sont les instruments
de la répression, ce sont les organes de l'autorité, c'est l'armée, c'est la
police, ce sont les fonctionnaires, les juges, les ministres, ce sont les prêtres, l'attaque contre l'impôt, c'est
l'attaque des anarchistes contre les sentinelles de l'ordre qui protègent la
production matérielle et spirituelle de la société bourgeoise contre les
incursions des Vandales prolétariens. L'impôt, c'est la cinquième divinité, à
côté de la propriété, de la famille, de l'ordre et de la religion. Or, l'impôt
sur les boissons est incontestablement un impôt, et, en outre, ce n'est pas un
impôt ordinaire, mais un impôt traditionnel, d'esprit monarchique,
respectable. Vive l'impôt sur les
boissons ! Three cheers and one cheer more [73] !
Le paysan, lorsqu'il évoque le diable, lui
donne les traits du porteur de contrainte. Dès le moment où Montalembert fit de
l'impôt un dieu, le paysan devint impie, athée et se jeta dans les bras du
diable, du socialisme. La religion de
l'ordre s'était moquée de lui, les jésuites s'étaient moqués de lui, Bonaparte
s'était moqué de lui. Le 20 décembre 1849 avait irrémédiablement compromis le
20 décembre 1848. Le « neveu de son oncle » n'était pas le premier de sa
famille qui fût battu par l'impôt sur les boissons, par cet impôt qui, selon
l'expression de Montalembert, « annonce la tourmente révolutionnaire ». Le
vrai, le grand Napoléon, déclarait à Sainte-Hélène que le rétablissement de
l'impôt sur les boissons avait plus contribué à sa chute que tout le reste en
lui aliénant les paysans du midi de la France. Déjà sous Louis XIV, objet de la
haine populaire (voir les écrits de Boisguillebert et de Vauban), aboli par la
première révolution, il fut rétabli en 1808 par Napoléon sous une forme
nouvelle. Quand la Restauration rentra en France, non seulement les Cosaques
trottaient devant elle, mais aussi les promesses solennelles de la suppression
de l'impôt sur les boissons. Naturellement, la gentilhommerie n'avait pas
besoin de tenir parole à la « gent taillable à merci et miséricorde ». 1830 promit la suppression de l'impôt sur
les boissons. Ce n'était pas son genre de faire ce qu'il disait et de dire ce
qu'il faisait. 1848 promit la suppression de l'impôt sur les boissons comme il
promit tout. Enfin, la Constituante, qui ne promit rien, fit, comme nous
l'avons dit plus haut, une disposition testamentaire selon laquelle l'impôt
sur les boissons devait disparaître le 1er janvier 1850. Et c'est juste dix
jours avant le 1er janvier 1850 que la Législative le rétablit; ainsi donc le
peuple français lui donnait continuellement la chasse et quand il l'avait fait sortir
par la porte il le voyait rentrer par la fenêtre.
La haine populaire contre l'impôt sur les
boissons s'explique par le fait qu'il réunit en lui tous les côtés odieux du
système fiscal français. Son mode de perception est odieux, son mode de répartition
est aristocratique, car, les pourcentages d'impôt étant les mêmes pour les vins
les plus ordinaires et pour les plus fins, il augmente donc en proportion
géométrique dans la mesure où diminue la fortune des consommateurs, c'est un
impôt progressif à rebours. Aussi provoque-t-il directement à l'empoisonnement
des classes travailleuses en tant que prime aux vins falsifiés et fabriqués. Il
diminue la consommation en élevant des octrois aux portes de toutes les villes
de plus de 4000 habitants et en les transformant en autant de pays étrangers
prélevant des droits de douane contre le vin français. Or les gros négociants
en vin, mais plus encore les petits, les marchands de vins, sont autant
d'adversaires déclarés de l'impôt sur les boissons. Et, enfin, en diminuant la
consommation, l'impôt sur les boissons enlève à la production son débouché. En
même temps qu'il met les ouvriers des villes dans l'impossibilité de payer le
vin, il met les viticulteurs dans l'incapacité de le vendre. Or, la France
compte une population de 12 millions de vignerons. On comprend dès lors la
haine du peuple en général, on comprend notamment le fanatisme des paysans
contre l'impôt sur les boissons. En outre, dans sa restauration ceux-ci ne
virent pas un événement isolé, plus ou moins accidentel. Les paysans ont une
sorte de tradition historique qui se transmet de père en fils, et à cette école
de l'histoire on se murmurait à l'oreille que chaque gouvernement, tant qu'il
veut tromper les paysans, promet la suppression de l'impôt sur les boissons et
que dès qu'il les a trompés, il le maintient ou le rétablit. C'est à l'impôt
sur les boissons que le paysan reconnaît le bouquet du gouvernement, sa
tendance. Le rétablissement de l'impôt sur les boissons, le 20 décembre,
signifiait : Louis Bonaparte est comme
les autres; mais il n'était pas comme les autres, il était une invention des paysans, et dans les
pétitions qui comptaient des millions de signatures contre l'impôt sur les
boissons, ils reprenaient les voix qu'ils avaient accordées un an auparavant au
« neveu de son oncle.»
La population campagnarde, qui dépasse les
deux tiers de la population française, est composée dans sa plus grande partie
de propriétaires fonciers prétendument
libres. La première génération, affranchie gratuitement par la Révolution de
1789 des charges féodales, n'avait rien payé pour la terre. Mais les
générations suivantes payèrent sous la forme de prix du sol, ce que leurs aïeux
demi-serfs avaient payé sous forme de rente, de dîme, de corvées, etc. Plus, d'une
part, s'accroissait la population, plus, d'autre part, augmentait le partage
des terres - et plus le prix de la parcelle montait, car le chiffre de la
demande croissait avec son exiguïté. Mais à mesure qu'augmentait le prix que le
paysan payait pour la parcelle, soit qu'il l'achetât directement, soit qu'il
se la fit compter comme capital par ses cohéritiers, J'endettement du paysan, c'est-à-dire l'hypothèque augmentait dans la môme proportion. Le titre de
créance pris sur la terre s'appelle en effet hypothèque, nantissement sur la terre. De même que sur la propriété
moyenâgeuse s'accumulent les privilèges, de même, s'accumulent sur la parcelle
moderne les hypothèques. D'un autre
côté, dans le régime du parcellement, la terre est pour son propriétaire un pur
instrument de production. A mesure
qu'on morcelle la terre, sa fertilité diminue. L'application de la machine à la
terre, la division du travail, les grands travaux d'amélioration du sol comme
la pose de canaux, l'assèchement, l'irrigation, etc., deviennent de plus en
plus impossibles, en même temps que les faux frais de la culture s'accroissent
proportionnellement à la division de l'instrument de production lui-même. Et il
en est ainsi, que le propriétaire de la parcelle possède ou non du capital. Mais
plus la division augmente, et plus le bien-fonds constitue avec son inventaire
extrêmement misérable tout le capital du paysan parcellaire, et moins le
capital s'investit dans la terre, et plus le petit paysan manque de terre,
d'argent et de connaissances pour utiliser les progrès de l'agronomie, et plus
la culture du sol régresse. Enfin, le produit net diminue dans la mesure où s'accroît la consommation brute et où la famille du paysan tout
entière est écartée de toute autre occupation par sa propriété sans pour cela
que celle-ci soit capable de la faire vivre.
C'est donc dans la mesure où s'accroît la
population et avec elle le partage de la terre, que renchérit l'instrument de
production, la terre et que diminue sa fertilité,
c'est dans la même mesure que périclite l'agriculture et que s'endette le paysan. Et ce qui était
l'effet devient à son tour la cause. Chaque génération laisse l'autre plus
endettée, chaque nouvelle génération commence dans des conditions plus
défavorables et plus dures; l'hypothèque engendre l'hypothèque et quand le
paysan ne peut plus offrir sa parcelle, en nantissement de nouvelles dettes, c'est-à-dire la charger de nouvelles hypothèques,
il devient directement la proie de l'usure et les intérêts usuraires se font de
plus en plus énormes.
il est donc arrivé que le paysan français,
sous forme d'intérêts pour les hypothèques
mises sur la terre, sous forme d'intérêts pour des avances non hypothéquées des usuriers, cède au capitaliste non
seulement une rente foncière, non seulement le profit industriel, en un mot non
seulement tout le bénéfice net, mais
même une partie du salaire, de sorte qu'il est tombé au degré du tenancier irlandais; et tout cela sous
le prétexte d'être propriétaire privé.
Ce procès fut accéléré en France par les charges fiscales toujours croissantes et
par les frais de justice provenant
soit directement des formalités mêmes dont la législation française entoure la
propriété foncière, soit des conflits innombrables amenés par les parcelles qui
partout se touchent et s'enchevêtrent, soit de la fureur processive des paysans
dont la jouissance de la propriété se borne à faire prévaloir fanatiquement la
propriété imaginaire, le droit de propriété.
D'après un tableau statistique, datant de 1840, le produit brut du sol en France
s'élevait à 5 237 178 000 francs. Il
faut en déduire 3 552 000 000 de
francs pour les frais de culture, y compris la consommation des hommes qui la
travaillent. Reste un produit net le 1685
178 000 francs dont il faut retrancher 550
millions pour les intérêts hypothécaires, 100 millions pour les
fonctionnaires de la justice, 350 millions
pour les impôts et 107 millions pour
les droits d'enregistrement, de timbre et d'hypothèques, etc. Reste la
troisième partie du produit net, 538 millions;
répartis par tête de la population, cela ne fait même pas 25 francs de produit
net. Naturellement, ne sont portés en compte dans ce calcul ni l'usure non
hypothécaire, ni les honoraires d'avocats, etc.
On comprendra quelle fut la situation des
paysans français quand la République eut ajouté encore de nouvelles charges aux
anciennes. On voit que son exploitation ne se distingue que par la forme de l'exploitation du prolétariat
industriel. L'exploiteur est le même : le Capital.
Les capitalistes pris isolément exploitent les paysans pris isolément
par les hypothèques et l'usure. La classe capitaliste exploite
la classe paysanne par l'impôt d'État.
Le titre de propriété est le talisman au moyen duquel le capital l'a jusqu'ici
ensorcelée, le prétexte sous lequel il l'a excitée contre le prolétariat industriel.
Seule, la chute du capital peut élever le paysan, seul, un gouvernement anticapitaliste,
prolétarien, peut le faire sortir de sa misère économique, de sa dégradation
sociale. La République constitutionnelle c'est
la dictature de ses exploiteurs coalisés, la République social-démocrate, la République rouge, c'est la dictature de ses
alliés. Et la balance monte ou baisse, selon les voix que le paysan jette dans
l'urne électorale. C'est à lui-même de décider de son sort. Voilà ce que
disaient les socialistes dans des pamphlets, des almanachs, des calendriers,
des tracts de toute sorte. Ce langage lui devenait plus compréhensible grâce
aux écrits contraires du parti de l'ordre qui, s'adressant à lui de son côté,
par son exagération grossière, l'interprétation et la représentation brutales
des intentions et des idées des socialistes, atteignait au vrai ton du paysan
et excitait sa convoitise du fruit défendu. Mais le langage le plus
compréhensible, c'étaient les expériences mêmes que la classe paysanne avait
faites de l'exercice du droit de suffrage, et les déceptions qui, dans la
précipitation révolutionnaire, coup sur coup s'abattaient sur elle. Les révolutions sont les locomotives de
l'histoire.
Le bouleversement graduel se manifesta chez
les paysans par différents symptômes. Il se montra déjà aux élections pour
l'Assemblée législative, il se montra dans l'état de siège proclamé dans les
cinq départements limitrophes de Lyon, il se montra quelques mois après le 13
juin dans l'élection d'un montagnard à la place de l'ancien président de la Chambre introuvable [74] par le département
de la Gironde, il se montra le 20 décembre 1849
dans l'élection d'un député rouge à la place d'un légitimiste décédé dans
le département du Gard, cette terre
promise des légitimistes, théâtre des forfaits les plus effroyables contre les
républicains en 1794 et 1795, centre de la terreur blanche en 1815 où libéraux
et protestants furent ouvertement assassinés. C'est après le rétablissement de
l'impôt sur les boissons que ce révolutionnement de la classe la plus
stationnaire se manifesta de la façon la plus visible. Les mesures gouvernementales
et les lois de janvier et de février 1850 sont presque exclusivement dirigées
contre les départements et les paysans. C'est la preuve la plus
frappante de leurs progrès.
