Michel Bakounine
Dieu et l'État
(Première édition Genève 1882)
L'idée
déiste et la constitution des religions
Trois éléments ou, si vous voulez, trois principes
fondamentaux constituent les conditions essentielles de tout développement
humain, tant collectif qu'individuel dans l'histoire : 1° l'animalité
humaine; 2° la pensée; et 3° la révolte. À la première
correspond proprement l'économie sociale et privée; à la seconde ; la
science; à la troisième, la liberté.
Les idéalistes de toutes les Écoles, aristocrates et
bourgeois, théologiens et métaphysiciens, politiciens et moralistes, religieux,
philosophes ou poètes — sans oublier les économistes libéraux, adorateurs
effrénés de l'idéal, comme on sait —, s'offensent beaucoup lorsqu'on leur dit
que l'homme, avec son intelligence magnifique, ses idées sublimes et ses
aspirations infinies, n'est, aussi bien que toutes les autres choses qui
existent dans le monde, rien que matière, rien qu'un produit de cette vile
matière.
Nous pourrions leur répondre que la matière dont
parlent les matérialistes, matière spontanément. éternellement mobile, active,
productive, matière chimiquement ou organiquement déterminée, et manifestée par
les propriétés ou les forces mécaniques, physiques, animales et intelligentes qui
lui sont foncièrement inhérentes, que cette matière n'a rien de commun avec la
vile matière des idéalistes. Cette dernière, produit de leur fausse
abstraction, est effectivement un être stupide, inanimé, immobile, incapable de
produire la moindre des choses, un caput mortuum,une vilaineimagination
opposée à cette belle imagination qu'ils appellent Dieu, l'Être suprême
vis-à-vis duquel la matière, leur matière à eux, dépouillée par eux-mêmes de
tout ce qui en constitue la nature réelle, représente nécessairement le suprême
Néant. Ils ont enlevé à la matière l'intelligence, la vie, toutes les qualités
déterminantes, les rapports actifs ou les forces, le mouvement même, sans
lequel la matière ne serait pas même pesante, ne lui laissant rien que
l'impénétrabilité et l'immobilité absolue dans l'espace ; ils ont attribué
toutes ces forces, propriétés et manifestations naturelles, à l'Être imaginaire
créé par leur fantaisie abstractive ; puis, intervertissant les rôles, ils ont
appelé ce produit de leur imagination, ce fantôme, ce Dieu qui est le Néant :
"l'Être suprême" ; et, par une conséquence nécessaire, ils ont
déclaré que l'Être réel, la matière, le monde, était le Néant. Après quoi ils
viennent nous déclarer gravement que cette matière est incapable de rien produire,
ni même de se mettre en mouvement par elle-même, et que par conséquent elle a
dû être créée par leur Dieu.
Qui a raison, les idéalistes ou les matérialistes ?
Une fois que la question se pose ainsi, l'hésitation devient impossible. Sans
doute, les idéalistes ont tort, et seuls les matérialistes ont raison. Oui, les
faits priment les idées, oui, l'idéal, comme l'a dit Proudhon, n'est qu'une
fleur dont les conditions matérielles d'existence constituent la racine. Oui,
toute l'histoire intellectuelle et morale, politique et sociale de l'humanité
est un reflet de son histoire économique.
Toutes les branches de la science moderne,
consciencieuse et sérieuse, convergent à proclamer cette mande, cette
fondamentale et cette décisive vérité : oui, le monde social, le monde
proprement humain, l'humanité en un mot, n'est autre chose que le développement
dernier et suprême — suprême pour nous au moins et relativement à notre planète
—, la manifestation la plus haute de l'animalité. Mais comme tout développement
implique nécessairement une négation, celle de la base ou du point de départ,
l'humanité est en même temps et essentiellement la négation réfléchie et
progressive de l'animalité dans les hommes ; et c'est précisément cette
négation aussi rationnelle que naturelle, et qui n'est rationnelle que parce
qu'elle est naturelle, à la fois historique et logique, fatale comme le sont
les développements et les réalisations de toutes les lois naturelles dans le
monde - c'est elle qui constitue et qui crée l'idéal, le monde des convictions
intellectuelles et morales, les idées.
Oui, nos premiers ancêtres, nos Adams et nos Èves,
furent, sinon des gorilles, au moins des cousins très proches du gorille, des
omnivores, des bêtes intelligentes et féroces, douées, à un degré infiniment
plus grand que les animaux de toutes les autres espèces, de deux facultés
précieuses : la faculté de penser et la faculté, le besoin de se révolter.
Ces deux facultés, combinant leur action progressive
dans l'histoire, représentent proprement le moment, le côté, la puissance
négative dans le développement positif de l'animalité humaine, et créent par
conséquent tout ce qui constitue l'humanité dans les hommes.
La Bible, qui est un livre très intéressant et parfois
très profond, lorsqu'on le considère comme l'une des plus anciennes
manifestations, parvenues jusqu'à nous, de la sagesse et de la fantaisie
humaines, exprime cette vérité d'une manière fort naïve dans son mythe du péché
originel. Jéhovah, qui, de tous les dieux qui ont jamais été adorés par les
hommes, est certainement le plus jaloux, le plus vaniteux, le plus féroce, le
plus injuste, le plus sanguinaire, le plus despote et le plus ennemi de la
dignité et de la liberté humaines, ayant créé Adam et Ève, par on ne sait quel
caprice, sans doute pour tromper son ennui qui doit être terrible dans son
éternellement égoïste solitude, ou pour se donner des esclaves nouveaux, avait
mis généreusement à leur disposition toute la terre, avec tous les fruits et
tous les animaux de la terre, et il n'avait posé à cette complète jouissance
qu'une seule limite. Il leur avait expressément défendu de toucher aux fruits
de l'arbre de la science. Il voulait donc que l'homme, privé de toute
conscience de lui-même, restât une bête, toujours à quatre pattes devant le
Dieu éternel, son Créateur et son Maître. Mais voici que vient Satan, l'éternel
révolté, le premier libre penseur et l'émancipateur des mondes. Il fait honte à
l'homme de son ignorance et de son obéissance bestiales ; il l'émancipe et
imprime sur son front le sceau de la liberté et de l'humanité en le poussant à
désobéir et à manger du fruit de la science.
On sait le reste. Le bon Dieu, dont la prescience, qui
constitue une de ses divines facultés, aurait dû pourtant l'avertir de ce qui
devait arriver, se mit dans une terrible et ridicule fureur : il maudit Satan,
l'homme et le monde créés par lui-même, se frappant pour ainsi dire lui-même
dans sa création propre, comme font les enfants lorsqu'ils se mettent en colère
; et, non content de frapper nos ancêtres dans le présent, il les maudit dans
toutes les générations à venir, innocentes du crime commis par leurs ancêtres.
Nos théologiens catholiques et protestants trouvent cela très profond et très
juste, précisément parce que c'est monstrueusement inique et absurde ! Puis, se
rappelant qu'il n'était pas seulement un Dieu de vengeance et de colère, mais
encore un Dieu d'amour, après avoir tourmenté l'existence de quelques milliards
de pauvres êtres humains et les avoir condamnés à un enfer éternel, il eut
pitié du reste, et, pour le sauver, pour réconcilier son amour éternel et divin
avec sa colère éternelle et divine, toujours avide de victimes et de sang, il
envoya au monde, comme une victime expiatoire, son fils unique, afin qu'il fût
tué par les hommes. Cela s'appelle le mystère de la Rédemption, base de toutes
les religions chrétiennes. Et encore si le divin Sauveur avait sauvé le monde
humain ! Mais non ; dans le Paradis promis par le Christ, on le sait, puisque
c'est formellement annoncé, il n'y aura que fort peu d'élus. Le reste,
l'immense majorité des générations présentes et à venir, grillera éternellement
dans l'Enfer. En attendant, pour nous consoler, Dieu, toujours juste, toujours
bon, livre la terre au gouvernement des Napoléon III, des Guillaume 1er, des
Ferdinand d'Autriche et des Alexandre de toutes les Russies.
Tels sont les contes absurdes qu'on raconte et telles
sont les doctrines monstrueuses qu'on enseigne, en plein XIXème siècle, dans
toutes les écoles populaires de l'Europe, sur l'ordre exprès des gouvernements.
On appelle cela civiliser les peuples ! N'est-il pas évident que tous ces
gouvernements sont les empoisonneurs systématiques, les abêtisseurs intéressés
des masses populaires ?
Je me suis laissé entraîner loin de mon sujet par la
colère qui s'empare de moi toutes les fois que je pense aux ignobles et
criminels moyens qu'on emploie pour retenir les nations dans un esclavage
éternel, afin de pouvoir mieux les tondre, sans doute. Que sont les crimes de
tous les Troppmann du monde, en présence de ce crime de lèse-humanité qui se
commet journellement, au grand jour, sur toute la surface du monde civilisé,
par ceux-là mêmes qui osent s'appeler les tuteurs et les pères des peuples ? Je
reviens au mythe du péché originel.
Dieu donna raison à Satan et reconnut que Satan
n'avait pas trompé Adam et Ève en leur promettant la science et la liberté,
comme récompense de l'acte de désobéissance qu'il les avait induits à commettre
: car aussitôt qu'ils eurent mangé du fruit défendu Dieu se dit en lui-même
(voir la Bible) : «Voilà que l'homme est devenu comme l'un de Nous, il sait le
bien et le mal ; empêchons-le donc de manger du fruit de la vie éternelle, afin
qu'il ne devienne pas immortel comme Nous.»
Laissons maintenant de côté la partie fabuleuse de ce
mythe et considérons-en le vrai sens. Le sens en est très clair. L'homme s'est
émancipé, il s'est séparé de l'animalité et s'est constitué comme homme : il a
commencé son histoire et son développement proprement humain par un acte de désobéissance
et de science, c'est-à-dire par la révolte et par la pensée.
Le système des idéalistes nous présente tout à fait le
contraire. C'est le renversement absolu detoutes les expériences humaines et de
ce bon sens universel et commun qui est la condition essentielle de toute
entente humaine et qui, en s'élevant de cette vérité si simple et si
unanimement reconnue, que deux fois deux font quatre jusqu'aux considérations
scientifiques les plus sublimes et les plus compliquées, n'admettant d'ailleurs
jamais rien qui ne soit sévèrement confirmé par l'expérience ou par
l'observation des choses et des faits, constitue la seule base sérieuse des
connaissances humaines.
On conçoit parfaitement le développement successif du
monde matériel, aussi bien que de la vie organique, animale, et de
l'intelligence historiquement progressive, tant individuelle que sociale, de
l'homme, dans ce monde. C'est un mouvement tout à fait naturel du simple au
composé, de bas en haut ou de l'inférieur au supérieur ; un mouvement conforme
à toutes nos expériences journalières, et par conséquent conforme aussi à notre
logique naturelle, aux propres lois de notre esprit qui, ne se formant jamais
et ne pouvant se développer qu'à l'aide de ces mêmes expériences, n'en est pour
ainsi dire rien que la reproduction mentale, cérébrale, ou le résumé réfléchi.
Au lieu de suivre la voie naturelle de bas en haut, de
l'inférieur au supérieur, et du relativement simple au plus compliqué ; au lieu
d'accompagner sagement, rationnellement, le mouvement progressif et réel du
monde appelé inorganique au monde organique, végétal, et puis animal, et puis
spécialement humain ; de la matière ou de l'être chimique à la matière ou à
l'être vivant, et de l'être vivant à l'être pensant, les penseurs idéalistes, obsédés,
aveuglés et poussés par le fantôme divin qu'ils ont hérité de la théologie,
prennent la voie absolument contraire. Ils vont de haut en bas, du supérieur à
l'inférieur, du compliqué au simple. Ils commencent par Dieu, soit comme
personne, soit comme substance ou idée divine, et le premier pas qu'ils font
est une terrible dégringolade des hauteurs sublimes de l'éternel idéal dans la
fange du monde matériel ; de la perfection absolue dans l'imperfection absolue
; de la pensée à l'Être, ou plutôt de l'Être suprême dans le Néant. Quand,
comment et pourquoi l'Etre divin, éternel, infini, le Parfait absolu,
probablement ennuyé de lui-même, s'est-il décidé à ce salto mortaledésespéré,
voilà ce qu'aucun idéaliste, ni théologien, ni métaphysicien, ni poète, n'a
jamais su ni comprendre lui-même, ni expliquer aux profanes. Toutes les
religions passées et présentes et tous les systèmes de philosophie
transcendants roulent sur cet unique et inique mystère. De saints hommes, des
législateurs inspirés, des prophètes, des Messies y ont cherché la vie, et n'y
ont trouvé que la torture et la mort. Comme le sphinx antique, il les a
dévorés, parce qu'ils n'ont pas su l'expliquer. De grands philosophes, depuis
Héraclite et Platon jusqu'à Descartes, Spinoza, Leibniz, Kant, Fichte,
Schelling et Hegel, sans parler des philosophes indiens, ont écrit des tas de
volumes et ont créé des systèmes aussi ingénieux que sublimes dans lesquels ils
ont dit en passant beaucoup de belles et de grandes choses et découvert des
vérités immortelles, mais qui ont laissé ce mystère, objet principal de leurs
investigations transcendantes, aussi insondable qu'il l'avait été avant eux.
Mais, puisque les efforts gigantesques des plus admirables génies que le monde
connaisse, et qui, l'un après l'autre pendant trente siècles au moins, ayant
entrepris toujours de nouveau ce travail de Sisyphe, n'ont abouti qu'à rendre
ce mystère plus incompréhensible encore, pouvons-nous espérer qu'il nous sera
dévoilé, aujourd'hui, par les spéculations routinières de quelque disciple
pédant d'une métaphysique artificiellement réchauffée, et cela à une époque où
tous les esprits vivants et sérieux se sont détournés de cette science
équivoque, issue d'unetransaction, historiquement explicable sans doute, entre
la déraison de la foi et la saine raison scientifique ?
Il est évident que ce terrible mystère est
inexplicable, c'est-à-dire qu'il est absurde, parce que l'absurde seul ne se
laisse point expliquer. Il est évident que quiconque en a besoin pour son
bonheur, pour sa vie, doit renoncer à sa raison, et, retournant s'il le peut à
la foi naïve, aveugle, stupide, répéter, avec Tertullien et avec tous les
croyants sincères, ces paroles qui résument la quintessence même de la
théologie : «Je crois en ce qui est absurde.»Alors toute discussion
cesse, et il ne reste plus que la stupidité triomphante de la foi. Mais alors
s'élève aussitôt une autre question : Comment peut naître dans un homme
intelligent et instruit le besoin de croire en ce mystère ?
Que la croyance en Dieu, créateur, ordonnateur, juge,
maître, maudisseur, sauveur et bienfaiteur du monde, se soit conservée dans le
peuple, et surtout dans les populations rurales, beaucoup plus encore que dans
le prolétariat des villes, rien de plus naturel. Le peuple, malheureusement,
est encore très ignorant, et maintenu dans cette ignorance par les efforts
systématiques de tous les gouvernements, qui la considèrent, non sans beaucoup
de raison, comme l'une des conditions les plus essentielles de leur propre
puissance. Écrasé par son travail quotidien, privé de loisir, de commerce
intellectuel, de lecture, enfin de presque tous les moyens et d'une bonne
partie des stimulants qui développent la réflexion dans les hommes, le peuple
accepte le plus souvent sans critique et en bloc les traditions religieuses
qui, l'enveloppant dès le plus jeune âge dans toutes les circonstances de sa
vie, et artificiellement entretenues en son sein par une foule d'empoisonneurs
officiels de toute espèce, prêtres et laïques, se transforment chez lui en une
sorte d'habitude mentale et morale, trop souvent plus puissante même que son
bon sens naturel.
Il est une autre raison qui explique et qui légitime
en quelque sorte les croyances absurdes du peuple. Cette raison, c'est la
situation misérable à laquelle il se trouve fatalement condamné par
l'organisation économique de la société, dans les pays les plus civilisés de
l'Europe. Réduit, sous le rapport intellectuel et moral aussi bien que sous le
rapport matériel, au minimum d'une existence humaine, enfermé dans sa vie comme
un prisonnier dans sa prison, sans horizon, sans issue, sans avenir même, si
l'on en croit les économistes, le peuple devrait avoir l'âme singulièrement
étroite et l'instinct aplati des bourgeois pour ne point éprouver le besoin
d'en sortir ; mais pour cela il n'a que trois moyens, dont deux fantastiques,
et le troisième réel.
Les deux premiers, c'est le cabaret et l'église, la
débauche du corps ou la débauche de l'esprit ; le troisième, c'est la
révolution sociale. D'où je conclus que cette dernière seule, beaucoup plus, au
moins, que toutes les propagandes théoriques des libres penseurs, sera capable
de détruire jusqu'aux dernières traces des croyances religieuses et des
habitudes débauchées dans le peuple, croyances et habitudes qui sont plus
intimement liées qu'on ne le pense ; et que, en substituant aux jouissances à
la fois illusoires et brutales de ce dévergondage corporel et spirituel, les
jouissances aussi délicates que réelles de l'humanité pleinement accomplie dans
chacun et dans tous, la révolution sociale seule aura la puissance de fermer en
même temps tous les cabarets et toutes les églises.
Jusque-là le peuple, pris en masse, croira, et, s'il
n'a pas raison de croire, il en aura au moins le droit. Il est une catégorie de
gens qui, s'ils ne croient pas, doivent au moins faire semblant de croire. Ce
sont tous les tourmenteurs, tous les oppresseurs et tous les exploiteurs de
l'humanité. Prêtres, monarques, hommes d'État, hommes de guerre, financiers
publics et privés, fonctionnaires de toutes sortes, policiers, gendarmes,
geôliers et bourreaux, monopoleurs capitalistes, pressureurs, entrepreneurs et
propriétaires, avocats, économistes, politiciens de toutes les couleurs,
jusqu'au dernier vendeur d'épices, tous répéteront à l'unisson ces paroles de
Voltaire :
«Si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer.»
Car, vous comprenez, il faut une religion pour le
peuple. C'est la soupape de sûreté. Il existe enfin une catégorie assez
nombreuse d'âmes honnêtes mais faibles qui, trop intelligentes pour prendre les
dogmes chrétiens au sérieux, les rejettent en détail, mais n'ont pas le
courage, ni la force, ni la résolution nécessaires pour les repousser en gros.
Elles abandonnent à votre critique toutes les absurdités particulières de la
religion, elles font fi de tous les miracles, mais elles se cramponnent avec
désespoir à l'absurdité principale, source de toutes les autres, au miracle qui
explique et légitime tous les autres miracles, à l'existence de Dieu. Leur Dieu
n'est point l'Être vigoureux et puissant, le Dieu brutalement positif de la
théologie. C'est un Être nébuleux, diaphane, illusoire, tellement illusoire
que, quand on croit le saisir, il se transforme en Néant : c'est un mirage, un feu
follet qui ne réchauffe ni n'éclaire. Et pourtant ils y tiennent, et ils
croient que s'il allait disparaître, tout disparaîtrait avec lui. Ce sont des
âmes incertaines, maladives, désorientées dans la civilisation actuelle,
n'appartenant ni au présent ni à l'avenir, de pâles fantômes éternellement
suspendus entre le ciel et la terre, et occupant entre la politique bourgeoise
et le socialisme du prolétariat absolument la même position. Ils ne se sentent
la force ni de penser jusqu'à la fin, ni de vouloir, ni de se résoudre et ils
perdent leur temps et leur peine en s'efforçant toujours de concilier
l'inconciliable. Dans la vie publique, ils s'appellent les socialistes
bourgeois.
Aucune discussion avec eux, ni contre eux, n'est
possible. Ils sont trop malades.
Mais il est un petit nombre d'hommes illustres, dont
aucun n'osera parler sans respect, et dont nul ne songera à mettre en doute ni
la santé vigoureuse, ni la force d'esprit, ni la bonne foi. Qu'il me suffise de
citer les noms de Mazzini, de Michelet, de Quinet, de John Stuart Mill. Âmes
généreuses et fortes, grands coeurs, grands esprits, grands écrivains, et, le
premier, restaurateur héroïque et révolutionnaire d'une grande nation, ils sont
tous les apôtres de l'idéalisme et les contempteurs, les adversaires passionnés
du matérialisme, et par conséquent aussi du socialisme, en philosophie aussi
bien qu'en politique. C'est donc contre eux qu'il faut discuter cette question.
Constatons d'abord qu'aucun des hommes illustres que
je viens de nommer, ni aucun autre penseur idéaliste quelque peu important de
nos jours, ne s'est occupé proprement de la partie logique de cette question.
Aucun n'a essayé de résoudre philosophiquement la possibilité du salto
mortaledivin des régions éternelles et pures de l'esprit dans la fange du
monde matériel. Ont-ils craint d'aborder cette insoluble contradiction et
désespéré de la résoudre, après que les plus grands génies de l'histoire y ont
échoué, ou bien l'ont-ils considérée comme déjà suffisamment résolue ? C'est
leur secret. Le fait est qu'ils ont laissé de côté la démonstration théorique
de l'existence d'un Dieu, et qu'ils n'en ont développé que les raisons et les
conséquences pratiques. Ils en ont parlé tous comme d'un fait universellement
accepté, et, comme tel, ne pouvant plus devenir l'objet d'un doute quelconque,
se sont bornés, pour toute preuve, à constater l'antiquité et cette
universalité même de la croyance en Dieu.
Cette unanimité imposante, selon l'avis de beaucoup
d'hommes et d'écrivains illustres, et, pour ne citer que les plus renommés
d'entre eux, selon l'opinion éloquemment exprimée de Joseph de Maistre et du
grand patriote italien Giuseppe Mazzini, vaut plus que toutes les
démonstrations de la science : et si la logique d'un petit nombre de penseurs conséquents
et même très puissants, mais isolés, lui est contraire, tant pis, disent-ils,
pour ces penseurs et pour leur logique, car le consentement universel,
l'adoption universelle et antique d'une idée ont été considérés de tout temps
comme la preuve la plus victorieuse de sa vérité. Le sentiment de tout le
monde, une conviction qui se retrouve et se maintient toujours et partout ne
sauraient se tromper. Ils doivent avoir leur racine dans une nécessité
absolument inhérente à la nature même de l'homme. Et puisqu'il a été constaté
que tous les peuples passés et présents ont cru et croient à l'existence de
Dieu, il est évident que ceux qui ont le malheur d'en douter, quelle que soit
la logique qui les a entraînés dans ce doute, sont des exceptions anormales, des
monstres. Ainsi donc, l'antiquité et l'universalité d'une croyance seraient,
contre toute science et contre toute logique une preuve suffisante et
irrécusable de sa vérité. Et pourquoi ? Jusqu'au siècle de Galilée et de
Copernic, tout le monde avait cru que le Soleil tournait autour de la Terre.
Tout le monde ne s'était-il pas trompé ? Qu'y a-t-il de plus antique et de plus
universel que l'esclavage ? L'anthropophagie, peut-être. Dès l'origine de la
société historique jusqu'à nos jours, il y a eu toujours et partout
exploitation du travail forcé des masses, esclaves, serves ou salariées, par
quelque minorité dominante ; oppression des peuples par l'Église et par l'État.
Faut-il en conclure que cette exploitation et cette oppression sont des
nécessités absolument inhérentes à l'existence même de la société humaine ?
Voilà des exemples qui prouvent que l'argumentation des avocats du bon Dieu ne
prouve rien. Rien n'est, en effet, ni aussi universel ni aussi antique que
l'inique et l'absurde, et c'est au contraire la vérité, la justice qui, dans le
développement des sociétés humaines, sont les moins universelles, les plus
jeunes ; ce qui explique aussi le phénomène historique constant des
persécutions inouïes dont leurs proclamateurs premiers ont été et continuent
d'être toujours les objets de la part des représentants officiels, patentés et
intéressés des croyances universelleset antiques,et souvent de la
part de ces mêmes masses populaires, qui, après les avoir bien tourmentés,
finissent toujours par adopter et par faire triompher leurs idées.
