Première partie – les problèmes philosophiques
Introduction
I - Pourquoi devons-nous étudier la philosophie ?
Nous nous proposons, au cours de cet ouvrage, de présenter et
d'expliquer les principes élémentaires de la philosophie matérialiste.
Pourquoi ? Parce que le marxisme est intimement lié à une
philosophie et à une méthode : celles du matérialisme dialectique. Il est donc
indispensable d'étudier cette philosophie et cette méthode pour bien comprendre
le marxisme et pour réfuter les arguments des théories bourgeoises autant que
pour entreprendre une lutte politique efficace.
En effet, Lénine a dit : « Sans théorie révolutionnaire, pas de
mouvement révolutionnaire. » (Lénine : Que faire ? Editions sociales, 1947, p.
26.) Cela veut dire tout d'abord : il faut lier la théorie à la pratique.
Qu'est-ce que la pratique ? C'est le fait de réaliser. Par exemple,
l'industrie, l'agriculture réalisent (c'est-à-dire : font passer dans la
réalité) certaines théories (théories chimiques, physiques ou biologiques).
Qu'est-ce que la théorie ? C'est la connaissance des choses que
nous voulons réaliser.
On peut n'être que pratique — mais alors on réalise par routine. On
peut n'être que théorique — mais alors ce que l'on conçoit est souvent
irréalisable. Il faut donc qu'il y ait liaison entre la théorie et la pratique.
Toute la question est de savoir quelle doit être cette théorie et quelle doit
être sa liaison avec la pratique.
Nous pensons qu'il faut au militant ouvrier une méthode d'analyse
et de raisonnement juste pour pouvoir réaliser une action révolutionnaire
juste. Qu'il lui faut une méthode qui ne soit pas un dogme lui donnant des
solutions toutes faites, mais une méthode qui tienne compte des faits et des
circonstances qui ne sont jamais les mêmes, une méthode qui ne sépare jamais la
théorie de la pratique, le raisonnement de la vie. Or cette méthode est contenue
dans la philosophie du matérialisme dialectique, base du marxisme, que nous
nous proposons d'expliquer.
II - L'étude de la philosophie est-elle une chose difficile ?
On pense généralement que l'étude de la philosophie est pour les
ouvriers une chose pleine de difficultés, nécessitant des connaissances
spéciales. Il faut avouer que la façon dont sont rédigés les manuels bourgeois
est bien faite pour les confirmer dans ces idées et ne peut que les rebuter.
Nous ne songeons pas à nier les difficultés que comporte l'étude en
général, et celle de la philosophie en particulier ; mais ces difficultés sont
parfaitement surmontables, et elles viennent surtout du fait qu'il s'agit de
choses nouvelles pour beaucoup de nos lecteurs.
Dès le début, nous allons d'ailleurs, en précisant les choses, les
appeler à revoir certaines définitions de mots qui sont faussés dans le langage
courant.
III - Qu'est-ce que la philosophie ?
Vulgairement, on entend par, philosophe : ou bien celui qui vit
dans les nuages, ou bien celui qui prend les choses par le bon côté, celui qui
ne « s'en fait pas ». Or, tout au contraire, le philosophe est celui qui veut,
à certaines questions, apporter des réponses précises, et, si on considère que
la philosophie veut donner une explication aux problèmes de l'univers (d'où
vient le monde ? où allons-nous ? etc.), on voit, par conséquent, que le
philosophe s'occupe de beaucoup de choses, et, à l'inverse de ce que l'on dit,
« s'en fait beaucoup ».
Nous dirons donc pour définir la philosophie, qu'elle veut
expliquer l'univers, la nature, qu'elle est l'étude des problèmes les plus
généraux. Les problèmes moins généraux sont étudiés par les sciences. La
philosophie est donc un prolongement des sciences en ce sens qu'elle repose sur
les sciences et dépend d'elles.
Nous ajoutons tout de suite que la philosophie marxiste apporte une
méthode de résolution de tous les problèmes et que cette méthode relève de ce
qu'on appelle : le matérialisme.
IV - Qu'est-ce que la philosophie matérialiste ?
Là
encore existe une confusion que nous devons immédiatement dénoncer ;
vulgairement, on entend par matérialiste celui qui ne pense qu'à jouir des
plaisirs matériels. Jouant sur le mot matérialisme — qui contient le mot
matière, — on est ainsi arrivé à lui donner un sens tout à fait faux.
Nous
allons, en étudiant le matérialisme, — au sens scientifique du mot, — lui
redonner sa véritable signification ; être matérialiste n'empêchant pas, nous
allons le voir, d'avoir un idéal et de combattre pour le faire triompher.
Nous
avons dit que la philosophie veut donner une explication aux problèmes les plus
généraux du monde. Mais, au cours de l'histoire de l'humanité, cette
explication n'a pas toujours été la même.
Les
premiers hommes cherchèrent bien à expliquer la nature, le monde, mais ils n'y
parvinrent pas. Ce qui permet, en effet, d'expliquer le monde et les phénomènes
qui nous entourent, ce sont les sciences ; or les découvertes qui ont permis
aux sciences de progresser sont très récentes.
L'ignorance
des premiers hommes était donc un obstacle à leurs recherches. C'est pourquoi
au cours de l'Histoire, à cause de cette ignorance, nous voyons surgir les
religions, qui veulent expliquer, elles aussi, le monde, mais par des forces
surnaturelles. C'est là une explication antiscientifique. Or comme, petit à
petit, au cours des siècles, la science va se développer, les hommes vont
essayer d'expliquer le monde par les faits matériels à partir d'expériences
scientifiques et c'est de là, de cette volonté d'expliquer les choses par les
sciences, que naît la philosophie matérialiste.
Nous
allons, dans les pages suivantes, étudier ce qu'est le matérialisme, mais, dès
maintenant, nous devons retenir que le matérialisme n'est rien d'autre que
l'explication scientifique de l'univers.
En
étudiant l'histoire de la philosophie matérialiste, nous verrons combien a été
âpre et difficile la lutte contre l'ignorance. Il faut d'ailleurs constater que
de nos jours cette lutte n'est pas encore terminée, puisque le matérialisme et
l'ignorance continuent à subsister ensemble, côte à côte.
C'est
au cœur de cette lutte que Marx et Engels sont intervenus. Comprenant
l'importance des grandes découvertes du XIX° siècle, ils ont permis à la
philosophie matérialiste de faire d'énormes progrès dans l'explication
scientifique de l'univers. C'est ainsi qu'est né le matérialisme dialectique.
Puis, les premiers, ils ont compris que les lois qui régissent le monde
permettent aussi d'expliquer la marche des sociétés ; ils ont formulé ainsi la
célèbre théorie du matérialisme historique.
Nous
nous proposons d'étudier dans cet ouvrage premièrement le matérialisme, puis le
matérialisme dialectique et enfin le matérialisme historique. Mais, avant tout,
nous voulons établir les rapports entre le matérialisme et le marxisme.
V - Quels sont les rapports entre le matérialisme et le marxisme ?
Nous pouvons les résumer de la façon suivante :
1) La philosophie du matérialisme constitue la base du marxisme (Voir
Lénine : « Le matérialisme et la philosophie du réformisme », Karl Marx et sa
doctrine, Editions sociales 1953, p. 60.)
2) Cette philosophie matérialiste qui veut apporter une explication
scientifique aux problèmes du monde progresse, au cours de l'Histoire, en même
temps que les sciences. Par conséquent, le marxisme est issu des sciences,
repose sur elles et évolue avec elles.
3) Avant Marx et Engels, il y eut, à plusieurs reprises et sous des
formes différentes, des philosophies matérialistes. Mais, au XIX° siècle, les
sciences faisant un grand pas en avant, Marx et Engels ont renouvelé ce
matérialisme ancien à partir des sciences modernes et nous ont donné le
matérialisme moderne, que l'on appelle matérialisme dialectique, et qui
constitue la base du marxisme.
Nous voyons par ces quelques explications que la philosophie du
matérialisme, contrairement à ce que l'on dit, a une histoire. Cette histoire
est intimement liée à l'histoire des sciences. Le marxisme, basé sur le
matérialisme, n'est pas sorti du cerveau d'un seul homme. Il est
l'aboutissement, la continuation du matérialisme ancien, qui était déjà très
avancé chez Diderot. Le marxisme, c'est l'épanouissement du matérialisme
développé par les Encyclopédistes du XVIII° siècle, enrichi par les grandes
découvertes du XIX° siècle. Le marxisme est une théorie vivante, et pour
montrer tout de suite de quelle façon il envisage les problèmes, nous allons
prendre un exemple que tout le monde connaît : le problème de la lutte des
classes.
Que
pensent les gens sur cette question ? Les uns pensent que la défense du pain
dispense de la lutte politique. D'autres pensent qu'il suffit de faire le coup
de poing dans la rue, niant la nécessité de l'organisation. D'autres encore
prétendent que seule la lutte politique apportera une solution à cette
question.
Pour
le marxiste, la lutte des classes comprend :
a)
Une lutte
économique.
b)
Une lutte
politique.
c)
Une lutte
idéologique.
Le
problème doit donc être posé simultanément sur ces trois terrains.
a)
On ne peut pas
lutter pour le pain sans lutter pour la paix, sans défendre la liberté et sans
défendre toutes les idées qui servent la lutte pour ces objectifs.
b)
Il en est de
même dans la lutte politique, qui, depuis Marx, est devenue une véritable
science : on est obligé de tenir compte à la fois de la situation économique et
des courants idéologiques pour mener une telle lutte.
c)
Quant à la
lutte idéologique, qui se manifeste par la propagande, on doit tenir compte,
pour qu'elle soit efficace, de la situation économique et politique.
Nous
voyons donc que tous ces problèmes sont intimement liés et, ainsi, que l'on ne
peut prendre de décision devant n'importe quel aspect de ce grand problème
qu'est la lutte de classes — dans une grève par exemple. — sans prendre en
considération chaque donnée du problème et l'ensemble du problème lui-même.
C'est
donc celui qui sera capable de lutter sur tous les terrains qui donnera au
mouvement la meilleure direction.
C'est
ainsi qu'un marxiste comprend ce problème de la lutte de classes. Or, dans la
lutte idéologique que nous devons mener tous les jours, nous nous trouvons
devant des problèmes difficiles à résoudre : immortalité de l'âme, existence de
Dieu, origines du monde, etc. C'est le matérialisme dialectique qui nous
donnera une méthode de raisonnement, qui nous permettra de résoudre tous ces
problèmes et, aussi bien, de dévoiler toutes les campagnes de falsification du
marxisme, qui prétendent le compléter et le renouveler.
VI - Campagnes de la bourgeoisie contre le marxisme.
Ces
tentatives de falsification s'appuient sur des bases très variées. On cherche à
dresser contre le marxisme les auteurs socialistes de la période prémarxiste
(avant Marx). C'est ainsi que l'on voit très souvent utiliser contre Marx les «
utopistes ». D'autres utilisent Proudhon ; d'autres puisent chez les
révisionnistes d'avant 1914 (pourtant magistralement réfutés par Lénine). Mais
ce qu'il faut surtout souligner, c'est la campagne de silence que fait la
bourgeoisie contre le marxisme. Elle a tout fait en particulier pour empêcher
que soit connue la philosophie matérialiste sous sa forme marxiste.
Particulièrement frappant à cet égard est l'ensemble de l'enseignement
philosophique tel qu'il est donné en France.
Dans
les établissements d'enseignement secondaire, on enseigne la philosophie. Mais
on peut suivre tout cet enseignement sans jamais apprendre qu'il existe une
philosophie matérialiste élaborée par Marx et Engels. Quand, dans les manuels
de philosophie, on parle de matérialisme (car il faut bien en parler), il est
toujours question de marxisme et du matérialisme d'une façon séparée. On
présente le marxisme, en général, uniquement comme une doctrine politique et,
quand on parle du matérialisme historique, on ne parle pas à ce propos de la
philosophie du matérialisme ; enfin on ignore tout du matérialisme dialectique.
Cette
situation n'existe pas seulement dans les écoles et dans les lycées : elle est
exactement la même dans les Universités. Le fait le plus caractéristique, c'est
que l'on peut être en France un « spécialiste » de la philosophie, muni des
diplômes les plus élevés que délivrent les Universités françaises, sans savoir
que le marxisme a une philosophie, qui est le matérialisme, et sans savoir que
le matérialisme traditionnel a une forme moderne, qui est le marxisme, ou
matérialisme dialectique.
Nous
voulons, nous, démontrer que le marxisme comporte une conception générale non
seulement de la société, mais encore de l'univers lui-même. Il est donc
inutile, contrairement à ce que prétendent certains, de regretter que le grand
défaut du marxisme soit son manque de philosophie, et de vouloir, comme
quelques théoriciens du mouvement ouvrier, aller à la recherche de cette
philosophie qui manque au marxisme. Car le marxisme a une philosophie, qui est
le matérialisme dialectique.
Il
n'en reste pas moins, d'ailleurs, que, malgré cette campagne du silence, malgré
toutes les falsifications et précautions prises par les classes dirigeantes, le
marxisme et sa philosophie commencent à être de plus en plus connus.
Chapître premier – le problème fondamental de la philosophie
I - Comment devons-nous commencer l'étude de la philosophie ?
Dans notre introduction, nous avons dit à plusieurs reprises que la
philosophie du matérialisme dialectique était la base du marxisme.
Le but que nous nous proposons, c'est l'étude de cette philosophie
; mais, pour arriver à ce but, il nous faut avancer par étapes.
Quand nous parlons du matérialisme dialectique, nous avons devant
nous deux mots : matérialisme et dialectique, ce qui veut dire que le
matérialisme est dialectique. Nous savons qu'avant Marx et Engels le
matérialisme existait déjà, mais que ce sont eux, à l'aide des découvertes du
XIX° siècle, qui ont transformé ce matérialisme et ont créé le matérialisme «
dialectique ».
Nous
examinerons plus tard le sens du mot « dialectique », qui désigne la forme
moderne du matérialisme.
Mais
puisque, avant Marx et Engels, il y a eu des philosophes matérialistes (par
exemple, Diderot au XVIII° siècle), et puisqu'il y a des points communs à tous
les matérialistes, il nous faut donc étudier l'histoire du matérialisme
avant d'aborder le matérialisme dialectique. Il nous faut connaître également
les conceptions que l'on oppose au matérialisme.
II - Deux façons d'expliquer le monde.
Nous
avons vu que la philosophie, c'est l' «étude des problèmes les plus généraux»
et qu'elle a pour but d'expliquer le monde, la nature, l'homme.
Si
nous ouvrons un manuel de philosophie bourgeoise, nous sommes effarés par la
multitude de philosophies diverses que l'on y trouve. Elles sont désignées par
de multiples mots plus ou moins compliqués se terminant en « isme » : le
criticisme, l'évolutionnisme, l'intellectualisme, etc., et cette multitude crée
la confusion. La bourgeoisie, d'ailleurs, n'a rien fait pour éclaircir la
situation, bien au contraire. Mais nous pouvons déjà trier tous ces systèmes et
distinguer deux grands courants, deux conceptions nettement opposées :
a)
La conception
scientifique.
b)
La conception
non scientifique du monde.
III - La matière et l'esprit.
Lorsque
les philosophes ont entrepris d'expliquer le monde, la nature, l'homme, tout ce
qui nous entoure enfin, ils ont été appelés à faire des distinctions. Nous
constatons nous-mêmes qu'il y a des choses, des objets qui sont matériels, que
nous voyons et que nous touchons. Puis, d'autres réalités que nous ne voyons
pas et que nous ne pouvons pas toucher, ni mesurer, comme nos idées.
Nous
classons donc ainsi les choses : d'une part, celles qui sont matérielles ;
d'autre part, celles qui ne sont pas matérielles et qui sont du domaine de
l'esprit, de la pensée, des idées.
C'est
ainsi que les philosophes se sont trouvés en présence de la matière et de l'esprit.
IV - Qu'est-ce que la matière ? Qu'est-ce que l'esprit ?
Nous venons de voir d'une façon générale comment on a été amené à
classer les choses suivant qu'elles sont matière ou esprit.
Mais nous devons préciser que cette distinction se fait sous
différentes formes et avec des mots différents.
C'est ainsi qu'au lieu de parler de l'esprit nous parlons aussi
bien de la pensée, de nos idées, de notre conscience, de l'âme, de même qu'en
parlant de la nature, du monde, de la terre, de l'être, c'est de la matière qu'il
s'agit.
Ainsi encore, lorsque Engels, dans son livre Ludwig Feuerbach et la
fin de la philosophie classique allemande, parle de l'être et de la
pensée, l'être, c'est la matière; la pensée, c'est l'esprit.
Pour définir ce qu'est la pensée ou l'esprit, et l'être ou la
matière, nous dirons :
La pensée, c'est l'idée que nous nous faisons des choses ;
certaines de ces idées nous viennent ordinairement de nos sensations et
correspondent à des objets matériels ; d'autres idées, comme celles de Dieu, de
la philosophie, de l'infini, de la pensée elle-même, ne correspondent pas à des
objets matériels. L'essentiel, que nous devons retenir ici, c'est que nous
avons des idées, des pensées, des sentiments, parce que nous voyons et que nous
sentons.
La matière ou l'être, c'est ce que nos sensations et nos
perceptions nous montrent et nous présentent, c'est, d'une manière générale,
tout ce qui nous entoure, ce qu'on appelle le « monde extérieur ». Exemple : ma
feuille de papier est blanche. Savoir qu'elle est blanche, c'est une idée, et
ce sont mes sens qui me donnent cette idée. Mais la matière, c'est la feuille
elle-même.
C'est pourquoi, lorsque les philosophes parlent des rapports entre
l'être et la pensée, ou entre l'esprit et la matière, ou entre la conscience et
le cerveau, etc., tout cela concerne la même question et signifie : quel est,
de la matière ou de l'esprit, de l'être ou de la pensée, le terme le plus
important ? Quel est celui qui est antérieur à l'autre ? Telle est la question
fondamentale de la philosophie.
V - La question ou le problème fondamental de la philosophie.
Chacun de nous s'est demandé ce que nous devenions après la mort,
d'où vient le monde, comment la terre s'est formée. Et il nous est difficile
d'admettre qu'il a toujours existé quelque chose. On a tendance à penser qu'à
un certain moment il n'y avait rien. C'est pourquoi il est plus facile de
croire ce qu'enseigne la religion : « L'esprit planait au-dessus des
ténèbres... puis est venue la matière. » De même, on se demande où sont nos
pensées, et ainsi se pose pour nous le problème des rapports qui existent entre
l'esprit et la matière, entre le cerveau et la pensée. Il y a d'ailleurs bien
d'autres façons de poser la question. Par exemple, quels sont les rapports
entre la volonté et le pouvoir ? La volonté, c'est, ici, l'esprit, la pensée;
et le pouvoir, c'est ce qui est possible, c'est l'être, la matière. Nous
rencontrons aussi souvent la question des rapports entre la « conscience
sociale » et l'« existence sociale ».
La question fondamentale de la philosophie se présente donc sous
différents aspects et l'on voit combien il est important de reconnaître
toujours la façon dont se pose ce problème des rapports de la matière et de
l'esprit, car nous savons qu'il ne peut y avoir que deux réponses à cette
question :
1)
une réponse
scientifique.
2)
une réponse
non-scientifique.
VI - Idéalisme ou matérialisme.
C'est ainsi que les philosophes ont été amenés à prendre position
dans cette importante question. Les premiers hommes, tout à fait ignorants,
n'ayant aucune connaissance du monde et d'eux-mêmes, et ne disposant que de
faibles moyens techniques pour agir sur le monde, attribuaient à des êtres
surnaturels la responsabilité de tout ce qui les étonnait. Dans leur
imagination, excitée par les rêves où ils voyaient vivre leurs congénères et
eux-mêmes, ils arrivèrent à cette conception que chacun de nous avait une
double existence. Troublés par l'idée de ce « double », ils en arrivèrent à se
figurer que leurs pensées et leurs sensations étaient produites non par leur
propre corps, mais par une âme particulière habitant dans ce corps et le quittant au moment de la mort. [Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, p. 14. Editions sociales, 1946.]
Par la suite est née cette idée de l'immortalité de l'âme et d'une
vie possible de l'esprit en dehors de la matière.
De
même leur faiblesse, leur inquiétude devant les forces de la nature, devant
tous ces phénomènes qu'ils ne comprenaient pas et que l'état de la technique ne
leur permettait pas de mater (germination, orages, inondations, etc.) les
conduisent à supposer que, derrière ces forces, il y a des êtres
tout-puissants, des « esprits » ou des « dieux », bienfaisants ou malfaisants,
mais, en tout cas, capricieux.
De
même, ils croyaient à des dieux, à des êtres plus puissants que les hommes,
mais ils les imaginaient sous la forme d'hommes ou d'animaux, comme des corps
matériels. C'est seulement plus tard que les âmes et les dieux (puis le Dieu
unique qui a remplacé les dieux) furent conçus comme de purs esprits.
On
arriva alors à l'idée qu'il y a dans la réalité des esprits qui ont une vie
tout à fait spécifique, complètement indépendante de celle des corps, et qui
n'ont pas besoin des corps pour exister.
Par
la suite, cette question s'est posée d'une façon plus précise en fonction de la
religion, sous cette forme :
Le monde a-t-il été créé par Dieu ou existe-t-il de toute éternité ?
Selon qu'ils répondaient de telle ou telle façon à cette question, les philosophes se divisaient en deux grands camps. (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, p. 15.)
Ceux qui, adoptant l'explication non-scientifique, admettaient la
création du monde par Dieu, c'est-à-dire affirmaient que l'esprit avait créé la
matière, ceux-là formaient le camp de l'idéalisme.
Les autres, ceux qui cherchaient à donner une explication
scientifique du monde et qui pensaient que la nature, la matière était
l'élément principal, ceux-là appartenaient aux différentes écoles du matérialisme.
A l'origine, ces deux expressions, idéalisme et matérialisme, ne
signifient pas autre chose que cela.
L'idéalisme et le matérialisme dont donc deux réponses opposées et
contradictoires au problème fondamental de la philosophie.
L'idéalisme, c'est la conception non-scientifique. Le matérialisme,
c'est la conception scientifique du monde.
On verra plus loin les preuves de cette affirmation, mais nous
pouvons dire, dès à présent, que si on constate bien dans l'expérience qu'il y
a des corps sans pensée, comme les pierres, les métaux, la terre, on ne
constate jamais, par contre, l'existence d'esprit sans corps.
Pour terminer ce chapitre sur une conclusion sans équivoque, nous
voyons que pour répondre à cette question : comment se fait-il que l'homme
pense ? Il ne peut y avoir que deux réponses tout à fait différentes et
totalement opposées :
1re réponse : L'homme pense parce qu'il a
une âme. 2e réponse : L'homme pense parce qu'il a un cerveau.
Suivant que nous ferons l'une ou l'autre réponse, nous serons entraînés
à donner des solutions différentes aux problèmes qui découlent de cette
question.
Suivant notre réponse, nous serons idéalistes ou matérialistes.
Lecture
F. Engels : Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie
classique allemande, chapitre II. « Idéalisme et matérialisme », p.
14 et suivantes.
Chapître II – l’idéalisme
I - Idéalisme moral et idéalisme philosophique.
Nous avons dénoncé la confusion créée par le langage courant en ce
qui concerne le matérialisme. La même confusion se retrouve à propos de
l'idéalisme.
Il ne faut pas confondre, en effet, l'idéalisme moral et
l'idéalisme philosophique.
L'idéalisme moral consiste à se dévouer à une cause, à un idéal.
L'histoire du mouvement ouvrier international nous apprend qu'un nombre
incalculable de révolutionnaires, de marxistes, se sont dévoués jusqu'au
sacrifice de leur vie pour un idéal moral, et pourtant ils étaient les
adversaires de cet autre idéalisme qu'on appelle idéalisme philosophique.
L'idéalisme philosophique est une doctrine qui a pour base l'explication
du monde par l'esprit.
C'est la doctrine qui répond à la question fondamentale de la
philosophie en disant : « c'est la pensée qui est l'élément principal, le plus
important, le premier ». Et l'idéalisme, en affirmant l'importance première de
la pensée, affirme que c'est elle qui produit l'être ou, autrement dit, que : «
c'est l'esprit qui produit la matière ».
Telle est la première forme de l'idéalisme; elle a trouvé son plein
développement dans les religions en affirmant que Dieu, « esprit pur », était
le créateur de la matière.
La religion qui a prétendu et prétend encore être en dehors des
discussions philosophiques est, en réalité, au contraire, la représentation
directe et logique de la philosophie idéaliste.
Or, la science intervenant au cours des siècles, il devint bientôt
nécessaire d'expliquer la matière, le monde, les choses autrement que par Dieu
seulement. Car, dès le XVIe siècle, la science commença à expliquer les
phénomènes de la nature sans tenir compte de Dieu et en se passant de
l'hypothèse de la création.
Pour mieux combattre ces explications scientifiques, matérialistes
et athées, il fallut donc pousser plus loin l'idéalisme et nier l'existence
même de la matière.
C'est à quoi s'est attaché, au début du XVIII° siècle, un évêque
anglais, Berkeley, qu'on a pu appeler le père de l'idéalisme.
II - Pourquoi devons-nous étudier l'idéalisme de Berkeley ?
Le but de son système philosophique sera donc de détruire le
matérialisme, d'essayer de nous démontrer que la substance matérielle n'existe
pas. Il écrit dans la préface de son livre Dialogues d'Hylas et de Philonoüs :
Si ces principes sont acceptés et regardés comme vrais, il s'ensuit que l'athéisme et le scepticisme sont, du même coup, complètement abattus, les questions obscures éclaircies, des difficultés presque insolubles résolues, et les hommes qui se plaisaient aux paradoxes ramenés au sens commun. [p. 13. Collection « Les classiques pour tous ». Librairie Hatier. Pans.]
Ainsi donc, pour Berkeley, ce qui est vrai, c'est que la matière
n'existe pas et qu'il est paradoxal de prétendre le contraire.
Nous allons voir comment il s'y prend pour nous démontrer cela.
Mais je pense qu'il n'est pas inutile d'insister, pour que ceux qui veulent
étudier la philosophie prennent la théorie de Berkeley en très grande
considération.
Je sais bien que les thèses de Berkeley feront sourire certains,
mais il ne faut pas oublier que nous vivons, nous, au XX° siècle et que nous
bénéficions de toutes les études du passé. Et nous verrons d'ailleurs, quand nous
étudierons le matérialisme et son histoire, que les philosophes matérialistes
d'autrefois font aussi parfois sourire.
Il faut pourtant savoir que Diderot, qui fut, avant Marx et Engels,
le plus grand des penseurs matérialistes, attachait au système de Berkeley
quelque importance, puisqu'il le décrit comme un
système qui, à la honte de l'esprit humain et de la philosophie, est le plus difficile à combattre, quoique le plus absurde de tous ! (Diderot : « Lettre sur les aveugles », Textes choisis, t. I, Editions sociales « Classiques du peuple », p. 87. (Cité par Lénine dans Matérialisme et empiriocriticisme, p. 16.)
Lénine lui-même a consacré de nombreuses pages à la philosophie de
Berkeley et écrit :
Les philosophes idéalistes les plus modernes n'ont produit contre les matérialistes aucun... argument que l'on ne puisse trouver chez l'évêque Berkeley. (Lénine : Matérialisme et empiriocriticisme, p. 18. Editions sociales, 1946.)
Enfin, voici l'appréciation sur l'immatérialisme de Berkeley que
donne un manuel d'histoire de la philosophie, utilisé dans les lycées :
Théorie encore imparfaite sans doute, mais admirable, et qui doit détruire pour jamais, dans les esprits philosophiques, la croyance à l'existence d'une substance matérielle. (A. Penjon : Précis d'histoire de la philosophie, p. 320-321. Librairie Paul Delaplace.)
C'est dire l'importance pour tout le monde — bien que pour des
raisons différentes, comme ces citations vous l'ont montré — de ce raisonnement
philosophique.
III - L'idéalisme de Berkeley.
Le but de ce système consiste donc à démontrer que la matière
n'existe pas.
Berkeley disait :
La matière n'est pas ce que nous croyons en pensant qu'elle existe en dehors de notre esprit. Nous pensons que les choses existent parce que nous les voyons, parce que nous les touchons ; c'est parce qu'elles nous donnent ces sensations que nous croyons à leur existence.
Mais nos sensations ne sont que des idées que nous avons dans notre esprit. Donc les objets que nous percevons par nos sens ne sont pas autre chose que des idées, et les idées ne peuvent exister en dehors de notre esprit.
Pour Berkeley, les choses existent ; il ne nie pas leur nature et
leur existence, mais il affirme qu'elles n'existent que sous la forme des
sensations qui nous les font connaître et conclut que nos sensations et les
objets ne sont qu'une seule et même chose.
Les choses existent, c'est certain, mais en nous, dit-il, dans
notre esprit, et elles n'ont aucune réalité en dehors de l'esprit.
Nous concevons les choses à l'aide de la vue; nous les percevons à
l'aide du toucher ; l'odorat nous renseigne sur l'odeur ; la saveur sur le
goût, l'ouïe sur les sons. Ces différentes sensations nous donnent des idées,
qui, combinées les unes avec les autres, font que nous leur donnons un nom
commun et les considérons comme des objets.
On observe, par exemple, une couleur, un goût, une odeur, une
forme, une consistance déterminés... On reconnaît cet ensemble comme un objet
qu'on désigne du mot pomme.
D'autres combinaisons de sensations nous donnent
d'autres collections d'idées [qui] constituent ce qu'on appelle la pierre, l'arbre, le livre et les autres objets sensibles. (Lénine: ouvrage cité, p. 5.)
Nous sommes donc victimes d'illusions quand nous pensons, connaître
comme extérieurs le monde et les choses, puisque tout cela n'existe que dans
notre esprit.
Dans son livre Dialogues d'Hylas et de Philonoüs, Berkeley
nous démontre cette thèse de la façon suivante :
N'est-ce pas une absurdité que de croire qu'une même chose au même moment puisse être différente ? Par exemple, chaude et froide au même instant ? Imaginez donc qu'une de vos mains Soit chaude, l'autre froide et que toutes deux soient plongées en même temps dans un vase, plein d'eau, à une température intermédiaire : l'eau ne paraîtra-t-elle pas chaude à une main, froide à l'autre ? (Idem, p. 21.)
Puisqu'il est absurde de croire qu'une chose au même moment puisse
être, en elle-même, différente, nous devons en conclure que cette chose
n'existe que dans notre esprit.
Que fait donc Berkeley dans sa méthode de raisonnement et de
discussion ? Il dépouille les objets, les choses, de toutes leurs propriétés.
« Vous dites que les objets existent parce qu'ils ont une couleur, une odeur, une saveur, parce qu'ils sont grands ou petits, légers ou lourds ? Je vais vous démontrer que cela n'existe pas dans les objets, mais dans notre esprit.
« Voici un coupon de tissu : vous me dites qu'il est rouge. Est-ce bien sûr? Vous pensez que le rouge est dans le tissu lui-même. Est-ce certain ? Vous savez qu'il y a des animaux qui ont des yeux différents des nôtres et qui ne verront pas ce tissu rouge ; de même un homme ayant la jaunisse le verra jaune ! Alors de quelle couleur est-il ? Cela dépend, dites-vous ? Le rouge n'est donc pas dans le tissu, mais dans l'œil, en nous.
« Vous dites que ce tissu est léger ? Laissez-le tomber sur une fourmi, et elle le trouvera certainement lourd. Qui donc a raison ? Vous pensez qu'il est chaud ? Si vous aviez la fièvre, vous le trouveriez froid ! Alors est-il chaud ou froid?
« En un mot, si les mêmes choses peuvent être au même instant pour les uns rouges, lourdes, chaudes et pour d'autres exactement le contraire, c'est que nous sommes victimes d'illusions et que les choses n'existent que dans notre esprit. »
En enlevant toutes leurs propriétés aux objets, on en arrive ainsi
à dire que ceux-ci n'existent que dans notre pensée, c'est-à-dire que la matière
est une idée.
Déjà, avant Berkeley, les philosophes grecs disaient, et cela était
juste, que certaines qualités comme la saveur, le son n'étaient pas dans les
choses elles-mêmes, mais en nous.
Mais ce qu'il y a de nouveau dans la théorie de Berkeley, c'est
justement qu'il étend cette remarque à toutes les qualités des objets.
Les philosophes grecs avaient, en effet, établi entre les qualités
des choses la distinction suivante :
D'une part, les qualités premières, c'est-à-dire celles qui sont
dans les objets, comme le poids, la grandeur, la résistance, etc.
De l'autre, les qualités secondes, c'est-à-dire celles qui sont en
nous, comme odeur, saveur, chaleur, etc.
Or Berkeley applique aux qualités premières la même thèse qu'aux
qualités secondes, à savoir que toutes les qualités, toutes les propriétés ne
sont pas dans les objets, mais en nous.
Si nous regardons le soleil, nous le voyons rond, plat, rouge. La
science nous apprend que nous nous trompons, que le soleil n'est pas plat,
n'est pas rouge. Nous ferons donc l'abstraction, avec l'aide de la science, de
certaines fausses propriétés que nous donnons au soleil, mais sans pour cela
conclure qu'il n'existe pas ! C'est pourtant à une telle conclusion que
Berkeley aboutit.
Berkeley n'a certes pas eu tort en montrant que la distinction des
anciens ne résistait pas à l'analyse scientifique, mais il commet une faute de
raisonnement, un sophisme, en tirant de ces remarques des conséquences qu'elles
ne comportent pas. Il montre, en effet, que les qualités des choses ne sont pas
telles que nous les montrent nos sens, c'est-à-dire que nos sens nous trompent
et déforment la réalité matérielle, et il en conclut tout aussitôt que la
réalité matérielle n'existe pas.
IV - Conséquences des raisonnements idéalistes.
La thèse étant : « Tout n'existe que dans notre esprit », on doit
en conclure que le monde extérieur n'existe pas.
En poussant ce raisonnement jusqu'au bout, nous en arriverions à
dire: « Je suis seul à exister, puisque je ne connais les autres hommes que par
mes idées, que les autres hommes ne sont pour moi, comme les objets matériels,
que des collections d'idées. » C'est ce qu'en philosophie on appelle le solipsisme
(qui veut dire seul-moi-même).
Berkeley, nous dit Lénine dans son livre déjà cité, se défend
d'instinct contre l'accusation de soutenir une telle théorie. On constate même
que le solipsisme, forme extrême de l'idéalisme, n'a été soutenu par aucun philosophe.
C'est pourquoi nous devons nous attacher, en discutant avec les
idéalistes, à faire ressortir que les raisonnements qui nient effectivement la
matière, pour être logiques et conséquents, doivent en arriver à cette
extrémité absurde qu'est le solipsisme.
V - Les arguments idéalistes.
Nous nous sommes attachés à résumer le plus simplement possible la
théorie de Berkeley, parce que c'est lui qui, le plus franchement, a exposé ce
qu'est l'idéalisme philosophique.
Mais il est certain que, pour bien comprendre ces raisonnements,
qui sont nouveaux pour nous, il est maintenant indispensable de les prendre
très au sérieux et de faire un effort intellectuel. Pourquoi ?
Parce que nous verrons par la suite que, si l'idéalisme se présente
d'une façon plus cachée et sous couvert de mots et d'expressions nouvelles,
toutes les philosophies idéalistes ne font que reprendre les arguments du «
vieux Berkeley » (Lénine).
Parce que nous verrons aussi combien, la philosophie idéaliste qui
a dominé et qui domine encore l'histoire officielle de la philosophie,
apportant avec elle une méthode de pensée dont nous sommes imprégnés, a su
pénétrer en nous malgré une éducation entièrement laïque.
La base des arguments de toutes les philosophies idéalistes se
trouvant dans les raisonnements de l'évêque Berkeley, nous allons donc, pour
résumer ce chapitre, essayer de dégager quels sont ces principaux arguments et
ce qu'ils tentent de nous démontrer.
1.
L'esprit crée la matière.
C'est là, nous le savons, la réponse idéaliste à la question
fondamentale de la philosophie; c'est la première forme de l'idéalisme qui se
reflète dans les différentes religions, où l'on affirme que l'esprit a créé le
monde.
Cette affirmation peut avoir deux sens :
Ou bien, Dieu a créé le monde, et celui-ci existe réellement, en
dehors de nous. C'est l'idéalisme ordinaire des théologies. (La
théologie est la « science » (!). qui traite de Dieu et des choses divines.)
Ou bien, Dieu a créé l'illusion du monde en nous donnant des idées qui ne
correspondent à aucune réalité matérielle. C'est l' «idéalisme immatérialiste»
de Berkeley, qui veut nous prouver que l'esprit est la seule réalité, la
matière étant un produit fabriqué par notre esprit.
C'est pourquoi les idéalistes affirment que :
2.
Le monde n'existe pas en dehors de notre pensée.
C'est ce que Berkeley veut nous démontrer en affirmant que nous
faisons une erreur en attribuant aux choses des propriétés et des qualités qui
leur seraient propres, alors que celles-ci n'existent que dans notre esprit.
Pour les idéalistes, les bancs et les tables existent bien, mais
seulement dans notre pensée, et non pas en dehors de nous, car
3.
Ce sont nos idées qui créent les choses.
Autrement dit, les choses sont le reflet de notre pensée. En effet,
puisque c'est l'esprit qui crée l'illusion de la matière, puisque c'est
l'esprit qui donne à notre pensée l'idée de la matière, puisque les sensations
que nous éprouvons devant les choses ne proviennent pas des choses elles-mêmes,
mais seulement de notre pensée, la source de la réalité du monde et des choses
est notre pensée et, par conséquent, tout ce qui nous entoure n'existe pas en
dehors de notre esprit et ne peut être que le reflet de notre pensée. Mais
comme, pour Berkeley, notre esprit serait incapable de créer par lui seul ces idées,
et que, d'ailleurs, il n'en fait pas ce qu'il veut (comme cela arriverait s'il
les créait de lui-même), il faut admettre que c'est un autre esprit plus
puissant qui en est le créateur. C'est donc Dieu qui crée notre esprit et nous
impose toutes les idées du monde que nous y rencontrons.
Voilà les principales thèses sur lesquelles reposent les doctrines
idéalistes et les réponses qu'elles apportent à la question fondamentale de la
philosophie. Il est temps de voir maintenant quelle est la réponse de la
philosophie matérialiste à cette question et aux problèmes soulevés par ces
thèses.
Lectures.
·
Berkeley : Dialogues
d'Hylas et de Philonoüs.
·
Lénine : Matérialisme
et empiriocriticisme, pp. 3 à 18.
Chapître III - le matérialisme
I - Pourquoi devons-nous étudier le matérialisme ?
Nous avons vu qu'à ce problème : « Quels sont les rapports entre
l'être et la pensée ? » il ne peut y avoir que deux réponses opposées et
contradictoires.
Nous avons étudié dans le chapitre précédent la réponse idéaliste
et les arguments présentés pour défendre la philosophie idéaliste.
Il nous faut maintenant examiner la deuxième réponse à ce problème
fondamental (problème, répétons-le, qui se trouve à la base de toute
philosophie) et voir quels sont les arguments que le matérialisme apporte à la
défense. D'autant plus que le matérialisme est pour nous une philosophie très
importante, puisqu'elle est celle du marxisme.
Il est donc, par conséquent, indispensable de bien connaître le
matérialisme. Indispensable surtout parce que les conceptions de cette
philosophie sont très mal connues et qu'elles ont été falsifiées. Indispensable
aussi parce que, par notre éducation, par l'instruction que nous avons reçue —
qu'elle soit primaire ou plus développée, — par nos habitudes de vivre et de
raisonner, nous sommes tous, plus ou moins, sans nous en rendre compte,
imprégnés de conceptions idéalistes. (Nous verrons d'ailleurs, dans d'autres
chapitres, plusieurs exemples de cette affirmation et pourquoi il en est
ainsi.)
C'est donc une nécessité absolue pour ceux qui veulent étudier le
marxisme d'en connaître la base : le matérialisme.
II - D'où vient le matérialisme ?
Nous avons défini d'une façon générale la philosophie comme un
effort pour expliquer le monde, l'univers. Mais nous savons que, suivant l'état
des connaissances humaines, ses explications ont changé et que deux attitudes,
au cours de l'histoire de l'humanité, ont été adoptées pour expliquer le monde
: l'une, anti-scientifique, faisant appel à un ou à des esprits supérieurs, à
des forces surnaturelles ; l'autre, scientifique, se fondant sur des faits et
sur des expériences.
L'une de ces conceptions est défendue par les philosophes
idéalistes ; l'autre, par les matérialistes.
C'est pourquoi, dès le début de ce livre, nous avons dit que la
première idée que l'on devait se faire du matérialisme, c'est que cette
philosophie représente l'« explication scientifique de l'univers ».
Si l'idéalisme est né de l'ignorance des hommes — et nous verrons
comment l'ignorance fut maintenue, entretenue dans l'histoire des sociétés par
des forces culturelles et politiques qui partageaient les conceptions
idéalistes — le matérialisme est né de la lutte des sciences contre l'ignorance
ou obscurantisme.
C'est pourquoi cette philosophie fut tant combattue et c'est pourquoi,
sous sa forme moderne (le matérialisme dialectique), elle est peu connue, sinon
ignorée ou méconnue du monde universitaire officiel.
III - Comment et pourquoi le matérialisme a évolué.
Contrairement à ce que prétendent ceux qui combattent cette
philosophie et qui disent que cette doctrine n'a pas évolué depuis vingt
siècles, l'histoire du matérialisme nous montre en cette philosophie quelque
chose de vivant et toujours en mouvement.
Au cours des siècles, les connaissances scientifiques des hommes
ont progressé. Au début de l'histoire de la pensée, dans l'antiquité grecque,
les connaissances scientifiques étaient presque nulles, et les premiers savants
étaient, en même temps, des philosophes, parce que, à cette époque, la
philosophie et les sciences naissantes formaient un tout, l'une étant le
prolongement des autres.
Par la suite, les sciences apportant des précisions dans
l'explication des phénomènes du monde, précisions qui gênaient et étaient même
en contradiction avec les dogmes des philosophies idéalistes, un conflit naquit
entre la philosophie et les sciences.
Les sciences étant en contradiction avec la philosophie officielle
de cette époque, il était devenu nécessaire qu'elles s'en séparassent. Aussi
elles n'ont rien de plus pressé que de se dégager du fatras philosophique et de laisser aux philosophes les vastes hypothèses pour prendre contact avec des problèmes restreints, ceux qui sont mûrs pour une solution prochaine. Alors se fait cette distinction entre les sciences... et la philosophie. (René Maublanc : la Vie ouvrière, 25 novembre 1935.)
Mais le matérialisme, né avec les sciences, lié à elles et
dépendant d'elles, a progressé, évolué avec elles, pour arriver, avec le
matérialisme moderne, celui de Marx et d'Engels, à réunir, de nouveau, la
science et la philosophie dans le matérialisme dialectique.
Nous étudierons plus loin cette histoire et cette évolution, qui
sont attachées aux progrès de la civilisation, mais nous constatons déjà, et
c'est ce qu'il est très important de retenir, que le matérialisme et les
sciences sont liés l'un à l'autre et que le matérialisme est absolument
dépendant de la science.
Il nous reste à établir et à définir les bases du matérialisme,
bases communes à toutes les philosophies qui, sous des aspects différents, se
réclament du matérialisme.
IV - Quels sont les principes et les arguments des matérialistes ?
Pour répondre, il nous faut revenir à la question fondamentale de
la philosophie, celle des rapports entre l'être et la pensée : lequel de l'un
ou de l'autre est le principal ?
Les matérialistes affirment d'abord qu'il y a un rapport déterminé
entre l'être et la pensée, entre la matière et l'esprit. Pour eux, c'est
l'être, la matière, qui est la réalité première, la chose première, et l'esprit
qui est la réalité seconde, postérieure, dépendant de la matière.
Donc, pour les matérialistes, ce n'est pas l'esprit ou Dieu qui ont
créé le monde et la matière, mais c'est le monde, la matière, la nature qui ont
créé l'esprit :
L'esprit n'est lui-même que le produit supérieur de la matière. (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, p. 18.)
C'est pourquoi, si nous reprenons la question que nous avons posée
dans le deuxième chapitre: « D'où vient que l'homme pense ? » Les matérialistes
répondent que l'homme pense parce qu'il a un cerveau et que la pensée est le
produit du cerveau. Pour eux, il ne peut y avoir de pensée sans matière, sans
corps.
Notre conscience et notre pensée, si transcendantes qu'elles nous paraissent, ne sont que des produits d'un organe matériel, corporel, le cerveau. (Idem, p. 18.)
Par conséquent, pour les matérialistes, la matière, l'être sont
quelque chose de réel, existant en dehors de notre pensée, et n'ont pas besoin
de la pensée ou de l'esprit pour exister. De même, l'esprit ne pouvant exister
sans matière, il n'y a pas d'âme immortelle et indépendante du corps.
Contrairement à ce que disent les idéalistes, les choses qui nous
entourent existent indépendamment de nous : ce sont elles qui nous donnent nos
pensées ; et nos idées ne sont que le reflet des choses dans notre cerveau.
C'est pourquoi, devant le deuxième aspect de la question des
rapports de l'être et de la pensée : -
Quelle relation y a-t-il entre nos idées sur le monde environnant et ce monde lui-même ? Notre pensée est-elle en état de connaître le monde réel ? Pouvons-nous, dans nos conceptions du monde réel, reproduire une image fidèle de la réalité ? Cette question est appelée en langage philosophique la question de l'identité de la pensée et de l'être. (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, p. 15.)
- les matérialistes affirment : oui ! Nous pouvons connaître le
monde, et les idées que nous nous faisons de ce monde sont de plus en plus
justes, puisque nous pouvons l'étudier à l'aide des sciences, que celles-ci
nous prouvent continuellement par l'expérience que les choses qui nous
entourent ont bien une réalité qui leur est propre, indépendante de nous, et
que ces choses, les hommes peuvent déjà en partie les reproduire, les créer
artificiellement.
Pour nous résumer, nous dirons donc que les matérialistes, devant
le problème fondamental de la philosophie, affirment :
1)
Que c'est la
matière qui produit l'esprit et que, scientifiquement, on n'a jamais vu
d'esprit sans matière.