La circulaire
d'Hautpoul faisant du gendarme l'inquisiteur du préfet, du sous-préfet et
avant tout du maire, qui organisait l'espionnage jusque dans les recoins de la
commune rurale la plus éloignée, la loi
contre les instituteurs [75] qui les
soumettait, eux, les capacités, les porte-parole, les éducateurs et les
interprètes de la classe paysanne, à l'arbitraire du préfet qui les
pourchassait comme du gibier, eux, les prolétaires de la classe des gens
instruits, d'une commune dans l'autre; la proposition de loi contre les maires
qui suspendait au-dessus de leurs têtes l'épée de Damoclès de la Révolution et
qui les opposait à chaque instant, eux, les présidents des communes rurales, au
président de la République et au parti de l'ordre; l'ordonnance [76] qui transformait
les 17 divisions militaires de la France en quatre pachaliks et qui octroyait
aux Français la caserne et le bivouac pour salon national : la loi sur l'enseignement [77] par laquelle le
parti de l'ordre proclamait que l'inconscience et l'abrutissement de la France
par la force sont la condition de son existence sous le régime du suffrage universel,
qu'étaient-ce que toutes ces lois et mesures ? Autant de tentatives désespérées
de gagner à nouveau au parti de l'ordre les départements et les paysans des
départements.
Considérés comme moyens de répression, ils étaient pitoyables et allaient à l'encontre
de leur propre but. Les grandes mesures comme le maintien de l'impôt sur les
boissons, l'impôt des 45 centimes, le rejet dédaigneux des pétitions des
paysans demandant le remboursement des milliards, etc., toutes ces foudres
législatives frappaient la classe paysanne une seule fois seulement en grand,
le coup venant du centre; les lois et mesures mentionnées firent de l'attaque
et de la résistance la conversation journalière générale de chaque chaumière, inoculant la révolution dans chaque
village, la localisant et en faisant la
révolution paysanne.
D'autre part ces propositions de Bonaparte,
leur adoption par l'Assemblée nationale, ne prouvent-elles pas l'union des
deux pouvoirs de la République constitutionnelle, du moins quand il s'agit de
la répression de l'anarchie, c'est-à-dire de toutes les classes qui s'insurgent
contre la dictature bourgeoise? Soulouque
n'avait-il pas, immédiatement après son brusque message, assuré la
Législative de son dévouement à l'ordre par le message de Carlier, qui suivit
immédiatement, de cette caricature obscène, grossière de Fouché [78], comme Louis
Bonaparte lui-même était la plate caricature de Napoléon?
La loi
sur l'enseignement nous montre l'alliance des jeunes catholiques et des
vieux voltairiens. La domination des bourgeois unis pouvait-elle être autre
chose que le despotisme coalisé de la Restauration amie des jésuites et de la
monarchie de Juillet jouant à l'esprit fort. Les armes qu'une des fractions
bourgeoises avait distribuées parmi le peuple contre l'autre dans leurs luttes
réciproques pour la suprématie, ne fallait-il pas les reprendre au peuple
depuis qu'il se dressait face à leur dictature conjuguée? Rien, pas même le
rejet des concordats à l'amiable n'a
plus indigné la boutique parisienne que ce coquet étalage de jésuitisme.
Cependant, les collisions continuaient aussi
bien entre les différentes fractions du parti de l'ordre qu'entre l'Assemblée
nationale et Bonaparte. Il ne plut guère à l'Assemblée nationale que
Bonaparte, immédiatement après son coup d'État, après la formation de son
propre ministère bonapartiste, mandât devant lui les invalides de la monarchie
maintenant nommés préfets, et fît de leur agitation anticonstitutionnelle en
faveur de sa réélection à la présidence la condition de leur maintien dans leur
fonction, que Carlier célébrât son inauguration par la suppression d'un club
légitimiste, que Bonaparte fondât son propre journal, Le Napoléon, qui révélait au public, les convoitises secrètes du
président, alors que ses ministres étaient obligés de les désavouer à la
tribune de la Législative; il ne lui plut guère, ce maintien insolent du
ministère en dépit de plusieurs votes de défiance, guère non plus la tentative
de capter la faveur des sous-officiers par une haute paie journalière de quatre
sous et la faveur du prolétariat par un plagiat des Mystères, d'Eugène Sue, par une banque de prêts d'honneur [79]; guère enfin
l'impudence avec laquelle on faisait proposer par les ministres la déportation
en Algérie des derniers insurgés de Juin restants pour rejeter l'impopularité
en gros sur les représentants législatifs, alors que le président se réservait
pour lui-même la popularité en détail au moyen de quelques actes de grâce.
Thiers laissa tomber des paroles menaçantes de coups d'État et de coups de tête, et
la Législative se vengea de Bonaparte en rejetant toute proposition de loi
qu'il déposait pour lui-même, en soumettant à une enquête bruyante et pleine de
méfiance chacune de celles qu'il faisait dans l'intérêt général pour voir si,
en augmentant le pouvoir exécutif, il ne visait pas le profit de son pouvoir
personnel. En un mot, elle se vengeait
par la conspiration du mépris. Le parti des légitimistes, de son côté,
voyait avec mécontentement les orléanistes, plus capables, s'emparer de nouveau
de presque tous les postes et la centralisation croître, alors qu'il cherchait
par principe son salut dans la décentralisation.
Et c'était la vérité. La contre-révolution centralisait à tour de bras, c'est-à-dire qu'elle préparait le
mécanisme de la révolution. Par le cours forcé des billets de banque, elle centralisait même l'or et l'argent de la
France dans la Banque de Paris, créant ainsi le trésor de guerre tout prêt de la révolution.
Les orléanistes, enfin, constataient avec
dépit qu'on opposait le principe de la légitimité à leur principe du bâtard et
se voyaient négligés et maltraités à chaque instant en tant que mésalliance
bourgeoise du noble époux.
Nous avons vu peu à peu les paysans, les
petits bourgeois, les couches moyennes en général passer aux côtés du
prolétariat, poussés à l'opposition ouverte contre la République officielle,
traités en adversaires par celle-ci. Révolte
contre la dictature bourgeoise, besoin d'une modification de la société,
maintien des institutions démocratiques-républicaines comme étant ses organes
moteurs, groupement autour du prolétariat en tant que force révolutionnaire
décisive - telles sont les caractéristiques communes de ce qu'on a
appelé le parti de la social-démocratie,
le parti de la République rouge. Ce parti
de l'anarchie, comme le baptisent ses adversaires, n'est pas moins que le parti de l'ordre, une coalition
d'intérêts différents. De la plus petite réforme de l'ancien désordre social
jusqu'à la subversion de l'ancien ordre social, du libéralisme bourgeois
jusqu'au terrorisme révolutionnaire, tels sont les lointains extrêmes qui
constituent le point de départ et le point terminal du parti de
l' « anarchie ».
La suppression des droits protecteurs -
c'est du socialisme! car elle s'attaque au monopole de la fraction industrielle du parti de l'ordre. La
régularisation du budget de l'État, c'est du socialisme! car elle s'attaque au
monopole de la fraction financière du
parti de l'ordre. L'entrée libre de la viande et des céréales étrangères, c'est
du socialisme! car elle s'attaque au monopole de la troisième fraction du
parti de l'ordre, de la grande propriété
foncière. Les revendications du parti libre-échangiste, c'est-à-dire du
parti bourgeois anglais le plus avancé, apparaissaient en France, comme autant
de revendications socialistes. Le voltairianisme, c'est du socialisme! car il
s'attaque à une quatrième fraction du parti de l'ordre, la fraction catholique. Liberté de la presse, droit
d'association, instruction générale du peuple, c'est du socialisme, du
socialisme! Ils s'attaquent au monopole du parti de l'ordre dans son ensemble.
La marche de la révolution avait mûri si
rapidement la situation que les amis des réformes de toutes nuances, que les
exigences les plus modestes des classes moyennes étaient contraints de se
grouper autour du drapeau du parti subversif le plus extrême, autour du drapeau
rouge.
Aussi varié que fût d'ailleurs le
socialisme des diverses grandes fractions du parti de l'anarchie, suivant les
conditions économiques et tous les besoins révolutionnaires de leur classe ou
de leur fraction de classe qui en découlaient, il était d'accord sur un point -
proclamer qu'il est le moyen d'émancipation du prolétariat et que l'émancipation
de celui-ci est son but. Tromperie voulue chez les uns, illusion chez les
autres, qui proclament le monde transformé selon leurs besoins comme le
meilleur des mondes pour tous, comme la réalisation de toutes les exigences
révolutionnaires, et la suppression de toutes les collisions révolutionnaires.
Sous les phrases socialistes générales
assez semblables du parti de l'anarchie se cache le socialisme du National, de
la Presse et du Siècle qui veut, de façon plus ou moins conséquente, renverser
la domination de l'aristocratie financière et délivrer l'industrie et le
commerce de leurs chaînes antérieures. C'est le socialisme de l'industrie, du
commerce et de l'agriculture dont les régents dans le parti de l'ordre renient
ses intérêts dans la mesure où ils ne concordent plus avec leurs monopoles
privés. De ce socialisme bourgeois qui, naturellement, comme chacune des variétés
de socialisme, rallie une partie des ouvriers et des petits bourgeois, se
distingue le socialisme petit-bourgeois proprement dit, le socialisme par
excellence. Le capital pourchasse cette classe principalement en tant que
créancier, elle demande des institutions de crédit; il l'écrase par la
concurrence et elle demande des associations subventionnées par l'État; il
l'accable par la concentration et elle demande des impôts progressifs, des
restrictions à l'héritage, l'entreprise par l'État de grands travaux et
d'autres mesures qui entravent de vive force la croissance du capital. Comme
elle rêve d'une réalisation pacifique de son socialisme - sauf peut-être une
seconde révolution de Février de quelques jours - le procès historique prochain
lui paraît naturellement comme l'application de systèmes que les penseurs
sociaux conçoivent ou ont conçu, soit en compagnie, soit en inventeurs isolés.
Les petits bourgeois deviennent ainsi les éclectiques ou les adeptes des
systèmes socialistes existants, du socialisme doctrinaire qui n'a été
l'expression théorique du prolétariat qu'aussi longtemps que celui-ci ne
s'était pas développé encore suffisamment jusqu'à devenir un mouvement
historique libre indépendant.
Ainsi donc, pendant que l'utopie, le
socialisme doctrinaire qui subordonne l'ensemble du mouvement à un de ses
moments, qui met à la place de la production commune, sociale, l'activité
cérébrale du pédant individuel et dont la fantaisie supprime la lutte
révolutionnaire des classes avec ses nécessités au moyen de petits artifices ou
de grosses sentimentalités, pendant que ce socialisme doctrinaire qui
se borne au fond à idéaliser la société
actuelle, à en reproduire une image sans aucune ombre et qui veut faire
triompher son idéal contre la réalité sociale, alors que le prolétariat laisse
ce socialisme à la petite bourgeoisie, alors que la lutte des différents
systèmes entre eux fait ressortir chacun des prétendus systèmes comme le
maintien prétentieux d'un des points de transition du bouleversement social
contre l'autre point, le prolétariat se groupe de plus en plus autour du
socialisme révolutionnaire, autour du communisme pour lequel la bourgeoisie
elle-même a inventé le nom de Blanqui. Ce socialisme est la déclaration
permanente de la révolution, la dictature de classe du prolétariat, comme point
de transition nécessaire pour arriver à la suppression des différences de
classes en général, à la suppression de tous les rapports de production sur
lesquels elles reposent, à la suppression de toutes les relations sociales qui
correspondent à ces rapports de production, au bouleversement de toutes les
idées qui émanent de ces relations sociales.
L'espace réservé à cet exposé ne permet pas
de développer davantage ce sujet.
Nous avons vu que si dans le parti de
l'ordre, ce fut l'aristocratie financière qui prit nécessairement la tête, dans
le parti de l' « anarchie », ce fut le prolétariat. Alors que les diverses
classes unies en une ligue révolutionnaire se groupaient autour du prolétariat,
alors que les départements devenaient de moins en moins sûrs et que l'Assemblée
législative elle-même s'irritait de plus en plus contre les prétentions du
Soulouque français, les élections complémentaires, longtemps ajournées et
retardées pour remplacer les Montagnards, proscrits du 13 juin, approchaient.