Pour nous, matérialistes et socialistes
révolutionnaires, il n'est rien qui nous étonne ni nous effraie dans ce
phénomène historique. Forts de notre conscience, de notre amour pour la vérité
quand même, de cette passion logique qui constitue à elle seule une grande
puissance, et en dehors de laquelle il n'est point de pensée ; forts de notre
passion pour la justice et de notre foi inébranlable dans le triomphe de
l'humanité sur toutes les bestialités théoriques et pratiques ; forts enfin de
la confiance et de l'appui mutuels que se donnent le petit nombre de ceux qui
partagent nos convictions, nous nous résignons pour nous-mêmes à toutes les
conséquences de ce phénomène historique, dans lequel nous voyons la manifestation
d'une loi sociale aussi naturelle, aussi nécessaire et aussi invariable que
toutes les autres lois qui gouvernent le monde.
Cette loi est une conséquence logique, inévitable, de l'origine
animalede la société humaine, et au regard de toutes les preuves scientifiques,
physiologiques, psychologiques, historiques qui se sont accumulées de nos
jours, aussi bien qu'au regard des exploits des Allemands, conquérants de la
France, qui en donnent aujourd'hui une démonstration aussi éclatante, il n'est
plus possible vraiment d'en douter. Mais du moment qu'on accepte cette origine
animale de l'homme, tout s'explique. Toute l'histoire nous apparaît alors comme
la négation révolutionnaire, tantôt lente, apathique, endormie, tantôt
passionnée et puissante, du passé. Elle consiste précisément dans la négation
progressive de l'animalité première de l'homme par le développement de son
humanité. L'homme, bête féroce, cousin du gorille, est parti de la nuit
profonde de l'instinct animal pour arriver à la lumière de l'esprit, ce qui
explique d'une manière tout à fait naturelle toutes ses divagations passées, et
nous console en partie de ses erreurs présentes. Il est parti de l'esclavage
animal, et, traversant l'esclavage divin, terme transitoire entre son animalité
et son humanité, il marche aujourd'hui à la conquête et à la réalisation de son
humaine liberté. D'où il résulte que l'antiquité d'une croyance, d'une idée,
loin de prouver quelque chose en sa faveur, doit au contraire nous la rendre
suspecte. Car derrière nous est notre animalité et devant nous notre humanité,
et la lumière humaine, la seule qui puisse nous réchauffer et nous éclairer, la
seule qui puisse nous émanciper, nous rendre dignes, libres, heureux, et
réaliser la fraternité parmi nous, n'est jamais au début, mais, relativement à
l'époque où l'on vit, toujours à la fin de l'histoire. Ne regardons donc jamais
en arrière, regardons toujours en avant, car en avant sont notre soleil et
notre salut ; et s'il nous est permis, s'il est même utile, nécessaire, de nous
retourner, en vue de l'étude de notre passé, ce n'est que pour constater ce que
nous avons été et ce que nous ne devons plus être, ce que nous avons cru et
pensé, et ce que nous ne devons plus ni croire ni penser, ce que nous avons
fait et ce que nous ne devons plus jamais faire. Voilà pour l'antiquité. Quant
à l'universalité d'une erreur, elle ne prouve qu'une chose : la similitude,
sinon la parfaite identité, de la nature humaine dans tous les temps et sous
tous les climats. Et, puisqu'il est constaté que tous les peuples, à toutes les
époques de leur vie, ont cru et croient encore en Dieu, nous devons en conclure
simplement que l'idée divine, issue de nous-mêmes, est une erreur
historiquement nécessaire dans le développement de l'humanité, et nous demander
pourquoi et comment elle s'est produite dans l'histoire, pourquoi l'immense
majorité de l'espèce humaine l'accepte encore aujourd'hui comme une vérité.
Tant que nous ne saurons pas nous rendre compte de la manière dont l'idée d'un
monde surnaturel ou divin s'est produite et a dû fatalement se produire dans le
développement historique de la conscience humaine, nous aurons beau être
scientifiquement convaincus de l'absurdité de cette idée, nous ne parviendrons
jamais à la détruire dans l'opinion de la majorité ; parce que nous ne saurons
jamais l'attaquer dans les profondeurs mêmes de l'être humain, où elle a pris
naissance, et, condamnés à une lutte stérile, sans issue et sans fin, nous
devrons toujours nous contenter de la combattre seulement à la surface, dans
ses innombrables manifestations, dont l'absurdité, a peine abattue par les
coups du bon sens, renaîtra aussitôt sous une forme nouvelle et non moins
insensée. Tant que la racine de toutes les absurdités qui tourmentent le monde,
la croyance en Dieu, restera intacte, elle ne manquera jamais de pousser des
rejetons nouveaux. C'est ainsi que de nos jours, dans certaines régions de la
plus haute société, le spiritisme tend à s'installer sur les ruines du
christianisme.
Ce n'est pas seulement dans l'intérêt des masses,
c'est dans celui de la santé de notre propre esprit que nous devons nous
efforcer de comprendre la genèse historique, la succession des causes qui ont
développé et produit l'idée de Dieu dans la conscience des hommes. Car nous
aurons beau nous dire et nous croire athées : tant que nous n'aurons pas
compris ces causes, nous nous laisserons toujours plus ou moins dominer par les
clameurs de cette conscience universelle dont nous n'aurons pas surpris le
secret ; et, vu la faiblesse naturelle de l'individu même le plus fort contre
l'influence toute-puissante du milieu social qui l'entoure, nous courrons
toujours le risque de retomber tôt ou tard, et d'une manière ou d'une autre,
dans l'abîme de l'absurdité religieuse. Les exemples de ces conversions
honteuses sont fréquents dans la société actuelle.
J'ai dit la raison pratique principale de la puissance
exercée encore aujourd'hui par les croyances religieuses sur les masses. Ces
dispositions mystiques ne dénotent pas tant, chez elles, une aberration de
l'esprit qu'un profond mécontentement du coeur. C'est la protestation
instinctive et passionnée de l'être humain contre les étroitesses, les
platitudes, les douleurs et les hontes d'une existence misérable. Contre cette
maladie, ai-je dit, il n'est qu'un seul remède : c'est la Révolution sociale.
En d'autres écrits, j'ai tâché d'exposer les causes qui ont présidé à la
naissance et au développement historique des hallucinations religieuses dans la
conscience de l'homme. Ici, je ne veux traiter cette question de l'existence
d'un Dieu, ou de l'origine divine du monde et de l'homme, qu'au point de vue de
son utilité morale et sociale, et je ne dirai, sur la raison théorique de cette
croyance, que peu de mots seulement, afin de mieux expliquer ma pensée.
Toutes les religions, avec leurs dieux, leurs
demi-dieux, et leurs prophètes, leurs messies et leurs saints, ont été créées
par la fantaisie crédule des hommes, non encore arrivés au plein développement
et à la pleine possession de leurs facultés intellectuelles ; en conséquence de
quoi le ciel religieux n'est autre chose qu'un mirage où l'homme, exalté par
l'ignorance et la foi, retrouve sa propre image, mais agrandie et renversée,
c'est-à-dire divinisée. L'histoire des religions, celle de la naissance, de la
grandeur et de la décadence des dieux qui se sont succédé dans la croyance
humaine, n'est donc rien que le développement de l'intelligence et de la
conscience collectives des hommes. À mesure que, dans leur marche
historiquement progressive, ils découvraient, soit en eux-mêmes, soit dans la
nature extérieure, une force, une qualité ou même un grand défaut quelconques,
ils les attribuaient à leurs dieux, après les avoir exagérés, élargis outre
mesure, comme le font ordinairement les enfants, par un acte de leur fantaisie
religieuse. Grâce à cette modestie et à cette pieuse générosité des hommes
croyants et crédules, le ciel s'est enrichi des dépouilles de la terre, et, par
une conséquence nécessaire, plus le ciel devenait riche et plus l'humanité,
plus la terre devenaient misérables. Une fois la divinité installée, elle fut
naturellement proclamée la cause, la raison, l'arbitre et le dispensateur
absolu de toutes choses : le monde ne fut plus rien, elle fut tout ; et
l'homme, son vrai créateur, après l'avoir tirée du néant à son insu,
s'agenouilla devant elle, l'adora et se proclama sa créature et son esclave.
Le christianisme est précisément la religion par
excellence parce qu'il expose et manifeste, dans sa plénitude, la nature, la
propre essence de tout système religieux, qui est l'appauvrissement,
l'asservissement et l'anéantissement de l'humanité au profit de la Divinité.Dieu
étant tout, le monde réel et l'homme ne sont rien. Dieu étant la vérité, la
justice, le bien, le beau, la puissance et la vie, l'homme est le mensonge,
l'iniquité, le mal, la laideur, l'impuissance et la mort. Dieu étant le maître,
l'homme est l'esclave. Incapable de trouver par lui-même la justice, la vérité
et la vie éternelle, il ne peut y arriver qu'au moyen d'une révélation divine.
Mais qui dit révélation, dit révélateurs, messies, prophètes, prêtres et
législateurs inspirés par Dieu même ; et ceux-là une fois reconnus comme les
représentants de la Divinité sur la terre, comme les saints instituteurs de
l'humanité, élus par Dieu même pour la diriger dans la voie du salut, ils
doivent nécessairement exercer un pouvoir absolu. Tous les hommes leur doivent
une obéissance illimitée et passive, car contre la Raison divine il n'y a point
de raison humaine, et contre la Justice de Dieu il n'y a point de justice
terrestre qui tiennent. Esclaves de Dieu, les hommes doivent l'être aussi de
l'Église et de l'État en tant que ce dernier est consacré par l'Église.Voilà
ce que, de toutes les religions qui existent ou qui ont existé, le christianisme
a mieux compris que les autres, sans excepter même les antiques religions
orientales, qui d'ailleurs n'ont embrassé que des peuples distincts et
privilégiés, tandis que le christianisme a la prétention d'embrasser l'humanité
tout entière ; et voilà ce que, de toutes les sectes chrétiennes, le
catholicisme romain a seul proclamé et réalisé avec uneconséquence rigoureuse.
C'est pourquoi le christianisme est la religion absolue, la dernière religion ;
et pourquoi l'Église apostolique et romaine est la seule conséquente, légitime
et divine.
N'en déplaise donc aux métaphysiciens et aux
idéalistes religieux, philosophes, politiciens ou poètes : l'idée de Dieu
implique l'abdication de la raison et de la justice humaines, elle est la
négation la plus décisive de l'humaine liberté et aboutit nécessairement à
l'esclavage des hommes, tant en théorie qu'en pratique.
À moins donc de vouloir l'esclavage et l'avilissement
des hommes, comme le veulent les jésuites, comme le veulent les momiers, les piétistes
ou les méthodistes protestants, nous ne pouvons, nous ne devons faire la
moindre concession ni au Dieu de la théologie ni à celui de la métaphysique.
Car dans cet alphabet mystique, qui commence par dire: «A devra fatalement
finir par dire Z», qui veut adorer Dieu doit, sans se faire de puériles
illusions, renoncer bravement à sa liberté et à son humanité. Si Dieu est,
l'homme est esclave ; or l'homme peut, doit être libre, donc Dieu n'existe pas.
Je défie qui que ce soit de sortir de ce cercle ; et maintenant, qu'on
choisisse.
Est-il besoin de rappeler combien et comment les
religions abêtissent et corrompent les peuples ? Elles tuent en eux la raison,
ce principal instrument de l'émancipation humaine, et les réduisent à
l'imbécillité, condition essentielle de leur esclavage. Elles déshonorent le
travail humain et en font un signe et une source de servitude. Elles tuent la
notion et le sentiment de la justice humaine dans leur sein, faisant toujours
pencher la balance du côté des coquins triomphants, objets privilégiés de la
grâce divine. Elles tuent l'humaine fierté et l'humaine dignité, ne protégeant
que les rampants et les humbles. Elles étouffent dans le coeur des peuples tout
sentiment d'humaine fraternité en le remplissant de divine cruauté.
Toutes les religions sont cruelles, toutes sont
fondées sur le sang, car toutes reposent principalement sur l'idée du
sacrifice, c'est-à-dire sur l'immolation perpétuelle de l'humanité à
l'inextinguible vengeance de la Divinité. Dans ce sanglant mystère, l'homme est
toujours la victime, et le prêtre, homme aussi mais homme privilégié par la
grâce, est le divin bourreau. Cela nous explique pourquoi les prêtres de toutes
les religions, les meilleurs, les plus humains. les plus doux, ont presque
toujours dans le fond de leur coeur — et, sinon dans le coeur, dans leur
imagination, dans l'esprit — quelque chose de cruel et de sanguinaire.
Tout cela, nos illustres idéalistes contemporains le
savent mieux que personne. Ce sont des hommes savants qui savent leur histoire
par coeur, et comme ils sont en même temps des hommes vivants, de grandes âmes
pénétrées d'un amour sincère et profond pour le bien de l'humanité, ils ont
maudit et flétri tous ces méfaits, tous ces crimes de la religion avec une
éloquence sans pareille. Ils repoussent avec indignation toute solidarité avec
le Dieu des religions positives et avec ses représentants passés et présents
sur la terre.
Le Dieu qu'ils adorent ou qu'ils croient adorer se
distingue précisément des dieux réels de l'histoire, en ce qu'il n'est pas du
tout un Dieu positif, ni déterminé de quelque manière que ce soit, ni
théologiquement. ni même métaphysiquement. Ce n'est ni l'Être suprême de
Robespierre et de Jean-Jacques Rousseau, ni le Dieu panthéiste de Spinoza, ni
même le Dieu à la fois immanent et transcendant et fort équivoque de Hegel. Ils
prennent bien garde de lui donner une détermination positive quelconque,
sentant fort bien que toute détermination le soumettrait à l'action dissolvante
de la critique. Ils ne diront pas de lui s'il est un Dieu personnel ou
impersonnel, s'il a créé ou s'il n'a pas créé le monde ; ils ne parleront même
pas de sa divine providence. Tout cela pourrait le compromettre. Ils se
contenteront de dire : Dieu, et rien de plus. Mais alors qu'est-ce que leur
Dieu ? Ce n'est pas un être, ce n'est pas même une idée, c'est une aspiration.
C'est le nom générique de tout ce qui leur paraît
grand, bon, beau, noble, humain. Mais pourquoi ne disent-ils pas alors :
l'Homme ? Ah ! c'est que le roi Guillaume de Prusse et Napoléon III et tous
leurs pareils sont également des hommes ; et voilà ce qui les embarrasse
beaucoup. L'humanité réelle nous présente l'assemblage de tout ce qu'il y a de
plus sublime, de plus beau, et de tout ce qu'il y a de plus vil et de plus
monstrueux dans le monde. Comment s'en tirer ! Alors, ils appellent l'un,
divin, et l'autre, bestial, en se représentant la divinité et l'animalité comme
deux pôles entre lesquels ils placent l'humanité. Ils ne veulent ou ne peuvent
pas comprendre que ces trois termes n'en forment qu'un, et que, si on les
sépare, on les détruit.
Ils ne sont pas forts en logique, et on dirait qu'ils
la méprisent. C'est là ce qui les distingue des métaphysiciens panthéistes et
déistes, et ce qui imprime à leurs idées le caractère d'un idéalisme pratique,
puisant ses inspirations beaucoup moins dans le développement sévère d'une
pensée que dans les expériences, je dirai presque dans les émotions, tant
historiques et collectives qu'individuelles, de la vie. Cela donne à leur
propagande une apparence de richesse et de puissance vitale, mais une apparence
seulement, car la vie elle-même devient stérile lorsqu'elle est paralysée par
une contradiction logique.
Cette contradiction est celle-ci : ils veulent Dieu et
ils veulent l'humanité. Ils s'obstinent à mettre ensemble deux termes qui, une
fois séparés, ne peuvent plus se rencontrer que pour s'entre-détruire. Ils
disent d'une seule haleine : Dieu, et la liberté de l'homme ; Dieu, et la
dignité et la justice et l'égalité et la fraternité et la prospérité des hommes
- sans se soucier de la logique fatale conformément à laquelle, si Dieu existe,
tout cela est condamné à la non-existence. Car si Dieu est, il est
nécessairement le Maître éternel, suprême, absolu, et si ce Maître existe,
l'homme est esclave ; mais s'il est esclave, il n'y a pour lui ni justice, ni
égalité, ni fraternité, ni prospérité possibles. Ils auront beau, contrairement
au bon sens et à toutes les expériences de l'histoire, se représenter leur Dieu
animé du plus tendre amour pour la liberté humaine, un maître, quoi qu'il fasse
et quelque libéral qu'il veuille se montrer, n'en reste pas moins toujours un
maître, et son existence implique nécessairement l'esclavage de tout ce qui se
trouve au-dessous de lui. Donc, si Dieu existait, il n'y aurait pour lui qu'un
seul moyen de servir la liberté humaine, ce serait de cesser d'exister.
Amoureux et jaloux de la liberté humaine, et la
considérant comme la condition absolue de tout ce que nous adorons et
respectons dans l'humanité, je retourne la phrase de Voltaire, et je dis : Si
Dieu existait réellement, il faudrait le faire disparaître.
La sévère logique qui me dicte ces paroles est par
trop évidente pour que j'aie besoin de la développer davantage. Et il me paraît
impossible que les hommes illustres dont j'ai cité les noms, si célèbres et si
justement respectés, n'en aient pas été frappés eux-mêmes, et qu'ils n'aient
point aperçu la contradiction dans laquelle ils tombent en parlant de Dieu et
de la liberté humaine à la fois. Pour qu'ils aient passé outre, il a donc fallu
qu'ils aient pensé que cette inconséquence ou que ce passe-droit logique était pratiquementnécessaire
pour le bien même de l'humanité.
Lois
naturelles et principe d'autorité
Peut-être aussi, tout en parlant de la libertécomme
d'une chose qui leur est bien respectable et bien chère, la comprennent-ils
tout à fait autrement que nous ne la comprenons, nous autres matérialistes et
socialistes révolutionnaires. En effet, ils n'en parlent jamais sans y ajouter
aussitôt un autre mot, celui d'autorité, un mot et une chose que nous détestons
de toute la force de nos coeurs.
Qu'est-ce que l'autorité ? Est-ce la puissance
inévitable des lois naturelles qui se manifestent dans l'enchaînement et dans la
succession fatale des phénomènes tant du monde physique que du monde social ?
En effet, contre ces lois, la révolte est non seulement défendue, mais elle est
encore impossible. Nous pouvons les méconnaître ou ne point encore les
connaître, mais nous ne pouvons pas leur désobéir, parce qu'elles constituent
la base et les conditions mêmes de notre existence ; elles nous enveloppent,
nous pénètrent, règlent tous nos mouvements, nos pensées et nos actes; de sorte
qu'alors même que nous croyons leur désobéir, nous ne faisons autre chose que
manifester leur toute-puissance.
Oui, nous sommes absolument les esclaves de ces lois.
Mais il n'y a rien d'humiliant dans cet esclavage, ou plutôt ce n'est pas même
l'esclavage. Car l'esclavage suppose un maître extérieur, un législateur qui se
trouve en dehors de celui auquel il commande, tandis que ces lois ne sont pas
en dehors de nous : elles nous sont inhérentes, elles constituent notre être
tout notre être, tant corporel qu'intellectuel et moral : nous ne vivons, nous
ne respirons, nous n'agissons nous ne pensons, nous ne voulons que par elles.
En dehors d'elles, nous ne sommes rien, nous ne sommes pas.D'où nous
viendrait donc le pouvoir et le vouloir de nous révolter contre elles ?
Vis-à-vis des lois naturelles, il n'est pour l'homme
qu'une seule liberté possible, c'est de les reconnaître et de les appliquer
toujours davantage, conformément au but d'émancipation ou d'humanisation tant
collective qu'individuelle qu'il poursuit, à l'organisation de son existence
matérielle et sociale. Ces lois, une fois reconnues, exercent une autorité qui
n'est jamais discutée par la masse des hommes. Il faut, par exemple, être un
fou ou un théologien, ou pour le moins un métaphysicien, un juriste ou un
économiste bourgeois, pour se révolter contre cette loi d'après laquelle deux
fois deux font quatre. Il faut avoir la foi pour s'imaginer qu'on ne brûlera
pas dans le feu et qu'on ne se noiera pas dans l'eau, à moins qu'on n'ait
recours à quelque subterfuge qui est encore fondé sur quelque autre loi
naturelle. Mais ces révoltes, ou plutôt ces tentatives ou ces folles
imaginations d'une révolte impossible, ne forment qu'une exception assez rare,
car, en général, on peut dire que la masse des hommes, dans sa vie quotidienne,
se laisse gouverner par le bon sens, ce qui veut dire par la somme des lois
naturelles généralement reconnues, d'une manière à peu près absolue.
Le malheur, c'est qu'une grande quantité de lois
naturelles, déjà adoptées comme telles par la science, restent inconnues aux
masses populaires, grâce aux soins de ces gouvernements tutélaires qui
n'existent, comme on sait, que pour le bien des peuples. Il est un autre
inconvénient, c'est que la majeure partie des lois naturelles qui sont
inhérentes au développement de la société humaine, et qui sont tout aussi
nécessaires, invariables, fatales que les lois qui gouvernent le monde
physique, n'ont pas été dûment constatées et reconnues par la science
elle-même. Une fois qu'elles auront été reconnues d'abord par la science, et que
de la science, au moyen d'un large système d'éducation et d'instruction
populaires, elles auront passé dans la conscience de tout le monde, la question
de la liberté sera parfaitement résolue. Les autoritaires les plus
récalcitrants doivent reconnaître qu'alors il n'y aura plus besoin ni
d'organisation, ni de direction, ni de législation politiques, trois choses
qui, soit qu'elles émanent de la volonté du souverain ou du vote d'un parlement
élu par le suffrage universel, et alors même qu'elles seraient conformes au
système des lois naturelles — ce qui n'a jamais lieu et ce qui ne pourra jamais
avoir lieu — sont toujours également funestes et contraires à la liberté des
masses. parce qu'elles leur imposent un système de lois extérieures, et par
conséquent despotiques.
La liberté de l'homme consiste uniquement en ceci
qu'il obéit aux lois naturelles parce qu'il les a reconnues lui-même comme
telles, et non parce qu'elles lui ont été extérieurement imposées par une
volonté étrangère, divine ou humaine, collective ou individuelle, quelconque.
Supposez une académie de savants, composée des
représentants les plus illustres de la science ; supposez que cette académie
soit chargée de la législation, de l'organisation de la société, et que ne
s'inspirant de l'amour le plus pur de la vérité, elle ne lui dicte que des lois
absolument conformes aux plus récentes découvertes de la science. Eh bien, je
prétends, moi, que cette législation et cette organisation seront une
monstruosité, et cela pour deux raisons. La première. c'est que la science
humaine est toujours nécessairement imparfaite, et qu'en comparant ce qu`elle a
découvert avec ce qu'il lui reste à découvrir, on peut dire qu'elle en est
toujours à son berceau. De sorte que si on voulait forcer la vie pratique, tant
collective qu'individuelle, des hommes, à se conformer strictement,
exclusivement, aux dernières données de la science, on condamnerait la société
aussi bien que les individus à souffrir le martyre sur un lit de Procuste, qui
finirait bientôt par les disloquer et par les étouffer, la vie restant toujours
infiniment plus large que la science.
La seconde raison est celle-ci : une société qui
obéirait à une législation émanée d'une académie scientifique, non parce
qu'elle en aurait compris elle-même le caractère rationnel, auquel cas
l'existence de l'académie deviendrait inutile, mais parce que cette
législation, émanant de cette académie, s'imposerait à elle au nom d'une
science qu'elle vénérerait sans la comprendre - une telle société serait une
société non d'hommes, mais de brutes. Ce serait une seconde édition de cette
pauvre république du Paraguay qui se laissa gouverner si longtemps par la
Compagnie de Jésus. Une telle société ne manquerait pas de descendre bientôt au
plus bas degré d'idiotie.
Mais il est encore une troisième raison qui rend un
tel gouvernement impossible. C'est qu'une académie scientifique revêtue de
cette souveraineté pour ainsi dire absolue, et fût-elle composée des hommes les
plus illustres, finirait, infailliblement et bientôt, par se corrompre
elle-même, et moralement et intellectuellement. C'est déjà aujourd'hui, avec le
peu de privilèges qu'on leur laisse, l'histoire de toutes les académies. Le
plus grand génie scientifique, du moment qu'il devient un académicien, un
savant officiel, patenté, baisse inévitablement et s'endort. Il perd sa
spontanéité, sa hardiesse révolutionnaire, et cette énergie incommode et
sauvage qui caractérise la nature des plus grands génies, appelés toujours à
détruire les mondes caducs et à jeter les fondements des mondes nouveaux. Il
gagne sans doute en politesse, en sagesse utilitaire et pratique, ce qu'il perd
en puissance de pensée. Il se corrompt, en un mot.