2)
Que la matière
existe en dehors de tout esprit et qu'elle n'a pas besoin de l'esprit
pour exister, ayant une existence qui lui est particulière, et que, par
conséquent, contrairement à ce que disent les idéalistes, ce ne sont pas nos
idées qui créent les choses, mais, au contraire, ce sont les choses qui nous
donnent nos idées.
3)
Que nous sommes
capables de connaître le monde, que les idées que nous nous faisons de la
matière et du monde sont de plus en plus justes, puisque, à l'aide des
sciences, nous pouvons préciser ce que nous connaissons déjà et découvrir ce
que nous ignorons.
Note des éditeurs
Pour bien comprendre ce chapitre, le rapprocher des indications
très importantes qu'on lira pages 84 à 86 et 229 à 246.
Quand Engels dit que la pensée est un « produit » du
cerveau, il ne faut pas, en effet, imaginer que le cerveau secrète la
pensée comme le foie secrète la bile. Au contraire, Engels a
combattu ce point de vue (notamment dans Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie
classique allemande. Voir également Lénine : Matérialisme
et empiriocriticisme, chap. I et II).
La conscience n'est pas la sécrétion d'un organe, c'est une
fonction du cerveau. Ce n'est pas une « chose » comme la bile ou
une hormone. C'est une activité. Dans certaines conditions organiques,
plus complexes, faisant intervenir l'écorce cérébrale, — conditions organiques
qui sont elles-mêmes inséparables de conditions sociales, comme le
montre plus loin Politzer — l'activité humaine est consciente.
Sur ces points, nous renvoyons à Lucien Sève : Introduction
au léninisme (pp. 98-108), « Essais de la Nouvelle Critique »,
Editions sociales, 1960.
Chapître IV – qui a raison, l’idéaliste ou le matérialiste ?
I - Comment nous devons poser le problème.
Maintenant que nous connaissons les thèses des idéalistes et des
matérialistes, nous allons essayer de savoir qui a raison.
Rappelons qu'il nous faut tout d'abord constater d'une part, que
ces thèses sont absolument opposées et contradictoires ; d'autre part,
qu'aussitôt que l'on défend l'une ou l'autre théorie, celle-ci nous entraîne à
des conclusions qui, par leurs conséquences, sont très importantes.
Pour savoir qui a raison, nous devons nous reporter aux trois
points par lesquels nous avons résumé chaque argumentation.
Les idéalistes affirment :
1. Que c'est l'esprit qui crée la matière;
2. Que la matière n'existe pas en dehors de notre pensée, qu'elle
n'est donc pour nous qu'une illusion ;
3. Que ce sont nos idées qui créent les choses. Les matérialistes,
eux, affirment exactement le contraire.
Pour faciliter
notre travail, il faut d'abord étudier ce qui tombe sous le sens commun et ce
qui nous étonne le plus.
1. Est-il vrai que le monde n'existe que dans notre pensée ?
2. Est-il vrai que ce sont nos idées qui créent les choses ?
Voilà deux arguments défendus par l'idéalisme « immatérialiste » de
Berkeley, dont les conclusions aboutissent, comme dans toutes les théologies, à
notre troisième question :
3. Est-il vrai que l'esprit crée la matière ?
Ce sont là des questions très importantes puisqu'elles se
rapportent au problème fondamental de la philosophie. C'est, par conséquent, en
les discutant que nous allons savoir qui a raison, et elles sont
particulièrement intéressantes pour les matérialistes, en ce sens que les
réponses matérialistes à ces questions sont communes à toutes les
philosophies matérialistes — et, par conséquent, au matérialisme dialectique.
II - Est-il vrai que le monde n'existe que dans notre pensée ?
Avant d'étudier cette question il nous faut situer deux termes
philosophiques dont nous sommes appelés à nous servir et que nous rencontrerons
souvent dans nos lectures.
Réalité subjective (qui veut dire
: réalité qui existe seulement dans notre pensée).
Réalité objective (réalité qui
existe en dehors de notre pensée).
Les idéalistes disent que le monde n’est pas une réalité objective,
mais subjective.
Les matérialistes disent que le monde est une réalité objective.
Pour nous démontrer que le monde et les choses n'existent que dans
notre pensée, l'évêque Berkeley les décompose en leurs propriétés (couleur,
grandeur, densité, etc.). Il nous démontre que ces propriétés, qui varient
suivant les individus, ne sont pas dans les choses elles-mêmes, mais dans
l'esprit de chacun de nous. Il en déduit que la matière est un ensemble de
propriétés non objectives, mais subjectives et que, par conséquent, elle
n'existe pas.
Si nous reprenons l'exemple du soleil, Berkeley nous demande si
nous croyons à la réalité objective du disque rouge, et il nous démontre avec
sa méthode de discussion des propriétés, que le soleil n'est pas rouge et n'est
pas un disque. Donc, le soleil n'est pas une réalité objective, car il n'existe
pas par lui-même mais il est une simple réalité subjective, puisqu'il n'existe
que dans notre pensée.
Les matérialistes affirment que le soleil existe quand même, non
parce que nous le voyons comme un disque plat et rouge, car cela, c'est du
réalisme naïf, celui des enfants et des premiers hommes qui n'avaient que leurs
sens pour contrôler la réalité, mais ils affirment que le soleil existe en
invoquant la science. Celle-ci nous permet, en effet, de rectifier les erreurs
que nos sens nous font commettre.
Mais nous devons, dans cet exemple du soleil, poser clairement le
problème.
Avec Berkeley, nous dirons que le soleil n'est pas un disque et
qu'il n'est pas rouge, mais nous n'acceptons pas ses conclusions : la négation
du soleil comme réalité objective.
Nous ne discutons pas des propriétés des choses, mais de leur
existence.
Nous ne discutons pas pour savoir si nos sens nous trompent et
déforment la réalité matérielle, mais si cette réalité existe en dehors de nos
sens.
Eh bien ! Les matérialistes affirment l'existence de cette réalité
en dehors de nous et ils fournissent des arguments qui sont la science
elle-même.
Que font les idéalistes pour nous démontrer qu'ils ont raison ? Ils
discutent sur les mots, font de grands discours, écrivent de nombreuses pages.
Supposons un instant qu'ils aient raison. Si le monde n'existe que
dans notre pensée, le monde n'a donc pas existé avant les hommes? Nous savons
que cela est faux, puisque la science nous démontre que l'homme est apparu très
tard sur la terre. Certains idéalistes nous diront alors qu'avant l'homme il y
avait les animaux et que la pensée pouvait les habiter. Mais nous savons
qu'avant les animaux il existait une terre inhabitable sur laquelle aucune vie
organique n'était possible. D'autres encore nous diront que même si seul
le système solaire existait et que l'homme n'existait pas, la pensée, l'esprit
existaient en Dieu. C'est ainsi que nous arrivons à la forme suprême de
l'idéalisme. Il nous faut choisir entre Dieu et la science. L'idéalisme ne peut
se soutenir sans Dieu, et Dieu ne peut exister sans l'idéalisme.
Voilà donc exactement comment se poser le problème de l'idéalisme
et du matérialisme : Qui a raison ? Dieu ou la science ?
Dieu, c'est un pur esprit créateur de la matière, une affirmation
sans preuve.
La science va nous démontrer par la pratique et l'expérience que le
monde est une réalité objective et va nous permettre de répondre à la question
:
III - Est-il vrai que ce sont nos idées qui créent les choses ?
Prenons, par exemple, un autobus qui passe au moment où nous
traversons la rue en compagnie d'un idéaliste avec qui nous discutons pour
savoir si les choses ont une réalité objective ou subjective et s'il est vrai
que ce sont nos idées qui créent les choses. Il est bien certain que, si nous ne
voulons pas être écrasés, nous ferons bien attention. Donc, dans la pratique,
l'idéaliste est obligé de reconnaître l'existence de l'autobus. Pour lui,
pratiquement, il n'y a pas de différence entre un autobus objectif et un
autobus subjectif, et cela est tellement juste que la pratique fournit la
preuve que les idéalistes, dans la vie, sont matérialistes.
Nous poumons, sur ce sujet, citer de nombreux exemples où nous
verrions que les philosophes idéalistes et ceux qui soutiennent cette
philosophie ne dédaignent pas certaines bassesses « objectives » pour obtenir
ce qui, pour eux, n'est que réalité subjective !
C'est d'ailleurs pourquoi on ne voit plus personne affirmer, comme
Berkeley, que le monde n'existe pas. Les arguments sont beaucoup plus subtils
et plus cachés. (Consultez, comme exemple de la façon d'argumenter des
idéalistes, le chapitre intitulé « La découverte des éléments du monde », dans
le livre de Lénine : Matérialisme et empiriocriticisme, Chap. I, $ 2, n.
31 et suivantes.)
C'est donc, suivant le mot de Lénine, « le critérium de la
pratique» qui nous permettra de confondre les idéalistes.
Ceux-ci, d'ailleurs, ne manqueront pas de dire que la théorie et la
pratique, ce n'est pas pareil, et que ce sont deux choses tout à fait
différentes. Ce n'est pas vrai. Si une conception est juste ou fausse, c'est la
pratique seule qui, par l'expérience, nous le démontrera.
L'exemple de l'autobus montre que le monde a donc une réalité
objective et n'est pas une illusion créée par notre esprit.
Il nous reste à voir maintenant, étant donné que la théorie de
l'immatérialisme de Berkeley ne peut se soutenir devant les sciences ni
résister au critérium de la pratique, si, comme l'affirment toutes les
conclusions des philosophies idéalistes, des religions et des théologies, l'esprit
crée la matière.
IV - Est-il vrai que l'esprit crée la matière ?
Ainsi que nous l'avons vu plus haut, l'esprit, pour les idéalistes,
a sa forme suprême en Dieu. Il est la réponde finale, la conclusion de leur
théorie, et c'est pourquoi le problème esprit-matière se pose en dernière
analyse, de savoir qui, de l'idéaliste ou du matérialiste, a raison, sous la
forme du problème : « Dieu ou la science ».
Les idéalistes affirment que Dieu a existé de toute éternité et
que, n'ayant subi aucun changement, il est toujours le même. Il est l'esprit
pur, pour qui le temps et l'espace n'existent pas. Il est le créateur de la
matière.
Pour soutenir leur affirmation de Dieu, là encore les idéalistes ne
présentent aucun argument.
Pour défendre le créateur de la matière, ils ont recours à un tas
de mystères, qu'un esprit scientifique ne peut pas accepter.
Quand on remonte aux origines de la science et que l'on voit que
c'est au cœur et en raison de leur grande ignorance que les hommes primitifs
ont forgé dans leur esprit l'idée de Dieu, on constate que les idéalistes du
XX° siècle continuent, comme les premiers hommes, à ignorer tout ce qu'un
travail patient et persévérant a permis de connaître. Car, en fin de compte,
Dieu, pour les idéalistes, ne peut pas s'expliquer, et il reste pour eux une
croyance sans aucune preuve. Lorsque les idéalistes veulent nous « prouver » la
nécessité d'une création du monde en disant que la matière n'a pas pu toujours
exister, qu'il a bien fallu qu'elle ait une naissance, ils recourent à un Dieu,
qui, lui, n'a jamais eu de commencement. En quoi cette explication est-elle
plus claire ?
Pour soutenir leurs arguments, les matérialistes, au contraire, se
serviront de la science que les hommes ont développée au fur et à mesure qu'ils
faisaient reculer les « bornes de leur ignorance ».
Or la science nous permet-elle de penser que l'esprit ait créé la
matière ? Non.
L'idée d'une création par un esprit pur est incompréhensible car
nous ne connaissons rien de tel dans l'expérience. Pour que cela fût possible,
il aurait fallu, comme le disent les idéalistes, que l'esprit existât seul
avant la matière, tandis que la science nous démontre que cela n'est pas
possible et que jamais il n'y a d'esprit sans matière. Au contraire, l'esprit
est toujours lié à la matière, et nous constatons plus particulièrement que
l'esprit de l'homme est lié au cerveau qui est la source de nos idées et de
notre pensée. La science ne nous permet pas de concevoir que les idées existent
dans le vide...
Il faudrait donc que l'esprit Dieu, pour qu'il puisse exister, ait
un cerveau. C'est pourquoi nous pouvons dire que ce n'est pas Dieu qui a créé
la matière, donc l'homme, mais que c'est la matière, sous la forme du cerveau
humain, qui a créé l'esprit-Dieu.
Nous verrons plus loin si la science nous donne la possibilité de
croire en un Dieu, ou en quelque chose sur quoi le temps serait sans effet et
pour qui l'espace, le mouvement et le changement n'existeraient pas.
D'ores et déjà, nous pouvons conclure. Dans leur réponse au problème
fondamental de la philosophie :
V - Les matérialistes ont raison et la science prouve leurs affirmations.
Les matérialistes ont raison d'affirmer :
1)
Contre
l'idéalisme de Berkeley et contre les philosophes qui se cachent derrière son
immatérialisme : que le monde et les choses, d'une part, existent bien en
dehors de notre pensée et qu'ils n'ont pas besoin de notre pensée pour exister;
d'autre part, que ce ne sont pas nos idées qui créent les choses, mais que, au
contraire, ce sont les choses qui nous donnent nos idées.
2)
Contre toutes
les philosophies idéalistes, parce que leurs conclusions aboutissent à affirmer
la création de la matière par l'esprit, c'est-à-dire, en dernière instance, à
affirmer l'existence de Dieu et à soutenir les théologies, les matérialistes,
s'appuyant sur les sciences, affirment et prouvent que c'est la matière qui
crée l'esprit et qu'ils n'ont pas besoin de l’ « hypothèse Dieu »
pour expliquer la création de la matière.
Remarque. — Nous devons faire attention à la façon dont les idéalistes
posent les problèmes. Ils affirment que Dieu a créé l'homme quand nous avons vu
que c'est l'homme qui a créé Dieu. Ils affirment aussi, d'autre part, que c'est
l'esprit qui a créé la matière quand nous voyons que c'est, en vérité,
exactement le contraire. Il y a là une manière de renverser les perspectives
que nous devions signaler.
Lectures
·
Lénine : Matérialisme
et empiriocriticisme, p. 52 : « La nature existait-elle avant
l'homme ? »; pp. 62 à 65 : « L'homme pense-t-il avec son cerveau ? »
·
Engels : Ludwig
Feuerbach, « Idéalisme et matérialisme », p.
14.
Chapître V – y a-t-il une troisième philosophie ? L'agnosticisme
I - Pourquoi une troisième philosophie ?
Il peut nous sembler, après ces premiers chapitres, que, somme
toute, il doit être assez facile de nous reconnaître au milieu de tous les
raisonnements philosophiques, puisque, seuls, deux grands courants se partagent
toutes les théories : l'idéalisme et le matérialisme. Et que, de plus, les
arguments qui militent en faveur du matérialisme emportent la conviction de
façon définitive.
Il apparaît donc qu'après quelque examen nous ayons retrouvé le
chemin qui mène vers la philosophie de la raison : le matérialisme.
Mais les choses ne sont pas aussi simples. Ainsi que nous l'avons
déjà signalé, les idéalistes modernes n'ont pas la franchise de l'évêque
Berkeley. Ils présentent leurs idées avec beaucoup plus d'artifice, sous une
forme obscurcie par l'emploi d'une terminologie « nouvelle » destinée à les
faire prendre, par des gens naïfs, pour la philosophie « la plus moderne ».
(Lénine : Matérialisme et empiriocriticisme,
p. 9.)
Nous avons vu qu'à la question fondamentale de la philosophie on
peut donner deux réponses, qui sont totalement opposées, contradictoires et
inconciliables. Ces deux réponses sont très nettes et ne permettent aucune
confusion.
Et, en effet, jusqu'en 1710 environ, le problème était posé ainsi :
d'un côté, ceux qui affirmaient l'existence de la matière en dehors de notre
pensée — c'étaient les matérialistes ; — de l'autre, ceux qui, avec Berkeley,
niaient l'existence de la matière et prétendaient que celle-ci n'existe qu'en
nous, dans notre esprit — c'étaient les idéalistes.
Mais, à cette époque, les sciences progressant, d'autres
philosophes sont alors intervenus, qui essayèrent de départager les idéalistes
et les matérialistes, en créant un courant philosophique qui jetât la confusion
entre ces deux théories, et cette confusion a sa source dans la recherche d'une
troisième philosophie.
II - Argumentation de cette troisième philosophie.
La base de cette philosophie qui fut élaborée après Berkeley, c'est
qu'il est inutile de chercher à connaître la nature réelle des choses et que
nous ne connaîtrons jamais que les apparences.
C'est pourquoi on appelle cette philosophie l'agnosticisme (du grec
a, négation, et gnosticos, capable de connaître ; donc « incapable de
connaître »).
D'après les agnostiques, on ne peut pas savoir si le monde est, au
fond, esprit ou nature. Il nous est possible de connaître l'apparence des
choses, mais nous ne pouvons pas en connaître la réalité.
Reprenons l'exemple du soleil. Nous avons vu qu'il n'est pas, comme
le pensaient les premiers hommes, un disque plat et rouge. Ce disque n'était
donc qu'une illusion, une apparence (l'apparence, c'est l'idée superficielle
que nous avons des choses ; ce n'est pas leur réalité).
C'est pourquoi, considérant que les idéalistes et les matérialistes
se disputent pour savoir si les choses sont matière ou esprit, si ces choses
existent ou non en dehors de notre pensée, s'il nous est possible ou non de les
connaître, les agnostiques disent que l'on peut bien connaître l'apparence,
mais jamais la réalité.
Nos sens; disent-ils, nous permettent de voir et de sentir les
choses, d'en connaître les aspects extérieurs, les apparences ; ces apparences
existent donc pour nous ; elles constituent ce qu'on appelle, en langage
philosophique, la « chose pour nous ». Mais nous ne pouvons pas connaître la
chose indépendante de nous, avec sa réalité qui lui est propre, ce qu'on
appelle la « chose en soi ».
Les idéalistes et les matérialistes, qui discutent continuellement
sur ces sujets, sont comparables à deux hommes qui auraient l'un des lunettes
bleues, l'autre des lunettes rosés, se promèneraient dans la neige et se
disputeraient pour savoir quelle en est la couleur véritable. Supposons que
jamais ils ne puissent retirer leurs lunettes. Pourront-ils un jour connaître
la couleur véritable de la neige ?... Non. Eh bien ! les idéalistes et les
matérialistes qui se disputent pour savoir qui, de l'un ou de l'autre, a
raison, portent des lunettes bleues et rosés. Jamais ils ne connaîtront la
réalité. Ils auront une connaissance de la neige «pour eux » ; chacun la
verra à sa façon, mais jamais ils ne connaîtront la neige « en elle-même ». Tel
est le raisonnement des agnostiques.
III - D'où vient cette philosophie ?
Les fondateurs de cette philosophie sont Hume (1711-1776), qui
était Ecossais, et Kant (1724-1804), un Allemand. Tous les deux ont
essayé de concilier l'idéalisme et le matérialisme.
Voici un passage des raisonnements de Hume cités par Lénine dans
son livre Matérialisme et empiriocriticisme
:
On peut considérer comme évident que les hommes sont enclins par leur instinct naturel... à se fier à leur sens, et que, sans le moindre raisonnement, nous supposons toujours l'existence d'un univers extérieur, qui ne dépend pas de notre perception et qui existerait si même nous étions anéantis avec tous les êtres doués de sensibilité...
Mais cette opinion primordiale et universelle est promptement ébranlée par la philosophie la plus superficielle, qui nous enseigne que rien d'autre que l'image ou la perception ne sera jamais accessible à notre esprit et que les sensations ne sont que des canaux suivis par ces images et ne sont pas en état d'établir elles-mêmes un rapport direct, quel qu'il soit, entre l'esprit et l'objet. La table que nous voyons parait plus petite quand nous nous en éloignons, mais la table réelle, qui existe indépendamment de nous, ne change pas ; notre esprit n'a donc perçu autre chose que l'image de la table. Telles sont les indications évidentes de la raison. (Lénine : Ouvrage cité, p. 14.)
Nous voyons que Hume admet tout d'abord ce qui tombe sous le sens
commun : l’existence d'un « univers extérieur» qui ne dépend pas de nous.
Mais, aussitôt, il se refuse à admettre cette existence comme étant une réalité
objective. Pour lui, cette existence n'est rien d'autre qu'une image, et nos
sens qui constatent cette existence, cette image, sont incapables d'établir un
rapport quel qu'il soit entre l'esprit et l'objet.
En un mot, nous vivons au milieu des choses comme au cinéma, où
nous constatons sur l'écran l'image des objets, leur existence, mais où,
derrière les images elles-mêmes, c'est-à-dire derrière l'écran, il n'y a rien.
Maintenant, si l'on veut savoir comment notre esprit a connaissance
des objets, cela peut être dû
à
l'énergie de notre intelligence même ou à l'action de quelque esprit invisible
et inconnu, ou bien encore à quelque cause moins connue encore. (Idem.)
IV - Ses conséquences.
Voilà une théorie séduisante qui, d'ailleurs, est très répandue.
Nous la retrouvons sous différents aspects, au cours de l'histoire, parmi les
théories philosophiques et, de nos jours, chez tous ceux qui prétendent «
rester neutres et se maintenir dans une réserve scientifique ».
Il nous faut donc examiner si ces raisonnements sont justes et
quelles conséquences en découlent.
S'il nous est vraiment impossible, comme l'affirment les
agnostiques, de connaître la nature véritable des choses et si notre
connaissance se limite à leurs apparences, nous ne pouvons donc pas affirmer
l'existence de la réalité objective, et nous ne pouvons pas savoir si les
choses existent par elles-mêmes. Pour nous, par exemple, l'autobus est une
réalité objective; l'agnostique, lui, nous dit que ce n'est pas certain, qu'on
ne peut pas savoir si cet autobus est une pensée ou une réalité. Il nous
interdit donc de soutenir que notre pensée est le reflet des choses. Nous
voyons que nous sommes là en plein raisonnement idéaliste, car, entre affirmer
que les choses n'existent pas ou bien simplement que l'on ne peut savoir si
elles existent, la différence n'est pas grande !
Nous avons vu que l'agnostique distingue les « choses pour nous »
et les « choses en soi ». L'étude des choses pour nous est donc possible :
c'est la science : mais l'étude des choses en soi est impossible, car nous ne
pouvons pas connaître ce qui existe en dehors de nous.
Le résultat de ce raisonnement est le suivant : l'agnostique
accepte la science ; et, comme on ne peut faire de la science qu'à condition
d'expulser de la nature toute force surnaturelle, devant la science il est
matérialiste.
Mais il s'empresse d'ajouter que, la science ne nous donnant que
des apparences, rien ne prouve, par ailleurs, qu'il n'y ait pas dans la réalité
autre chose que la matière, ou bien même qu'il existe de la matière ou que Dieu
n'existe pas. La raison humaine ne peut rien en savoir et n'a donc pas à s'en
mêler. S'il y a d'autres moyens de connaître les « choses en soi », comme la
foi religieuse, l'agnostique ne veut pas le savoir non plus et ne se reconnaît
pas le droit d'en discuter.
L'agnostique est donc, quant à la conduite de la vie et la
construction de la science, un matérialiste, mais c'est un matérialiste qui
n'ose pas affirmer son matérialisme et qui cherche avant tout à ne pas
s'attirer des difficultés avec les idéalistes, à ne pas entrer en conflit avec
les religions. C'est « un matérialiste honteux ». (Engels : Socialisme
utopique et socialisme scientifique, Introduction,
p. 23. Editions sociales, 1959.)
La conséquence, c'est qu'en doutant de la valeur profonde de la
science, en ne voyant en elle qu'apparences, cette troisième philosophie nous
propose de n'attribuer aucune vérité à la science et de considérer comme
parfaitement inutile de chercher à savoir quelque chose, d'essayer de
contribuer au progrès.
Les agnostiques disent : Autrefois, les hommes voyaient le soleil
comme un disque plat et croyaient que telle était la réalité ; ils se
trompaient. Aujourd'hui, la science nous dit que le soleil n'est pas tel que
nous le voyons, et elle prétend tout expliquer. Nous savons pourtant qu'elle se
trompe souvent, détruisant un jour ce qu'elle a construit la veille. Erreur
hier, vérité aujourd'hui, mais erreur demain. Ainsi, soutiennent les
agnostiques, nous ne pouvons pas savoir ; la raison ne nous apporte aucune
certitude. Et si d'autres moyens que la raison, comme la foi religieuse,
prétendent nous donner des certitudes absolues, ce n'est même pas la science
qui peut nous empêcher d'y croire. En diminuant la confiance en la science,
l'agnosticisme prépare ainsi le retour des religions.
V - Comment réfuter cette « troisième » philosophie ?
Nous avons vu que, pour prouver leurs affirmations, les
matérialistes se servent non seulement de la science, mais aussi de
l'expérience, qui permet de contrôler les sciences. Grâce au « critérium de la
pratique » on peut savoir, on peut connaître les choses.
Les agnostiques nous disent qu'il est impossible d'affirmer que le
monde extérieur existe ou n'existe pas.
Or, par la pratique, nous savons que le monde et les choses
existent. Nous savons que les idées que nous nous faisons des choses sont
fondées, que les rapports que nous avons établis entre les choses et nous sont
réels.
Du moment que nous employons ces objets à notre propre usage d'après les qualités que nous percevons en eux, nous soumettons à une épreuve infaillible l'exactitude ou l'inexactitude de nos perceptions sensorielles. Si ces perceptions sont fausses, l'usage de l'objet qu'elles nous ont suggéré est faux; par conséquent notre tentative doit échouer. Mais si nous réussissons à atteindre notre but, si nous constatons que l'objet correspond à la représentation que nous en avons, qu'il donne ce que nous attendions de son usage, c'est la preuve positive que, dans le cadre de ces limites, nos perceptions de l'objet et de ses qualités concordent avec la réalité en dehors de nous. Et si par contre nous échouons, nous ne sommes généralement pas longs à découvrir la cause de notre insuccès ; nous trouvons que la perception qui a servi de base à notre tentative, ou bien était par elle-même incomplète ou superficielle, ou bien avait été rattachée d'une façon que ne justifiait pas la réalité aux données d'autres perceptions. C'est ce que nous appelons un raisonnement défectueux. Aussi souvent que nous aurons pris le soin d'éduquer et d'utiliser correctement nos sens et de renfermer notre action dans les limites prescrites par nos perceptions correctement obtenues et correctement utilisées, aussi souvent nous trouverons que le résultat de notre action démontre la conformité de nos perceptions avec la nature objective des objets perçus. Jusqu'ici il n'y a pas un seul exemple que les perceptions de nos sens, scientifiquement contrôlées, aient engendré dans notre cerveau des représentations du monde extérieur qui soient, par leur nature même, en désaccord avec la réalité, ou qu'il y ait incompatibilité immanente entre le monde extérieur et les perceptions sensibles que nous en avons. (Engels : Socialisme utopique et socialisme scientifique, Introduction, p. 24.)
Reprenant la phrase d'Engels, nous dirons « la preuve du pudding,
c'est qu'on le mange » (proverbe anglais). S'il n'existait pas, ou s'il n'était
qu'une idée, après l'avoir mangé, notre faim ne serait nullement apaisée. Ainsi
il nous est parfaitement possible de connaître les choses, de voir si nos idées
correspondent à la réalité. Il nous est possible de contrôler les données de la
science par l'expérience et l'industrie qui traduisent en applications
pratiques les résultats théoriques des sciences. Si nous pouvons faire du
caoutchouc synthétique, c'est que la science connaît la « chose en soi » qu'est
le caoutchouc.
Nous voyons donc qu'il n'est pas inutile de chercher à savoir qui a
raison, puisqu'au travers des erreurs théoriques que la science peut commettre,
l'expérience nous donne chaque fois la preuve que c'est bien la science qui a
raison.
VI - Conclusion.
Depuis le XVIII° siècle, chez les différents penseurs qui ont fait
des emprunts plus ou moins grands à l'agnosticisme, nous voyons que cette
philosophie est tiraillée tantôt par l'idéalisme, tantôt par le matérialisme.
Sous couvert de mots nouveaux, comme dit Lénine, prétendant même se servir des
sciences pour étayer leurs raisonnements, ils ne font que créer la confusion
entre les deux théories, permettant ainsi à certains d'avoir une philosophie
commode, qui leur donne la possibilité de déclarer qu'ils ne sont pas
idéalistes parce qu'ils se servent de la science, mais qu'ils ne sont pas non
plus matérialistes, parce qu'ils n'osent pas aller jusqu'au bout de leurs
arguments, parce qu'ils ne sont pas conséquents.
Qu'est-ce donc que l'agnosticisme, dit Engels, sinon un matérialisme honteux ? La conception de la nature qu'a l'agnostique est entièrement matérialiste. Le monde naturel tout entier est gouverné par des lois et n'admet pas l'intervention d'une action extérieure ; mais il ajoute par précaution : « Nous ne possédons pas le moyen d'affirmer ou d'infirmer l'existence d'un être suprême quelconque au delà de l'univers connu. » (Engels: Socialisme utopique et socialisme scientifique, Introduction, p. 23.)
Cette philosophie fait donc le jeu de l'idéalisme et, en fin de
compte, parce qu'ils sont inconséquents dans leurs raisonnements, les
agnostiques aboutissent à l'idéalisme. « Grattez l'agnostique, dit Lénine, vous
trouverez l'idéaliste. »
Nous avons vu que l'on peut savoir qui a raison du matérialisme ou
de l'idéalisme.
Nous voyons maintenant que les théories qui prétendent concilier
ces deux philosophies ne peuvent, en fait, que soutenir l'idéalisme, qu'elles
n'apportent pas une troisième réponse à la question fondamentale de la
philosophie et que, par conséquent, il n'y a pas de troisième
philosophie.
Lectures
·
Lénine : Matérialisme
et Empiriocriticisme, pp. 14 à 16; 170 et 171 ; 100 et 101.
· F. Engels : Ludwig
Feuerbach, p. 16 et sq.
·
F. Engels : Socialisme
utopique et socialisme scientifique, introduction,
pages 23 et 24.
Questions de contrôle
· Introduction
1.
Quelle importance présente l'étude de la philosophie pour le militant ouvrier ?
2.
Quelle importance plus particulière présente pour lui l'étude du matérialisme
dialectique ?
· Chapitre premier
1.
Quel est le problème fondamental de la philosophie ?
2.
Expliquer et corriger la confusion courante à laquelle donnent lieu les mots
idéalisme et matérialisme.
· Chapitre II
Quels
sont les principaux arguments idéalistes ?
· Chapitre III
Quels
sont les points d'opposition entre idéalisme et matérialisme ?
· Chapitre IV
Que
faut-il répondre à ceux qui prétendent que le monde n'existe que dans notre
pensée ?
· Chapitre V
Entre
le matérialisme et l'idéalisme, y a-t-il place pour une troisième philosophie ?
Deuxième partie – le matérialisme philosophique
Chapître premier – la matière et les matérialistes
Après avoir défini :
D'abord, les idées communes à tous les matérialistes, ensuite les
arguments de tous les matérialistes contre les philosophies idéalistes et,
enfin, démontré l'erreur de l'agnosticisme, nous allons tirer les conclusions
de cet enseignement et renforcer nos arguments matérialistes en apportant nos
réponses aux deux questions suivantes :
1° Qu'est-ce que la matière ? 2° Que signifie être matérialiste ?
I - Qu'est-ce que la matière ?
Importance de la question. Chaque fois que nous avons un
problème à résoudre, nous devons poser les questions bien clairement. En fait,
ici, ce n'est pas si simple de donner une réponse satisfaisante. Pour y
parvenir, nous devons faire une théorie de la matière.
En général, les gens pensent que la matière, c'est ce que l’on peut
toucher, ce qui est résistant et dur. Dans l'antiquité grecque, c'est ainsi que
l'on définissait la matière.
Nous savons aujourd'hui, grâce aux sciences, que ce n'est pas
exact.
II - Théories successives de la matière.
(Notre but est de passer en revue le plus simplement possible les
diverses théories relatives à la matière, sans entrer dans des explications
scientifiques.)
En Grèce, on pensait que la matière était une réalité pleine et
impénétrable qui ne pouvait se diviser à l'infini. Un moment arrive, disait-on,
où les morceaux ne sont plus divisibles ; et on a appelé ces particules les
atomes (atome = indivisible). Une table est alors un aggloméré d'atomes. On
pensait aussi que ces atomes étaient différents les uns des autres : il y avait
des atomes lisses et ronds comme ceux de l'huile, d'autres rugueux et crochus,
comme ceux du vinaigre.
C'est Démocrite, un matérialiste de l'antiquité, qui a mis sur pied
cette théorie; c'est lui qui, le premier, a essayé de donner une explication
matérialiste du monde. Il pensait, par exemple, que le corps humain était
composé d'atomes grossiers, que l'âme était un aggloméré d'atomes plus fins et,
comme il admettait l'existence des dieux et qu'il voulait pourtant expliquer
toute chose en matérialiste, il affirmait que les dieux eux-mêmes étaient
composés d'atomes extra-fins.
Au XIX° siècle cette théorie se modifia profondément.
On pensait toujours que la matière se divisait en atomes, que ces
derniers étaient des particules très dures s'attirant les unes les autres. On
avait abandonné la théorie des Grecs, et ces atomes n'étaient plus crochus ou
lisses, mais on continuait à soutenir qu'ils étaient impénétrables,
indivisibles et subissaient un mouvement d'attraction les uns vers les autres.
Aujourd'hui, on démontre que l'atome n'est pas un grain de matière
impénétrable et insécable (c'est-à-dire indivisible), mais qu'il se compose
lui-même de particules nommées électrons tournant à très grande vitesse autour
d'un noyau où se trouve condensée la presque totalité de la masse de l'atome.
Si l'atome est neutre, électrons et noyau ont une charge électrique, mais la
charge positive du noyau est égale à la somme des charges négatives portées par
les électrons. La matière est un aggloméré de ces atomes, et si elle oppose une
résistance à la pénétration, c'est en raison même du mouvement des particules
qui la composent.
La découverte de ces propriétés électriques de la matière, et en
particulier la découverte des électrons, a provoqué au début du XX° siècle un
assaut des idéalistes contre l'existence même de la matière. «L'électron n'a
rien de matériel, prétendaient-ils. Ce n'est rien de plus qu'une charge
électrique en mouvement. S'il n'y a pas de matière dans la charge négative,
pourquoi y en aurait-il dans le noyau positif ? Donc la matière s'est évanouie.
Il n'y a que de l'énergie ! »
Lénine, dans Matérialisme et empiriocriticisme (chap. V),
remit les choses au point en montrant qu'énergie et matière ne sont pas
séparables. L'énergie est matérielle, et le mouvement n'est que le mode
d'existence de la matière. En somme les idéalistes interprétaient à l'envers
les découvertes de la science. Au moment où celle-ci mettait en évidence des
aspects de la matière ignorés jusqu'alors, ils concluaient que la matière
n'existe pas, sous prétexte qu'elle n'est pas conforme à l'idée qu'on s'en
faisait jadis, quand on croyait que matière et mouvement étaient deux réalités
distinctes. (La partie II de ce chapitre a été remaniée avec l'aide de Luce
Langevin et Jean Orcel. Sur les progrès accomplis depuis le début du siècle dans
l'étude de la structure de la matière, voir F. Joliot-Curie : Textes
choisis, Editions sociales, p. 85-89.)
III - Ce qu'est la matière pour les matérialistes.
A ce sujet, il est indispensable de faire une distinction : il
s'agit de voir d'abord :
1. Qu'est-ce
que la matière ?
puis
2.
Comment est la matière ?
La réponse que donnent les matérialistes à la première question,
c'est que la matière est une réalité extérieure, indépendante de l'esprit, et
qui n'a pas besoin de l'esprit pour exister. Lénine dit à ce sujet :
La notion de matière n'exprime que la réalité objective qui nous est donnée dans la sensation. (Lénine : Matérialisme et empiriocriticisme, p. 250.)
Maintenant, à la deuxième question : « Comment est la matière ? »
Les matérialistes disent : « Ce n'est pas à nous de répondre, c'est à la
science. »
La première réponse est invariable de l'antiquité à nos jours.
La deuxième réponse a varié et doit varier parce qu'elle dépend des
sciences, de l'état des connaissances humaines. Ce n'est pas une réponse
définitive.
Nous voyons qu'il est absolument indispensable de bien poser le
problème et de ne pas laisser les idéalistes mélanger les deux questions. Il
faut bien les séparer, montrer que c'est la première qui est la principale et
que notre réponse à son sujet est depuis toujours invariable.
Car l'unique « propriété » de la matière dont l'admission définit le matérialisme philosophique est d'être une réalité objective, d'exister en dehors de notre conscience. (Lénine : Matérialisme et empiriocriticisme, p. 22)
IV - L'espace, le temps, le mouvement et la matière.
Si nous affirmons, parce que nous le constatons, que la matière
existe en dehors de nous, nous précisons aussi :
1.
Que la matière
existe dans le temps et dans l'espace.
2.
Que la matière
est en mouvement.
Les idéalistes, eux, pensent que l'espace et le temps sont des
idées de notre esprit (c'est Kant qui, le premier, l'a soutenu). Pour eux,
l'espace est une forme que nous donnons aux choses, l'espace naît de l'esprit
de l'homme. De même pour le temps.
Les matérialistes affirment, au contraire, que l'espace n'est pas
en nous, mais que c'est nous qui sommes dans l'espace. Ils affirment aussi que
le temps est une condition indispensable au déroulement de notre vie ; et que,
par conséquent, le temps et l'espace sont inséparables de ce qui existe en
dehors de nous, c'est-à-dire de la matière.
... Les formes fondamentales de tout être sont l'espace et le temps, et un être en dehors du temps est une absurdité aussi grande qu'un être en dehors de l'espace. (Friedrich Engels : Anti-Dühring, Editions sociales, 1956, p. 84.)
Nous pensons donc qu'il y a une réalité indépendante de la
conscience. Nous croyons tous que le monde a existé avant nous et qu'il
continuera d'exister après nous. Nous croyons que le monde, pour exister, n'a
pas besoin de nous. Nous sommes persuadés que Paris a existé avant notre
naissance et qu'à moins d'être définitivement rasé il existera après notre
mort. Nous sommes certains que Paris existe, même quand nous n'y pensons pas,
de même qu'il y a des dizaines de milliers de villes que nous n'avons jamais
visitées, dont nous ne connaissons même pas le nom, et qui existent néanmoins.
Telle est la conviction générale de l'humanité. Les sciences ont permis de
donner à cet argument une précision et une solidité qui réduisent à néant
toutes les finasseries idéalistes.
Les sciences de la nature affirment positivement que la terre exista en des états tels que ni l'homme ni aucun être vivant ne l'habitaient et ne pouvaient l'habiter. La matière organique est un phénomène tardif, le produit d'une très longue évolution. (Lénine : ouvrage cité, p. 52.)
Si les sciences nous fournissent donc la preuve que la matière
existe dans le temps et dans l'espace, elles nous apprennent, en même temps,
que la matière est en mouvement. Cette dernière précision, qui nous est fournie
par les sciences modernes, est très importante, car elle détruit la vieille
théorie suivant laquelle la matière serait incapable de mouvement, inerte.
Le mouvement est le mode d'existence de la matière... La matière sans mouvement est aussi inconcevable que le mouvement sans matière. (Friedrich Engels : Anti-Dühring, p. 92.)
Nous savons que le monde dans son état actuel est le résultat, dans
tous les domaines, d'une longue évolution et, par conséquent, le résultat d'un
mouvement lent, mais continu. Nous précisons donc, après avoir démontré
l'existence de la matière, que
l'univers n'est que matière en mouvement, et cette matière en mouvement ne peut se mouvoir autrement que dans l'espace et dans le temps. (Lénine : ouvrage cité, p. 14.)
V - Conclusion.
Il résulte de ces constatations que l'idée de Dieu, l'idée d'un «
pur esprit » créateur de l'univers n'a pas de sens, car un Dieu en dehors de
l'espace et du temps, c'est quelque chose qui ne peut exister.
Il faut partager la mystique idéaliste, par conséquent n'admettre
aucun contrôle scientifique, pour croire en un Dieu existant en dehors du
temps, c'est-à-dire n'existant à aucun moment, et existant en dehors de
l'espace, c'est-à-dire n'existant nulle part.
Les matérialistes, forts des conclusions des sciences, affirment
que la matière existe dans l'espace et à un certain moment (dans le temps). Par
conséquent, l'univers n'a pu être créé, car il aurait fallu à Dieu pour pouvoir
créer le monde un moment qui n'a été à aucun moment (puisque le temps pour Dieu
n'existe pas) et il aurait fallu aussi que de rien sortît le monde.
Pour admettre la création, il faut donc admettre d'abord qu'il y a
un moment où l'univers n'existait pas, ensuite que de rien est sorti quelque
chose, ce que la science ne peut admettre.
Nous voyons que les arguments idéalistes, confrontés avec les
sciences, ne peuvent se soutenir, tandis que ceux des philosophes matérialistes
ne peuvent être séparés des sciences mêmes. Nous soulignons ainsi, une fois de
plus, les rapports intimes qui lient le matérialisme et les sciences.
Lectures
·
F. Engels : Anti-Dühring,
p. 92.
·
Lénine : Matérialisme
et empiriocriticisme, chapitre III, pp. 116 à 119 ;
chapitre V.
Chapître II – Que signifie être matérialiste ?
I - Union de la théorie et de la pratique.
L'étude que nous poursuivons a pour but de faire connaître ce
qu'est le marxisme, de voir comment la philosophie du matérialisme, en devenant
dialectique, s'identifie avec le marxisme. Nous savons déjà qu'un des fondements
de cette philosophie est la liaison étroite entre la théorie et la pratique.
C'est pourquoi, après avoir vu ce qu'est la matière pour les
matérialistes, puis comment est la matière, il est indispensable de dire, après
ces deux questions théoriques, ce que signifie être matérialiste, c'est-à-dire
comment agit le matérialiste. C'est le côté pratique de ces problèmes.
La base du matérialisme, c'est la reconnaissance de l'être comme
source de la pensée. Mais suffit-il de répéter continuellement cela ? Pour être
un vrai partisan du matérialisme conséquent, il faut l'être : 1. dans le
domaine de la pensée ; 2. dans le domaine de l'action.
II - Que signifie être partisan du matérialisme dans le domaine de la pensée ?
Etre partisan du matérialisme dans le domaine de la pensée, c'est,
connaissant la formule fondamentale du matérialisme : l'être produit la pensée,
savoir comment on peut appliquer cette formule.
Quand nous disons : l'être produit la pensée, nous avons là une
formule abstraite, parce que les mots : être et pensée sont des mots abstraits.
L' « être », c'est de l'être en général qu'il s'agit ; la « pensée », c'est de
la pensée en général que l'on veut parler. L'être, ainsi que la pensée en général,
c'est une réalité subjective (voir première partie, chapitre IV,
l'explication de « réalité subjective » et de « réalité objective ») ; cela
n'existe pas : c'est ce qu'on appelle une abstraction. Dire : « l’être
produit la pensée » est donc une formule abstraite, parce que composée
d'abstractions.
Ainsi, par exemple : nous connaissons bien les chevaux, mais si
nous parlons du cheval, c'est du cheval en général que nous voulons parler ; eh
bien ! le cheval en général, c'est une abstraction.
Si nous mettons à la place du cheval, l'homme ou l'être en général,
ce sont encore des abstractions.
Mais si le cheval en général n'existe pas, qu'est-ce qui existe ?
Ce sont les chevaux en particulier. Le vétérinaire qui dirait : « Je soigne le
cheval en général, mais pas le cheval en particulier » ferait rire de lui ; de
même le médecin qui tiendrait les mêmes propos sur les hommes.
L'être en général n'existe donc pas, mais, ce qui existe, ce sont
des êtres particuliers, qui ont des qualités particulières. Il en est de même
de la pensée.
Nous dirons donc que l'être en général, c'est quelque chose
d'abstrait, et que l'être particulier, c'est quelque chose de concret ; ainsi
de la pensée en général et de la pensée particulière.
Le matérialiste est celui qui sait reconnaître dans toutes les
situations, qui sait concrétiser où est l'être et où est la pensée.
Exemple : Le cerveau et nos idées.
Il nous faut savoir transformer la formule générale abstraite en
une formule concrète. Le matérialiste identifiera donc le cerveau comme étant
l'être et nos idées comme étant la pensée. Il raisonnera en disant : c'est le
cerveau (l'être) qui produit nos idées (la pensée). C'est là un exemple simple,
mais prenons l'exemple plus complexe de la société humaine et voyons comment
raisonnera un matérialiste.
La vie de la société est composée (en gros) d'une vie économique et
d'une vie politique. Quels sont les rapports entre la vie économique et la vie
politique ?... Quel est le facteur premier de cette formule abstraite dont nous
voulons faire une formule concrète ?
Pour le matérialiste, le facteur premier, c'est-à-dire l'être,
celui qui donne la vie à la société, c'est la vie économique. Le facteur
second, la pensée qui est créée par l'être, qui ne peut vivre que par lui,
c'est la vie politique.
Le matérialiste dira donc que la vie économique explique la vie
politique, puisque la vie politique est un produit de la vie économique.
Cette constatation, faite ici sommairement, est à la racine de ce
que l'on appelle le matérialisme historique et a été faite, pour la première
fois, par Marx et Engels.
Voici un autre exemple plus délicat : le poète. Il est certain que
de nombreux éléments entrent en ligne de compte pour « expliquer » le
poète, mais, nous voulons ici montrer un aspect de cette question.
On dira généralement que le poète écrit parce qu'il est poussé par
l'inspiration. Est-ce suffisant pour expliquer que le poète écrit ceci plutôt
que cela ? Non. Le poète a certes des pensées dans sa tête, mais c'est aussi un
être qui vit dans la société. Nous verrons que le facteur premier, celui qui
donne sa vie propre au poète, c'est la société, puisque le facteur second, ce
sont les idées que le poète a dans son cerveau. Par conséquent, l'un des
éléments, l'élément fondamental, qui « explique » le poète sera la société,
c'est-à-dire le milieu où il vit dans cette société. (Nous retrouverons le «
poète » quand nous étudierons la dialectique, car nous aurons alors tous les
éléments pour bien étudier ce problème.)