Méprisé par ses ennemis,
maltraité et journellement humilié par ses prétendus amis, le gouvernement ne
voyait qu'un moyen de sortir de sa situation répugnante et insupportable :
l'émeute. Une émeute à Paris aurait permis de proclamer l'état de siège dans la
capitale et dans les départements et d'être ainsi maître des élections. D'autre
part, les amis de l'ordre, face à un gouvernement ayant remporté la victoire
sur l'anarchie, étaient contraints à des concessions s'ils De voulaient pas
eux-mêmes apparaître comme des anarchistes.
Le gouvernement se mit à
l'œuvre. Au commencement de février 1850,
on provoqua le peuple en abattant les arbres de la liberté [80]. Ce fut en vain.
Une fois que les arbres de la liberté eurent perdu leur place, ce fut le
gouvernement lui-même qui perdit la tête et qui recula, effrayé devant sa
propre provocation. Mais l'Assemblée nationale accueillit cette maladroite
tentative d'émancipation de Bonaparte avec une méfiance glaciale. L'enlèvement
des couronnes d'immortelles de la colonne de Juillet n'eut pas plus de
succès [81]. Elle fournit à
une partie de l'armée l'occasion de manifestations révolutionnaires et à
l'Assemblée nationale le prétexte d'un vote de défiance plus ou moins déguisé
contre le ministère. Ce fut vainement que la presse du gouvernement menaça de
la suppression du suffrage universel, de l'invasion des cosaques. Vainement,
d'Hautpoul invita-t-il en pleine Législative la gauche à descendre dans la rue
en déclarant que le gouvernement était prêt à la recevoir. D'Hautpoul n'obtint
rien d'autre qu'un rappel à l'ordre du président, et le parti de l'ordre laissa
avec une secrète joie maligne, un député de la gauche persifler les convoitises
usurpatrices de Bonaparte. Vainement, enfin, prophétisa-t-on une révolution
pour le 24 février. Le gouvernement fit en sorte que le 24 février fût ignoré
du peuple.
Le prolétariat ne se laissait
provoquer à aucune émeute parce qu'il était sur le point de faire une
révolution.
Sans se laisser arrêter par
les provocations du gouvernement qui ne faisaient qu'augmenter l'irritation
générale contre l'état de choses existant, le comité électoral entièrement sous
l'influence des ouvriers présenta trois candidats pour Paris : Deflotte, Vidal
et Carnot. Deflotte était un déporté de Juin, amnistié dans un des accès de
popularité de Bonaparte, c'était un ami de Blanqui et il avait participé à
l'attentat du 15 mai; Vidal, connu
comme écrivain communiste par son livre De la Répartition des richesses, ancien
secrétaire de Louis Blanc à la Commission du Luxembourg; Carnot, fils du
conventionnel qui avait organisé la victoire, le moins compromis des membres du
parti du National, ministre de l'Enseignement dans le Gouvernement provisoire
et dans la Commission exécutive et dont le projet de loi démocratique sur
l'enseignement populaire était une protestation vivante contre la loi sur
l'enseignement due aux jésuites. Ces trois candidats représentaient les trois
classes alliées : en tête l'insurgé de Juin, le représentant du prolétariat
révolutionnaire; à côté de lui le socialiste doctrinaire, le représentant de la
petite bourgeoisie socialiste; le troisième, enfin, le représentant du parti
républicain bourgeois dont les formules démocratiques, face au parti de l'ordre,
acquéraient un sens socialiste et avaient perdu depuis longtemps leur sens
propre. C'était comme en Février, une coalition générale contre la bourgeoisie et le gouvernement. Mais,
cette fois, le prolétariat était à la tête
de la ligue révolutionnaire.
En dépit de tous les efforts,
les candidats socialistes triomphèrent. L'armée elle-même vota pour l'insurgé
de Juin contre son propre ministre de la Guerre, Lahitte. Le parti de l'ordre
fut comme frappé de la foudre. Les élections départementales ne le consolèrent
pas, leur résultat fut une majorité de montagnards.
L'élection du 10 mars 1850 [82]. C'était la
rétractation de juin 1848 : les
massacreurs et les déporteurs des insurgés de Juin rentrèrent à l'Assemblée
nationale, mais l'échine basse, à la suite des déportés et leurs principes au
bout des lèvres. C'était la rétractation du 13 juin 1849 : la Montagne
proscrite par l'Assemblée nationale rentrait à l'Assemblée nationale, mais
comme la trompette avancée de la révolution et non plus comme son chef. C'était
la rétractation du 10 décembre : Napoléon
avait essuyé un échec avec soin ministre Lahitte. L'histoire parlementaire
de la France ne connaît qu'un cas analogue; l'échec de Haussy, ministre de
Charles X en 1830. L'élection du 10 mars 1850 était enfin la cassation de celle
du 13 mai qui avait donné la majorité au parti de l'ordre. L'élection du 10
mars protestait contre la majorité du 13 mai. Le 10 mars était une révolution.
Derrière les bulletins de vote il y a les pavés.
« Le vote du 10 mars, c'est la
guerre », s'écria Ségur d'Aguesseau, un des membres les plus avancés du parti
de l'ordre.
Avec le 10 mars 1850 la
République constitutionnelle entre dans une nouvelle phase, dans la phase de sa dissolution. Les différentes
fractions de la majorité sont de nouveau unies entre elles et à Bonaparte.
Elles sont de nouveau les chevaliers de l'ordre et il est de nouveau leur homme neutre. Lorsqu'elles se rappellent
qu'elles sont royalistes, c'est uniquement parce qu'elles désespèrent de la
possibilité de la République bourgeoise, lorsqu'il se souvient qu'il est
président, c'est uniquement parce qu'il désespère de le rester.
A l'élection de Deflotte,
l'insurgé de Juin, Bonaparte riposte sur l'indication du parti de l'ordre par
la nomination de Baroche comme ministre de l'Intérieur, de Baroche l'accusateur
de Blanqui et de Barbès, de Ledru-Rollin et de Guinard. A l'élection de Carnot,
la Législative riposte par le vote de la loi sur l'enseignement, à l'élection
de Vidal par l'étouffement de la presse socialiste. Par les coups de trompette
de sa presse, le parti de l'ordre cherche à dissiper sa propre peur. « Le
glaive est sacré », s'écrie un de ses organes. « Il faut que les défenseurs de
l'ordre prennent l'offensive contre le parti rouge », dit un autre. « Entre le
socialisme et la société, c'est un duel à mort, une guerre impitoyable, sans
répit; dans ce duel désespéré, il faut que l'un ou l'autre disparaisse, si la
société n'anéantit pas le socialisme, c'est le socialisme qui anéantira la
société », chante un troisième coq de l'ordre. Élevez les barricades de
l'ordre, les barricades de la religion, les barricades de la famille! Il faut
en finir avec les 127 000 électeurs de Paris! Une nuit de
Saint-Barthélemy [83] des socialistes!
Et le parti de l'ordre croit un instant à la certitude de sa propre victoire.
C'est contre les « boutiquiers de
Paris » que ses organes se démènent de la façon la plus fanatique.
L'insurgé de Juin, représentant élu par les boutiquiers de Paris! Cela veut
dire qu'un second juin 1848 est impossible, cela veut dire qu'un second 13 juin
1849 est impossible, cela veut dire que l'influence morale du capital est
brisée, cela veut dire que l'Assemblée bourgeoise ne représente plus que la
bourgeoisie, cela veut dire que la grande propriété est perdue, puisque son
vassal, la petite propriété, cherche son salut dans le camp des non-possédants.
Le parti de l'ordre revient
naturellement à son inévitable lieu
commun. « Davantage de répression », s'écrie-t-il, « répression décuplée!
», mais sa force de répression est dix fois plus faible tandis que la
résistance a centuplé. L'instrument principal de la répression même, l'armée,
ne faut-il pas la réprimer? Et le parti de l'ordre prononce son dernier mot : «
Il faut rompre le cercle de fer d'une légalité étouffante. La République constitutionnelle est impossible. Il nous faut
lutter avec nos vraies armes, depuis février 1848, nous avons combattu la
Révolution avec ses armes et sur son terrain nous avons accepté ses institutions, la Constitution est une
forteresse qui ne protège que les assaillants, non les assiégés! En nous
dissimulant dans le ventre du cheval de Troie, dans Ilion la sainte, nous
n'avons pas, imitant nos ancêtres, les Grecs,
conquis la ville ennemie, nous nous sommes faits, au contraire, nous-mêmes
prisonniers. »
Mais le fondement de la
Constitution est le suffrage universel. La
suppression du suffrage universel, ce
sera le dernier mot du parti de l'ordre de la dictature bourgeoise.
Le suffrage universel leur
donna raison le 24 mai 1848, le 20 décembre 1848, le 13 mai 1849, le 8 juillet
1849. Le suffrage universel s'est fait tort à lui-même le 10 mars 1850. La domination bourgeoise en tant
qu'émanation et résultat du suffrage universel, en tant qu'expression de la
volonté du peuple souverain, voilà le sens de la Constitution bourgeoise. Mais
à partir du moment où le contenu de ce droit de suffrage, de cette volonté
souveraine n'est plus la domination bourgeoise, la Constitution a-t-elle encore
un sens? N'est-ce pas le devoir de la bourgeoisie de réglementer le droit de
vote de telle façon qu'il veuille le raisonnable, sa domination? Le suffrage
universel en supprimant constamment à nouveau le pouvoir public existant et en
le faisant émaner à nouveau de son sein, ne supprime-t-il pas toute stabilité,
ne met-il pas à chaque instant en question tous les pouvoirs établis,
n'anéantit-il pas l'autorité, ne menace-t-il pas de faire de J'anarchie même
l'autorité? Après le 10 mars 1850, qui
pouvait encore en douter? En rejetant le suffrage universel dont elle s'était
jusqu'alors drapée, et dans lequel elle puisait sa toute-puissance, la
bourgeoisie avoue sans détours : « Notre
victoire s'est maintenue jusqu'ici par la volonté du peuple, il faut l'affermir
maintenant contre la volonté du peuple. » Et, d'une façon conséquente, elle
cherche ses appuis non plus en France, mais
au dehors, à l'étranger, dans l'invasion.
Avec l'invasion, elle soulève,
second Coblence ayant établi son siège en France même, toutes les passions
nationales contre elle. Avec son attaque contre le suffrage universel, elle
fournit à la nouvelle révolution un prétexte
général, et la révolution a besoin d'un prétexte de ce genre. Tout prétexte
particulier séparerait les fractions
de la ligue révolutionnaire et ferait ressortir leurs différences. Le prétexte général, il étourdit les classes
semi-révolutionnaires, il leur permet de s'illusionner elles-mêmes sur le caractère déterminé de la révolution à
venir, sur les conséquences de leur propre action. Toute révolution a besoin
d'une question de banquets. Le suffrage universel, c'est la question de
banquets de la nouvelle révolution.
Mais les fractions bourgeoises coalisées
sont déjà condamnées en se réfugiant, de la seule forme possible de leur
pouvoir commun, la forme la plus
puissante et la plus achevée de leur domination
de classe, la République
constitutionnelle, vers la forme inférieure incomplète et plus faible de la
monarchie. Elles ressemblent à ce
vieillard qui, pour reconquérir ses forces juvéniles, reprenait ses beaux
habits d'enfant et cherchait, avec bien du mal, à en recouvrir ses membres
flétris. Leur République n'avait qu'un mérite, celui d'être la serre chaude de la révolution.
Le 10 mars 1850 porte la suscription :
«
Après moi le déluge. »
L'ABOLITION
DU SUFFRAGE UNIVERSEL
EN 1850
EN 1850
La suite des trois chapitres précédents fut publiée
dans le dernier double fascicule (5 et 6) de la Neue Rheinische Zeitung.
Après y avoir décrit, tout d'abord, la grande crise
commerciale qui éclata en 1817 en Angleterre et expliqué, par ses répercussions
sur le continent européen, le caractère aigu qu’y prirent les complications
politiques allant jusqu'aux révolutions de février et de mars 1848, Marx expose
ensuite comment la prospérité du commerce et de l'industrie, revenue au cours
de 1848 et encore accrue en 1849, paralysa l'essor révolutionnaire et rendit
possible les victoires simultanées de la réaction. Puis, parlant spécialement
de la France, il écrit :
Les mêmes symptômes se
montrèrent en France à partir de 1849 et, en particulier, depuis le début de
1850. Les industries parisiennes sont en pleine activité, et les fabriques de
cotonnades de Rouen et de Mulhouse marchent aussi assez bien, quoique les prix
élevés de la matière première eussent, comme en Angleterre, fait l'effet de
frein. Le développement de la prospérité en France fut, en outre,
particulièrement favorisé par la large réforme des tarifs douaniers en Espagne
et par l'abaissement au Mexique des droits de douane sur différents articles de
luxe; vers ces deux marchés, l'exportation des marchandises françaises a
considérablement augmenté. La multiplication des capitaux entraîna en France
une série de spéculations dont le prétexte fut l'exploitation sur une grande
échelle des mines d'or de la Californie. Une foule de sociétés surgirent dont
le bas montant des actions et les prospectus teintés de socialisme faisaient
directement appel à la bourse des petits bourgeois et des ouvriers et qui
aboutissent toutes à cette escroquerie pure, qui est bien particulière aux
Français et aux Chinois. Une des sociétés même est protégée directement par le
gouvernement. Les droits de douane à l'importation s'élevèrent en France dans
les neuf premiers mois de 1848 à 63 millions de francs, en 1849 à 95 millions,
et en 1850 à 93 millions. Au mois de septembre 1850, ils continuèrent
d'ailleurs à s'élever de plus d'un million par rapport au même mois de 1849.