C'est le propre du privilège et de toute position
privilégiée que de tuer l'esprit et le coeur des hommes. L'homme privilégié
soit politiquement, soit économiquement, est un homme intellectuellement et
moralement dépravé. Voilà une loi sociale qui n'admet aucune exception, et qui
s'applique aussi bien à des nations tout entières qu'aux classes, aux
compagnies et aux individus. C'est la loi de l'égalité, condition suprême de la
liberté et de l'humanité. Le but principal de ce livre est précisément de la
développer, et d'en démontrer la vérité dans toutes les manifestations de la
vie humaine.
Un corps scientifique auquel on aurait confié le
gouvernement de la société finirait bientôt par ne plus s'occuper du tout de
science, mais d'une tout autre affaire ; et cette affaire, l'affaire de tous
les pouvoirs établis, serait de s'éterniser en rendant la société confiée à ses
soins toujours plus stupide et par conséquent plus nécessiteuse de son
gouvernement et de sa direction.
Mais ce qui est vrai pour les académies scientifiques
l'est également pour toutes les assemblées constituantes et législatives, lors
même qu'elles sont issues du suffrage universel. Ce dernier peut en renouveler
la composition, il est vrai, ce qui n'empêche pas qu'il ne se forme en quelques
années un corps de politiciens, privilégiés de fait, non de droit, qui, en se
vouant exclusivement à la direction des affaires publiques d'un pays, finissent
par former une sorte d'aristocratie ou d'oligarchie politique. Voir les
États-Unis d'Amérique et la Suisse. Ainsi, point de législation extérieure et
point d'autorité, l'une étant d'ailleurs inséparable de l'autre, et toutes les
deux tendant à l'asservissement de la société et à l'abrutissement des
législateurs eux-mêmes.
S'ensuit-il que je repousse toute autorité ? Loin de
moi cette pensée. Lorsqu'il s'agit de bottes, j'en réfère à l'autorité du
cordonnier ; s'il s'agit d'une maison, d'un canal ou d'un chemin de fer, je
consulte celle de l'architecte ou de l'ingénieur. Pour telle science spéciale,
je m'adresse à tel savant. Mais je ne m'en laisse imposer ni par le cordonnier,
ni par l'architecte, ni par le savant. Je les écoute librement et avec tout le
respect que méritent leur intelligence, leur caractère, leur savoir, en
réservant toutefois mon droit incontestable de critique et de contrôle. Je ne
me contente pas de consulter une seule autorité spécialiste, j'en consulte
plusieurs ; je compare leurs opinions, et je choisis celle qui me paraît la
plus juste. Mais je ne reconnais point d'autorité infaillible, même dans les
questions toutes spéciales ; par conséquent, quelque respect que je puisse
avoir pour l'honnêteté et pour la sincérité de tel ou de tel autre individu, je
n'ai de foi absolue en personne. Une telle foi serait fatale à ma raison, à ma
liberté et au succès même de mes entreprises; elle me transformerait
immédiatement en un esclave stupide et en un instrument de la volonté et des
intérêts d'autrui.
Si je m'incline devant l'autorité des spécialistes et
si je me déclare prêt à en suivre, dans une certaine mesure et pendant tout le
temps que cela me paraît nécessaire, les indications et même la direction,
c'est parce que cette autorité ne m'est imposée par personne, ni par les hommes
ni par Dieu. Autrement je les repousserais avec horreur et j'enverrais au
diable leurs conseils, leur direction et leur science, certain qu'ils me feraient
payer par la perte de ma liberté et de ma dignité humaines les bribes de
vérité, enveloppées de beaucoup de mensonges, qu'ils pourraient me donner.
Je m'incline devant l'autorité des hommes spéciaux
parce qu'elle m'est imposée par ma propre raison. J'ai conscience de ne pouvoir
embrasser dans tous ses détails et ses développements positifs qu'une très
petite partie de la science humaine. La plus grande intelligence ne suffirait
pas pour embrasser le tout. D'où résulte, pour la science aussi bien que pour
l'industrie la nécessité de la division et de l'association du travail. Je
reçois et je donne, telle est la vie humaine. Chacun est autorité dirigeante et
chacun est dirigé à son tour. Donc il n'y a point d'autorité fixe et constante
mais un échange continu d'autorité et de subordination mutuelles, passagères et
surtout volontaires.
Cette même raison m'interdit donc de reconnaître une
autorité fixe, constante et universelle, parce qu'il n'y a point d'homme
universel, d'homme qui soit capable d'embrasser dans cette richesse de détails
; sans laquelle l'application de la science à la vie n'est point possible,
toutes les sciences, toutes les branches de la vie sociale. Et, si une telle
universalité pouvait jamais se trouver réalisée dans un seul homme, et qu'il
voulût s'en prévaloir pour nous imposer son autorité, il faudrait chasser cet
homme de la société, parce que son autorité réduirait inévitablement tous les
autres à l'esclavage et à l'imbécillité. Je ne pense pas que la société doive
maltraiter les hommes de génie comme elle l'a fait jusqu'à présent. Mais je ne
pense pas non plus qu'elle doive trop les engraisser ni leur accorder surtout
des privilèges ou des droits exclusifs quelconques ; et cela pour trois raisons
: d'abord parce qu'il lui arriverait souvent de prendre un charlatan pour un
homme de génie ; ensuite parce que, par ce système de privilèges, elle pourrait
transformer en un charlatan même un véritable homme de génie, le démoraliser,
l'abêtir ; enfin, parce qu'elle se donnerait un despote.
Je me résume. Nous reconnaissons donc l'autorité
absolue de la science parce que la science n'a d'autre objet que la
reproduction mentale, réfléchie et aussi systématique que possible, des lois
naturelles qui sont inhérentes à la vie tant matérielle qu'intellectuelle et
morale, tant du monde physique que du monde social, ces deux mondes ne
constituant dans le fait qu'un seul et même monde naturel. En dehors de cette
autorité uniquement légitime, parce qu'elle est rationnelle et conforme à la
liberté humaine, nous déclarons toutes les autres autorités mensongères.
arbitraires, despotiques et funestes.
Nous reconnaissons l'autorité absolue de la science,
mais nous repoussons l'infaillibilité et l'universalité des représentants de la
science. Dans notre Église — à nous — qu'il me soit permis de me servir un
moment de cette expression que d'ailleurs je déteste — l'Église et l'État sont
mes deux bêtes noires —, dans notre Église, comme dans l'Église protestante,
nous avons un chef, un Christ invisible, la Science ; et comme les protestants,
plus conséquents même que les protestants, nous ne voulons y souffrir ni pape,
ni conciles, ni conclaves de cardinaux infaillibles, ni évêques, ni même des
prêtres. Notre Christ se distingue du Christ protestant et chrétien en ceci,
que ce dernier est un être personnel, le nôtre impersonnel ; le Christ
chrétien, déjà accompli dans un passé éternel, se présente comme un être
parfait, tandis que l'accomplissement et la perfection de notre Christ à nous,
de la Science. sont toujours dans l'avenir, ce qui équivaut à dire qu'ils ne se
réaliseront jamais. En ne reconnaissant l'autorité absolue que de la science
absolue,nous n'engageons donc aucunement notre liberté.
J'entends par ce mot, science absolue, la science
vraiment universelle qui reproduirait idéalement, dans toute son extension et
dans tous ses détails infinis, l'univers, le système ou la coordination de
toutes les lois naturelles qui se manifestent dans le développement incessant
des mondes. Il est évident que cette science, objet sublime de tous les efforts
de l'esprit humain, ne se réalisera jamais dans sa plénitude absolue. Notre
Christ restera donc éternellement inachevé, ce qui doit rabattre beaucoup
l'orgueil de ses représentants patentés parmi nous. Contre ce Dieu le fils au
nom duquel ils prétendraient nous imposer leur autorité insolente et
pédantesque, nous en appellerons à Dieu le père, qui est le monde réel, la vie
réelle, dont il n'est, lui, que l'expression par trop imparfaite, et dont nous
sommes, nous les êtres réels, vivant, travaillant, combattant, aimant,
aspirant, jouissant et souffrant, lesreprésentants immédiats.
Mais tout en repoussant l'autorité absolue,
universelle et infaillible des hommes de la science, nous nous inclinons
volontiers devant l'autorité respectable, mais relative et très passagère, très
restreinte, des représentants des sciences spéciales, ne demandant pas mieux
que de les consulter tour à tour, et fort reconnaissants pour les indications
précieuses qu'ils voudront bien nous donner, à condition qu'ils veuillent bien
en recevoir de nous-mêmes sur les choses et dans les occasions où nous sommes
plus savants qu'eux ; et, en général, nous ne demandons pas mieux que des
hommes doués d'un grand savoir, d'une grande expérience, d'un grand esprit, et
d'un grand coeur surtout, exercent sur nous une influence naturelle et
légitime, librement acceptée, et jamais imposée au nom de quelque autorité
officielle que ce soit, céleste ou terrestre. Nous acceptons toutes les
autorités naturelles, et toutes les influences de fait, aucune de droit ; car
toute autorité ou toute influence de droit, et comme telle officiellement
imposée devenant aussitôt une oppression et un mensonge, nous imposerait
infailliblement, comme je crois l'avoir suffisamment démontré, l'esclavage et
l'absurdité.
En un mot, nous repoussons toute législation toute
autorité et toute influence privilégiée, patentée. officielle et légale, même
sortie du suffrage universel. convaincus qu'elles ne pourront tourner jamais
qu'au profit d'une minorité dominante et exploitante, contre les intérêts de
l'immense majorité asservie. Voilà dans quel sens nous sommes réellement des
anarchistes.
Justification
divine de l'autorité terrestre
Les idéalistes modernes entendent l'autorité d'une
manière tout à fait différente. Quoique libres des superstitions
traditionnelles de toutes les religions positives existantes, ils attachent
néanmoins à cette idée de l'autorité un sens divin, absolu. Cette autorité
n'est point celle d'une vérité miraculeusement révélée ni celle d'une vérité
rigoureusement et scientifiquement démontrée. Ils la fondent sur un peu
d'argumentation quasi philosophique et sur beaucoup de foi vaguement
religieuse, sur beaucoup de sentiment idéalement, abstraitement poétique. Leur
religion est comme un dernier essai de divinisation de tout ce qui constitue
l'humanité dans les hommes.
C'est tout le contraire de l'oeuvre que nous
accomplissons. Nous croyons devoir, en vue de la liberté humaine, de la dignité
humaine et de la prospérité humaine, reprendre au ciel les biens qu'il a
dérobés à la terre, pour les rendre à la terre ; tandis que, s'efforçant de
commettre un dernier larcin religieusement héroïque, ils voudraient, eux, au
contraire, restituer de nouveau au ciel, à ce divin voleur aujourd'hui
démasqué, mis à son tour au pillage par l'impiété audacieuse et par l'analyse
scientifique des libres penseurs, tout ce que l'humanité contient de plus grand,
de plus beau, de plus noble.
Il leur paraît, sans doute, que pour jouir d'une plus
grande autorité parmi les hommes, les idées et les choses humaines doivent être
revêtues d'une sanction divine. Comment s'annonce cette sanction ? Non par un
miracle, comme dans les religions positives, mais par la grandeur ou par la
sainteté même des idées et des choses : ce qui est grand, ce qui est beau, ce
qui est noble, ce qui est juste, est divin. Dans ce nouveau culte religieux,
tout homme qui s'inspire de ces idées, de ces choses, devient un prêtre,
immédiatement consacré par Dieu même. Et la preuve ? Il n'en est pas besoin
d'autre ; c'est la grandeur même des idées et des choses qu'il accomplit, qu'il
exprime. Elles sont si saintes qu'elles ne peuvent avoir été inspirées que par
Dieu. Voilà en peu de mots toute leur philosophie : philosophie de sentiments,
non de pensées réelles, une sorte de piétisme métaphysique. Cela paraît
innocent, mais cela ne l'est pas du tout, et la doctrine très précise, très
étroite et très sèche, qui se cache sous le vague insaisissable de ses formes
poétiques, conduit aux mêmes résultats désastreux que toutes les religions
positives. c'est-à-dire à la négation la plus complète de la liberté et de la
dignité humaines. Proclamer comme divin tout ce qu'on trouve de grand, de
juste, de noble, de beau dans l'humanité, c'est reconnaître implicitement que
l'humanité par elle-même aurait été incapable de le produire : ce qui revient à
dire qu'abandonnée à elle-même, sa propre nature est misérable, inique, vile et
laide. Nous voilà revenus à l'essence de toute religion, c'est-à-dire au
dénigrement de l'humanité pour la plus grande gloire de la divinité. Et du
moment que l'infériorité naturelle de l'homme et son incapacité foncière de
s'élever par lui-même, en dehors de toute inspiration divine jusqu'aux idées
justes et vraies, sont admises. il devient nécessaire d'admettre aussi toutes
les conséquences théologiques, politiques et sociales des religions positives.
Du moment que Dieu, l'Être parfait et suprême, se pose vis-à-vis de l'humanité,
les intermédiaires divins, les élus, les inspirés de Dieu sortent de terre pour
éclairer, pour diriger et pour gouverner en son nom l'espèce humaine.
Ne pourrait-on pas supposer que tous
les hommes soient également inspirés par Dieu ? Alors il n y aurait plus besoin
d'intermédiaires, sans doute. Mais cette supposition est impossible, parce
qu'elle est trop contredite par les faits. Il faudrait alors attribuer à
l'inspiration divine toutes les absurdités et les erreurs qui se manifestent,
et toutes les horreurs, les turpitudes, les lâchetés et les sottises qui se
commettent dans le monde humain. Donc, il n'y a dans ce monde que peu d'hommes
divinement inspirés. Ce sont les grands hommes de l'histoire, les génies
vertueux, comme dit l'illustre citoyen et prophète italien Giuseppe Mazzini.
Immédiatement inspirés par Dieu même et s'appuyant sur le consentement
universel, exprimé par le suffrage populaire - Dio e Popolo -, ils sont appelés
à gouverner les sociétés humaines (1).
La
nouvelle Église : l'École
Nous voilà retombés dans l'Église et dans l'État. Il
est vrai que dans cette organisation nouvelle, établie, comme toutes les
organisations politiques anciennes, par la grâce de Dieu,mais appuyée
cette fois, au moins pour la forme, en guise de concession nécessaire à
l'espritmoderne, comme dans les préambules des décrets impériaux de Napoléon
III, sur la volonté fictive du peuple,l'Église ne s'appellera plus
Église, elle s'appellera École. Mais sur les bancs de cette école ne seront pas
assis seulement les enfants : il y aura le mineur éternel, l'écolier reconnu à
jamais incapable de subir ses examens, de s'élever à la science de ses maîtres
et dese passer de la discipline de ses maîtres, le peuple. L'État ne
s'appellera plus Monarchie, il s'appellera République, mais il n'en sera pas
moins l'État, c'est-à-dire une tutelle officiellement et régulièrement établie
par une minorité d'hommes compétents, d'hommes de génie ou de talent
vertueux,pour surveiller et pour diriger la conduite de ce grand,
incorrigible et terrible enfant, le peuple. Les professeurs de l'École et les
fonctionnaires de l'État s'appelleront des républicains ; mais ils n'en seront
pas moins des tuteurs, des pasteurs, et le peuple restera ce qu'il a été
éternellement jusqu'ici, un troupeau. Gare alors aux tondeurs ; car là où il y
a un troupeau il y aura nécessairement aussi des tondeurs et des mangeurs de
troupeau.
Le peuple, dans ce système, sera l'écolier et le
pupille éternel. Malgré sa souveraineté toute fictive, il continuera de servir
d'instrument à des pensées, à des volontés et par conséquent aussi à des
intérêts qui ne seront pas les siens. Entre cette situation et ce que nous
appelons, nous, la liberté, la seule vraie liberté, il y a un abîme. Ce sera,
sous des formes nouvelles, l'antique oppression et l'antique esclavage : et là
où il y a esclavage, il y a misère, abrutissement, la vraie matérialisationde
la société, tant des classes privilégiées que des masses.
En divinisant les choses humaines, les idéalistes
aboutissent toujours au triomphe d'un matérialisme brutal.Et cela pour une raison très simple : le divin s'évapore et monte vers sa patrie,
le ciel, et le brutal seul reste réellement sur la terre.
J'ai demandé un jour à Mazzini quelles mesures on
prendra pour l'émancipation du peuple, une fois que sa république unitaire
triomphante aura été définitivement établie. «La première mesure, m'a-t-il dit,
ce sera la fondation d'écoles pour le peuple. — Et qu'enseignera-t-on au peuple
dans ces écoles ? — Les devoirs de l'homme, le sacrifice et le dévouement.»
Mais où prendrez-vous un nombre suffisant de professeurs pour enseigner ces
choses-là, qu'aucun n'a le droit ni le pouvoir d'enseigner s'il ne prêche
d'exemple ? Le nombre des hommes qui trouvent une jouissance suprême dans le
sacrifice et dans le dévouement n'est-il pas excessivement restreint ? Ceux qui
se sacrifient au service d'une grande idée, obéissant à une haute passion, et satisfaisant
cette passion personnelleen dehors de laquelle la vie elle-même perd toute
valeur à leurs yeux, ceux-là pensent ordinairement à tout autre chose qu'à
ériger leur action en doctrine ; tandis que ceux qui en font une doctrine
oublient le plus souvent de la traduire en action, par cette simple raison que
la doctrine tue la vie, tue la spontanéité vivante de l'action. Les hommes
comme Mazzini, dans lesquels la doctrine et l'action forment une unité admirable,
ne sont que de très rares exceptions historiques. Dans le christianisme aussi,
il y a eu de grands hommes, de saints hommes qui ont fait réellement, ou qui au
moins se sont passionnément efforcés de faire, tout ce qu'ils disaient, et dont
les coeurs, débordant d'amour,étaient pleins de mépris pour les jouissances et
pour les biens de ce monde. Mais l'immense majorité des prêtres catholiques et
protestants qui, par métier, ont prêché et prêchent la doctrine de la chasteté,
de l'abstinence et de la renonciation, ont démenti généralement leur doctrine
par leur exemple. Ce n'est pas en vain, c'est à la suite d'une expérience de
plusieurs siècles que chez les peuples de tous les pays se sont formés ces
dictons : «Libertin comme un prêtre ; gourmand comme un prêtre ; ambitieux
comme un prêtre ; avide, intéressé et cupide comme un prêtre».Il est donc
constaté que les professeurs des vertus chrétiennes, consacrés par l'Église,
les prêtres, dans leur immense majorité, ont fait tout le contraire de ce
qu'ils ont prêché. Cette majorité même, l'universalité de ce fait prouvent
qu'il ne faut pas en attribuer la faute aux individus, mais à la position
sociale impossible, et contradictoire en elle-même, dans laquelle ces individus
sont placés. Il y a dans la position du prêtre chrétien une double
contradiction. D'abord celle de la doctrine d'abstinence et de renonciation
avec les tendances et les besoins positifs de la nature humaine, tendances et
besoins qui dans quelques cas individuels, toujours très rares, peuvent bien
être continuellement refoulés, comprimés et à la fin même complètement anéantis
par l'influence constante de quelque puissante passion intellectuelle et
morale, ou qui, en certains moments d'exaltation collective, peuvent être même
oubliés et négligés pour quelque temps par une grande quantité d'hommes à la
fois, mais qui sont si foncièrement inhérents à la nature humaine qu'ils
finissent toujours par reprendre leurs droits, de sorte que, lorsqu'ils sont
empêchés de se satisfaire d'une manière régulière et normale, ils finissent
toujours par chercher des satisfactions malfaisantes et monstrueuses. C'est une
loi naturelle, et par conséquent fatale, irrésistible, sous l'action funeste de
laquelle tombent inévitablement tous les prêtres chrétiens et spécialement ceux
de l'Église catholique romaine. Elle ne peut frapper les professeurs ou les
prêtres de l'École ou de l'Église moderne, à moins qu'on ne les oblige, eux
aussi, à prêcher l'abstinence et la renonciation chrétiennes.
Mais il est une autre contradiction qui est commune
aux uns comme aux autres. Cette contradiction est attachée au titre et à la
position même du maître. Un maître qui commande, qui opprime et qui exploite,
est un personnage très logique et tout à fait naturel. Mais un maître qui se sacrifie
à ceux qui lui sont subordonnés de par son privilège divin ou humain, est un
être contradictoire et tout à fait impossible. C'est la constitution même de
l'hypocrisie, si bien personnifiée par le pape qui, tout en se disant le
dernier serviteur des serviteurs de Dieu— en signe de quoi, suivant
l'exemple du Christ, il lave même une fois par an les pieds de douze mendiants
de Rome —, se proclame en même temps, comme vicaire de Dieu, le maître absolu
et infaillible du monde. Ai-je besoin de rappeler que les prêtres de toutes les
Églises, loin de se sacrifier aux troupeaux confiés à leurs soins, les ont
toujours sacrifiés, exploités et maintenus à l'état de troupeau, en partie pour
satisfaire leurs propres passions personnelles et en partie pour servir la toute-puissance
de l'Église ? Les mêmes conditions, les mêmes causes produisent toujours les
mêmes effets. Il en sera donc de même pour les professeurs de l'École moderne,
divinement inspirés et patentés par l'État. Ils deviendront nécessairement, les
uns sans le savoir, les autres en pleine connaissance de cause, les enseigneurs
de la doctrine du sacrifice populaire à la puissance de l'État et au profit des
classes privilégiées de l'État.
Faudra-t-il donc éliminer de la société tout
enseignement et abolir toutes les écoles ? Non, pas du tout. il faut répandre à
pleines mains l'instruction dans les masses, et transformer toutes les églises,
tous ces temples dédiés à la gloire de Dieu et à l'asservissement des hommes,
en autant d'écoles d'émancipation humaine. Mais, d'abord, entendons-nous : les
écoles proprement dites, dans une société normale. fondée sur l'égalité et sur
le respect de la liberté humaine, ne devront exister que pour les enfants et
non pour les adultes ; et, pour qu'elles deviennent des écoles d'émancipation
et non d'asservissement, il faudra en éliminer avant tout cette fiction de
Dieu, l'asservisseur éternel et absolu ; et il faudra fonder toute l'éducation
des enfants et leur instruction sur le développement scientifique de la raison,
non sur celui de la foi, sur le développement de la dignité et de
l'indépendance personnelles, non sur celui de la piété et de l'obéissance, sur
le seul culte de la vérité et de la justice, et avant tout sur le respect
humain, qui doit remplacer en tout et partout le culte divin. Le principe de
l'autorité dans l'éducation des enfants, constitue le point de départ naturel ;
il est légitime, nécessaire, lorsqu'il est appliqué aux enfants en bas âge,
alors que leur intelligence ne s'est encore aucunement développée ; mais comme
le développement de toute chose, et par conséquent de l'éducation aussi,
implique la négation successive du point de départ, ce principe doit
s'amoindrir graduellement à mesure que leur éducation et leur instruction
s'avancent, pour faire place à leur liberté ascendante. Toute éducation
rationnelle n'est au fond rien que cette immolation progressive de l'autorité
au profit de la liberté, le but final de l'éducation ne devant être que celui
de former des hommes libres et pleins de respect et d'amour pour la liberté
d'autrui. Ainsi le premier jour de la vie scolaire, si l'école prend les
enfants en bas âge, alors qu'ils commencent à peine à balbutier quelques mots,
doit être celui de la plus grande autorité et d'une absence à peu près complète
de liberté ; mais son dernier jour doit être par contre celui de la plus grande
liberté et de l'abolition absolue de tout vestige du principe animal ou divin
de l'autorité. Le principe d'autorité, appliqué aux hommes qui ont dépassé ou
atteint l'âge de la majorité, devient une monstruosité, une négation flagrante
de l'humanité, une source d'esclavage et de dépravation intellectuelle et
morale. Malheureusement, les gouvernements paternels ont laissé croupir les
masses populaires dans une si profonde ignorance qu'il sera nécessaire de
fonder des écoles non seulement pour les enfants du peuple, mais pour le peuple
lui-même. Mais de ces écoles devront être éliminées absolument les moindres
applications ou manifestations du principe d'autorité. Ce ne seront plus des
écoles, mais des académies populaires, dans lesquelles il ne pourra plus être
question ni d'écoliers ni de maîtres, où le peuple viendra librement prendre,
s'il le trouve nécessaire, un enseignement libre, et dans lesquelles, riche de
son expérience, il pourra enseigner, à son tour, bien des choses aux
professeurs qui lui apporteront des connaissances qu'il n'a pas. Ce sera donc
un enseignement mutuel, un acte de fraternité intellectuelle entre la jeunesse
instruite et le peuple.