Nous voyons, par ces exemples, que le matérialiste est celui qui
sait appliquer partout et toujours, à chaque moment, et dans tous les cas, la
formule du matérialisme.
III - Comment est-on matérialiste dans la pratique ?
1. Premier aspect de la question.
Nous avons vu qu'il n'y a pas de troisième philosophie et que, si
l'on n'est pas conséquent dans l'application du matérialisme, ou bien on est
idéaliste, ou bien on obtient un mélange d'idéalisme et de matérialisme.
Le savant bourgeois, dans ses études et dans ses expériences, est
toujours matérialiste. Cela est normal, car, pour faire avancer la science, il
faut travailler sur la matière et, si le savant pensait vraiment que la matière
n'existe que dans son esprit, il trouverait inutile de faire des expériences.
Il y a donc plusieurs variétés de savants :
1)
Les savants qui
sont des matérialistes conscients et conséquents. (Voir P. Langevin : La Pensée
et l'action, Editeurs français réunis, Paris.)
2)
Les savants qui
sont matérialistes sans le savoir : c'est-à-dire presque tous, car il est
impossible de faire de la science sans poser l'existence de la matière. Mais,
parmi ces derniers, il faut distinguer :
a) Ceux qui commencent à suivre le matérialisme, mais
qui s'arrêtent, car ils n'osent pas se dire tels : ce sont les agnostiques,
ceux qu'Engels appelle les « matérialistes honteux ».
b) Ensuite les savants, matérialistes sans le savoir et
inconséquents. Ils sont matérialistes au laboratoire, puis, sortis de leur
travail, ils sont idéalistes, croyants, religieux.
En fait, ces derniers n'ont pas su ou pas voulu mettre de l'ordre
dans leurs idées. Ils sont en perpétuelle contradiction avec eux-mêmes. Ils
séparent leurs travaux, forcément matérialistes, de leurs conceptions
philosophiques. Ce sont des « savants », et pourtant, s'ils ne nient pas
expressément l'existence de la matière, ils pensent, ce qui est peu scientifique,
qu'il est inutile de connaître la nature réelle des choses. Ce sont des «
savants » et pourtant ils croient sans aucune preuve à des choses impossibles.
(Voir le cas de Pasteur, de Branly et d'autres qui étaient croyants, tandis que
le savant, s'il est conséquent, doit abandonner sa croyance religieuse.)
Science et croyance s'opposent absolument.
2. Deuxième aspect de la question.
Le matérialisme et l'action : S'il est vrai que le véritable
matérialiste est celui qui applique la formule qui est à la base de cette
philosophie partout et dans tous les cas, il doit faire attention à bien
l'appliquer.
Comme nous venons de le voir, il faut être conséquent, et, pour
être un matérialiste conséquent, il faut transposer le matérialisme dans
l'action.
Etre matérialiste en pratique, c'est agir conformément à la
philosophie en prenant pour facteur premier et le plus important la réalité,
et, pour facteur second, la pensée.
Nous allons voir quelles attitudes prennent ceux qui, sans s'en
douter, tiennent la pensée pour le facteur premier et sont donc à ce moment
idéalistes sans le savoir.
1. Comment appelle-t-on celui qui vit comme s'il était seul au
monde ? L'individualiste. Il vit replié sur lui-même ; le monde extérieur
n'existe que pour lui seul. Pour lui, l'important, c'est lui, c'est sa pensée.
C'est un pur idéaliste, ou ce qu'on appelle un solipsiste. (Voir explication de
ce mot, première partie, chap. II.)
L'individualiste est égoïste, et être égoïste n'est pas une
attitude matérialiste. L'égoïste limite l'univers à sa propre personne.
2. Celui qui apprend pour le plaisir d'apprendre, en
dilettante, pour lui, assimile bien, n'a pas de difficultés, mais garde cela
pour lui seul. Il accorde une importance première à lui-même, à sa pensée.
L'idéaliste est fermé au monde extérieur, à la réalité. Le
matérialiste est toujours ouvert à la réalité ; c'est pourquoi ceux qui suivent
des cours de marxisme et qui apprennent facilement doivent essayer de
transmettre ce qu'ils ont appris.
3. Celui qui raisonne sur toutes choses par rapport à
lui-même subit une déformation idéaliste.
Il dira, par exemple, d'une réunion où il a été dit des choses
désagréables pour lui : « C'est une mauvaise réunion ». Ce n'est pas ainsi
qu'il faut analyser les choses ; il faut juger la réunion par rapport à
l'organisation, à son but, et non pas par rapport à soi-même.
4. Le sectarisme n'est pas non plus une attitude
matérialiste. Parce que le sectaire a compris les problèmes, qu'il est d'accord
avec lui-même, il prétend que les autres doivent être comme lui. C'est donner
encore l'importance première à soi ou à une secte.
5. Le doctrinaire qui a étudié les textes, en a tiré des
définitions, est encore un idéaliste lorsqu'il se contente de citer des textes
matérialistes, lorsqu'il vit seulement avec ses textes, car le monde réel
disparaît alors. Il répète ces formules sans les appliquer dans la réalité. Il
donne l'importance première aux textes, aux idées. La vie se déroule dans sa
conscience sous, forme de textes, et, en général, on constate que le
doctrinaire est aussi sectaire.
Croire que la révolution est une question d'éducation, dire qu'en
expliquant « une bonne fois » aux ouvriers la nécessité de la révolution ils
doivent comprendre et que, s'ils ne veulent pas comprendre, ce n'est pas la peine
d'essayer de faire la révolution, c'est là du sectarisme et non une attitude
matérialiste.
Nous devons constater les cas où les gens ne comprennent pas ;
chercher pourquoi il en est ainsi, constater la répression, la propagande des
journaux bourgeois, radio, cinéma, etc., et chercher tous les moyens possibles
de faire comprendre ce que nous voulons, par les tracts, les brochures, les
journaux, les écoles, etc.
Ne pas avoir le sens des réalités, vivre dans la lune et,
pratiquement, faire des projets en ne tenant aucun compte des situations, des
réalités, est une attitude idéaliste qui accorde l'importance première aux
beaux projets sans voir s'ils sont réalisables ou non. Ceux qui critiquent
continuellement, mais qui ne font rien pour que cela aille mieux, ne proposant
aucun remède, ceux qui manquent de sens critique eux-mêmes, tous ceux-là sont
des matérialistes non conséquents.
IV - Conclusion.
Par ces exemples, nous voyons que les défauts, que l'on peut
constater plus ou moins en chacun de nous, sont des défauts idéalistes. Nous en
sommes atteints parce que nous séparons la pratique de la théorie et que la
bourgeoisie, qui nous a influencés, aime que nous n'attachions pas d'importance
à la réalité. Pour elle, qui soutient l'idéalisme, la théorie et la pratique
sont deux choses tout à fait différentes et sans aucun rapport. Ces défauts
sont donc nuisibles, et nous devons les combattre, car ils profitent, en fin de
compte, à la bourgeoisie. Bref, nous devons constater que ces défauts,
engendrés en nous par la société, par les bases théoriques de notre éducation,
de notre culture, enracinés dans notre enfance, sont l'œuvre de la bourgeoisie
— et nous en débarrasser.
Chapître III – Histoire du matérialisme
Nous avons étudié jusqu'ici ce qu'est le matérialisme en général et
quelles sont les idées communes à tous les matérialistes. Nous allons voir
maintenant comment il a évolué depuis l'antiquité pour aboutir au matérialisme
moderne. En bref, nous allons suivre rapidement l'histoire du matérialisme.
Nous n'avons pas la prétention d'expliquer en si peu de pages les
2.000 ans d'histoire du matérialisme ; nous voulons simplement donner des
indications générales qui guideront les lectures.
Pour bien étudier, même sommairement, cette histoire, il est
indispensable de voir à chaque instant pourquoi les choses se sont déroulées
ainsi. Mieux vaudrait ne pas citer certains noms historiques que de ne pas
appliquer cette méthode. Mais, tout en ne voulant pas encombrer le cerveau de
nos lecteurs, nous pensons qu'il est nécessaire de nommer dans l'ordre
historique les principaux philosophes matérialistes plus ou moins connus d'eux.
C'est pourquoi, pour simplifier le travail, nous allons consacrer
ces premières pages au côté purement historique, puis, dans la deuxième partie
de ce chapitre, nous verrons pourquoi l'évolution du matérialisme a dû subir la
forme de développement qu'elle a connue.
I - Nécessité d'étudier cette histoire.
La bourgeoisie n'aime pas l'histoire du matérialisme, et c'est
pourquoi cette histoire, enseignée dans les livres bourgeois, est tout à fait
incomplète et toujours fausse. On emploie divers procédés de falsification :
1. Ne pouvant ignorer les grands penseurs matérialistes, on les
nomme en parlant de tout ce qu'ils ont écrit, sauf de leurs études
matérialistes, et on oublie de dire qu'ils sont des philosophes matérialistes.
Il y a beaucoup de ces cas d'oubli dans l'histoire de la
philosophie telle qu'on l'enseigne dans les lycées ou à l'Université, et nous
citerons comme exemple Diderot, qui fut le plus grand penseur matérialiste
avant Marx et Engels.
2. Il y a eu, au cours de l'histoire, de nombreux penseurs
qui furent matérialistes sans le savoir ou inconséquents. C'est-à-dire qui,
dans certains de leurs écrits, étaient matérialistes, mais, dans d'autres,
idéalistes : Descartes, par exemple.
Or l'histoire écrite par la bourgeoisie laisse dans l'ombre tout ce
qui, chez ces penseurs, a non seulement influencé le matérialisme, mais donné
naissance à tout un courant de cette philosophie.
3. Puis, si ces deux procédés de falsification ne réussissent
pas à camoufler certains auteurs, on les escamote purement et simplement.
C'est ainsi qu'on enseigne l'histoire de la littérature et de la
philosophie du XVIII° siècle en « ignorant » d'Holbach et Helvétius, qui furent
de grands penseurs de cette époque.
Pourquoi en est-il ainsi ? Parce que l'histoire du matérialisme est
particulièrement instructive pour connaître et comprendre les problèmes du
monde ; et aussi parce que le développement du matérialisme est funeste aux idéologies
qui soutiennent les privilèges des classes dirigeantes.
Ce sont les raisons pour lesquelles la bourgeoisie présente le
matérialisme comme une doctrine n'ayant pas changé, figée depuis vingt siècles,
alors qu'au contraire le matérialisme fut quelque chose de vivant et toujours
en mouvement.
De même que l'idéalisme passa par toute une série de phases de développement, il en est de même du matérialisme. Avec chaque découverte qui fait époque dans le domaine des sciences naturelles, il lui faut modifier sa forme. (Engels : Ludwig Feuerbach, p. 18.)
Nous comprenons mieux maintenant la nécessité d'étudier, même
sommairement, cette histoire du matérialisme. Pour le faire, nous devrons
distinguer deux périodes : i° de l'origine (antiquité grecque) jusqu'à Marx et
Engels; 2° du matérialisme de Marx et Engels à nos jours. (Nous étudierons
cette deuxième partie avec le matérialisme dialectique.)
Nous appelons la première période « matérialisme prémarxiste », et
la deuxième « matérialisme marxiste » ou « matérialisme dialectique ».
II - Le matérialisme prémarxiste.
Rappelons que le matérialisme est une doctrine qui fut toujours
liée aux sciences, qui a évolué et progressé avec les sciences. Lorsque, dans
l'antiquité grecque, aux VI° et V° siècles avant notre ère, les sciences
commencent à se manifester avec les « physiciens », il se forme à ce moment un
courant matérialiste qui attire à lui les meilleurs penseurs et philosophes de
cette époque (Thalès, Anaximène, Héraclite). Ces premiers philosophes seront,
ainsi que le dit Engels, « naturellement dialecticiens ». Ils sont frappés par
le fait que l'on rencontre partout le mouvement, le changement et que les
choses ne sont pas isolées, mais intimement liées les unes aux autres...
Héraclite, que l'on appelle le « père de la dialectique », disait :
Rien
n'est immobile; tout coule; on ne se baigne jamais deux fois dans le même
fleuve, car il n'est jamais, en deux instants successifs, le même : d'un
instant à l'autre, il a changé ; il est devenu autre.
Héraclite, le premier, cherche à expliquer le mouvement, le
changement et voit dans la contradiction les raisons de l'évolution des choses.
Les conceptions de ces premiers philosophes étaient justes, et
pourtant elles ont été abandonnées parce qu'elles avaient le tort d'être
formulées a priori, c'est-à-dire que l'état des sciences de cette époque ne
permettait pas de prouver ce qu'ils avançaient. D'autre part, les conditions
sociales nécessaires à l'épanouissement de la dialectique (nous verrons plus
loin quelles elles sont) n'étaient pas encore réalisées.
Ce n'est que beaucoup plus tard, au XIX° siècle, que les conditions
(sociales et intellectuelles) permettant aux sciences de prouver la justesse de
la dialectique seront réalisées.
D'autres penseurs grecs ont eu des conceptions matérialistes :
Leucippe (V° siècle avant notre ère), qui fut le maître de Démocrite, avait
déjà discuté ce problème des atomes dont nous avons vu la théorie établie par
ce dernier.
Epicure (341-270 avant notre ère), disciple de Démocrite, est un
très grand penseur dont la philosophie a été complètement falsifiée par
l'Eglise au moyen âge. Par haine du matérialisme philosophique, celle-ci a
présenté la doctrine épicurienne comme une doctrine profondément immorale,
comme une apologie des plus basses passions. En réalité, Epicure était un
ascète et sa philosophie vise à donner un fondement scientifique (donc
anti-religieux) à la vie humaine.
Tous ces philosophes avaient conscience que la philosophie était
liée au sort de l'humanité, et nous constatons déjà là, de leur part, une
opposition à la théorie officielle, une opposition au matérialisme.
Mais un grand penseur domine la Grèce antique : c'est Aristote, qui
était plutôt idéaliste. Son influence fut considérable. Et c'est pourquoi nous
devons le citer tout particulièrement. Il a dressé l'inventaire des
connaissances humaines de cette époque, comblé des lacunes créées par les
sciences nouvelles. Esprit universel, il a écrit de nombreux livres sur tous
les sujets. Par l'universalité de son savoir, dont on n'a retenu que les
tendances idéalistes en négligeant ses aspects matérialistes et scientifiques,
il a eu sur les conceptions philosophiques une influence considérable jusqu'à
la fin du moyen âge, c'est-à-dire pendant vingt siècles.
Pendant toute cette période, on a donc suivi la tradition antique,
et on ne pensait que par Aristote. Une répression sauvage sévissait contre ceux
qui pensaient autrement. Malgré tout, vers la fin du moyen âge, une lutte
s'engagea entre les idéalistes qui niaient la matière et ceux qui pensaient
qu'il existait une réalité matérielle.
Aux XI° et XII° siècles, cette dispute se poursuit en France et
surtout en Angleterre.
Au début, c'est dans ce dernier pays principalement que le
matérialisme se développe. Marx a dit :
Le matérialisme est le vrai fils de la Grande-Bretagne. (Marx-Engels : « La Sainte Famille », Etudes philosophiques, Editions sociales, 1961.)
Un peu plus tard, c'est en France que le matérialisme s'épanouira.
En tout cas, nous voyons, aux XV° et XVI° siècles, deux courants se manifester
: l'un, le matérialisme anglais, l'autre le matérialisme français, dont la
réunion contribuera au prodigieux épanouissement du matérialisme au XVIII°
siècle.
Le père authentique du matérialisme anglais et de toute science expérimentale moderne est Bacon. La science de la nature est à ses yeux la vraie science, et la physique, basée sur l'expérience sensible, en est la partie fondamentale la plus noble. (Friedrich Engels : Socialisme utopique et socialisme scientifique, Introduction, p. 20.)
Bacon est célèbre comme fondateur de la méthode expérimentale dans
l'étude des sciences. L'important, pour lui, est d'étudier la science dans le «
grand livre de la nature », et cela est particulièrement intéressant à une
époque où l'on étudie la science dans les livres qu'Aristote avait laissés
quelques siècles auparavant.
Pour étudier la physique, par exemple, voici comment on procédait :
sur un certain sujet, oh prenait les passages écrits par Aristote ; ensuite on
prenait les livres de saint Thomas d'Aquin, qui était un grand théologien, et
on lisait ce que ce dernier avait écrit sur le passage d'Aristote. Le
professeur ne faisait pas de commentaire personnel, disait encore moins ce
qu'il en pensait, mais se reportait à un troisième ouvrage qui répétait
Aristote et saint Thomas. C'était cela la science du moyen âge, qu'on a appelée
la scolastique : c'était une science livresque, parce qu'on étudiait seulement
dans les livres.
C'est contre cette scolastique, cet enseignement figé, que Bacon
réagit en appelant à étudier dans le « grand livre de la nature ».
A cette époque, une question se posait :
D'où viennent nos idées ? d'où viennent nos connaissances ? Chacun
de nous a des idées, l'idée de maison, par exemple. Cette idée nous vient parce
qu'il y a des maisons, disent les matérialistes. Les idéalistes pensent que
c'est Dieu qui nous donne l'idée de maison. Bacon, lui, disait bien que l'idée
n'existait que parce que l'on voyait ou touchait les choses, mais il ne pouvait
pas encore le démontrer.
C'est Locke (1632-1704) qui entreprit de démontrer comment les
idées proviennent de l'expérience. Il montra que toutes les idées viennent de
l'expérience et que seule l'expérience nous donne des idées. L'idée de la
première table est venue à l'homme avant qu'elle existât, parce que, par
expérience, il se servait déjà d'un tronc d'arbre ou d'une pierre comme table.
Avec les idées de Locke, le matérialisme anglais passe en France
dans la première moitié du XVIII° siècle, car, pendant que cette philosophie se
développait d'une façon particulière en Angleterre, un courant matérialiste
s'était formé dans notre pays.
On peut situer à partir de Descartes (1596-1650) la naissance en
France d'un courant nettement matérialiste. Descartes a eu une grande influence
sur cette philosophie, mais, en général, on n'en parle pas !
A cette époque où l'idéologie féodale était très vivante, jusque
dans les sciences, où l'on étudiait de la façon scolastique que nous avons vue,
Descartes entre en lutte contre cet état de fait.
L'idéologie féodale est imprégnée de mentalité religieuse. Elle
considère donc que l'Eglise, représentant Dieu sur la terre, a le monopole de
la vérité. Il en résulte que nul homme ne peut prétendre à la vérité s'il ne
subordonne pas sa pensée aux enseignements de l'Eglise. Descartes bat en brèche
cette conception. Il ne s'attaque certes pas à l'Eglise comme telle, mais il
professe hardiment que tout homme, croyant ou non, peut accéder à la vérité par
l'exercice de sa raison (la « lumière naturelle »)
Descartes déclare dès le début de son Discours de la méthode :
« Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ». Par conséquent, tout
le monde devant la science a les mêmes droits. Et s'il fait, par exemple, une
bonne critique de la médecine de son temps (le Malade imaginaire, de Molière,
est un écho des critiques de Descartes), c'est parce qu'il veut faire une
science qui soit une science véritable, basée sur l'étude de la nature et
rejetant celle enseignée jusqu'à lui, où Aristote et saint Thomas étaient les
seuls « arguments ».
Descartes vivait au commencement du XVIIe siècle ; au siècle
suivant, la Révolution allait éclater, et c'est pourquoi on peut dire de lui
qu'il sort d'un monde qui va disparaître pour entrer dans un monde nouveau,
dans celui qui va naître. Cette position fait que Descartes est un conciliateur
; il veut créer une science matérialiste et, en même temps, il est idéaliste,
car il veut sauver la religion.
Quand, à son époque, on demandait : Pourquoi y a-t-il des animaux
qui vivent ? On répondait suivant les réponses toutes faites de la théologie :
parce qu'il y a un principe qui les fait vivre. Descartes, au contraire,
soutenait que les lois de la vie animale sont simplement de la matière. Il
croyait d'ailleurs et il affirmait que les animaux ne sont pas autre chose que
des machines de chair et de muscles, comme les autres machines sont de fer et
de bois. Il pensait même que les uns et les autres n'avaient pas de sensations
et lorsque, à l'abbaye de Port-Royal, pendant les semaines d'études, des hommes
qui se réclamaient de sa philosophie piquaient des chiens, ils disaient : «
Comme la nature est bien faite, on dirait qu'ils souffrent !... »
Pour Descartes, le matérialiste, les animaux étaient donc des
machines. Mais l'homme, lui, est différent, parce qu'il a une âme, dit
Descartes l'idéaliste...,
Des idées développées et défendues par Descartes vont naître, d'une
part, un courant philosophique nettement matérialiste et, d'autre part, un
courant idéaliste.
Parmi ceux qui continuent la branche cartésienne matérialiste, nous
retiendrons La Mettrie (1709-1751). Reprenant cette thèse de l'animal-machine,
il l'étend jusqu'à l'homme. Pourquoi celui-ci ne serait-il pas une machine ?...
L'âme humaine elle-même, il la voit comme une mécanique où les idées seraient
des mouvements mécaniques.
C'est à cette époque que pénètre en France, avec les idées de
Locke, le matérialisme anglais. De la jonction de ces deux courants va naître
un matérialisme plus évolué. Ce sera :
Ce matérialisme fut défendu par des philosophes qui surent aussi
être des lutteurs et des écrivains admirables ; critiquant continuellement les
institutions sociales et la religion, appliquant la théorie à la pratique et
toujours en lutte contre le pouvoir, ils furent parfois enfermés à la Bastille
ou à Vincennes.
Ce sont eux qui réunirent leurs travaux dans la grande
Encyclopédie, où ils fixent la nouvelle orientation du matérialisme. Ils eurent
d'ailleurs une grande influence, puisque cette philosophie était, comme le dit
Engels, « la conviction de toute la jeunesse cultivée ».
Ce fut même dans l'histoire de la philosophie en France la seule
époque où une philosophie ayant un caractère français devint vraiment
populaire.
Diderot, né à Langres en 1713, mort à Paris en 1784, domine tout ce
mouvement. Ce qu'il faut dire avant tout, et ce que l'histoire bourgeoise ne
dit pas, c'est qu'il fut, avant Marx et Engels, le plus grand penseur
matérialiste. Diderot, a dit Lénine, arrive presque aux conclusions du
matérialisme contemporain (dialectique).
Ce fut un vrai militant ; toujours en bataille contre l'Eglise,
contre l'état social, il connut les cachots. L'histoire écrite par la
bourgeoisie contemporaine l'a beaucoup escamoté. Mais il faut lire les
Entretiens de Diderot et d'Alembert, le Neveu de Rameau, Jacques le
fataliste pour comprendre l'influence énorme de Diderot sur le
matérialisme. (Voir dans la collection « Les Classiques du Peuple », aux
Editions sociales, les textes publiés de Diderot (6 vol.), d'Holbach,
Helvétius, La Mettrie et Morelly et, dans une certaine mesure, ceux de Rousseau
et de Voltaire.)
Dans la première moitié du XIX° siècle, à cause des événements
historiques, nous constatons un recul du matérialisme. La bourgeoisie de tous
les pays fait une grande propagande en faveur de l'idéalisme et de la religion,
car non seulement elle ne veut plus que se propagent les idées progressistes
(matérialistes), mais encore elle a besoin d'endormir les penseurs et les
masses pour se maintenir au pouvoir.
C'est alors que nous voyons en Allemagne Feuerbach affirmer, au
milieu de tous les philosophes idéalistes, ses convictions matérialistes,
en replaçant carrément de nouveau le matérialisme sur le trône. (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, p. 12.)
Développant essentiellement une critique de la religion, il reprend
d'une façon saine et actuelle les bases du matérialisme que l'on avait oubliées
et influence ainsi les philosophes de son époque.
Nous arrivons à cette période du XIX° siècle où l'on constate un
progrès énorme dans les sciences, dû en particulier à ces trois grandes
découvertes : la cellule vivante, la transformation de l'énergie, l'évolution
(de Darwin) (Idem, p. 55-36.), qui vont
permettre à Marx et Engels, influencés par Feuerbach, de faire évoluer le
matérialisme pour nous donner le matérialisme moderne, ou dialectique.
Nous venons de voir, d'une façon tout à fait sommaire, l'histoire
du matérialisme avant Marx et Engels. Nous savons que ceux-ci, s'ils étaient
d'accord avec les matérialistes qui les ont précédés sur de nombreux points
communs, ont juge aussi que l'œuvre de ces derniers présentait par contre de
nombreux défauts et de nombreuses lacunes.
Pour comprendre les transformations apportées par eux au
matérialisme prémarxiste, il est donc absolument nécessaire de rechercher quels
furent ces défauts et ces lacunes, et pourquoi il en fut ainsi.
Autrement dit, notre étude de l'histoire du matérialisme serait
incomplète si, après avoir énuméré les différents penseurs qui ont contribué à
faire progresser le matérialisme, nous ne cherchions pas à savoir comment et
dans quel sens s'est effectuée cette progression et pourquoi elle a subi telle
ou telle forme d'évolution.
Nous nous intéresserons particulièrement au matérialisme du XVIII°
siècle, parce qu'il fut l'aboutissement des différents courants de cette
philosophie.
Nous allons donc étudier quelles étaient les erreurs de ce
matérialisme, quelles furent ses lacunes, mais, comme nous ne devons jamais
voir les choses d'une façon unilatérale, mais au contraire dans leur ensemble,
nous soulignerons aussi quels ont été ses mérites.
Le matérialisme, dialectique à ses débuts, n'a pu continuer à se
développer sur ces bases. Le raisonnement dialectique, à cause de
l'insuffisance des connaissances scientifiques, a dû être abandonné. Il fallait
d'abord créer et développer les sciences.
Il fallait d'abord savoir ce qu'était telle ou telle chose avant de pouvoir étudier les processus. (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, p. 35.)
C'est donc l'union très intime du matérialisme et de la science qui
permettra à cette philosophie de redevenir à nouveau, sur des bases plus
solides et scientifiques, le matérialisme dialectique, celui de Marx et Engels.
Nous retrouverons donc l'acte de naissance du matérialisme à côté
de celui de la science. Mais, si nous retrouvons toujours d'où vient le
matérialisme, nous devons établir aussi d'où vient l'idéalisme.
III - D'où vient l'idéalisme ?
Si, au cours de l'histoire, l'idéalisme a pu exister à côté de la
religion, toléré et approuvé par elle, c'est en vérité qu'il est né et qu'il
provient de la religion.
Lénine a écrit à ce sujet une formule que nous devons étudier. «
L'idéalisme n'est rien d'autre qu'une forme affinée et raffinée de la religion.
» Qu'est-ce que cela veut dire ? Ceci : l'idéalisme sait présenter ses
conceptions beaucoup plus souplement que la religion. Prétendre que l'univers a
été créé par un esprit qui flottait au-dessus des ténèbres, que Dieu est
immatériel, puis, brusquement, comme le fait la religion, déclarer qu'il parle
(par le Verbe) et qu'il a un fils (Jésus), c'est là une série d'idées
présentées brutalement. L'idéalisme, en affirmant que le monde n'existe que
dans notre pensée, dans notre esprit, se présente d'une façon plus cachée. En
fait, nous le savons, cela revient au même quant au fond, mais la forme est
moins brutale, plus élégante. C'est pourquoi l'idéalisme est une forme affinée
de la religion.
Elle est aussi raffinée parce que les philosophes idéalistes
savent, dans les discussions, prévoir les questions, tendre des pièges, comme
Philonoüs au pauvre Hylas, dans les dialogues de Berkeley.
Mais dire que l'idéalisme provient de la religion, c'est simplement
reculer le problème, et nous devons nous demander aussitôt :
IV - D'où vient la religion ?
Engels nous a donné sur ce sujet une réponse très nette : « La
religion naît des conceptions bornées de l'homme. » (Borné est pris ici dans le
sens de limité.)
Pour les premiers hommes, cette ignorance est double : ignorance de
la nature, ignorance d'eux-mêmes. Il faut penser constamment à cette double
ignorance quand on étudie l'histoire des hommes primitifs.
Dans l'antiquité grecque, que nous considérons pourtant déjà comme
une civilisation avancée, cette ignorance nous paraît enfantine, par exemple
quand on voit qu'Aristote pensait que la terre était immobile, qu'elle était le
centre du monde et qu'autour de la terre tournaient des planètes. (Ces
dernières, qu'il voyait au nombre de 46, étaient fixées, comme des clous sur un
plafond, et c'est le tout qui tournait autour de la terre...)
Les Grecs pensaient aussi qu'il existait quatre éléments : l'eau,
la terre, l'air et le feu, et qu'il n'était pas possible de les décomposer.
Nous savons que tout cela est faux, puisque nous décomposons maintenant l'eau,
la terre et l'air et que nous ne considérons pas le feu comme un corps du même
ordre.
Sur l'homme lui-même, les Grecs étaient aussi très ignorants,
puisqu'ils ne connaissaient pas la fonction de nos organes et qu'ils considéraient,
par exemple, le cœur comme le siège du courage !
Si l'ignorance des savants grecs était si grande, eux que nous
considérons déjà comme très avancés, que devait être alors l'ignorance des
hommes qui vivaient des milliers d'années avant eux ? Les conceptions que les
hommes primitifs avaient de la nature et d'eux-mêmes étaient bornées par
l'ignorance. Mais ces hommes essayaient malgré tout d'expliquer les choses.
Tous les documents que nous possédons sur les hommes primitifs nous disent que
ces hommes étaient très préoccupés par les rêves. Nous avons vu, dès le premier
chapitre (Voir chapitre I, § VI.), comment ils avaient résolu cette question
des rêves par la croyance en l'existence d'un « double » de l'homme. Au début,
ils attribuent à ce double une espèce de corps transparent et léger, ayant une
consistance encore matérielle. Ce n'est que beaucoup plus tard que naîtra dans
leur esprit cette conception que l'homme a en lui un principe immatériel qui
survit après la mort, un principe spirituel (le mot vient d'esprit, qui, en
latin, veut dire souffle, le souffle qui s'en va avec le dernier soupir, au
moment où l'on rend l'âme et où le « double » seul subsiste). C'est alors l'âme
qui explique la pensée, le rêve.
Au moyen âge, on avait des conceptions bizarres sur l'âme. On
pensait que, dans un corps gras, on avait une âme mince et, dans un corps
mince, une grande âme ; c'est pourquoi, à cette époque, les ascètes faisaient
de longs et nombreux jeûnes pour avoir une grande âme, pour faire un grand logement
à l'âme.
Ayant admis sous la forme du double transparent, puis sous la forme
de l'âme, principe spirituel, la survie de l'homme après la mort, les hommes
primitifs créèrent les dieux.
Croyant tout d'abord à des êtres plus puissants que les hommes existant
sous une forme encore matérielle, ils en vinrent insensiblement à cette
croyance en des dieux existant sous la forme d'une âme supérieure à la nôtre.
Et c'est ainsi qu'après avoir créé une multitude de dieux ayant chacun sa
fonction définie, comme dans l'antiquité grecque, ils en arrivèrent à cette
conception d'un seul Dieu. Alors fut créée la religion monothéiste actuelle.
(Du grec monos : un seul — et théos : dieu.) Nous voyons bien
ainsi qu'à l'origine de la religion, même sous sa forme actuelle, fut
l'ignorance.
L'idéalisme naît donc des conceptions bornées de l'homme, de son
ignorance ; tandis que le matérialisme, au contraire, naît du recul de ces
bornes.
Nous allons assister au cours de l'histoire de la philosophie à
cette lutte continuelle entre l'idéalisme et le matérialisme. Celui-ci veut
faire reculer les bornes de l'ignorance, et ce sera là une de ses gloires et un
de ses mérites. L'idéalisme, au contraire, et la religion qui l'alimente font
tous leurs efforts pour entretenir l'ignorance et profiter de cette ignorance
des masses pour leur faire admettre l'oppression, l'exploitation économique et
sociale.
V - Les mérites du matérialisme prémarxiste.
Nous avons vu naître le matérialisme chez les Grecs dès qu'il
existe un embryon de science. Suivant ce principe que : quand la science se
développe, le matérialisme se développe, nous constatons au cours de l'histoire
:
1)
Au moyen âge,
un faible développement des sciences, un arrêt du matérialisme.
2)
Aux XVII° et
XVIII° siècles, à un très grand développement des sciences correspond un grand
développement du matérialisme. Le matérialisme français du XVIII° siècle est la
conséquence directe du développement des sciences.
3)
Au XIX° siècle,
nous assistons à de nombreuses et grandes découvertes, et le matérialisme subit
une très grande transformation avec Marx et Engels.
4)
Aujourd'hui,
les sciences progressent énormément et, en même temps, le matérialisme. On voit
les meilleurs savants appliquer dans leurs travaux le matérialisme dialectique.
L'idéalisme et le matérialisme ont donc des origines tout à fait
opposées ; et nous constatons, au cours des siècles, une lutte entre ces deux
philosophies, lutte qui dure encore de nos jours, et qui ne fut pas seulement
académique.
Cette lutte qui traverse l'histoire de l'humanité, c'est la lutte
entre la science et l'ignorance, c'est la lutte entre deux courants. L'un tire
l'humanité vers l'ignorance et la maintient dans cette ignorance, l'autre, au
contraire, tend à l'affranchissement des hommes en remplaçant l'ignorance par
la science.
Cette lutte a pris quelquefois des formes graves, comme au temps de
l'Inquisition où nous pouvons prendre, entre autres, l'exemple de Galilée. Ce
dernier affirme que la terre tourne. C'est là une connaissance nouvelle, qui
est en contradiction avec la Bible et aussi avec Aristote : si la terre tourne,
c'est qu'elle n'est pas le centre du monde, mais simplement un point dans le
monde, et alors il faut élargir les bornes de nos pensées. Que fait-on alors
devant cette découverte de Galilée ?
Pour maintenir l'humanité dans l'ignorance, on institue un tribunal
religieux, et l'on condamne Galilée à faire amende honorable. (Sur le procès de
Galilée, voir P. Labérenne : L'Origine des mondes (E.F.R.).)
Voilà un exemple de lutte entre l'ignorance et la science.
Nous devons donc juger les philosophes et les savants de cette
époque en les situant dans cette lutte de l'ignorance contre la science, et
nous constaterons qu'en défendant la science ils défendaient le matérialisme
sans le savoir eux-mêmes. Ainsi Descartes, par ses raisonnements, a fourni des
idées qui ont pu faire progresser le matérialisme.
Il faut bien voir aussi que cette lutte au cours de l'histoire
n'est pas simplement une lutte théorique, mais une lutte sociale et politique.
Les classes dominantes dans cette bataille sont toujours du côté de
l'ignorance. La science est révolutionnaire et contribue à l'affranchissement
de l'humanité.
Le cas de la bourgeoisie est typique. Au XVIII° siècle, la
bourgeoisie est dominée par la classe féodale ; à ce moment-là, elle est pour
les sciences ; elle mène la lutte contre l'ignorance et nous donne
l'Encyclopédie. (Voir Pages choisies de l'Encyclopédie, « Les Classiques
du peuple », Editions sociales.) Au XX° siècle, la bourgeoisie est la
classe dominante et, dans cette lutte contre l'ignorance et la science, elle
est pour l'ignorance avec une sauvagerie beaucoup plus grande qu'auparavant
(voyez l'hitlérisme).
Nous voyons donc que le matérialisme prémarxiste a joué un rôle
considérable et a eu une importance historique très grande. Au cours de cette
lutte entre l'ignorance et la science il a su développer une conception
générale du monde qui a pu être opposée à la religion, donc à l'ignorance.
C'est grâce aussi à l'évolution du matérialisme, à cette succession de ses
travaux, que les conditions indispensables pour l'éclosion du matérialisme
dialectique ont été réalisées.
VI - Les défauts du matérialisme prémarxiste.
Pour comprendre l'évolution du matérialisme, pour bien voir ses
défauts et ses lacunes, il ne faut jamais oublier que science et matérialisme
sont liés.
Au début, le matérialisme était en avance sur les sciences, et
c'est pourquoi cette philosophie n'a pu d'emblée s'affirmer. Il fallait créer
et développer les sciences pour prouver que le matérialisme dialectique avait
raison, mais cela a demandé plus de vingt siècles. Pendant cette longue
période, le matérialisme a subi l'influence des sciences et particulièrement
l'influence de l'esprit des sciences, ainsi que celle des sciences
particulières les plus développées.
C'est pourquoi
le matérialisme du siècle précédent [c'est-à-dire du XVIII° siècle] était, avant tout, mécaniste, parce que, à cette époque, de toutes les sciences naturelles, seule la mécanique, et encore seulement celle des corps solides, célestes et terrestres, bref, la mécanique de la pesanteur, était arrivée à un certain achèvement. La chimie n'existait encore que dans sa forme enfantine, phlogistique. La biologie était encore dans les langes ; l'organisme végétal et animal n'avait encore été étudié que grossièrement et n'était expliqué que par des causes purement mécaniques ; pour les matérialistes du XVIII° siècle, l'homme était une machine, tout comme l'animal pour Descartes. (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, p. 19.)
Voilà donc ce qu'était le matérialisme issu d'une longue et lente
évolution des sciences après la période « hivernale du moyen âge chrétien
».
La grande erreur a été en cette période de considéra le monde comme
une grande mécanique, de juger toute chose d'après les lois de cette science
qu'on appelle la mécanique. Considérant le mouvement comme un simple mouvement
mécanique, on estimait que les mêmes événements devaient se reproduire
continuellement. On voyait le côté machine des choses, mais on n'en voyait pas
le côté vivant. Aussi appelle-t-on ce matérialisme : mécanique (ou mécaniste).
Voyons un exemple : Comment ces matérialistes expliquaient-ils la
pensée ? De cette façon : « le cerveau sécrète la pensée comme le foie sécrète
la bile » ! C'est un peu simpliste ! Le matérialisme de Marx, au contraire,
donne une série de précisions. Nos pensées ne proviennent pas seulement du
cerveau. Il faut voir pourquoi nous avons certaines pensées, certaines idées,
plutôt que d'autres, et on s'aperçoit alors que la société, l'ambiance, etc., sélectionnent
nos idées. Le matérialisme mécanique considère la pensée comme un simple
phénomène mécanique. Or elle est bien plus !
Cette application exclusive de la mécanique à des phénomènes de nature chimique et organique, chez lesquels les lois mécaniques agissaient assurément aussi, mais étaient rejetées à l'arrière-plan par des lois d'ordre supérieur, constitue une étroitesse spécifique, mais inévitable à cette époque du matérialisme français classique. (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, p. 19.)
Voilà la première grande faute du matérialisme du XVIII° siècle.
Les conséquences de cette erreur étaient qu'il ignorait l'histoire
en général, c'est-à-dire le point de vue du développement historique, du
processus : ce matérialisme considérait que le monde n'évolue pas et qu'il
revient à intervalles réguliers à des états semblables et ne concevait pas plus
une évolution de l'homme et des animaux.
Ce matérialisme... dans son incapacité à considérer le monde en tant que processus, en tant que matière engagée dans un développement historique... correspondait au niveau qu'avaient atteint à l'époque les sciences naturelles et la façon métaphysique (Métaphysique : nous commencerons dans la partie suivante l'étude de la « méthode métaphysique ».), c'est-à-dire antidialectique, de philosopher qui en résultait. On savait que la nature était engagée dans un mouvement perpétuel. Mais ce mouvement, d'après la conception de l'époque, décrivait aussi un cercle perpétuel et, par conséquent, ne bougeait jamais de place ; il produisait toujours les mêmes résultats. (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, p. 19.)
Voilà le deuxième défaut de ce matérialisme.
Sa troisième erreur, c'est qu'il était trop contemplatif ; il ne
voyait pas suffisamment le rôle de l'action humaine dans le monde et dans la
société. Le matérialisme de Marx enseigne que nous ne devons pas seulement
expliquer le monde, mais le transformer. L'homme est dans l'histoire un élément
actif qui peut apporter des changements au monde.
L'action des communistes russes est l'exemple vivant d'une action
capable non seulement de préparer, faire et réussir la révolution, mais, depuis
1918, d'établir le socialisme au milieu de difficultés énormes.
Cette conception de l'action de l'homme, le matérialisme
prémarxiste n'en avait pas conscience. On pensait, à cette époque, que l'homme
est un produit du milieu (Il s'agit évidemment du milieu social.), tandis que
Marx nous enseigne que le milieu est un produit de l'homme et que l'homme est
donc un produit de sa propre activité dans certaines conditions données au
départ. Si l'homme subit l'influence du milieu, il peut transformer le milieu,
la société; il peut donc, par conséquent, se transformer lui-même.
Le matérialisme du XVIII° siècle était donc trop contemplatif,
parce qu'il ignorait le développement historique de toute chose, et cela était
inévitable alors puisque les connaissances scientifiques n'étaient pas assez
avancées pour concevoir le monde et les choses autrement qu'à travers la
vieille méthode de penser : la « métaphysique ».
Lectures
Marx et Engels : « La Sainte Famille », dans Etudes
philosophiques.
Marx : Thèses sur Feuerbach, dans Etudes
philosophiques.
Plékhanov : Essais sur l’histoire du matérialisme
(d'Holbach, Helvétius, Marx). Editions sociales 1957.
Questions de contrôle
· Chapitre premier
Comment Pasteur
pouvait-il être à la fois savant et croyant ?
· Chapitre II
Montrer comment
l'étude dans les livres est à la fois nécessaire et insuffisante.
· Chapitre III
1.
Pourquoi le matérialisme dialectique n'est-il pas né dès l'antiquité?
2.
Indiquer les principaux courants matérialistes depuis l'antiquité grecque
jusqu'au XVIII° siècle.
3. Quels
sont les erreurs et les mérites du matérialisme du XVIII° siècle ?
Devoir écrit
Imaginer un
dialogue sur Dieu entre un idéaliste et un matérialiste.
Troisième partie – Étude de la métaphysique
Chapître unique – En quoi consiste la « méthode métaphysique »
Nous savons que les défauts des matérialistes du XVIII° siècle
proviennent de leur forme de raisonnement, de leur méthode particulière de
recherche que nous avons appelée « méthode métaphysique ». La méthode
métaphysique traduit donc une conception particulière du monde, et nous devons
remarquer que, si au matérialisme prémarxiste nous opposons le matérialisme
marxiste, de même au matérialisme métaphysique nous opposons le matérialisme
dialectique.
C'est pourquoi il nous faut maintenant apprendre ce qu'est cette
méthode « métaphysique » pour examiner ensuite ce qu'est, au contraire, la
méthode dialectique.
I - Les caractères de cette méthode.
Ce que nous allons étudier ici, c'est cette
ancienne méthode de recherche et de pensée que Hegel appelle la méthode « métaphysique ». (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, p. 35.)
Commençons tout de suite par une remarque simple. Qu'est-ce qui
semble le plus naturel à la majorité des gens : le mouvement ou l'immobilité ?
Quel est, pour eux, l'état normal des choses : le repos ou la mobilité?
En général, on pense que le repos existait avant le mouvement et
qu'une chose, pour qu'elle ait pu se mettre en mouvement, était d'abord à
l'état de repos.
La Bible aussi nous dit qu'avant l'univers, qui fut créé par Dieu,
existait l'éternité immobile, c'est-à-dire le repos.
Voici des mots que nous emploierons souvent: repos, immobilité ; et
aussi, mouvement et changement. Mais ces deux derniers mots ne sont pas
synonymes.
Le mouvement, au sens strict du mot, c'est le déplacement. Exemple
: une pierre qui tombe, un train en marche sont en mouvement.
Le changement, au sens propre du mot, c'est le passage d'une forme
à une autre. Exemple : L'arbre qui perd ses feuilles a changé de forme. Mais
c'est aussi le passage d'un état à un autre. Exemple: L'air est devenu
irrespirable : c'est un changement.
Donc, mouvement signifie changement de place, et changement
signifie changement de forme ou d'état. Nous tâcherons de respecter cette
distinction, afin d'éviter la confusion (quand nous étudierons la dialectique,
nous serons d'ailleurs appelés à revoir le sens de ces mots).
Nous venons de voir que, d'une façon générale, on pense que
mouvement et changement sont moins normaux que le repos, et il est certain que
nous avons une sorte de préférence à considérer les choses au repos et sans
changement.
Exemple : Nous avons acheté une paire de chaussures jaunes et au
bout d'un certain temps, après de multiples réparations (remplacement des
semelles et talons, collage de nombreuses pièces), nous disons encore : « Je
vais mettre mes chaussures jaunes », sans nous rendre compte que ce ne
sont plus les mêmes. Pour nous, ce sont toujours les chaussures jaunes que nous
avons achetées à telle occasion et que nous avons payées tel prix. Nous ne
considérerons pas le changement qui est survenu à nos chaussures, elles sont
toujours les mêmes, elles sont identiques. Nous négligeons le changement pour
ne voir que l'identité comme si rien d'important n'était arrivé. C'est là le
Il consiste à préférer l'immobilité au mouvement et l'identité au
changement en face des événements.
De cette préférence, qui constitue le premier caractère de cette
méthode, découle toute une conception du monde. On considère l'univers comme
s’il était figé, dira Engels. Il en sera de même pour la nature, la société et
l'homme. Ainsi on prétend souvent : « II n'y a rien de nouveau sous le soleil
», ce qui veut dire que, depuis toujours, il n'y a eu aucun changement,
l'univers étant resté immobile et identique. On entend aussi souvent par là un
retour périodique aux mêmes événements. Dieu a créé le monde en produisant les
poissons, les oiseaux, les mammifères, etc., et depuis rien n'est changé, le
monde n'a pas bougé. On dit aussi : « Les hommes sont toujours les mêmes »,
comme si les hommes depuis toujours n'avaient pas changé.
Ces expressions courantes sont le reflet de cette conception qui
est profondément enracinée en nous, dans notre esprit, et la bourgeoisie
exploite cette erreur a fond.
Quand on critique le socialisme, un des arguments que l'on donne le
plus volontiers, c'est que l'homme est égoïste et qu'il est nécessaire
qu'une force intervienne pour le contraindre, sinon le désordre régnerait.
C'est là le résultat de cette conception métaphysique qui veut que l'homme ait
à tout jamais une nature fixe qui ne peut pas changer.