L'exportation a également augmenté en 1849 et plus encore en 1850.
La preuve la plus frappante
de la prospérité retrouvée est le rétablissement des paiements en espèces de la
Banque par la loi du 6 septembre 1850. Le 15 mars 1848, la Banque avait été
autorisée à suspendre ses paiements en espèces. La circulation en billets, y
compris celle des banques de province, s'élevait alors à 373 millions de francs
(14 920 000 livres sterling). Le 2 novembre 1849, cette circulation atteignait
482 millions de francs ou 19 280 000 livres sterling, en augmentation de 4 360
000 livres sterling; et le 2 septembre 1850, 496 millions de francs ou 19 840
000 livres sterling, en augmentation d'environ 5 millions de livres sterling.
Il ne s'ensuivit aucune dépréciation des billets; au contraire, la circulation
accrue des billets s'accompagna d'une accumulation sans cesse grandissante d'or
et d'argent dans les caves de la Banque, si bien que dans l'été de 1850 la
réserve métallique s'élevait à environ 14 millions de livres sterling, somme
inouïe pour la France. Le fait que la Banque fut ainsi mise en position
d'élever sa circulation, et partant son capital actif, de 123 millions de
francs, soit 5 raillions de livres sterling, prouve d'une façon frappante
combien nous avions raison d'affirmer dans un fascicule antérieur que
l'aristocratie financière non seulement ne fut pas renversée par la révolution,
mais qu'elle en fut même renforcée. Ce résultat est encore rendu plus évident
par l'aperçu général suivant de la législation française bancaire de ces
dernières années. Le 10 juin 1847, la Banque fut autorisée à émettre des
billets de banque de 200 francs, le plus petit billet de banque était
jusqu'alors de 500 francs. Un décret du 15 mars 1848 déclara monnaie légale
les billets de la Banque de France tout en dispensant celle-ci de l'obligation
de les rembourser en espèces. Son émission de billets fut limitée à 350
millions de francs, en même temps elle fut autorisée à émettre des billets de
100 francs. Un décret du 27 avril ordonna la fusion des banques départementales
avec la Banque de France; un autre décret du 2 mai 1848 éleva son émission de
billets à 442 millions de francs. Un décret du 22 décembre 1849 éleva le
maximum de l'émission de billets à 525 millions de francs. Enfin, la loi du 6
septembre 1850 rétablit l'échange des billets contre espèces. Ces faits,
l'accroissement continuel de la circulation, la concentration de tout le crédit
français dans les mains de la Banque, et l'accumulation de tout l'or et de tout
l'argent français dans ses caves, amenèrent M. Proudhon à la conclusion que la
Banque devait maintenant dépouiller sa vieille peau de serpent et se métamorphoser
en une banque du peuple proudhonienne. Il n'avait même pas besoin de connaître
l'histoire de la restriction bancaire anglaise de 1797 à 1819, il n'avait qu'à
regarder au delà de la Manche pour voir que ce fait, qui pour lui est inouï
dans l'histoire de la société bourgeoise, n'était qu'un événement bourgeois
tout à fait normal, mais qui se produisait maintenant pour la première fois en
France. On voit que les prétendus théoriciens révolutionnaires qui après le
Gouvernement provisoire donnaient le ton à Paris, étaient aussi ignorants de la
nature et des résultats des mesures prises que ces messieurs du Gouvernement
provisoire lui-même. Malgré la prospérité industrielle et commerciale dont la
France jouit momentanément, la masse de la population, les 25 millions de paysans, souffrent d'une grande dépression. Les
bonnes récoltes des dernières années ont eu sur les prix des céréales en France
une influence plus déprimante qu'en Angleterre et la position des paysans
endettés, sucés jusqu'à la moelle par l'usure, écrasés d'impôts, ne peut être
rien moins que brillante. L'histoire des trois dernières années a d'ailleurs
suffisamment démontré que cette classe de la population est absolument
incapable d'initiative révolutionnaire.
De même que la période de
crise survient sur le continent plus tard qu'en Angleterre, il en est de même
de la période de prospérité. C'est en Angleterre que toujours se produit le
procès initial; elle est le démiurge du Cosmos bourgeois. Sur le continent,
les différentes phases du cycle que la société bourgeoise parcourt toujours à
nouveau, entrent dans leur forme secondaire et tertiaire. Premièrement, le
continent a exporté démesurément plus en Angleterre que dans tout autre pays.
Mais cette exportation en Angleterre dépend à son tour de l'état de
l'Angleterre, en particulier par rapport au marché d'outre-mer. Puis,
l'Angleterre exporte incomparablement plus dans les pays transatlantiques que
l'ensemble du continent, de sorte que les quantités exportées par le continent
dans ces pays dépendent toujours de l'exportation d'outre-mer de l'Angleterre.
Si, par conséquent, les crises engendrent des révolutions d'abord sur le
continent, la raison de celles-ci se trouve cependant toujours en Angleterre.
Naturellement, c'est aux extrémités de l'organisme bourgeois que doivent se
produire des explosions violentes, avant d'en arriver au cœur, car la
possibilité d'un équilibre est plus grande ici que là. D'autre part, la proportion
dans laquelle les révolutions continentales se répercutent en Angleterre est,
en même temps le thermomètre qui montre dans quelle mesure ces révolutions
mettent réellement en question les conditions d'existence bourgeoises, ou
jusqu'à quel point elles n'atteignent que leurs formations politiques.
Étant donné cette prospérité
générale dans laquelle les forces productives de la société bourgeoise se
développent aussi abondamment que le permettent les conditions bourgeoises, on
ne saurait parler de véritable révolution. Une telle révolution n'est possible
que dans les périodes ou ces deux
facteurs, les forces productives
modernes et les formes de production
bourgeoises entrent en conflit les
unes avec les autres. Les différentes querelles auxquelles s'adonnent
aujourd'hui les représentants des diverses fractions du parti de l'ordre
continental et où elles se compromettent réciproquement, bien loin de fournir
l'occasion de nouvelles révolutions, ne sont, au contraire, possibles que parce
que la base des rapports est momentanément si sûre, et, ce que la réaction ne
sait pas, si bourgeoise.
Toutes les tentatives de
réaction pour arrêter le développement bourgeois s'y briseront aussi fortement
que toute l'indignation morale et toutes les proclamations enthousiastes des
démocrates. Une nouvelle révolution ne
sera possible qu'à la suite d'une nouvelle crise, mais l'une est aussi certaine
que l'autre.
Passons maintenant à la
France.
La victoire que le peuple,
dans son union avec les petits bourgeois avait remportée aux élections du 10
mars, fut annulée par lui-même en provoquant la nouvelle élection du 28 avril. Vidal fut élu non seulement à
Paris, mais aussi dans le Bas-Rhin. Le comité parisien où étaient fortement
représentées la Montagne et la petite bourgeoisie le décida à choisir le
Bas-Rhin. La victoire du 10 mars cessait ainsi d'être décisive; on ajournait
encore une fois l'échéance de la décision, on relâchait le ressort populaire,
on habituait le peuple aux triomphes légaux en place de triomphes révolutionnaires.
Enfin, le sens révolutionnaire du 10 mars, la réhabilitation de l'insurrection
de Juin, fut complètement détruit par la candidature d'Eugène Sue, le
social-fantaisiste, le petit bourgeois sentimental que le prolétariat ne
pouvait accepter tout au plus que comme une plaisanterie destinée à faire
plaisir aux grisettes. Face à cette candidature bien intentionnée, le parti de
l'ordre, enhardi par la politique hésitante de ses adversaires, présenta un
candidat qui devait représenter la victoire de Juin. Ce candidat comique fut le
père de famille à la spartiate Leclerc auquel, cependant, la presse enleva
pièce par pièce, son armure héroïque et qui, aux élections, subit, ma foi, une
brillante défaite. La nouvelle victoire électorale du 28 avril rendit
présomptueuse la Montagne et la petite bourgeoisie. Celle-ci jubilait déjà à la
pensée de pouvoir arriver au terme de ses désirs par une voie purement légale
et sans pousser à nouveau le prolétariat au premier plan par une nouvelle
révolution; elle comptait fermement, aux nouvelles élections de 1852, mettre
par le suffrage universel, M. Ledru-Rollin sur le siège présidentiel et dans
l'Assemblée une majorité de Montagnards. Le parti de l'ordre, parfaitement
assuré, du fait des nouvelles élections, de la candidature de Sue, et de l'état
d'esprit de la Montagne et de la petite bourgeoisie que celles-ci étaient résolues,
dans toutes les circonstances, à rester tranquilles, répondit aux deux
victoires électorales par la loi électorale qui abolissait le suffrage
universel. Le gouvernement se garda bien de prendre ce projet de loi sous sa
propre responsabilité. Il fit à la majorité une concession apparente en
remettant son élaboration aux grands dignitaires de cette majorité, aux
dix-sept burgraves. Ce ne fut donc pas le gouvernement qui proposa à
l'Assemblée, mais la majorité de l'Assemblée qui se proposa à elle-même
l'abolition du suffrage universel.
Le 8 mai, le projet fut porté
à la Chambre. Toute la presse social-démocrate se leva comme un seul homme pour
prêcher au peuple un maintien digne, un calme
majestueux, la passivité et la confiance en ses représentants. Chaque
article de ses journaux était l'aveu qu'une révolution ne pouvait qu'anéantir
avant tout la prétendue presse révolutionnaire et qu'il s'agissait donc
maintenant de sa propre conservation. La presse pseudo-révolutionnaire
dévoilait tout son secret. Elle signait son propre arrêt de mort.
Le 21 mai, la Montagne mit en
discussion la question préliminaire et proposa le rejet de tout le projet comme
violant la Constitution. Le parti de l'ordre répondit que l'on violerait la
Constitution si cela était nécessaire, mais que, cependant, on n'en avait pas
besoin maintenant, parce que la Constitution était susceptible de toute sorte
d'interprétations et que la majorité était seule compétente pour décider de
l'interprétation juste. Aux attaques déchaînées, sauvages, de Thiers et de
Montalembert, la Montagne opposa un humanisme plein de décence et de bon ton.
Elle invoqua le terrain juridique; le parti de l'ordre la ramena sur le terrain
où le droit pousse, à la propriété bourgeoise. La Montagne demanda en
gémissant, si l'on voulait vraiment conjurer les révolutions à toute force? Le
parti de l'ordre répondit qu'on les attendait.
Le 22 mai, la question
préliminaire fut tranchée par 462 voix contre 227. Les mêmes hommes qui avaient
démontré avec une profondeur si solennelle que l'Assemblée nationale et chaque
député pris isolément se destituaient en destituant le peuple leur mandant,
restèrent sur leurs sièges et essayèrent soudain de faire agir le pays à leur
place, et cela au moyen de pétitions; ils siégeaient encore, impassibles,
quand, le 31 mai, la loi passa brillamment. Ils essayèrent de se venger par une
protestation dans laquelle ils dressaient procès-verbal de leur innocence dans
la violation de la Constitution, protestation qu'ils ne déposèrent même pas
ouvertement mais qu'ils glissèrent par derrière dans la poche du président.
Une armée de 150 000 hommes à
Paris, le long ajourne. ment de la décision, le musellement de la presse, la
pusillanimité de la Montagne et des représentants nouvellement élus, le
calme majestueux des petits bourgeois, mais surtout la prospérité commerciale
et industrielle empêchèrent toute tentative révolutionnaire du côté du
prolétariat.
Le suffrage universel avait
accompli sa mission. La majorité du peuple avait passé par l'école du
développement, que seul le suffrage universel pouvait donner dans une époque
révolutionnaire. Il fallait qu'il fût aboli par une révolution ou par la
réaction.