La véritable école pour le peuple et pour tous les
hommes faits, c'est la vie. La seule grande et toute-puissante autorité
naturelle et rationnelle à la fois la seule que nous puissions respecter, ce
sera celle de l'esprit collectif et public d'une société fondée sur l'égalité et
sur la solidarité, aussi bien que sur la liberté et sur le respect humain et
mutuel de tous ses membres. Oui, voilà une autorité nullement divine, toute
humaine, mais devant laquelle nous nous inclinerons de grand coeur, certains
que, loin de les asservir, elle émancipera les hommes. Elle sera mille fois
plus puissante, soyez-en certains, que toutes vos autorités divines,
théologiques, métaphysiques, politiques et juridiques instituées par l'Église
et par l'État, plus puissante que vos codes criminels, vos geôliers et vos
bourreaux.
Idéalisme
et matérialisme
La puissance du sentiment collectif ou de l'esprit
public est déjà très sérieuse aujourd'hui. Les hommes les plus capables de
commettre des crimes osent rarement le défier, l'affronter ouvertement. Ils
chercheront à la tromper, mais ils se garderont bien de la brusquer à moins
qu'ils ne se sentent appuyés au moins par une minorité quelconque. Aucun homme,
quelque puissant qu'il se croie, n'aura jamais la force de supporter le mépris
unanime de la société, aucun ne saurait vivre sans se sentir soutenu par
l'assentiment et l'estime au moins d'une partie quelconque de cette société. Il
faut qu'un homme soit poussé par une immense et bien sincère conviction pour
qu'il trouve en lui le courage d'opiner et de marcher contre tous, et jamais un
homme égoïste, dépravé et lâche n'aura ce courage-là.
Rien ne prouve mieux la solidarité naturelle et
fatale, cette loi de sociabilité qui relie tous les hommes, que ce fait, que
chacun de nous peut constater, chaque jour, et sur lui-même et sur tous les
hommes qu'il connaît. Mais si cette puissance sociale existe, pourquoi
n'a-t-elle pas suffi, jusqu'à l'heure qu'il est, à moraliser, à humaniser les
hommes ? À cette question, la réponse est très simple : parce que, jusqu'à
l'heure qu'il est, elle n'a point été humanisée elle-même, et elle n'a point
été humanisée jusqu'ici parce que la vie sociale dont elle est toujours la
fidèle expression est fondée, comme on sait, sur le culte divin, non sur le
respect humain, sur l'autorité, non sur la liberté, sur le privilège, non sur
l'égalité, sur l'exploitation, non sur la fraternité des hommes, sur l'iniquité
et. le mensonge, non sur la justice et sur la vérité. Par conséquent son action
réelle, toujours en contradiction avec les théories humanitaires qu'elle
professe, a exercé constamment une influence funeste et dépravante, non morale.
Elle ne comprime pas les vices et les crimes, elle les crée. Son autorité est
par conséquent une autorité divine antihumaine, son influence est malfaisante
et funeste. Voulez-vous les rendre bienfaisantes et humaines ? Faites la
Révolution sociale. Faites que tous les besoins deviennent réellement
solidaires. que les intérêts matériels et sociaux de chacun deviennent
conformes aux devoirs humains de chacun. Et, pour cela, il n'est qu'un seul
moyen : détruisez toutes les institutions de l'inégalité, fondez l'égalité
économique et sociale de tous, et sur cette base s'élèvera la liberté, la
moralité, l'humanité solidaire de tout le monde.
Je reviendrai encore une fois sur cette question. la
plus importante du socialisme.
Oui, l'idéalisme en théorie a pour conséquence
nécessaire le matérialisme le plus brutal dans la pratique ; non sans doute
pour ceux qui le prêchent de bonne foi ; le résultat ordinaire, pour ceux-là,
est de voir frappés de stérilité tous leurs efforts ; mais pour ceux qui
s'efforcent de réaliser leurs préceptes dans la vie, pour la société tout
entière, en tant qu'elle se laisse dominer par les doctrines idéalistes.
Pour démontrer ce fait général et qui peut paraître
étrange de prime abord, mais qui s'explique naturellement, lorsqu'on y
réfléchit davantage, les preuves historiques ne manquent pas. Comparez les deux
dernières civilisations du monde antique, la civilisation grecque et la
civilisation romaine. Laquelle est la civilisation la plus matérialiste, la
plus naturelle par son point de départ, et la plus humainement idéale dans ses
résultats ? La civilisation grecque. Laquelle est au contraire la plus
abstraitement idéale à son point de départ, sacrifiant la liberté matérielle de
l'homme à la liberté idéale du citoyen, représentée par l'abstraction du droit
juridique, et le développement naturel de la société humaine à l'abstraction de
l'État, et laquelle est la plus brutale dans ses conséquences ? La civilisation
romaine sans doute. La civilisation grecque, comme toutes les civilisations
antiques, y compris celle de Rome, a été exclusivement nationale, il est vrai,
et a eu pour base l'esclavage. Mais, malgré ces deux immenses défauts
historiques, elle n'en a pas moins conçu et réalisé, la première, l'idée de
l'humanité ; elle a ennobli et réellement idéalisé la vie des hommes ; elle a
transformé les troupeaux humains en associations libres d'hommes libres ; elle
a créé les sciences, les arts, une poésie, une philosophie immortelles et les
premières notions du respect humain, par la liberté. Avec la liberté politique
et sociale, elle a créé la libre pensée. Et à la fin du Moyen Âge, à l'époque
de la Renaissance, il a suffi que quelques Grecs émigrés apportassent
quelques-uns de ses livres immortels en Italie, pour que la vie, la liberté, la
pensée, l'humanité, enterrées dans le sombre cachot du catholicisme fussent
ressuscitées. L'émancipation humaine, voilà donc le nom de la civilisation
grecque. Et le nom de la civilisation romaine ? C'est la conquête, avec toutes
ses conséquences brutales. Et son dernier mot ? La toute-puissance des Césars.
C'est l'avilissement et l'esclavage des nations et des hommes.
Et aujourd'hui encore, qu'est-ce qui tue, qu'est-ce qui
écrase brutalement, matériellement, dans tous les pays de l'Europe, la liberté
et l'humanité ? C'est le triomphe du principe césarien ou romain.
Comparez maintenant deux civilisations modernes : la
civilisation italienne et la civilisation allemande. La première représente
sans doute, dans son caractère général, le matérialisme ; la seconde
représente, au contraire, tout ce qu'il y a de plus abstrait, de plus pur et de
plus transcendant en fait d'idéalisme. Voyons quels sont les fruits pratiques
de l'une et de l'autre.
L'Italie a déjà rendu d'immenses services à la cause
de l'émancipation humaine. Elle fut la première qui ressuscita et qui appliqua
largement le principe de la liberté en Europe, et qui rendit à l'humanité ses
titres de noblesse : l'industrie, le commerce, la poésie, les arts, les
sciences positives et la libre pensée. Écrasée depuis par trois siècles de
despotisme impérial et papal, et traînée dans la boue par sa bourgeoisie
gouvernante, elle paraît aujourd'hui, il est vrai. bien déchue en comparaison
de ce qu'elle a été. Et pourtant, quelle différence si on la compare à
l'Allemagne ! En Italie, malgré cette décadence, espérons-le, passagère, on
peut vivre et respirer humainement, librement, entouré d'un peuple qui semble
être né pour la liberté. L'Italie, même bourgeoise, peut vous montrer avec
orgueil des hommes comme Mazzini et comme Garibaldi. En Allemagne, on respire
l'atmosphère d'un immense esclavage politique et social, philosophiquement
expliqué et accepté par un grand peuple, avec une résignation et une bonne
volonté réfléchies.
Ses héros — je parle toujours de l'Allemagne présente,
non de l'Allemagne de l'avenir, de l'Allemagne nobiliaire, bureaucratique,
politique et bourgeoise, non de l'Allemagne prolétaire —, ses héros sont tout
l'opposé de Mazzini et de Garibaldi : ce sont aujourd'hui Guillaume 1 er , le
féroce et naïf représentant du Dieu protestant, ce sont MM. Bismarck et Moltke,
les généraux Manteuffel et Werder. Dans tous ses rapports internationaux,
l'Allemagne, depuis qu'elle existe, a été lentement, systématiquement
envahissante, conquérante, toujours prête à étendre sur les peuples voisins son
propre asservissement volontaire ; et depuis qu'elle s'est constituée en
puissance unitaire, elle est devenue une menace, un danger pour la liberté de
toute l'Europe. Le nom de l'Allemagne, aujourd'hui, c'est la servilité brutale
et triomphante.
Pour montrer comment l'idéalisme théorique se
transforme incessamment et fatalement en matérialisme pratique, il n'y a qu'à
citer l'exemple de toutes les Églises chrétiennes, et naturellement, avant
tout, celui de l'Église apostolique et romaine. Qu'y a-t-il de plus sublime,
dans le sens idéal, de plus désintéressé, de plus détaché de tous les intérêts
de cette terre, que la doctrine du Christ prêchée par cette Église, et qu'y
a-t-il de plus brutalement matérialiste que la pratique constante de cette même
Église, dès le huitième siècle, alors qu'elle a commencé de se constituer comme
puissance ? Quel a été et quel est encore l'objet principal de tous ses litiges
contre les souverains de l'Europe ? Les biens temporels, les revenus de
l'Église, d'abord, et ensuite la puissance temporelle les privilèges politiques
de l'Église. Il faut rendre cette justice à l'Eglise, qu'elle a été la première
à découvrir, dans l'histoire moderne,
cette vérité incontestable, mais très peu chrétienne, que la richesse et la puissance. l'exploitation économique et l'oppression politique des masses, sont les deux termes inséparables du règne de l'idéalité divine sur la terre, la richesse consolidant et augmentant la puissance, et la puissance découvrant et créant toujours de nouvelles sources de richesses, et toutes les deux assurant, mieux que le martyre et la foi des apôtres, et mieux que la grâce divine, le succès de la propagande chrétienne. C'est une vérité historique que l'Eglise ou plutôt les Eglises protestantes ne méconnaissent pas non plus. Je parle naturellement des Églises indépendantes de l'Angleterre, de l'Amérique et de la Suisse, non des Églises asservies del'Allemagne. Celles-ci n'ont point d'initiative propre : elles font ce que leurs maîtres, leurs souverains temporels, qui sont en même temps leurs chefs spirituels, leur ordonnent de faire. On sait que la propagande protestante, celle de l'Angleterre et de l'Amérique surtout, se rattache d'une manière très étroite à la propagande des intérêts matériels, commerciaux de ces deux grandes nations ; et l'on sait aussi que cette dernière propagande n'a point du tout pour objet l'enrichissement et la prospérité matérielle des pays dans lesquels elle pénètre, en compagnie de la parole de Dieu, mais bien l'exploitation de ces pays, en vue de l'enrichissement et de la croissante prospérité matérielle de certaines classes, à la fois très exploitantes et très pieuses, dans leur propre pays.
cette vérité incontestable, mais très peu chrétienne, que la richesse et la puissance. l'exploitation économique et l'oppression politique des masses, sont les deux termes inséparables du règne de l'idéalité divine sur la terre, la richesse consolidant et augmentant la puissance, et la puissance découvrant et créant toujours de nouvelles sources de richesses, et toutes les deux assurant, mieux que le martyre et la foi des apôtres, et mieux que la grâce divine, le succès de la propagande chrétienne. C'est une vérité historique que l'Eglise ou plutôt les Eglises protestantes ne méconnaissent pas non plus. Je parle naturellement des Églises indépendantes de l'Angleterre, de l'Amérique et de la Suisse, non des Églises asservies del'Allemagne. Celles-ci n'ont point d'initiative propre : elles font ce que leurs maîtres, leurs souverains temporels, qui sont en même temps leurs chefs spirituels, leur ordonnent de faire. On sait que la propagande protestante, celle de l'Angleterre et de l'Amérique surtout, se rattache d'une manière très étroite à la propagande des intérêts matériels, commerciaux de ces deux grandes nations ; et l'on sait aussi que cette dernière propagande n'a point du tout pour objet l'enrichissement et la prospérité matérielle des pays dans lesquels elle pénètre, en compagnie de la parole de Dieu, mais bien l'exploitation de ces pays, en vue de l'enrichissement et de la croissante prospérité matérielle de certaines classes, à la fois très exploitantes et très pieuses, dans leur propre pays.
En un mot, il n'est point du tout difficile de
prouver, l'histoire en main, que l'Église, que toutes les Églises, chrétiennes
et non chrétiennes, à côté de leur propagande spiritualiste, et probablement
pour en accélérer et en consolider le succès, n'ont jamais négligé de
s'organiser en grandes compagnies pour l'exploitation économique des masses, du
travail des masses, sous la protection et avec la bénédiction directes et
spéciales d'une divinité quelconque ; que tous les États qui, à leur origine,
comme on sait, n'ont été, avec toutes leurs institutions politiques et
juridiques et leurs classes dominantes et privilégiées, rien que des
succursales temporelles de ces différentes Eglises, n'ont eu également pour
objet principal que cette même exploitation au profit des minorités laïques,
indirectement légitimée par l'Eglise ; et qu'en général l'action du bon Dieu et
de toutes les idéalités divines sur la terre a finalement abouti, toujours et
partout, à fonder le matérialisme prospère du petit nombre sur l'idéalisme
fanatique et constamment affamé des masses.
Ce que nous voyons aujourd'hui en est une preuve
nouvelle. À l'exception de ces grands coeurs et de ces grands esprits fourvoyés
que j'ai nommés plus haut, qui sont aujourd'hui les défenseurs les plus
acharnés de l'idéalisme ? D'abord ce sont toutes les cours souveraines. En
France c'est Napoléon III et son épouse madame Eugénie ; ce sont tous leurs
ci-devant ministres, courtisans et ex-maréchaux, depuis Rouher et Bazaine jusqu'à
Fleury et Piétri ; ce sont tous ces hommes et toutes ces femmes de cette cour
impériale et de l'officialité impériale, qui ont si bien idéalisé et sauvé la
France. Ce sont leurs journalistes et leurs savants : les Cassagnac, les
Girardin, les Duvernois, les Veuillot, les Leverrier, les Dumas... C'est enfin
la noire phalange des jésuites et des jésuitesses innombrables ; c'est toute la
noblesse et toute la haute et moyenne bourgeoisie de la France. Ce sont les
doctrinaires libéraux et les libéraux sans doctrine : les Guizot, les Thiers,
les Jules Favre, les Pelletan et les Jules Simon, tous défenseurs acharnés de
l'exploitation bourgeoise. En Prusse, en Allemagne, c'est Guillaume 1er, le
vrai démonstrateur actuel du bon Dieu sur la terre ; ce sont tous ses généraux.
tous ses officiers poméraniens et autres, toute son armée qui, forte de sa foi
religieuse, vient de conquérir la France de la manière idéale que l'on sait. En
Russie. C'est le tsar et naturellement toute sa cour ; ce sont les Mouraviev et
les Bergh, tous les égorgeurs et les pieux convertisseurs de la Pologne.
Partout, en un mot, l'idéalisme, religieux ou philosophique, l'un n'étant rien
que la traduction plus ou moins libre de l'autre, sert aujourd'hui de drapeau à
la force matérielle. sanguinaire et brutale, à l'exploitation matérielle
éhontée ; tandis qu'au contraire le drapeau du matérialisme théorique, le
drapeau rouge de l'égalité économique et de la justice sociale, est soulevé par
l'idéalisme pratique des masses opprimées et affamées, tendant à réaliser la
plus grande liberté et le droit humain de chacun dans la fraternité de tous les
hommes sur la terre.
Qui sont les vrais idéalistes, les idéalistes non de
l'abstraction, mais de la vie, non du ciel, mais de la terre, et qui sont les
matérialistes ?
Il est évident que l'idéalisme théorique ou divin a
pour condition essentielle le sacrifice de la logique, de la raison humaine, la
renonciation à la science. On voit, d'un autre côté, qu'en défendant les
doctrines idéales, on se trouve forcément entraîné dans le parti des
oppresseurs et des exploiteurs des masses populaires. Voilà deux grandes
raisons qui sembleraient devoir suffire pour éloigner de l'idéalisme tout grand
esprit, tout grand coeur. Comment se fait-il que nos illustres idéalistes
contemporains, auxquels, certainement, ce ne sont ni l'esprit, ni le coeur, ni
la bonne volonté qui manquent, et qui ont voué leur existence entière au
service de l'humanité, comment se fait-il qu'ils s'obstinent à rester dans les
rangs des representants d'une doctrine désormais condamnée et déshonorée ?
Il faut qu'ils y soient poussés par une raison très
puissante. Ce ne peut être ni la logique ni la science, puisque la logique et
la science ont prononcé leur verdict contre la doctrine idéale. Ce ne peuvent
être non plus des intérêts personnels, puisque ces hommes sont infiniment
élevés au-dessus de tout ce qui a nom intérêt personnel. Il faut donc que ce
soit une puissante raison morale. Laquelle ? Il ne peut y en avoir qu'une : ces
hommes illustres pensent sans doute que les théories ou les croyances idéales
sont essentiellement nécessaires à la dignité et à la grandeur morale de
l'homme, et que les théories matérialistes, par contre, le rabaissent au niveau
des bêtes.
Et si c'était le contraire qui fût vrai ?
Tout développement, ai-je dit, implique la négation du
point de départ. La base ou le point de départ, selon l'école matérialiste,
étant matériel, la négation doit en être nécessairement idéale. Partant de la
totalité du monde réel, ou de ce qu'on appelle abstractivement la matière, elle
arrive logiquement à l'idéalisation réelle, c'est-à-dire à l'humanisation, à
l'émancipation pleine et entière de l'humaine société. Par contre, et par la même
raison, la base et le point de départ de l'École idéaliste étant idéaux, elle
arrive forcément à la matérialisation de la société, à l'organisation d'un
despotisme brutal et d'une exploitation inique et ignoble, sous la forme de
l'Église et de l'État. Le développement historique de l'homme, selon l'Ecole
matérialiste, est une ascension progressive ; dans le système des idéalistes,
il ne peut être qu'une chute continue.
Quelque question humaine qu'on veuille considérer, on
trouve toujours cette même contradiction essentielle entre les deux écoles.
Ainsi, comme je l'ai déjà fait observer, le matérialisme part de l'animalité
humaine pour constituer l'humanité : l'idéalisme part de la divinité pour
constituer l'esclavage, pour condamner les masses à une animalité sans issue.
Le matérialisme nie le libre arbitre, et il aboutit à la constitution de la
liberté ; l'idéalisme, au nom de la dignité humaine, proclame le libre arbitre,
et, sur les ruines de toute liberté, il fonde l'autorité. Le matérialisme repousse
le principe d'autorité, parce qu'il le considère, avec beaucoup de raison,
comme le corollaire de l'animalité, et qu'au contraire le triomphe de
l'humanité, qui est selon lui, le but et le sens principal de l'histoire, n'est
réalisable que par la liberté. En un mot, dans quelque question que ce soit,
vous trouverez les idéalistes toujours en flagrant délit de matérialisme
pratique, tandis qu'au contraire vous verrez les matérialistes poursuivre et
réaliser les aspirations, les pensées les plus largement idéales.
Et
Dieu dans tout ça ?
L'histoire, dans le système des idéalistes, ai-je dit,
ne peut être qu'une chute continue. Ils commencent par une chute terrible, et
dont ils ne se relèvent jamais : par le salto mortale divin des régions
sublimes de l'Idée pure, absolue, dans la matière. Et observez encore dans
quelle matière : non dans cette matière éternellement active et mobile, pleine
de propriétés et de forces, de vie et d'intelligence, telle qu'elle se présente
à nous dans le monde réel, mais dans la matière abstraite, appauvrie et réduite
à la misère absolue par le pillage en règle de ces Prussiens de la pensée,
c'est-à-dire des théologiens et des métaphysiciens, qui lui ont tout. dérobé
pour tout. donner à leur Empereur, à leur Dieu, dans cette matière qui, privée
de toute propriété, de toute action et de tout mouvement propres, ne représente
plus, en opposition à l'idée divine, que la stupidité, l'impénétrabilité,
l'inertie et l'immobilité absolues.
La chute est si terrible que la Divinité, la personne
ou l'idée divine, s'aplatit, perd la conscience d'elle-même et ne se retrouve
plus jamais. Et dans cette situation désespérée, elle est encore forcée de
faire des miracles ! Car du moment que la matière est inerte, tout mouvement
qui se produit dans le monde, même le plus matériel, est un miracle, ne peut
être que l'effet d'une intervention divine, de l'action de Dieu sur la matière.
Et voilà que cette pauvre Divinité, abrutie et quasi annulée par sa chute,
reste quelques milliers de siècles dans cet état d'évanouissement, puis se
réveille lentement, s'efforçant toujours en vain de ressaisir quelque vague
souvenir d'elle-même ; et chaque mouvement qu'elle fait à cette fin dans la
matière devient une création, une formation nouvelle, un miracle nouveau. De
cette manière elle passe par tous les degrés de la matérialité et de la
bestialité ; d'abord gaz, corps chimique simple ou composé, pierre minérale,
granite. elle se répand ensuite sur la terre comme organisation végétale et
animale, puis se concentre dans l'homme. Ici, elle semble devoir se retrouver,
car elle allume dans chaque être humain une étincelle angélique, une parcelle
de son propre être divin, l'âme immortelle.
Comment a-t-elle pu parvenir à loger une chose
absolument immatérielle dans une chose absolument matérielle, comment le corps
peut-il contenir, renfermer, limiter, paralyser l'esprit pur ? Voilà encore une
de ces questions que la foi seule, cette affirmation passionnée et stupide de
l'absurde, peut résoudre. C'est le plus grand des miracles. Ici, nous n'avons
pas à faire autre chose qu'à constater les effets, les conséquences pratiques
de ce miracle.
Après des milliers de siècles de vains efforts pour
revenir à elle-même, la Divinité, perdue et répandue dans la matière qu'elle
anime et qu'elle met en mouvement, trouve un point d'appui, une sorte de foyer
pour son propre recueillement. C'est l'homme, c'est son âme immortelle
emprisonnée singulièrement dans un corps mortel. Mais chaque homme considéré
individuellement est infiniment trop restreint, trop petit pour renfermer
l'immensité divine ; il ne peut en contenir qu'une très petite parcelle,
immortelle comme le Tout, mais infiniment plus petite que le Tout. Il en
résulte que l'Être divin, l'Être absolument immatériel, l'Esprit, est divisible
comme la matière. Voilà encore un mystère dont il faut laisser la solution à la
foi.
Si Dieu tout entier pouvait se loger dans chaque
homme, alors chaque homme serait Dieu. Nous aurions une immense quantité de
dieux, chacun se trouvant limité par tous les autres et tout de même chacun
étant infini ; contradiction qui impliquerait nécessairement la destruction
mutuelle des hommes, l'impossibilité qu'il y en eût plus d'un. Quant aux
parcelles, c'est autre chose : rien de plus rationnel, en effet, qu'une
parcelle soit limitée par une autre, et qu'elle soit plus petite que son Tout.
Seulement ici se présente une autre contradiction. Être limité, être plus grand
et plus petit, sont des attributs de la matière, non de l'esprit ; de l'esprit
tel que l'entendent les matérialistes, sans doute, oui parce que. selon les
matérialistes, l'esprit réel n'est rien que le fonctionnement de l'organisme
tout à fait matériel de l'homme ; et alors la grandeur ou la petitesse de
l'esprit dépendent absolument de la plus ou moins grande perfection matérielle
de l'organisme humain. Mais ces mêmes attributs de limitation et de grandeur
relative ne peuvent pas être attribués à l'esprit tel que l'entendent les
idéalistes, à l'esprit absolument immatériel, à l'esprit existant en dehors de
toute matière. Là il ne peut y avoir ni de plus grand, ni de plus petit. ni
aucune limite entre les esprits, car il n'y a qu'un Esprit : Dieu. Si on ajoute
que les parcelles infiniment petites et limitées qui constituent les âmes
humaines sont en même temps immortelles, on mettra le comble à la
contradiction. Mais c'est une question de foi. Passons outre.