Il est bien certain que si brusquement nous avions la possibilité
de vivre en régime communiste, c'est-à-dire si l'on pouvait répartir les
produits immédiatement à chacun selon ses besoins et non pas selon son travail,
ce serait la ruée pour la satisfaction des caprices, et une telle société ne
pourrait pas tenir. Et pourtant, c'est là la société communiste et c'est cela
qui est rationnel. Mais c'est parce que nous avons une conception métaphysique
enracinée en nous que nous nous représentons l'homme futur qui vivra dans un
avenir relativement éloigné, comme semblable à l'homme d'aujourd'hui.
Par conséquent, quand on affirme qu'une société socialiste ou
communiste n'est pas viable parce que l'homme est égoïste, on oublie que
si la société change, l'homme aussi changera.
On entend, chaque jour, sur l'Union soviétique, des critiques qui
nous révèlent les difficultés de compréhension de ceux qui les formulent. Cela
parce qu'ils ont une conception métaphysique du monde et des choses.
Parmi les nombreux exemples que nous pourrions citer, prenons
seulement celui-ci. On nous dit : « Un travailleur, en Union soviétique, touche
un salaire qui ne correspond pas à la valeur totale de ce qu'il produit, il y a
donc une plus-value, c'est-à-dire un prélèvement effectué sur son salaire.
Donc, il est volé. En France, il en est de même, les ouvriers sont exploités ;
il n'y a donc pas de différence entre un travailleur soviétique et un
travailleur français. »
Où est, dans cet exemple, la conception métaphysique ? Elle
consiste à ne pas considérer qu'il y a ici deux types de sociétés et à ne pas
tenir compte des différences entre ces deux sociétés. A croire que du moment
qu'il y a plus-value ici et là-bas, c'est la même chose, sans considérer les
changements qui se sont produits en Ù.R.S.S., où l'homme et la machine n'ont
plus le même sens économique et social qu'en France. Or, dans notre pays, la
machine existe pour produire (au service du patron) et l'homme pour être
exploité. En U.R.S.S., la machine existe pour produire (au service de l'homme)
et l'homme pour jouir du fruit de son travail. La plus-value en France va au
patron ; en U.R.S.S. à l'Etat socialiste, c'est-à-dire à la collectivité sans
exploiteurs. Les choses ont changé.
Nous voyons donc, d'après cet exemple, que les défauts de jugement
proviennent, chez ceux qui sont sincères, d'une méthode métaphysique de pensée,
et, particulièrement, de l'application du premier caractère de cette méthode,
caractère fondamental, qui consiste à sous-estimer le changement et à
considérer de préférence l'immobilité, ou, en un mot, qui, sous le changement,
tend à perpétuer l'identité.
Mais qu'est-ce que cette identité ? Nous avons vu bâtir une maison
qui fut terminée le 1er janvier 1935, par exemple. Le 1er
janvier 1936, ainsi que toutes les années suivantes, nous dirons qu'elle est
identique, parce qu'elle a toujours deux étages, vingt fenêtres, deux portes
sur la façade, etc., parce qu'elle reste toujours elle-même, ne change pas,
n'est pas différente. Donc être identique, c'est rester le même, c'est ne pas
devenir autre. Et pourtant cette maison a changé ! C'est seulement à
première vue, superficiellement, qu'elle est restée la même. L'architecte ou le
maçon, qui voient la chose de plus près, savent bien, eux, que la maison n'est
déjà plus la même une semaine après sa construction : ici, une petite fissure
s'est produite, là une pierre a joué, là la couleur est partie, etc... C'est
donc seulement quand on considère les choses « en gros » qu'elles semblent
identiques. A l'analyse, dans le détail, elles changent sans cesse.
Mais quelles sont les conséquences pratiques du premier
caractère de la méthode métaphysique ?
Comme nous préférons voir l'identité dans les choses, c'est-à-dire
les voir restant elles-mêmes, nous disons par exemple : « La vie c'est la vie,
et la mort c'est la mort. » Nous affirmons que la vie reste la vie, que la mort
reste elle-même, la mort, et c'est tout.
Nous habituant à considérer les choses dans leur identité, nous les
séparons les unes des autres. Dire « une chaise, c'est une chaise » est une
constatation naturelle, mais c'est mettre l'accent sur l'identité et cela veut
dire en même temps : ce qui n'est pas une chaise, c'est une autre chose.
Il est tellement naturel de dire cela que le souligner paraît
enfantin. Dans le même ordre d'idées, nous dirons : « Le cheval est le cheval,
et ce qui n'est pas le cheval est autre chose. » Nous séparons donc bien d'un
côté la chaise, de l'autre le cheval et nous faisons ainsi pour chaque chose.
Nous faisons donc des distinctions, séparant rigoureusement les choses les unes
des autres, et c'est ainsi que nous sommes amenés à transformer le monde en une
collection de choses séparées et c'est là le
Ce que nous venons de dire semble tellement naturel que l'on peut
se demander : pourquoi dire cela ? Nous allons voir que, malgré tout, cela
était nécessaire, car ce système de raisonnement nous entraîne à voir les
choses sous un certain angle.
C'est encore dans les conséquences pratiques que nous allons juger
le deuxième caractère de cette méthode.
Dans la vie courante, si nous considérons les animaux et si nous
raisonnons à leur propos en séparant les êtres, nous ne voyons pas ce qu'il y a
de commun entre ceux de genres et d'espèces différents. Un cheval est un cheval
et une vache, c'est une vache. Entre eux, il n'y a aucun rapport.
C'est le point de vue de l'ancienne zoologie, qui classe les
animaux en les séparant nettement les uns des autres et qui ne voit aucun
rapport entre eux.
C'est là un des résultats de l'application de la méthode
métaphysique.
Comme autre exemple, nous pourrons citer ce fait que la bourgeoisie
veut que la science soit la science ; que la philosophie reste elle-même; de
même pour la politique; et, bien entendu, il n'y a rien de commun, absolument
aucun rapport entre elles trois.
Les conclusions pratiques d'un tel raisonnement, c'est qu'un savant
doit rester un savant et n'a pas à mêler sa science à la philosophie et à la
politique. Il en sera de même pour le philosophe et l'homme d'un parti
politique.
Quand un homme de bonne foi raisonne ainsi, on peut dire qu'il
raisonne en métaphysicien. L'écrivain anglais Wells est allé en Union
soviétique, il y a quelques années, et a rendu visite au grand écrivain,
aujourd'hui disparu, Maxime Gorki. Il lui a proposé de créer un club littéraire
où l'on ne ferait pas de politique, car, dans son esprit, la littérature, c'est
la littérature, et la politique, c est la politique. Gorki et ses amis se sont
mis, paraît-il, à rire et Wells en fut vexé. C'est que Wells voyait et
concevait l'écrivain comme vivant en dehors de la société, tandis que
Gorki et ses amis savaient bien qu'il n'en est pas ainsi dans la vie où, en
vérité, toutes les choses sont liées — qu'on le veuille ou non.
Dans la pratique courante, nous nous efforçons de classer, d'isoler
les choses, de les voir, de les étudier seulement pour elles-mêmes. Ceux qui ne
sont pas marxistes voient l'Etat en général en l'isolant de la société, comme
indépendant de la forme de la société. Raisonner ainsi, isoler l'Etat de la
société, c'est l'isoler de ses rapports avec la réalité.
Même erreur quand on parle de l'homme en l'isolant des autres
hommes, de son milieu, de la société. Si l'on considère aussi la machine pour
elle-même en l'isolant de la société où elle produit, on commet cette erreur de
penser : « Machine à Paris, machine à Moscou ; plus-value ici et là, il n'y a
pas de différence, c'est absolument la même chose. »
C'est pourtant là un raisonnement qu'on peut lire continuellement
et ceux qui le lisent l'acceptent, parce que le point de vue général et
habituel est d'isoler, de diviser les choses. C'est une habitude
caractéristique de la méthode métaphysique.
Après avoir donné notre préférence à considérer les choses comme
immobiles et ne changeant pas, nous les avons classées, cataloguées, créant
ainsi entre elles des divisions qui nous font oublier les rapports qu'elles
peuvent avoir les unes avec les autres.
Cette façon de voir et de juger nous entraîne à croire que ces
divisions existent une fois pour toutes (un cheval, c'est un cheval) et
qu'elles sont absolues, infranchissables et éternelles. Voila le troisième
caractère de la méthode métaphysique.
Mais il nous faut faire attention quand nous parlons de cette
méthode; car, lorsque nous, marxistes, nous disons que dans la société
capitaliste il y a deux classes, la bourgeoisie et le prolétariat, nous faisons
aussi des divisions qui peuvent sembler s'apparenter au point de vue métaphysique.
Seulement, ce n'est pas simplement par le fait d'introduire des divisions que
l'on est métaphysicien, c'est par la manière, la façon dont on établit les
différences, les rapports qui existent entre ces divisions.
La bourgeoisie, par exemple, quand nous disons qu'il y a dans la
société deux classes, pense aussitôt qu'il y a des riches et des pauvres. Et,
bien entendu, elle nous dira : « II y a toujours eu des riches et des pauvres
».
« II y a toujours eu » et « il y aura toujours », c'est là une façon
métaphysique de raisonner. On classe pour toujours les choses indépendamment
les unes des autres, et on établit entre elles des cloisons, des murs
infranchissables.
On divise la société en riches et en pauvres, au lieu de constater
l'existence de la bourgeoisie et du prolétariat et, si même on admet cette
dernière division, on les considère en dehors de leurs rapports mutuels,
c'est-à-dire de la lutte des classes. Quelles sont les conséquences pratiques
de ce troisième caractère, qui établit entre les choses des barrières
définitives ? C'est qu'entre un cheval et une vache il ne peut y avoir aucun
lien de parenté. Il en sera de même pour toutes les sciences et pour tout ce
qui nous entoure. Nous verrons plus loin si cela est juste, mais il nous reste à
examiner quelles sont les conséquences de ces trois différents caractères que
nous venons de décrire et ce sera le
Il découle de tout ce que nous venons de voir que lorsque nous
disons : « La vie, c'est la vie ; et la mort, c'est la mort », nous affirmons
qu'il n'y a rien de commun entre la vie et la mort. Nous les classons bien à
part l'une de l'autre en voyant la vie et la mort chacune pour elle-même, sans
voir les rapports qui peuvent exister entre elles. Dans ces conditions, un
homme qui vient de perdre la vie doit être considéré comme une chose morte, car
il est impossible qu'il soit à la fois vivant et mort, puisque la vie et la
mort s'excluent mutuellement.
En considérant les choses comme isolées, définitivement différentes
les unes des autres, nous arrivons à les opposer les unes aux autres.
Nous voilà au quatrième caractère de la méthode métaphysique, qui
oppose les contraires les uns aux autres et qui affirme que deux choses
contraires ne peuvent exister en même temps.
En effet, dans cet exemple de la vie et de la mort, il ne peut y
avoir de troisième possibilité. Il nous faut absolument choisir l'une ou
l'autre des possibilités que nous avons distinguées. Nous considérons qu'une
troisième possibilité serait une contradiction, que cette contradiction est une
absurdité et, par conséquent, une impossibilité.
Le quatrième caractère de la méthode métaphysique est
donc l'horreur de la contradiction.
Les conséquences pratiqués de ce raisonnement, c'est que, lorsque
l'on parle de démocratie et de dictature, par exemple, eh bien ! le point de
vue métaphysique demande qu'une société choisisse entre les deux : parce que la
démocratie, c'est la démocratie, et la dictature, c'est la dictature. La
démocratie n'est pas la dictature; et la dictature n'est pas la démocratie. Il
nous faut choisir, sans quoi nous sommes en face d'une contradiction, d'une
absurdité, d'une impossibilité.
L'attitude marxiste est toute différente.
Nous pensons, nous, au contraire, que la dictature du prolétariat,
par exemple, c'est à la fois la dictature de la masse et la démocratie pour la
masse des exploités.
Nous pensons que la vie, celle des êtres vivants, n'est possible
que parce qu'il y a une lutte perpétuelle entre les cellules et que, continuellement,
les unes meurent pour être remplacées par d'autres. Ainsi, la vie contient en
elle de la mort. Nous pensons que la mort n'est pas aussi totale et séparée de
la vie que le pense la métaphysique, car sur un cadavre toute vie n'a pas
complètement disparu, puisque certaines cellules continuent à vivre un certain
temps et que de ce cadavre naîtront d'autres vies.
II - Mise au point.
Nous voyons donc que les différents caractères de la méthode
métaphysique nous obligent à considérer les choses sous un certain angle et
nous entraînent à raisonner d'une certaine façon. Nous constatons que cette
manière d'analyser possède une certaine « logique » que nous étudierons plus
loin et nous constatons aussi que cela correspond beaucoup à la façon de voir,
de penser, d'étudier, d'analyser que l'on rencontre en général.
On commence — et cette énumération va nous permettre de nous
résumer — par
1)
Voir les choses
dans leur immobilité, dans leur identité.
2)
Séparer les
choses les unes des autres, les détacher de leurs rapports mutuels.
3)
Etablir entre
les choses des divisions éternelles, des murs infranchissables.
4)
Opposer les
contraires, en affirmant que deux choses contraires ne peuvent exister en même
temps.
Nous avons vu, quand nous avons examiné les conséquences pratiques de
chaque caractère, que rien de cela ne correspondait à la réalité.
Est-ce que le monde est conforme à cette conception ? Est-ce que
les choses sont immobiles et sans changement dans la nature ? Non. Nous
constatons que tout change et nous voyons le mouvement. Donc, cette conception
n'est pas d'accord avec les choses elles-mêmes. C'est évidemment la nature qui
a raison, et c'est cette conception qui est erronée.
Nous avons défini, dès le début, la philosophie comme voulant
expliquer l'univers, l'homme, la nature, etc. Les sciences étudiant les
problèmes particuliers, la philosophie est, nous avons dit, l'étude des
problèmes les plus généraux rejoignant et prolongeant les sciences.
Or, la vieille méthode de penser « métaphysique » qui s'applique à
tous les problèmes est aussi une conception philosophique qui considère
l'univers, l'homme et la nature d'une façon tout à fait particulière.
Pour le métaphysicien, les choses et leurs reflets dans la pensée, les concepts, sont des objets d'études isolés, à considérer l'un après l'autre et l'un sans l'autre, fixes, rigides, donnés une fois pour toutes. Il ne pense qu'en antithèses sans moyen terme. Il dit : oui, oui, non, non, et ce qui va au delà ne vaut rien. Pour lui, ou bien une chose existe ou bien elle n'existe pas ; une chose ne peut pas être à la fois elle-même et une autre. Le positif et le négatif s'excluent absolument; la cause et l'effet s'opposent de façon tout aussi rigide. (Friedrich Engels : Anti-Dühring, p. 53.)
La conception métaphysique considère donc « l'univers comme un
ensemble de choses figées ». Nous allons étudier, pour bien saisir cette façon
de penser, comment elle conçoit la nature, la société, la pensée.
III - La conception métaphysique de la nature.
La métaphysique considère la nature comme un ensemble de choses
définitivement fixées.
Mais il y a deux façons de considérer les choses ainsi.
La première manière considère que le monde est absolument immobile,
le mouvement n'étant qu'une illusion de nos sens. Si nous enlevons cette
apparence de mouvement, la nature ne bouge pas.
Cette théorie fut défendue par une école de philosophes grecs que
l'on appelle les Eléates. Cette conception simpliste est tellement en
contradiction violente avec la réalité qu'elle n'est plus soutenue de nos
jours.
La deuxième manière de considérer la nature comme un ensemble de
choses figées est beaucoup plus subtile. On ne dit pas que la nature est
immobile, on veut bien qu'elle bouge, mais on affirme qu'elle est animée d'un
mouvement mécanique. Ici, la première manière disparaît; on ne nie plus le
mouvement, et cela paraît ne pas être une conception métaphysique. On appelle
cette conception « mécaniste » (ou le « mécanisme »).
Elle constitue une erreur que l'on commet très souvent et que nous
retrouvons chez les matérialistes des XVIIe et XVIII° siècles. Nous avons vu
qu'ils ne considèrent pas la nature comme immobile, mais en mouvement,
seulement, pour eux, ce mouvement est simplement un changement mécanique, un
déplacement.
Ils admettent tout l'ensemble du système solaire (la terre tourne
autour du soleil), mais ils pensent que ce mouvement est purement mécanique,
c'est-à-dire un pur changement de place, et ils considèrent ce mouvement
seulement sous cet aspect.
Mais les choses ne sont pas si simples. Que la terre tourne, c'est
certes un mouvement mécanique, mais elle peut, tout en tournant, subir des
influences, se refroidir par exemple. Il n'y a donc pas seulement un
déplacement, il y a aussi d'autres changements qui se produisent.
Ce qui caractérise donc cette conception, dite « mécaniste », c'est
que l'on considère seulement le mouvement mécanique.
Si la terre tourne sans cesse et qu'il ne lui arrive rien de plus,
la terre change de place, mais la terre elle-même ne change pas; elle reste
identique à elle-même. Elle ne fait que continuer, avant nous comme après nous,
de tourner toujours et toujours. Ainsi tout se passe comme si rien ne s'était
passé. Nous voyons donc qu'admettre le mouvement, mais faire de celui-ci un pur
mouvement mécanique, c'est une conception métaphysique, car ce mouvement est
sans histoire.
Une montre ayant des organes parfaits, construite avec des
matériaux inusables, marcherait éternellement sans changer en rien, et la
montre n'aurait pas d'histoire. C'est une telle conception de l'univers qu'on
retrouve constamment chez Descartes. Il cherche à réduire à la mécanique toutes
les lois physiques et physiologiques. Il n'a aucune idée de la chimie (voir son
explication de la circulation du sang), et sa conception mécanique des choses
sera encore celle des matérialistes du XVIII° siècle.
(Nous ferons une exception pour Diderot, qui est moins purement
mécaniste, et qui, dans certains écrits, entrevoit la conception dialectique.)
Ce qui caractérise les matérialistes du XVIII° siècle, c'est qu'ils
font de la nature un mécanisme d'horlogerie.
S'il en était vraiment ainsi, les choses reviendraient
continuellement au même point sans laisser de trace, la nature resterait
identique à elle-même, ce qui est bien le premier caractère de la méthode
métaphysique.
IV - La conception métaphysique de la société.
La conception métaphysique veut que rien ne change dans la société.
Mais, en général, on ne présente pas cela tel quel. On reconnaît qu'il se
produit des changements, comme, par exemple, dans la production lorsque, à
partir des matières brutes, on produit des objets finis ; dans la politique, où
les gouvernements se succèdent les uns aux autres. Les gens reconnaissent tout
cela, mais ils considèrent le régime capitaliste comme définitif, éternel, et
le comparent même parfois à une machine.
C'est ainsi que l'on parle de la machine économique qui se détraque
parfois, mais que l'on veut réparer pour la conserver. Cette machine
économique, on veut qu'elle puisse continuer à distribuer, comme un appareil
automatique, aux uns des dividendes, aux autres la misère.
On parle aussi de la machine politique, qui est le régime
parlementaire bourgeois, et on ne lui demande qu'une chose: c'est, tantôt à
gauche, tantôt à droite, de fonctionner pour conserver au capitalisme ses
privilèges.
Voilà dans cette façon de considérer la société une conception
mécaniste, métaphysique.
S'il était possible que cette société, dans laquelle fonctionnent
tous ces rouages, poursuive ainsi sa marche continuellement, elle ne laisserait
pas de trace et, par conséquent, pas de suite dans l'histoire.
Il y a aussi une conception mécaniste très importante qui vaut pour
tout l'univers, mais surtout pour la société, qui consiste à répandre l'idée
d'une marche régulière et d'un retour périodique des mêmes événements, sous la
formule: « l'histoire est un perpétuel recommencement ».
Il faut constater que ces conceptions sont très répandues. On ne
nie pas vraiment le mouvement et le changement, qui existent et que l'on
constate dans la société, mais on falsifie le mouvement lui-même en le
transformant en simple mécanisme.
V - La conception métaphysique de la pensée.
Quelle est, autour de nous, la conception que l'on se fait de la
pensée ?
Nous croyons que la pensée humaine est et fut éternelle. Nous
croyons que si les choses ont changé, notre façon de raisonner est la même que
celle de l'homme qui vivait il y a un siècle. Nos sentiments, nous les
considérons comme étant les mêmes que ceux des Grecs, la bonté et l'amour comme
ayant toujours existé ; c'est ainsi que l'on parle de l'« amour éternel ». Il
est très courant de croire que les sentiments humains n'ont pas changé.
C'est ce qui fait dire et écrire, par exemple, qu'une société ne
peut exister sans avoir une autre base que l'enrichissement individuel et
égoïste. C'est pourquoi aussi on entend souvent dire que les « désirs des
hommes sont toujours les mêmes ».
Nous pensons souvent ainsi. Beaucoup trop souvent. Dans le
mouvement de la pensée comme dans tous les autres, nous laissons pénétrer la
conception métaphysique. C'est parce que, à la base de notre éducation, se
trouve cette méthode,
cette manière de penser qui nous paraît au premier abord extrêmement plausible, parce qu'elle est celle de ce qu'on appelle le sens commun. (Friedrich Engels : Anti-Dühring, p. 53.)
Il en résulte que cette façon de voir, cette façon de penser
métaphysique n'est pas seulement une conception du monde, mais aussi une
manière de procéder pour penser.
Or, s'il est relativement facile de rejeter les raisonnements
métaphysiques, il est, par contre, plus difficile de se défaire de la méthode
de penser métaphysique. A ce sujet, nous devons apporter une précision. Nous
appelons la façon dont nous voyons l'univers : une conception ; et la façon
dont nous cherchons les explications : une méthode.
Exemples : a) Les changements que nous voyons dans la société sont
seulement apparents, ils renouvellent ce qui a déjà été. Voilà une «
conception ».
b) Lorsque l'on recherche dans l'histoire de la société ce
qui a déjà eu lieu pour en conclure « il n'y a rien de nouveau sous le soleil
», voilà ce qu'est la « méthode ».
Et nous constatons que la conception inspire et détermine la
méthode. Bien évidemment, une fois inspirée par la conception, la
méthode réagit à son tour sur celle-ci, en la dirigeant, en la guidant.
Nous avons vu ce qu'est la conception métaphysique ; nous allons
voir quelle est sa méthode de recherche. Elle s'appelle la logique.
VI - Qu'est-ce que la logique ?
On dit de la « logique » que c'est l'art de bien penser.
Penser conformément à la vérité, c'est penser suivant les règles de la logique.
Quelles sont ces règles ? Il y a trois grandes règles principales
qui sont :
1)
Le principe
d'identité : c'est, nous l'avons déjà vu, la règle qui veut qu'une chose
soit identique à elle-même, ne change pas (le cheval est le cheval).
2)
Le principe de
non-contradiction : une chose ne peut pas être en même temps elle-même et son
contraire. Il faut choisir (la vie ne peut pas être la vie et la mort).
3)
Principe du
tiers exclu — ou exclusion du troisième cas, ce qui veut dire : entre deux
possibilités contradictoires, il n'y a pas place pour une troisième. Il faut
choisir entre la vie et la mort, il n'y a pas de troisième possibilité.
Donc, être logique, c'est bien penser. Bien penser, c'est ne pas
oublier d'appliquer ces trois règles.
Nous reconnaissons là des principes que nous avons étudiés et qui
proviennent de la conception métaphysique.
Logique et métaphysique sont, par conséquent, intimement liées; la
logique est un instrument, une méthode de raisonnement qui procède en classant
chaque chose d'une façon bien déterminée, qui oblige, par conséquent, à voir
les choses comme étant identiques à elles-mêmes, qui, ensuite, nous met dans.
l'obligation de choisir, de dire oui ou non, et, en conclusion, qui exclut
entre deux cas, la vie et la mort par exemple, une troisième possibilité.
Lorsque l'on dit :
« Tous les hommes sont mortels ; ce camarade est un homme ; donc ce
camarade est mortel », nous avons ce qu'on appelle un syllogisme (c'est la
forme typique du raisonnement logique). Nous avons, en raisonnant ainsi,
déterminé la place du camarade, nous avons fait un classement.
Notre tendance d'esprit, quand nous rencontrons un homme ou une
chose, c'est de nous dire : Où faut-il le classer ? Notre esprit ne se pose que
ce seul problème. Nous voyons les choses comme des cercles ou des boîtes de
différentes dimensions, et notre préoccupation est de faire entrer ces cercles
ou ces boîtes les uns dans les autres, et dans un certain ordre.
Dans notre exemple, nous déterminons d'abord un grand cercle qui
contient tous les mortels ; ensuite un cercle plus petit qui contient tous les
hommes ; et ensuite seulement ce camarade.
Si nous voulons les classer, nous ferons ensuite, suivant une
certaine « logique », entrer les cercles les uns dans les autres.
La conception métaphysique est donc construite avec la logique et
le syllogisme. Un syllogisme est un groupe de trois propositions ; les deux
premières sont appelées prémisses, ce qui veut dire « envoyées devant » ; et la
troisième est la conclusion. Autre exemple : « En Union soviétique, avant la
dernière Constitution, existait la dictature du prolétariat. La dictature,
c'est la dictature. En U.R.S.S. c'est la dictature. Donc, il n'y avait aucune
différence entre l'U.R.S.S., l'Italie et l'Allemagne, pays de dictature. »
On ne regarde pas ici pour qui et sur qui s'exerce la dictature, de
même que lorsque l'on vante la démocratie bourgeoise, on ne dit pas pour le
profit de qui s'exerce cette démocratie.
C'est ainsi que l'on arrive à poser les problèmes, à voir les
choses et le monde social comme faisant partie de cercles séparés et à faire
entrer les cercles les uns dans les autres.
Ce sont certes là des questions théoriques, mais qui entraînent une
façon d'agir dans la pratique. C'est ainsi que nous pouvons citer ce malheureux
exemple de l'Allemagne de 1919, où la social-démocratie, pour maintenir la
démocratie, a tué la dictature du prolétariat sans voir qu'en agissant ainsi
elle laissait subsister le capitalisme et donnait prise au nazisme.
Voir et étudier les choses séparément, c'est ce que firent la
zoologie et la biologie, jusqu'au moment où l'on a vu et compris qu'il existait
une évolution des animaux et des plantes. Auparavant, on classait tous les
êtres en pensant que, depuis toujours, les choses avaient été ce qu'elles
étaient.
Et, en effet..., jusqu'à la fin du siècle dernier, la science de la nature fut surtout une science d'accumulation, une science de choses faites une fois pour toutes. (. Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, p. 35.)
Mais pour terminer il nous faut donner
VII - L'explication du mot : « métaphysique ».
Il y a dans la philosophie une partie importante que l'on appelle
la métaphysique. Mais elle n'a une telle importance que dans la philosophie
bourgeoise, puisqu'elle s'occupe de Dieu et de l'âme. Tout y est éternel. Dieu
est éternel, ne changeant pas, restant identique à lui-même ; l'âme aussi. Il
en est de même du bien, du mal, etc., tout cela étant nettement défini,
définitif et éternel. Dans cette partie de la philosophie que l'on appelle la
métaphysique, on voit donc les choses comme un ensemble figé et l'on procède
dans le raisonnement par opposition : on oppose l'esprit à la matière, le bien
au mal, etc., c'est-à-dire on raisonne par opposition des contraires entre eux.
On appelle cette manière de raisonner, de penser, cette conception
: « métaphysique », parce qu'elle traite des choses et des idées qui se
trouvent en dehors de la physique comme Dieu, la bonté, l'âme, le mal, etc.
Métaphysique vient du grec meta, qui veut dire « au-delà », et de physique,
science des phénomènes du monde. Donc, la métaphysique, c'est ce qui s'occupe
de choses situées au-delà du monde.
C'est aussi à cause d'un accident historique que l'on appelle cette
conception philosophique « métaphysique ». Aristote, qui a fait le premier
traité de logique (celui dont on se sert encore), a beaucoup écrit. Après sa
mort, ses disciples ont classé ses écrits; ils ont fait un catalogue et, après
un écrit intitulé Physique, ils ont trouvé un écrit sans titre, qui traitait
des choses de l'esprit. Ils l'ont classé en l'appelant Après la physique,
en grec : Métaphysique.
Insistons, en conclusion, sur le lien qui existe entre les trois
termes que nous avons étudiés :
La métaphysique, le mécanisme, la logique. Ces trois disciplines se
présentent toujours ensemble et s'appellent l'une l'autre. Elles forment
un système et ne peuvent se comprendre que l'une par l'autre.
Questions de contrôle
1)
Montrer,
à l'aide d'exemples, que nous sommes habitués à considérer les choses dans leur
immobilité.
2)
Donner
des exemples de conception métaphysique du monde.
3)
Qu'est-ce que le mécanisme et pourquoi est-il métaphysique ?
4)
Qu'est-ce que la logique ?
5)
Quels
sont les caractères de la conception et de la méthode métaphysique ?
Devoir écrit
Peut-on être
métaphysicien et révolutionnaire ?
Quatrième partie - Étude de la dialectique
Chapître premier - Introduction à l’étude de la dialectique
I - Précautions préliminaires.
Quand on parle de la dialectique, c'est parfois avec mystère et en
la présentant comme quelque chose de compliqué. Connaissant mal ce que c'est,
on en parle aussi à tort et à travers. Tout cela est regrettable et fait
commettre des erreurs qu'il faut éviter.
Pris dans son sens étymologique, le terme de dialectique signifie
simplement l’art de discuter, et c'est ainsi que l'on entend souvent dire d'un
homme qui discute longuement, et même aussi par extension de celui qui parle
bien : c'est un dialecticien !
Ce n'est pas dans ce sens que nous allons étudier la dialectique.
Elle a pris, au point de vue philosophique, une signification spéciale.
La dialectique, dans son sens philosophique, contrairement à ce que
l'on pense, est à la portée de tous, car c'est une chose très claire et sans
mystère.
Mais si la dialectique peut être comprise de tout le monde, elle a
tout de même ses difficultés; et voici comment nous devons les comprendre.
Parmi les travaux manuels, certains sont simples, d'autres sont
plus compliqués. Faire des caisses d'emballage, par exemple, est un travail
simple. Monter un appareil de T.S.F., au contraire, représente un travail
demandant beaucoup d'habileté, de la précision, de la souplesse des doigts.
Les mains et les doigts sont pour nous des instruments de travail.
Mais la pensée est aussi un instrument de travail. Et si nos doigts ne font pas
toujours un travail de précision, il en est de même de notre cerveau.
Dans l'histoire du travail humain, l'homme, au début, ne savait
faire que des travaux grossiers. Le progrès dans les sciences a permis des
travaux plus précis.
Il en est exactement de même pour l'histoire de la pensée. La
métaphysique est cette méthode de pensée qui n'est capable, comme nos doigts,
que de mouvements grossiers (comme de clouer les caisses ou de tirer les
tiroirs de la métaphysique).
La dialectique diffère de cette méthode parce qu'elle permet une
plus grande précision. Ce n'est rien d'autre qu'une méthode de pensée de grande
précision.
L'évolution de la pensée a été la même que celle du travail manuel.
C'est la même histoire, et il n'y a aucun mystère, tout est clair dans cette
évolution.
Les difficultés que nous rencontrons proviennent de ce que, jusqu'à
vingt-cinq ans, nous clouons des caisses et que, subitement, on nous place
devant des appareils de T.S.F. pour en faire le montage. Il est certain que
nous aurons de grosses difficultés, que nos mains seront lourdes, nos doigts
malhabiles. Ce n'est que peu à peu que nous parviendrons à nous assouplir et à
réaliser ce travail. Ce qui était très difficile au début nous paraîtra ensuite
plus simple.
Pour la dialectique, c'est la même chose. Nous sommes embarrassés,
lourds de l'ancienne méthode de pensée métaphysique, et nous devons acquérir la
souplesse, la précision de la méthode dialectique. Mais nous voyons que, là
encore, il n'y a rien de mystérieux ni de très compliqué.
II - D'où est née la méthode dialectique ?
Nous savons que la métaphysique considère le monde comme un
ensemble de choses figées et qu'au contraire, si nous regardons la nature, nous
voyons que tout bouge, que tout change. Nous constatons la même chose pour la
pensée. Il résulte donc de cette constatation un désaccord entre la
métaphysique et la réalité. C'est pourquoi, pour définir d'une façon simple et
donner une idée essentielle, on peut dire : qui dit « métaphysique » dit «
immobilité », et qui dit « dialectique » dit « mouvement ».
Le mouvement et le changement qui existent dans tout ce qui nous
entoure sont à la base de la dialectique.
Lorsque nous soumettons à l'examen de la pensée la nature ou l'histoire de l'humanité, ou notre propre activité mentale, ce qui s'offre à nous tout d'abord, c'est le tableau d'un enchevêtrement infini de relations, d'actions et réactions, où rien ne demeure ce qu'il était, où il était, comme il était, où tout se meut, se transforme, devient et passe. (Friedrich Engels : Anti-Dühring, p. 52)
Nous voyons, d'après ce texte si clair d'Engels, que, du point de
vue dialectique, tout change, rien ne reste là où il est, rien ne demeure ce
qu'il est et, par conséquent, ce point de vue est en parfait accord avec la réalité.
Aucune chose ne demeure à la place qu'elle occupe puisque même ce qui nous
apparaît comme immobile bouge ; bouge avec le mouvement de la terre autour du
soleil ; et bouge dans le mouvement de la terre sur elle-même. Dans la
métaphysique, le principe d'identité veut qu'une chose reste elle-même. Nous
voyons, au contraire, qu'aucune chose ne demeure ce qu'elle est.
Nous avons l'impression de rester toujours les mêmes et pourtant,
nous dit Engels, « les mêmes sont différents ». Nous pensons être identiques et
nous avons déjà changé. D'enfant que nous étions, nous sommes devenus homme, et
cet homme, physiquement, ne reste jamais le même : il vieillit tous les jours.
Ce n'est donc pas le mouvement qui est apparence trompeuse, comme
le soutenaient les Eléates, c'est l'immobilité, puisque, en fait, tout bouge et
change.
L'histoire aussi nous prouve que les choses ne demeurent pas ce
qu'elles sont. A aucun moment la société n'est immobile. Il y a d'abord eu,
dans l'antiquité, la société esclavagiste, ensuite lui a succédé la société
féodale, puis la société capitaliste. L'étude de ces sociétés nous montre que,
continuellement, insensiblement, les éléments qui ont permis la naissance d'une
société nouvelle se sont développés en elles. C'est ainsi que la société
capitaliste change chaque jour et qu'elle a cessé d'exister en U.R.S.S. Parce
qu'aucune société ne reste immobile, la société socialiste édifiée en Union
soviétique est destinée, elle aussi, à disparaître. Elle se transforme déjà à
vue d’œil, et c'est pourquoi les métaphysiciens ne comprennent pas ce qui se
passe là-bas. Ils continuent à juger une société complètement transformée avec
leurs sentiments d'hommes subissant encore l'oppression capitaliste.
Nos sentiments eux-mêmes se transforment, ce dont nous nous rendons
mal compte. Nous voyons ce qui n'était qu'une sympathie devenir un amour, puis
dégénérer quelquefois en haine.
Ce que nous voyons partout, dans la nature, l'histoire, la pensée,
c'est le changement et le mouvement. C'est par cette constatation que commence
la dialectique.
Les Grecs ont été frappés par le fait que l'on rencontre partout le
changement et le mouvement. Nous avons vu qu’Héraclite, que l'on appelle le «
père de la dialectique », nous a donné, le premier, une conception dialectique du
monde, c'est-à-dire a décrit le monde en mouvement et non figé. La façon de
voir d'Héraclite peut devenir une méthode.
Mais cette méthode dialectique n'a pu s'affirmer que bien longtemps
plus tard, et il nous faut voir pourquoi la dialectique a été longtemps dominée
par la conception métaphysique.
III - Pourquoi la dialectique a-t-elle été longtemps dominée par la conception métaphysique ?
Nous avons vu que la conception dialectique était née très tôt dans
l'histoire, mais que les connaissances insuffisantes des hommes avaient permis
à la conception métaphysique de se développer et de prendre le pas sur la
dialectique.
Nous pouvons faire ici un parallèle entre l'idéalisme qui est né de
la grande ignorance des hommes et la conception métaphysique, qui est née des
connaissances insuffisantes de la dialectique.
Pourquoi et comment cela fut-il possible ?
Les hommes ont commencé l'étude de la nature dans un état de
complète ignorance. Pour étudier les phénomènes qu'ils constatent, ils
commencent par les classer. Mais de la façon de classer résulte une habitude
d'esprit. En faisant des catégories et en les séparant les unes des autres,
notre esprit s'habitue à effectuer de telles séparations, et nous retrouvons là
les premiers caractères de la méthode métaphysique. C'est donc bien de
l'insuffisance de développement des sciences que sort la métaphysique. Il y a
encore 150 ans, on étudiait les sciences en les séparant les unes des autres.
On étudiait à part la chimie, la physique, la biologie, par exemple, et on ne
voyait entre elles aucun rapport. On continuait aussi à appliquer cette méthode
à l’intérieur des sciences : la physique étudiait le son, la chaleur, le
magnétisme, l'électricité, etc., et l'on pensait que ces différents phénomènes
n'avaient aucun rapport entre eux ; on étudiait chacun d'eux dans des chapitres
séparés.
Nous reconnaissons bien là le deuxième caractère de la
métaphysique, qui veut que l'on méconnaisse les rapports des choses et qu'entre
elles il n'y ait rien de commun.
De même, il est plus facile de concevoir les choses à l'état de
repos qu'en mouvement. Prenons comme exemple la photographie : nous voyons que,
tout d'abord, on cherche à fixer les choses dans leur immobilité (c'est la
photographie), puis, seulement par la suite, dans leur mouvement (c'est le
cinéma). Eh bien ! L’image de la photographie et du cinéma, c'est l'image du
développement des sciences et de l'esprit humain. Nous étudions les choses en
repos avant de les étudier dans leur mouvement.
Et pourquoi cela ? Parce que l'on ne savait pas. Pour apprendre, on
a pris le point de vue le plus facile ; or les choses immobiles sont plus
faciles à saisir et à étudier. Certes, l'étude des choses en repos est un
moment nécessaire de la pensée dialectique — mais seulement un moment,
insuffisant, fragmentaire, et qu'il faut intégrer dans l'étude des choses en
devenir.
Nous retrouvons cet état d'esprit dans la biologie, par exemple,
dans l'étude de la zoologie et de la botanique. Parce qu'on ne les connaissait
pas bien, on a d'abord classé les animaux en races, en espèces, en pensant
qu'entre elles il n'y avait rien de commun et qu'il en avait toujours été ainsi
(troisième caractère de la métaphysique). C'est de là que vient la théorie que
l'on appelle le « fixisme » (qui affirme, contrairement à l'« évolutionnisme »,
que les espèces animales ont toujours été ce qu'elles sont, qu'elles n'ont
jamais évolué), qui est, par conséquent, une théorie métaphysique et qui
provient de l'ignorance des hommes.
IV - Pourquoi le matérialisme du XVIII° siècle était-il métaphysique ?
Nous savons que la mécanique a joué un grand rôle dans le
matérialisme du XVIII° siècle et que ce matérialisme est souvent appelé le «
matérialisme mécaniste ». Pourquoi en fut-il ainsi ? Parce que la conception
matérialiste est liée au développement de toutes les sciences et que, parmi
celles-ci, c'est la mécanique qui s'est développée la première. Dans le langage
courant, la mécanique, c'est l'étude des machines; en langage scientifique,
c'est l'étude du mouvement en tant que déplacement. Et si la mécanique fut la
science qui s'est développée la première, c'est parce que le mouvement
mécanique est le mouvement le plus simple. Etudier le mouvement d'une pomme que
balance le vent sur un pommier est beaucoup plus facile qu'étudier le
changement qui se produit dans la pomme qui mûrit. On peut plus facilement
étudier l'effet du vent sur la pomme que la maturation de la pomme. Mais cette
étude est « partielle » et ouvre ainsi la porte à la métaphysique.
S'ils observent bien que tout est mouvement, les anciens Grecs ne
peuvent pas tirer parti de cette observation, car leur savoir est insuffisant.
Alors on observe les choses et les phénomènes, on classe, on se contente
d'étudier le déplacement, d'où la mécanique; et l'insuffisance des
connaissances dans les sciences donne naissance à la conception métaphysique.
Nous savons que le matérialisme est toujours basé sur les sciences
et qu'au XVIII° siècle la science était dominée par l'esprit métaphysique. De
toutes les sciences, la science la plus développée à cette époque était la
mécanique.
C'est pourquoi il était inévitable, dira Engels, que le
matérialisme du XVIII° siècle fût un matérialisme métaphysique et mécaniste,
parce que les sciences étaient ainsi.
Nous dirons donc que ce matérialisme métaphysique et mécaniste
était matérialiste parce qu'il répondait à la question fondamentale de la
philosophie que le facteur premier est la matière, mais qu'il était
métaphysique parce qu'il considérait l'univers comme un ensemble de choses
figées et mécaniques, parce qu'il étudiait et voyait toute chose à travers la
mécanique.
Viendra un jour où on arrivera, par l'accumulation des recherches,
à constater que les sciences ne sont pas immobiles ; on s'apercevra que des
transformations se sont produites en elles. Après avoir séparé la chimie de la
biologie et de la physique, on se rendra compte qu'il devient impossible de
traiter l'une ou l'autre sans avoir recours aux autres. Par exemple, l'étude de
la digestion, qui est du domaine de la biologie, devient impossible sans la
chimie. Vers le XIX° siècle, on s'apercevra donc que les sciences sont liées
entre elles, et il s'ensuivra un recul de l'esprit métaphysique dans les
sciences, parce qu'on aura une connaissance plus approfondie de la nature.
Jusque-là, on avait étudié les phénomènes de la physique séparément ;
maintenant, on était obligé de constater que tous ces phénomènes étaient de
même nature. C'est ainsi que l'électricité et le magnétisme, que l'on étudiait
séparément, sont réunis aujourd'hui en une science unique :
l'électro-magnétisme.
En étudiant les phénomènes du son et de la chaleur, on s'est, de
même, aperçu que tous les deux étaient issus d'un phénomène de même nature.
En frappant avec un marteau, on obtient un son et on produit de la
chaleur. C'est le mouvement qui produit de la chaleur. Et nous savons que le
son, c'est des vibrations dans l'air ; les vibrations sont aussi du mouvement.
Donc voilà deux phénomènes de même nature.
En biologie, on est arrivé, en classant de plus en plus
minutieusement, à trouver des espèces que l'on ne pouvait classer ni comme
végétales ni comme animales. Il n'y avait donc pas de séparation brusque entre
les végétaux et les animaux. En poussant toujours les études, on est arrivé à
conclure que les animaux n'avaient pas toujours été ce qu'ils sont. Les faits
ont condamné le fixisme et l'esprit métaphysique.
C'est au cours du XIX° siècle que s'est produite cette
transformation que nous venons de voir et qui a permis au matérialisme de
devenir dialectique. La dialectique, c'est l'esprit des sciences qui, en se
développant, ont abandonné la conception métaphysique. Le matérialisme a pu se
transformer parce que les sciences ont changé. Aux sciences métaphysiques
correspond le matérialisme métaphysique et aux sciences nouvelles correspond un
matérialisme nouveau, qui est le matérialisme dialectique.
V - Comment est né le matérialisme dialectique : Hegel et Marx.
Si nous demandons comment s'est opérée cette transformation du
matérialisme métaphysique en matérialisme dialectique, on répond généralement
en disant :
1)
Il y avait le
matérialisme métaphysique, celui du XVIII° siècle ;
2)
Les sciences
ont changé ;
3)
Marx et Engels
sont intervenus ; ils ont coupé le matérialisme métaphysique en deux ;
abandonnant la métaphysique, ils ont gardé le matérialisme en y ajoutant la
dialectique.
Si nous avons tendance à présenter les choses ainsi, cela provient
de la méthode métaphysique, qui veut que nous simplifiions les choses pour en
faire un schéma. Nous devons, au contraire, avoir continuellement à l'esprit que
jamais les faits de la réalité ne doivent être schématisés. Les faits
sont plus compliqués qu'ils paraissent et que nous le pensons. C'est ainsi
qu'il n'y a pas une transformation aussi simple du matérialisme métaphysique en
matérialisme dialectique.
La dialectique fut, en fait, développée par un philosophe idéaliste
allemand, Hegel (1770-1831), qui a su comprendre le changement qui s'était
opéré dans les sciences. Reprenant la vieille idée d'Héraclite, il constata,
aidé par les progrès scientifiques, que, dans l'univers, tout est mouvement et
changement, que rien n'est isolé, mais que tout dépend de tout, et c'est ainsi
qu'il créa la dialectique. C'est à cause de Hegel que nous parlons aujourd'hui
de mouvement dialectique du monde. Ce que Hegel a d'abord saisi, c'est le
mouvement de la pensée, et il l'a appelé naturellement dialectique.
Mais Hegel est idéaliste, c'est-à-dire qu'il donne l'importance
première à l'esprit, et, par conséquent, il se fait du mouvement et du
changement une conception particulière. Il pense que ce sont les changements de
l'esprit qui provoquent les changements dans la matière. Pour Hegel, l'univers,
c'est l'idée matérialisée et, avant l'univers, il y a d'abord l'esprit qui
découvre l'univers. En résumé, il constate que l'esprit et l'univers sont en
perpétuels changements, mais il en conclut que les changements de l'esprit
déterminent les changements dans la matière.
Exemple : L'inventeur a une idée, il réalise son idée, et c'est
cette idée matérialisée qui crée des changements dans la matière.
Hegel est donc bien dialecticien, mais il subordonne la dialectique
à l'idéalisme.
C'est alors que Marx (1818-1883) et Engels (1820-1895), disciples
de Hegel, mais disciples matérialistes et donnant par conséquent l'importance
première à la matière, pensent que sa dialectique donne des affirmations
justes, mais à l'envers. Engels dira à ce sujet : avec Hegel la dialectique se
tenait sur la tête, il fallait la remettre sur les pieds. Marx et Engels
transfèrent donc à la réalité matérielle la cause initiale de ce mouvement de
la pensée défini par Hegel et l'appellent naturellement dialectique en lui
empruntant le même terme.
Ils pensent que Hegel a raison de dire que la pensée et l'univers
sont en perpétuel changement, mais qu'il se trompe en affirmant que ce sont les
changements dans les idées qui déterminent les changements dans les choses. Ce
sont, au contraire, les choses qui nous donnent les idées, et les idées se
modifient parce que les choses se modifient.