La Montagne déploya un luxe
encore plus grand d'énergie dans une occasion qui survint peu de temps après.
Du haut de la tribune, le ministre de la Guerre, d'Hautpoul, avait appelé la
révolution de Février une catastrophe néfaste. Les orateurs de la Montagne qui,
comme toujours, se distinguaient par un vacarme plein de vertueuse indignation,
se virent refuser la parole par le président Dupin. Girardin proposa à la
Montagne de sortir immédiatement en masse. Résultat : la Montagne resta assise,
mais, Girardin fut chassé de son sein comme indigne.
La loi électorale avait
encore besoin d'un complément, d'une nouvelle loi sur la presse. Celle-ci ne se
fit pas longtemps attendre. Un projet du gouvernement, notablement aggravé par
des amendements du parti de l'ordre, éleva les cautionnements, imposa une
estampille supplémentaire aux romans-feuilletons (réponse à l'élection d'Eugène
Sue), frappa d'un impôt tous les ouvrages paraissant en livraisons hebdomadaires
ou mensuelles jusqu'à concurrence d'un certain nombre de feuilles d'imprimerie,
et ordonna finalement que chaque article de journal devait être muni de la
signature de son auteur. Les prescriptions sur le cautionnement tuèrent la
prétendue presse révolutionnaire. Le peuple considéra sa disparition comme une
satisfaction donnée à l'abolition du suffrage universel. Cependant, ni la
tendance, ni la répercussion de la nouvelle loi ne s'étendirent qu'à cette
partie de la presse. Tant que la presse journalistique était anonyme, elle
apparaissait comme l'organe de l'opinion publique innombrable, anonyme; elle
était la troisième puissance dans l'État. La signature de chaque article fit
d'un journal une simple collection de contributions littéraires émanant
d'individus plus ou moins connus. Chaque article fut ravalé au rang d'annonce.
Jusqu'alors, les journaux avaient circulé comme papier-monnaie de l'opinion
publique, maintenant, ils se réduisaient à des traites de plus ou moins bon
aloi dont la valeur et la circulation dépendaient du crédit non seulement du
tireur, mais aussi de l'endosseur. La presse du parti de l'ordre avait, comme
elle l'avait fait pour l'abolition du suffrage universel, provoqué également
aux mesures les Plus extrêmes contre la mauvaise presse. Cependant, la bonne
presse elle-même, avec son anonymat inquiétant, était incommode pour le parti
de l'ordre et encore davantage pour ses différents représentants de province. A
sa place, le parti ne voulait plus que l'écrivain stipendié dont il connût le
nom, le domicile et le signalement. C'est en vain que la bonne presse se
lamenta sur l'ingratitude dont on récompensait ses services. La loi passa et
c'est la prescription de la signature obligatoire qui la frappa avant tout. Les
noms des journalistes républicains étaient assez connus, mais les firmes
respectables du Journal des débats, de
l'Assemblée nationale, du Constitutionnel, etc., firent une figure
pitoyable avec leur sagesse politique hautement accréditée lorsque la
mystérieuse compagnie se désagrégea tout à coup en journalistes vénaux à tant
la ligne (pennya-liners) qui, dans
leur longue pratique, avaient défendu contre espèces toutes les causes
imaginables comme Granier de Cassagnac, en vieilles lavettes qui se
qualifiaient eux-mêmes d'hommes d'État comme Capefigue, ou en casse-noisettes
jouant aux coquets comme M. Lemoinne, des Débats.
Dans les discussions de la
loi sur la presse, la Montagne était déjà tombée à un tel degré de
démoralisation qu'elle dut se borner à applaudir les tirades brillantes d'une
ancienne notabilité du temps de Louis-Philippe, M. Victor Hugo.
Avec la loi électorale et la
loi sur la presse, le parti révolutionnaire et démocrate disparaît de la scène
officielle. Avant de regagner prestement leurs foyers, peu de temps après la
clôture de la session, les deux fractions de la Montagne, les
démocrates-socialistes et les socialistes-démocrates, lancèrent deux
manifestes, deux testimonia paupertatis [84] dans lesquels ils
prouvaient que s'ils n'avaient jamais trouvé de leur côté le pouvoir et le succès,
ils s'étaient trouvés du moins toujours du côté du droit éternel et de toutes
les autres vérités éternelles.
Considérons maintenant le
parti de l'ordre. La Neue Rheinische
Zeitung disait, dans le fascicule 3, page 16 :
Envers les convoitises de restauration des
orléanistes et des légitimistes coalisés, Bonaparte représente le titre de son
pouvoir réel; la République. A l'égard des convoitises de restauration de
Bonaparte, le parti de l'ordre représente le titre de leur domination commune :
la République. A l'égard des orléanistes, les légitimistes, - à l'égard des
légitimistes, les orléanistes représentent le statu quo : la République. Toutes ces fractions du parti de l'ordre
dont chacune a in petto son propre
roi et sa propre restauration, font prévaloir alternativement, face aux
convoitises d'usurpation et de soulèvement de leurs rivales, la domination
commune de la bourgeoisie, la forme sous laquelle les prétentions restent
neutralisées et réservées : la République... Et Thiers disait plus vrai qu'il
pensait quand il déclarait : « C'est nous les royalistes qui sommes les vrais
soutiens de la République constitutionnelle. »
Cette comédie des républicains malgré eux, la répugnance
contre le statu quo et son
raffermissement constant, les frictions incessantes entre Bonaparte et
l'Assemblée nationale, la menace toujours renouvelée du parti de l'ordre de se
scinder en ses diverses parties constitutives et le rassemblement sans cesse
répété de ses fractions, la tentative de chaque fraction de transformer chaque
victoire contre l'ennemi commun en une défaite momentanée des alliés, la
jalousie, la rancune, l'éreintement mutuel, le brandissement continuel des
épées qui se termine toujours par un nouveau baiser Larmourette [85], toute cette
fâcheuse comédie des quiproquos ne se poursuivit jamais d'une façon plus
classique que pendant ces six derniers mois.
Le parti de l'ordre
considérait du même coup la loi électorale comme une victoire contre
Bonaparte. Le gouvernement n'avait-il pas abdiqué en laissant à la commission
des dix-sept la rédaction et la responsabilité de sa propre position? Et la
force principale de Bonaparte envers ]'Assemblée n'était-elle pas basée sur le
fait qu'il était l'élut de six millions? Bonaparte, de son côté, traitait la
loi électorale comme une concession à l'Assemblée par laquelle il avait acheté
l'harmonie entre la puissance législative et l'Exécutif. Pour salaire, le
vulgaire aventurier demanda une augmentation de sa liste civile de 3 millions.
L'Assemblée nationale avait-elle le droit d'être en conflit avec ]'Exécutif
dans un moment où elle avait mis au ban la majorité des Français? Elle eut un
sursaut de colère, elle parut vouloir pousser les choses à l'extrême, sa
commission rejeta la proposition, la presse bonapartiste menaça et rappela le
peuple déshérité, dépouillé de son droit de vote, quantité de tentatives de
transactions bruyantes se produisirent, et finalement l'Assemblée céda sur le
fond, mais en se vengeant en même temps sur le principe. Au lieu d'une
augmentation annuelle de principe de la liste civile de 3 millions, elle lui
accorda un secours de 2 160 000 francs. Non contente de cela, elle ne fit
elle-même cette concession qu'après que l'eût soutenue Changarnier, le général
du parti de l'ordre et le protecteur imposé à Bonaparte. A vrai dire, elle
n'accordait donc pas les deux millions à Bonaparte, mais à Changarnier.
Ce présent jeté de mauvaise grâce fut accueilli tout à fait
dans l'esprit du donateur par Bonaparte. La presse bonapartiste éclata de
nouveau contre l'Assemblée nationale. Quand, au cours des débats de la loi sur
la presse, on fit l'amendement concernant la signature des articles qui était
dirigé spécialement contre les feuilles subalternes représentant les intérêts
privés de Bonaparte, le principal journal bonapartiste, Le Pouvoir, fit une attaque ouverte et violente contre l’Assemblée
nationale. Les ministres durent désavouer la feuille devant l'Assemblée, le
gérant du Pouvoir fut cité à la barre
de l'Assemblée nationale et condamné à la plus forte amende, à cinq mille
francs. Le jour suivant, Le pouvoir publiait un article plus insolent encore
contre l'Assemblée et, en guise de revanche du gouvernement, le parquet
poursuivit aussitôt plusieurs journaux légitimistes pour violation de la
Constitution.
Enfin, on en vint à la
question de l'ajournement de la Chambre. Bonaparte le désirait pour pouvoir
Opérer sans être gêné par l'Assemblée. Le parti de l'ordre le désirait, en
partie pour que ses fractions Pussent Mener leurs intrigues, en partie pour que
les différents députés Pussent poursuivre leurs intérêts privés. Tous deux en
avaient besoin pour fortifier dans les provinces les victoires de la réaction
et les pousser plus loin. Aussi, l'Assemblée s'ajourna-t-elle du 11 août au 11
novembre. Mais comme Bonaparte ne cacha nullement qu'il s'agissait pour lui
seulement de se débarrasser du contrôle importun de l'Assemblée nationale,
celle-ci apposa sur le vote de confiance même le cachet de la méfiance contre
le président. De la Commission permanente de vingt-huit membres qui restaient
pendant les vacances comme gardiens de la vertu de la République, on écarta
tous les bonapartistes. A leur place, on élut même quelques républicains du
Siècle et du National pour prouver au
président l'attachement de la majorité à la République constitutionnelle.
Peu de temps avant et surtout
immédiatement après l'ajournement de la Chambre, les deux grandes fractions du
parti de l'ordre, les orléanistes et les légitimistes, parurent vouloir se
réconcilier et cela au moyen d'une fusion des deux maisons royales sous les
drapeaux desquelles elles combattaient. Les journaux étaient pleins de
propositions de réconciliation qui avaient été discutées au chevet de
Louis-Philippe malade, à Saint-Léonard, quand la mort de Louis-Philippe
simplifia soudain la situation. Louis-Philippe était l'usurpateur, Henri V le
spolié. Le comte de Paris, par contre, étant donné que Henri V n'avait pas
d'enfant, était l'héritier légitime de la couronne. Maintenant, tout obstacle à
la fusion des deux intérêts dynastiques disparaissait. Mais ce fut
précisément à ce moment seulement que les deux fractions de la bourgeoisie
découvrirent que ce n'était pas l'enthousiasme pour une maison royale
déterminée qui les séparait, mais que c'étaient bien plutôt leurs intérêts de
classe séparés qui tenaient éloignées l'une de l'autre les deux dynasties. Les
légitimistes qui avaient fait le pèlerinage de Wiesbaden à la cour de Henri V,
tout comme leurs concurrents s'étaient rendus à Saint-Léonard, y apprirent la
nouvelle de la mort de Louis-Philippe. Aussitôt, ils constituèrent un ministère
in partibus infidélité [86] qui était composé
surtout de membres de la Commission des gardiens de la vertu de la République
et qui, à l'occasion d'une dispute survenue au sein du parti, se produisit par
la proclamation la plus catégorique du droit divin. Les orléanistes se
réjouirent fort du scandale compromettant que ce manifeste provoqua dans la
presse et ils ne cachèrent à aucun moment leur hostilité ouverte contre les
légitimistes.
Pendant l'ajournement de
l'Assemblée nationale se réunirent les conseils départementaux. Leur majorité
se prononça pour une révision plus ou moins mitigée de la Constitution,
c'est-à-dire qu'elle se prononça sans la déterminer davantage pour une restauration
monarchique, pour une « solution » avouant en même temps qu'elle était trop
incompétente et trop lâche pour trouver cette solution. La fraction
bonapartiste interpréta aussitôt ce désir de révision dans le sens de la
prolongation de la présidence de Bonaparte.