Voilà donc la Divinité déchirée, et logée, par
infiniment petites parties, dans une immense quantité d'hommes de tout sexe, de
tout âge, de toutes races et de toutes couleurs. C'est une situation
excessivement incommode et malheureuse pour elle, car les parcelles divines se
reconnaissent si peu, au début de leur existence humaine, qu'elles commencent
par s'entre-dévorer. Pourtant, au milieu de cet état de barbarie et de
brutalité tout à fait animale, les parcelles divines, les âmes humaines,
conservent comme un vague souvenir de leur divinité primitive, elles sont
invinciblement entraînées vers leur Tout ; elles se cherchent, elles le
cherchent. C'est la Divinité elle-même, répandue et perdue dans le monde
matériel, qui se cherche dans les hommes, et elle est tellement abrutie par
cette multitude de prisons humaines, dans lesquelles elle se trouve parsemée,
qu'en se cherchant elle commet un tas de sottises.
Commençant par le fétichisme, elle se cherche et elle
s'adore elle-même tantôt dans une pierre, tantôt dans un morceau de bois,
tantôt dans un torchon. Il est même fort probable qu'elle ne serait jamais
sortie du torchon, si l'autredivinité qui ne s'est pas laissé choir dans
la matière, et qui s'est conservée à l'état d'esprit pur dans les hauteurs
sublimes de l'idéal absolu, ou dans les régions célestes, n'avait pas eu pitié
d'elle.
Voilà un nouveau mystère. C'est celui de la Divinité
qui se scinde en deux moitiés, mais également totales et infinies toutes les
deux, et dont l'une — Dieu le père — se conserve dans les pures régions
immatérielles et l'autre — Dieu le fils — se laisse choir dans la matière. Nous
allons voir tout à l'heure, entre ces deux Divinités séparées l'une de l'autre,
s'établir des rapports continus de haut en bas et de bas en haut ; et ces
rapports, considérés comme un seul acte éternel et constant, constitueront le
Saint-Esprit. Tel est, dans son véritable sens théologique et métaphysique, le
grand, le terrible mystère de la Trinité chrétienne.
Mais quittons au plus vite ces hauteurs, et voyons ce
qui se passe sur cette terre.
Dieu le père, voyant, du haut de sa splendeur
éternelle, que ce pauvre Dieu le fils, aplati et ahuri par sa chute, s'est
tellement plongé et perdu dans la matière qu'arrivé même à l'état humain il ne
parvient pas à se retrouver, se décide enfin à l'aider. Entre cette immense
quantité de parcelles à la fois immortelles, divines, et infiniment petites,
dans lesquelles Dieu le fils s'est disséminé au point de ne plus pouvoir s'y reconnaître,
Dieu le père choisit celles qui lui plaisent davantage, et il en fait ses
inspirés, ses prophètes, ses «hommes de génie vertueux», les grands
bienfaiteurs et législateurs de l'humanité : Zoroastre, Bouddha, Moïse,
Confucius, Lycurgue, Solon, Socrate. le divin Platon, et Jésus-Christ avant
tout, la complète réalisation de Dieu le fils enfin recueilli et concentré en
une seule personne humaine ; tous les apôtres, saint Pierre. saint Paul, et
saint Jean surtout ; Constantin le Grand. Mahomet, puis Grégoire VII,
Charlemagne, Dante, selon les uns Luther aussi, Voltaire et Rousseau.
Robespierre et Danton, et beaucoup d'autres grands et saints personnages
historiques dont il est impossible de récapituler tous les noms, mais parmi
lesquels, comme Russe, je prie de ne pas oublier saint Nicolas.
Nous voici donc arrivés à la manifestation de Dieu sur
la terre. Mais aussitôt que Dieu apparaît, l'homme s'anéantit. On dira qu'il ne
s'anéantit pas du tout, puisqu'il est lui-même une parcelle de Dieu. Pardon ! J'admets
qu'une parcelle, une partie d'un tout. déterminé, limité, quelque petite que
soit cette partie, soit une quantité, une grandeur positive. Mais une partie,
une parcelle de l'infiniment grand, comparée avec lui, est nécessairement
infiniment petite. Multipliez des milliards de milliards par des milliards de
milliards, leur produit, en comparaison de l'infiniment grand, sera infiniment
petit, et l'infiniment petit est égal à zéro. Dieu est tout, donc l'homme et
tout le monde réel avec lui, l'univers, ne sont rien. Vous ne sortirez pas de
là.
Dieu apparaît, l'homme s'anéantit ; et plus la
Divinité devient grande, plus l'humanité devient misérable. Voilà l'histoire de
toutes les religions ; voilà l'effet de toutes les inspirations et de toutes
les législations divines. Le nom de Dieu est la terrible massue historique avec
laquelle les hommes divinement inspirés, les grands génies vertueux, ont abattu
la liberté, la dignité, la raison et la prospérité des hommes.
Nous avons eu d'abord la chute de Dieu. Nous avons
maintenant une chute qui nous intéresse davantage, la chute de l'homme, causée
par la seule apparition ou manifestation de Dieu sur la terre.
Voyez donc dans quelle erreur profonde se trouvent nos
chers et illustres idéalistes. En nous parlant de Dieu, ils croient, ils
veulent nous élever, nous émanciper, nous ennoblir, et au contraire ils nous
écrasent et nous avilissent. Avec le nom de Dieu, ils s'imaginent pouvoir
établir la fraternité parmi les hommes, et au contraire ils créent l'orgueil. le
mépris, ils sèment la discorde, la haine, la guerre, ils fondent l'esclavage.
Car avec Dieu viennent nécessairement les différents degrés d'inspiration
divine : l'humanité se divise en très inspirés, moins inspirés et pas du tout
inspirés. Tous sont également nuls devant Dieu, il est vrai ; mais, comparés
les uns avec les autres, les uns sont plus grands que les autres ; non
seulement par le fait, ce qui ne serait rien, parce qu'une inégalité de fait se
perd d'elle-même dans la collectivité lorsqu'elle n'y trouve rien, aucune
fiction ou institution légale, à laquelle elle puisse s'accrocher : non, les
uns sont plus grands que les autres de par le droit divin de l'inspiration ; ce
qui constitue aussitôt une inégalité fixe, constante, pétrifiée. Les plus inspirés
doivent être écoutés et obéis par les moins inspirés : et les moins inspirés
par les pas du tout inspirés. Voilà le principe de l'autorité bien établi, et
avec lui les deux institutions fondamentales de l'esclavage : l'Église et
l'État.
De tous les despotismes, celui des doctrinaires ou des
inspirés religieux est le pire. Ils sont si jaloux de la gloire de leur Dieu et
du triomphe de leur idée qu'il ne leur reste plus de coeur ni pour la liberté,
ni pour la dignité. ni même pour les souffrances des hommes vivants. des hommes
réels. Le zèle divin, la préoccupation de l'idée finissent par dessécher dans
les âmes les plus tendres, dans les coeurs les plus humains, les sources de
l'amour humain. Considérant tout ce qui est, tout ce qui se fait dans le monde,
au point de vue de l'éternité ou de l'idée abstraite, ils traitent avec dédain
les choses passagères ; mais toute la vie des hommes réels, des hommes en chair
et en os. n'est composée que de choses passagères ; eux-mêmes ne sont que des
êtres qui passent, et qui, une fois passés, sont bien remplacés par d'autres
tout aussi passagers, mais qui ne reviennent jamais en personne. Ce qu'il y a
de permanent ou de relativement éternel dans les hommes réels, c'est le fait de
l'humanité qui, en se développant constamment, passe, toujours plus riche,
d'une génération à une autre. Je dis relativementéternel, parce qu'une
fois notre planète détruite — et elle ne peut manquer d'être détruite ou de se
détruire tôt ou tard par son propre développement, toute chose qui a eu un
commencement devant nécessairement avoir une fin — une fois que notre
planète se sera décomposée et dissoute, pour servir sans doute d'élément à
quelque formation nouvelle dans le système de l'univers, le seul réellement
éternel, qui sait ce qu'il adviendra de tout notre développement humain ?
Pourtant, comme le moment de cette dissolution est immensément éloigné de nous,
nous pouvons bien considérer relativement à la vie humaine si courte,
l'humanité comme éternelle. Mais ce fait même de l'humanité progressive n'est
réel et vivant qu'en tant qu'il se manifeste et se réalise en des temps
déterminés, en des lieux déterminés, en des hommes réellement vivants, et non
dans son idée générale.
Science
et gouvernement de la science
L'idée générale est toujours une abstraction, et, par
cela même, en quelque sorte, une négation de la vie réelle. J'ai constaté cette
propriété de la pensée humaine, et par conséquent aussi de la science, de ne
pouvoir saisir et nommer dans les faits réels que leur sens général, leurs
rapports généraux, leurs lois générales ; en un mot, ce qui est permanent, dans
leurs transformations continues, mais jamais leur côté matériel, individuel, et
pour ainsi dire palpitant de réalité et de vie, mais par-là même fugitif et
insaisissable. La science comprend la pensée de la réalité, non la réalité
elle-même, la pensée de la vie, non la vie. Voilà sa limite, la seule limite
vraiment infranchissable pour elle, parce qu'elle est fondée sur la nature même
de la pensée humaine, qui est l'unique organe de la science.
Sur cette nature se fondent les droits incontestables
et la grande mission de la science, mais aussi son impuissance vitale et même
son action malfaisante, toutes les fois que, par ses représentants officiels,
patentés, elle s'arroge le droit de gouverner la vie. La mission de la science
est celle-ci : en constatant les rapports généraux des choses passagères et
réelles, en reconnaissant les lois générales qui sont inhérentes au
développement des phénomènes tant du monde physique que du monde social, elle
plante pour ainsi dire les jalons immuables de la marche progressive de
l'humanité, en indiquant aux hommes les conditions générales dont l'observation
rigoureuse est nécessaire et dont l'ignorance ou l'oubli seront toujours
fatals. En un mot, la science, c'est la boussole de la vie : mais ce n'est pas
la vie. La science est immuable. impersonnelle, générale, abstraite,
insensible, comme les lois dont elle n'est rien que la reproduction idéale.
réfléchie ou mentale, c'est-à-dire cérébrale (pour nous rappeler que la science
elle-même n'est rien qu'un produit matériel d'un organe matériel de
l'organisation matérielle de l'homme, le cerveau).La vie est toute
fugitive et passagère, mais aussi toute palpitante de réalité et
d'individualité, de sensibilité, de souffrances, de joies, d'aspirations de
besoins et de passions. C'est elle seule qui, spontanément, crée les choses et
tous les êtres réels. La science ne crée rien, elle constate et reconnaît
seulement les créations de la vie. Et toutes les fois que les hommes de la
science, sortant de leur monde abstrait, se mêlent de création vivante dans le
monde réel, tout ce qu'ils proposent ou créent est pauvre, ridiculement abstrait.
privé de sang et de vie, mort-né, pareil à l'homunculuscréé par Wagner,
non le musicien de l'avenir qui est lui-même une sorte de créateur abstrait,
mais le disciple pédant de
l'immortel docteur Faust de Goethe. Il en résulte que la science a pour mission unique d'éclairer la vie, non de la gouverner.
l'immortel docteur Faust de Goethe. Il en résulte que la science a pour mission unique d'éclairer la vie, non de la gouverner.
Le gouvernement de la science et des hommes de la
science, s'appelassent-ils même des positivistes, des disciples d'Auguste
Comte, ou même des disciples de l'École doctrinaire du communisme allemand, ne
peut être qu'impuissant, ridicule, inhumain, Cruel, oppressif, exploiteur,
malfaisant. On peut dire des hommes de la science, comme tels, ce que j'ai dit
des théologiens et des métaphysiciens : ils n'ont ni sens ni coeur pour les
êtres individuels et vivants. On ne peut pas même leur en faire un reproche,
car c'est la conséquence naturelle de leur métier. En tant qu'hommes de science
ils n'ont à faire, ils ne peuvent prendre intérêt qu'aux généralités, qu'aux
lois.
La science, qui n'a affaire qu'avec ce qui est
exprimable et constant, c'est-à-dire avec des généralités plus ou moins
développées et déterminées, perd ici son latin et baisse pavillon devant la
vie, qui seule est en rapport avec le côté vivant et sensible, mais
insaisissable et indicible, des choses. Telle est la réelle et on peut dire
l'unique limite de la science, une limite vraiment infranchissable. Un
naturaliste. par exemple, qui lui-même est un être réel et vivant, dissèque un
lapin ; ce lapin est également un être réel, et il a été, au moins il y a à
peine quelques heures, une individualité vivante. Après l'avoir disséqué, le
naturaliste le décrit : eh bien, le lapin qui sort de sa description est un
lapin en général, ressemblant à tous les lapins, privé de toute individualité,
et qui par conséquent n'aura jamais la force d'exister, restera éternellement
un être inerte et non vivant, pas même corporel, mais une abstraction, l'ombre
fixée d'un être vivant. La science n'a affaire qu'avec des ombres pareilles. La
réalité vivante lui échappe, et ne se donne qu'à la vie, qui, étant elle-même
fugitive et passagère, peut saisir et saisit en effet toujours tout ce qui vit,
c'est-à-dire tout ce qui passe ou ce qui fuit. L'exemple du lapin, sacrifié à
la science, nous touche peu, parce que, ordinairement, nous nous intéressons
fort peu à la vie individuelle des lapins. Il n'en est pas ainsi de la vie
individuelle des hommes que la science et les hommes de science, habitués à
vivre parmi les abstractions, c'est-à-dire à sacrifier toujours les réalités
fugitives et vivantes a leurs ombres constantes, seraient également capables,
si on les laissait seulement faire, d'immoler ou au moins de subordonner au
profit de leurs généralités abstraites. L'individualité humaine, aussi bien que
celle des choses les plus inertes, est également insaisissable et pour ainsi
dire non existante pour la science. Aussi les individus vivants doivent-ils
bien se prémunir et se sauvegarder contre elle, pour ne point être par elle
immolés, comme le lapin, au profit d'une abstraction quelconque ; comme ils
doivent se prémunir en même temps contre la théologie, contre la politique et
contre la jurisprudence, qui toutes, participant également à ce caractère
abstractif de la science, ont la tendance fatale de sacrifier les individus à
l'avantage de la même abstraction, appelée seulement par chacune de noms
différents, la première l'appelant vérité divine, la seconde bien public, et la
troisième justice.
Bien loin de moi de vouloir comparer les abstractions
bienfaisantes de la science avec les abstractions pernicieuses de la théologie,
de la politique et de la jurisprudence. Ces dernières doivent cesser de régner,
doivent être radicalement extirpées de la société humaine — son salut, son
émancipation, son humanisation définitive ne sont qu'à ce prix —, tandis que
les abstractions scientifiques, au contraire, doivent prendre leur place, non
pour régner sur l'humaine société, selon le rêve liberticide des philosophes
positivistes, mais pour éclairer son développement spontané et vivant. La
science peut bien s'appliquer à la vie, mais jamais s'incarner dans la vie.
Parce que la vie, c'est l'agissement immédiat et vivant, le mouvement à la fois
spontané et fatal des individualités vivantes. La science n'est que
l'abstraction, toujours incomplète et imparfaite, de ce mouvement. Si elle
voulait s'imposer à lui comme une doctrine absolue. comme une autorité
gouvernementale, elle l'appauvrirait, le fausserait et le paralyserait. La
science ne peut sortir des abstractions, c'est son règne. Mais les
abstractions, et leurs représentants immédiats, de quelque nature qu'ils
soient, prêtres, politiciens, juristes, économistes et savants, doivent cesser
de gouverner les masses populaires. Tout le progrès de l'avenir est là. C'est
la vie et le mouvement de la vie. l'agissement individuel et social des hommes.
rendus à leur complète liberté. C'est l'extinction absolue du principe même de
l'autorité. Et comment ? Par la propagande la plus largement populaire de la
science libre. De cette manière, la masse sociale n'aura plus en dehors d'elle
une vérité soi-disant absolue qui la dirige et qui la gouverne, représentée par
des individus très intéressés à la garder exclusivement en leurs mains, parce
qu'elle leur donne la puissance, et avec la puissance la richesse, le pouvoir
de vivre par le travail de la masse populaire. Mais cette masse aura en
elle-même une vérité, toujours relative, mais réelle, une lumière intérieure
qui éclairera ses mouvements spontanés et qui rendra inutiles toute autorité et
toute direction extérieure.
Certes, les savants ne sont pas exclusivement des
hommes de la science et. sont aussi plus ou moins des hommes de la vie.
Toutefois, il ne faut pas trop s'y fier, et, si l'on peut être à peu près sûr
qu'aucun savant n'osera traiter aujourd'hui un homme comme il traite un lapin,
il est toujours à craindre que le corps des savants, si on le laisse faire, ne
soumette les hommes réels et vivants à des expériences scientifiques sans doute
moins cruelles, mais qui n'en seraient pas moins désastreuses pour leurs
victimes humaines. Si les savants ne peuvent pas faire des expériences sur le
corps des hommes individuels, ils ne demanderont pas mieux que d'en faire sur
le corps social, et voilà ce qu'il faut absolument empêcher.
Dans leur organisation actuelle, monopolisant la
science et restant comme tels en dehors de la vie sociale, les savants forment
une caste à part qui offre beaucoup d'analogie avec la caste des prêtres.
L'abstraction scientifique est leur Dieu, les individualités vivantes et réelles
sont leurs victimes. et ils en sont les sacrificateurs patentés.
La science ne peut sortir de la sphère des
abstractions. Sous ce rapport, elle est infiniment inférieure à l'art, qui, lui
aussi, n'a proprement à faire qu'avec des types généraux et des situations
générales, mais qui, par un artifice qui lui est propre, sait les incarner dans
des formes qui, pour n'être point vivantes, dans le sens de la vie réelle, n'en
provoquent pas moins, dans notre imagination, le sentiment ou le souvenir de cette
vie ; il individualise en quelque sorte les types et les situations qu'il
conçoit, et, par ces individualités sans chair et sans os, et, comme telles,
permanentes ou immortelles, qu'il a le pouvoir de créer, il nous rappelle les
individualités vivantes, réelles qui apparaissent et qui disparaissent à nos
yeux. L'art est donc en quelque sorte le retour de l'abstraction dans la vie.
La science est au contraire l'immolation perpétuelle de la vie fugitive,
passagère, mais réelle, sur l'autel des abstractions éternelles.
La science est aussi peu capable de saisir
l'individualité d'un homme que celle d'un lapin. C'est-à-dire qu'elle est aussi
indifférente pour l'une que pour l'autre. Ce n'est pas qu'elle ignore le
principe de l'individualité. Elle la conçoit parfaitement comme principe, mais
non comme fait. Elle sait fort bien que toutes les espèces animales, y compris
l'espèce humaine, n'ont d'existence réelle que dans un nombre indéfini
d'individus qui naissent et qui meurent faisant place à des individus nouveaux
également passagers. Elle sait qu'à mesure qu'on s'élève des espèces animales
aux espèces supérieures, le principe de l'individualité se détermine davantage,
les individus apparaissent plus complets et plus libres. Elle sait enfin que
l'homme, le dernier et le plus parfait animal sur cette terre, présente
l'individualité la plus complète et la plus digne de considération, à cause de
sa capacité de concevoir et de concréter, de personnifier en quelque sorte en
lui-même, et dans son existence tant sociale que privée, la loi universelle.
Elle sait, quand elle n'est point viciée par le doctrinarisme théologique ou
métaphysique, politique ou juridique, ou même par un orgueil étroitement
scientifique et lorsqu'elle n'est point sourde aux instincts et aux aspirations
spontanées de la vie, elle sait, et c'est là son dernier mot, que le respect
humain est la loi suprême de l'humanité et que le grand, le vrai but de
l'histoire, le seul légitime, c'est l'humanisation et l'émancipation, c'est la
liberté réelle, la prospérité réelle, le bonheur de chaque individu réel vivant
dans la société. Car, en fin de compte, à moins de retomber dans la fiction
liberticide du bien public représenté par l'État, fiction toujours fondée sur
le sacrifice systématique des masses populaires. il faut bien reconnaître que
la liberté et la prospérité collectives ne sont réelles que lorsqu'elles
représentent la somme des libertés et des prospérités individuelles.
La science sait tout cela, mais elle ne va pas, elle
ne peut aller au-delà. L'abstraction constituant sa propre nature, elle peut
bien concevoir le principe de l'individualité réelle et vivante, mais elle ne
saurait avoir rien à faire avec les individus réels et vivants. Elle s'occupe
des individus en général, mais non de Pierre et de Jacques, non de tel ou de
tel autre individu, qui n'existent point, qui ne peuvent exister pour elle. Ses
individus à elle ne sont encore que des abstractions.
Et pourtant, ce ne sont pas ces individualités
abstraites, ce sont les individus réels, vivants, passagers, qui font
l'histoire. Les abstractions n'ont point de jambes pour marcher, elles ne
marchent que lorsqu'elles sont portées par des hommes vivants. Pour ces êtres
réels, composés, non en idée seulement. mais en réalité de chair et de sang. la
science n'a pas de coeur. Elle les considère tout au plus comme de la chair
à développement intellectuel et social.Que lui font les conditions
particulières et le sort fortuit de Pierre et de Jacques ? Elle se rendrait
ridicule, elle abdiquerait et s'annulerait, si elle voulait s'en occuper
autrement que comme d'un exemple fortuit à l'appui de ses théories éternelles.
Et il serait ridicule de lui en vouloir pour cela, car ce n'est pas là sa
mission. Elle ne peut saisir le concret ; elle ne peut se mouvoir que dans les
abstractions. Sa mission, c'est de s'occuper de la situation et des conditions généralesde
l'existence et du développement soit de l'espèce humaine en général, soit de
telle race, de tel peuple, de telle classe ou catégorie d'individus, des causes
généralesde leur prospérité ou de leur décadence et des moyens générauxpour
les faire avancer en toutes sortes de progrès. Pourvu qu'elle remplisse
largement et rationnellement cette besogne, elle aura rempli tout son devoir,
et il serait vraiment ridicule et injuste de lui en demander davantage.
Mais il serait également ridicule, il serait
désastreux de lui confier une mission qu'elle est incapable de remplir. Puisque
sa propre nature la force d'ignorer l'existence et le sort de Pierre et de
Jacques, il ne faut jamais lui permettre, ni à elle ni à personne en son nom,
de gouverner Pierre et Jacques. Car elle serait bien capable de les traiter à
peu près comme elle traite les lapins. Ou plutôt, elle continuerait de les
ignorer ; mais ses représentants patentés, hommes nullement abstraits mais au
contraire très vivants, ayant des intérêts très réels, cédant à l'influence
pernicieuse que le privilège exerce fatalement sur les hommes, finiront par les
écorcher au nom de la science, comme les ont écorchés jusqu'ici les prêtres,
les politiciens de toute couleur et les avocats, au nom de Dieu, de l'État et
du droit juridique.
Ce que je prêche, c'est donc, jusqu'à un certain
point, la révolte de la vie contre la science,ou plutôt contre le
gouvernement de la science.Non pour détruire la science — à Dieu ne plaise
! Ce serait un crime de lèse-humanité —, mais pour la remettre à sa place, de
manière à ce qu'elle ne puisse plus jamais en sortir. Jusqu'à présent toute
l'histoire humaine n'a été qu'une immolation perpétuelle et sanglante de
millions de pauvres êtres humains en l'honneur d'une abstraction impitoyable
quelconque : dieux, patrie, puissance de l'État, honneur national, droits
historiques, droits juridiques, liberté politique, bien public. Tel fut jusqu'à
ce jour le mouvement naturel spontané et fatal des sociétés humaines. Nous ne
pouvons rien y faire, nous devons bien l'accepter, quant au passé, comme nous
acceptons toutes les fatalités naturelles. Il faut croire que c'était la seule
voie possible pour l'éducation de l'espèce humaine. Car il ne faut pas s'y
tromper : même en faisant la part la plus large aux artifices machiavéliques
des classes gouvernantes, nous devons reconnaître qu'aucune minorité n'eût été
assez puissante pour imposer tous ces horribles sacrifices aux masses humaines
s'il n'y avait eu dans ces masses elles-mêmes un mouvement vertigineux,
spontané, qui les poussât sans cesse à se sacrifier à l'une de ces abstractions
dévorantes qui, comme les vampires de l'histoire, se sont toujours nourries de
sang humain.