Autrefois, on voyageait en diligence. Aujourd'hui, nous voyageons
en chemin de fer. Ce n'est pas parce que nous avons l'idée de voyager en chemin
de fer que ce moyen de locomotion existe. Nos idées se sont modifiées parce que
les choses se sont modifiées.
Nous devons donc éviter de dire : « Marx et Engels possédaient d'un
côté le matérialisme, issu du matérialisme français du XVIII° siècle, de
l'autre, la dialectique de Hegel ; par conséquent, il ne leur restait plus qu'à
lier l'un et l'autre. »
C'est là une conception simpliste, schématique, qui oublie que les
phénomènes sont plus compliqués ; c'est une conception métaphysique.
Marx et Engels prendront certes la dialectique à Hegel, mais la
transformeront. Ils en feront autant du matérialisme pour nous donner le
matérialisme dialectique.
Chapître II – Les lois de la dialectique
I - Ce que l’on entend par le mouvement dialectique.
La première loi de la dialectique commence par constater que « rien
ne reste là où il est, rien ne demeure ce qu'il est ». Qui dit dialectique dit
mouvement, changement. Par conséquent, lorsqu'on parle de se placer au point de
vue de la dialectique, cela veut dire se placer au point de vue du mouvement,
du changement : lorsque nous voudrons étudier les choses suivant la dialectique,
nous les étudierons dans leurs mouvements, dans leur changement.
Voici une pomme. Nous avons deux moyens d'étudier cette pomme :
d'une part du point de vue métaphysique, de l'autre du point de vue
dialectique.
Dans le premier cas, nous donnerons une description de ce fruit, sa
forme, sa couleur. Nous énumérerons ses propriétés, nous parlerons de son goût,
etc.. Puis nous pourrons comparer la pomme avec une poire, voir leurs
ressemblances, leurs différences et, enfin, conclure : une pomme, c'est une pomme,
et une poire, c'est une poire. C'est ainsi que l'on étudiait les choses
autrefois, de nombreux livres en témoignent.
Si nous voulons étudier la pomme en nous plaçant du point de vue
dialectique, nous nous placerons du point de vue du mouvement ; non pas du
mouvement de la pomme lorsqu'elle roule et se déplace, mais du mouvement de son
évolution. Alors nous constaterons que la pomme mûre n’a pas toujours été ce
qu'elle est. Auparavant, elle était une pomme verte. Avant d'être une fleur,
elle était un bouton ; et, ainsi, nous remonterons jusqu'à l'état du pommier à
l'époque du printemps. La pomme n'a donc pas toujours été une pomme, elle a une
histoire ; et, aussi bien, ne restera-t-elle pas ce qu'elle est. Si elle tombe,
elle pourrira, elle se décomposera, elle libérera ses pépins, qui donneront, si
tout va bien, une pousse, puis un arbre. Donc la pomme n'a pas toujours été ce
qu'elle est et ne restera pas non plus toujours ce qu'elle est.
Voilà ce que l'on appelle étudier les choses du point de vue du
mouvement. C'est l'étude du point de vue du passé et de l'avenir. En étudiant
ainsi, on ne voit plus la pomme présente que comme une transition entre ce
qu'elle était, le passé, et ce qu'elle deviendra, l'avenir.
Pour bien situer cette façon de voir les choses, nous allons encore
prendre deux exemples : la terre et la société.
En nous plaçant du point de vue métaphysique, nous décrirons la
forme de la terre dans tous ses détails. Nous constaterons qu'à sa surface il y
a des mers, des terres, des montagnes ; nous étudierons la nature du sol. Puis
nous pourrons comparer la terre aux autres planètes ou à la lune, et nous
conclurons enfin : la terre, c'est la terre.
Tandis qu'en étudiant l'histoire de la terre du point de vue
dialectique, nous verrons qu'elle ne fut pas toujours ce qu'elle est, qu'elle a
subi des transformations et que, par conséquent, la terre subira dans l'avenir
à nouveau d'autres transformations. Nous devons donc considérer aujourd'hui que
l'état actuel de la terre n'est qu'une transition entre les changements passés
et les changements à venir. Transition dans laquelle les changements qui
s'effectuent sont imperceptibles, bien qu'ils soient à une échelle beaucoup
plus grande que ceux qui s'effectuent dans la maturation de la pomme.
Voyons maintenant l'exemple de la société, qui intéresse
particulièrement les marxistes.
Appliquons toujours nos deux méthodes : du point de vue
métaphysique, on nous dira qu'il y a toujours eu des riches et des pauvres. On
constatera qu'il y a des grandes banques, des usines énormes. On nous donnera
une description détaillée de la société capitaliste, que l'on comparera avec
les sociétés passées (féodale, esclavagiste), en cherchant les ressemblances ou
les différences, et on nous dira : la société capitaliste est ce qu'elle est.
Du point de vue dialectique, nous apprendrons que la société
capitaliste n'a pas toujours été ce qu'elle est. Si nous constatons que dans le
passé d'autres sociétés ont vécu un temps, ce sera pour en déduire que la
société capitaliste, comme toutes les sociétés, n'est pas définitive, n'a pas
de base intangible, mais qu'elle n'est pour nous, au contraire, qu'une réalité
provisoire, une transition entre le passé et l'avenir.
Nous voyons, par ces quelques exemples, que considérer les choses
du point de vue dialectique, c'est considérer chaque chose comme provisoire,
comme ayant une histoire dans le passé et devant avoir une histoire dans
l'avenir, ayant un commencement et devant avoir une fin...
II - « Pour la dialectique, il n'y a rien de définitif, d'absolu, de sacré... »
Pour la dialectique, il n'y a rien de définitif, d'absolu, de sacré ; elle montre la caducité de toutes choses et en toutes choses, et rien n'existe pour elle que le processus ininterrompu du devenir et du transitoire. (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, p. 7 et 8.)
Voilà une définition qui souligne ce que nous venons de voir et que
nous allons étudier :
« Pour la dialectique, il n'y a rien de définitif. » Cela
veut dire que, pour la dialectique, toute chose a un passé et aura un avenir ;
que, par conséquent, elle n'est pas là une fois pour toutes et que ce qu'elle
est aujourd'hui n'est pas définitif. (Exemples de la pomme, de la terre, de la
société.)
Pour la dialectique, il n'y a aucun pouvoir au monde ni au-delà du
monde qui puisse fixer les choses dans un état définitif, donc « rien d'absolu
». (Absolu veut dire : qui n'est soumis à aucune condition ; donc universel,
éternel, parfait.)
« Rien de sacré », cela ne veut pas dire que la dialectique méprise
tout. Non ! Une chose sacrée, c'est une chose que l'on considère comme
immuable, que l'on ne doit ni toucher, ni discuter, mais seulement vénérer. La
société capitaliste est « sacrée », par exemple. Eh bien ! La dialectique dit
que rien n'échappe au mouvement, au changement, aux transformations de
l'histoire.
« Caducité » vient de « caduc », qui signifie : qui tombe ; une
chose caduque est une chose qui vieillit et doit disparaître. La dialectique
nous montre que ce qui est caduc n'a plus de raison d'être, que toute chose est
destinée à disparaître. Ce qui est jeune devient vieux ; ce qui est en vie
aujourd'hui meurt demain, et rien n'existe, pour la dialectique, « que le
processus ininterrompu du devenir et du transitoire ».
Donc, se placer du point de vue dialectique, c'est considérer que
rien n'est éternel, sauf le changement. C'est considérer qu'aucune chose
particulière ne peut être éternelle, sauf le « devenir ».
Mais qu'est-ce que le « devenir » dont parle Engels dans sa
définition ?
Nous avons vu que la pomme a une histoire. Prenons maintenant par
exemple un crayon qui, lui aussi, a son histoire.
Ce crayon, qui est usé aujourd'hui, a été neuf. Le bois dont il est
fait sort d'une planche, et cette planche sort d'un arbre. Nous voyons donc que
la pomme et le crayon ont chacun une histoire et que l'un et l'autre n'ont pas
toujours été ce qu'ils sont. Mais y a-t-il une différence entre ces deux
histoires ? Certainement !
La pomme verte est devenue mûre. Pouvait-elle, étant verte, si tout
allait bien, ne pas devenir mûre ? Non, elle devait mûrir, comme, tombant à
terre, elle doit pourrir, se décomposer, libérer ses pépins.
Tandis que l'arbre d'où vient le crayon peut ne pas devenir
planche, et cette planche peut ne pas devenir crayon. Le crayon peut, lui-même,
rester toujours entier, ne pas être taillé.
Nous constatons donc entre ces deux histoires une différence. Pour
la pomme, c'est la pomme verte qui est devenue mûre, si rien d'anormal ne se
produit, et c'est la fleur qui est devenue pomme. Donc, une phase étant donnée,
l'autre phase suit nécessairement, inévitablement (si rien n'arrête
l'évolution).
Dans l'histoire du crayon, au contraire, l'arbre peut ne pas
devenir une planche, la planche peut ne pas devenir un crayon, et le crayon
peut ne pas être taillé. Donc une phase étant donnée, l'autre phase peut ne pas
suivre. Si l'histoire du crayon parcourt toutes ces phases, c'est grâce à une
intervention étrangère — celle de l'homme.
Dans l'histoire de la pomme, nous trouvons des phases qui se
succèdent, la seconde phase découlant de la première, etc. Elle suit le «
devenir » dont parle Engels. Dans celle du crayon, les phases se juxtaposent,
sans découler l'une de l'autre. C'est que la pomme, elle, suit un processus
naturel.
III - Le processus.
(Mot qui vient du latin et qui veut dire : marche en avant, ou le
fait d'avancer, de progresser.)
Pourquoi la pomme verte devient-elle mûre ? C’est à cause de ce
qu'elle contient. C'est à cause d'enchaînements internes qui poussent la pomme
à mûrir; c'est parce qu'elle était pomme avant même d'être mûre, qu'elle ne
pouvait pas ne pas mûrir.
Quand on examine la fleur qui deviendra pomme, puis la
pomme verte qui deviendra mûre, on constate que ces enchaînements internes, qui
poussent la pomme dans son évolution, agissent sous l'empire de forces internes
que l'on nomme l'autodynamisme, ce qui veut dire : force qui vient de l'être
lui-même.
Lorsque le crayon était encore planche, il a fallu l'intervention
de l'homme pour le faire devenir crayon, car jamais la planche ne se serait
transformée d'elle-même en crayon. Il n'y a pas eu de forces internes, pas
d'autodynamisme, pas de processus. Donc qui dit dialectique dit non seulement
mouvement, mais dit aussi autodynamisme.
Nous voyons donc que le mouvement dialectique contient en lui le
processus, l'autodynamisme, qui en est l'essentiel. Car tout mouvement ou
changement n'est pas dialectique. Si nous prenons une puce, que nous allons
étudier du point de vue dialectique, nous dirons qu'elle n'a pas toujours été
ce qu'elle est et qu'elle ne sera pas toujours ce qu'elle est ; si nous l'écrasons,
certes, il y aura là pour elle un changement, mais ce changement sera-t-il
dialectique ? Non. Sans nous, elle ne serait pas écrasée. Ce changement n'est
donc pas dialectique, mais mécanique.
Nous devons donc faire bien attention lorsque nous parlons du
changement dialectique. Nous pensons que si la terre continue d'exister, la
société capitaliste sera remplacée par la société socialiste, puis communiste.
Ce sera un changement dialectique. Mais, si la terre saute, la société capitaliste
disparaîtra non par un changement autodynamique, mais par un changement
mécanique.
Dans un autre ordre d'idées, nous disons qu'il y a une discipline
mécanique quand cette discipline n'est pas naturelle. Mais elle est
autodynamique quand elle est librement consentie, c'est-à-dire quand elle vient
de son milieu naturel. Une discipline mécanique est imposée du dehors ; c'est
une discipline venant de chefs qui sont différents de ceux qu'ils commandent.
(Nous comprenons alors combien la discipline non mécanique, la discipline
autodynamique, n'est pas à la portée de toutes les organisations !)
Il nous faut donc éviter de nous servir de la dialectique d'une
façon mécanique. C'est là une tendance qui nous vient de notre habitude
métaphysique de penser. Il ne faut pas répéter comme un perroquet que les
choses n'ont pas toujours été ce qu'elles sont. Quand un dialecticien dit cela,
il doit chercher dans les faits ce que les choses ont été avant. Car dire cela,
ce n'est pas la fin d'un raisonnement, mais le commencement des études pour
observer minutieusement ce que les choses ont été avant.
Marx, Engels, Lénine ont fait des études longues et précises sur ce
que la société capitaliste a été avant eux. Ils ont observé les détails les
plus minimes pour noter les changements dialectiques. Lénine, pour décrire et
critiquer les changements de la société capitaliste, pour analyser la période
impérialiste, a fait des études très précises et consulté de nombreuses
statistiques.
Quand nous parlons d'autodynamisme, nous ne devons jamais non plus
en faire une phrase littéraire, nous ne devons employer ce mot qu'à bon escient
et pour ceux qui le comprennent totalement.
Enfin, après avoir vu, en étudiant une chose, quels sont ses
changements autodynamiques et dit quel changement on a constaté, il faut
étudier, chercher d'où vient qu'il est autodynamique.
C'est pourquoi la dialectique, les recherches et les sciences sont
étroitement liées.
La dialectique, ce n'est pas un moyen d'expliquer et de connaître
les choses sans les avoir étudiées, mais c'est le moyen de bien étudier et de
faire de bonnes observations en recherchant le commencement et la fin des
choses, d'où elles viennent et où elles vont.
I - L'enchaînement des processus.
Nous venons de voir, à propos de l'histoire de la pomme, ce qu'est
un processus. Reprenons cet exemple. Nous avons cherché d'où venait la pomme,
et nous avons dû, dans nos recherches, remonter jusqu'à l'arbre. Mais ce
problème de recherche se pose aussi pour l'arbre. L'étude de la pomme nous
conduit à l'étude des origines et des destinées de l'arbre. D'où vient l'arbre
? De la pomme. Il vient d'une pomme qui est tombée, qui a pourri en terre pour
donner naissance à une pousse, et cela nous conduit à étudier le terrain, les
conditions dans lesquelles les pépins de la pomme ont pu donner une pousse, les
influences de l'air, du soleil, etc. Ainsi, en partant de l'étude de la pomme,
nous sommes conduits à l'examen du sol, en passant du processus de la pomme à
celui de l'arbre et ce processus s'enchaîne à son tour à celui du sol. Nous
avons ce que l'on appelle : un « enchaînement de processus ». Cela va nous
permettre d'énoncer et d'étudier cette deuxième loi de la dialectique : la loi
de l'action réciproque. Prenons comme exemple d'enchaînement de processus,
après l'exemple de la pomme, celui de l'Université Ouvrière de Paris.
Si nous étudions cette école du point de vue dialectique, nous
rechercherons d'où elle vient, et nous aurons d'abord une réponse : en automne
1932, des camarades réunis ont décidé de fonder à Paris une Université Ouvrière
pour étudier le marxisme.
Mais comment ce comité a-t-il eu l'idée de faire étudier le
marxisme ? C'est évidemment parce que le marxisme existe. Mais alors d'où vient
donc le marxisme ?
Nous voyons que la recherche de l'enchaînement des processus nous
entraîne à des études minutieuses et complètes. Bien plus : en recherchant d'où
vient le marxisme, nous serons amenés à constater que cette doctrine est la
conscience même du prolétariat; nous voyons (que l'on soit pour ou contre le
marxisme) que le prolétariat existe donc ; et alors nous poserons à nouveau
cette question : d'où vient le prolétariat ?
Nous savons qu'il provient d'un système économique : le
capitalisme. Nous savons que la division de la société en classes, que la lutte
des classes, n'est pas née, comme le prétendent nos adversaires, du marxisme,
mais, au contraire, que le marxisme constate l'existence de cette lutte des
classes et puise sa force dans le prolétariat déjà existant.
Donc, de processus en processus, nous en arrivons à l'examen des
conditions d'existence du capitalisme. Nous avons ainsi un enchaînement de
processus, qui nous démontre que tout influe sur tout. C'est la loi de l'action
réciproque.
En conclusion de ces deux exemples, celui de la pomme et celui de
l'Université Ouvrière de Paris, voyons comment aurait procédé un métaphysicien.
Dans l'exemple de la pomme, il n'aurait pu que penser « d'où vient
la pomme ? ». Et il se serait satisfait de la réponse : « la pomme vient de l'arbre
». Il n'aurait pas cherché plus loin.
Pour l'Université Ouvrière, il se serait satisfait de dire sur son
origine qu'elle fut fondée par un groupe d'hommes qui veulent « corrompre le
peuple français » ou autres balivernes...
Mais le dialecticien, lui, voit tous les enchaînements de processus
qui aboutissent d'une part à la pomme, de l'autre à l'Université Ouvrière. Le
dialecticien rattache le fait particulier, le détail, à l'ensemble.
Il rattache la pomme à l'arbre, et il remonte plus loin, jusqu'à la
nature dans son ensemble. La pomme est non seulement le fruit du pommier, mais
aussi le fruit de toute la nature.
L'Université Ouvrière est non seulement le « fruit » du
prolétariat, mais aussi le « fruit » de la société capitaliste.
Nous voyons donc que, contrairement au métaphysicien qui conçoit le
monde comme un ensemble de choses figées, le dialecticien verra le monde comme
un ensemble de processus. Et, si le point de vue dialectique est vrai pour la
nature et pour les sciences, il est vrai aussi pour la société.
L'ancienne méthode de recherche et de pensée, que Hegel appelle la méthode métaphysique et qui s'occupait de préférence de l'étude des choses considérées en tant qu'objets fixes donnés... avait, en son temps, sa grande justification historique. (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, p. 35.)
Par conséquent, on étudiait à cette époque toute chose et la
société comme un ensemble d'« objets fixes donnés », qui non seulement ne
changent pas, mais, particulièrement pour la société, ne sont pas destinés à
disparaître.
Engels signale l'importance capitale de la dialectique, cette
grande
idée fondamentale selon laquelle le monde ne doit pas être considéré comme un
complexe de choses achevées, mais comme un complexe de processus où les choses,
en apparence stables, tout autant que leurs reflets intellectuels dans notre
cerveau, les idées, passent par un changement ininterrompu de devenir et de
dépérissement où finalement, malgré tous les hasards apparents et tous les
retours momentanés en arrière, un développement progressif finit par se faire
jour. (Idem,
p. 34.)
La société capitaliste ne doit donc pas être considérée, elle non
plus, comme un « complexe de choses achevées », mais, au contraire, doit être
étudiée aussi comme un complexe de processus.
Les métaphysiciens se rendent compte que la société capitaliste n'a
pas toujours existé, et ils disent qu'elle a une histoire, mais ils pensent
qu'avec son apparition la société a fini d'évoluer et restera désormais « fixée
». Ils considèrent toutes choses comme achevées et non pas comme le
commencement d'un nouveau processus. Le récit de la création du monde par Dieu
est une explication du monde comme complexe de choses achevées. Dieu a fait
chaque jour une tâche achevée. Il a fait les plantes, les animaux, l'homme une
fois pour toutes ; de là, la théorie de fixisme.
La dialectique juge d'une façon opposée. Elle ne considère pas les
choses en tant qu' « objets fixés », mais en « mouvement ». Pour
elle, aucune chose ne se trouve achevée ; elle est toujours la fin d'un
processus et le commencement d'un autre processus, toujours en train de se
transformer, de se développer. C'est, pourquoi nous sommes si sûrs de la
transformation de la société capitaliste en société socialiste. Rien n'étant
définitivement achevé, la société capitaliste est la fin d'un processus auquel
succédera la société socialiste, puis la société communiste et ainsi de suite ;
il y a et il y aura continuellement un développement.
Mais il faut faire attention ici à ne pas considérer la dialectique
comme quelque chose de fatal, d'où l'on pourrait conclure : « puisque vous êtes
si sûr du changement que vous désirez, pourquoi luttez-vous ? » Car, comme dit
Marx, « pour faire accoucher la société socialiste, il faudra un accoucheur » ;
d'où la nécessité de la révolution, de l'action.
C'est que les choses ne sont pas si simples. Il ne faut pas oublier
le rôle des hommes qui peuvent avancer ou retarder cette transformation (nous
reverrons cette question au chapitre V de cette partie, quand nous parlerons du
« matérialisme historique »).
Ce que nous constatons actuellement, c'est l'existence en toutes
choses d'enchaînement de processus qui se produisent par la force interne des
choses (l'autodynamisme). C'est que, pour la dialectique, nous insistons
là-dessus, rien n'est achevé. Il faut considérer le développement des choses
comme n'ayant jamais de scène finale. A la fin d'une pièce de théâtre du monde
commence le premier acte d'une autre pièce. A vrai dire, ce premier acte avait
déjà commencé au dernier acte de la pièce précédente...
II - Les grandes découvertes du XIX° siècle.
Ce qui a déterminé l'abandon de l'esprit métaphysique et qui a
obligé les savants, puis Marx et Engels, à considérer les choses dans leur
mouvement dialectique, c'est, nous le savons, les découvertes faites au XIX°
siècle. Ce sont surtout trois grandes découvertes de cette époque, signalées
par Engels dans Ludwig Feuerbach, qui ont fait progresser la dialectique. (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, p. 35 et 36.)
1. La découverte de la cellule vivante et de son développement.
(C'est Schwann et Schleiden qui, en découvrant avec la cellule organique «
l'unité d'où se développe, par la multiplication et la différenciation, tout
l'organisme végétal et animal », établirent la continuité des deux grands
règnes de la nature vivante.)
Avant cette découverte, on avait pris comme base de raisonnement le
« fixisme ». On considérait les espèces comme étrangères les unes aux autres.
De plus, on distinguait catégoriquement, d'un côté, le règne animal, de l'autre,
le règne végétal.
Puis arrive cette découverte qui permet de préciser cette idée de
l'« évolution » que les penseurs et les savants du XVIII° siècle avaient déjà
mise dans l'air. Elle permet de comprendre que la vie est faite d'une
succession de morts et de naissances et que tout être vivant est une
association de cellules. Cette constatation ne laisse alors subsister aucune
frontière entre les animaux et les plantes et chasse ainsi la conception
métaphysique.
2. La découverte de la transformation de l'énergie,
Autrefois, la science croyait que le son, la chaleur, la lumière,
par exemple, étaient complètement étrangers les uns aux autres. Or on découvre
que tous ces autres phénomènes peuvent se transformer les uns dans les autres,
qu'il y a des enchaînements de processus aussi bien dans la matière inerte que
dans la nature vivante. Cette révélation est encore un coup porté à l'esprit
métaphysique.
3. La découverte de l'évolution chez l'homme et les animaux.
Darwin, dit Engels, démontre que tous les produits de la nature
sont l'aboutissement d'un long processus de développement de petits germes
unicellulaires à l'origine : tout est le produit d'un long processus ayant pour
origine la cellule.
Et Engels conclut que, grâce à ces trois grandes découvertes, nous
pouvons suivre l'enchaînement de tous les phénomènes de la nature non seulement
à l'intérieur des différents domaines, mais aussi entre les différents
domaines.
Ce sont donc les sciences qui ont permis l'énoncé de cette deuxième
loi de l'action réciproque.
Entre les règnes végétal, animal, minéral, pas de coupure, mais
seulement des processus ; tout s'enchaîne. Et cela est vrai aussi pour la
société. Les différentes sociétés qui ont traversé l'histoire des hommes
doivent être considérées comme une suite d'enchaînements de processus, où l'une
est sortie nécessairement de celle qui l'a précédée.
Nous devons donc retenir que : la science, la nature, la société
doivent être vues comme un enchaînement de processus, et le moteur qui agit
pour développer cet enchaînement, c'est l'autodynamisme.
III - Le développement historique ou développement en spirale.
Si nous examinons d'un peu plus près le processus que nous
commençons à connaître, nous voyons que la pomme est le résultat d'un
enchaînement de processus. D'où vient la pomme ? La pomme vient de l'arbre.
D'où vient l'arbre ? De la pomme. Nous pouvons donc penser que nous avons là un
cercle vicieux dans lequel nous tournons pour revenir toujours au même point.
Arbre, pomme. Pomme, arbre. De même, si nous prenons l'exemple de l'œuf et de
la poule. D'où vient l'œuf ? De la poule. D'où vient la poule ? De l'œuf.
Si nous considérions les choses ainsi, ce ne serait pas là un
processus, mais un cercle, et cette apparence a d'ailleurs donné l'idée du «
retour éternel ». C'est-à-dire que nous reviendrions toujours au même point, au
point de départ.
Mais voyons exactement comment se pose le problème.
1)
Voici une
pomme.
2)
Celle-ci, en se
décomposant, engendre un arbre ou des arbres.
3)
Chaque arbre ne
donne pas une pomme, mais des pommes.
Nous ne revenons donc pas au même point de départ ; nous
revenons à la pomme, mais sur un autre plan.
De même, si nous partons de l'arbre, nous aurons :
1)
Un arbre qui
donne
2)
des pommes, et
ces pommes donneront
3)
des arbres.
Là aussi, nous revenons à l'arbre, mais sur un autre plan. Le point
de vue s'est élargi.
Nous n'avons donc pas un cercle, comme les apparences tendaient à
le faire penser, mais un processus de développement que nous appellerons un
développement historique. L'histoire montre que le temps ne passe pas sans
laisser de trace. Le temps passe, mais ce ne sont pas les mêmes développements
qui reviennent. Le monde, la nature, la société constituent un développement
qui est historique, un développement qu'en langage philosophique on appelle «
en spirale ».
On se sert de cette image pour fixer les idées ; c'est une
comparaison pour illustrer ce fait que les choses évoluent selon un processus
circulaire, mais ne reviennent pas au point de départ, elles reviennent un peu
au-dessus, sur un autre plan ; et ainsi de suite, ce qui donne une spirale
ascendante.
Donc, le monde, la nature, la société ont un développement
historique (en spirale), et ce qui meut ce développement, c'est, ne l'oublions
pas, l'autodynamisme.
IV - Conclusion.
Nous venons d'étudier, dans ces premiers chapitres sur la
dialectique, les deux premières lois : celle du changement et celle de l'action
réciproque. Cela était indispensable pour pouvoir aborder l'étude de la loi de
contradiction, car c'est elle qui va nous permettre de comprendre la force qui
meut le « changement dialectique », l'autodynamisme.
Dans le premier chapitre relatif à l'étude de la dialectique, nous
avons vu pourquoi cette théorie avait été longtemps dominée par la conception
métaphysique et pourquoi le matérialisme du XVIII°e siècle était métaphysique.
Nous comprenons mieux maintenant, après avoir vu rapidement les trois grandes
découvertes du XIX° siècle, qui ont permis au matérialisme de se développer
pour devenir dialectique, pourquoi il était nécessaire que l'histoire de cette
philosophie traversât les trois grandes périodes que nous connaissons : 1°
matérialisme de l'antiquité (théorie des atomes) ; 2° matérialisme du XVIII°
siècle (mécaniste et métaphysique) pour aboutir, enfin, 3° au matérialisme
dialectique.
Nous avions affirmé que le matérialisme était né des sciences et
lié à elles. Nous pouvons voir, après ces trois chapitres, combien cela est
vrai. Nous avons vu dans cette étude du mouvement et du changement
dialectiques, puis de cette loi de l'action réciproque, que tous nos
raisonnements sont basés sur les sciences.
Aujourd'hui, où les études scientifiques sont spécialisées à
l'extrême et où les savants (ignorant en général le matérialisme dialectique)
ne peuvent parfois comprendre l'importance de leurs découvertes particulières
par rapport à l'ensemble des sciences, c'est le rôle de la philosophie, dont la
mission, avons-nous dit, est de donner une explication du monde et des
problèmes les plus généraux, c'est la mission en particulier du matérialisme
dialectique de réunir toutes les découvertes particulières de chaque science
pour en faire la synthèse et donner ainsi une théorie qui nous rende de plus en
plus, comme le disait Descartes, « maîtres et possesseurs de la nature ».
Nous avons vu que la dialectique considère les choses comme étant
en perpétuel changement, évoluant continuellement, en un mot subissant un
mouvement dialectique (1ère loi).
Ce mouvement dialectique est possible parce que toute chose n'est
que le résultat, au moment où nous l'étudions, d'un enchaînement de processus,
c'est-à-dire un enchaînement de phases qui sortent les unes des autres. Et,
poussant notre étude plus avant, nous avons vu que cet enchaînement de
processus se développe nécessairement dans le temps en un mouvement progressif,
« malgré les retours momentanés » en arrière.
Nous avons appelé ce développement un « développement historique »
ou « en spirale », et nous savons que ce développement s'engendre lui-même, par
autodynamisme.
Mais quelles sont maintenant les lois de l'autodynamisme ? Quelles
sont les lois qui permettent aux phases de sortir les unes des autres ? C'est
ce que l'on appelle les « lois du mouvement dialectique ».
La dialectique nous apprend que les choses ne sont pas éternelles :
elles ont un commencement, une maturité, une vieillesse, qui se termine par une
fin, une mort.
Toutes les choses passent par ces phases : naissance, maturité,
vieillesse, fin. Pourquoi en est-il ainsi ? Pourquoi les choses ne sont-elles
pas éternelles ?
C'est là une vieille question qui a toujours passionné l'humanité.
Pourquoi faut-il mourir? On ne comprend pas cette nécessité et les hommes, au
cours de l'histoire, ont rêvé de la vie éternelle, aux moyens de changer cet
état de fait, par exemple au moyen âge en inventant des boissons magiques
(élixirs de jeunesse, ou de vie).
Pourquoi donc ce qui naît est-il contraint de mourir ? C'est là une
grande loi de la dialectique que nous devrons confronter, pour bien la
comprendre, avec la métaphysique.
I - La vie et la mort.
Du point de vue métaphysique, on considère les choses d'une façon
isolée, prises en elles-mêmes et, parce que la métaphysique étudie les choses
ainsi, elle les considère d'une façon unilatérale, c'est-à-dire d'un seul côté.
C'est pourquoi l'on peut dire de ceux qui voient les choses d'un seul côté
qu'ils sont métaphysiciens. En bref, lorsqu'un métaphysicien examine le
phénomène qu'on appelle la vie, il le fait sans relier ce phénomène à un autre.
Il voit la vie, pour elle et en elle-même, d'une façon unilatérale. Il la voit
d'un seul côté. S'il examine la mort, il fera la même chose ; il appliquera son
point de vue unilatéral et conclura en disant : la vie, c'est la vie ; et la
mort, c'est la mort. Entre elles deux, rien de commun, on ne peut être à la
fois vivant et mort, car ce sont deux choses opposées, tout à fait contraires
l'une à l'autre.
Voir ainsi les choses, c'est les voir d'une façon superficielle. Si
on les examine d'un peu plus près, on verra d'abord que l'on ne peut pas les
opposer l'une à l'autre, qu'on ne peut même pas les séparer aussi brutalement,
puisque l'expérience, la réalité nous montrent que la mort continue la vie, que
la mort vient du vivant.
Et la vie, peut-elle sortir de la mort ? Oui. Car les éléments du
corps mort vont se transformer pour donner naissance à d'autres vies et servir
d'engrais à la terre, qui sera plus fertile, par exemple. La mort, dans bien
des cas, aidera la vie, la mort permettra à la vie de naître ; et, dans les
corps vivants eux-mêmes, la vie n'est possible que parce qu'il y a un continuel
remplacement des cellules qui meurent par d'autres qui naissent. (« Tant que
nous considérons les choses comme en repos et sans vie, chacune pour soi, l'une
à côté de l'autre et l'une après l'autre, nous ne nous heurtons certes à aucune
contradiction en elles. Nous trouvons là certaines propriétés qui sont en
partie communes, en partie diverses, voire contradictoires l'une à l'autre,
mais qui dans ce cas sont réparties sur des choses différentes et ne
contiennent donc pas en elles-mêmes de contradiction. Dans les limites de ce
domaine d'observation, nous nous en tirons avec le mode de pensée courant, le
mode métaphysique. Mais il en va tout autrement dès que nous considérons les
choses dans leur mouvement, leur changement, leur vie, leur action réciproque
l'une sur l'autre. Là, nous tombons immédiatement dans des contradictions. » (Friedrich Engels : Anti-Dühring,
p. 152.))
Donc, la vie et la mort se transforment continuellement l'une dans
l'autre, et, en toutes choses, nous constatons la constance de cette grande loi
: partout, les choses se transforment en leur contraire.
II - Les choses se transforment en leur contraire.
Les métaphysiciens opposent les contraires, mais la réalité nous
démontre que les contraires se transforment l'un dans l'autre ; que les choses
ne restent pas elles-mêmes, mais se transforment en leurs contraires.
Si nous examinons la vérité et l'erreur, nous pensons : entre
elles, il n'y a rien de commun. La vérité, c'est la vérité, et une erreur,
c'est une erreur. Cela, c'est le point de vue unilatéral, qui oppose
brutalement les deux contraires comme on opposerait la vie et la mort.
Et pourtant, si nous disons : « Tiens, il pleut ! » il arrive
parfois que nous n'avons pas fini de le dire que, déjà, il ne pleut plus. Cette
phrase était juste, quand nous l'avons commencée, et elle s'est transformée en
erreur. (Les Grecs avaient déjà constaté cela et ils disaient que, pour ne pas
se tromper, il fallait ne rien dire !)
De même, reprenons l'exemple de la pomme. On voit à terre une pomme
mûre, et l'on dit : « Voilà une pomme mûre. » Pourtant, elle est à terre depuis
un certain temps, et, déjà, elle commence à se décomposer, de telle sorte que
la vérité devient erreur.
Les sciences, elles aussi, nous donnent de nombreux exemples de
lois considérées pendant de nombreuses années comme des « vérités », qui se
sont révélées, à un certain moment, à la suite des progrès scientifiques, comme
des « erreurs ».
Nous voyons donc que la vérité se transforme en erreur. Mais est-ce
que l’erreur se transforme en vérité ?
Au début de la civilisation, les hommes imaginaient, notamment en
Egypte, des combats entre les dieux pour expliquer le lever et le coucher du
soleil ; cela est une erreur dans la mesure où on dit que les dieux poussent ou
tirent le soleil pour le faire bouger. Mais la science donne partiellement
raison à ce raisonnement en disant qu'il y a effectivement des forces (purement
physiques, d'ailleurs) qui font mouvoir le soleil. Nous voyons donc que
l'erreur n'est pas nettement opposée à la vérité.
Si donc les choses se transforment en leur contraire, comment
est-ce possible ? Comment la vie se transforme-t-elle en la mort ?
S'il n'y avait que la vie, la vie 100 p. 100, elle ne pourrait
jamais être la mort et si la mort était totalement elle-même, la mort 100 p.
100, il serait impossible que l'une se transformât dans l'autre. Mais il y a
déjà de la mort dans la vie et donc de la vie dans la mort.
En regardant de près, nous verrons qu'un être vivant est composé de
cellules, que ces cellules sont renouvelées, qu'elles disparaissent et
reparaissent à la même place. Elles vivent et meurent continuellement dans un
être vivant, où il y a donc de la vie et de la mort.
Nous savons aussi que la barbe d'un mort continue de pousser. Il en
est de même pour les ongles et les cheveux. Voilà des phénomènes nettement
caractérisés, qui prouvent que la vie continue dans la mort.
En Union Soviétique, on conserve dans des conditions spéciales du
sang de cadavre qui sert pour faire la transfusion du sang : ainsi, avec du
sang d'un mort on refait un vivant. Nous pouvons dire, par conséquent, qu'au
sein de la mort il y a de la vie.
La vie est donc également une contradiction « existant dans les choses et les phénomènes eux-mêmes », une contradiction qui, constamment, se pose et se résout ; et, dès que la contradiction cesse, la vie cesse aussi, la mort intervient. (Friedrich Engels: Anti-Dühring, p. 153.)
Donc les choses non seulement se transforment les unes dans les
autres, mais encore une chose n'est pas seulement elle-même, mais autre chose
qui est son contraire, car chaque chose contient son contraire.
Chaque chose contient à la fois elle-même et son contraire.
Si l'on représente une chose par un cercle, nous aurons une force
qui poussera cette chose vers la vie, poussant du centre vers l'extérieur par
exemple (expression), mais nous aurons aussi des forces qui pousseront cette
chose dans une direction opposée, des forces de mort, poussant de l'extérieur
vers le centre (compression).
Ainsi, à l'intérieur de chaque chose coexistent des forces
opposées, des antagonismes.
Que se passe-t-il entre ces forces ? Elles luttent. Par conséquent,
une chose n'est pas seulement mue par une force agissant dans un seul sens,
mais toute chose est réellement mue par deux forces de directions opposées.
Vers l'affirmation et vers la négation des choses, vers la vie et vers la mort.
Que veut dire : affirmation et négation des choses ?
Il y a, dans la vie, des forces qui maintiennent la vie, qui
tendent vers l'affirmation de la vie. Puis il y a aussi dans les organismes
vivants des forces qui tendent vers la négation. Dans toutes choses, des forces
tendent vers l'affirmation et d'autres tendent vers la négation, et, entre
l’affirmation et la négation, il y a contradiction.
Donc la dialectique constate le changement, mais pourquoi les
choses changent-elles ? Parce que les choses ne sont pas d'accord avec
elles-mêmes, parce qu'il y a lutte entre les forces, entre les antagonismes
internes, parce qu'il y a contradiction. Voilà la troisième loi de la
dialectique : Les choses changent parce qu'elles contiennent en elles-mêmes la
contradiction.
(Si nous sommes obligés, parfois, d'employer des mots plus ou moins
compliqués (comme dialectique, autodynamisme, etc.) ou des termes qui semblent
contraires à la logique traditionnelle et difficiles à comprendre, ce n'est pas
que nous aimions compliquer les choses à plaisir et imiter en cela la
bourgeoisie. (Voir l'article de René Maublanc dans La Vie ouvrière du 14
octobre 1937.) Non. Mais cette étude, quoique élémentaire, veut être aussi
complète que possible et permettre de lire ensuite plus facilement les œuvres
philosophiques de Marx-Engels et de Lénine, qui emploient ces termes. En tout
cas, puisque nous devons employer un langage qui n'est pas usuel, nous nous
attachons à le rendre compréhensible à tous dans le cadre de cette étude.)
III - Affirmation, négation et négation de la négation.
Il nous faut faire ici une distinction entre ce que l'on appelle la
contradiction verbale, qui signifie que, lorsque l'on vous dit « oui », vous
répondez « non » ; et la contradiction que nous venons de voir et que l'on
appelle la contradiction dialectique, c'est-à-dire contradiction dans les
faits, dans les choses.
Quand nous parlons de la contradiction qui existe au sein de la
société capitaliste, cela ne veut pas dire que les uns disent oui, et les
autres non sur certaines théories ; cela veut dire qu'il y a une contradiction
dans les faits, qu'il y a des forces réelles qui se combattent : d'abord une force
qui tend à s'affirmer, c'est la classe bourgeoise qui tend à se maintenir ;
puis une deuxième force sociale qui tend à la négation de la classe bourgeoise,
c'est le prolétariat. La contradiction est donc dans les faits, parce que la
bourgeoisie ne peut exister sans créer son contraire, le prolétariat. Comme le
dit Marx,
avant tout, la bourgeoisie produit ses propres fossoyeurs. (Karl Marx et Friedrich Engels : Manifeste du Parti communiste, p. 20. Editions sociales, 1961.)
Pour empêcher cela, il faudrait que la bourgeoisie renonce à être
elle-même, ce qui serait absurde. Par conséquent, en s'affirmant, elle crée sa
propre négation.
Prenons l'exemple d'un œuf qui est pondu et couvé par une poule :
nous constatons que, dans l'œuf, se trouve le germe qui, à une certaine
température et dans certaines conditions, se développe. Ce germe, en se
développant, donnera un poussin : ainsi ce germe, c'est déjà la négation de
l'œuf. Nous voyons bien que dans l'œuf il y a deux forces : celle qui tend à ce
qu'il reste un œuf et celle qui tend à ce qu'il devienne poussin. L'œuf est
donc en désaccord avec lui-même et toutes les choses sont en désaccord avec
elles-mêmes.
Cela peut sembler difficile à comprendre, parce que nous sommes
habitués au mode de raisonnement métaphysique, et c'est pourquoi nous devons
faire un effort pour nous habituer à nouveau à voir les choses dans leur
réalité.
Une chose commence par être une affirmation qui sort de la négation.
Le poussin est une affirmation issue de la négation de l'œuf. Cela est une
phase du processus. Mais la poule sera à son tour la transformation du poussin
et, au cœur de cette transformation, il y aura une contradiction entre les
forces qui luttent pour que le poussin devienne poule et les forces qui luttent
pour que le poussin reste poussin. La poule sera donc la négation du poussin,
qui venait, lui, de la négation de l'œuf.
La poule sera donc la négation de la négation. Et cela est la
marche générale des phases de la dialectique.
1)
Affirmation on
dit aussi Thèse.
2)
Négation ou
Antithèse.
3)
Négation de la
négation, ou Synthèse.
Ces trois mots résument le développement dialectique. On les
emploie pour représenter l'enchaînement des phases, pour indiquer que chaque
phase est la destruction de la phase précédente.
La destruction est une négation. Le poussin est la négation de
l'œuf, puisque en naissant il détruit l'œuf. L'épi de blé est, de même, la
négation du grain de blé. Le grain en terre germera ; cette germination est la
négation du grain de blé, qui donnera la plante, et cette plante, à son tour,
fleurira et donnera un épi; celui-ci sera la négation de la plante ou la
négation de la négation.
Nous voyons donc que la négation dont parle la dialectique est une
façon résumée de parler de la destruction. Il y a négation de ce qui disparaît,
de ce qui est détruit.
1)
Le féodalisme a
été la négation de l'esclavagisme.
2)
Le capitalisme
est la négation du féodalisme.
3)
Le socialisme
est la négation du capitalisme.
De même que pour la contradiction, où nous avons fait une
distinction entre contradiction verbale et contradiction logique, nous devons
bien comprendre ce qu'est la négation verbale, qui dit « non », et la négation
dialectique, qui veut dire « destruction ».
Mais si la négation veut dire destruction, il ne s'agit pas là de
n'importe quelle destruction, mais d'une destruction dialectique. Ainsi,
lorsque nous écrasons une puce, elle ne meurt pas par destruction interne, par
négation dialectique. Sa destruction n'est pas le résultat de phases
autodynamiques ; elle est le résultat d'un changement purement mécanique.
La destruction est une négation seulement si elle est un produit de
l'affirmation, si elle sort d'elle. Ainsi : l'œuf couvé étant l'affirmation de
ce que l'œuf est, il engendre sa négation : il devient poussin, et celui-ci
symbolise la destruction, ou négation de l'œuf, en perçant, en détruisant la
coquille.
Dans le poussin, nous voyons deux forces adverses : « poussin » et
« poule » ; au cours, de ce développement du processus, la poule pondra des
œufs, d'où nouvelle négation de la négation. De ces œufs alors partira un
nouvel enchaînement du processus.
Pour le blé, nous voyons aussi une affirmation, puis une négation
et une négation de la négation.
Comme autre exemple, nous donnerons celui de la philosophie
matérialiste.
Au début, nous trouvons un matérialisme primitif, spontané, qui,
parce qu'il est ignorant, crée sa propre négation : l'idéalisme. Mais
l'idéalisme qui nie l'ancien matérialisme sera nié par le matérialisme moderne
ou dialectique, parce que la philosophie se développe et provoque, avec les
sciences, la destruction de l'idéalisme. Donc, là aussi, nous avons
affirmation, négation et négation de la négation.
Nous constatons aussi ce cycle dans l'évolution de la société.
Nous constatons au début de l'histoire l'existence d'une société de
communisme primitif, société sans classes, basée sur la propriété commune du
sol. Mais cette forme de propriété devient une entrave au développement de la
production et, par-là même, crée sa propre négation : la société avec classes, basée
sur la propriété privée et sur l'exploitation de l'homme par l'homme. Mais
cette société porte aussi en elle sa propre négation, parce qu'un développement
supérieur des moyens de production entraîne la nécessité de nier la division de
la société en classes, de nier la propriété privée, et nous revenons ainsi au
point de départ : la nécessité de la société communiste, mais sur un autre plan
; au début, nous avions un manque de produits ; aujourd'hui, nous avons une
capacité de production très élevée.
Remarquons à ce sujet que, pour tous les exemples que nous avons
donnés, nous revenons bien au point de départ, mais sur un autre plan
(développement en spirale), un plan plus élevé.
Nous voyons donc que la contradiction est une grande loi de la
dialectique. Que l'évolution est une lutte de forces antagonistes. Que non
seulement les choses se transforment les unes dans les autres, mais aussi que
toute chose se transforme en son contraire. Que les choses ne sont pas d'accord
avec elles-mêmes parce qu'il y a en elles lutte entre forces opposées, parce
qu'il y a en elles une contradiction interne.
Remarque. Nous devons bien faire attention à ceci que
l'affirmation, la négation, la négation de la négation ne sont que des
expressions résumées des moments de l'évolution dialectique, et qu'il ne faut
pas vouloir courir par le monde pour trouver partout ces trois phases. Car nous
ne les trouverons pas toujours toutes ; mais parfois seulement la première ou
la deuxième, l'évolution n'étant pas terminée. Il ne faut donc pas vouloir voir
mécaniquement dans toutes choses ces changements tels quels. Retenons surtout
que la contradiction est la grande loi de la dialectique. C'est l'essentiel.
IV - Faisons le point.
Nous savons déjà que la dialectique est une méthode de penser, de raisonner,
d'analyser, qui permet de faire de bonnes observations et de bien étudier, car
elle nous oblige à chercher la source de toute chose et à en décrire
l'histoire.
Certes l'ancienne méthode de penser, nous l'avons vu, a eu sa
nécessité en son temps. Mais étudier avec la méthode dialectique, c'est
constater, répétons-le, que toutes choses, en apparence immobiles, ne sont
qu'un enchaînement de processus où tout a un commencement et une fin, où en
toute chose,
finalement, malgré tous les hasards apparents et tous les retours momentanés en arrière, un développement progressif finit par se faire jour. (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, p. 34.)
Seule, la dialectique nous permet de comprendre le développement,
l'évolution des choses ; seule, elle nous permet de comprendre la destruction
des choses anciennes et la naissance des nouvelles. Seule, la dialectique nous
fait comprendre tous les développements dans leurs transformations en les
connaissant comme des touts formés de contraires. Car, pour la conception
dialectique, le développement naturel des choses, l'évolution, est une lutte
continuelle de forces et de principes opposés.
Si donc, pour la dialectique, la première loi est la constatation
du mouvement et du changement : « Rien ne reste ce qu'il est, rien ne reste là
où il est » (Engels), nous savons maintenant que l'explication de cette loi
réside en ce que les choses changent non seulement en se transformant les unes
dans les autres, mais en se transformant en leurs contraires. La contradiction
est donc une grande loi de la dialectique.
Nous avons étudié ce qu'est du point de vue dialectique là
contradiction, mais il nous faut encore insister pour apporter certaines
précisions et aussi pour signaler certaines erreurs qu'il ne faut pas
commettre.
Il est bien certain qu'il faut d'abord nous familiariser avec cette
affirmation, qui est en accord avec la réalité : la transformation des choses
en leurs contraires. Certes, elle heurte l'entendement, nous étonne, parce que
nous sommes habitués à penser avec la vieille méthode métaphysique. Mais nous
avons vu pourquoi il en est ainsi ; nous avons vu d'une façon détaillée,
au moyen d'exemples, que cela est dans la réalité et pourquoi les choses se
transforment en leurs contraires.
C'est pourquoi on peut dire et affirmer que, si les choses se
transforment, changent, évoluent, c'est parce qu'elles sont en contradiction
avec elles-mêmes, parce qu'elles portent en elles leur contraire, c'est parce
qu'elles contiennent en elles l'unité des contraires.
V - L'unité des contraires.
Chaque chose est une unité de contraires.
Affirmer une pareille chose paraît tout d'abord une absurdité. «
Une chose et son contraire n'ont rien de commun », voilà ce que l'on pense en
général. Mais, pour la dialectique, toute chose est, en même temps, elle-même
et son contraire, toute chose est une unité de contraires, et il nous faut bien
expliquer cela.
L'unité des contraires, pour un métaphysicien, est une chose
impossible. Pour lui, les choses sont faites d'une seule pièce, d'accord avec
elles-mêmes, et voilà que nous affirmons, nous, le contraire, à savoir que les
choses sont faites de deux pièces — elles-mêmes et leurs contraires — et qu'en
elles il y a deux forces qui se combattent parce que les choses ne sont pas
d'accord avec elles-mêmes, qu'elles se contredisent elles-mêmes.
Si nous prenons l'exemple de l'ignorance et de la science,
c'est-à-dire du savoir, nous savons qu'au point de vue métaphysique voilà deux
choses totalement opposées et contraires l'une à l'autre. Celui qui est
ignorant n'est pas un savant, et celui qui est un savant n'est pas un ignorant.
Pourtant, si nous regardons les faits, nous voyons qu'ils ne
donnent pas lieu à une opposition aussi rigide. Nous voyons que tout d'abord a
régné l'ignorance puis la science est venue ; et nous vérifions là qu'une chose
se transforme en son contraire : l'ignorance se transforme en science.
Il n'y a pas d'ignorance sans science, il n'y a pas d'ignorance 100
p. 100. Un individu, si ignorant soit-il, sait reconnaître au moins les objets,
sa nourriture ; il n'y a jamais d'ignorance absolue ; il y a toujours
une part de science dans l'ignorance. La science est déjà en germe dans
l'ignorance ; il est donc juste d'affirmer que le contraire d'une chose est
dans la chose elle-même.
Voyons la science maintenant. Peut-il y avoir une science 100 p.
100 ? Non. On ignore toujours quelque chose. Lénine dit : « L'objet de la
connaissance est inépuisable » ; ce qui veut dire qu'il y a toujours à
apprendre. Il n'y a pas de science absolue. Tout savoir, toute science
contiennent une part d'ignorance. (« L'histoire des sciences est l'histoire de
l'élimination progressive de l'erreur, c'est-à-dire de son remplacement par une
erreur nouvelle, mais de moins en moins absurde. » (Engels.))
Ce qui existe dans la réalité, c'est une ignorance et une science
relatives, un mélange de science et d'ignorance.
Ce n'est donc pas la transformation des choses en leurs contraires
que nous constatons dans cet exemple, mais c'est dans la même chose l'existence
des contraires ou l'unité des contraires.
Nous pourrions reprendre les exemples que nous avons déjà vus : la
vie et la mort, la vérité et l'erreur, et nous constaterions que, dans l'un et
l'autre cas, comme en toutes choses, existe une unité des contraires,
c'est-à-dire que chaque chose contient à la fois elle-même et son contraire.
C'est pourquoi, dira Engels :
Si l'on s'inspire constamment de ce point de vue dans la recherche, on cesse une fois pour toutes de demander des solutions définitives et des vérités éternelles ; on a toujours conscience du caractère nécessairement borné de toute connaissance acquise, de sa dépendance à l'égard des conditions dans lesquelles elle a été acquise ; pas plus qu'on ne s'en laisse imposer par les antinomies, irréductibles pour la vieille métaphysique toujours en usage, du vrai et du faux, du bien et du mal, de l'identique et du différent, du fatal et du fortuit, on sait que ces antinomies n'ont qu'une valeur relative, que ce qui est reconnu maintenant comme vrai a son côté faux caché, qui apparaîtra plus tard, de même que ce qui est actuellement reconnu comme faux a son côté vrai, grâce auquel il a pu précédemment être considéré comme vrai. (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, p. 34 et 35.)
Ce texte d'Engels nous montre bien comment il faut comprendre la
dialectique et le sens véritable de l'unité des contraires.
VI - Erreurs à éviter.
Il faut bien expliquer cette grande loi de la dialectique qu'est la
contradiction pour ne pas créer de malentendus.
D'abord, il ne faut pas la comprendre d'une façon mécanique. Il ne
faut pas penser que, dans toute connaissance, il y a la vérité plus l'erreur,
ou le vrai plus le faux.
Si l'on appliquait cette loi ainsi, on donnerait raison à ceux qui
disent que, dans toutes les opinions, il y a une part de vrai plus une part de
faux et que : « retirons ce qui est faux, il restera ce qui est vrai, ce qui
est bon ». On dit cela dans certains milieux prétendument marxistes, où l'on
pense que le marxisme a raison de montrer que, dans le capitalisme, il y a des
usines, des trusts, des banques qui tiennent entre leurs mains la vie
économique, qu'il a raison de dire que cette vie économique marche mal ; mais
ce qui est faux dans le marxisme, ajoute-t-on, c'est la lutte de classes :
laissons de côté la théorie de la lutte de classes, et nous aurons une bonne
doctrine. On dit aussi que le marxisme appliqué à l'étude de la société est
juste, est vrai, « mais pourquoi y mêler la dialectique ? Voilà le côté faux,
enlevons la dialectique et gardons comme vrai le reste du marxisme ! »
Ce sont là des interprétations mécaniques de l'unité des
contraires.
Voici encore un autre exemple : Proudhon pensait, après avoir pris
connaissance de cette théorie des contraires, que, dans chaque chose, il y
avait un bon et un mauvais côté. Aussi, constatant que, dans la société, il y a
la bourgeoisie et le prolétariat, il disait : enlevons ce qui est mauvais : le
prolétariat ! Et c'est ainsi qu'il mit sur pied son système des crédits qui
devaient créer la propriété parcellaire, c'est-à-dire permettre aux prolétaires
de devenir propriétaires ; de cette façon, il n'y aurait plus que des
bourgeois, et la société serait bonne.
Nous savons bien pourtant qu'il n'y a pas de prolétariat sans
bourgeoisie et que la bourgeoisie n'existe que par le prolétariat : ce sont
deux contraires qui sont inséparables. Cette unité des contraires est interne,
véritable : c'est une union inséparable. Il ne suffit donc pas, pour supprimer
les contraires, de couper l'un de l'autre. Dans une société basée sur
l'exploitation de l'homme par l'homme, il existe obligatoirement deux classes
antagonistes : maîtres et esclaves dans l'antiquité, seigneurs et serfs au
moyen âge, bourgeoisie et prolétariat aujourd'hui.
Pour supprimer la société capitaliste, pour faire la société sans
classes, il faut supprimer la bourgeoisie et le prolétariat — pour permettre
aux hommes libres de créer une société plus évoluée matériellement et
intellectuellement, pour marcher vers le communisme dans sa forme supérieure et
non pas pour créer, comme prétendent nos adversaires, un communisme «
égalitaire dans la misère ».
Nous devons donc bien faire attention quand nous expliquons ou
quand nous appliquons à un exemple ou à une étude l'unité des contraires. Nous
devons éviter de vouloir partout et toujours retrouver et appliquer
mécaniquement, par exemple, la négation de la négation, vouloir partout et
toujours retrouver l'unité des contraires, car nos connaissances sont en
général très limitées, et cela peut nous mener dans des impasses.
Ce qui compte, c'est ce principe : la dialectique et ses lois nous
obligent à étudier les choses pour en découvrir l'évolution et les forces, les
contraires qui déterminent cette évolution. Il nous faut donc étudier l'unité
des contraires contenue dans les choses, et cette unité des contraires revient
à dire qu'une affirmation n'est jamais une affirmation absolue, puisqu'elle
contient en elle-même une part de négation. Et c'est là l'essentiel : c'est
parce que les choses contiennent leur propre négation qu'elles se transforment.
La négation est le « dissolvant » : si elle n'existait pas, les choses ne
changeraient pas. Comme, en fait, les choses se transforment, il faut bien
qu'elles contiennent un principe dissolvant. Nous pouvons d'avance affirmer
qu'il existe, puisque nous voyons les choses évoluer, mais nous ne pouvons
découvrir ce principe sans une étude minutieuse de la chose elle-même, car ce
principe n'a pas le même aspect en toutes choses.
VII - Conséquences pratiques de la dialectique.
Pratiquement, donc, la dialectique nous oblige à considérer
toujours non pas un côte des choses, mais leurs deux côtés : ne considérer
jamais la vérité sans l'erreur, la science sans l'ignorance. La grande erreur
de la métaphysique, c'est justement de ne considérer qu'un côté des choses, de
juger d'une façon unilatérale et, si nous commettons beaucoup d'erreurs, c'est
toujours dans la mesure où nous ne voyons qu'un côté des choses, c'est parce
que nous tenons souvent des raisonnements unilatéraux.
Si la philosophie idéaliste affirme que le monde n'existe que dans
les idées des hommes, il faut reconnaître qu'il y a, en effet, des choses qui
n'existent que dans notre pensée. Cela est vrai. Mais l'idéalisme est
unilatéral, il ne voit que cet aspect. Il ne voit que l'homme qui invente des
choses qui ne sont pas dans la réalité, et il en conclut que rien n'existe en
dehors de nos idées. L'idéalisme a raison de souligner cette faculté de
l'homme, mais, n'appliquant pas le critérium de la pratique, il ne voit que
cela.
Le matérialisme métaphysique se trompe aussi parce qu'il ne voit
qu'un côté des problèmes. Il voit l'univers comme une mécanique. Est-ce que la
mécanique existe ? Oui ! Joue-t-elle un grand rôle ? Oui ! Le matérialisme
métaphysique a donc raison de dire cela, mais c'est une erreur de ne voir que
le seul mouvement mécanique.
Naturellement, nous sommes portés à ne voir qu'un seul côté des
choses et des gens. Si nous jugeons un camarade, nous ne voyons presque
toujours que son bon ou son mauvais côté. Il faut voir l'un et l'autre, sans
quoi il ne serait pas possible d'avoir des cadres dans les organisations. Dans
la pratique politique, la méthode du jugement unilatéral aboutit au sectarisme.
Si nous rencontrons un adversaire appartenant à une organisation réactionnaire,
nous le jugeons d'après ses chefs. Et pourtant c'est peut-être simplement un
petit employé aigri, mécontent, et nous ne devons pas le juger comme un grand
patron fasciste. On peut de même appliquer ce raisonnement aux patrons et
comprendre que, s'ils nous apparaissent mauvais, c'est souvent parce qu'ils
sont eux-mêmes dominés par la structure de la société et que, dans d'autres
conditions sociales, ils seraient peut-être différents.
Si nous pensons à l'unité des contraires, nous considérerons les
choses sous leurs multiples aspects. Nous verrons donc que ce réactionnaire est
réactionnaire d'un côté, mais, de l'autre, que c'est un travailleur et qu'il y
a chez lui une contradiction. On cherchera et on trouvera pourquoi il a adhéré
à cette organisation, et on cherchera en même temps pourquoi il n'aurait pas dû
y adhérer. Et alors nous jugerons et nous discuterons ainsi d'une façon moins
sectaire.
Nous devons donc, conformément à la dialectique, considérer les
choses sous tous les angles que l'on peut distinguer.
Pour, nous résumer, et comme conclusion théorique, nous dirons :
les choses changent parce qu'elles renferment une contradiction interne
(elles-mêmes et leurs contraires). Les contraires sont en conflits, et les
changements naissent de ces conflits ; ainsi le changement est la solution du
conflit.
Le capitalisme contient cette contradiction interne, ce conflit
entre le prolétariat et la bourgeoisie ; le changement s'explique par ce
conflit et la transformation de la société capitaliste en société socialiste
est la suppression du conflit.
Il y a changement, mouvement, là où il y a contradiction. La
contradiction est la négation de l'affirmation et lorsque le troisième terme,
la négation de la négation, est obtenu, apparaît la solution, car, à ce moment,
la raison de la contradiction est éliminée, dépassée.
On peut donc dire que si les sciences : la chimie, la physique, la
biologie, etc., étudient les lois du changement qui leur sont particulières, la
dialectique étudie les lois du changement qui sont les plus générales. Engels,
dit :
La dialectique n'est pas autre chose que la science des lois générales du mouvement et du développement de la nature, de la société humaine et de la pensée. (Friedrich Engels: Anti-Dühring, p. 172.)
Lectures
·
Engels : Anti-Dühring,
chapitre XIII, « Dialectique. Négation de la négation » p. 161. Chapitre XIV, «
Conclusion », p. 175.
·
Lénine : Karl
Marx et sa doctrine : « La dialectique ».
Il nous reste maintenant, avant d'aborder le problème de
l'application de la dialectique à l'histoire, à étudier une dernière loi de la
dialectique.
Cela va nous être facilité par les études que nous venons de faire
et où nous avons vu ce qu'est la négation de la négation et ce que l'on entend
par l'unité des contraires.
Comme toujours, procédons par des exemples.
I - Réformes ou révolution ?
On dit, en parlant de la société : Faut-il recourir à des réformes
ou faire la révolution ? On discute pour savoir si, pour transformer la société
capitaliste en une société socialiste, on atteindra ce but par des réformes
successives ou par une transformation brusque : la révolution.
Devant ce problème, rappelons ce que nous avons déjà étudié. Toute
transformation est le résultat d'une lutte de forces opposées. Si une chose
évolue, c'est qu'elle contient en elle son contraire, chaque chose étant une
unité de contraires. On constate la lutte des contraires et la transformation
de la chose en son contraire. Comment se fait cette transformation ? C'est
là le nouveau problème qui se pose.
On peut penser que cette transformation s'effectue peu à peu, par
une série de petites transformations, que la pomme verte se transforme en une
pomme mure par une série de petits changements progressifs.
Bien des gens pensent ainsi que la société se transforme petit à
petit et que le résultat d'une série de ces petites transformations sera la
transformation de la société capitaliste en société socialiste. Ces petites
transformations sont les réformes et ce sera leur total, la somme des petits
changements graduels, qui nous donnera une société nouvelle.
C'est la théorie que l'on appelle le réformisme. On nomme
ceux qui sont partisans de ces théories les réformistes non pas parce qu'ils
réclament des réformes, mais parce qu'ils pensent que les réformes suffisent,
qu'en s'accumulant elles doivent insensiblement transformer la société.
Examinons si cela est vrai :
L'argumentation politique. Si nous regardons les faits,
c'est-à-dire ce qui s'est passé dans les autres pays, nous verrons que, là où
l'on a essayé ce système, cela n'a pas réussi. La transformation de la société
capitaliste — sa destruction — a réussi en un seul pays : l’U.R.S.S., et nous
constatons que ce n'est pas par une série de réformes, mais par la révolution.
1. L'argumentation historique. Est-ce que, d'une façon générale, il
est vrai que les choses se transforment par de petits changements, par des
réformes ?
2. Voyons toujours les faits. Si nous examinons les changements
historiques, nous verrons qu'ils ne se produisent pas indéfiniment, qu'ils ne
sont pas continus. Il arrive un moment où, au lieu de petits changements,
le changement se fait par un saut brusque.
Dans l'histoire des sociétés, les événements marquants que nous
constatons sont des changements brusques, des révolutions.
Même ceux qui ne connaissent pas la dialectique savent, de nos
jours, qu'il s'est produit des changements violents dans l'histoire ; pourtant
jusqu'au XVII° siècle, on croyait que « la nature ne fait pas de saut », ne
fait pas de bonds ; on ne voulait pas voir les changements brusques dans la
continuité des changements. Mais la science intervint et démontra dans les
faits que, brusquement, des changements se faisaient. La Révolution de 1780
ouvrit mieux encore les yeux ; elle était en elle-même un exemple évident de
nette rupture avec le passé. Et on en vint à s'apercevoir que toutes les étapes
décisives de l'histoire avaient été et étaient des bouleversements importants,
brusques, soudains. Par exemple : d'amicales qu'elles étaient, les relations entre
tel et tel Etat devenaient plus froides, puis tendues, s'envenimaient,
prenaient un caractère d'hostilité — et, tout d'un coup, c'était la guerre,
brusque rupture dans la continuité des événements. Ou encore : en Allemagne,
après la guerre de 1914-1918, il y eût une montée graduelle du fascisme, puis
un jour Hitler prit le pouvoir : l'Allemagne entra dans une nouvelle étape
historique.
Aujourd'hui, ceux qui ne nient pas ces brusques changements
prétendent que ce sont des accidents, un accident étant une chose qui arrive et
qui aurait pu ne pas arriver.
On explique ainsi les révolutions dans l'histoire des sociétés : «
Ce sont des accidents ».
On explique, par exemple, en ce qui concerne l'histoire de notre
pays, que la chute de Louis XVI et la Révolution française sont arrivées parce
que Louis XVI était un homme faible et mou : « S'il avait été un homme
énergique, nous n'aurions pas eu la Révolution ». On lit même que, si, à
Varennes, il n'avait pas prolongé son repas, on ne l'aurait pas arrêté et le cours
de l'histoire aurait été changé. Donc la révolution française est un accident,
dit-on.
La dialectique, au contraire, reconnaît que les révolutions sont
des nécessités. Il y a bien des changements continus, mais, en s'accumulant,
ils finissent par produire des changements brusques.
3. L'argumentation scientifique. Prenons l'exemple de l’eau.
Partons de 0° et faisons monter la température de l'eau de 1°, 2°, 3° jusqu'à
98° : le changement est continu. Mais est-ce que cela peut continuer ainsi
indéfiniment ? Nous allons encore jusqu'à 99° mais, à 100°, nous avons un
changement brusque : l'eau se transforme en vapeur.
Si, inversement, de 99° nous descendons jusqu'à 1°, nous aurons à
nouveau un changement continu, mais nous ne pourrons descendre ainsi indéfiniment,
car, à 0°, l'eau se transforme en glace.
De 1° à 99°, l'eau reste toujours de l'eau ; il n'y a que sa
température qui change. C'est ce que l'on nomme un changement quantitatif, qui
répond à la question : « Combien ? » c'est-à-dire « combien de chaleur dans
l'eau ? ». Lorsque l'eau se transforme en glace ou en vapeur, nous avons
là un changement qualitatif, un changement de qualité. Ce n'est plus de l'eau ;
elle est devenue de la glace ou de la vapeur.
Quand la chose ne change pas de nature, nous avons un changement
quantitatif (dans l'exemple de l'eau, nous avons un changement de degré de
chaleur, mais non de nature). Quand elle change de nature, quand la chose
devient autre chose, le changement est qualitatif.
Nous voyons donc que l'évolution des choses ne peut être
indéfiniment quantitative : les choses se transformant subissent, à la fin, un
changement qualitatif. La quantité se transforme en qualité. Cela est une loi
générale. Mais, comme toujours, il ne faut pas s'en tenir uniquement à cette
formule abstraite.
On trouvera dans le livre d'Engels, Anti-Dühring, au chapitre «
Dialectique, quantité et qualité » un grand nombre d'exemples qui feront
comprendre que dans tout comme dans les sciences de la nature, se vérifie
l'exactitude de la loi selon laquelle
à certains degrés de changement quantitatif se produit soudainement une conversion qualitative. (Friedrich Engels-, Anti-Dühring, p. 157.)
Voici un exemple nouveau, cité par H. Wallon, dans le tome VII de
l'Encyclopédie française (où il renvoie à Engels) : l'énergie nerveuse
s'accumulant chez un enfant provoque le rire ; mais, si elle continue à
grandir, le rire se transforme en crise de larmes ; ainsi, les enfants
s'excitent et rient trop fort, ils finissent par pleurer.
Nous donnerons un dernier exemple que l'on connaît bien : celui de
l'homme qui pose sa candidature à un mandat quelconque. S'il faut 4.500 voix
pour obtenir la majorité absolue, le candidat n'est pas élu avec 4.499 voix, il
reste ce qu'il est : un candidat. Avec 1 voix de plus, ce changement
quantitatif détermine un changement qualitatif, puisque le candidat qu'il était
devient un élu.
Cette loi nous apporte la solution du problème : réforme ou
révolution.
Les réformistes nous disent: « Vous voulez des choses impossibles
qui n'arrivent que par accident ; vous êtes des utopistes. » Mais nous
voyons bien par cette loi quels sont ceux qui rêvent de choses impossibles !
L'étude des phénomènes de la nature et de la science nous montre que les
changements ne sont pas indéfiniment continus, mais qu'à un certain moment le
changement devient brusque. Ce n'est pas nous qui l'affirmons arbitrairement,
c'est la science, c'est la nature, la réalité !
On peut alors se demander : quel rôle jouons-nous dans ces
transformations brusques ?
Nous allons répondre à cette question et développer ce problème par
l'application de la dialectique à l'histoire. Nous voilà arrivés à une partie
très célèbre du matérialisme dialectique : le matérialisme historique.
II - Le matérialisme historique.
Qu'est-ce que le matérialisme historique ? C'est simplement,
maintenant que l'on connaît ce qu'est la dialectique, l'application de cette
méthode à l'histoire des sociétés humaines.
Pour bien comprendre cela, il faut préciser ce qu'est l'histoire.
Qui dit histoire dit changement, et changement dans la société. La société a
une histoire au cours de laquelle elle change continuellement ; nous y voyons
se produire de grands événements. Alors se pose ce problème : puisque, dans
l'histoire, les sociétés changent, qu'est-ce qui explique ces changements ?
1. Comment expliquer l'histoire ?
C'est ainsi que l'on se demande : « Pour quelle raison faut-il que
reviennent les guerres ? Les hommes devraient pouvoir vivre en paix ! »
A ces questions, nous allons fournir des réponses matérialistes.
La guerre, expliquée par un cardinal, est une punition de Dieu ;
c'est là une réponse idéaliste, car elle explique les événements par Dieu ;
c'est expliquer l'histoire par l'esprit. C'est ici l'esprit qui crée et fait
l'histoire.
Parler de la Providence est aussi une réponse idéaliste. C'est
Hitler qui, dans Mein Kampf, nous dit que l'histoire est l'œuvre de la
Providence, et il remercie celle-ci d'avoir placé le lieu de sa naissance à la
frontière autrichienne.
Rendre Dieu, ou la Providence, responsable de l'histoire, voilà une
théorie commode : les hommes ne peuvent rien et, par conséquent, nous ne
pouvons rien faire contre la guerre, il faut laisser faire !
Pouvons-nous, au point de vue scientifique, soutenir une telle
théorie ? Pouvons-nous trouver dans les faits sa justification ? Non.
La première affirmation matérialiste, dans cette discussion, c'est
que l'histoire n'est pas l'œuvre de Dieu, mais qu'elle est l'œuvre des hommes.
Alors les hommes peuvent agir sur l'histoire et ils peuvent empêcher la
guerre.
2. L'histoire est l'œuvre des hommes.
Les hommes font leur histoire, quelque tournure qu'elle prenne, en poursuivant chacun leurs fins propres, consciemment voulues, et ce sont précisément les résultats de ces nombreuses volontés agissant dans des sens différents et de leurs répercussions variées sur le monde extérieur qui constituent l'histoire. Il s'agit aussi, par conséquent, de ce que veulent les nombreux individus pris isolément. La volonté est déterminée par la passion ou la réflexion... Mais les leviers qui déterminent directement à leur tour la passion ou la réflexion sont de nature très diverse... On peut encore se demander... quelles sont les causes historiques qui se transforment en ces motifs dans les cerveaux des hommes qui agissent. (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, p. 38-39.)
Ce texte d'Engels nous dit donc que ce sont les hommes qui agissent
selon leurs volontés, mais que ces volontés ne vont pas toujours dans le même
sens ! Qu'est-ce qui détermine, qu'est-ce qui fait alors les actions des hommes
? Pourquoi leurs volontés ne vont-elles pas dans le même sens ?
Certains idéalistes consentiront à dire que ce sont les actions des
hommes qui font l'histoire et que cette action résulte de leur volonté : c'est
la volonté qui détermine l'action, et ce sont nos pensées ou nos sentiments qui
déterminent notre volonté. Nous aurions donc le processus suivant : idée —
volonté — action, et, pour expliquer l'action, nous suivrons le sens inverse, à
la recherche de l'idée cause déterminante.
Or nous précisons tout de suite que l'action des grands hommes et
des doctrines n'est pas niable, mais qu'elle a besoin d'être expliquée. Ce
n'est pas le processus idée — volonté — action qui l'explique. C'est ainsi que
certains prétendent qu'au XVIII° siècle Diderot et les Encyclopédistes, en
répandant dans le public la théorie des Droits de l'homme, ont, par ces idées,
séduit et gagné la volonté des hommes qui ont, en conséquence, fait la
révolution; de même qu'en U.R.S.S., les idées de Lénine ont été répandues et que
les gens ont agi conformément à ces idées. Et l'on conclut que, s'il n'y avait
pas d'idées révolutionnaires, il n'y aurait pas de révolution. C'est ce point
de vue qui fait dire que les forces motrices de l'histoire, ce sont les idées
des grands chefs ; que ce sont ces chefs qui font l'histoire. Vous connaissez
la formule de l'Action française : « 40 rois ont fait la France » ; on pourrait
ajouter : des rois qui pourtant n'avaient pas beaucoup d'« idées » !
Quel est le point de vue matérialiste sur la question ?
Nous avons vu qu'entre le matérialisme du XVIII° siècle et le
matérialisme moderne, il y avait beaucoup de points communs, mais que l'ancien
matérialisme avait de l'histoire une théorie idéaliste.
Donc, franchement idéaliste ou dissimulée sous un matérialisme
inconséquent, cette théorie idéaliste que nous venons de voir et qui a l'air
d'expliquer l'histoire n'explique rien. Car qui provoque l'action ?
L'ancien matérialisme, dit Engels, apprécie tout d'après les motifs de l'action, partage les hommes exerçant une action historique en nobles et non-nobles et constate ensuite ordinairement que ce sont les nobles qui sont les dupes et les non-nobles les vainqueurs, d'où il résulte pour l'ancien matérialisme que l'étude de l'histoire ne nous apprend pas grand'chose d'édifiant, et pour nous que, dans le domaine historique, l'ancien matérialisme est infidèle à lui-même parce qu'il prend les forces motrices idéales qui y sont actives pour les causes dernières, au lieu d'examiner ce qu'il y a derrière elles. (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, p. 39.)
La volonté, les idées, prétend-on. Mais pourquoi les philosophes du
XVIII° siècle ont-ils eu précisément ces idées ? S'ils avaient essayé d'exposer
le marxisme, on ne les aurait pas écoutés, car, à cette époque, les gens
n'auraient pas compris. Ne compte pas seulement le fait que l'on donne des
idées, il faut aussi qu'elles soient comprises ; par conséquent, il y a des
époques déterminées pour accepter les idées et aussi pour les forger.
Nous avons toujours dit que les idées ont une grande importance,
mais nous devons voir d'où elles viennent.
Nous devons donc rechercher quelles sont les causes qui nous
donnent ces idées, quelles sont, en dernière analyse, les forces motrices de
l'histoire.
Lectures
·
F. Engels: Anti-Dühring,
chapitre XII : « Dialectique. Quantité et qualité
», p. 151.
·
Lénine : Matérialisme
et Empiriocriticisme, p. 324. « A propos
de la dialectique ».
·
F. Engels : Ludwig
Feuerbach, chapitre IV, « Le matérialisme dialectique », p.
32 et suivantes.
Questions de contrôle
· Chapitre premier
1. D'où
vient la méthode métaphysique ?
2. D'où
vient la méthode dialectique ?
3.
Pourquoi et comment le matérialisme métaphysique s'est-il transformé en
matérialisme dialectique ?
4. Quels
sont les rapports philosophiques qui existent entre Hegel et Marx ?
· Chapitre II
1.
Qu'est-ce qu'un changement mécanique ?
2.
Comment la dialectique conçoit-elle le changement?
· Chapitre III
1.
Comment la dialectique conçoit-elle le changement ? (Comparer la réponse du
cours précédent à celle de celui-ci).
2.
Qu'est-ce qu'un développement historique ?
3.
Pourquoi et comment les choses se transforment-elles ?
· Chapitre IV
Comment ne
faut-il pas comprendre la dialectique ?
· Chapitre V
1.
Qu'est-ce que la dialectique ?
2.
Quelles sont ses lois ?
Cinquième partie – Le matérialisme historique
Chapître premier – Les forces motrices de l’Histoire
Dès que l'on pose cette question : d'où viennent nos idées ? On
voit qu'il faut aller plus loin dans nos recherches. Si nous raisonnons comme les
matérialistes du XVIII° siècle, qui pensaient que « le cerveau secrète la
pensée comme le foie secrète la bile », nous répondrons à cette question que
c'est la nature qui produit l'esprit et que, par conséquent, nos idées sont le
produit de la nature, qu'elles sont le produit du cerveau.
On dira donc que l'histoire est faite de l'action des hommes
poussés par leur volonté, celle-ci étant l'expression de leurs idées venant
elles-mêmes de leur cerveau. Mais attention !
I - Une erreur à éviter.
Si nous expliquons que la grande Révolution est le résultat de
l'application des idées nées du cerveau des philosophes, ce sera là une
explication bornée, insuffisante, et une mauvaise application du matérialisme.
Car ce qu'il faut voir, c'est pourquoi ces idées lancées par les
penseurs de cette époque ont été reprises par les masses. Pourquoi Diderot
n'était-il pas seul à les concevoir et pour quelle raison, depuis le XVIe
siècle, une grande majorité de cerveaux élaboraient-ils les mêmes idées ?
Est-ce parce que ces cerveaux avaient soudainement le même poids,
les mêmes circonvolutions ? Non. Il y a des changements dans les idées, et il
ne se produit pas de changement dans la boîte crânienne.
Cette explication des idées par le cerveau paraît être une
explication matérialiste. Mais parler du cerveau de Diderot c'est, en réalité,
parler des idées du cerveau de Diderot ; c'est donc une théorie
matérialiste faussée, abusive, où nous voyons, avec les idées, renaître la
tendance idéaliste.
Revenons à l'enchaînement : l'histoire — action — volonté — idées.
Les idées ont un sens, un contenu : la classe ouvrière, par exemple, lutte pour
le renversement du capitalisme. Cela est pensé par les ouvriers en lutte. Ils
pensent parce qu'ils ont un cerveau, certes, et le cerveau est donc une
condition nécessaire pour penser; mais non une condition suffisante. Le cerveau
explique le fait matériel d'avoir des idées, mais n'explique pas qu'on ait ces
idées-là plutôt que d'autres.
Tout ce qui met les hommes en mouvement doit nécessairement passer par leur cerveau, mais la forme que cela prend dans ce cerveau dépend beaucoup des circonstances. (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, p. 40.)
Comment pouvons-nous donc expliquer le contenu de nos idées,
c'est-à-dire comment nous vient l'idée de renverser le capitalisme ?
II - L’« être social » et la conscience.
Nous savons que nos idées sont le reflet des choses ; les buts que
recèlent nos idées sont aussi le reflet des choses, mais de quelles choses ?
Pour répondre à cette question, il faut voir où vivent les hommes
et où se manifestent leurs idées. Nous constatons que les hommes vivent dans
une société capitaliste et que leurs idées se manifestent dans cette société et
leur viennent d'elle.
Ce n'est donc pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c'est, inversement, leur être social qui détermine leur conscience. (Karl Marx : préface de la Contribution à la critique de l’économie politique, p. 4, Editions sociales, 1947.)
Dans cette définition, ce que Marx appelle « leur être », ce sont
les hommes, c'est ce que nous sommes ; la « conscience », c'est ce que nous
pensons, ce que nous voulons.
Nous luttons pour un idéal profondément ancré en nous, dit-on d'une
façon générale, et il en résulte que c'est notre conscience qui détermine notre
être ; nous agissons parce que nous le pensons, nous le voulons.
C'est une grande erreur de parler ainsi, car c'est en vérité notre
être social qui détermine notre conscience. Un « être » prolétarien pense en
prolétaire, et un « être » bourgeois pense en bourgeois (nous verrons par la
suite pourquoi il n'en est d'ailleurs pas toujours ainsi). Mais, d'une façon
générale,
on pense autrement dans un palais que dans une chaumière. (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, p. 29.)
III - Théories idéalistes.
Les idéalistes disent qu'un prolétaire ou un bourgeois sont l'un ou
l'autre parce qu'ils pensent comme l'un ou l'autre.
Nous disons, au contraire, que, s'ils pensent comme un prolétaire
ou comme un bourgeois, c'est qu'ils sont l'un ou l'autre. Un prolétaire a une
conscience de classe prolétarienne parce qu'il est prolétaire.
Ce que nous devons bien remarquer, c'est que la théorie idéaliste
comporte une conséquence pratique. Si l'on est bourgeois, dit-on, c'est que
l'on pense comme un bourgeois ; donc, pour ne plus l'être, il suffit de changer
la façon de penser en cause et, pour faire cesser l'exploitation bourgeoise, il
suffit de faire un travail de conviction auprès des patrons. C'est là une
théorie défendue par les socialistes chrétiens ; ce fut celle aussi des
fondateurs du socialisme utopique.
Mais c'est aussi la théorie des fascistes qui luttent contre le
capitalisme non pour le supprimer, mais pour le rendre plus « raisonnable » !
Quand le patronat comprendra qu'il exploite les ouvriers, disent-ils, il ne le
fera plus. Voilà une théorie complètement idéaliste dont on voit les dangers.
IV - L'« être social » et les conditions d'existence.
Marx nous parle de l'« être social ». Qu'entend-il par-là ?
L'« être social » est déterminé par les conditions d'existence
matérielles dans lesquelles vivent les hommes dans la société.
Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leurs
conditions matérielles d'existence, mais ce sont ces conditions matérielles qui
déterminent leur conscience.
Qu'est-ce qu'on appelle les conditions matérielles d'existence ?
Dans la société, il y a des riches et des pauvres, et leur façon de penser est
différente, leurs idées sur un même sujet sont différentes. Prendre le métro,
pour un pauvre, un chômeur, est un luxe, mais, pour un riche qui a eu une
voiture, c'est une déchéance.
Les idées du pauvre sur le métro, les possède-t-il parce qu'il est
pauvre ou est-ce parce qu'il prend le métro qu'il les possède ? C'est parce
qu'il est pauvre. Etre pauvre, c'est là sa condition d'existence.
Alors, il faut voir pourquoi il y a des riches et des pauvres pour
pouvoir expliquer les conditions d'existence des hommes.
Un groupe d'hommes occupant dans le processus économique de
production une place analogue (c'est-à-dire en régime capitaliste actuel,
possédant les moyens de production — ou, au contraire, travaillant sur des
moyens de production ne leur appartenant pas), et par conséquent ayant dans une
certaine mesure les mêmes conditions matérielles d'existence, forme une classe,
mais la notion de classe ne se réduit pas à celle de richesse ou de pauvreté.
Un prolétaire peut gagner plus qu'un bourgeois ; il n'en est pas moins
prolétaire parce qu'il dépend d'un patron et parce que sa vie n'est ni assurée
ni indépendante. Les conditions matérielles d'existence ne sont pas constituées
seulement par l'argent gagné, mais par la fonction sociale, et alors
nous avons l'enchaînement suivant :
Les hommes font leur histoire par leur action suivant leur
volonté, qui est l'expression de leurs idées. Celles-ci viennent de
leurs conditions d'existence matérielles, c'est-à-dire de leur appartenance à
une classe.
V - Les luttes des classes, moteur de l'histoire.
Les hommes agissent parce qu'ils ont certaines idées. Ils doivent
ces idées à leurs conditions d'existence matérielles, parce qu'ils appartiennent
à l'une ou l'autre classe. Cela ne veut pas dire qu'il y a seulement deux
classes dans la société : il y a une quantité de classes, dont deux
principalement sont en lutte : bourgeoisie et prolétariat.
Donc, sous les idées se trouvent les classes.
La société est divisée en classes, qui luttent l'une contre
l'autre. Ainsi, si on examine les idées des hommes, on constate que ces idées
sont en conflit, et que, sous ces idées, nous retrouvons les classes qui, elles
aussi, sont en conflit.
Par conséquent, les forces motrices de l'histoire, c'est-à-dire ce
qui explique l'histoire, c'est la lutte des classes.
Si nous prenons comme exemple le déficit permanent du budget, nous
voyons qu'il y a deux solutions ; l'une qui consiste à continuer ce que l'on
appelle l'orthodoxie financière : économies, emprunts, impôts nouveaux, etc. ;
et l'autre solution qui consiste à faire payer les riches.
Nous constatons une lutte politique autour de ces idées et, d'une
façon générale, on « regrette » que l'on ne puisse se mettre d'accord sur ce
sujet ; mais le marxiste veut comprendre et cherche ce qui se trouve sous la
lutte politique ; il découvre alors la lutte sociale, c'est-à-dire la lutte des
classes. Lutte entre ceux qui sont partisans de la première solution (les capitalistes)
et ceux qui sont partisans de faire payer les riches (les classes moyennes et
le prolétariat).
Il est prouvé, par conséquent, dira Engels, que, dans l'histoire moderne tout au moins, toutes les luttes politiques sont des luttes de classes et que toutes les luttes émancipatrices de classes, malgré leur forme nécessairement politique — car toute lutte de classes est une lutte politique — tournent en dernière analyse autour de l'émancipation économique. (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, p. 41-42. — Voir également Marx-Engels : Manifeste du Parti communiste, p. 17 et suivantes, et Lénine : Karl Marx et sa doctrine.)
Nous avons ainsi un chaînon à ajouter à l'enchaînement que nous
connaissons pour expliquer l'histoire ; nous avons : l'action, la volonté, les
idées, sous lesquelles se trouvent les classes et, derrière les classes, se
trouve l'économie. Ce sont donc bien les luttes de classes qui expliquent
l'histoire, mais c'est l'économie qui détermine les classes.
Si nous voulons expliquer un fait historique, nous devons examiner
quelles sont les idées en lutte, rechercher les classes sous les idées et
définir enfin le mode économique qui caractérise les classes.
On peut se demander encore d'où viennent les classes et le mode
économique (et les dialecticiens n'ont pas peur de poser toutes ces questions
successives parce qu'ils savent qu'il faut trouver la source de toute chose).
C'est ce que nous étudierons en détail dans le prochain chapitre, mais nous
pouvons déjà dire :
Pour savoir d'où viennent les classes, il faut étudier l'histoire
de la société, et l'on verra alors que les classes en présence n'ont pas
toujours été les mêmes. En Grèce : les esclaves et les maîtres ; au moyen âge :
les serfs et les seigneurs; ensuite, en simplifiant cette énumération, la
bourgeoisie et le prolétariat.
Nous constatons dans ce tableau que les classes changent, et, si
nous cherchons pourquoi elles changent, nous verrons que c'est parce que les
conditions économiques ont changé (les conditions économiques sont: la
structure de la production, de la circulation, de la répartition, de la
consommation des richesses, et, comme condition dernière de tout le reste, la
façon de produire, la technique).
Voici maintenant un texte d'Engels :
Bourgeoisie et prolétariat s'étaient formés l'un et l'autre à la suite d'une transformation des conditions économiques, plus exactement du mode de production. C'est le passage d'abord du métier corporatif à la manufacture et de la manufacture à la grande industrie, avec son mode d'exploitation mécanique à la vapeur, qui avait développé ces deux classes. (Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach, p. 41.)
Nous voyons donc, en dernière analyse, que les forces motrices de
l'histoire nous sont données par l'enchaînement suivant :
a)
L'histoire est
l'œuvre des hommes.
b)
L'action, qui
fait l'histoire, est déterminée par leur volonté.
c)
Cette volonté
est l'expression de leurs idées.
d)
Ces idées sont
le reflet des conditions sociales dans lesquelles ils vivent.
e)
Ce sont
ces conditions sociales qui déterminent les classes et leurs luttes.
f)
Les classes
sont elles-mêmes déterminées par les conditions économiques.
Pour préciser sous quelles formes et dans quelles conditions se
déroule cet enchaînement, disons que :
1)
Les idées se
traduisent dans la vie sur le plan politique,
2)
Les luttes de
classes qui se trouvent derrière les luttes d'idées se traduisent sur le plan
social.
3)
Les conditions
économiques (qui sont déterminées par l'état de la technique) se traduisent sur
le plan économique.
Lectures
Karl Marx : Préface de la Contribution à la critique de
l'économie politique.
Karl Marx et Friedrich Engels : Manifeste du Parti communiste.
Chapître II – d’où viennent les classes et les conditions économiques ?
Nous avons vu que les forces motrices de l'histoire sont, en
dernière analyse, les classes et leurs luttes déterminées par les conditions
économiques.
Cela par l'enchaînement suivant : les hommes ont en tête des idées
qui les font agir. Ces idées naissent des conditions d'existence matérielles
dans lesquelles ils vivent. Ces conditions d'existence matérielle sont
déterminées par la place sociale qu'ils occupent dans la société, c'est-à-dire
par la classe à laquelle ils appartiennent, et les classes sont elles-mêmes
déterminées par les conditions économiques dans lesquelles évolue la société.
Mais alors il nous faut voir ce qui détermine les conditions
économiques et les classes qu'elles créent. C'est ce que nous allons étudier.
I - Première grande division du travail.
En étudiant l'évolution de la société et en prenant les faits dans
le passé, on constate tout d'abord que la division de la société en classes n'a
pas toujours existé. La dialectique veut que nous recherchions l'origine des
choses ; or nous constatons que, dans un passé très éloigné, il n'y avait pas
de classes. Dans L'Origine de la famille, de la propriété privée
et de l'Etat, Engels nous dit :
A tous les stades inférieurs de la société, la production était essentiellement commune ; il n'y a pas une classe, une catégorie de travailleurs, puis une autre. La consommation des produits créés par les hommes était aussi commune. C'est le communisme primitif. (Friedrich Engels : L'Origine de la famille, Editions sociales, p. 159. Voir aussi p. 145-146.)
Tous les hommes participent à la production ; les instruments de
travail individuels sont propriété privée, mais ceux dont on se sert en commun
appartiennent à la communauté. La division du travail n'existe à ce stade
inférieur qu'entre les sexes. L'homme chasse, pêche, etc. : la femme prend soin
de la maison. Il n'y a pas d'intérêts particuliers ou « privés » en jeu.
Mais les hommes n'en sont pas restés à cette période, et le premier
changement dans la vie des hommes sera la division du travail dans la société.
Dans
le mode de production se glisse lentement la division du travail. (Friedrich
Engels : L'Origine
de la famille, p. 159.)
Ce premier fait se produisit là où les hommes
se trouvèrent en présence d'animaux qui se laissèrent d'abord domestiquer, puis élever. Un certain nombre des tribus les plus avancées... firent de l'élevage leur principale branche de travail. Des tribus de pasteurs se détachèrent de la masse des Barbares. Ce fut la première grande division du travail. (2. Idem, p. 146.)
Nous avons donc, comme premier mode de production : chasse, pêche ;
deuxième mode de production : élevage, qui donne naissance aux tribus de
pasteurs.
C'est cette première division du travail qui est à la base de la
II - Première division de la société en classes.
L'accroissement de la production dans toutes ses branches — élevage du bétail, agriculture, métiers domestiques — donnait à la force de travail humaine la capacité de créer plus de produits qu'il n'en fallait pour son entretien. Elle augmenta en même temps la somme quotidienne de travail qui incombait à chaque membre de la gens, de la communauté domestique ou de la famille isolée. Il devint désirable d'englober des forces de travail nouvelles. La guerre les fournit : les prisonniers de guerre furent transformés en esclaves. Du fait qu'elle augmentait la productivité du travail, et par conséquent la richesse, et qu'elle étendait le champ de la production, la première grande division sociale du travail avait, dans l'ensemble de ces conditions historiques, pour suite nécessaire l'esclavage. De la première grande division sociale du travail naquit la première grande scission de la société en deux classes : maîtres et esclaves, exploiteurs et exploités. (Friedrich Engels : L'Origine de la famille, pp. 147-148.)
Nous sommes ainsi arrivés au seuil de la civilisation... Au stade le plus inférieur, les hommes ne produisaient que directement pour leurs propres besoins ; les quelques actes d'échange qui avaient lieu étaient isolés et ne portaient que sur le superflu dont par hasard on disposait. Au stade moyen de la barbarie nous trouvons déjà dans le bétail, chez les peuples pasteurs, une propriété... d'où encore les conditions d'un échange régulier. (2. Idem, p. 150.)
Nous avons donc à ce moment deux classes dans la société : maîtres
et esclaves. Puis la société va continuer à vivre et à subir de nouveaux
développements. Une nouvelle classe va naître et grandir.
II - Deuxième grande division du travail.
La richesse s'accrût rapidement, mais sous forme de richesse individuelle ; le tissage, le travail des métaux et les autres métiers, qui se séparaient de plus en plus, donnèrent à la production une variété et une perfection croissantes : l'agriculture, outre du grain... fournit désormais l'huile et aussi le vin... Une besogne aussi variée ne pouvait plus être exercée par le même individu ; la deuxième grande division du travail s'effectua ; le métier se sépara de l'agriculture. L'accroissement constant de la production et, avec elle, de la productivité du travail augmenta la valeur de la force de travail humaine; l'esclavage... devient maintenant un élément essentiel du système social... C'est par douzaines qu'on les [les esclaves] pousse au travail... De la scission de la production en deux branches principales, l'agriculture et le métier, naît la production directe pour l'échange, la production marchande et, avec elle, le commerce... (Friedrich Engels : L'origine de la famille, p. 149.)
III - Deuxième division de la société en classes.
Ainsi, la première grande division du travail augmente la valeur du
travail humain, crée un accroissement de richesse, qui augmente de nouveau la
valeur du travail et qui oblige à une deuxième division du travail : métiers et
agriculture. A ce moment, l'accroissement continuel de la production et,
parallèlement, de la valeur de la force du travail humain rend « indispensables
» les esclaves, crée la production marchande et, avec elle, une troisième
classe : celle des marchands.
Nous avons donc à ce moment, dans la société, une triple division
du travail et trois classes : agriculteurs, artisans, marchands. Nous voyons
pour la première fois apparaître une classe qui ne participe pas à la
production, et cette classe, la classe des marchands, va dominer les deux
autres.
Le stade supérieur de la barbarie nous offre une division plus
grande encore du travail... d'où portion toujours croissante de résultats du
travail directement produit pour l'échange, et, par-là, élévation de
l'échange... au rang de nécessité vitale de la société. La civilisation
consolide et renforce toutes ces divisions du travail déjà existantes,
notamment en accentuant l'antagonisme entre ville et campagne... et elle y
ajoute une troisième division du travail qui lui est propre et d'une importance
capitale : elle enfante une classe qui ne s'occupe plus de la production, mais
uniquement de l'échange des produits : les marchands.
Cette classe se fait l'intermédiaire entre deux producteurs. Sous prétexte... de devenir ainsi la classe la plus utile de la population... [elle] s'acquiert rapidement des richesses énormes et une influence sociale proportionnée... [elle] est appelée... à une domination toujours plus grande de la production, jusqu'à ce que, en fin de compte, elle mette au jour, elle aussi, un produit à elle propre — les crises commerciales périodiques. (Friedrich Engels : L'Origine de la famille, pp. 151-152.)
Nous voyons donc l'enchaînement qui, partant du communisme
primitif, nous mène au capitalisme.
1)
Communisme
primitif.
2)
Division entre
tribus sauvages et pasteurs (première division du travail : maîtres, esclaves).
3)
Division entre
les agriculteurs et les artisans de métiers (deuxième division du travail).
4)
Naissance de la
classe des marchands (troisième division du travail) qui
5)
Engendre les
crises commerciales périodiques (capitalisme).
Nous savons maintenant d'où viennent les classes et il nous reste à
étudier :
IV - Ce qui détermine les conditions économiques.
Nous devons d'abord très brièvement passer en revue les diverses
sociétés qui nous ont précédés.
Les documents manquent pour étudier en détail l'histoire des
sociétés qui ont précédé les sociétés antiques ; mais nous savons, par exemple,
que chez les Grecs il existait des maîtres et des esclaves et que la classe des
marchands commençait déjà à se développer. Ensuite, au moyen âge, la société
féodale, avec seigneurs et serfs, permet aux marchands de prendre de plus en
plus d'importance. Ils se groupent près des châteaux, au sein des bourgs (d'où
le nom de « bourgeois ») ; d'autre part, au moyen âge, avant la production
capitaliste, il n'existait que la petite production, qui avait pour condition
première que le producteur fût propriétaire de ses instruments de travail. Les
moyens de production appartenaient à l'individu et n'étaient adaptés qu'à
l'usage individuel. Ils étaient, par conséquent, mesquins, petits, limités.
Concentrer et élargir ces moyens de production, les transformer en de puissants
leviers de la production moderne, était le rôle historique de la production
capitaliste et de la bourgeoisie...
A
partir du XV° siècle, la bourgeoisie a accompli cette œuvre en parcourant les
trois phases historiques : de la coopération simple, de la manufacture et de la
grande industrie... En arrachant ces moyens de production à leur isolement, en
les concentrant... on en change la nature même et d'individuels ils deviennent
sociaux. (Friedrich Engels : Socialisme utopique et socialisme scientifique,
p. 65.)
Nous voyons donc que, parallèlement à révolution des classes
(maîtres et esclaves ; seigneurs et serfs), évoluent les conditions de
production, de circulation, de distribution des richesses, c'est-à-dire les
conditions économiques, et que cette évolution économique suit pas à pas et
parallèlement l'évolution des modes de production. Ce sont donc
V - Les modes de production,
c'est-à-dire l'état des instruments, des outils, leur utilisation,
les méthodes de travail, en un mot l'état de la technique qui détermine les
conditions économiques.
Si,
auparavant, les forces d'un individu ou, tout au plus, d'une famille avaient
suffi pour faire travailler les anciens moyens de production isolés, il fallait
maintenant tout un bataillon d'ouvriers pour mettre en branle ces moyens de
production concentrés. La vapeur et la machine-outil achevèrent et complétèrent
cette métamorphose... L'atelier individuel [est remplacé par] la fabrique, qui
réclame la coopération de centaines et de milliers d'ouvriers. La production se
transforma d'une série d'actes individuels qu'elle était en une série d'actes
sociaux. (Friedrich Engels : Socialisme utopique et socialisme scientifique, p.
65.)
Nous voyons là que l'évolution des modes de production a transformé
totalement les forces productives. Or, si les outils de travail sont devenus
collectifs, le régime de propriété est resté individuel ! Les machines qui ne
peuvent fonctionner que par la mise en œuvre d'une collectivité sont restées la
propriété d'un seul homme. Aussi voyons-nous que
[les forces productives] poussent vers la reconnaissance pratique de leur caractère réel, celui de forces productives sociales... [elles] imposent à de grandes quantités de moyens de production la socialisation, qui se manifeste sous forme de sociétés par actions... Cette forme, elle aussi, devient insuffisante... L'Etat doit prendre la direction de ces forces productives... la bourgeoisie est devenue superflue... Toutes les fonctions sociales des capitalistes sont remplies... par des employés salariés. (Idem, pp. 75-76.)
Ainsi nous apparaissent les contradictions du régime capitaliste :
D'un côté, perfectionnement du machinisme rendu obligatoire... par la concurrence et équivalant à l'élimination toujours croissante d'ouvriers... De l'autre côté, extension illimitée de la production également obligatoire. Des deux côtés, développement inouï des forces productives, excès de l'offre sur la demande, surproduction, crises... ce qui nous mène à : surabondance de production... et surabondance d'ouvriers sans travail, sans moyens d'existence. (Idem, p. 83.)
Il y a contradiction entre le travail devenu social, collectif, et
la propriété restée individuelle. Et alors, avec Marx, nous dirons :
De formes de développement des forces productives qu'ils étaient, ces rapports en deviennent des entraves. Alors s'ouvre une période de révolution sociale. (Karl Marx : préface à la Contribution à la critique de l'économie politique.)
VI - Remarques.
Avant de terminer ce chapitre, il est nécessaire de faire quelques
remarques et de souligner que, dans cette étude, nous retrouvons tous les
caractères et les lois de la dialectique que nous venons d'étudier.
En effet, nous venons de parcourir très rapidement l'histoire des
sociétés, des classes et des modes de production. Nous voyons combien est
dépendante des autres chaque partie de cette étude. Nous constatons que cette
histoire est essentiellement mouvante et que les changements qui se produisent
à chaque stade de l'évolution des sociétés sont provoqués par une lutte
interne, lutte entre les éléments de conservation et de progrès, lutte qui
aboutit à la destruction de chaque société et à la naissance d'une nouvelle.
Chacune d'elles a un caractère, une structure bien différents de celle qui l'a
précédée. Ces transformations radicales s'opèrent après une accumulation de
faits qui, en eux-mêmes, paraissent insignifiants, mais qui, à un certain
moment, créent par leur accumulation une situation de fait qui provoque un
changement brutal, révolutionnaire.
Nous retrouvons donc là les caractères et les grandes lois
générales de la dialectique, c'est-à-dire :
- L'interdépendance des choses et des faits.
- Le mouvement et le changement dialectique.
- L'autodynamisme.
- La contradiction.
- L'action réciproque.
Et l'évolution par bonds (transformation de la quantité en
qualité).
Lectures
Friedrich Engels : L'Origine de la famille, de la propriété privée
et de l'Etat
Friedrich Engels : Socialisme utopique et Socialisme scientifique.
Questions de contrôle
· Chapitre premier
1. Quelle explication les idéalistes nous donnent-ils de
l'histoire ?
2. Qu'est-ce que le matérialisme historique ?
3. Quelle était la position des matérialistes du XVIII° siècle dans
l'explication de l'histoire ? En montrer l'insuffisance.
· Chapitre II
1. D'où
viennent les classes ?
2.
Quelles sont les forces motrices de l'histoire ?
Devoir écrit
Comment le marxisme (matérialisme historique) applique-t-il la
dialectique à l'histoire ?
Sixième partie – Le matérialisme dialectique et les idéologies
Chapître unique – application de la méthode dialectique aux idéologies
I - Quelle est l'importance des idéologies pour le marxisme ?
On a coutume d'entendre dire que le marxisme est une philosophie
matérialiste qui nie le rôle des idées dans l'histoire, qui nie le rôle du facteur
idéologique et ne veut considérer que les influences économiques.
Cela est faux. Le marxisme ne nie pas le rôle important que
l'esprit, l'art, les idées ont dans la vie. Bien au contraire, il attache une
importance particulière à ces formes idéologiques et nous allons terminer cette
étude des principes élémentaires du marxisme en examinant comment la méthode du
matérialisme dialectique s'applique aux idéologies ; nous allons voir quel est
le rôle des idéologies dans l'histoire, l'action du facteur idéologique et ce
qu'est la forme idéologique.
Cette partie du marxisme que nous allons étudier est le point le
plus mal connu de cette philosophie. La raison en est que, pendant longtemps,
on a surtout traité et répandu la partie du marxisme étudiant l'économie
politique. En agissant ainsi, on séparait arbitrairement cette matière non
seulement du grand « tout » que forme le marxisme, mais on la séparait de ses
bases ; car ce qui a permis de faire de l'économie politique une véritable
science, c'est le matérialisme historique, qui est, comme nous l'avons vu, une
application du matérialisme dialectique.
On peut signaler en passant que cette façon de procéder provient
bien de l'esprit métaphysique que nous connaissons et dont nous avons tant de
mal à nous défaire. C'est, répétons-le, dans la mesure où nous isolons les
choses, où nous les étudions d'une façon unilatérale, que nous commettons des
erreurs.
Les mauvaises interprétations du marxisme proviennent donc de ce
que l'on n'a pas suffisamment insisté sur le rôle des idéologies dans
l'histoire et dans la vie. On les a séparées du marxisme, et, ce faisant, on a
séparé le marxisme du matérialisme dialectique, c'est-à-dire de lui-même !
Nous sommes heureux de voir que, depuis quelques années, grâce en
partie au travail de l'Université Ouvrière de Paris, à laquelle plusieurs
milliers d'élèves sont redevables de connaître le marxisme, grâce aussi au
travail de nos camarades intellectuels qui y ont contribué par leurs travaux et
leurs livres, le marxisme a reconquis sa véritable figure et la place à
laquelle il a droit.
II - Qu'est-ce qu'une idéologie ? (Facteur et formes idéologiques.)
Nous allons aborder ce chapitre, consacré au rôle des idéologies,
par quelques définitions.
Qu'est-ce que nous appelons une idéologie ? Qui dit idéologie dit,
avant tout, idée. L'idéologie, c'est un ensemble d'idées qui forme un
tout, une théorie, un système ou même parfois simplement un état d'esprit.
Le marxisme est une idéologie qui forme un tout et qui offre une
méthode de résolution de tous les problèmes[1]. Une
idéologie républicaine est l'ensemble d'idées que nous trouvons dans l'esprit
d'un républicain.
Mais une idéologie n'est pas seulement un ensemble d'idées pures,
qu'on supposerait séparées de tout sentiment (c'est là une conception métaphysique)
; une idéologie comporte nécessairement des sentiments, sympathies,
antipathies, espoirs, craintes, etc. Dans l'idéologie prolétarienne, nous
trouvons les éléments idéaux de la lutte de classes, mais nous trouvons aussi
des sentiments de solidarité envers les exploités du régime capitaliste, les «
emprisonnés », des sentiments de révolte, d'enthousiasme, etc.. C'est tout cela
qui fait une idéologie.
Voyons maintenant ce que l'on appelle le facteur idéologique :
c'est l'idéologie considérée comme une cause ou une force qui agit, qui est
capable d'influence, et c'est pourquoi l'on parle de l'action du facteur
idéologique. Les religions, par exemple, sont un facteur idéologique dont nous
devons tenir compte ; elles ont une force morale qui agit encore de façon
importante.
Qu'entend-on par forme idéologique ? On désigne ainsi un ensemble
d'idées particulières, qui forment une idéologie dans un domaine spécialisé. La
religion, la morale sont des formes de l'idéologie, de même que la science, la
philosophie, la littérature, l'art, la poésie.
Si nous voulons donc examiner quel est le rôle de l'histoire de
l'idéologie en général et de toutes ses formes en particulier, nous mènerons
cette étude non pas en séparant l'idéologie de l'histoire, c'est-à-dire de la
vie des sociétés, mais en situant le rôle de l'idéologie, de ses facteurs et de
ses formes dans et à partir de la société.
III - Structure économique et structure idéologique.
Nous avons vu, en étudiant le matérialisme historique, que
l'histoire des sociétés s'explique par l'enchaînement suivant : les hommes font
l'histoire par leur action, expression de leur volonté. Celle-ci est déterminée
par les idées. Nous avons vu que ce qui explique les idées des hommes,
c'est-à-dire leur idéologie, c'est le milieu social où se manifestent les
classes, qui sont à leur tour elles-mêmes déterminées par le facteur
économique, c'est-à-dire, en fin de compte, par le mode de production.
Nous avons vu aussi qu'entre le facteur idéologique et le facteur
social se trouve le facteur politique, qui se manifeste dans la lutte
idéologique comme expression de la lutte sociale.
Si donc nous examinons la structure de la société à la lumière du
matérialisme historique, nous voyons qu'à la base se trouve la structure
économique, puis, au-dessus d'elle, la structure sociale, qui soutient la
structure politique, et enfin la structure idéologique.
Nous voyons que, pour les matérialistes, la structure idéologique
est l'aboutissement, le sommet de l'édifice social, tandis que, pour les
idéalistes, la structure idéologique est à la base.
Dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement donné de leurs forces productives matérielles. L'ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base réelle sur quoi s'élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociale déterminées [c'est-à-dire des formes idéologiques]. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général. (Karl Marx : préface à la Contribution à la critique de l'économie politique, p. 4.)
Nous voyons, par conséquent, que c'est la structure économique qui
est à la base de la société. On dit aussi qu'elle en est l'infrastructure (ce
qui signifie la structure inférieure).
L'idéologie, qui comprend toutes les formes : la morale, la religion,
la science, la poésie, l'art, la littérature, constitue la supra — ou
superstructure (qui signifie : structure qui est au sommet).
Sachant, comme le démontre la théorie matérialiste, que les idées
sont le reflet des choses, que c'est notre être social qui détermine la
conscience, nous dirons donc que la superstructure est le reflet de
l'infrastructure.
Voici un exemple d'Engels, qui nous le démontre bien :
Le dogme calviniste répondait aux besoins de la bourgeoisie la plus avancée de l'époque. Sa doctrine de la prédestination était l'expression religieuse du fait que, dans le monde commercial de la concurrence, le succès et l'insuccès ne dépendent ni de l'activité, ni de l'habileté de l'homme, mais de circonstances indépendantes de son contrôle. Ces circonstances ne dépendant ni de celui qui veut, ni de celui qui travaille, elles sont à la merci de puissances économiques supérieures et inconnues ; et cela est particulièrement vrai à une époque de révolution économique, alors que tous les anciens centres de commerce et toutes les routes commerciales étaient remplacées par d'autres, que les Indes et l'Amérique étaient ouvertes au monde, et que les articles de foi économique les plus respectables par leur antiquité — la valeur respective de l'or et de l'argent — commençaient à chanceler et à s'écrouler. (Friedrich Engels : Socialisme utopique et socialisme scientifique, Introduction, p. 28.)
En effet, que se passe-t-il dans la vie économique pour les
marchands ? Ils sont en concurrence. Les marchands, les bourgeois ont fait
l'expérience de cette concurrence, où il y a des vainqueurs et des vaincus.
Bien souvent, les plus débrouillards, les plus intelligents sont
vaincus par la concurrence, par une crise qui survient et les abat. Cette crise
est pour eux une chose imprévisible, elle leur semble une fatalité et c'est
cette idée que, sans raison, les moins malins survivent parfois à la crise, qui
est transposée dans la religion protestante. C'est cette constatation, que
certains « arrivent » par chance, qui fournit cette idée de la prédestination
selon laquelle les hommes doivent subir un sort fixé, de toute éternité, par
Dieu.
Nous voyons, d'après cet exemple de reflet des conditions
économiques, de quelle façon la superstructure est le reflet de l'infrastructure.
Voici encore un autre exemple : prenons la mentalité de deux
ouvriers non syndiqués, c'est-à-dire non développés politiquement; l'un
travaille dans une très grande usine, où le travail est rationalisé, l'autre
travaille chez un petit artisan. Il est certain qu'ils auront tous les deux une
conception différente du patron. Pour l'un, le patron sera l'exploiteur féroce,
caractéristique du capitalisme ; l'autre verra le patron comme un travailleur,
aisé certes, mais travailleur et non tyran.
C'est bien le reflet de leur condition de travail qui déterminera
leur façon de comprendre le patronat.
Cet exemple, qui est important, nous amène, pour être précis, à
faire certaines remarques.
IV - Conscience vraie et conscience fausse.
Nous venons de dire que les idéologies sont le reflet des
conditions matérielles de la société, que c'est l'être social qui détermine la
conscience sociale. On pourrait en déduire qu'un prolétariat doit avoir
automatiquement une idéologie prolétarienne.
Mais une telle supposition ne correspond pas à la réalité, car il y
a des ouvriers qui n'ont pas une conscience d'ouvrier.
Il y a donc une distinction à établir : les gens peuvent vivre dans
des conditions déterminées, mais la conscience qu'ils en ont peut ne pas
correspondre à la réalité. C'est ce qu'Engels appelle : « avoir une conscience
fausse ».
Exemple : certains ouvriers sont influencés par la doctrine du
corporatisme qui est un retour vers le moyen âge, vers l'artisanat. Dans ce
cas, il y a conscience de la misère des ouvriers, mais ce n'est pas une
conscience juste et vraie. L'idéologie est bien là un reflet des conditions de
vie sociale, mais ce n'est pas un reflet fidèle, un reflet exact.
Dans la conscience des gens, le reflet est très souvent un reflet «
à l'envers ». Constater le fait de la misère, c'est là un reflet de conditions
sociales, mais ce reflet devient faux lorsque l'on pense qu'un retour vers
l'artisanat sera la solution du problème. Nous voyons donc ici une conscience
en partie vraie et en partie fausse.
L'ouvrier qui est royaliste a aussi une conscience à la fois vraie
et fausse. Vraie parce qu'il veut supprimer la misère qu'il constate ; fausse
parce qu'il pense qu'un roi peut faire cela. Et, simplement parce qu'il a mal
raisonné, parce qu'il a mal choisi son idéologie, cet ouvrier peut devenir pour
nous un ennemi de classe, alors que, pourtant, il est de notre classe.
Ainsi, avons une conscience fausse, c'est se tromper ou être trompé sur sa
véritable condition.
Nous dirons donc que l'idéologie est le reflet des conditions
d'existence, mais que ce n'est pas un reflet FATAL.
Il nous faut d'ailleurs constater que tout est mis en œuvre pour
nous donner une conscience fausse et développer l'influence de l'idéologie des
classes dirigeantes sur les classes exploitées. Les premiers éléments d'une
conception de la vie que nous recevons, notre éducation, notre instruction,
nous donnent une conscience fausse. Nos attaches dans la vie, un fond de
paysannerie chez certains, la propagande, la presse, la radio faussent aussi
parfois notre conscience.
Par conséquent, le travail idéologique a donc pour nous, marxistes,
une extrême importance. Il faut détruire la conscience fausse pour acquérir une
conscience vraie et, sans le travail idéologique, cette transformation ne peut
se réaliser.
Ceux qui considèrent et disent que le marxisme est une doctrine
fataliste ont donc tort, puisque nous pensons, en vérité, que les idéologies
jouent un grand rôle dans la société et qu'il faut enseigner et apprendre cette
philosophie qu'est le marxisme pour lui faire jouer le rôle d'un outil et d'une
arme efficaces.
V - Action et réaction des facteurs idéologiques.
Nous avons vu par les exemples de conscience vraie et de conscience
fausse qu'il ne faut pas toujours vouloir expliquer les idées seulement par
l'économie et nier que les idées aient une action. Procéder ainsi serait
interpréter le marxisme d'une mauvaise façon.
Les idées s'expliquent, certes, en dernière analyse, par
l'économie, mais elles ont aussi une action qui leur est propre.
... D'après la conception matérialiste de l'histoire, le facteur déterminant dans l'histoire est, en dernière instance, la production et la reproduction de la vie réelle. Ni Marx, ni moi n'avons jamais affirmé davantage. Si, ensuite, quelqu'un torture cela jusqu'à dire que le facteur économique est le seul déterminant, il transforme cette proposition en une phrase vide, abstraite, absurde. La situation économique est la base, mais les diverses parties de la superstructure... exercent également leur action sur le cours des luttes historiques et en déterminent, de façon prépondérante, la forme dans beaucoup de cas. Il y a action et réaction de tous ces facteurs au sein desquels le mouvement économique finit par se frayer son chemin comme quelque chose de forcé à travers la foule infinie de hasards. (Voir dans Marx-Engels : Etudes philosophiques, la lettre d'Engels à Joseph Bloch.)
Nous voyons donc qu'il nous faut tout examiner avant de chercher
l'économie, et que, si celle-ci est la cause en dernière analyse, il faut
toujours penser qu'elle n'est pas la seule cause.
Les idéologies sont les reflets et les effets des conditions
économiques, mais la relation entre elles n'est pas simple, car nous constatons
aussi une action réciproque des idéologies sur l'infrastructure.
Si nous voulons étudier le mouvement de masse qui s'est développé
en France après le 6 février 1934, nous le ferons au moins sous deux aspects,
pour démontrer ce que nous venons d'écrire.
1)
Certains
expliquent ce courant en disant que la cause en était la crise économique.
C'est là une explication matérialiste, mais unilatérale. Cette explication ne
tient compte que d'un seul facteur : l'économique, ici : la crise.
2)
Ce raisonnement
est donc en partie juste, mais à condition qu'on y ajoute comme facteur
d'explication ce que pensent les gens : l'idéologie. Or, dans ce courant de
masse, les gens sont « antifascistes », voilà le facteur idéologique. Et, si
les gens sont antifascistes, c'est grâce à la propagande qui a donné naissance
au Front populaire. Mais, pour que cette propagande fût efficace, il fallait un
terrain favorable, et ce que l'on a pu faire en 1936 n'était pas possible en
1932. Enfin, nous savons comment, par la suite, ce mouvement de masse et son
idéologie ont influencé à son tour l'économie par la lutte sociale qu'ils ont
déclenchée.
Nous voyons donc, dans cet exemple, que l'idéologie, qui est le
reflet des conditions sociales, devient à son tour une cause des événements.
Le développement politique, juridique, philosophique, religieux, littéraire, artistique, etc., repose sur le développement économique. Mais ils réagissent tous également les uns sur les autres, ainsi que sur la base économique. Il n'en est pas ainsi, parce que la situation économique est la cause, qu'elle est seule active et que tout le reste n'est qu'action passive. Il y a, au contraire, action et réaction sur la base de la nécessité économique, qui l'emporte toujours en dernière instance. (Marx-Engels : Etudes philosophiques. Lettre d'Engels à Heinz Starkenburg.)
C'est ainsi, par exemple, que
la base du droit successoral, en supposant l'égalité du stade de développement de la famille, est une base économique. Néanmoins, il sera difficile de démontrer qu'en Angleterre, par exemple, la liberté absolue de tester et, en France, sa grande limitation n'ont, dans toutes leurs particularités, que des causes économiques. Mais, pour une part très importante, toutes deux réagissent sur l'économie par le fait qu'elles influencent la répartition de la fortune. (Idem. Lettre d'Engels à Conrad Schmidt.)
Pour prendre un exemple plus actuel, nous reprendrons celui des
impôts. Nous avons tous une idée sur les impôts. Les riches veulent être
dégrevés et sont partisans des impôts indirects ; les travailleurs et les
classes moyennes veulent, au contraire, une fiscalité basée sur l'impôt direct
et progressif. Ainsi donc l'idée que nous avons des impôts, et qui est un
facteur idéologique, a son origine dans la situation économique qui est la
nôtre et qui est créée, imposée, par le capitalisme. Les riches veulent conserver
leurs privilèges et luttent pour conserver le mode actuel d'imposition et pour
renforcer les lois dans ce sens. Or, ces lois, qui viennent des idées,
réagissent sur l'économie, car elles tuent le petit commerce et les artisans et
précipitent la concentration capitaliste.
Nous voyons, par conséquent, que les conditions économiques
engendrent les idées, mais que les idées engendrent aussi des modifications
dans les conditions économiques, et c'est en tenant compte de cette réciprocité
des rapports que nous devons examiner les idéologies, toutes les
idéologies ; et ce n'est qu'en dernière analyse, à la racine, que nous voyons
les nécessités économiques toujours l'emporter.
Nous savons que ce sont les écrivains et les penseurs qui ont pour
mission de propager, sinon de défendre les idéologies. Leurs pensées et leurs
écrits ne sont pas toujours très caractérisés, mais, en fait, même dans des
écrits qui ont l'air d'être de simples contes ou nouvelles, nous retrouvons
toujours à l'analyse une idéologie. Faire cette analyse est une opération très
délicate, et nous devons la faire avec beaucoup de prudence. Nous allons
indiquer une méthode d'analyse dialectique, qui sera d'une grande aide, mais il
faut faire bien attention à ne pas être mécaniste et à ne pas vouloir expliquer
ce qui n'est pas explicable.
VI - Méthode d'analyse dialectique.
Pour bien appliquer la méthode dialectique, il faut connaître
beaucoup de choses, et, si l'on ignore son sujet, il faut l'étudier
minutieusement, sans quoi l'on arrive simplement à faire des caricatures de
jugement.
Pour procéder à l'analyse dialectique d'un livre ou d'un conte
littéraire, nous allons indiquer une méthode que l'on pourra appliquer à
d'autres sujets.
a)
Il faut d'abord
faire attention au contenu du livre ou du conte à analyser. L'examiner
indépendamment de toute question sociale, car tout ne vient pas de la lutte de
classes et des conditions économiques.
Il y a des
influences littéraires, et nous devons en tenir compte. Essayer de voir à
quelle « école littéraire » appartient l'œuvre. Tenir compte du développement
interne des idéologies. Pratiquement, il serait bon de faire un résumé du sujet
à analyser et noter ce qui a frappé.
b)
Observer
ensuite les types sociaux qui sont les héros de l'intrigue. Chercher la classe
à laquelle ils appartiennent, examiner l'action des personnages et voir si l'on
peut rattacher d'une façon quelconque ce qui se passe dans le roman à un point
de vue social.
Si cela n'est pas possible, si l'on ne peut pas raisonnablement
faire cela, il vaut mieux abandonner l'analyse plutôt que d'inventer. Il ne
faut jamais inventer une explication.
c)
Lorsque l'on a
trouvé quelle est ou quelles sont les classes en jeu, il faut rechercher la
base économique, c'est-à-dire quels sont les moyens de production et là façon
de produire au moment où se passe l'action du roman.
Si, par
exemple, l'action se passe de nos jours l'économie, c'est le capitalisme. On
voit actuellement de nombreux contes et romans qui critiquent, combattent le
capitalisme. Mais il y a deux façons de combattre le capitalisme :
1. En
révolutionnaire qui va de l'avant.
2. En
réactionnaire, qui veut revenir au passé, et c'est souvent cette forme que l'on
rencontre dans les romans modernes : on y regrette le temps d'autrefois.
d)
Une fois que
nous avons obtenu tout cela, nous pouvons alors rechercher l'idéologie,
c'est-à-dire voir quelles sont les idées, les sentiments, quelle est la façon
de penser de l'auteur.
En recherchant l'idéologie, nous penserons au rôle qu'elle joue, à
son influence sur l'esprit des gens qui lisent le livre.
e)
Nous pourrons
alors donner la conclusion de notre analyse, dire pourquoi un tel conte ou
roman a été écrit à tel moment et dénoncer ou louer, selon le cas, ses
intentions (souvent inconscientes chez l'auteur).
Cette méthode d'analyse ne peut être bonne que si on se souvient,
en l'appliquant, de tout ce qui a été dit précédemment. Il faut bien penser que
la dialectique, si elle nous apporte une nouvelle façon de concevoir les
choses, demande aussi de bien les connaître pour en parler et pour les
analyser.
Il nous faut, par conséquent, maintenant que nous avons vu en quoi
consiste notre méthode, essayer dans nos études, dans notre vie militante et
personnelle, de voir les choses dans leur mouvement, dans leur changement, dans
leurs contradictions et dans leur signification historique, et non à l'état
statique, immobile, de les voir et de les étudier aussi sous tous leurs aspects
et non d'une façon unilatérale. En un mot, d'appliquer partout et toujours
l'esprit dialectique.
VII - Nécessité de la lutte idéologique.
Nous savons mieux maintenant ce qu'est le matérialisme dialectique,
forme moderne du matérialisme, fondé par Marx et Engels et développé par
Lénine. Nous nous sommes surtout servis dans cet ouvrage de textes de Marx et
Engels, mais nous ne pouvons terminer ces cours sans signaler particulièrement
que l'œuvre philosophique de Lénine est considérable. (Voir « Lénine » à
l'Index alphabétique des noms cités. L'apport philosophique de Lénine au
marxisme — qu'il serait trop long et complexe d'examiner ici — apparaît
nettement dans Matérialisme et empiriocriticisme et les Cahiers
philosophiques.) C'est pourquoi l'on parle aujourd'hui de marxisme-léninisme.
Marxisme-léninisme et matérialisme dialectique sont
indissolublement unis, et ce n'est que la connaissance du matérialisme
dialectique qui permet de mesurer toute l'étendue, toute la portée, toute la
richesse du marxisme-léninisme. Cela nous conduit à dire que le militant n'est
vraiment armé idéologiquement que s'il connaît l'ensemble de cette doctrine.
La bourgeoisie, qui a bien compris cela, s'efforce d'introduire, en
usant de tous les moyens, sa propre idéologie dans la conscience des
travailleurs. Sachant parfaitement que, de tous les aspects du
marxisme-léninisme, c'est le matérialisme dialectique qui est actuellement le
plus mal connu, la bourgeoisie a organisé contre lui la conspiration du
silence. Il est pénible de constater que l'enseignement officiel ignore une
telle méthode et que l'on continue à enseigner dans les écoles et universités
de la même manière qu'il y a cent ans.
Si, autrefois, la méthode métaphysique a dominé la méthode
dialectique, c'était, nous l'avons vu, à cause de l'ignorance des hommes.
Aujourd'hui, la science nous a donné les moyens de démontrer que la méthode
dialectique est celle qu'il convient d'appliquer aux recherches scientifiques,
et il est scandaleux que l'on continue à apprendre à nos enfants, à penser, à
étudier avec la méthode issue de l'ignorance.
Si les savants, dans leurs recherches scientifiques, ne peuvent
plus étudier, dans leur spécialité, sans tenir compte de l'interpénétration des
sciences, appliquant par là et inconsciemment une partie de la dialectique, ils
y apportent trop souvent la formation d'esprit qui leur a été donnée et qui est
celle d'un esprit métaphysique. Que de progrès les grands savants qui ont déjà
donné de grandes choses à l'humanité — pensons à Pasteur (Voir l'introduction
d'Ernest Kahane à Pasteur : Pages choisies, « Les Classiques du
peuple ».), Branly, qui étaient des idéalistes, des croyants —
n'auraient-ils pas réalisés, ou permis de réaliser, s'ils avaient eu une
formation d'esprit dialectique !
Mais il est une forme de lutte contre le marxisme-léninisme encore
plus dangereuse que cette campagne de silence : ce sont les falsifications que
la bourgeoisie essaie d'organiser à l'intérieur même du mouvement ouvrier. Nous
voyons en ce moment fleurir de nombreux « théoriciens », qui se présentent
comme « marxistes » et qui prétendent « renouveler », « rajeunir » le marxisme.
Les campagnes de ce genre choisissent très souvent comme point d'appui les
aspects du marxisme qui sont les moins connus, et, très particulièrement, la
philosophie matérialiste.
Ainsi, par exemple, il y a des gens qui déclarent accepter le
marxisme en tant que conception de l'action révolutionnaire, mais non pas en
tant que conception générale du monde. Ils déclarent qu'on peut être
parfaitement marxiste sans accepter la philosophie matérialiste. Conformément à
cette attitude générale se développent diverses tentatives de contrebande. Des
gens qui se disent toujours marxistes veulent introduire dans le marxisme des
conceptions qui sont incompatibles avec la base même du marxisme, c'est-à-dire
avec la philosophie matérialiste. On a connu des tentatives de ce genre dans le
passé. C'est contre elles que Lénine a écrit son livre Matérialisme et
empiriocriticisme. On assiste, à l'heure actuelle, dans la période de large
diffusion du marxisme, à la renaissance et à la multiplication de ces
tentatives. Comment reconnaître, comment démasquer celles qui, précisément,
s'attaquent au marxisme dans son aspect philosophique, si on ignore la
philosophie véritable du marxisme ?
VIII - Conclusion.
Heureusement, on observe depuis quelques années, dans la classe
ouvrière en particulier, une formidable poussée vers l'étude de l'ensemble du
marxisme et un intérêt croissant précisément pour l'étude de la philosophie
matérialiste. C'est là un signe qui indique, dans la situation actuelle, que la
classe ouvrière a parfaitement senti la justesse des raisons que nous avons
données au début en faveur de l'étude de la philosophie matérialiste. Les
travailleurs ont appris, par leur propre expérience, la nécessité de lier à la
pratique la théorie et, en même temps, la nécessité de pousser l'étude théorique
aussi loin que possible. Le rôle de chaque militant doit consister à renforcer
ce courant et à lui donner une direction et un contenu justes. Nous sommes
heureux de voir que, grâce à l'Université Ouvrière de Paris (Aujourd'hui
« Université nouvelle », 8, avenue Mathurin-Moreau, Paris.), plusieurs
milliers d'hommes ont appris ce qu'est le matérialisme dialectique, et, si cela
illustre d'une façon saisissante notre lutte contre la bourgeoisie en montrant
de quel côté est la science, cela nous indique aussi notre devoir. Il faut
étudier. Il faut connaître et faire connaître le marxisme dans tous les
milieux. Parallèlement à la lutte dans la rue et sur le lieu du travail, les
militants doivent mener la lutte idéologique. Leur devoir est de défendre notre
idéologie contre toutes les formes d'attaque, et, en même temps, de mener la
contre-offensive pour la destruction de l'idéologie bourgeoise dans la
conscience des travailleurs. Mais, pour dominer tous les aspects de cette
lutte, il faut être armé. Le militant ne le sera vraiment que par la
connaissance du matérialisme dialectique.
En attendant que nous ayons édifié la société sans classes ou rien
n'entravera le développement des sciences, telle est une partie essentielle de
notre devoir.
Questions de contrôle
1. Est-il vrai que le marxisme nie le rôle des idées ?
2. Quels sont les différents facteurs qui conditionnent et
constituent la structure de la société ?
3. Analyser avec la méthode du matérialisme dialectique un
conte publié dans un journal.
Devoir de récapitulation générale
Quel profit avez-vous tiré pour la pensée et pour l'action du
matérialisme dialectique ?
Index
Agnostiques. — Nom donné en philosophie à ceux
qui déclarent la vérité inaccessible à l'esprit humain.
Alchimie. — Nom donné à la chimie du moyen âge. C'était un art, plus qu'une
science, proche de la magie, qui consistait à chercher un remède propre à
guérir tous les maux (panacée) et la transmutation des métaux en or par la «
pierre philosophale ».
Analyse. — Opération de l'esprit qui consiste à décomposer une chose ou
une idée en ses éléments.
Anatomie. — Science qui étudie la structure
des êtres vivants et les rapports des différents organes qui les constituent.
Anaximène de Milet (VI° s. av. notre ère). —
Philosophe de l'école d'Ionie. Il succéda à son maître Anaximandre et eut pour
disciples Anaxagore et Diogène d'Apollonie. Selon lui, l'air est le principe de
toutes choses.
Aristote (384-322 av. notre ère). — Avec Platon,
le plus grand philosophe de l'antiquité. Enseigna à Athènes, d'où il lui fallut
fuir une année avant sa mort pour échapper à des poursuites pour « impiété ».
Disciple, mais adversaire de Platon, Aristote essaie de donner des fondements
réalistes à la philosophie idéaliste de celui-ci, par l'observation
systématique du monde sensible, mais part, comme lui, du concept de l'idée.
Tout être — ou substance — est fait de deux principes : la matière et la forme.
La matière est une masse brute, inerte, indistincte ; pour qu'elle devienne
telle ou telle chose, « ceci » ou « cela », il faut que s'y applique une
forme. La forme, c'est l'idée, active, spécifique. C'est elle qui donne à la
matière sa qualification. La forme suprême, celle qui comprend toutes les
autres, c'est Dieu. Aussi Aristote, repoussant la conception mécaniste de
Démocrite, introduit-il le finalisme : c'est Dieu qui a organisé l'univers.
Aristote fut le fondateur de la logique en tant que théorie du raisonnement
juste. L'idée du développement est une idée centrale de son système. Le
développement cosmique, le développement organique, le développement des formes
de l'Etat, etc., sont partout conçus comme une évolution de l'imparfait au
parfait, du général au particulier. Engels l'appelle le cerveau le plus
universel de tous les philosophes grecs, celui qui s'est déjà livré à la
recherche des formes essentielles du raisonnement dialectique. (Voir Friedrich
Engels : Socialisme utopique et socialisme scientifique.)
Au moyen âge, les disciples de ce grand savant, de ce grand
logicien n'ont conservé de son enseignement que l'aspect formel, abstrait ;
incapables de repenser l'aristotélisme à la lumière des progrès de la science,
ils en ont fait un système desséché et stérile, qui forma la base de la
scolastique.
Atome. — On appelle ainsi, en chimie et en physique, la parcelle
matérielle formant la plus petite quantité d'un élément qui puisse entrer en
combinaison.
Dans la philosophie matérialiste antique, ce mot désignait
l'élément le plus petit de la matière, absolument indivisible, l'élément
premier à partir duquel se constituait par combinaison et agrégation la nature
tout entière.
Bacon, François de Verulam (1561-1626). —
Célèbre philosophe anglais. Membre de la Chambre des Communes en 1593, Bacon
fut nommé en 1604 avocat ordinaire de la couronne ; en 1613, attorney général ;
en 1617, garde des sceaux, et en 1618 grand chancelier de la couronne. Condamné
en 1624 par le Parlement à la prison et à la déchéance pour corruption, il fut
rendu à la liberté au bout de deux jours et rentra dans la vie privée.
François Bacon est l'auteur d'un grand nombre d'ouvrages
scientifiques et philosophiques, parmi lesquels il faut mentionner tout
particulièrement le Novum Organum (1620), dans lequel il oppose à l'ancienne
métaphysique des idées a priori la logique fondée sur l'expérience.
François Bacon est un des fondateurs de la philosophie et de la
méthode scientifique modernes.
Berkeley, George (1685-1753). — Philosophe
anglais, évêque et, un certain temps, missionnaire malheureux en Amérique. Son
activité cléricale (en tant que prêtre protestant dans l'Irlande catholique
annexée et colonisée par la force au commencement du XVIII° siècle), au service
de la politique de la nation anglaise conquérante, porte un caractère tout à
fait réactionnaire. Parallèlement à des spéculations d'ordre spirituel,
s'adonna également à des spéculations plus matérielles (par exemple, sur
l'utilité des fameuses maisons ouvrières et du travail des enfants), comme le
prouve son ouvrage : Essai sur les moyens d'éviter la ruine de la
Grande-Bretagne (1720), composé à l'occasion du krach de la Southsea Company,
qui fut une spéculation aventureuse. Lénine a caractérisé de façon approfondie
sa philosophie. On en trouvera l'exposé dans le présent ouvrage, première
partie, chapitre II. Ses conceptions économiques (dans le Querist), en
particulier sur l'argent, ont été examinées à fond par Marx dans sa
Contribution à la Critique de l'économie politique. Ouvrages : Nouvelle Théorie
des perceptions de l'esprit (1707), Principes de la connaissance humaine
(1710), (trad. franc, par Charles Renouvier, Paris, 1920) ; Dialogues entre
Hylas et Philonoüs (1712) (trad. franc, par J. Beaulavon, Paris, 1895), exposé
populaire de l'ouvrage précédent.
Branly,
Edouard (1846-1940). — Physicien. Découvrit en 1873 les propriétés des oxydes de cuivre pour «
redresser » les courants alternatifs. En 1888, il mit sur pied les premières
radio-communications en découvrant la propriété du « tube à limaille ». Grâce à
son « détecteur », la T.S.F. était née. En 1898, il exposa à l'Académie des
sciences l'application de sa découverte à l'appel de secours des navires.
Cartésianisme. — Nom donné à la philosophie de
Descartes.
Copernic (1473-1543). — Célèbre
astronome polonais. Auteur de l'ouvrage intitulé : les Révolutions de
l'orbe céleste, dans lequel il prouve le mouvement de rotation de la terre
autour de son axe et de translation autour du soleil.
D'Alembert, Jean le Rond (1717-1783). —
Un des représentants les plus caractéristiques du siècle des lumières en
France, grand mathématicien, d'Alembert a fait des travaux considérables pour
établir les principes de la mécanique. Il publia avec Diderot l'Encyclopédie ou
Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers par une Société de
gens de lettres. Cette grande œuvre fortement combattue par la monarchie,
largement répandue, et finalement interdite par le Conseil d'Etat
réactionnaire, est le monument principal du siècle des lumières (33 volumes,
1751-1777). Il composa l'introduction à cette encyclopédie : le « Discours
préliminaire ». Son point de vue philosophique est celui du scepticisme. Ni la
matière, ni l'esprit ne sont connaissables dans leur essence, et le monde peut
être supposé tout autre qu'il apparaît à nos sens. Ouvrages principaux :
Mélanges de littérature, d'histoire et de philosophie (1752), Traité de
dynamique (1753) et Eléments de philosophie (1758).
Darwin, Charles Robert (1809-1882). —
Célèbre naturaliste anglais, le théoricien le plus important de l'évolution
dans les sciences de la nature au siècle dernier. La théorie du transformisme,
qui avait déjà été pressentie antérieurement par Lamarck, Goethe, etc., a
trouvé chez lui son expression décisive, frayant ainsi de nouvelles voies à la
science. Darwin fonda sa théorie de l'évolution sur l'hypothèse de la sélection
naturelle, c'est-à-dire la sélection dans la lutte pour la vie qui fait
survivre les plus aptes. Il partait des expériences de l'élevage artificiel.
Mais où est la main de l'éleveur dans la nature aveugle ? Pour répondre à cette
question, Darwin s'est servi de l'Essai sur le principe de la population de
Malthus (1798) dans la mesure où Malthus partait d'une disproportion entre
l'augmentation de la population et la possibilité d'accroître les moyens de
subsistance. Quoique la science biologique moderne ait examiné une foule de
nouveaux phénomènes et modifié et complété de ce fait les facteurs utilisés par
Darwin de façon trop générale, la pensée fondamentale de la théorie de
l'évolution n'en est pas moins fermement ancrée dans la pensée moderne. Engels
écrit à ce sujet dans l'Evolution du socialisme : « Darwin a porté à la
conception métaphysique de la nature le coup le plus formidable en prouvant que
toute la nature organique actuelle, les plantes, les animaux ainsi que l'homme,
est le produit d'un processus d'évolution qui se poursuit depuis des millions
d'années. » Dans son discours sur la tombe de Marx, Engels (1883) a indiqué les
rapports de Marx avec Darwin dans les termes suivants : « De même que Darwin a
découvert la loi de l'évolution de la nature organique, Marx a découvert la loi
de l'évolution de l'histoire humaine. » Marx avait déjà en 1860, en ce qui
concerne l'ouvrage principal de Darwin qui venait de paraître (1859) : De
l'Origine des espèces par voie de sélection naturelle, écrit dans une
lettre à Engels : « Bien que développé grossièrement à l'anglaise, c'est le
livre qui contient, au point de vue des sciences naturelles, la base conforme à
notre point de vue. » (Correspondance Marx-Engels, IIe volume, page
426.) Il s'exprime de façon analogue dans une lettre à Lassalle, p. 346.) «
L'ouvrage de Darwin est considérable et me convient comme base, au point de vue
des sciences naturelles, de la lutte des classes dans l'histoire... Malgré tout
ce qu'il a de défectueux, non seulement il porte le premier à la « théologie »
[voir ce mot plus loin] un coup mortel dans les sciences naturelles, mais il
établit de façon empirique le sens rationnel de celles-ci... » (Pages 214,
287.) (Voir Darwin : Textes choisis, « Les classiques du peuple ».)
Déduction. — Raisonnement qui, à partir d'une
proposition ou d'un fait, en énonce les conséquences qui en découlent — ou
encore qui conclut du général au particulier.
Démocrite d'Abdère (460-370 environ av. notre ère). —
Philosophé grec, le plus grand matérialiste de l'antiquité. D'après lui, seuls
existent réellement les atomes et le vide. Les atomes sont des éléments
primitifs extrêmement petits, indivisibles, différents de forme, de grandeur et
de situation, et en perpétuel mouvement. Les objets naissent de l'organisation
des atomes. Démocrite affirme que l'âme est matérielle et composée, comme toute
chose, d'atomes (plus fins d'ailleurs que les autres). Par ailleurs, pour lui,
les qualités des choses (leur couleur, leur odeur, etc..) sont purement
subjectives et constituent des illusions des sens. Le monde réel et objectif ne
contient pas de telles qualités, et la tâche de la raison doit être d'abstraire
ces qualités pour retrouver les atomes eux-mêmes.
La contradiction que l'on constate chez Démocrite entre le
caractère subjectif des « qualités » fournies par les sens et le monde
véritable ou objectif des atomes, conçu par la raison, pose le problème de la
connaissance dans la dialectique matérialiste sous sa première forme
élémentaire. Sa théorie des atomes est un pressentiment génial de l'atomistique
moderne.
Descartes, René (1596-1650). — Philosophe
français dualiste (c'est-à-dire qui oppose esprit et matière de façon
métaphysique). Il a combattu la scolastique et créé la géométrie analytique.
Son dualisme livre le monde matériel sensible à la physique ou, plus
exactement, à la mécanique mathématique, et l'âme spirituelle rationnelle a la
métaphysique. Aussi est-il matérialiste dans la pratique et idéaliste dans la
théorie. Cette dualité fait de lui le pivot de toute la philosophie bourgeoise
des temps modernes, aussi bien dans sa tendance mécaniste-matérialiste que dans
sa tendance métaphysico-spiritualiste. Décidant, pour ruiner la scolastique et
trouver la vérité, de commencer par douter « méthodiquement » de
tout, rejetant, en tant que rationaliste, l'expérience des sens comme
trompeuse, proclamant la méthode mathématique comme modèle pour toute la
science, Descartes découvre dans la proposition : « Je pense, donc je suis »,
l'idéal de toutes les vérités évidentes. Par une série de déductions, il
conclut à l'existence de l'âme comme substance spirituelle et à l'existence de
Dieu. Et c'est sur l'existence de Dieu qu'il fonde l'existence du monde
matériel. Mais en même temps, pour Descartes, la matière est identique à
l'étendue. Il proclame ainsi la libération de la science de la nature de toute
influence théologique transcendantale. Le progrès essentiel de sa philosophie
consiste à préconiser une méthode scientifique qui décompose tous les objets en
leurs parties constitutives les plus simples. Tout en isolant les objets, comme
dit Engels, sur la base de cette analyse mathématique-mécaniste, et en
disloquant de façon métaphysique leurs rapports, Descartes n'en forme pas moins
les prémisses nécessaires pour leur synthèse dialectique. Il attribuait à sa «
nouvelle méthode » la plus grande importance pour le développement technique et
industriel de son temps. En réalité, cette méthode, comme d'une façon générale
toute sa conception philosophique (les animaux y sont conçus comme des automates
!), est la philosophie caractéristique de la période manufacturière. Elle
représente néanmoins un héritage rationaliste extrêmement précieux et valable.
Parmi ces ouvrages : Discours de la méthode pour bien conduire sa raison et
chercher la vérité dans les sciences (1637) (Voir cet ouvrage dans la
collection « Les classiques du peuple »), Méditations métaphysiques (1641),
Principes de philosophie (1644), Traité des passions de l’âme (1649), Traité de
l'homme (posthume).
Dialectique. — Le mot « dialectique » signifiait
primitivement l'art ou la science de la discussion. Pour Platon, la dialectique
est d'abord l'art de faire sortir d'une idée ou d'un principe toutes les
conséquences positives et négatives qui y sont contenues. C'est, ensuite, la
marche ascendante et raisonnée de l'esprit qui s'élève, par étapes successives,
des données sensibles jusqu'aux idées, principes éternels et immuables des
choses, et, à la première de toutes, l'idée du Bien. Comme pour Platon les
idées sont la seule réalité digne de ce nom, la dialectique ou la science des
idées finit par être la science même.
Chez Hegel, la dialectique est le mouvement de l'idée, passant à
travers dès phases successives : thèse, antithèse; synthèse, jusqu'à l'idée
absolue.
Chez Marx et les marxistes, la dialectique n'est plus le mouvement
de l'idée, mais le mouvement des choses elles-mêmes à travers les
contradictions, dont le mouvement de l'esprit n'est que l'expression consciente
d'elle-même. On trouvera une étude approfondie de la dialectique marxiste dans
la quatrième partie du présent ouvrage.
Diderot, Denis (1713-1784). — Le penseur
le plus éminent parmi les matérialistes du siècle français des lumières ; il
est le chef et l'âme des encyclopédistes. Il publia avec d'Alembert, pendant un
quart de siècle (à partir de 1751), la célèbre Encyclopédie appelée « la Sainte
Alliance contre le fanatisme et la tyrannie ». La publication de cette
entreprise, persécutée par l'Etat et les jésuites, exigea une tension extrême
de ses forces morales, une volonté opiniâtre, la plus grande obstination et un
dévouement absolu. « Si quelqu'un, écrivait Engels, a consacré toute sa vie
avec enthousiasme à la vérité et au droit — cette phrase prise dans son bon
sens — ce fut bien Diderot. » II écrivit sur les objets les plus divers, sur
les sciences naturelles et les mathématiques, l'histoire et la société,
l'économie et l'Etat, le droit et les mœurs, l'art et la littérature. Elevé
dans un catholicisme rigoureux, Diderot se développa avec une admirable
logique, passant du déisme au matérialisme et à l'athéisme militants, pour
finir par incarner les buts les plus élevés de la philosophie révolutionnaire
bourgeoise française de l'« époque des lumières ». Il exerça sur la société de
son temps l'influence la plus profonde et la plus durable. Mais sa pensée n'est
pas contenue dans les limites étroites d'un matérialisme vulgaire. On trouve
déjà chez lui des germes nombreux d'une pensée dialectique. Déjà, dans ses
Pensées philosophiques (La Haye, 1746), qui furent brûlées par le bourreau sur
l'ordre du Parlement, et dans sa Promenade du sceptique (1747), saisie avant
l'impression, il se livre à des attaques hardies contre l'Eglise. Son ouvrage
athée : Lettre sur les aveugles (Londres, 1749), lui coûta une année de
prison. Diderot passe avec raison aussi comme un précurseur de Lamarck et de
Darwin, car il soutient déjà, de façon claire et résolue, l'idée d'une
évolution des organismes et de l'existence initiale d'un « être primitif »
duquel est sorti par transformation progressive la diversité ultérieure du
règne animal et du règne végétal. De même qu'il y a une évolution individuelle,
il y a aussi, suivant Diderot, une évolution des espèces. Poursuivant
logiquement l'idée d'évolution, Diderot exige finalement aussi la reconnaissance
de l'évolution de toute la matière inanimée. Dans son ouvrage : Pensées sur
l'interprétation de la nature (1754), il imagine, pour expliquer les phénomènes
psychiques, l'hypothèse d'atomes doués de sensation qui existeraient déjà chez
les animaux et qui détermineraient la pensée chez l'homme. Tous les actes de la
nature sont des manifestations d'une substance qui comprend l'être tout entier,
dans laquelle se manifeste l'unité des forces en perpétuelle transformation et
en perpétuelle réaction réciproque. Parmi les écrits matérialistes les plus
hardis et les plus étincelants d'esprit, il faut citer : Entretiens entre
d'Alembert et Diderot (1769) et le Rêve de d'Alembert (1769), qui constituent
en même temps des chefs-d'œuvre littéraires achevés. Diderot fut, en outre, un
auteur dramatique éminent et un maître de la prose. Dans sa lutte pour la
réforme de l'art et de la scène, il se prononce pour le naturalisme, pour la
représentation non fardée de la réalité vivante, concrète. Diderot composa en
outre — soit dit en passant, il est l'écrivain favori de Marx — de nombreux
romans et nouvelles spirituels dont l'importance ressort du fait que des hommes
comme Lessing, Schiller et Goethe non seulement furent ses admirateurs, mais
traduisirent en allemand plusieurs de ses ouvrages. Son œuvre la plus célèbre
est Le Neveu de Rameau (1762) qu'Engels appelle « un chef-d'œuvre de
dialectique ». Dans la collection « Les Classiques du peuple », les
Editions sociales ont entrepris la publication des textes essentiels de Diderot.
Dühring, Eugen (1833-1921). — Philosophe
et économiste allemand, quelque temps chargé de cours de philosophie et
d'économie politique à l'Université de Berlin. Devenu bientôt après
complètement aveugle, Dühring, jusqu'à sa mort, vécut comme écrivain d'abord à
Berlin, plus tard à Nowawes. Ce représentant le plus considérable d'un
socialisme bourgeois, qui voyait dans les « efforts naturels de l'esprit
individuel » le fondement de l'ordre social, prêchait la théorie de la part
croissante des ouvriers au produit social et attendait de la conciliation des
antagonismes de classe le salut de l'avenir ; il se considérait comme un
réformateur de l'humanité. Dühring fit devant des auditoires nombreux des
conférences sur les sujets les plus divers, mais il fut bientôt privé de sa
chaire à la suite de ses vives attaques publiques contre des professeurs de
Berlin. Entre 1870 et 1880, il eut un très grand nombre de partisans dans la
social-démocratie. Dühring développa dans de nombreux ouvrages un système
particulier socialo-philosophique, qu'il s'était construit à l'aide de nombre
de « vérités de dernière instance », absolues, qu'il croyait avoir
découvertes. C'était un adversaire du christianisme et un antisémite ardent. Il
rendit indirectement, et malgré lui, un grand service au communisme
scientifique; ses attaques passionnées contre Marx et Lassalle et sa «
philosophie de la réalité », empreinte de la folie des grandeurs, provoquèrent,
en effet, la riposté du fameux pamphlet classique d'Engels : M. Eugène Dühring bouleverse
la science (Anti-Dühring), ouvrage qui devint bientôt le guide philosophique de
la nouvelle génération ouvrière révolutionnaire. Dans cet ouvrage, Engels
déchiquetait impitoyablement tout le système de platitudes de Dühring et
faisait, pour la première fois, de main de maître, un exposé complet et clair
du matérialisme dialectique. (Voir l'Anti-Dühring, de F. Engels, Editions
sociales.)
Eléates. — Philosophes d'Elée, cité fondée par les Grecs en Italie du sud.
Opposés à Héraclite et à l'école de Milet (voir Thalès), les Eléates affirment
l'immuabilité de l'Etre. Le plus célèbre d'entre eux est Zénon (vers 500 avant
notre ère).
Encyclopédie. — D'une façon générale, ouvrage
contenant le résumé de toutes les connaissances humaines. Dans l'histoire littéraire
française, l'Encyclopédie est le grand ouvrage publié au XVIII° siècle, dans
lequel toutes les connaissances humaines étaient, pour la première fois,
présentées du point de vue de la bourgeoisie révolutionnaire. A côté de
l'influence que l'Encyclopédie exerça par sa vigoureuse dénonciation des
iniquités du régime féodal monarchique, les trois plans sur lesquels elle
apporte une contribution décisive sont : le matérialisme (mécaniste),
l'athéisme et le progrès des techniques. (Voir textes choisis de l'Encyclopédie,
« Les Classiques du peuple ».)
Engels, Friedrich (1820-1895). — L'ami le
plus cher et le compagnon de lutte inséparable de K. Marx, co-fondateur du
matérialisme dialectique et du socialisme scientifique et collaborateur de Marx
dans la composition du Manifeste du Parti communiste ; un des fondateurs de la
Ligue des communistes et de l'Association ouvrière internationale ou première
Internationale ; après la mort de Marx (1883), il devint le chef spirituel
reconnu et la plus grande autorité du mouvement ouvrier international. Son
mérite principal est dans l'exposé et le développement du matérialisme
dialectique. Parmi ses œuvres théoriques, il faut donner la première place à
ses pamphlets philosophiques. Ce sont des chef-d’œuvres qui exercèrent sur la
pensée du prolétariat l'influence la plus durable et qui ont acquis une
importance qui va croissant. Engels y montre avec une maîtrise et une netteté
incomparables les rapports dialectiques de la philosophie avec les luttes de
classes sociales et avec le développement des forces productives et l'essor
parallèle des sciences de la nature. Il amène ainsi le lecteur par des chemins
toujours nouveaux à cette vérité qu'une philosophie qui libère réellement
l'humanité entière ne peut être que la philosophie du matérialisme dialectique,
car, seule, elle est capable de préserver la pensée théorique du Scylla de
l'idéalisme et du Charybde du matérialisme vulgaire mécaniste et d'assurer la
victoire à une théorie matérialiste conséquente de la connaissance. Ses
ouvrages fondamentaux sont : Anti-Dühring, œuvre polémique composée à la
manière de Lessing, pleine de fraîcheur, d'entrain et de vigueur combative, une
défense singulièrement féconde de la conception matérialiste du monde ; Ludwig
Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, brillant essai sur
le développement de la philosophie de Hegel jusqu'à Marx. Un ouvrage moins
connu, mais possédant toutes les qualités qui en feront, avec Anti-Dühring,
l'arme essentielle des marxistes dans la lutte contre les nouveaux systèmes
idéalistes de philosophie, c'est Dialectique de la nature, recueil d'articles
et de fragments édités en France il y a quelques années, écrits de 1873 à 1892
: il constitue — même si en certains points, il a été dépassé par de récentes
découvertes scientifiques — une mine inépuisable pour tous ceux qui
s'intéressent à la lutte pour le matérialisme dialectique et pour sa juste
interprétation, et qui sont pénétrés de la nécessité d'incorporer
harmonieusement au marxisme les résultats des sciences naturelles modernes.
Citons parmi ses autres ouvrages théoriques et méthodologiques importants : La
situation de la classe laborieuse en Angleterre (1845), Manifeste du Parti
communiste (1848) — écrit en collaboration avec Marx —, La Révolution
démocratique et bourgeoise en Allemagne (1850-1852) — contenant « La Guerre des
paysans », « Révolution et contre-révolution en Allemagne » et « La campagne
pour la Constitution du Reich » — Socialisme utopique et socialisme
scientifique (1880), L'Origine de la famille, de la propriété privée et de
l'Etat (1884), La Question du logement (1872), Contribution à l'histoire du
christianisme primitif (réimprimé dans le recueil Marx-Engels : Sur la
religion), les Etudes sur « Le Capital », la Critique du programme d'Erfurt
(1891).
Mentionnons en outre Sur la littérature et l'art, Sur la religion,
Etudes philosophiques et Lettres sur « Le Capital » textes choisis de Marx et
d'Engels. L'étude de la correspondance de Engels est également indispensable :
citons avant tout Correspondance K. Marx-Fr. Engels (9 vol.) et Correspondance
Friedrich Engels-Paul et Laura Lafargue (3 vol.)
Tous les ouvrages cités, sauf la Correspondance K. Marx-Fr. Engels,
ont été publiés aux Editions sociales qui entreprennent à dater de 1970 une
édition complète de la correspondance.
Epicure. — Philosophe grec (341-270 avant notre ère). Enseigna la
philosophie à Athènes. Il ne nous reste de son œuvre, qui comptait, dit-on,
près de 300 volumes, que quelques lettres qui contiennent le résumé de sa
doctrine, ainsi qu'un recueil de maximes.
Epicure enseigne que le monde est composé d'une infinité d'atomes
qui se rencontrent, s'agrègent et se désagrègent en vertu d'une causalité dont
le point de départ est un accident dû au hasard. Il existe peut-être bien des
dieux, mais, selon Epicure, ils ne s'occupent en tout cas pas de notre monde.
L'homme est donc libre et n'a pas à craindre la mort. Ainsi affranchi de la
crainte et de l'erreur, il doit se détourner des biens fragiles et passagers et
rechercher le bien fixe et durable que donnent les plaisirs modérés.
Feuerbach, Ludwig (1804-1872). — Philosophe
allemand, matérialiste, fils du criminaliste célèbre en son temps Paul-Anselme
Feuerbach. Fut obligé d'abandonner la carrière académique à cause de ses conceptions
philosophiques et vécut alors à la campagne dans la gêne. De l'hégélianisme de
gauche, il passa au matérialisme. « La pensée est sortie de l'être, mais non
pas l'être de la pensée. » L'homme est le produit de la nature, la religion est
le reflet mythique de la nature humaine. « Dans son Dieu, tu reconnais l'homme
et dans l'homme tu reconnais aussi son Dieu ; les deux choses sont identiques.
» Ce n'est pas Dieu qui créa l'homme, mais l'homme qui créa Dieu à son image.
La philosophie de Feuerbach a formé le chaînon intermédiaire entre la
philosophie de Hegel et celle de Marx. Bien que s'exprimant quelque part de
façon très méprisante sur le matérialisme français du XVIII° siècle, Feuerbach
fut, cependant, en fait, le rénovateur du matérialisme du XVIII° siècle, avec
tous ses grands mérites et tous ses défauts, avec sa haine noble, fière et
révolutionnaire, de toute « théologie » et son penchant à l'idéalisme quand il
s'agit d'expliquer des phénomènes et des actes sociaux.
Marx et Engels, qui furent, un certain temps, les disciples de
Feuerbach, dénoncèrent bientôt les insuffisances de son matérialisme. Ils
élaborèrent le matérialisme dialectique, qui dépasse Feuerbach, tout en
assimilant ce que sa pensée a de valable.
Galilée (1564-1642). — Mathématicien,
physicien, astronome, fondateur de la science expérimentale en Italie. Il
découvre la loi de l'isochronisme des oscillations du pendule et démontre
l'égalité du temps de chute dans le vide des corps inégalement pesants. En
astronomie, accepte le système de Copernic, construit une nouvelle lunette
astronomique et fait des découvertes qui confirment le système de Copernic. Il
proclame donc que le soleil est le centre du monde et que la terre tourne
autour du soleil. Poursuivi par l'Inquisition, il est obligé de se rétracter et
prononce après son abjuration la fameuse phrase : « Et pourtant elle tourne ! »
Hegel, Georg Wilhelm Friedrich (1770-1831). —
Le philosophe idéaliste le plus important d'Allemagne. Important surtout par sa
méthode dialectique, qu'il a conçue sous une forme idéaliste, mais juste au
fond. Hegel est un idéaliste objectif ; d'après lui, le principe premier de la
réalité est l'Idée absolue, qui d'abord s'extériorise dans la nature, puis se
fait esprit et savoir. Ce devenir de l'Idée constitue un développement
logico-dialectique dont l'histoire réelle n'est que l'expression. C'est donc la
pensée pure qui est créatrice du monde et de son histoire ; le monde n'est que
la manifestation de l'Idée. Comme Feuerbach l'a montré, cette Idée n'est finalement
autre chose que le Dieu du christianisme dans une enveloppe abstraite et
logique. Marx et Engels ont retourné la dialectique de Hegel, l'ont « remise
sur ses pieds » en lui donnant un contenu matérialiste, en faisant ainsi une
arme théorique véritablement révolutionnaire. (Voir Marx-Engels : Etudes
philosophiques, Editions sociales.)
Hégéliens (Jeunes). — Après la
mort de Hegel, ses disciples se divisèrent en deux groupes opposés, selon
l'interprétation qu'ils donnaient à la doctrine du maître. Ceux qui s'en
tinrent à la lettre de cette doctrine constituèrent la droite hégélienne.
C'étaient les défenseurs de l'Etat prussien. Les autres, qui rejetèrent les
conclusions idéalistes et conservatrices de Hegel en s'appuyant sur sa méthode
même, constituèrent la gauche hégélienne ou les « jeunes hégéliens ». Ils
attaquèrent toutes les formes de la réaction. Ils comptèrent parmi eux Arnold
Ruge, Strauss, Bruno Bauer, Feuerbach, Stirner, Koeppen, Karl Marx, Friedrich
Engels, etc.
Helvétius, Claude Adrien (1715-1771). —
Né à Paris, fermier général, littérateur et philosophe ; un des grands
matérialistes du XVIII° siècle. Principaux ouvrages : De l'esprit (1758), qui
fut brûlé sur l'ordre du Parlement ; De l'homme (1772). Adversaire du
féodalisme et de la théologie, Helvétius prône une « législation » fondée sur
l'harmonie des intérêts individuels et de l'intérêt social, mais il s'en remet
à l'éducation pour réformer la société. (Voir Helvétius : Textes choisis, «
Les Classiques du peuple ».)
Héraclite (544-475 av. notre ère), appelé aussi l'« Obscur ». —
Héraclite vécut dans la ville commerçante d'Ephèse, en Asie mineure, et fut un
des dialecticiens les plus éminents de l'antiquité. Selon lui, le devenir est
la loi fondamentale de l'univers ; la lutte et l'union des contraires, l'unité
de l'être et du non-être, telle est l'essence du monde. Héraclite a vu dans
cette instabilité de toutes choses, dans ce changement continu de tout l'être,
la loi la plus générale de l'univers. Tout coule ; rien n'est constant ; de sorte
que « nous ne pouvons pas entrer deux fois dans le même fleuve ». L'univers est
lutte et paix, été et hiver, flux et repos, satiété et famine, etc. La
contradiction, principe dominant du monde, est, d'après Héraclite, inhérente
aux choses, de sorte que tout est une unité des contraires.
Holbach, Paul Henri Thiry, baron d' (1725-1789). —
Matérialiste français. Venu à Paris à l'âge de 12 ans, il fit ses études en
France, devenue sa véritable patrie, puis à Leyde. Holbach prit avec Diderot
une part des plus actives à la rédaction de l'Encyclopédie. Il y écrivit des
articles et des notices concernant les sciences naturelles. Son salon était le
rendez-vous des meilleurs cerveaux de la France d'alors. C'est là que se forma
l'idéologie révolutionnaire du Tiers Etat, que furent formulés dans un cercle
étroit de quelques amis les principes de la philosophie qui devait plus tard
être appelée le matérialisme français du XVIII° siècle. Dans ses œuvres, le
matérialisme mécaniste trouva son expression systématique et achevée. Holbach
se dresse contre le dualisme, contre le dédoublement du monde en matière et
esprit. L'homme n'est que le produit nécessaire de la nature. La nature est la
matière en mouvement. La matière est ce qui agit directement ou indirectement
sur les organes de nos sens. Les systèmes spiritualistes et théologiques ne
sont que des élucubrations cérébrales de l'homme, le fruit de son ignorance et
de la duperie consciente de la majorité par ceux qui en profitent, surtout par
l'Eglise. Son Système de la nature (1770) eut, en son temps, une
influence révolutionnaire extraordinaire (voir d'Holbach : Textes choisis, «
Les Classiques du peuple »).
Hume, David (1711-1776). — Philosophe
écossais, sceptique et agnostique en philosophie, homme politique actif; composa
des essais sur les problèmes d'économie sociale et fut un historien original.
Sa philosophie représente le point culminant de l'orientation de la pensée
particulière à la bourgeoisie anglaise, qui commence avec la philosophie
expérimentale de Locke, mais tourne ensuite au subjectivisme de Berkeley pour
se prononcer enfin, dans toutes les questions fondamentales, en faveur de
l'agnosticisme, c'est-à-dire de la théorie qui affirme l'impossibilité du
savoir véritable. Hume ne se contente pas, comme Berkeley, de nier l'existence
de la matière, mais il étend son scepticisme au rapport causal des choses, en
déclarant que les rapports de causalité n'ont pas de réalité objective et sont
établis simplement en fonction d'une habitude subjective. L'homme constate la
répétition régulière de séries de phénomènes et en conclut, sans autre raison,
que l'un est la cause de l'autre. Je constate, dit Hume, que chaque fois que la
bille blanche frappe la bille rouge, celle-ci se met en branle. J'exprime cette
constance en disant : le choc de la bille blanche est cause du mouvement de la
bille rouge. Mais qui me garantit qu'il y a bien là causalité nécessaire et
objective et non simple illusion personnelle ? Qui me garantit que demain
encore le choc de la bille blanche ébranlera la bille rouge et sera encore
cause de son mouvement ? Hume refuse donc toute garantie au rapport de
causalité qui constitue pourtant un pivot de l'explication et de la
connaissance du monde. Aussi bien, pour lui, le monde extérieur n'est-il finalement
qu'une hypothèse, « croyance ». C'est pour « réfuter » Hume que Kant élabora sa
doctrine « critique ». Sa théorie de l'argent, que Marx analyse dans la Critique
de l'économie politique, est une application aux rapports économiques de sa
conception bourgeoise mystificatrice dans laquelle l'apparence superficielle
des choses remplace toujours les processus fondamentaux essentiels. Œuvres
philosophiques principales : Traité de la nature humaine (1739-1740), Recherches
sur la raison humaine (1748).
Induction. — Raisonnement qui consiste à tirer
une conclusion générale d'un ensemble de faits particuliers de même
signification — ou encore qui conclut du particulier au général.
Kant, Emmanuel (1724-1804). — Célèbre
philosophe allemand. Enseigna toute sa vie la philosophie à l'Université de
Kœnigsberg. Publia en 1755, sa Physique universelle et théorie du ciel, ouvrage
qui prélude à la théorie de Laplace sur la formation des astres. Ecrivit en
1781 la Critique de la raison pure, et, en 1787, une Dissertation sur la paix
éternelle.
Son agnosticisme prétend qu'il nous est impossible de connaître les
choses elles-mêmes, telles qu'elles sont « en soi », mais seulement les choses
telles qu'elles nous apparaissent (les « phénomènes » = apparences, au sens
étymologique).
Kant accueillit avec sympathie la Révolution française. Ce fut un
libéral, mais respectueux des lois établies. En religion, il est rationaliste,
mais il respecte les religions positives. En philosophie, il attaque le
dogmatisme, mais il repousse le scepticisme. En morale, il rejette toute loi
extérieure, mais pour se soumettre à une loi interne plus sévère que tout ce
qu'il rejette.
Hardiesse en matière de spéculation, mais respect dans l'ordre des
faits et de la pratique, telle est la marque de son esprit. En résumé, le vrai
type du bourgeois libéral.
La Mettrie, Julien Offroy de (1709-1751). —
Médecin et philosophe français. La publication de son ouvrage nettement
matérialiste : l'Histoire naturelle de l'Ame, lui ayant fait perdre sa place de
médecin militaire, il se rendit auprès de Frédéric II, dont il devint le
lecteur favori.
La Mettrie écrivit de nombreux ouvrages dans lesquels il appliqua
aux hommes la théorie cartésienne de l'automatisme des animaux, expliquant les
sentiments, les représentations, les jugements, par le seul fonctionnement
mécanique du système nerveux. Citons son Homme-Machine (1748). (Voir La Mettrie
: Textes choisis, « Les Classiques du peuple ».)
Lénine, Vladimir Ilitch Oulianov, dit (1870-1024). —
Né le 22 avril 1870. Dès 1885, entreprend l'étude du Capital, de Marx, et
commence à militer. En 1887, première incarcération, et son frère aîné est
fusillé pour avoir participé à un attentat contre le tsar Alexandre. En 1891,
termine ses études de droit. Il commence la lutte de libération de la classe
ouvrière et paysanne. Arrêté, exilé en Sibérie, libéré, mais arrêté encore
aussitôt, il part en 1900 pour l'étranger, Zurich, Londres, Genève. Mais « bien
peu, parmi ceux qui restaient en Russie, étaient aussi intimement, liés à la
vie russe que Lénine » (Staline). Fonde le Parti bolchevik. En 1905, première
révolution, qui est écrasée, mais dont Lénine tire les leçons. De nouveau, il
s'exile et séjourne assez longtemps à Paris (1908-1912). Il ne rentrera qu'en
1917, pour affirmer que « le Parti bolchevik est prêt à chaque instant à
assumer entièrement le pouvoir ». Il doit lutter contre le Gouvernement
provisoire de Kérensky, mais, le 26 octobre au soir, après la prise d'assaut du
Palais d'Hiver, siège du Gouvernement provisoire, Lénine peut annoncer : « Nous
commençons à bâtir la société socialiste ». Dès lors, Lénine se consacre tout
entier à faire de son pays un pays socialiste. Dirigés par Lénine et le Parti
bolchevik, les peuples de l'Union soviétique luttent contre l'ennemi
impérialiste, relèvent le pays de ses ruines, l'électrifient, le sauvent de la
famine et, posant les principes de la planification, inaugurent le
développement de l'industrie lourde nécessaire à l'indépendance nationale. Usé
par un travail incessant, Lénine meurt le 21 janvier 1924, à cinquante-quatre
ans.
Malgré ses préoccupations de militant, puis d'homme d'Etat, Lénine
n'a pas négligé un instant de contribuer au perfectionnement des thèses
marxistes, à tel point qu'on appelle aujourd'hui le matérialisme dialectique : le
marxisme-léninisme. Son ouvrage le plus important à ce point de vue est sans
doute : L'Impérialisme, stade suprême du capitalisme (1917). Aussi
important quant à l'application du matérialisme historique aux problèmes de
pratique politique est La Maladie infantile du communisme (le «
gauchisme ») (1920). Parmi ses œuvres philosophiques, citons : Matérialisme
et empiriocriticisme (1908), Cahiers philosophiques, L'Etat et la
révolution (1917). Signalons la publication des Œuvres complètes,
entreprise en 1957 par les Editions sociales.
Leucippe (Ve s. av. notre ère). — Philosophe
matérialiste, élève de Zénon et maître de Démocrite, développa la théorie des
atomes.
Locke, John (1632-1704). — Philosophe
anglais, représentant de l'empirisme, qui proclame que l'expérience est la
seule base de toute connaissance. Dans son Essai sur l'entendement (1690),
Locke a recours pour la solution du problème de la connaissance au principe de
l'expérience, il nie l'existence des idées innées et fait découler toutes les
représentations de deux sources : sens externe et sens interne. Dans la mesure
où Locke explique les sensations externes par l'influence des choses sur nous,
et où il lance même l'hypothèse, hardie pour son temps, que la matière (si Dieu
l'avait voulu) pourrait penser, il se place au point de vue matérialiste. Mais
dans la mesure où il reste attaché aux idées d'âme et de Dieu — qui relèvent
d'ailleurs, selon lui, du domaine de la foi — il est dualiste (divisant le
monde en matière et esprit) et inaugure le développement du théisme anglais. Ce
qui caractérise sa théorie de la connaissance, c'est l’ « atomisation
» de l'entendement humain ; c'est-à-dire qu'il réduit notre esprit à une somme,
une « mosaïque » de sensations. Cette mosaïque de la conscience ne constitue
rien d'autre que le miroir fidèle du monde bourgeois atomisé. Dans ses
conceptions sur la politique sociale, Locke fut un défenseur résolu des
intérêts de la bourgeoisie ; comme théoricien du libéralisme, il s'est prononcé
pour la monarchie constitutionnelle, pour la tolérance de l'athéisme, etc.
Œuvres principales : Essai sur l'entendement (1690), Lettres sur la
tolérance (1685-1704).
Lucrèce, Titus Lucretius Carus (vers 95-51
av. notre ère). — Célèbre poète latin né à Rome. Disciple d'Epicure, il chante
dans ses poèmes les idées matérialistes de son maître. (Voir De la nature des
choses (extraits), « Les Classiques du peuple ».)
Marx, Karl Heinrich (1818-1883). — Un des plus
grands génies du XIX° siècle, immortel fondateur du communisme
scientifique, de la théorie et de la pratique de la lutte de classe,
révolutionnaire moderne du prolétariat international. L'idéal communiste lui
doit sa théorie et son programme scientifique. Le système de Marx repose sur
les principes du matérialisme dialectique. Marx a démontré, par ses analyses
magistrales de problèmes concrets, qu'il s'agisse de découvrir les lois
internes du capitalisme ou d'expliquer des périodes et dés événements
déterminés de l'histoire de l'humanité, la supériorité de la dialectique
matérialiste en tant que méthode théorique pour la recherche des rapports
historiques dans le passé, pour la connaissance des véritables forces motrices
de l'évolution sociale dans le présent, ainsi que pour la détermination des
tendances au développement dans l'avenir. Sa critique géniale de la société
bourgeoise a été à la fois destructrice et constructive ; destructrice en ce
qu'elle proclama la mort de la bourgeoisie, et constructrice en ce qu'elle
annonça la victoire du prolétariat. Sa dialectique est à la fois une méthode de
recherche et un fil conducteur pour l'activité humaine. Sa dialectique
matérialiste ne s'étend pas seulement à la connaissance des lois de l'histoire
humaine, mais aussi à la connaissance de l'histoire de la nature. De là, son
adhésion à la révolution que provoqua la doctrine de l'évolution de Ch. Darwin
dans les sciences naturelles. La méthode de pensée et d'action que constitue le
marxisme est la plus précieuse des armes du prolétariat dans la lutte qu'il
mène pour son émancipation et pour l'avènement d'un humanisme total.
Citons les plus importantes œuvres de Marx par ordre chronologique:
les Manuscrits de 1844, (philosophie, économie politique) ; La Sainte
Famille (1845) et L'idéologie allemande (1845-1846), écrits en
collaboration avec Friedrich Engels ; Misère de la philosophie (1847) ; Manifeste
du Parti communiste (en collaboration avec Friedrich Engels) (1848) ; Travail
salarié et capital (1849) et Salaire, prix et profit (1865) ; Les
luttes de classes en France, 1848-1850 (1850) ; Le 18 Brumaire de Louis
Bonaparte (1852) ; Contribution à la critique de l'économie politique
(1858) ; Herr Vogt (1860) ; Le Capital, Livre premier (1867) —
les Livres II et III furent publiés par Engels après la mort de Marx —; Critique
du programme de Gotha (1875). Les Théories sur la plus-value,
souvent considérées comme constituant le Livre IV du Capital, sont également
posthumes.
On lira aussi avec grand intérêt les textes choisis de Marx et
d'Engels : Lettres sur « le Capital », Sur la religion et Sur la littérature et
l'art, Etudes philosophiques (recueil de textes parmi lesquels le « Ludwig
Feuerbach », l'étude sur le matérialisme historique d'Engels, qui constitue
l'introduction de Socialisme utopique et socialisme scientifique, les « Thèses
sur Feuerbach », la préface à la « Contribution de l'économie
politique » de Marx, et plusieurs lettres philosophiques).
Sur Karl Marx, voir le recueil d'articles de Lénine : Marx, Engels,
marxisme.
Tous ces ouvrages ont été publiés ou sont en cours d'édition aux
Editions sociales.
Mécanique. — Science des mouvements et des
forces.
Métaphysique. — Système d'idées et de thèses plus
ou moins fantaisistes et plus ou moins religieuses qui prétend expliquer le
monde par des principes surnaturels et immatériels — le plus souvent par Dieu.
Méthode de pensée qui isole les choses et les objets d'étude les uns des autres
et refuse de les considérer dans leur perpétuelle mobilité. S'oppose à
dialectique (voir la troisième partie du présent ouvrage).
Molière, Jean-Baptiste Poquelin, dit (1622-1773). —
le plus grand des auteurs comiques français. Son théâtre met en scène toutes
les conditions sociales de son temps : paysans, marchands, bourgeois, médecins,
gens de la ville et gens de la cour. Si le comique de ses pièces est de nature
bien différente dans les farces (Le Médecin malgré lui ou Les Fourberies de
Scapin) et dans les autres comédies de mœurs et de caractère (L'Avare, Le
Misanthrope), il naît toujours de la représentation de la sottise humaine et de
la difformité morale. Molière défend partout le bon sens en s'adressant au bon
sens du public. Il sait faire rire sans cesser de faire penser. En traitant des
problèmes éternellement actuels, dans une langue qui est le plus souvent celle
de la conversation courante, relevée d'une saveur populaire ou de terroir, il
est prodigieusement naturel. Le ressort de ses pièces est toujours la réalité
de l'homme, telle qu'elle transparaît à travers les ridicules de ses
contemporains. Son œuvre est considérable.
Mysticisme. — Attitude philosophique et
religieuse, d'après laquelle la perfection (de la connaissance aussi bien que
de la moralité) consiste en une sorte de contemplation qui unit mystérieusement
l'homme à Dieu. On entend également par mysticisme une disposition d'esprit
d'après laquelle on croit de préférence ce qui est obscur et mystérieux.
S'oppose à Rationalisme.
Mythologie. — Histoire fabuleuse et légendaire
des divinités des peuples antiques ou sauvages. Par extension : tout système de
mythes.
Nominalisme. — Doctrine philosophique qui
considère les concepts généraux, les genres et les espèces comme n'existant que
de nom. Seuls, l'individu et l'individuel existent. Le concept, le genre
n'existent que pour l'intelligence.
Orthodoxie. — Conformité d'une opinion à la foi
religieuse reconnue comme vraie. S'emploie également, par extension, pour
désigner la conformité à la conception exacte et originelle d'une théorie
philosophique, scientifique, etc.
Paléontologie. — Science qui traite des fossiles,
c'est-à-dire des animaux et végétaux conservés sous forme de débris ou
d'empreintes dans les couches géologiques.
Pasteur, Louis (1822-1895). — Né à Dôle.
Célèbre chimiste et biologiste qui, par ses nombreuses découvertes
scientifiques et utilitaires, fit progresser la science dans la lutte contre
les maladies contagieuses. (Voir Pasteur : Pages choisies, « Les
Classiques du peuple ».)
Phlogistique. — Principe ou fluide imaginé par
les anciens chimistes pour expliquer le phénomène de la combustion, du feu.
Physiologie. — Science qui étudie les fonctions
organiques par lesquelles la vie se manifeste.
Platon (427-348 av. notre ère). — Philosophe
grec, le plus grand penseur idéaliste de l'antiquité.
D'après Platon, les choses sensibles que nous percevons ne
constituent pas la véritable réalité; elles ne sont que des apparences, des
reflets, des copies. La vraie réalité n'appartient qu'aux Idées, modèles
primitifs des choses sensibles et suspendues dans un ciel intellectuel,
immuables, éternelles, etc. Il y a donc autant d'Idées que de choses : une Idée
de table, une Idée de chaise, etc. Il faut bien comprendre que, pour Platon,
ces Idées ne sont pas de simples représentations en nous, mais des êtres réels
menant une existence indépendante de nous. Pour Platon, la connaissance n'est
possible que parce que nous nous « souvenons » des Idées que nous avons
aperçues dans une existence antérieure, avant notre naissance corporelle :
c'est la théorie dite de la « réminiscence ». Reste que Platon a développé les
éléments de la dialectique, mais de façon à la fois idéaliste et verbale. Dans
ses thèses politico-sociales, l'idéalisme platonicien est l'idéologie des
classes dominantes de la société antique reposant sur le travail des esclaves,
dans la période où sa décadence était accélérée par le développement de l'économie
commerciale et usuraire. Platon a exposé son idéal de l'Etat dans un ouvrage
intitulé : La République, où il réclame la communauté des biens pour la
fraction dominante des aristocrates, ce qui constitue la plus grande aberration
des utopies socialistes de l'antiquité. Ses œuvres principales se présentent
sous forme de dialogues : Criton, L'Apologie de Socrate, Phédon, Timée, Phèdre,
Gorgias, le Banquet, Théétète, La République, Les Lois, etc.
Port-Royal (abbaye de). — Fondée en
1204. Célèbre abbaye janséniste près de Chevreuse (Seine-et-Oise), commune de
Magny Les Hameaux. Doit sa célébrité à la lutte entre les jansénistes et les
jésuites sous Louis XIV, et au Traité de Logique (aux tendances
aristotéliciennes) qui y fut élaboré. Fut détruite en 1710 par ordre du roi.
Proudhon, Pierre-Joseph (1809-1865). —
Ecrivain et économiste français. Représentant classique du socialisme
petit-bourgeois. Fils de paysans pauvres, Proudhon travaille comme correcteur à
Paris, à Marseille et dans d'autres villes. Il dirigea pendant quelque temps
une imprimerie à Besançon.
Il écrivit : Qu'est-ce que la propriété ? paru en 1840 et
qui contient la phrase fameuse : « La propriété, c'est le vol », les
Contradictions économiques ou Philosophie de la misère, paru en 1846, à quoi
Marx répondit par Misère de la philosophie ; Proudhon écrivit également la
Capacité politique des classes ouvrières (1851), qui a exercé une influence
profonde sur le mouvement ouvrier socialiste français. En fin de compte, c'est
un utopiste petit-bourgeois dont pas un argument ne tint devant la critique de
Marx et dont la réaction a pu souvent se réclamer. Au lendemain de la
révolution de 1848, Proudhon fut nommé membre de l'Assemblée constituante. Lors
du coup d'Etat du 2 décembre 1851, il fit confiance à Louis-Napoléon pour
assurer le triomphe de la justice sociale.
Rationalisme. — Système fondé sur la raison, par
opposition aux systèmes fondés sur la révélation religieuse. On appelle
également rationalisme le système d'après lequel la raison est à l'origine des
idées, par opposition à l'empirisme, qui déclare que nous ne pouvons connaître
que les données de l'expérience. Enfin, on entend également par ce mot une
méthode de pensée qui fait confiance à la raison et refuse toute mystique ;
pour nous, le rationalisme est surtout la méthode de pensée scientifique qui
nous fait un devoir de ne nous en remettre qu'à la seule raison et d'éviter
tout ce qui relève d'une imagination incontrôlée, d'une fantaisie spéculative
et de la « foi ». Il faut d'ailleurs signaler que seule l'aide de la
dialectique permet au rationalisme d'être fécond — et « moderne ».
Sensualisme. — Système philosophique d'après
lequel toutes les idées proviennent directement des sensations.
Spiritualisme. — Doctrine philosophique selon laquelle
l'esprit existe comme une réalité distincte de la matière qu'il anime et
dirige, et qui, souvent, voit en Dieu l'esprit supérieur dont dépendent toutes
les lois de la nature. Variante et conséquence de l'idéalisme.
Téléologie. — Hypothèse d'après laquelle tous
les êtres de la nature auraient une fin (telos, en grec = fin),
un but déterminé — et voulu, le plus souvent, par Dieu ou par la Providence. La
forme la plus poussée de cette explication fut donnée par Bernardin de
Saint-Pierre (XVIII° siècle), qui affirmait que si la pomme pendait à la
branche de l'arbre, c'était pour que l'homme pût la saisir facilement ; que si
le potiron poussait par terre et non dans un arbre, c'était pour ne pas risquer
d'assommer le passant, etc.. Cette hypothèse est encore soutenue de nos jours
sous une forme moins caricaturale par certains biologistes.
Thalès. — Un des principaux penseurs de l'école de Milet, en Asie mineure
(VIe siècle av. notre ère). L'école de Milet fut la première école matérialiste
de la Grèce antique. Les philosophes de Milet essayaient d'expliquer comment
toutes les choses naissent de l'air, du feu ou de l'eau.
Théologie. — « Science » (!) de Dieu, étude
des dogmes et des textes religieux.
Thomas d'Aquin, saint (1227-1274). —
Théologien et philosophe du moyen âge. Reçut le titre de docteur de l'Eglise.
Ses ouvrages principaux sont une Somme philosophique contre les Gentils et une
Somme théologique. Le premier expose et défend la doctrine catholique et
s'efforce de démontrer que la foi et la raison ne s'opposent jamais. Le second,
que l'Eglise placé à côté des livres saints, se divise en trois parties : 1. Un
traité de Dieu. 2. Une théorie des facultés de l'homme. 3. Un traité de
Jésus-Christ, de la Rédemption et des sacrements. Le thomisme est la doctrine
théologique et philosophique de saint Thomas d'Aquin, encore très répandue
actuellement chez les philosophes catholiques. C'est une doctrine extrêmement
scolastique — et foncièrement réactionnaire (ce qui explique qu'elle soit la
philosophie officielle du clergé et de la papauté).
Bibliographie
Les ouvrages indispensables ci-dessous ont tous été publiés par les
Editions sociales.
Karl MARX :
— Travail
salarié et capital
— Salaire,
prix et profit.
— Manuscrits
de 1844.
— Misère
de la philosophie.
— Les
Luttes de classes en France (1848-1850).
— Le 18
Brumaire de Louis Bonaparte.
— La
Guerre civile en France (1871).
— Contribution
à la critique de l'économie politique.
— Le
Capital.
Karl MARX et Friedrich ENGELS :
— Manifeste du
Parti communiste.
— La
sainte Famille.
— L'Idéologie
allemande.
— Critique
des programmes de Gotha et d'Erfurt.
Friedrich ENGELS :
— Anti-Dühring.
— Dialectique
de la nature.
— Ludwig
Feuerbach.
— L'Origine
de la famille, de la propriété privée et de l'Etat.
— La
Question du logement.
— Le Rôle
de la violence dans l'Histoire.
— Socialisme
utopique et socialisme scientifique.
V. LENINE :
—
L'Impérialisme, stade suprême du capitalisme.
— Matérialisme
et empiriocriticisme.
— Marx,
Engels, marxisme.
— L'Etat
et la révolution.
Nous n'avons donné ici que les titres des œuvres de Marx et Engels
strictement indispensables. Il convient toutefois de noter qu'on retrouve
certains de ces titres et de nombreux extraits importants dans les recueils :
Etudes philosophiques, Sur la religion, Sur la littérature et l'art, de Marx et
Engels.
Dans la collection « Les Classiques du peuple », citons notamment :
Lucrèce (De la nature des choses), Descartes (Discours de la
méthode), Diderot (Pensées philosophiques, Lettre sur les aveugles, Pensées sur
l'interprétation de la nature, le Rêve de d'Alembert), d'Holbach (Textes
choisis), Helvétius (De l'Esprit), La Mettrie (Textes choisis), Morelly (Code
de la nature), Fourier (Textes choisis), Saint-Simon (Textes choisis),
L'Encyclopédie (Textes choisis).
Nous signalons encore l'intérêt capital de la revue du rationalisme
moderne, la Pensée, à laquelle collaborait avant la guerre Politzer, et où l'on
trouvera les applications récentes du matérialisme dialectique dans des
domaines très divers et les éléments nécessaires pour savoir combattre les
falsifications et les déformations continuelles du marxisme.
Nous
recommandons enfin vivement la lecture de La Nouvelle Critique, revue du
marxisme militant, qui apporte chaque mois une grande richesse d'argumentation
marxiste sur les grands débats culturels du temps.
[1]
Note du transcripteur pour le MIA : je ne pense pas que Politzer ait dit
que le marxisme résolvait tous les problème. C’est vraisemblablement une
raccourci osé du rédacteur de l’ouvrage.
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