La solution constitutionnelle
: l'abdication de Bonaparte en mai 1852, J'élection simultanée d'un nouveau
président par tous les électeurs du pays, la révision de la constitution par
une Chambre de révision dans les premiers mois de la nouvelle présidence, c'est
chose absolument inadmissible pour la classe dominante. Le jour de J'élection
du nouveau président serait le jour du rendez-vous pour tous les partis ennemis
légitimistes, orléanistes, républicains bourgeois, révolutionnaires. On en viendrait
nécessairement à une décision de caractère violent entre les différentes
fractions. Même si le parti de l'ordre réussissait à s'unir sur la candidature
d'un homme neutre pris en dehors des familles dynastiques, celui-ci trouverait
de nouveau Bonaparte en face de lui. Dans sa lutte avec le pays, le parti de
l'ordre est contraint d'accroître constamment le pouvoir de l'Exécutif. Chaque
accroissement du pouvoir de l'Exécutif accroît le pouvoir de son dignitaire
Bonaparte. Au fur et à mesure, par conséquent, que le parti de l'ordre renforce
son pouvoir exercé en commun, il renforce d'autant les moyens de lutte des
prétentions dynastiques de Bonaparte, il renforce sa chance de détruire, au
jour de la décision, la solution constitutionnelle par la violence. Par rapport
au parti de l'ordre, celui-ci ne se heurtera pas plus alors à un des piliers
principaux de la Constitution que le parti de l'ordre ne s'était heurté par
rapport au peuple avec la loi électorale à l'autre pilier. Il est probable
qu'il en appellerait même envers l'Assemblée au suffrage universel. En un mot,
la solution constitutionnelle met en question tout le statu quo politique, et, derrière le danger couru par le statu quo, le citoyen voit le chaos,
l'anarchie, la guerre civile. Il voit, mis en question pour le premier dimanche
de mai 1852, ses achats et ses ventes, ses traites, ses mariages, ses contrats
notariés, ses hypothèques, ses rentes foncières, ses loyers, ses profits, tous
ses contrats et toutes ses sources de revenu et il ne peut s'exposer à ce
risque. Derrière le danger couru par le statu
quo politique se cache le danger d'effondrement de toute la société
bourgeoise. La seule solution possible, au sens de la bourgeoisie, est
l'ajournement de la solution. Elle ne peut sauver la République constitutionnelle
que par une violation de la Constitution, par la prolongation du pouvoir du
président. C'est aussi le dernier mot de la presse de l'ordre après les débats
pénibles et profonds auxquels elle se livra sur les « solutions » après la
session des conseils généraux. Le très puissant parti de l'ordre se voit ainsi
obligé, à sa honte, de prendre au sérieux la personnalité ridicule, ordinaire
et détestée du pseudo-Bonaparte.
Cette figure malpropre
s'illusionnait également sur les causes qui lui donnaient de plus en plus le
caractère de l'homme nécessaire. Tandis que son parti avait assez
d'intelligence pour attribuer l'importance croissante de Bonaparte aux
circonstances, celui-ci croyait la devoir seulement à la vertu magique de son nom
et à sa perpétuelle caricature de Napoléon. Chaque jour, il devenait plus
entreprenant. Aux pèlerinages à Saint-Léonard et à Wiesbaden il opposa ses
tournées en France, Les bonapartistes avaient si peu confiance dans l'effet
magique de sa personne qu'ils lui expédiaient partout comme claqueurs; des
gens de la Société du Dix-Décembre [87], de cette organisation
du lumpen prolétariat parisien, par
trains et chaises de poste bondés. Ils mettaient dans la bouche de leur
marionnette des discours qui, selon l'accueil dans les différentes villes,
proclamaient ou que la résignation républicaine, ou que la ténacité
persévérante était la devise électorale de la politique présidentielle. Malgré
toutes les manœuvres, ces voyages n'étaient rien moins que des tournées triomphales.
Après s'être imaginé qu'il
avait ainsi enthousiasmé le peuple, Bonaparte se mit en mouvement pour gagner
l'armée. Il fit exécuter de grandes revues dans la plaine de Satory, près de
Versailles, au cours desquelles il chercha à acheter les soldats au moyen de
saucisson à l'ail, de champagne et de cigares. Si le vrai Napoléon, dans les
grandes fatigues de ses randonnées conquérantes, savait stimuler ses soldats
épuisés par une familiarité patriarcale momentanée, le pseudo-Napoléon croyait
que les troupes le remerciaient en criant : « Vive Napoléon! Vive le saucisson! »
Ces revues firent éclater la
dissension longtemps dissimulée entre Bonaparte et son ministre de la Guerre
d'Hautpoul d'un côté, et Changarnier de l'autre. En Changarnier, le parti de
l'ordre avait trouvé son homme vraiment neutre, chez lequel il ne pouvait être
question de prétentions dynastiques particulières. C'est lui qui l'avait
désigné comme le successeur de Bonaparte. Changarnier, de plus, était devenu
par ses interventions du 29 janvier et du 13 juin 1849, le grand capitaine du
parti de l'ordre, le moderne Alexandre dont l'interposition brutale avait, aux
yeux du bourgeois peureux, tranché le nœud gordien [88] de la révolution.
Aussi ridicule au fond que Bonaparte, il était ainsi devenu à bien meilleur
compte une puissance et l'Assemblée nationale l'opposait au président pour le
lui faire surveiller. Lui-même fit parade, par exemple dans la question de la
dotation, de la protection qu'il accordait à Bonaparte, et il affichait toujours
davantage son pouvoir supérieur contre lui et contre les ministres, Quand, à
l'occasion de la loi électorale, on s'attendait à une insurrection, il interdit
à ses officiers de recevoir un ordre quelconque du ministre de la Guerre ou du
président. La presse contribuait encore à grandir la personnalité de
Changarnier. Étant donné le manque de grandes personnalités, le parti de
l'ordre se voyait naturellement contraint d'imputer à un seul individu la force
qui manquait à toute sa classe et de l'enfler ainsi jusqu'à en faire un
monstre. C'est ainsi que naquit le mythe de Changarnier « rempart de la
société ». La charlatanerie prétentieuse, l'air important et mystérieux avec
lequel Chargarnier condescendait à porter le monde sur ses épaules, forme le
contraste le plus ridicule avec les événements qui se passèrent pendant et
après la revue de Satory et qui prouvèrent incontestablement qu'il suffirait
d'un trait de plume de Bonaparte l'infiniment petit, pour ramener cette
conception fantastique de la frousse bourgeoise, le colosse Changarnier, aux
dimensions de la médiocrité, et le transformer, lui, le héros sauveur de la
société en un général en retraite.
Depuis longtemps déjà,
Bonaparte s'était vengé de Changarnier en provoquant le ministre de la Guerre à
chercher querelle à son protecteur incommode sur le terrain disciplinaire. La
dernière revue de Satory fit éclater enfin l'ancienne rancune. L'indignation
constitutionnelle de Changarnier ne connut plus de borne quand il vit défiler
les régiments de cavalerie au cri anticonstitutionnel de « Vive l'empereur! ».
Pour prévenir tout débat désagréable au sujet de ce cri dans la session
prochaine de la Chambre, Bonaparte éloigna le ministre de la Guerre d'Hautpoul
en le nommant gouverneur de l’Algérie. Il mit à sa place un vieux général sûr
de l'époque impériale qui, en fait de brutalité, valait complètement
Changarnier. Mais pour que le renvoi d'Hautpoul n'apparût point comme une
concession à Changarnier, il déplaça en même temps de Paris à Nantes le bras droit
du grand sauveur de la société, le général Neumeyer. C'était Neumeyer qui, à la
dernière revue, avait engagé toute l'infanterie à défiler devant le successeur
de Napoléon en observant un silence glacial. Atteint en Neumeyer même,
Changarnier protesta et menaça. Vainement. Après deux jours de négociations, le
décret de déplacement de Neumeyer parut dans le Moniteur et il ne restait plus au héros de l'ordre qu'à se
soumettre à la discipline ou à se démettre.
La lutte de Bonaparte avec
Changarnier est la suite de sa lutte avec le parti de l'ordre. Aussi, la
rentrée de l'Assemblée nationale, le 11 novembre, se fait-elle sous des
auspices menaçants. Ce sera la tempête dans un verre d'eau. Pour l'essentiel,
force est de continuer l'ancien jeu. Cependant, la majorité du parti de l'ordre
sera contrainte, malgré les hauts cris des gens à cheval sur les principes de
ses différentes fractions de prolonger les pouvoirs du président. Malgré toutes
ses protestations préalables, Bonaparte, déjà accablé par le manque d'argent,
recevra sans broncher des mains de l'Assemblée nationale cette prolongation de
pouvoir sous forme de simple délégation. Ainsi, la solution est ajournée, le
statu que maintenu, une fraction du parti de l'ordre compromise, affaiblie,
rendue impossible par l'autre, la répression contre l'ennemi commun, la masse
de la nation étendue et poussée à fond jusqu'à ce que les rapports économiques
eux-mêmes aient de nouveau atteint le point de développement où une nouvelle
explosion projettera dans l'air tous ces partis querelleurs avec leur
République constitutionnelle.
Il faut dire, d'ailleurs,
pour tranquilliser le bourgeois, que le scandale entre Bonaparte et le parti de
l'ordre a pour résultat de ruiner une foule de petits capitalistes à la Bourse
et de faire passer leur fortune dans la poche des grands loups-cerviers.
[1] Cette introduction
d'Engels parut d'abord dans le Vorwaerts,
organe de la social-démocratie allemande. Elle reprenait, en effet, le
problème général de la lutte du prolétariat dans le cadre des circonstances
nouvelles de la fin du XIXe siècle, et, comme elle s'appuyait en grande partie
sur l'expérience allemande, elle était d'une actualité directe pour les
lecteurs du Vorwaerts. Toutefois, à
sa grande surprise, Engels vit paraître dans le journal une version tronquée de
son texte. Indigné de la liberté qu'on avait prise, il écrivit à Kautsky le 1er
avril 1895 :
« A mon étonnement, je vois aujourd'hui dans
le Vorwaerts un extrait de mon
introduction reproduit à mon insu, et arrangé de telle façon que j'y apparais
comme un paisible adorateur de la légalité à tout prix. Aussi, désirerais-je
d'autant plus que l'introduction paraisse sans coupure dans la Neue Zeit
[organe théorique de la social-démocratie allemande (N. R.)], afin que cette impression honteuse soit effacée. Je dirai très
nettement à Liebknecht mon opinion à ce sujet, ainsi qu'à ceux, quels qu'ils
soient, qui lui ont donné cette occasion de dénaturer mon opinion. »
Malheureusement,
la Neue Zeit, tout en donnant un
texte plus complet, ne publia pas le texte intégral de l'introduction. Et
l'édition des Luttes de classes de
1895 non plus.
En
réalité, les social-démocrates allemands, notamment Bernstein et Kautsky,
avaient pratiqué des coupures qui prenaient un sens tout particulier. Engels,
tenant compte des menaces de la toi d'exception qui pesaient alors sur le
socialisme en Allemagne, avait subtilement distingué entre la tactique du
prolétariat en général et celle qui était recommandée au prolétariat allemand à
cette époque. Il dit dans une lettre à Lafargue du 3 avril 1895 :
«
W... [Il vise probablement le rédacteur en chef du Vorwaerts, W. Liebknecht (N. R.]
vient de me jouer un joli tour. Il a pris de mon introduction aux articles
de Marx sur la France 1848-1850 tout ce qui a pu lui servir pour soutenir la
tactique à tout prix paisible et anti-violente qu'il lui plait de prêcher
depuis quelque temps, surtout en ce moment où on prépare des lois coercitives à
Berlin. Mais cette tactique, je ne la prêche que pour l'Allemagne d'aujourd'hui et encore sous bonne réserve. Pour la France, la Belgique, l'Italie, l'Autriche
cette tactique ne saurait être suivie dans son ensemble, et pour l'Allemagne,
elle pourra devenir inapplicable demain. » (Correspondance Engels-Lafargue, Éditions sociales
1956-1959, tome III, p. 404)
En
coupant certains passages, Kautsky et Bernstein accréditaient leur propre thèse
et ils essayèrent même, en faisant passer le texte tronqué de l'introduction
d'Engels pour une sorte de testament politique, de la couvrir de l'autorité du
grand disparu. C'est là une manifestation bien caractéristique de la
déformation opportuniste qu'ils introduisaient dans le marxisme et qui devait
conduire la social-démocratie allemande à ses tragiques démissions de 1914 et
de 1918 et à son impuissance totale en 1933.
Il a fallu
attendre que le Parti bolchévik, héritier fidèle et continuateur de la pensée
de Marx et d'Engels, ait plis le pouvoir pour que paraisse enfin en U.R.S.S. le
texte intégral d'Engels. Dans notre édition les passages rétablis sont entre
crochets [ ].
[2] La révolution de 1848 a
commencé en France le 24 février, à Vienne le 13 mars, à Berlin le 18 mars.
[3] Éditions sociales, 1963.
[4] Une grande propriété qui
fut offerte au chancelier Bismarck.