Que les théologiens, les politiciens et les juristes
trouvent cela fort beau, cela se conçoit. Prêtres de ces abstractions, ils ne
vivent que du sacrifice continuel des masses populaires. Que la métaphysique y
donne aussi son consentement ne doit pas nous étonner non plus. Elle n'a
d'autre mission que de légitimer et rationaliser autant que possible ce qui est
inique et absurde. Mais que la science positive elle-même ait montré jusqu'ici
les mêmes tendances, voilà ce que nous devons constater et déplorer. Elle n'a
pu le faire que pour deux raisons : d'abord parce que, constituée en dehors de
la vie populaire, elle est représentée par un corps privilégié ; ensuite, parce
qu'elle s'est posée elle-même, jusqu'ici, comme le but absolu et dernier de
tout développement humain ; tandis que par une critique judicieuse, qu'elle est
capable et qu'en dernière instance elle se verra forcée d'exercer contre
elle-même, elle aurait dû comprendre qu'elle n'est elle-même qu'un moyen
nécessaire pour la réalisation d'un but bien plus élevé, celui de la complète
humanisation de la situation réellede tous les individus réelsqui
naissent, qui vivent et qui meurent sur la terre.
L'immense avantage de la science positive sur la
théologie, la métaphysique, la politique et le droit juridique consiste en
ceci, qu'à la place des abstractions mensongères et funestes prônées par ces
doctrines, elle pose des abstractions vraies qui expriment la nature générale
ou la logique même des choses, leurs rapports généraux et les lois générales de
leur développement. Voilà ce qui la sépare profondément de toutes les doctrines
précédentes et ce qui lui assurera toujours une grande position dans l'humaine
société. Elle constituera en quelque sorte sa conscience collective. Mais il
est un côté par lequel elle se rallie absolument à toutes ces doctrines, c'est
qu'elle n'a et ne peut avoir pour objet que des abstractions, et qu'elle est
forcée, par sa nature même, d'ignorer les individus réels, en dehors desquels
les abstractions même les plus vraies n'ont point de réelle existence. Pour
remédier à ce défaut radical, voici la différence qui devra s'établir entre
l'agissement pratique des doctrines précédentes et celui de la science
positive. Les premières se sont prévalues de l'ignorance des masses pour les
sacrifier avec volupté à leurs abstractions, d'ailleurs toujours très
lucratives pour leurs représentants. La seconde, reconnaissant son incapacité
absolue de concevoir les individus réels et de s'intéresser à leur sort, doit
définitivement et absolument renoncer au gouvernement de la société ; car si
elle s'en mêlait, elle ne pourrait faire autrement que de sacrifier toujours
les hommes vivants, qu'elle ignore, à ses abstractions qui forment l'unique
objet de ses préoccupations légitimes.
La vraie science de l'histoire, par exemple, n'existe
pas encore, et c'est à peine si on commence à en entrevoir aujourd'hui les
conditions extrêmement compliquées. Mais supposons-la enfin aboutie : que
pourra-t-elle nous donner ? Elle rétablira le tableau raisonné et fidèle du
développement naturel des conditions générales, tant matérielles qu'idéelles,
tant économiques que politiques et sociales, religieuses. philosophiques,
esthétiques et scientifiques, des sociétés qui ont eu une histoire. Mais ce
tableau universel de la civilisation humaine, si détaillé qu'il soit, ne pourra
jamais contenir que des appréciations générales et par conséquent abstraites,dans
ce sens que les milliards d'individus humains qui ont formé la matière
vivante et souffrantede cette histoire, à la fois triomphante et lugubre —
triomphante au point de vue de ses résultats généraux, lugubre au point de vue
de l'immense hécatombe de victimes humaines «écrasées sous son char» —, que ces
milliards d'individus obscurs, mais sans lesquels aucun de ces grands résultats
abstraits de l'histoire n'eût été obtenu, et qui, notez-le bien, n'ont jamais
profité d'aucun de ces résultats, ne trouveront pas même la moindre petite
place dans l'histoire. Ils ont vécu, et ils ont été immolés, écrasés. pour le
bien de l'humanité abstraite, voilà tout.
Faudra-t-il en faire un reproche à la science de
l'histoire ? Ce serait ridicule et injuste. Les individus sont insaisissables
pour la pensée, pour la réflexion, même pour la parole humaine, qui n'est
capable d'exprimer que des abstractions ; insaisissables dans le présent, aussi
bien que dans le passé. Donc la science sociale elle-même, la science de
l'avenir, continuera forcément de les ignorer. Tout ce que nous avons le droit
d'exiger d'elle, c'est qu'elle nous indique, d'une main ferme et fidèle, les
causes générales des souffrances individuelles- et parmi ces causes elle
n'oubliera sans doute pas l'immolation et la subordination, hélas ! trop
habituelles encore, des individus vivants aux généralités abstraites ; et qu'en
même temps elle nous montre les conditions générales nécessaires à
l'émancipation réelle des individus vivant dans la société.Voilà sa
mission, voilà aussi ses limites, au-delà desquelles l'action de la
science sociale ne saurait être qu'impuissante et funeste. Car au-delà de ces limites commencent les prétentions doctrinaires et gouvernementales de ses représentants patentés, de ses prêtres. Et il est bien temps d'en finir avec tous les papes et les prêtres ; nous n'en voulons plus, alors même qu'ils s'appelleraient des démocrates-socialistes.
science sociale ne saurait être qu'impuissante et funeste. Car au-delà de ces limites commencent les prétentions doctrinaires et gouvernementales de ses représentants patentés, de ses prêtres. Et il est bien temps d'en finir avec tous les papes et les prêtres ; nous n'en voulons plus, alors même qu'ils s'appelleraient des démocrates-socialistes.
Encore une fois, l'unique mission de la science, c'est
d'éclairer la route. Mais la vie seule, délivrée de toutes les entraves
gouvernementales et doctrinaires et rendue à la plénitude de son action
spontanée, peut créer. Comment résoudre cette antinomie ?
D'un côté, la science est
indispensable à l'organisation rationnelle de la société ; d'un autre côté,
incapable de s'intéresser à ce qui est réel et vivant, elle ne doit pas se
mêler de l'organisation réelle ou pratique de la société. Cette contradiction
ne peut être résolue que d'une seule manière : par la liquidation de la science
comme être moral existant en dehors de la vie sociale, et représenté, comme
tel, par un corps de savants patentés ; par sa diffusion dans les masses
populaires. La science, étant appelée désormais à représenter la conscience
collective de la société doit réellement devenir la propriété de tout le monde.
Par là, sans rien perdre de son caractère universel, dont elle ne pourra jamais
se départir, sous peine de cesser d'être la science, et tout en continuant de
ne s'occuper exclusivement que des causes générales des conditions générales et
des rapports généraux des individus et des choses, elle se fondra
dans les faits avec la vie immédiate et réelle de tous les individus humains. Ce sera un mouvement analogue à celui qui a fait dire aux protestants, au commencement de la Réforme religieuse, qu'il n'y avait plus besoin de prêtres, tout homme devenant désormais son propre prêtre, tout homme, grâce à l'intervention invisible, unique, de Notre-Seigneur Jésus-Christ, étant enfin parvenu à avaler son bon Dieu. Mais ici il ne s'agit ni de Notre-Seigneur Jésus-Christ, ni du bon Dieu, ni de la liberté politique, ni du droit juridique, toutes choses soit théologiquement, soit métaphysiquement révélées, et toutes également indigestes, comme on sait. Le monde des abstractions scientifiques n'est point révélé ; il est inhérent au monde réel, dont il n'est rien que l'expression et la représentation générale ou abstraite. Tant qu'il forme une région séparée, représentée spécialement par le corps des savants, ce monde idéal nous menace de prendre, vis-à-vis du monde réel, la place du bon Dieu, réservant à ses représentants patentés l'office de prêtres. C'est pour cela qu'il faut dissoudre l'organisation sociale séparée de la science par l'instruction générale, égale pour tous et pour toutes, afin que les masses, cessant d'être des troupeaux menés et tondus par des pasteurs privilégiés, puissent prendre désormais en main leur destinée historique (2).
dans les faits avec la vie immédiate et réelle de tous les individus humains. Ce sera un mouvement analogue à celui qui a fait dire aux protestants, au commencement de la Réforme religieuse, qu'il n'y avait plus besoin de prêtres, tout homme devenant désormais son propre prêtre, tout homme, grâce à l'intervention invisible, unique, de Notre-Seigneur Jésus-Christ, étant enfin parvenu à avaler son bon Dieu. Mais ici il ne s'agit ni de Notre-Seigneur Jésus-Christ, ni du bon Dieu, ni de la liberté politique, ni du droit juridique, toutes choses soit théologiquement, soit métaphysiquement révélées, et toutes également indigestes, comme on sait. Le monde des abstractions scientifiques n'est point révélé ; il est inhérent au monde réel, dont il n'est rien que l'expression et la représentation générale ou abstraite. Tant qu'il forme une région séparée, représentée spécialement par le corps des savants, ce monde idéal nous menace de prendre, vis-à-vis du monde réel, la place du bon Dieu, réservant à ses représentants patentés l'office de prêtres. C'est pour cela qu'il faut dissoudre l'organisation sociale séparée de la science par l'instruction générale, égale pour tous et pour toutes, afin que les masses, cessant d'être des troupeaux menés et tondus par des pasteurs privilégiés, puissent prendre désormais en main leur destinée historique (2).
Mais tant que les masses ne seront pas arrivées à ce
degré d'instruction, faudra-t-il qu'elles se laissent gouverner par les hommes
de la science ? À Dieu ne plaise ! Il vaudrait mieux pour elles se passer de la
science que de se laisser gouvernerpar des savants. Le gouvernement des
savants aurait pour première conséquence de rendre la science inaccessible au
peuple et seraitnécessairement un gouvernement aristocratique, parce que
l'institution actuelle de la science est une institution aristocratique.
L'aristocratie de l'intelligence ! Au point de vue pratique la plus implacable,
et au point de vue social la plus arrogante et la plus insultante : tel serait
le régime d'une société gouvernée par la science. Ce régime serait capable de
paralyser la vie et le mouvement dans la société. Les savants, toujours
présomptueux, toujours suffisants, et toujours impuissants, voudraient se mêler
de tout, et toutes les sources de la vie se dessécheraient sous leur souffle
abstrait et savant.
Encore une fois, la vie, non la science, crée la vie ;
l'action spontanée du peuple lui-même peut seule créer la liberté populaire.
Sans doute, il serait fort heureux si la science pouvait, dès aujourd'hui,
éclairer la marche spontanée du peuple vers son émancipation. Mais mieux vaut
l'absence de lumière qu'une fausse lumière allumée parcimonieusement du dehors
avec le but évident d'égarer le peuple. D'ailleurs le peuple ne manquera pas
absolument de lumière. Ce n'est pas en vain qu'il a parcouru une longue
carrière historique et qu'il a payé ses erreurs par des siècles de souffrances
horribles. Le résumé pratique de ces douloureuses expériences constitue une
sorte de science traditionnelle, qui, sous certains rapports, vaut bien la
science théorique. Enfin une partie de la jeunesse studieuse, ceux d'entre les
jeunes bourgeois qui se sentiront assez de haine contre le mensonge, contre
l'hypocrisie, contre l'iniquité et contre la lâcheté de la bourgeoisie, pour
trouver en eux-mêmes le courage de lui tourner le dos, et assez de noble
passion pour embrasser sans réserve la cause juste et humaine du prolétariat,
ceux-là seront, comme je l'ai déjà dit plus haut, les instructeurs fraternels
du peuple ; en lui apportant les connaissances qui lui manquent encore, ils
rendront parfaitement inutile le gouvernement des savants.
Si le peuple doit se garder du gouvernement des
savants, à plus forte raison doit-il se prémunir contre celui des idéalistes
inspirés. Plus ces croyants et ces poètes du ciel sont sincères et plus ils
deviennent dangereux. L'abstraction scientifique, ai-je dit. est une
abstraction rationnelle, vraie dans son essence nécessaire à la vie dont elle
est la représentation théorique la conscience. Elle peut, elle doit être
absorbée et digérée par la vie. L'abstraction idéaliste, Dieu, est un poison
corrosif qui détruit et décompose la vie, qui la fausse et la tue. L'orgueil
des savants, n'étant rien qu'une arrogance personnelle, peut être ployé et
brisé. L'orgueil des idéalistes n'étant point personnel, mais un orgueil divin,
est invincible et implacable. Il peut, il doit mourir, mais il ne cédera
jamais, et, tant qu'il lui restera un souffle, il tendra à l'asservissement du
monde sous le talon de son Dieu, comme les lieutenants de la Prusse, ces
idéalistes pratiques de l'Allemagne, voudraient le voir écrasé sous la botte
éperonnée de leur roi. C'est la même foi — les objets n'en sont même pas beaucoup
différents — et le mêmerésultat de la foi, l'esclavage.
C'est en même temps le triomphe du matérialisme le
plus crasse et le plus brutal. Il n'est pas besoin de le démontrer pour
l'Allemagne, car il faudrait être aveugle vraiment pour ne pas le voir, à
l'heure qu'il est. Mais je crois encore nécessaire de le démontrer, par rapport
à l'idéalisme divin.
Matérialité
de l'esprit de l'homme et création de dieux
L'homme, comme toute chose dans le monde, est un être
complètement matériel. L'esprit, la faculté de penser, de recevoir et de
réfléchir les diverses sensations tant extérieures qu'intérieures, de s'en
souvenir alors qu'elles sont passées et de les reproduire par l'imagination, de
les comparer et de les distinguer, d'en abstraire les déterminations communes
et de créer par-là même des notions générales ou abstraites, enfin de former
les idées, en groupant et en combinant ces dernières, selon des modes
différents, l'intelligence en un mot, l'unique créateur de tout notre monde
idéal, est une propriété du corps animal et notamment de l'organisation toute
matérielle du cerveau.
Nous le savons de la manière la plus certaine, par
l'expérience universelle, qu'aucun fait n'a jamais démentie et que tout homme
peut vérifier à chaque instant de sa vie. Dans tous les animaux, sans excepter
les espèces les plus inférieures, nous trouvons un certain degré
d'intelligence, et nous voyons que, dans la série des espèces, l'intelligence
animale se développe d'autant plus que l'organisation d'une espèce se rapproche
davantage de celle de l'homme mais que dans l'homme seul, elle arrive à cette
puissance d'abstraction qui constitue proprement la pensée.
L'expérience
universelle (3) qui, au bout du compte, est l'unique base
et la source réelle de toutes nos connaissances, nous démontre donc, primo,que
toute intelligence est toujours attachée à un corps animal quelconque, et, secundo,que
l'intensité, la puissance de cette fonction animale dépend de la perfection
relative de l'organisation animale. Ce second résultat de l'expérience
universelle n'est point applicable seulement aux différentes espèces animales :
nous le constatons également chez les hommes, dont la puissance intellectuelle
et morale dépend d'une manière par trop évidente de la plus ou moins grande
perfection de leur organisme, comme race, comme nation, comme classe et comme
individus, pour qu'il soit nécessaire de beaucoup insister sur ce point (4).
D'un autre côté, il est certain qu'aucun homme n'a
jamais vu ni pu voir l'esprit pur, détaché de toute forme matérielle, existant
séparément d'un corps animal quelconque. Mais si personne ne l'a vu. comment
les hommes ont-ils pu arriver à croire à son existence ? Car le fait de cette
croyance est notoire, et, sinon universel comme le prétendent les idéalistes,
au moins très général ; et, comme tel, il est tout à fait digne de notre
attention respectueuse, car une croyance générale, si sotte qu'elle soit,
exerce toujours une influence trop puissante sur les destinées humaines pour
qu'il puisse être permis de l'ignorer ou d'en faire abstraction.
Cette croyance historique s'explique d'ailleurs d'une
manière naturelle et rationnelle. L'exemple que nous offrent les enfants et les
adolescents, voire beaucoup d'hommes qui ont bien dépassé l'âge de la majorité,
nous prouve que l'homme peut exercer longtemps ses facultés mentales avant de
se rendre compte de la manière dont il les exerce, avant d'arriver à la
conscience nette et claire de cet exercice. Dans cette période du
fonctionnement de l'esprit inconscient de lui-même, de cette action de
l'intelligence naïve ou croyante, l'homme, obsédé par le monde extérieur et
poussé par cet aiguillon intérieur qui s'appelle la vie et les multiples
besoins de la vie, crée une quantité d'imaginations, de notions et d'idées,
nécessairement très imparfaites d'abord, très peu conformes à la réalité des
choses et des faits qu'elles s'efforcent d'exprimer. Et comme il n'a pas la
conscience de sa propre action intelligente. commeil ne sait pas encore que
c'est lui-même qui a produit et qui continue de produire ces imaginations, ces
notions, ces idées, comme il ignore lui-même leur origine toute subjective,c'est-à-dire
humaine. il les considère naturellement, nécessairement, comme des êtres objectifs,comme
des êtres réels, tout à fait indépendants de lui et comme existant par
eux-mêmes.
C'est ainsi que les peuples primitifs, émergeant
lentement de leur innocence animale. ont créé leurs dieux. Les ayant créés, ne
se doutant pas qu'ils en étaient eux-mêmes les créateurs uniques, ils les ont
adorés : les considérant comme des êtres réels, infiniment supérieurs à
eux-mêmes, ils leur ont attribué la toute-puissance, et se sont reconnus pour
leurs créatures, leurs esclaves. A mesure que les idées humaines se
développaient davantage, les dieux, qui, comme je l'ai déjà observé, n'en ont
jamais été que la réverbération fantastique, idéale, poétique, où l'image
renversée, s'idéalisaient aussi. D'abord fétiches grossiers, ils devinrent peu
à peu des esprits purs, existant en dehors du monde visible, et enfin, à la
suite d'un long développement historique, ils finirent par se confondre en un
seul Être divin, Esprit pur, éternel, absolu, créateur et maître des mondes.
Dans tout développement, juste ou faux, réel ou
imaginaire, tant collectif qu'individuel, c'est toujours le premier pas qui
coûte, le premier acte qui est le plus difficile. Une fois ce pas franchi et.
ce premier acte accompli, le reste se déroule naturellement comme une
conséquence nécessaire. Ce qui était difficile dans le développement historique
de cette terrible folie religieuse qui continue encore de nous obséder et de
nous écraser c'était donc de poser un monde divin tel quel, en dehors du monde
réel. Ce premier acte de folie, si naturel au point de vue psychologique et par
conséquent nécessaire dans l'histoire de l'humanité, ne s'accomplit pas d'un
seul coup. Il a fallu je ne sais combien de siècles pour développer et pour
faire pénétrer cette croyance dans les habitudes mentales des hommes. Mais, une
fois établie, elle est devenue toute-puissante, comme le devient nécessairement
toute folie qui s'empare du cerveau humain. Prenez un fou : quel que soit
l'objet spécial de sa folie, vous trouverez que l'idée obscure et fixe qui
l'obsède lui paraît la plus naturelle du monde, et qu'au contraire les choses
naturelles et réelles qui sont en contradiction avec elle lui sembleront des folies
ridicules et odieuses. Eh bien, la religion est une folie collective, d'autant
plus puissante qu'elle est une folie traditionnelle et que son origine se perd
dans l'antiquité la plus reculée. Comme folie collective, elle a pénétré dans
tous les détails tant publics que privés de l'existence sociale d'un peuple,
elle s'est incarnée dans la société, elle en est devenue pour ainsi dire l'âme
et la pensée collective. Tout homme en est enveloppé depuis sa naissance, il la
suce avec le lait de sa mère, l'absorbe avec tout ce qu'il entend, tout ce
qu'il voit. Il en a été si bien nourri, empoisonné, pénétré dans tout son être
que plus tard, quelque puissant que soit son esprit naturel, il a besoin de
faire des efforts inouïs pour s'en délivrer, et encore n'y parvient-il jamais
d'une manière complète. Nos idéalistes modernes en sont une preuve, et nos
matérialistes doctrinaires, les communistes allemands, ensont une autre. Ils
n'ont pas su se défaire de la religion de l'État.
Une fois le monde surnaturel, le monde divin, bien
établi dans l'imagination traditionnelle des peuples, le développement des
différents systèmes religieux a suivi son cours naturel et logique, toujours
conforme d'ailleurs au développement contemporain et réel des rapports
économiques et politiques dont il a été en tout temps, dans le monde de la
fantaisie religieuse, la reproduction fidèle et la consécration divine. C'est
ainsi que la folie collective et historique qui s'appelle religion s'est
développée depuis le fétichisme, en passant par tous les degrés du polythéisme,
jusqu'au monothéisme chrétien.
Constitution
du christianisme
Le second pas, dans le développement des croyances
religieuses, et le plus difficile sans doute après l'établissement d'un monde
divin séparé. ce fut précisément cette transition du polythéisme au
monothéisme, du matérialisme religieux des païens à la foi spiritualiste des
chrétiens. Les dieux païens, et c'était là leur caractère principal, étaient
avant tout des dieux exclusivement nationaux. Puis, comme ils étaient nombreux,
ils conservèrent nécessairement plus ou moins un caractère matériel, ou plutôt
c'est parce qu'ils étaient encore matériels qu'ils furent. si nombreux, la
diversité étant un des attributs principaux du monde réel. Les dieux païens
n'étaient pas encore proprement la négation des choses réelles, ils n'en
étaient que l'exagération fantastique (5).
Pour établir sur les ruines de leurs autels si
nombreux l'autel d'un Dieu unique et suprême, maître du monde, il a donc fallu
que fût détruite d'abord l'existence autonome des différentes nations qui
composaient le monde païen ou antique. C'est ce que firent très brutalement les
Romains, qui, en conquérant la plus grande partie du monde connu des anciens,
créèrent en quelque sorte la première ébauche, sans doute tout à fait négative
et grossière, de l'humanité.
Un Dieu qui s'élevait ainsi au-dessus de toutes les
différences nationales, tant matérielles que sociales, de tous 1cs pays, qui en
était. en quelque sorte la négation directe, devait être nécessairement un être
immatériel et abstrait. Mais la foi si difficile en l'existence d'un être
pareil n'a pu naître d'un seul coup. Aussi fut-elle longuement préparée et développée
par la métaphysique grecque, qui établit la première, d'une manière
philosophique, la notion de l'Idée divine,modèle éternellement créateur
et toujours reproduit par le monde visible. Mais la Divinité conçue et créée
par la philosophie grecque était une divinité impersonnelle, aucune
métaphysique, lorsqu'elle est conséquente et sincère, ne pouvant s'élever, ou
plutôt ne pouvant se rabaisser jusqu'à l'idée d'un Dieu personnel. Il a fallu
donc trouver un Dieu qui fût unique et qui fût très personnel à la fois. Il se
trouva dans la personne très brutale, très égoïste, très cruelle deJéhovah, le
dieu national des Juifs. Mais les Juifs, malgré cet esprit national exclusif
qui les distingue encore aujourd'hui, étaient devenus de fait, bien avant la
naissance du Christ, le peuple le plus international du monde. Entraînés en
partie comme captifs, mais beaucoup plus encore poussés par cette passion
mercantile qui constitue l'un des traits principaux de leur caractère national,
ils s'étaient répandus dans tous les pays, portant partout le culte de leur
Jéhovah, auquel ils devenaient d'autant plus fidèles qu'il les abandonnait
davantage.
À Alexandrie, ce dieu terrible des Juifs fit la
connaissance personnelle de la Divinité métaphysique de Platon, déjà fort
corrompue par le contact de l'Orient et se corrompant plus tard encore
davantage par le sien. Malgré son exclusivisme national jaloux et féroce, il ne
put résister à la longue aux grâces de cette Divinité idéale et impersonnelle
des Grecs. Il l'épousa, et de ce mariage naquit le Dieu spiritualiste, mais non
spirituel, des chrétiens. On sait que les néo-platoniciens d'Alexandrie furent
les principaux créateurs de la théologie chrétienne.
Mais la théologie ne constitue pas encore la religion
comme les éléments historiques ne suffisent pas pour créer l'histoire.
J'appelle éléments historiques les dispositions et conditions générales d'un
développement réel quelconque, par exemple, ici, la conquête des Romains, et la
rencontre du dieu des Juifs avec la Divinité idéale des Grecs. Pour féconder
les éléments historiques, pour leur faire produire une série de transformations
historiques nouvelles, il faut un fait vivant, spontané, sans lequel ils
pourraient rester bien des siècles encore à l'état d'éléments, sans rien produire.
Ce fait ne manqua pas au christianisme : ce fut la propagande, le martyre et la
mort de Jésus-Christ. Nous ne savons presque rien de ce grand et saint
personnage, tout ce que les Évangiles nous en rapportent étant si
contradictoire et si fabuleux qu'à peine pouvons-nous y saisir quelques traits
réels et vivants. Ce qui est certain, c'est qu'il fut le prêcheur du pauvre
peuple, l'ami, le consolateur des misérables, des ignorants, des esclaves et
des femmes, et qu'il fut beaucoup aimé par ces dernières. Il promit à tous ceux
qui étaient opprimés, à tous ceux qui souffraient ici-bas — et le nombre en
était naturellement immense —, la vie éternelle. Il fut, comme de raison, pendu
par les représentants de la morale officielle et de l'ordre public de l'époque.
Ses disciples, et les disciples de ses disciples, purent se répandre, grâce à
la conquête romaine qui avait détruit les barrières nationales, et ils
portèrent en effet la propagande de l'Évangile dans tous les pays connus des
anciens. Partout ils furent reçus à bras ouverts par les esclaves et les
femmes, les deux classes les plus opprimées, les plus souffrantes et
naturellement aussi les plus ignorantes du monde antique. S'ils firent quelque
prosélytes dans le monde privilégié et lettré, ils ne le durent encore, en très
grande partie, qu'à l'influence des femmes. Leur propagande la plus large s'exerça presque exclusivement dans le peuple, aussi malheureux qu'abruti par l'esclavage. Ce fut le premier réveil, la première révolte principielle du prolétariat.
grande partie, qu'à l'influence des femmes. Leur propagande la plus large s'exerça presque exclusivement dans le peuple, aussi malheureux qu'abruti par l'esclavage. Ce fut le premier réveil, la première révolte principielle du prolétariat.
Le grand honneur du christianisme, son mérite
incontestable et tout le secret de son triomphe inouï et d'ailleurs tout à fait
légitime, ce fut de s'être adressé à ce public souffrant et immense, auquel le
monde antique, constituant une aristocratie intellectuelle et politique étroite
et féroce, déniait jusqu'aux derniers attributs et aux droits les plus simples
de l'humanité. Autrement il n'aurait jamais pu se répandre. La doctrine
qu'enseignaient les apôtres du Christ, toute consolante qu'elle ait pu paraître
aux malheureux, était trop révoltante, trop absurde, au point de vue de la
raison humaine, pour que des hommes éclairés eussent pu l'accepter. Aussi avec
quel triomphe l'apôtre saint Paul ne parle-t-il pas du scandale de la foiet
du triomphe de cette divine folie repoussée par les puissants et les sages du
siècle, mais d'autant plus passionnément acceptée par les simples, les
ignorants et les pauvres d'esprit.
En effet, il fallait un bien profond
mécontentement de la vie, une bien grande soif du coeur, et une pauvreté à peu
près absolue de l'esprit pour accepter l'absurdité chrétienne, de toutes les
absurdités religieuses la plus hardie et la plus monstrueuse. Ce n'était pas
seulement la négation de toutes les institutions politiques, sociales et religieuses
de l'Antiquité, c'était le renversement absolu du sens commun, de toute raison
humaine. L'Être effectivement existant, le monde réel, était considéré
désormais comme le néant ; et le produit de la faculté abstractive de l'homme,
la dernière, la suprême abstraction, dans laquelle cette faculté, ayant dépassé
toutes les choses existantes et jusqu'aux déterminations les plus générales de
l'Être réel, telles que les idées de l'espace et du temps, n'ayant plus rien à
dépasser, se repose dans la contemplation de son vide et de son immobilité
absolue ; cet abstractum,ce caput mortuumabsolument vide de tout
contenu, le vrai néant, Dieu, est proclamé le seul Être réel, éternel,
tout-puissant. Le Tout réel est déclaré nul, et le nul absolu, le Tout. L'ombre
devient le corps, et le corps s'évanouit comme une ombre (6).
C'était d'une audace et d'une absurdité inouïes, le
vrai scandale de la foi, le triomphe de la sottise croyante sur l'esprit, pour
les masses ; et pour quelques-uns, l'ironie triomphante d'un esprit fatigué,
corrompu, désillusionné et dégoûté de la recherche honnête et sérieuse de la
vérité ; le besoin de s'étourdir et de s'abrutir, besoin qui se rencontre
souvent chez les esprits blasés :
«Credo quia absurdum est.»
«Je ne crois pas seulement à l'absurde ; j'y crois
précisément et surtout parce qu'il est l'absurde.» C'est ainsi que beaucoup
d'esprits distingués et éclairés, de nos jours, croient au magnétisme animal,
au spiritisme, aux tables tournantes — eh, mon Dieu. pourquoi aller si loin ?
—, croient encore au christianisme, à l'idéalisme, à Dieu.
La croyance du prolétariat antique, aussi bien que des
masses modernes après lui, était plus robuste, de moins haut goût et plus
simple. La propagande chrétienne s'était adressée à son coeur, non à son
esprit, à ses aspirations éternelles, à ses besoins, à ses souffrances, à son
esclavage, non à sa raison qui dormait encore, et pour laquelle les
contradictions logiques, l'évidence de l'absurde, ne pouvaient par conséquent
exister. La seule question qui l'intéressait était de savoir quand sonnerait
l'heure de la délivrance promise, quand arriverait le règne de Dieu. Quant aux
dogmes théologiques, il ne s'en souciait pas, parce qu'il n'y comprenait rien
du tout. Le prolétariat converti au christianisme en constituait la puissance
matérielle ascendante, non la pensée théorique.
Quant aux dogmes chrétiens, ils furent élaborés. comme
on sait, dans une série de travaux théologiques, littéraires, et dans les
conciles, principalement par les néo-platoniciens convertis de l'Orient.
L'esprit grec était descendu si bas qu'au quatrième siècle de l'ère chrétienne
déjà, époque du premier concile, nous trouvons l'idée d'un Dieu personnel, Esprit
pur, éternel, absolu, créateur et maître suprême du monde, existant en dehors
du monde, unanimement acceptée par tous les Pères de l'Église ; et comme
conséquence logique de cette absurdité absolue, la croyance dès lors naturelle
et nécessaire à l'immatérialité et à l'immortalité de l'âme humaine, logée et
emprisonnée dans un corps mortel, mais mortel seulement en partie, parce que
dans ce corps lui-même il y a une partie qui, tout en étant corporelle, est
immortelle comme l'âme et doit ressusciter avec l'âme. Tant il a été difficile,
même à des pères de l'Église, de se représenter l'esprit pur en dehors de toute
forme corporelle !
Il faut observer qu'en général le caractère de tout
raisonnement théologique, et métaphysique aussi, c'est de chercher à expliquer
une absurdité par une autre.
Il a été fort heureux pour le christianisme d'avoir
rencontré le monde des esclaves. Il eut un autre bonheur, ce fut l'invasion des
barbares. Les barbares étaient de braves gens, pleins de force naturelle, et
surtout animés et poussés par un grand besoin et par une grande capacité de
vivre, des brigands à toute épreuve, capables de tout dévaster et de tout
avaler, de même que leurs successeurs, les Allemands actuels, beaucoup moins
systématiques et pédants dans leur brigandage que ces derniers, beaucoup moins
moraux, moins savants, mais, par contre, beaucoup plus indépendants et plus
fiers, capables de science et non incapables de liberté, comme les bourgeois de
l'Allemagne moderne. Mais avec toutes ces grandes qualités, ils n'étaient rien
que des barbares, c'est-à-dire aussi indifférents que les esclaves antiques,
dont beaucoup d'ailleurs appartenaient à leur race, pour toutes les questions
de la théologie et de la métaphysique. De sorte qu'une fois leur répugnance
pratique rompue, il ne fut pas difficile de les convertir théoriquement au
christianisme.
Pendant dix siècles, le christianisme, armé de la
toute-puissance de l'Église et de l'État. et sans concurrence aucune de la part
de qui que ce fût, put dépraver, abrutir et fausser l'esprit de l'Europe. Il
n'eut point de concurrents, puisqu'en dehors de l'Église il n'y eut point de
penseurs, ni même de lettrés. Elle seule pensait, elle seule parlait. écrivait,
elle seule enseignait. Si des hérésies s'élevèrent en son sein, elles ne
s'attaquèrent jamais qu'aux développements théologiques ou pratiques du dogme
fondamental, non à ce dogme même. La croyance en Dieu, esprit pur et créateur
du monde, et la croyance en l'immatérialité de l'âme restèrent intactes. Cette
double croyance devint la base idéale de toute la civilisation occidentale et
orientale de l'Europe, et elle pénétra, elle s'incarna dans toutes les
institutions, dans tous les détails de la vie tant publique que privée de
toutes les classes aussi bien que de masses.
La
religiosité et le Révolution Française
Peut-on s'étonner, après cela, que cette croyance se
soit maintenue jusqu'à nos jours, et qu'elle continue d'exercer son influence
désastreuse même sur des esprits d'élite comme Mazzini, Quinet, Michelet et
tant d'autres ? Nous avons vu que la première attaque fut soulevée contre elle
par la renaissance du libre esprit au XVe siècle, Renaissance qui
produisit des héros et des martyrs comme Vanini, comme Giordano Bruno et comme
Galilée, et qui, bien qu'étouffée bientôt par le bruit, le tumulte et les
passions de la Réforme religieuse, continua sans bruit son travail invisible,
léguant aux plus nobles esprits de chaque génération nouvelle cette oeuvre de
l'émancipation humaine par la destruction de l'absurde, jusqu'à ce qu'enfin,
dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, elle reparût de nouveau au
grand jour, élevant hardiment le drapeau de l'athéisme et du matérialisme.
On put croire alors que l'esprit humain allait enfin
se délivrer, une fois pour toutes, de toutes les obsessions divines. C'était
une erreur. Le mensonge divin, dont l'humanité s'était nourrie — en ne parlant
que du monde chrétien — pendant dix-huit siècles, devait se montrer, encore une
fois, plus puissant que l'humaine vérité. Ne pouvant plus se servir de la gent
noire, des corbeaux consacrés de l'Église, des prêtres tant catholiques que
protestants, qui avaient perdu tout crédit, il se servit des prêtres laïques,
des menteurs et sophistes à robe courte, parmi lesquels le rôle principal fut
dévolu à deux hommes fatals : l'un, l'esprit le plus faux, l'autre, la volonté
la plus doctrinairement despotique du siècle passé, à Jean-Jacques Rousseau et
à Robespierre.
Le premier représente le vrai type de l'étroitesse et
de la mesquinerie ombrageuse, de l'exaltation sans autre objet que sa propre
personne, de l'enthousiasme à froid et de l'hypocrisie à la fois sentimentale
et implacable, du mensonge forcé de l'idéalisme moderne. On peut le considérer
comme le vrai créateur de la moderne réaction. En apparence l'écrivain le plus
démocratique du XVIIIe siècle, il couve en lui le despotisme
impitoyable de l'homme d'État. Il fut le prophète de l'Etat doctrinaire, comme
Robespierre, son digne et fidèle disciple, essaya d'en devenir le grand prêtre.
Ayant entendu dire à Voltaire que s'il n'y avait pas de Dieu, il faudrait en
inventer un, Rousseau inventa l'Être suprême, le Dieu abstrait et stérile des
déistes. Et c'est au nom de l'Être suprême, et de la vertu hypocrite commandée
par l'Être suprême, que Robespierre guillotina les Hébertistes d'abord, ensuite
le génie même de la Révolution, Danton, dans la personne duquel il assassina la
République, préparant ainsi le triomphe, devenu dès lors nécessaire, de la
dictature de Bonaparte 1 er . Après ce grand triomphe, la réaction idéaliste
chercha et trouva des serviteurs moins fanatiques, moins
terribles, mesurés à la taille considérablement amoindrie de la bourgeoisie de notre siècle à nous. En France, ce furent Chateaubriand, Lamartine, et — faut-il le dire ? Eh ! pourquoi non ? Il faut tout dire, quand c'est vrai — ce fut Victor Hugo lui-même, le démocrate, le républicain, le quasi-socialiste d'aujourd'hui, et à leur suite toute la cohorte mélancolique et sentimentale d'esprits maigres et pâles qui constituèrent sous la direction de ces maîtres, l'école du romantisme moderne. En Allemagne, ce furent les Schlegel, les Tieck, les Novalis, les Werner, ce fut Schelling et tant d'autres encore dont les noms ne méritent pas même d'être nommés.
terribles, mesurés à la taille considérablement amoindrie de la bourgeoisie de notre siècle à nous. En France, ce furent Chateaubriand, Lamartine, et — faut-il le dire ? Eh ! pourquoi non ? Il faut tout dire, quand c'est vrai — ce fut Victor Hugo lui-même, le démocrate, le républicain, le quasi-socialiste d'aujourd'hui, et à leur suite toute la cohorte mélancolique et sentimentale d'esprits maigres et pâles qui constituèrent sous la direction de ces maîtres, l'école du romantisme moderne. En Allemagne, ce furent les Schlegel, les Tieck, les Novalis, les Werner, ce fut Schelling et tant d'autres encore dont les noms ne méritent pas même d'être nommés.
La littérature créée par cette école fut le vrai règne
des revenants et des fantômes. Elle ne supportait pas le grand jour, le
clair-obscur étant le seul élément où elle pût vivre. Elle ne supportait pas
non plus le contact brutal des masses ; c'était la littérature des âmes
tendres, délicates, distinguées, aspirant au Ciel, leur patrie, et vivant comme
malgré elles sur la terre. Elle avait la politique, les questions du jour, en
horreur et en mépris ; mais lorsqu'elle en parlait par hasard, elle se montrait
franchement réactionnaire, prenant le parti de l'Église contre l'insolence des
libres penseurs, des rois contre les peuples, et de toutes les aristocraties
contre la vile canaille des rues. Au reste, comme je viens de le dire, ce qui
dominait dans l'école, c'était une indifférence quasi complète pour les
questions politiques. Au milieu des nuages dans lesquels elle vivait, on ne
pouvait distinguer que deux points réels : le développement rapide du
matérialisme bourgeois et le déchaînement effréné des vanités individuelles.
Pour comprendre cette littérature, il faut en chercher
la raison d'être dans la transformation qui s'était opérée au sein de la classe
bourgeoise depuis la Révolution de 1793.
Depuis la Renaissance et la Réforme jusqu'à cette
Révolution, la bourgeoisie, sinon en Allemagne, du moins en Italie, en France,
en Suisse, en Angleterre, en Hollande, fut le héros et représenta le génie
révolutionnaire de l'histoire. De son sein sortirent la plupart des libres
penseurs du XVe siècle, des grands réformateurs religieux des deux
siècles suivants, et des apôtres de l'émancipation humaine, y compris cette
fois aussi ceux de l'Allemagne du siècle passé. Elle seule. naturellement
appuyée sur les sympathies, sur la foi et sur le bras puissant du peuple, fit
la Révolution de 89 et de 93. Elle avait proclamé la déchéance de la royauté et
de l'Église, la fraternité des peuples, les Droits de l'homme et du citoyen.
Voilà ses titres de gloire, ils sont immortels.
Dès lors elle se scinda. Un parti
considérable d'acquéreurs de biens nationaux, devenus riches et s'appuyant
cette fois non sur le prolétariat des villes, mais sur la majeure partie des
paysans de France qui étaient également devenus des propriétaires terriens,
aspirait à la paix, au rétablissement de l'ordre public et à la fondation d'un
gouvernement régulier et puissant. Il acclama donc avec bonheur la dictature du
premier Bonaparte, et, quoique toujours voltairien, ne vit pas d'un mauvais
oeil son concordat avec le pape et le rétablissement de l'Église officielle en
France : «La religion est si nécessaire au peuple !» — ce qui veut dire que,
repue, cette partie de la bourgeoisie commença dès lors à comprendre qu'il
était urgent, dans l'intérêt de la conservation de sa position et de ses biens
acquis, de tromper la faim non assouvie du peuple par les promesses d'une manne
céleste. Ce fut alors que commença à prêcher
Chateaubriand (7).
Chateaubriand (7).
Après
la Révolution Française
Napoléon tomba. La Restauration ramena en France, avec
la monarchie légitime, la puissance de l'Eglise et de l'aristocratie
nobiliaire. qui se ressaisirent, sinon du tout, au moins d'une considérable
partie de leur ancien pouvoir avec l'intention évidente d'attendre et de
choisir un moment propice pour reprendre le reste. Cette réaction rejeta la
bourgeoisie dans la Révolution ; et avec l'esprit révolutionnaire se réveilla
en elle aussi l'esprit fort. Elle mit Chateaubriand de côté, et recommença à
lire Voltaire. Elle n'alla pas jusqu'à Diderot : ses nerfs affaiblis ne
supportaient plus une nourriture aussi forte. Voltaire, à la fois esprit fort
et déiste lui convenait au contraire beaucoup. Béranger et Paul-Louis Courier
exprimèrent parfaitement cette tendance nouvelle. Le «Dieu des bonnes gens» et
l'idéal du roi bourgeois, à la fois libéral et démocratique, dessinés sur le
fond majestueux et désormais inoffensif des victoires gigantesques de l'Empire,
telle fut, à cette époque, la nourriture intellectuelle quotidienne de la
bourgeoisie de France.
Lamartine, aiguillonné par l'envie vaniteusement
ridicule de s'élever à la hauteur poétique du grand poète anglais Byron, avait
bien commencé ses hymnes froidement délirants en l'honneur du Dieu des
gentilshommes et de la monarchie légitime. Mais ses chants ne retentissaient
que dans les salons aristocratiques. La bourgeoisie ne les entendait pas.
Béranger était son poète et Paul-Louis Courier son écrivain politique.
La Révolution de Juillet eut pour conséquence
l'ennoblissement de ses goûts. On sait que tout bourgeois en France porte en
lui le type impérissable du bourgeois gentilhomme, qui ne manque jamais de
paraître aussitôt qu'il acquiert un peu de richesse et de puissance. En 1830,
la riche bourgeoisie avait définitivement remplacé l'antique noblesse au
pouvoir. Elle tendit naturellement à fonder une aristocratie nouvelle,
aristocratie du capital, sans doute, avant tout, mais aussi aristocratie
d'intelligence, de bonnes manières et de sentiments délicats. La bourgeoisie commença
à se sentir religieuse.
Ce ne fut pas de sa part une simple singerie des
moeurs aristocratiques, c'était en même temps une nécessité de position. Le
prolétariat lui avait rendu un dernier service, en l'aidant à renverser encore
une fois la noblesse. Maintenant, la bourgeoisie n'avait plus besoin de son
aide, car elle se sentait solidement assise à l'ombre du trône de Juillet, et
l'alliance du peuple, désormais inutile, commençait à lui devenir incommode. Il
fallait le remettre à sa place, ce qui ne put naturellement se faire sans
provoquer une grande indignation dans les masses. Il devint nécessaire de les
contenir. Mais au nom de quoi ? Au nom de l'intérêt bourgeois crûment avoué ?
C'eût été par trop cynique. Plus un intérêt est injuste, inhumain, et plus il a
besoin de sanction ; et où la prendre, si ce n'est dans la religion, cette
bonne protectrice de tous les repus, et cette consolatrice si utile de tous
ceux qui ont faim ? Et plus que jamais, la bourgeoisie triomphante sentit que
la religion était absolument nécessaire pour le peuple.
Après avoir gagné tous ses titres impérissables de
gloire dans l'opposition, tant religieuse et philosophique que politique, dans
la protestation et dans la révolution, elle était enfin devenue la classe
dominante, et par-là même le défenseur et le conservateur de l'État, ce dernier
étant à son tour devenu l'institution régulière de la puissance exclusive de
cette classe. L'État c'est la force, et il a pour lui avant tout le droit de la
force, l'argumentation triomphante du fusil à aiguille, du chassepot. Mais
l'homme est si singulièrement fait que cette argumentation, tout éloquente
qu'elle paraît, ne suffit pas à la longue. Pour lui imposer le respect, il lui
faut absolument. une sanction morale quelconque. Il faut de plus que cette
sanction soit tellement évidente et simple qu'elle puisse convaincre les
masses, qui, après avoir été réduites par la force de l'Etat, doivent être
amenées maintenant à la reconnaissance morale de son droit.
Il n'y a que deux moyens pour convaincre les masses de
la bonté d'une institution sociale quelconque. Le premier, le seul réel, mais
aussi le plus difficile, parce qu'il implique l'abolition de l'État —
c'est-à-dire l'abolition de l'exploitation politiquement organisée de la majorité
par une minorité quelconque —, ce serait la satisfaction directe et complète de
tous les besoins, de toutes les aspirations humaines des masses ; ce qui
équivaudrait à la liquidation complète de l'existence tant politique
qu'économique de la classe bourgeoise, et, comme je viens de le dire, à
l'abolition de l'État. Ce moyen serait sans doute salutaire pour les masses,
mais funeste pour les intérêts bourgeois. Donc il ne faut pas en parler.
Parlons alors de l'autre moyen, qui, funeste pour le
peuple seulement est, est au contraire précieux pour le salut des privilèges
bourgeois. Cet autre moyen ne peut être que la religion. C'est ce mirage
éternel qui entraîne les masses à la recherche des trésors divins, tandis que,
beaucoup plus modérée, la classe dominante se contente de partager, fort
inégalement d'ailleurs, et en donnant toujours davantage à celui qui possède
davantage, parmi ses propres membres, les misérables biens de la terre et les
dépouilles humaines du peuple, y compris naturellement sa liberté politique et
sociale.
Il n'est pas, il ne peut exister d'État sans religion.
Prenez les Etats-Unis d'Amérique ou la Confédération suisse, par exemple, et
voyez quel rôle important la Providence divine, cette sanction suprême de tous
les États, y joue dans tous les discours officiels.
Mais toutes les fois qu'un chef d'État parle de Dieu,
que ce soit Guillaume 1er , l'empereur knouto-germanique, ou Grant, le
président de la Grande République, soyez certains qu'il se prépare de nouveau à
tondre son peuple-troupeau.
La bourgeoisie française, libérale, et voltairienne,
et poussée par son tempérament à un positivisme, pour ne point dire à un
matérialisme, singulièrement étroit et brutal, étant devenue, par son triomphe
de 1830, la classe de l'Etat, a dû donc nécessairement se donner une religion
officielle. La chose n'était point facile. Elle ne pouvait se remettre crûment
sous le joug du catholicisme romain. Il y avait entre elle et l'Église de Rome
un abîme de sang et de haine, et, quelque pratique et sage qu'on soit devenu,
on ne parvient jamais à réprimer en son sein une passion développée par
l'histoire. D'ailleurs, le bourgeois français se serait couvert de ridicule
s'il était retourné à l'église pour y prendre part aux pieuses cérémonies du
culte divin, condition essentielle d'une conversion méritoire et sincère.
Plusieurs l'ont bien essayé, mais leur héroïsme n'eut d'autre résultat qu'un
scandale stérile. Enfin le retour au catholicisme était impossible à cause de
la contradiction insoluble qui existe entre la politique invariable de Rome et
le développement des intérêts économiques et politiques de la classe moyenne.
Sous ce rapport, le protestantisme est beaucoup plus
commode. C'est la religion bourgeoise par excellence. Elle accorde juste autant
de liberté qu'il en faut aux bourgeois et a trouvé le moyen de concilier les
aspirations célestes avec le respect que réclament les intérêts terrestres.
Aussi voyons-nous que c'est surtout dans les pays protestants que le commerce
et l'industrie se sont le plus développés. Mais il était impossible pour la
bourgeoisie de la France de se faire protestante. Pour passer d'une religion à
une autre — à moins qu'on ne le fasse par calcul, comme le font quelquefois les
Juifs en Russie et en Pologne, qui se font baptiser trois, quatre fois, afin de
recevoir chaque fois une rémunération nouvelle —, pour changer de religion, il
faut avoir un grain de foi religieuse. Eh bien, dans le coeur exclusivement
positif du bourgeois français, il n'y a point de place pour ce grain. Il professe
l'indifférence la plus profonde pour toutes les questions, excepté celle de sa
bourse avant tout, et celle de sa vanité sociale après elle. Il est aussi
indifférent pour le protestantisme que pour le catholicisme. D'ailleurs la
bourgeoisie française n'aurait pu embrasser le protestantisme sans se mettre en
contradiction avec la routine catholique de la majorité du peuple français, ce
qui eût constitué une grave imprudence de la part d'une classe qui voulait
gouverner la France.
Il restait bien un moyen : c'était de retourner à la
religion humanitaire et révolutionnaire du XVIIIe siècle. Mais cette
religion mène trop loin. Force fut donc à la bourgeoisie de créer, pour
sanctionner le nouvel État, l'État bourgeois qu'elle venait de créer, une
religion nouvelle, qui pût être, sans trop de ridicule et de scandale, la
religion professée hautement par toute la classe bourgeoise.
C'est ainsi que naquit le déisme de l'École
doctrinaire.
D'autres ont fait, beaucoup mieux que je ne saurais le
faire, l'histoire de la naissance et du développement de cette École, qui eut
une influence si décisive et, je puis bien le dire, funeste sur l'éducation
politique, intellectuelle et morale de la jeunesse bourgeoise en France. Elle
date de Benjamin Constant et de Mme de Staël, mais son vrai fondateur fut
Royer-Collard ; ses apôtres : MM. Guizot, Cousin, Villemain et bien d'autres ;
son but hautement avoué : la réconciliation de la Révolution avec la Réaction,
ou, pour parler le langage de l'École, du principe de la liberté avec celui de
l'autorité, naturellement au profit de ce dernier.
Cette réconciliation signifiait, en politique,
l'escamotage de la liberté populaire au profit de la domination bourgeoise,
représentée par l'État monarchique et constitutionnel ; en philosophie, la
soumission réfléchie de la libre raison aux principes éternels de la foi. Nous
n'avons à nous occuper ici que de cette dernière. On sait que cette philosophie
fut principalement élaborée par M. Cousin, le père de l'éclectisme français.
Parleur superficiel et pédant, innocent de toute conception originale, de toute
pensée qui lui fût propre, mais très fort dans le lieu commun, qu'il a le tort
de confondre avec le bon sens, ce philosophe illustre a préparé savamment, à
l'usage de la jeunesse étudiante de France, un plat métaphysique de sa façon,
et dont la consommation, rendue obligatoire dans toutes les écoles de l'État,
soumises à l'Université, a condamné plusieurs générations de suite à une
indigestion du cerveau. Qu'on s'imagine une vinaigrette philosophique composée
des systèmes les plus opposés, un mélange de Pères de l'Église, de
scolastiques, de Descartes et de Pascal, de Kant et de psychologues écossais,
le tout superposé sur les idées divines et innées de Platon et recouvert d'une
couche d'immanence hégélienne, accompagné nécessairement d'une ignorance aussi
dédaigneuse que complète des sciences naturelles, et prouvant que deux fois
deux font cinq.
NOTES
(1) — Il y a
six ou sept ans, à Londres, j'ai entendu M. Louis Blanc exprimer à peu près la
même idée : «La meilleure forme de gouvernement, m'a-t-il dit, serait celle
qui appellerait toujours aux affaires les hommes de génie vertueux.»
(2) — La science,
en devenant le patrimoine de tout le monde, se mariera en quelque sorte avec la
vie immédiate et réelle de chacun. Elle gagnera en utilité et en grâce ce
qu'elle aura perdu en orgueil, en ambition et en pédantisme doctrinaires. Ce
qui n'empêchera pas, sans doute, que des hommes de génie, mieux organisés pour
les spéculations scientifiques que la majorité de leurs contemporains, ne
s'adonnent plus exclusivement que les autres à la culture des sciences, et ne
rendent de grands services à l'humanité, sans ambitionner toutefois d'autre
influence sociale que l'influence naturelle qu'une intelligence supérieure ne
manque jamais d'exercer sur son milieu, ni d'autre récompense que la haute
jouissance que tout esprit d'élite trouve dans la satisfaction d'une noble
passion.
(3) — Il faut bien
distinguer l'expérienceuniverselle, sur laquelle se fonde toute la
science, de la foiuniverselle, sur laquelle les idéalistes veulent
appuyer leurs croyances : la première est une constatation réelle de faits
réels : la seconde n'est qu'une supposition de faits que personne n'a jamais
vus et qui par conséquent sont en contradiction avec l'expérience de tout le
monde.
(4) — Les
idéalistes, tous ceux qui croient en l'immatérialité et en l'immortalité de
l'âme humaine. doivent être fort embarrassés de la différence qui existe entre
les intelligences des races, des peuples et des individus. À moins d supposer
que les parcelles divines ont été inégalement distribuées, comment
expliqueront-ils cette différence ?Il y a malheureusement un nombre trop
considérable d'hommes tout à fait stupides, bêtes jusqu'à l'idiotie.
Auraient-ils donc reçu en partage une parcelle à la fois divine et stupide ? Pour
sortir de cet embarras, les idéalistes doivent nécessairement supposer que
toutes les âmes humaines sont égales, mais que les prisons dans lesquelles
elles se trouvent enfermées - les corps humains - sont inégales, les unes plus
capables que les autres de servir d'organe à l'intellectualité pure de l'âme.
Une âme aurait de cette manière des organes très fins, une autre des organes
très grossiers à sa disposition. Mais ce sont là des distinctions dont
l'idéalisme n'a pas le droit de se servir, dont il ne peut se servir sans
tomber lui-même dans l'inconséquence et dans le matérialisme le plus grossier.
Car devant l'absolue immatérialité de l'âme, toutes les différences corporelles
disparaissent, tout ce qui est corporel, matériel. devant apparaître comme indifféremment,
également. absolument grossier. L'abîme qui sépare l'âme du corps. L'absolue
immatérialité de la matérialité absolue, est infini ; par conséquent toutes les
différences, inexplicables d'ailleurs et logiquement impossibles, qui
pourraient exister de l'autre côté de l'abîme, dans la matière, doivent être
pour l'âme nulles et non avenues et ne peuvent, ne doivent exercer sur elle
aucune influence. En un mot, l'absolument immatériel ne peut être contenu,
emprisonné, et encore moins exprimé, à quelque degré que ce soit. par
l'absolument matériel. De toutes les imaginations grossières et matérialistes,
dans 1e sens attaché par les idéalistes à ce mot, c'est-à- dire brutales, qui
aient été engendrées par l'ignorance et par la stupidité primitives des hommes,
celle d'une âme immatérielle ernprisonnée dans un corps matériel est
certainement la plus grossière, la plus crasse ; et rien ne prouve mieux la
toute-puissance exercée même sur les meilleurs esprits par des préjugés
antiques que ce fait vraiment déplorable que des hommes doués d'une haute
intelligence puissent en parler encore aujourd'hui.
(5) — Nous avons
vu combien cette transition a coûté au peuple juif dont elle a constitué pour
ainsi
dire toute l'histoire. Moïse et les prophètes avaient beau lui prêcher, il retombait toujours dans son idolâtrie primitive, dans la foi antique. comparativement beaucoup plus naturelle, plus commode, en beaucoup de dieux plus matériels, plus humains, plus palpables. Jéhovah lui-même, leur Dieu unique, le Dieu de Moïse et des prophètes, était encore un Dieu excessivement national - ne se servant pour récompenser et pour punir ses fidèles, son peuple élu, que d'arguments matériels -, souvent stupide et toujours grossier et féroce. Il ne semble pas même que la foi en son existence ait impliqué la négation de l'existence des dieux primitifs. Il n'en reniait pas l'existence, seulement il ne voulait pas que son peuple les adorât à côté de lui ; parce qu'avant tout. Jéhovah était un Dieu très jaloux et son premier commandement fut celui-ci :«Je suis ton Dieu et tu n'adoreras pas d'autres Dieux que moi»
Jéhovah ne fut donc qu'une ébauche première très matérielle, très grossière de l'Etre suprême de l'idéalisme moderne. Il n'était d'ailleurs qu'un Dieu national, comme le Dieu russe qu'adorent lesgénéraux allemands, sujetsdu tsar et patriotes de l'Empire de toutes les Russies, comme le Dieu allemand que vont proclamer les piétistes, et les généraux allemands sujets de Guillaume 1er à Berlin. L'Etre suprême ne peut être un Dieu national, il doit être celui de l'humanité tout entière. L'Être suprême ne peut être non plus un être matériel, il doit être la négation de toute matière, l'esprit pur. Pour la réalisation du culte de l'Être suprême, il a fallu donc deux choses : 1° une réalisation telle quelle de l'humanité, par la négation des nationalités et des cultes nationaux ; 2° un développement déjà très avancé des idées métaphysiques pour spiritualiser le Jéhovah si grossier des Juifs. La première condition fut remplie par les Romains d'une manière très négative sans doute, par la conquête de la plus grande partie des pays connus des anciens et par la destruction de leurs institutions nationales.
Les dieux de toutes les nations vaincues réunis au Panthéon s'annulèrent mutuellement. Ce fut la première ébauche très grossière et tout à fait négative de l'humanité. Quant à la seconde condition, elle fut réalisée par les Grecs bien avant la conquête des Romains. Ils ont été les créateurs de la métaphysique. La Grèce, à son berceau historique, avait déjà trouvé un monde divin définitivement établi dans la foi traditionnelle des peuples ; ce monde lui avait été légué et matériellement apporté par l'Orient. Dans sa période instinctive, antérieure à son histoire politique, elle l'avait développé et prodigieusement humanisé par ses poètes ; et, lorsqu'elle commença proprement son histoire, elle avait déjà une religion toute faite, la plus sympathique et la plus noble de toutes les religions qui aient jamais existé, autant qu'une religion, c'est-à-dire un mensonge, peut être sympathique et noble. Ses grands penseurs, et aucun peuple n'en eut de plus grands que la Grèce. trouvant le monde divin établi, et en dehors d'eux-mêmes, dans le peuple, et en eux-mêmes, comme habitude de sentir et de penser, le prirent nécessairement pour point de départ. Ce fut déjà beaucoup qu'ils ne firent pas de théologie, c'est-à-dire qu'ils ne se morfondirent pas à réconcilier avec la raison naissante les absurdités de tel ou tel autre Dieu, comme le firent au Moyen-Âge les scolastiques. Ils laissèrent les dieux en dehors de leurs spéculations et s'adressèrent directement à l'idée divine, une, invisible, toute-puissante, éternelle et absolument spirituelle, mais non personnelle. Sous le rapport du spiritualisme. Les métaphysiciens grecs furent donc, beaucoup plus que les Juifs, les créateurs du Dieu chrétien. Les Juifs n'y ont ajouté que la brutale personnalité de leur Jéhovah.
Qu'un génie sublime comme le divin Platon ait pu être absolument convaincu de la réalité de l'idée divine, cela nous démontre combien est contagieuse, combien est toute-puissante la tradition de la folie religieuse, même par rapport aux plus grands esprits. D'ailleurs, il ne faut pas s'en étonner, puisque même de nos jours, le plus grand génie philosophique qui ait existé depuis Aristote et Platon, Hegel, malgré même la critique d'ailleurs imparfaite et trop métaphysique de Kant qui avait démoli l'objectivité ou la réalité des idées divines, s'est efforcé de les replacer de nouveau sur leur trône transcendant ou céleste. Il est vrai qu'il s'y est pris d'une manière si peu polie qu'il a définitivement tué le bon Dieu : il a enlevé à ces idées leur couronne divine en montrant, à qui savait le lire, comment elles ne furent jamais qu'une pure création de l'esprit humain, courant à travers toute l'histoire à la recherche de lui-même.
Pour mettre fin à toutes les folies religieuses et au mirage divin, il ne lui manquait seulement que de prononcer ce grand mot, qui fut dit après lui,presque en même temps, par deux grands esprits, sans aucune entente mutuelle et sans qu'ils eussent jamais entendu parler l'un de l'autre : Ludwig Feuerhach, le disciple et le démolisseur de Hegel en Allemagne, et Auguste Comte, le fondateur de la philosophie positive en France. Ce mot est celui-ci : la métaphysique se réduit à la psychologie. Tous les systèmes de métaphysique n'ont jamais été rien d'autre que la psychologie humaine se développant dans l'histoire.
Maintenant il ne nous est plus difficile de comprendre comment les idées divines sont nées, comment elles ont été créées successivement par la faculté abstractive de l'homme. Mais à l'époque de Platon, cette connaissance était impossible. L'esprit collectif et par conséquent aussi l'esprit individuel, même du plus grand génie, n'était point mûr pour cela. À peine avait-il dit avec Socrate : «Connais-toi toi-même.» Cette connaissance de soi-même n'existait qu'à l'état d'intuition ; dans le fait elle était nulle. Par conséquent, il était impossible que l'esprit humain se doutât qu'il était, lui, le seul créateur du monde divin. Il le trouva devant lui, il le trouva comme tradition. comme sentiment, comme habitude de penser en lui-même. et il en fit nécessairement l'objet de ses plus hautes spéculations. C'est ainsi que naquit la métaphysique, et que les idées divines, bases du spiritualisme, furent développées et perfectionnées.
Il est vrai qu'après Platon, il y eut dans le développement de l'esprit comme un mouvement inverse. Aristote, le vrai père de la science et de la philosophie positives, ne nia point le monde divin, mais il s'en occupa aussi peu que possible : il étudia le premier, comme un analyste et un expérimentateur qu'il était, la logique, les lois de la pensée humaine, et en même temps le monde physique, non dans son essence idéale, illusoire, mais sous son aspect réel. Après lui, les Grecs d'Alexandrie fondèrent la première école des sciences positives. Ils furent athées. Mais leur athéisme resta sans influence sur leurs contemporains. La science tendit de plus en plus à s'isoler de la vie. Il y eut aussi, après Platon, dans la métaphysique même, une négation des idées divines. Elle fut soulevée par les épicuriens et par les sceptiques, deux sectes qui contribuèrent beaucoup à dépraver l'aristocratie romaine, mais restèrent sans influence aucune sur les masses.
Une autre école, infiniment plus influente, s'était formée à Alexandrie. Ce fut l'école des néo-platoniciens. Confondant dans un mélange impur les imaginations monstrueuses de l'Orient avec les idées de Platon, ils furent les vrais préparateurs et plus tard les élaborateurs des dogmes chrétiens.
Ainsi, l'égoïsme personnel et grossier de Jéhovah. la conquête tout aussi brutale et grossière des Romains et l'idéale spéculation métaphysique des Grecs, matérialisée par le contact de l'Orient, tels furent les trois éléments historiques qui constituèrent la religion spiritualiste des chrétiens.
dire toute l'histoire. Moïse et les prophètes avaient beau lui prêcher, il retombait toujours dans son idolâtrie primitive, dans la foi antique. comparativement beaucoup plus naturelle, plus commode, en beaucoup de dieux plus matériels, plus humains, plus palpables. Jéhovah lui-même, leur Dieu unique, le Dieu de Moïse et des prophètes, était encore un Dieu excessivement national - ne se servant pour récompenser et pour punir ses fidèles, son peuple élu, que d'arguments matériels -, souvent stupide et toujours grossier et féroce. Il ne semble pas même que la foi en son existence ait impliqué la négation de l'existence des dieux primitifs. Il n'en reniait pas l'existence, seulement il ne voulait pas que son peuple les adorât à côté de lui ; parce qu'avant tout. Jéhovah était un Dieu très jaloux et son premier commandement fut celui-ci :«Je suis ton Dieu et tu n'adoreras pas d'autres Dieux que moi»
Jéhovah ne fut donc qu'une ébauche première très matérielle, très grossière de l'Etre suprême de l'idéalisme moderne. Il n'était d'ailleurs qu'un Dieu national, comme le Dieu russe qu'adorent lesgénéraux allemands, sujetsdu tsar et patriotes de l'Empire de toutes les Russies, comme le Dieu allemand que vont proclamer les piétistes, et les généraux allemands sujets de Guillaume 1er à Berlin. L'Etre suprême ne peut être un Dieu national, il doit être celui de l'humanité tout entière. L'Être suprême ne peut être non plus un être matériel, il doit être la négation de toute matière, l'esprit pur. Pour la réalisation du culte de l'Être suprême, il a fallu donc deux choses : 1° une réalisation telle quelle de l'humanité, par la négation des nationalités et des cultes nationaux ; 2° un développement déjà très avancé des idées métaphysiques pour spiritualiser le Jéhovah si grossier des Juifs. La première condition fut remplie par les Romains d'une manière très négative sans doute, par la conquête de la plus grande partie des pays connus des anciens et par la destruction de leurs institutions nationales.
Les dieux de toutes les nations vaincues réunis au Panthéon s'annulèrent mutuellement. Ce fut la première ébauche très grossière et tout à fait négative de l'humanité. Quant à la seconde condition, elle fut réalisée par les Grecs bien avant la conquête des Romains. Ils ont été les créateurs de la métaphysique. La Grèce, à son berceau historique, avait déjà trouvé un monde divin définitivement établi dans la foi traditionnelle des peuples ; ce monde lui avait été légué et matériellement apporté par l'Orient. Dans sa période instinctive, antérieure à son histoire politique, elle l'avait développé et prodigieusement humanisé par ses poètes ; et, lorsqu'elle commença proprement son histoire, elle avait déjà une religion toute faite, la plus sympathique et la plus noble de toutes les religions qui aient jamais existé, autant qu'une religion, c'est-à-dire un mensonge, peut être sympathique et noble. Ses grands penseurs, et aucun peuple n'en eut de plus grands que la Grèce. trouvant le monde divin établi, et en dehors d'eux-mêmes, dans le peuple, et en eux-mêmes, comme habitude de sentir et de penser, le prirent nécessairement pour point de départ. Ce fut déjà beaucoup qu'ils ne firent pas de théologie, c'est-à-dire qu'ils ne se morfondirent pas à réconcilier avec la raison naissante les absurdités de tel ou tel autre Dieu, comme le firent au Moyen-Âge les scolastiques. Ils laissèrent les dieux en dehors de leurs spéculations et s'adressèrent directement à l'idée divine, une, invisible, toute-puissante, éternelle et absolument spirituelle, mais non personnelle. Sous le rapport du spiritualisme. Les métaphysiciens grecs furent donc, beaucoup plus que les Juifs, les créateurs du Dieu chrétien. Les Juifs n'y ont ajouté que la brutale personnalité de leur Jéhovah.
Qu'un génie sublime comme le divin Platon ait pu être absolument convaincu de la réalité de l'idée divine, cela nous démontre combien est contagieuse, combien est toute-puissante la tradition de la folie religieuse, même par rapport aux plus grands esprits. D'ailleurs, il ne faut pas s'en étonner, puisque même de nos jours, le plus grand génie philosophique qui ait existé depuis Aristote et Platon, Hegel, malgré même la critique d'ailleurs imparfaite et trop métaphysique de Kant qui avait démoli l'objectivité ou la réalité des idées divines, s'est efforcé de les replacer de nouveau sur leur trône transcendant ou céleste. Il est vrai qu'il s'y est pris d'une manière si peu polie qu'il a définitivement tué le bon Dieu : il a enlevé à ces idées leur couronne divine en montrant, à qui savait le lire, comment elles ne furent jamais qu'une pure création de l'esprit humain, courant à travers toute l'histoire à la recherche de lui-même.
Pour mettre fin à toutes les folies religieuses et au mirage divin, il ne lui manquait seulement que de prononcer ce grand mot, qui fut dit après lui,presque en même temps, par deux grands esprits, sans aucune entente mutuelle et sans qu'ils eussent jamais entendu parler l'un de l'autre : Ludwig Feuerhach, le disciple et le démolisseur de Hegel en Allemagne, et Auguste Comte, le fondateur de la philosophie positive en France. Ce mot est celui-ci : la métaphysique se réduit à la psychologie. Tous les systèmes de métaphysique n'ont jamais été rien d'autre que la psychologie humaine se développant dans l'histoire.
Maintenant il ne nous est plus difficile de comprendre comment les idées divines sont nées, comment elles ont été créées successivement par la faculté abstractive de l'homme. Mais à l'époque de Platon, cette connaissance était impossible. L'esprit collectif et par conséquent aussi l'esprit individuel, même du plus grand génie, n'était point mûr pour cela. À peine avait-il dit avec Socrate : «Connais-toi toi-même.» Cette connaissance de soi-même n'existait qu'à l'état d'intuition ; dans le fait elle était nulle. Par conséquent, il était impossible que l'esprit humain se doutât qu'il était, lui, le seul créateur du monde divin. Il le trouva devant lui, il le trouva comme tradition. comme sentiment, comme habitude de penser en lui-même. et il en fit nécessairement l'objet de ses plus hautes spéculations. C'est ainsi que naquit la métaphysique, et que les idées divines, bases du spiritualisme, furent développées et perfectionnées.
Il est vrai qu'après Platon, il y eut dans le développement de l'esprit comme un mouvement inverse. Aristote, le vrai père de la science et de la philosophie positives, ne nia point le monde divin, mais il s'en occupa aussi peu que possible : il étudia le premier, comme un analyste et un expérimentateur qu'il était, la logique, les lois de la pensée humaine, et en même temps le monde physique, non dans son essence idéale, illusoire, mais sous son aspect réel. Après lui, les Grecs d'Alexandrie fondèrent la première école des sciences positives. Ils furent athées. Mais leur athéisme resta sans influence sur leurs contemporains. La science tendit de plus en plus à s'isoler de la vie. Il y eut aussi, après Platon, dans la métaphysique même, une négation des idées divines. Elle fut soulevée par les épicuriens et par les sceptiques, deux sectes qui contribuèrent beaucoup à dépraver l'aristocratie romaine, mais restèrent sans influence aucune sur les masses.
Une autre école, infiniment plus influente, s'était formée à Alexandrie. Ce fut l'école des néo-platoniciens. Confondant dans un mélange impur les imaginations monstrueuses de l'Orient avec les idées de Platon, ils furent les vrais préparateurs et plus tard les élaborateurs des dogmes chrétiens.
Ainsi, l'égoïsme personnel et grossier de Jéhovah. la conquête tout aussi brutale et grossière des Romains et l'idéale spéculation métaphysique des Grecs, matérialisée par le contact de l'Orient, tels furent les trois éléments historiques qui constituèrent la religion spiritualiste des chrétiens.
(6) Je sais fort
bien que dans les systèmes théologiques et métaphysiques orientaux, et surtout
dans ceux de l'Inde.
y compris le bouddhisme, on trouve déjà le principe de l'anéantissement du monde réel au profit de l'idéal ou de l'abstraction absolue. Mais il n'y porte pas encore ce caractère de négation volontaire et réfléchie qui distingue le christianisme, parce que, lorsque ces systèmes furent conçus, le monde proprement humain, le monde de l'esprit humain, de la volonté humaine, de la science et de la liberté humaines. ne s'était pas encore développé comme il s'est manifesté depuis dans la civilisation gréco-rornaine.
y compris le bouddhisme, on trouve déjà le principe de l'anéantissement du monde réel au profit de l'idéal ou de l'abstraction absolue. Mais il n'y porte pas encore ce caractère de négation volontaire et réfléchie qui distingue le christianisme, parce que, lorsque ces systèmes furent conçus, le monde proprement humain, le monde de l'esprit humain, de la volonté humaine, de la science et de la liberté humaines. ne s'était pas encore développé comme il s'est manifesté depuis dans la civilisation gréco-rornaine.
(7) — Je crois
utile de rappeler ici une anecdote d'ailleurs très connue et tout à fait
authentique, qui jette une lumière si précieuse tant sur le caractère personnel
de ce réchauffeur des croyances catholiques que sur la sincérité religieuse de
cette époque. Chateaubriand avait apporté au libraire un ouvrage dirigé contre
la foi. Le libraire lui fit observer que l'athéisme était passé de mode, que le
public lisant n'en voulait plus, et qu'il demandait au contraire des ouvrages
religieux. Chateaubriand s'éloigna, mais quelques mois plus tard il lui apporta
son Génie du christianisme.
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