[5] Sur des territoires
étrangers. Se dit de l'évêque dont le titre est purement honorifique et ne
donne droit à aucune juridiction. On dit, par ironie, gouvernement, ministre,
ambassadeur, etc., in partibus.
[6] Sur la révolution
anglaise, voir l'étude d'Engels : « Le matérialisme historique » dans K. MARX
et F. ENGELS : Études philosophiques, pp.
116-137, Éditions sociales, Paris, 1961.
[7] Il s'agit des légitimistes, partisans de la monarchie
« légitime » des Bourbons qui fut au pouvoir jusqu'à la Révolution de 1789 et
pendant la Restauration (1815-1830), et des orléanistes,
partisans de la dynastie des Orléans qui vint au pouvoir au moment de la
révolution de juillet 1830 et qui fut renversée par la révolution de 1848. Les
premiers étaient les représentants de la grande propriété foncière, les seconds
de la banque.
[8] Sous le règne de Napoléon
III, la France participa à la guerre de Crimée (1854-1855); elle fit la guerre
à l'Autriche (1859), organisa une expédition en Syrie (1860), participa avec
l'Angleterre à la guerre contre la Chine, conquit le Cambodge (Indochine) et
participa à l'expédition du Mexique en 1863 et en 1870 fit la guerre contre
l'Allemagne.
[9] Le résultat de la
victoire sur la France dans la guerre franco-allemande de 1870-71, fut la
formation de l'Empire allemand à l'exclusion de l'Autriche (de là l'appellation
« le petit Empire allemand »). La défaite de Napoléon III donna le signal de la
révolution en France. La révolution renversa Napoléon III et conduisit à la
proclamation de la République le 4 septembre 1870.
[10] La guerre franco-allemande
une fois terminée, l'Allemagne annexa, conformément au traité de paix de 1871,
l'Alsace-Lorraine et contraignit la France à payer une contribution de 5
milliards.
[11] C'est le 19 octobre 1878
qu'entra en vigueur en Allemagne la loi d'exception contre les socialistes,
interdisant le Parti social-démocrate et le poussant à l'illégalité. Elle ne
fut abolie qu'en 1890.
[12] Le suffrage universel fut
introduit par Bismarck en 1866 lors des élections au Reichstag de l'Empire
allemand unifié.
[13] Il s'agit du programme du Parti ouvrier français qui avait été
élaboré par Jules Guesde et Paul Lafargue sous la direction personnelle de
Marx.
* En français dans le
texte. Nous utiliserons régulièrement ce signe (*) dans la suite du volume pour
signaler les passages en français.
[14] Sur le champ.
[15] Il s'agit du 4 septembre
1870, journée où le gouvernement de Louis Bonaparte fut renversé et la
République proclamée, ainsi que de l'échec du soulèvement des blanquistes
contre le gouvernement de la défense nationale le 31 octobre de cette même
année.
[16] Les passages entre
crochets, ici et par la suite, ont été rayés par Engels lui-même.
[17] Dans la bataille de Wagram
en 1809, Napoléon ler vainquit l'armée autrichienne; à Waterloo, 18 juin 1815,
les armées alliées (anglaise, prussienne, etc.), lui infligèrent une défaite
décisive.
[18] Qui supportera que les
Gracques se plaignent d'une sédition ?
[19] La volonté du roi est la
loi suprême.
[20] Le 5 décembre 1894, un
nouveau projet de loi contre les socialistes fut déposé au Reichstag. Ce projet
fut renvoyé à une commission qui le discuta jusqu'au 25 avril 1895.
[21] Après la victoire de la
révolution de Juillet, le duc d'Orléans (Louis-Philippe) fut proclamé
« lieutenant-général du royaume » et plus tard roi. A l'Hôtel de ville,
siégea le Gouvernement provisoire qui se constitua après le renversement de
Charles X.
[22] Le 5 juin 1832, eut lieu à Paris une insurrection organisée et préparée
par la Société des amis du peuple et
par d'autres associations révolutionnaires. Ce furent les funérailles du
général Lamarque, chef du groupe républicain à la Chambre des députés, qui en
fournirent l'occasion. Les organisations révolutionnaires voulaient uniquement
faire une manifestation, mais celle-ci se termina par une émeute. Quand les
manifestants déroulèrent un drapeau rouge portant l'inscription : « La
liberté ou la mort », ils furent attaqués par les troupes. On éleva des
barricades dont les dernières furent détruites par le feu des canons dans la
soirée du 6 juin.
Le 9 avril
1834, éclata une nouvelle insurrection des ouvriers lyonnais (la première
eut lieu en 1831); elle fut provoquée par un jugement de tribunal contre
quelques ouvriers qui avaient organisé une lutte à propos de salaires. Après
un combat opiniâtre et sanglant qui dura plusieurs jours, l'insurrection se
termina, par la défaite.
Le 12 mai
1839, les Sociétés ouvrières secrètes disciplinées par Barbès et par Blanqui
(Société des familles, Société des saisons) déclenchèrent une insurrection qui
fut immédiatement noyée dans le sang et entraîna la condamnation à la réclusion
de ses instigateurs.
[23] L'Assemblée nationale
constituante siégea du 4 mai 1848 au 26 mai 1849, et l'Assemblée nationale
législative du 28 mai 1849 au 2 décembre 1851.
[24] C'est ainsi qu'on appelait
sous la monarchie de Juillet la minorité possédante qui avait le droit de vote
par opposition aux grandes masses de la population qui en étaient privées.
[25] Robert Macaire, type du
chevalier d'industrie habile, dans la comédie de Benjamin ANTIER et Frédérick LEMAÎTRE
: Robert et Bertrand (1834).
[26] Le Sonderbund était une
ligue secrète de défense formée par 7 cantons suisses où dominait l'influence
des jésuites. La Diète suisse décida, en octobre 1847, de détruire le
Sonderbund par la force. Dans une guerre de vingt-six jours les cantons
catholiques furent défaits et les libéraux triomphèrent.
[27] Annexion de Cracovie à
l'Autriche en accord avec la Russie et la Prusse, Il novembre 1846. Guerre du
Sonderbund du 4 au 28 novembre 1847. Soulèvement de Palerme, le 12 janvier
1848. Fin janvier, bombardement de neuf jours de la ville par les Napolitains.
(Note de la première édition allemande.)
[28] Lors des émeutes de la faim
à Buzançais en 1847, la foule tua deux riches propriétaires fonciers qui étaient
connus comme des accapareurs de grains; pour cela on exécuta cinq citoyens.
[29] A toutes les propositions
de réformes électorales le ministre Guizot répondait : « Enrichissez-vous et
vous deviendrez électeurs. »
[30] Effrayé par l'insurrection
populaire qui éclatait, Louis-Philippe congédia le 23 février le ministère
Guizot et institua le 24 au matin le ministère Odilon Barrot.
[31] Le National, journal de l'opposition bourgeoise républicaine, fondé
par Thiers en 1830.
[32] Pendant la révolution de
juillet 1830, les masses populaires qui s'étaient battu sur les barricades et
qui demandaient le suffrage universel, la République et la convocation de la
Constituante n'avaient pas su se présenter de façon aussi organisée que la
bourgeoisie. Les banquiers utilisèrent la victoire du peuple et aidèrent le duc
d'Orléans (Louis-Philippe) à monter sur le trône.
[33] Ancien journal monarchiste.
[34] Par son acquiescement à la
formation de la commission du Luxembourg, Louis Blanc favorisa la manœuvre de
la bourgeoisie qui avait gagné du temps en faisant de vaines promesses. Membre
du gouvernement, Louis Blanc se démasqua comme un instrument de la bourgeoisie,
docile entre ses mains. Lénine a fait un parallèle entre le rôle de Louis Blanc
dans la révolution de 1848 et le rôle des menchéviks et des socialistes
révolutionnaires dans la révolution de 1917. Il écrivait dans son article : « A
la manière de Louis Blanc »: « Le socialiste français Louis Blanc se rendit
tristement célèbre, pendant la révolution de 1848, en abandonnant les positions
de la lutte de classe pour celles des illusions petites-bourgeoises enveloppées
d'une phraséologie à prétentions « socialistes » et qui ne servait
en réalité qu'à affermir l'influence de la bourgeoisie sur le prolétariat.
Louis Blanc attendait une aide de la bourgeoisie, espérait et entretenait
l'espoir que la bourgeoisie pouvait aider les ouvriers en matière d' «
organisation du travail » terme confus qui devait traduire les aspirations «
socialistes » (V. I. LÉNINE : Oeuvres complètes, tome 24, p. 24, Éditions
sociales, Paris, 1958).
[35] La politique économique de
la monarchie de Juillet se distinguait par un système de protectionnisme
extrême. Sur la fonte, le fer, les produits d'acier, le fil, les cotonnades
etc., etc., importés, il y avait des droits de douane si élevés que ces
marchandises étaient en fait exclues du marché français.
[36] Autour de la question :
quel doit être le drapeau de la République, se. déchaîna une lutte ardente. Les
ouvriers demandaient que le drapeau rouge fût déclaré drapeau de la République.
La bourgeoisie défendait le drapeau tricolore. La lutte se termina par nu
compromis typique pour les journées de Février : on déclara drapeau de la
République le drapeau tricolore avec une rosette rouge.
[37] Marx fait allusion à la révolution
de mars 1848 en Prusse et en Autriche, aux insurrections en Pologne, en Hongrie
et en Italie.
[38] Sous l'influence de la
révolution de 1848 en France, se produisit en Angleterre un dernier sursaut du
mouvement chartiste.
[39] La nouvelle loi sur le paupérisme
adoptée en Angleterre en 1834 prévoyait au lieu d'un secours en argent ou d'une
aide en nature, la construction de maisons de travail (workhouses) pour les pauvres. Dans ces maisons la nourriture était
affreuse, le travail y était terriblement dur, aussi appelait-on ces maisons :
des « bastilles pour les pauvres », et elles étaient pour eux un épouvantail.
[40] En connexion avec les
événements du 15 mai 1848, on arrêta Barbès, Albert, Raspail, Sobrier et
Blanqui, quelques jours plus tard, on les emprisonna à Vincennes.
[41] En septembre 1831, lors de la discussion de la politique du gouvernement à l'égard de la Pologne
qui s'était soulevée, et qui venait d'être écrasée par l'autocratie tsariste,
le ministre des Affaires étrangères Sébastiani prononça la fameuse phrase : «
L'ordre règne à Varsovie. »
[42] Montagnards, c'est ainsi que s'appelaient, à l'époque de la
révolution de 1848, les représentants des démocrates petits-bourgeois à
l'Assemblée constituante et à l'Assemblée législative. Cette appellation était
empruntée à l'époque de la grande Révolution française où on nommait l'aile
gauche de la Convention les montagnards, parce que ces députés de gauche
siégeaient à la Convention au fond sur les bancs les plus élevés. « Le parti de
la Montagne, en 1848, par contre, représentait une masse oscillant entre la
bourgeoisie et le prolétariat. » (Marx.) Elle n'était qu'une parodie pitoyable
de la Montagne. La Réforme, organe du
Parti de la Montagne en 1848.
[43] En ce qui concerne le
terrain historique qui produisit en France un Cavaignac, Lénine écrivit dans
son article : « De quelle classe viennent et viendront les Cavaignac? »
(juillet 1917) :
«
Souvenons-nous du rôle de classe de Cavaignac. La monarchie française avait été
renversée en février 1848. Les républicains bourgeois étaient au pouvoir. Comme
nos cadets, ils voulaient l' « ordre », appelant de ce nom la restauration et
14 consolidation des instruments monarchiques d'oppression des masses: police,
armée permanente, corps de fonctionnaires privilégiés. Détestant le prolétariat
révolutionnaire avec ses aspirations « sociales », (c'est-à-dire socialistes)
alors encore très confuses, ils entendaient, comme nos cadets, mettre un terme
à la révolution. Comme nos cadets, ils vouaient une haine sans merci à la
politique de diffusion de la révolution française par toute l'Europe, de
transformation de la révolution française en une révolution prolétarienne mondiale.
Comme nos cadets, ils surent exploiter habilement le « socialisme »
petit-bourgeois de Louis Blanc, en faisant de ce dernier un ministre et en le
transformant de chef ouvrier qu'il voulait être, en un auxiliaire, un valet de
la bourgeoisie.
Tels
étaient les intérêts de classe, l'attitude et la politique de la classe
dirigeante.
La petite bourgeoisie
représentait une autre force sociale d'une importance capitale, mais hésitante,
terrorisée par le spectre rouge, influencée par les clameurs élevées contre les
« anarchistes ». Rêveuse dans ses aspirations et éprise de rhétorique «
socialiste », se qualifiant volontiers de « démocratie socialiste » (jusqu'à ce
terme qui est repris textuellement aujourd'hui par les socialistes
révolutionnaires conjointement avec les mencheviks !) la petite bourgeoisie
craignit de faire confiance à la direction du prolétariat révolutionnaire, sans
comprendre que cette crainte la condamnait à faire confiance à la
bourgeoisie. Car il ne peut pas y avoir de
ligne « moyenne » dans une société au sein de laquelle la bourgeoisie et le
prolétariat se livrent une lutte de classe acharnée, surtout quand cette lutte
est inéluctablement aggravée par la révolution. Or, le propre de l'attitude de
classe et des aspirations de la petite bourgeoisie, c'est de vouloir l'impossible,
de rechercher l'impossible, bref cette ligne « moyenne ».
Le
prolétariat était la troisième force de classe décisive, aspirant non à une «
réconciliation » avec la bourgeoisie, mais à la victoire sur cette dernière, à
la progression hardie de la révolution, et ce, sur un plan international.
Voilà
les circonstances historiques objectives qui engendrèrent Cavaignac. La petite bourgeoisie fut « écartée », par
suite de ses hésitations, de tout rôle actif, et mettant à profit la crainte
qu'elle avait de se fier au prolétariat, le général Cavaignac, cadet français,
entreprit de désarmer les ouvriers
parisiens et de les fusiller en masse.
La
révolution se solda par ces fusillades historiques; la petite bourgeoisie,
numériquement la plus nombreuse, était et resta politiquement impuissante, à la
remorque de la bourgeoisie; trois ans après, la monarchie césariste était
restaurée en France sous lune forme particulièrement odieuse. » (V. I. LÉNINE:
Œuvres complètes, tome 25, pp. 93-94,
Éditions sociales, Paris, 1957).
[44] Le Journal des débats, organe du « parti de l'ordre ».
[45] « Il faut détruire Carthage
», phrase par laquelle Caton, homme d'État de l'ancienne Rome, avait l'habitude
de terminer ses discours au Sénat. Il demandait la destruction de Carthage, en
Afrique du Nord qui faisait une concurrence commerciale à Rome.
[46] Les décisions du congrès de
Vienne des grandes puissances européennes (1814-1815) revêtaient un caractère
réactionnaire accentué. Elles avaient pour but la restauration du système
politique qui existait avant la Révolution française et avant Napoléon ler, et
le rétablissement des frontières de la France de 1792.
[47] Il s'agit de l'État idéal
tel que le décrit le philosophe grec Platon (427-348 avant notre ère) dans son
dialogue la République, et dans son
ouvrage les Lois.
[48] Saül fut le premier roi d'Israël,
et David le second. Saül avait fait du berger David son favori et son gendre.
Mais jaloux des succès de celui-ci il le pourchassa dans les montagnes. Il fut
finalement battu par David qui lui succéda.
[49] Allusion aux armoiries des
Bourbons.
[50] Effrayé par l'insurrection
populaire qui éclatait, Louis-Philippe congédia le 23 février le ministère
Guizot et institua le 24 au matin le ministère Odilon Barrot.
[51] MIDAS. Roi phrygien
légendaire. Selon la légende, dans un concours musical entre Apollon et Pan il
donna le prix à ce dernier; Apollon irrité le gratifia d'oreilles d'âne (de là
les oreilles de Midas).
[52] SOULOUQUE: Président de la
République nègre d'Haïti qui, imitant Napoléon ler, se fit proclamer en 1850
empereur d'Haïti, s'entoura de tout un état-major de maréchaux et de généraux
nègres, organisa sa cour sur le modèle français. Le peuple saisit avec esprit
cette ressemblance en donnant à Louis Bonaparte le sobriquet de « Soulouque
français ».
[53] Toussaint LOUVERTURE
(1748-1803) : Chef d'une insurrection à Saint-Domingue, de 1796-1802; fait
prisonnier par les troupes françaises il fut enfermé dans la forteresse de Joux
où il mourut.
[54] Héros d'une épopée de
l'écrivain italien l'Arioste (1474-1533).
[55] MONK (1608-1669) général
anglais : à l'époque de la grande révolution anglaise, il restaura l'ancienne
dynastie des Stuarts et étouffa la révolution.
[56] Intimidée par la menace de
dissolution et par la manifestation militaire organisée le 29 janvier par Louis
Bonaparte, l'Assemblée n'eut pas le courage de refuser catégoriquement la
proposition de Rateau et elle adopta un amendement selon lequel l'Assemblée
constituante devait se dissoudre aussitôt après la publication des lois sur le
Conseil d'État, sur la responsabilité du président et de ses ministres et sur
le droit électoral.
[57] Civita Vecchia, port
italien et forteresse dans le voisinage de Rome, occupée par la garnison
française chargée de protéger les États pontificaux contre les mouvements
populaires.
[58] FOUQUIER-TINVILLE
(1746-1795): Accusateur public du tribunal révolutionnaire constitué le 10 mars
1793, mena une lutte impitoyable contre les ennemis de la révolution et
appliqua la terreur révolutionnaire.
[59] Procès des participants aux
événements du 15 mai 1848 qui furent accusés de complot contre le gouvernement.
Devant le tribunal qui siégea dans la ville de Bourges, se trouvaient les
représentants du prolétariat (Blanqui, Barbès) ainsi qu'une partie de la
Montagne. Barbès, Albert Deflotte, Sobrier et Raspail furent condamnés à
l'exil. La même sentence fut rendue contre Louis Blanc et Caussidière, Lavison
et Hubert, qui étaient absents. Blanqui fut condamné à dix ans de cellule.
Étant donné sa maladie, on espérait que ce délai suffirait pour le mener au
tombeau.
[60] Général BRÉA : Commandant d'un
détachement qui écrasa l'insurrection de Juin du prolétariat parisien, fut tué
le 25 juin par les insurgés à Fontainebleau. Pour ce fait on exécuta deux
insurgés.
[61] Louis Blanc et Caussidière
furent accusés de participation aux événements du 15 mai et à l'insurrection de
juin 1848 et traduits en justice. Après les journées de Juin ils émigrèrent à
l'étranger, et la contre-révolution, prise de folie furieuse, dut se contenter
de clouer au pilori leurs portraits.
[62] NÉMÉSIS : déesse de la
vengeance dans la mythologie gréco-latine.
[63] Jour de la proclamation de
Bonaparte président do la République.
[64] Il s'agit, en réalité, de
l'article 54.
[65] La Démocratie pacifique, organe des fouriéristes, publié par
Considerant.
[66] HAYNAU : Général autrichien
célèbre par sa répression sanglante de la révolution en Italie (1848) et en
Hongrie (1849). Au cours d'un voyage à travers l'Angleterre, les ouvriers d'une
entreprise de Londres s'emparèrent de lui et le rouèrent de coups.
[67] Ems était le lieu de séjour
du prétendant au trône de France de la dynastie des Bourbons, le comte de
Chambord (que ses partisans appelèrent Henri V). Son rival de la dynastie
d'Orléans (Louis-Philippe), qui s'enfuit après la révolution de Février en
Angleterre, vivait à Claremont, dans le voisinage de Londres. Ems et Claremont
étaient donc les centres d'intrigues monarchistes.
[68] Combien différente de ce
qu'elle était!
[69] Ou César, ou Clichy (Clichy
était la prison pour dettes).
[70] De son propre mouvement.
[71] DÉMOSTHÈNE (383-322 avant
notre ère): Brillant orateur populaire et homme politique d'Athènes,
représentant du camp démocratique modéré.
[72] Le 8 juin 1849 commença
devant la Cour des pairs de Paris le procès contre Parmentier et le général
Cubières pour corruption de fonctionnaires dans le but d'obtenir une concession
de mines de sel, ainsi que contre le ministre d'alors des Travaux publics,
Teste, pour concussion. Ce dernier essaya pendant le procès de se suicider.
Tous furent condamnés à de lourdes amendes. Teste, en outre, à trois ans de prison.
(Note de F. Engels.)
[73] Trois bravos et un bravo
encore.
[74] C'est ainsi qu'on appelle
dans l'histoire la Chambre des députés fanatiquement ultra-royaliste,
réactionnaire, élue en 1815, immédiatement après la seconde chute de Napoléon.
[75] Entrée en vigueur le 13
décembre 1849. Sur la base de cette loi, les instituteurs pouvaient être
révoqués arbitrairement par les préfets et soumis à des peines disciplinaires.
[76] Le 15 février, une
ordonnance était publiée concernant l'organisation du commandement militaire.
Les districts étaient divisés en gouvernements généraux que Marx a comparés aux
pachaliks turcs, parce qu'ils se distinguaient par la domination absolue des
autorités militaires.
[77] La loi sur l'enseignement,
bien connue sous le nom de « loi Falloux », adoptée par l'Assemblée nationale
le 15 mars 1850, livrait entièrement l'instruction populaire au clergé.
[78] FOUCHÉ Joseph (1759-1820) :
Homme politique de la grande Révolution française et de l'Empire. Ancien
jacobin, participa au coup d'État contre-révolutionnaire du 9 thermidor et à
celui du 18 brumaire. Ministre de la Police (avec de petites interruptions)
depuis 1799 jusqu'en 1815, il servit la République. Napoléon, les Bourbons, de
nouveau Napoléon et pour la deuxième fois Louis XVIII. Indispensable à tous,
prêt à trahir chacun, Fouché fut un des intrigants et arrivistes les plus doués
que connaisse l'histoire.
[79] La banque des pauvres,
proposée par Eugène Sue dans ses Mystères
de Paris, a été caractérisée par Marx et Engels dans la Sainte Famille: « A la prendre
raisonnablement, l'idée de cette banque des pauvres se ramène à ceci : tant que
l'ouvrier a de l'occupation, on lui retient sur son salaire la somme dont il
aura besoin pour vivre durant les jours de chômage. Que je lui avance, au
moment du chômage, une certaine somme d'argent avec charge pour lui de me la rembourser durant la
période de travail, ou que, durant la période de travail, il me remette une
certaine somme d'argent avec charge pour moi de la lui restituer aux moments de chômage, cela revient au même. Il me rend toujours, pendant qu'il
travaille, ce que je lui donne
pendant qu'il chôme. »
[80] Le 5 février 1850, le
préfet de police Carlier, bonapartiste, ordonna d'arracher tous les « arbres de
la liberté ». La coutume de planter des « arbres de la liberté » remonte à
l'époque de la Révolution française, et on la fit renaître pendant la
révolution de juillet 1830 et la révolution de février 1848.
[81] Le 24 février, anniversaire
de la Révolution, le peuple avait orné le piédestal et les grilles de la
colonne de Juillet et les tombeaux des morts pour la liberté avec des fleurs et
des couronnes. Dans la nuit, la police enleva cette décoration, ce qui provoqua
dans le peuple une tempête d'indignation.
[82] Le 10 mars 1850 eurent lieu
des élections complémentaires à l'Assemblée législative. De nouveaux députés
furent élus en remplacement de ceux qui avaient été jetés en prison ou bannis
après l'intervention de la Montagne, le 13 juin 1849.
[83] La nuit de la
Saint-Barthélemy (du 23 ou 24 août 1572) est un des épisodes les plus sanglants
des guerres de religion en France. Sur l'ordre du roi, les huguenots furent
massacrés par les catholiques.
[84] Deux témoignages de leur
indigence.
[85] LAMOURETTE (1742-1794) :
Prélat français et homme d'État, député de l'Assemblée législative à l'époque
de la Révolution française. Célèbre par sa proposition de mettre fin aux
querelles de partis. Sous l'impression de cette proposition qu'il fit le 7
juillet 1792, les représentants des partis ennemis se jetèrent dans les bras
les uns des autres, mais le lendemain, ce « baiser fraternel » était
complètement oublié.
[86] Dans les pays occupés par lei infidèles, c'est-à-dire un ministère sans
pouvoirs.
[87] Il s'agit de l'organisation
que Louis Bonaparte composa avec la lie de la société. C'est avec son aide
qu'il fit le coup d'État. Elle fut appelée « Société du 10 décembre » parce que
c'est ce jour-là que Louis Bonaparte fut élu président de la République.
[88] On dit : « Trancher le nœud
gordien » pour indiquer le dénouement rapide et complet d'un problème
compliqué.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire