Le
Prince
CHAPITRE I
Combien il y a de sortes de principautés, et par quels
moyens on peut les acquérir.
Tous les États, toutes les dominations qui ont tenu et tiennent encore
les hommes sous leur empire, ont été et sont ou des républiques ou des
principautés.
Les principautés sont ou héréditaires ou nouvelles.
Les héréditaires sont celles qui ont été longtemps possédées par la
famille de leur prince.
Les nouvelles, ou le sont tout à fait, comme Milan le fut pour Francesco
Sforza, ou elles sont comme des membres ajoutés aux États héréditaires du
prince qui les a acquises ; et tel a été le royaume de Naples à l'égard du roi
d'Espagne.
D'ailleurs, les États acquis de cette manière étaient accoutumés ou à
vivre sous un prince ou à être libres : l'acquisition en a été faite avec les
armes d'autrui, ou par celles de l'acquéreur lui-même, ou par la faveur de la
fortune, ou par l'ascendant de la vertu.
Le
Prince
CHAPITRE II
Des principautés héréditaires.
Je ne traiterai point ici des républiques, car j'en ai parlé amplement
ailleurs : je ne m'occuperai que des principautés ; et, reprenant le fil des
distinctions que je viens d'établir, j'examinerai comment, dans ces diverses
hypothèses, les princes peuvent se conduire et se maintenir.
Je dis donc que, pour les États héréditaires et façonnés à l'obéissance
envers la famille du prince, il y a bien moins de difficultés à les maintenir
que les États nouveaux : il suffit au prince de ne point outrepasser les bornes
posées par ses ancêtres, et de temporiser avec les événements. Aussi, ne fût-il
doué que d'une capacité ordinaire, il saura se maintenir sur le trône, à moins
qu'une force irrésistible et hors de toute prévoyance ne l'en renverse ; mais
alors même qu'il l'aura perdu, le moindre revers éprouvé par l'usurpateur le
lui fera aisément recouvrer. L'Italie nous en offre un exemple dans le duc de
Ferrare ; s'il a résisté, en 1484, aux attaques des Vénitiens, et, en 1510, à
celles du pape Jules II, c'est uniquement parce que sa famille était établie
depuis longtemps dans son duché.
En
effet, un prince héréditaire a bien moins de motifs et se trouve bien moins
dans la nécessité de déplaire à ses sujets : il en est par cela même bien plus
aimé ; et, à moins que des vices extraordinaires ne le fassent haïr, ils
doivent naturellement lui être affectionnés. D'ailleurs dans l'ancienneté et
dans la longue continuation d'une puissance, la mémoire des précédentes
innovations s'efface ; les causes qui les avaient produites s'évanouissent : il
n'y a donc plus de ces sortes de pierres d'attente qu'une révolution laisse
toujours pour en appuyer une seconde.
Le
Prince
CHAPITRE III
Des principautés mixtes
C'est dans une principauté nouvelle que toutes les difficultés se rencontrent.
D'abord, si elle n'est pas entièrement nouvelle, mais ajoutée comme un
membre à une autre, en sorte qu'elles forment ensemble un corps qu'on peut
appeler mixte, il y a une première source de changement dans une difficulté
naturelle inhérente à toutes les principautés nouvelles : c'est que les hommes
aiment à changer de maître dans l'espoir d'améliorer leur sort ; que cette
espérance leur met les armes à la main contre le gouvernement actuel ; mais
qu'ensuite l'expérience leur fait voir qu'ils se sont trompés et qu'ils n'ont
fait qu'empirer leur situation : conséquence inévitable d'une autre nécessité
naturelle où se trouve ordinairement le
nouveau prince d'accabler ses sujets, et par l'entretien de ses armées, et par
une infinité d'autres charges qu'entraînent à leur suite les nouvelles
conquêtes.
La position de ce prince est telle que, d'une part, il a pour ennemis
tous ceux dont il a blessé les intérêts en s'emparant de cette principauté ; et
que, de l'autre, il ne peut conserver l'amitié et la fidélité de ceux qui lui
en ont facilité l'entrée, soit par l'impuissance où il se trouve de les
satisfaire autant qu'ils se l'étaient promis, soit parce qu'il ne lui convient
pas d'employer contre eux ces remèdes héroïques dont la reconnaissance le force
de s'abstenir ; car, quelque puissance qu'un prince ait par ses armées, il a
toujours besoin, pour entrer dans un pays, d'être aidé par la faveur des
habitants.
Voilà pourquoi Louis XII, roi de France, se rendit maître en un instant
du Milanais, qu'il perdit de même, et que d'abord les seules forces de Lodovico
Sforza suffirent pour le lui arracher. En effet, les habitants qui lui avaient
ouvert les portes, se voyant trompés dans leur espoir, et frustrés des
avantages qu'ils avaient attendus, ne purent supporter les dégoûts d'une
nouvelle domination.
Il est bien vrai que lorsqu'on reconquiert des pays qui se sont ainsi
rebellés, on les perd plus difficilement : le conquérant, se prévalant de cette
rébellion, procède avec moins de mesure dans les moyens d'assurer sa conquête,
soit en punissant les coupables, soit en recherchant les suspects, soit en
fortifiant toutes les parties faibles de ses États.
Voilà pourquoi aussi il suffit, pour enlever une première fois Milan à
la France, d'un duc Lodovico excitant quelques rumeurs sur les confins de cette
province. Il fallut, pour la lui faire perdre une seconde, que tout le monde se
réunit contre elle, que ses armées fussent entièrement dispersées, et qu'on les
chassât de l'Italie ; ce qui ne put avoir lieu que par les causes que j'ai
développées précédemment : néanmoins, il perdit cette province et la première
et la seconde fois.
Du reste, c'est assez pour la première expulsion d'en avoir indiqué les
causes générales ; mais, quant à la seconde, il est bon de s'y arrêter un peu
plus, et d'examiner les moyens que Louis XII pouvait employer, et dont tout
autre prince pourrait se servir en pareille circonstance, pour se maintenir un
peu mieux dans ses nouvelles conquêtes que ne fit le roi de France.
Je dis donc que les États conquis pour être réunis à ceux qui
appartiennent depuis longtemps au conquérant, sont ou ne sont pas dans la même
contrée que ces derniers, et qu'ils ont ou n'ont pas la même langue.
Dans le premier cas, il est facile de les conserver, surtout lorsqu'ils
ne sont point accoutumés à vivre libres : pour les posséder en sûreté, il
suffit d'avoir éteint la race du prince qui était le maître ; et si, dans tout
le reste, on leur laisse leur ancienne manière d'être, comme les mœurs y sont
les mêmes, les sujets vivent bientôt tranquillement. C'est ainsi que la
Bretagne, la Bourgogne, la Gascogne et la Normandie, sont restées unies à la
France depuis tant d'années ; et quand même il y aurait quelques différences
dans le langage, comme les habitudes et les mœurs se ressemblent, ces États
réunis pourront aisément s'accorder. Il faut seulement que celui qui s'en rend
possesseur soit attentif à deux choses, s'il veut les conserver : l'une est,
comme je viens de le dire, d'éteindre la race de l'ancien prince ; l'autre, de
n'altérer ni les lois ni le mode des impositions : de cette manière, l'ancienne
principauté et la nouvelle ne seront, en bien peu de temps, qu'un seul corps.
Mais, dans le second cas, c'est-à-dire quand les États acquis sont dans
une autre contrée que celui auquel on les réunit, quand ils n'ont ni la même
langue, ni les mêmes mœurs, ni les mêmes institutions, alors les difficultés
sont excessives, et il faut un grand bonheur et une grande habileté pour les
conserver. Un des moyens les meilleurs et les plus efficaces serait que le
vainqueur vint y fixer sa demeure personnelle : rien n'en rendrait la
possession plus sûre et plus durable. C'est aussi le parti qu'a pris le Turc à
l'égard de la Grèce, que certainement, malgré toutes ses autres mesures, il
n'aurait jamais pu conserver s'il ne s'était détermine à venir. l'habiter.
Quand il habite le pays, le nouveau prince voit les désordres à leur
naissance, et peut les réprimer sur-le-champ. S'il en est éloigné, il ne les
connaît que lorsqu'ils sont déjà grands, et qu'il ne lui est plus possible d'y
remédier.
D'ailleurs, sa présence empêche ses officiers de dévorer la province ;
et, en tout cas, c'est une satisfaction pour les habitants d'avoir pour ainsi dire
sous la main leur recours au prince lui-même. Ils ont aussi plus de raisons,
soit de l'aimer, s'ils veulent être de bons et fidèles sujets, soit de le
craindre, s'ils veulent être mauvais. Enfin, l'étranger qui voudrait assaillir
cet État s'y hasarde bien moins aisément; d'autant que le prince y résidant, il
est très difficile de le lui enlever.
Le meilleur moyen qui se présente ensuite est d'établir des colonies
dans un ou deux endroits qui soient comme les clefs du pays : sans cela, on est
obligé d'y entretenir un grand nombre de gens d'armes et d'infanterie.
L'établissement des colonies est peu dispendieux pour le prince ; il peut, sans
frais ou du moins presque sans dépense, les envoyer et les entretenir; il ne
blesse que ceux auxquels il enlève leurs champs et leurs maisons pour les
donner aux nouveaux habitants. Or les hommes ainsi offensés n'étant qu'une très
faible partie de la population, et demeurant dispersés et pauvres, ne peuvent
jamais devenir nuisibles ; tandis que tous ceux que sa rigueur n'a pas atteints
demeurent tranquilles par cette seule raison ; ils n'osent d'ailleurs se mal
conduire, dans la crainte qu'il ne leur arrive aussi d'être dépouillés. En un
mot, ces colonies, si peu coûteuses, sont plus fidèles et moins à charge aux
sujets ; et, comme je l'ai dit précédemment, ceux qui en souffrent étant
pauvres et dispersés, sont incapables de nuire. Sur quoi il faut remarquer que
les hommes doivent être ou caressés ou écrasés : ils se vengent des injures
légères ; ils ne le peuvent quand elles sont très grandes ; d'où il suit que,
quand il s'agit d'offenser un homme, il faut le faire de telle-manière qu'on ne
puisse redouter sa vengeance.
Mais si, au lieu d'envoyer des colonies, on se détermine à entretenir
des troupes, la dépense qui en résulte s'accroît sans bornes, et tous les
revenus de l'État sont consommés pour le garder. Aussi l'acquisition devient
une véritable perte, qui blesse d'autant plus que les habitants se trouvent
plus lésés ; car ils ont tous à souffrir, ainsi que l'État, et des logements et
des déplacements des troupes. Or, chacun se trouvant exposé à cette charge,
tous deviennent ennemis du prince, et ennemis capables de nuire, puisqu'ils
demeurent injuriés dans leurs foyers. Une telle garde est donc de toute manière
aussi inutile que celle des colonies serait profitable.
Mais ce n'est pas tout. Quand l'État conquis se trouve dans une autre
contrée que l'État héréditaire du conquérant, il est beaucoup d'autres soins
que celui-ci ne saurait négliger : il doit se faire chef et protecteur des
princes voisins les moins puissants de la contrée, travailler à affaiblir ceux
d'entre eux qui sont les Plus forts, et empêcher que, sous un prétexte
quelconque, un étranger aussi puissant que lui ne s'y introduise ; introduction
qui sera certainement favorisée ; car cet étranger ne peut manquer d'être
appelé par tous ceux que l'ambition ou la crainte rend mécontents. C'est ainsi,
en effet, que les Romains furent introduits dans la Grèce par les Étoliens, et
que l'entrée de tous les autres pays où ils pénétrèrent leur fut ouverte par
les habitants.
A cet égard, voici quelle est la marche des choses : aussitôt qu'un
étranger puissant est entré dans une contrée, tous les princes moins puissants
qui s'y trouvent s'attachent à lui et favorisent son entreprise, excités par
l'envie qu'ils nourrissent contre ceux dont la puissance était supérieure à la
leur. Il n'a donc point de peine à gagner ces princes moins puissants, qui tous
se hâtent de ne faire qu'une seule masse avec l'État qu'il vient de conquérir.
Il doit seulement veiller à ce qu'ils ne prennent trop de force ou trop
d'autorité : avec leur aide et ses propres moyens, il viendra sans peine à bout
d'abaisser les plus puissants, et de se rendre seul arbitre de la contrée. S'il
néglige, en ces circonstances, de se bien conduire, il perdra bientôt le fruit
de sa conquête; et tant qu'il le gardera, il y éprouvera toute espèce de
difficultés et de dégoûts.
Les Romains, dans les pays dont ils se rendirent les maîtres, ne
négligèrent jamais rien de ce qu'il y avait à faire. Ils y envoyaient des
colonies, ils y protégeaient les plus faibles, sans toutefois accroître leur
puissance ; ils y abaissaient les grands ; ils ne souffraient pas que des
étrangers puissants y acquissent le moindre crédit. Je n'en veux pour preuve
qu'un seul exemple. Qu'on voie ce qu'ils firent dans la Grèce : ils y
soutinrent les Achéens et les Étoliens ; ils y abaissèrent le royaume de
Macédoine, ils en chassèrent Antiochus ; mais quelques services qu'ils eussent
reçus des Achéens et des Étoliens, ils ne permirent pas que ces deux peuples
accrussent leurs États ; toutes les sollicitations de Philippe ne purent
obtenir d'eux qu'ils fussent ses amis, sans qu'il y perdît quelque chose, et
toute la puissance d'Antiochus ne put jamais les faire consentir à ce qu'il
possédât le moindre État dans ces contrées.
Les Romains, en ces circonstances, agirent comme doivent le faire des
princes sages, dont le devoir est de penser non seulement aux désordres
présents, mais encore à ceux qui peuvent survenir, afin d'y remédier par tous
les moyens que peut leur indiquer la prudence. C'est, en effet, en les
prévoyant de loin, qu'il est bien plus facile d'y porter remède; au lieu que si
on les a laissés s'élever, il n'en est plus temps, et le mal devient incurable.
Il en est alors comme de l'étisie, dont les médecins disent que, dans le
principe, c'est une maladie facile à guérir, mais difficile à connaître, et
qui, lorsqu'elle a fait des progrès, devient facile à connaître, mais difficile
à guérir. C'est ce qui arrive dans toutes les affaires d'État : lorsqu'on
prévoit le mal -de loin, ce qui n'est donné qu'aux hommes doués d'une grande
sagacité, on le guérit bientôt, ; mais lorsque, par défaut de lumière, on n'a
su le voir que lorsqu'il frappe toits les yeux, la cure se trouve impossible.
Aussi les Romains, qui savaient prévoir de loin tous les inconvénients, y
remédièrent toujours à temps, et ne les laissèrent jamais suivre leur cours
pour éviter une guerre : ils savaient bien qu'on ne l'évite jamais, et que, si
on la diffère, c'est à l'avantage de l'ennemi. C'est ainsi que, quoiqu'ils
pussent alors s'en abstenir, ils voulurent la faire à Philippe et à Antiochus,
au sein de la Grèce même, pour ne pas avoir à la soutenir contre eux en Italie.
Ils ne goûtèrent jamais ces paroles que l'on entend sans cesse sortir de la
bouche des sages de nos jours : Jouis du bénéfice du temps; ils préférèrent
celui de la valeur et de la prudence ; car le temps chasse également toute
chose devant lui, et il apporte à sa suite le bien comme le mal, le mal comme
le bien.
Mais revenons à la France, et examinons si elle a fait aucune des choses
que je viens d'exposer. Je parlerai seulement du roi Louis XII, et non de
Charles VIII, parce que le premier ayant plus longtemps gardé ses conquêtes en
Italie, on a pu mieux connaître ses manières de procéder. Or on a dû voir qu'il
fit tout le contraire de ce qu'il faut pour conserver un État tout différent de
celui auquel on a dessein de l'ajouter.
Le roi Louis XII fut introduit en Italie par l'ambition des Vénitiens,
qui voulaient, par sa venue, acquérir la moitié du duché de Lombardie. Je ne
prétends point blâmer le parti qu'embrassa le roi : puisqu'il voulait commencer
à mettre un pied en Italie, où il ne possédait aucun ami, et dont la conduite
de Charles VIII lui avait même fermé toutes les portes, il était forcé
d'embrasser les premières amitiés qu'il put trouver; et le parti qu'il prit
pouvait même être heureux, si d'ailleurs, dans le surplus de ses expéditions,
il n'eût commis aucune autre erreur. Ainsi, après avoir conquis la Lombardie, il
regagna bientôt la réputation que Charles lui avait fait perdre : Gènes se
soumit; les Florentins devinrent ses alliés; le marquis de Mantoue, le duc de
Ferrare, les Bentivogli, la dame de Forli, les seigneurs de Faenza, de Pesaro,
de Rimini, de Camerino, de Piombino, les Lucquois, les Pisans, les Siennois,
tous coururent au-devant de son amitié. Aussi les Vénitiens durent-ils
reconnaître quelle avait -été leur imprudence lorsque, pour acquérir deux
villes dans la Lombardie, ils avaient rendu le roi de France souverain des deux
tiers de l'Italie.
Dans de telles circonstances, il eût été sans doute facile à Louis XII
de conserver dans cette contrée tout son ascendant, s'il eût su mettre en
pratique les règles de conduite exposées ci-dessus ; s'il avait protégé et
défendu ces nombreux amis, qui, faibles et tremblant les uns devant l'Église,
les autres devant les Vénitiens, étaient obligés de lui rester fidèles, et au
moyen desquels il pouvait aisément s'assurer de tous ceux auxquels il restait
encore quelque puissance.
Mais il était à peine arrivé dans Milan, qu'il fit tout le contraire, en
aidant le pape Alexandre VI à s'emparer de la Romagne. Il ne comprit pas qu'il
s'affaiblissait lui-même, en se privant des amis qui s'étaient jetés dans ses
bras, et qu'il agrandissait l'Église, en ajoutant au pouvoir spirituel, qui lui
donne déjà tant d'autorité, un pouvoir temporel aussi considérable.
Cette première erreur en entraîna tant d'autres qu'il fallut que le roi
vînt lui-même en Italie pour mettre une borne à l'ambition d'Alexandre, et
l'empêcher de se rendre maître de la Toscane.
Ce ne fut pas tout. Non content d'avoir ainsi agrandi l'Église, et de
s'être privé de ses amis, Louis, brûlant de posséder le royaume de Naples, se
détermine à le partager avec le roi d'Espagne : de sorte que, tandis qu'il
était seul arbitre de l'Italie, il y introduisit lui-même un rival auquel
purent recourir tous les ambitieux et tous les mécontents; et lorsqu'il pouvait
laisser sur le trône un roi qui s'estimait heureux d'être son tributaire, il
l'en renversa pour y placer un prince qui était en état de l'en chasser
lui-même.
Le désir d'acquérir est sans doute une chose ordinaire et naturelle ; et
quiconque s'y livre, quand il en a les moyens, en est plutôt loué que blâmé :
mais en former le dessein sans pouvoir l'exécuter, c'est encourir le blâme et
commettre une erreur. Si donc la France avait des forces suffisantes pour
attaquer le royaume de Naples, elle devait le faire ; si elle ne les avait pas,
elle ne devait point le partager.
Si le partage de la Lombardie avec les Vénitiens pouvait être excusé,
c'est parce qu'il donna à la France le moyen de mettre le pied en Italie ; mais
celui du royaume de Naples, n'ayant pas été pareillement déterminé par la
nécessite, demeure sans excuse. Ainsi Louis XII avait fait cinq fautes en
Italie : il y avait ruiné les faibles, il y avait augmenté la puissance d'un
puissant, il y avait introduit un prince étranger très-puissant, il n'était
point venu y demeurer, et n'y avait pas envoyé des colonies.
Cependant, tant qu'il vécut, ces cinq fautes auraient pu ne pas lui
devenir funestes, s'il n'en eût commis une sixième, celle de vouloir dépouiller
les Vénitiens de leurs États. En effet, il eût été bon et nécessaire de les
affaiblir, si d'ailleurs il n'avait pas agrandi l'Église et appelé l'Espagne en
Italie; mais ayant fait l'un et l'autre, il ne devait jamais consentir à leur
ruine, parce que, tant qu'ils seraient restés puissants, ils auraient empêché
les ennemis du roi d'attaquer la Lombardie. En effet, d'une part, ils n'y
auraient consenti qu'à condition de devenir les maîtres de ce pays ; de
l'autre, personne n'aurait voulu l'enlever à la France pour le leur donner; et
enfin il eût paru trop dangereux d'attaquer les Français et les Vénitiens réunis.
Si l'on me disait que Louis n'avait abandonné la Romagne au pape
Alexandre, et partagé le royaume de Naples avec l'Espagne, que pour éviter la
guerre, je répondrais ce que j'ai déjà dit, qu'il ne faut jamais, pour un
pareil motif, laisser subsister un désordre ; car on n'évite point la guerre,
on ne fait que la retarder à son propre désavantage.
Si l'on alléguait encore la promesse que le roi avait faite au pape de
conquérir cette province pour lui, afin d'en obtenir la dissolution de son
mariage et le chapeau de cardinal pour l'archevêque de Rouen (appelé ensuite le
cardinal d'Amboise), je répondrais par ce qui sera dit dans la suite, touchant
les promesses des princes, et la manière dont ils doivent les garder.
Louis XII a donc perdu la Lombardie pour ne s'être conformé à aucune des
règles que suivent tous ceux qui, ayant acquis un État, veulent le conserver.
Il n'y a là aucun miracle ; c'est une chose toute simple et toute naturelle,
Je nie trouvais à Nantes à l'époque où le Valentinois (c'est ainsi qu'on
appelait alors César Borgia, fils du pape Alexandre VI) se rendait maître de la
Romagne ; le cardinal d'Amboise, avec lequel je m'entretenais de cet événement,
m'ayant dit que les Italiens ne comprenaient rien aux affaires de guerre, je
lui répondis que les Français n'entendaient rien aux affaires d'État, parce
que, s'ils y avaient compris quelque chose, ils n'auraient pas laissé l'Église
s'agrandir à ce point. L'expérience, en effet, a fait voir que la grandeur de
l'Église et celle de l'Espagne cri Italie ont été l'ouvrage de la France, et
ensuite la cause de sa ruine dans cette contrée. De là aussi on peut tirer
cette règle générale qui trompe rarement, si même elle trompe jamais : c'est
que le prince qui en rend un autre puissant travaille à sa propre ruine ; car
cette puissance est produite ou par l'adresse ou par la force : or l'une et
l'autre de ces deux causes rendent quiconque les emploie suspect à celui pour
qui elles sont employées.
Le
Prince
CHAPITRE IV
Pourquoi les États de Darius, conquis par Alexandre,
ne se révoltèrent point contre les successeurs du conquérant après sa mort.
Lorsque l'on considère combien il est difficile de conserver un État
nouvellement conquis, on peut s'étonner de ce qui se passa après la mort
d'Alexandre le Grand. Ce prince s'était rendu maître en peu d'années de toute
l'Asie, et mourut presque aussitôt. Il était probable que l'empire profiterait
de son trépas pour se révolter ; néanmoins ses successeurs s'y maintinrent, et
ils n'éprouvèrent d'autre difficulté que celle qui naquit entre eux de leur
propre ambition,
Je répondrais à cela que toutes les principautés que l'on connaît, et
dont il est resté quelque souvenir, sont gouvernées de deux manières
différentes : ou par un prince et des esclaves, qui ne l'aident à gouverner,
comme ministres, que par une grâce et une concession qu'il veut bien leur faire
; ou par un prince et des barons, qui tiennent leur rang non de la faveur du
souverain, mais de l'ancienneté de leur race ; qui ont des États et des sujets
qui leur appartiennent et les reconnaissent pour seigneurs, et qui ont pour eux
une affection naturelle.
Dans les principautés gouvernées par un prince et par des esclaves, le
prince possède une bien plus grande autorité, puisque, dans toute l'étendue de
ses États, lui seul est reconnu pour supérieur, et que si les sujets obéissent
à quelque autre, ils ne le regardent que comme son ministre ou son officier,
pour lequel ils ne ressentent aucun attachement personnel.
On peut de nos jours citer, comme exemple de l'une et de l'autre sorte
de gouvernement, la Turquie et le royaume de France.
Toute la Turquie est gouvernée par un seul maître, dont tous les autres
Turcs sont esclaves, et qui, ayant divisé son empire en plusieurs sangiacs,
y envoie des gouverneurs qu'il révoque et qu'il change au gré de son caprice.
En France, au contraire, le roi se trouve au milieu d'une foule de
seigneurs de race antique, reconnus pour tels par leurs sujets, qui en sont
aimés, et qui jouissent de prérogatives que le roi ne pourrait leur enlever
sans danger pour lui.
Si l'on réfléchit sur la nature de ces deux formes de gouvernement, on
verra qu'il est difficile de conquérir l'empire des Turcs ; mais qu'une fois
conquis, il est très aisé de le conserver.
La difficulté de conquérir l'empire turc vient de ce que le conquérant
ne peut jamais être appelé par les grands de cette monarchie, ni espérer d'être
aidé dans son entreprise par la rébellion de quelques-uns de ceux qui entourent
le monarque. J'en ai déjà indiqué les raisons. Tous, en effet, ,étant également
ses esclaves, tous lui devant également leur fortune, il est bien difficile de
les corrompre ; et quand même on y parviendrait, il faudrait en attendre peu
d'avantages, parce qu'ils ne peuvent pas entraîner les peuples dans leur
révolte. Celui donc qui voudrait attaquer les Turcs doit s'attendre à les
trouver réunis contre lui, espérer peu d'être favorisé par des désordres
intérieurs, et ne compter guère que sur ses propres forces.
Mais la conquête une fois faite et le monarque vaincu en bataille
rangée, de manière a ne pouvoir plus refaire ses armées, on n'a plus à craindre
que sa race, qui, une fois éteinte, ne laisse plus personne à redouter, parce
qu'il n'y a plus personne qui conserve quelque ascendant sur le peuple ; de
sorte que si, avant la victoire, il n'y avait rien à espérer des sujets, de
même, après l'avoir remportée, il n'y a plus rien à appréhender de leur part.
II en est tout autrement des États gouvernés comme la France. Il peut être
facile d'y entrer en gagnant quelques-uns des grands du royaume ; et il s'en
trouve toujours de mécontents, qui sont avides de nouveautés et de changements,
et qui d'ailleurs peuvent effectivement, par les raisons que j'ai déjà dites,
ouvrir les chemins du royaume et faciliter la victoire ; mais, s'agit-il
ensuite de se maintenir, c'est alors que le conquérant éprouve toutes sortes de
difficultés, et de la part de ceux qui l'ont aidé, et de la part de ceux qu'il
a dû opprimer.
Là, il ne lui suffit pas d'éteindre la race du prince, car il reste
toujours une foule de seigneurs qui se mettront à la tête de nouveaux
mouvements ; et comme il ne lui est possible ni de les contenter tous ni de les
détruire, il perdra sa conquête dès que l'occasion s'en présentera.
Maintenant si nous considérons la nature du gouvernement de Darius, nous
trouverons qu'il ressemblait à celui de la Turquie : aussi Alexandre eut-il à
combattre contre toutes les forces de l'empire, et dut-il d'abord défaire le
monarque en pleine campagne ; mais, après sa victoire et la mort de Darius, le
vainqueur, par, les motifs que j'ai exposés, demeura tranquille possesseur de
sa conquête. Et si ses successeurs étaient restés unis, ils en auraient joui
également au sein du repos et des voluptés; car on ne vit s'élever dans tout
l'empire que les troubles qu'eux-mêmes y excitèrent.
Mais, quant aux États gouvernés comme la France, il s'en faut bien qu'il
soit possible de s'y maintenir avec autant de tranquillité. Nous en avons la
preuve dans les fréquents soulèvements qui se formèrent contre les Romains,
soit dans l'Espagne, soit dans les Gaules, soit dans la Grèce. Ces rébellions
eurent pour cause les nombreuses principautés qui se trouvaient dans ces
contrées, et dont le seul souvenir, tant qu'il subsista, fut pour les
vainqueurs une source de troubles et d'inquiétudes. Il fallut que la puissance
et la durée de la domination romaine en eussent éteint la mémoire, pour que les
possesseurs fussent enfin tranquilles.
Il y a même plus. Lorsque, dans la suite, les Romains furent en guerre
les uns contre les autres, chacun des partis put gagner et avoir pour soi
celles de ces anciennes principautés où il avait le plus d'influence, et qui,
après l'extinction de la race de leurs princes, ne connaissaient plus d'autre
domination que celle de Rome.
Quiconque aura réfléchi sur toutes ces considérations ne s'étonnera plus
sans doute de la facilité avec laquelle Alexandre se maintint en Asie, et de la
peine, au contraire, que d'autres, tels que Pyrrhus, eurent à conserver leurs
conquêtes. Cela ne tint point à l'habileté plus ou moins grande du conquérant,
ruais à la différente nature des États conquis.
Le
Prince
CHAPITRE V
Comment on doit gouverner les États
ou principautés qui, avant la conquête, vivaient sous leurs propres lois.
Quand les États conquis sont, comme je l'ai dit, accoutumés à vivre
libres sous leurs propres lois, le conquérant peut s'y prendre de trois
manières pour s'y maintenir : la première est de les détruire ; la seconde,
d'aller y résider en personne ; la troisième, de leur laisser leurs lois, se
bornant à exiger un tribut, et à y établir un gouvernement peu nombreux qui les
contiendra. dans l'obéissance et la fidélité : ce qu'un tel gouvernement fera
sans doute ; car, tenant toute son existence du conquérant, il sait qu'il ne
peut la conserver sans son appui et sans sa protection ; d'ailleurs, un État
accoutumé à la liberté est plus aisément gouverné par ses propres citoyens que
par d'autres.
Les Spartiates et les Romains peuvent ici nous servir d'exemple.
Les Spartiates se maintinrent dans Athènes et dans Thèbes, en n'y
confiant le pouvoir qu'à un petit nombre de personnes ; néanmoins ils les
perdirent par la suite. Les Romains, pour rester maîtres de Capoue, de Carthage
et de Numance, les détruisirent et ne les perdirent point. Ils voulurent en
user dans la Grèce comme les Spartiates ils lui rendirent la liberté, et lui
laissèrent ses propres lois mais cela ne leur réussit point. Il fallut, pour
conserver cette contrée, qu'ils y détruisissent un grand nombre de cités ; ce
qui était le seul moyen sûr de posséder. Et, au fait, quiconque, ayant conquis
un État accoutumé à vivre libre, ne le détruit point, doit s'attendre à en être
détruit. Dans un tel État, la rébellion est sans cesse excitée par le nom de la
liberté et par le souvenir des anciennes institutions, que ne peuvent jamais
effacer de sa mémoire ni la longueur du temps ni les bienfaits d'un nouveau
maître. Quel que précaution que l'on prenne, quelque chose que l'on fasse, si
l'on ne dissout point l'État, si l'on n'en disperse les habitants, on les
verra, à la première occasion, rappeler, invoquer leur liberté, leurs
institutions perdues, et s'efforcer de les ressaisir. C'est ainsi qu'après plus
de cent années d'esclavage Pise brisa le joug des Florentins.
Mais il en est bien autrement pour les pays accoutumés à vivre sous un
prince. Si la race de ce prince est une fois éteinte, les habitants, déjà
façonnés à l'obéissance, ne pouvant s'accorder dans le choix d'un nouveau
maître, et ne sachant point vivre libres, sont peu empressés de prendre les
armes ; en sorte que le conquérant peut sans difficulté ou les gagner ou
s'assurer d'eux. Dans les républiques, au contraire, il existe un principe de
vie bien plus actif, une haine bien plus profonde, un désir de vengeance bien
plus ardent, qui ne laisse ni ne peut laisser un moment en repos le souvenir de
l'antique liberté : il ne reste alors au conquérant d'autre parti que de
détruire ces États ou de venir les habiter.
Le
Prince
CHAPITRE VI
Des principautés nouvelles acquises
par les armes et par l'habileté
de l'acquéreur
Qu'on ne s'étonne point si, en parlant de principautés tout à fait
nouvelles de princes et d'État, j'allègue de très grands exemples. Les hommes
marchent presque toujours dans des sentiers déjà battus ; presque toujours ils
agissent par imitation ; mais il ne leur est guère possible de suivre bien
exactement les traces de celui qui les a précédés, ou d'égaler la vertu de celui
qu'ils ont entrepris d'imiter. Ils doivent donc prendre pour. guides et pour
modèles les plus grands personnages, afin que, même en ne s'élevant pas au même
degré de grandeur et de gloire, ils puissent en reproduire au moins le parfum.
Ils doivent faire comme ces archers prudents, qui, jugeant que le but proposé
est au delà de la portée de leur arc et de leurs forces, visent encore plus
loin, pour que leur flèche arrive au point qu'ils désirent atteindre.
Je dis d'abord que, pour les principautés tout -à fait nouvelles, le
plus ou le moins de difficulté de s'y maintenir dépend du plus ou du moins
d'habileté qui se trouve dans celui qui les a acquises : aussi peut-on croire
que communément la difficulté ne doit pas être très grande. Il y a lieu de
penser que celui qui, de simple particulier, s'est élevé au rang de prince, est
un homme habile ou bien secondé par la fortune : sur quoi j'ajouterai, que
moins il devra à la fortune, mieux il saura se maintenir. D'ailleurs, un tel
prince n'ayant point d'autres États, est obligé de venir vivre dans son
acquisition: ce qui diminue encore la difficulté.
Mais, quoi qu'il en soit, pour parler d'abord de ceux qui sont devenus
princes par leur propre vertu et non par la fortune, les plus remarquables sont
: Moïse, Cyrus, Romulus, Thésée, et quelques autres semblables.
Que si l'on doit peu raisonner sur Moïse, parce qu'il ne fut qu'un
simple exécuteur des ordres de Dieu, il y a toujours lieu de l'admirer, ne
fût-ce qu'à cause de la grâce qui le rendait digne de s'entretenir avec la
Divinité. Mais en considérant les actions et la conduite, soit de Cyrus, soit
des autres conquérants et fondateurs de royaumes, on les admirera -également
tous, et on trouvera une grande conformité entre eux et Moïse, bien que ce
dernier eût été conduit par un si grand maître.
On verra d'abord que tout ce qu'ils durent à la fortune, ce fut
l'occasion qui leur fournit une matière à laquelle ils purent donner la forme
qu'ils jugèrent convenable. Sans cette occasion, les grandes qualités de leur
âme seraient demeurées inutiles ; mais aussi, sans ces grandes qualités,
l'occasion se serait vainement présentée. Il fallut que Moïse trouvât les
Israélites esclaves et opprimés en Égypte, pour que le désir de sortir de
l'esclavage les déterminât à le suivre. Pour que Romulus devînt le fondateur et
le roi de Rome, il fallut qu'il fût mis hors d'Albe et exposé aussitôt après sa
naissance. Cyrus eut besoin de trouver les Perses mécontents de la domination
des Mèdes, et les Mèdes amollis et efféminés par les délices d'une longue paix.
Enfin Thésée n'aurait point fait éclater sa valeur, si les Athéniens n'avaient
pas été dispersés. Le bonheur de ces grands hommes naquit donc des occasions ;
mais ce fut par leur habileté qu'ils surent les connaître et les mettre à
profit pour la grande prospérité et la gloire de leur patrie. Ceux qui, comme
eux, et par les mêmes moyens, deviendront princes, n'acquerront leur
principauté qu'avec beaucoup de difficultés, mais ils la maintiendront
aisément.
En cela, leurs difficultés viendront surtout des nouvelles institutions,
des nouvelles formes qu'ils seront obligés d'introduire pour fonder leur
gouvernement et pour leur sûreté ; et l'on doit remarquer qu'en effet il n'y a
point d'entreprise plus difficile à conduire, plus incertaine quant au succès,
et plus dangereuse que celle d'introduire de nouvelles institutions. Celui qui
s'y engage a pour ennemis tous ceux qui profitaient des institutions anciennes,
et il ne trouve que de tièdes défenseurs dans ceux pour qui les nouvelles seraient
utiles. Cette tiédeur, au reste, leur vient de deux causes : la première est la
peur qu'ils ont de leurs adversaires, lesquels ont en leur faveur les lois
existantes; la seconde est l'incrédulité commune à tous les hommes, qui ne
veulent croire à la bonté des choses nouvelles que lorsqu'ils en ont été bien
convaincus par l'expérience. De là vient aussi que si ceux qui sont ennemis
trouvent l'occasion d'attaquer, ils le font avec toute la chaleur de l'esprit
de parti, et que les autres se défendent avec froideur, en sorte qu'il y a du
danger à combattre avec eux.
Afin de bien raisonner sur ce sujet, il faut considérer si les
innovateurs sont puissants par eux-mêmes, ou s'ils dépendent d'autrui,
c'est-à-dire si, pour conduire leur entreprise, ils en sont réduits à prier, ou
s'ils ont les moyens -de contraindre.
Dans le premier cas, il leur arrive toujours malheur, et ils ne viennent
à bout de rien ; mais dans le second, au contraire, c'est-à-dire quand ils ne
dépendent que d'eux-mêmes, et qu'ils sont en état de forcer, ils courent bien
rarement le risque de succomber. C'est pour cela qu'on a vu réussir tous les
prophètes armés, et finir malheureusement ceux qui étaient désarmés. Sur quoi
l'on doit ajouter que les peuples sont naturellement inconstants, et que, s'il
est aisé de leur persuader quelque chose, il est difficile de les affermir dans
cette persuasion : il faut donc que les choses soient disposées de manière que,
lorsqu'ils ne croient plus, on puisse les faire croire par force.
Certainement Moïse, Cyrus, Thésée et Romulus n'auraient pu faire
longtemps garder leurs institutions, s'ils avaient été désarmés; et ils
auraient eu le sort qu'a éprouvé de nos jours le frère Jérôme Savonarola, dont
toutes les institutions périrent aussitôt que le grand nombre eut commencé de
ne plus croire en lui, attendu qu'il n'avait pas le moyen d'affermir dans leur
croyance ceux qui croyaient encore, ni de forcer les mécréants à croire.
Toutefois, répétons que les grands hommes tels que ceux dont il s'agit
rencontrent d'extrêmes difficultés ; que tous les dangers sont sur leur route ;
que c'est là qu'ils ont à les surmonter ; et que lorsqu'une fois ils ont
traversé ces obstacles, qu'ils ont commencé à être en vénération, et qu'ils se
sont délivrés de ceux de même rang qui leur portaient envie, ils demeurent
puissants, tranquilles, honorés et heureux.
A ces grands exemples que j'ai cités, j'en veux joindre quelque autre
d'un ordre inférieur, mais qui ne soit point trop disproportionné ; et j'en
choisis un seul qui suffira : c'est celui de Hiéron de Syracuse. Simple
particulier, il devint prince de sa patrie, sans rien devoir de plus à la
fortune que la seule occasion. En effet, les Syracusains opprimés l'élurent
pour leur général, et ce fut par ses services en cette qualité qu'il mérita
d'être encore élevé au pouvoir suprême. D'ailleurs, dans son premier état de
citoyen, il avait montré tant de vertus, qu'il a été dit de lui que pour bien
régner il ne lui manquait que d'avoir un royaume. Au surplus, Hiéron détruisit
l'ancienne milice et en établit une nouvelle ; il abandonna les anciennes
alliances pour en contracter d'autres . ayant alors et des soldats et des
alliés entièrement à lui, il put, sur de pareils fondements, élever l'édifice
qu'il voulut; de sorte que, s'il n'acquit qu'avec beaucoup de peine, il n'en
trouva point à conserver.
Le
Prince
CHAPITRE VII
Des principautés nouvelles qu'on acquiert par les
armes d'autrui
et par la fortune.
Ceux qui, de simples particuliers, deviennent princes par la seule
faveur de la fortune, le deviennent avec peu de peine ; mais ils en ont
beaucoup à se maintenir. Aucune difficulté ne les arrête dans leur chemin : ils
y volent ; mais elles se montrent lorsqu'ils sont arrivés.
Tels sont ceux à qui un État est concédé, soit moyennant une somme
d'argent, soit par le bon plaisir du concédant. C'est ainsi qu'une foule de
concessions eurent lieu dans l'Ionie et sur les bords de l'Hellespont, où
Darius établit divers princes, afin qu'ils gouvernassent ces États pour sa
sûreté et pour sa gloire. C'est encore ainsi que furent créés ceux des
empereurs qui, du rang de simples citoyens, furent élevés à l'empire par la
corruption des soldats. L'existence de tels princes dépend entièrement de deux
choses très incertaines, très variables : de la volonté et de la fortune de
ceux qui les ont créés ; et ils ne savent ni ne peuvent se maintenir dans leur
élévation. Ils ne le savent, parce qu'à moins, qu'un homme ne soit doué d'un
grand esprit et d'une grande valeur, il est peu probable qu'ayant toujours vécu
simple particulier, il sache commander; ils ne le peuvent parce qu'ils n'ont
point de forces qui leur soient attachées et fidèles.
De plus, des États subitement formés sont comme toutes les choses qui,
dans l'ordre de la nature, naissent et croissent trop promptement : ils ne
peuvent avoir des racines assez profondes et des adhérences assez fortes pour
que le premier orage ne les renverse point ; à moins, comme je viens de le
dire, que ceux qui en sont devenus princes n'aient assez d'habileté pour savoir
se préparer sur-le-champ à conserver ce que la fortune a mis dans leurs mains,
et pour fonder, après l'élévation de leur puissance, les bases qui auraient dû
être établies auparavant.
Relativement à ces deux manières de devenir prince, c'est-à-dire par
habileté ou par fortune, je veux alléguer deux exemples qui vivent encore dans
la mémoire des hommes de nos jours : ce sont ceux de Francesco Sforza et de
César Borgia.
Francesco Sforza, par une-grande valeur et par le seul emploi des moyens
convenables, devint, de simple particulier, duc de Milan; et ce qui lui avait
coûté tant de travaux à acquérir, il eut peu de peine à le conserver.
Au contraire César Borgia, vulgairement appelé le duc de Valentinois,
devenu prince par la fortune de son père, perdit sa principauté aussitôt que
cette même fortune ne le soutint plus, et cela quoiqu'il n'eût rien négligé de
tout ce qu'un homme prudent et habile devait faire pour s'enraciner
profondément dans les États que les armes d'autrui et la fortune lui avaient
donnés. Il n'est pas impossible, en effet, comme je l'ai déjà dit, qu'un homme
extrêmement habile pose, après l'élévation de son pouvoir, les bases qu'il
n'aurait point fondées auparavant ; ruais un tel travail est toujours très
pénible pour l'architecte et dangereux pour l'édifice.
Au surplus, si l'on examine attentivement la marche du due, on verra
tout ce qu'il avait fait pour consolider sa grandeur future ; et c'est sur quoi
il ne paraît pas inutile de m'arrêter un peu; car l'exemple de ses actions
présente sans doute les meilleures leçons qu'on puisse donner à un prince
nouveau, et si toutes ses mesures n'eurent en définitive aucun succès pour lui,
ce ne fut point par sa faute, mais par une contrariété extraordinaire et sans
borne de la fortune.
Alexandre VI, voulant agrandir le duc son fils, y trouva pour le présent
et pour l'avenir beaucoup de difficultés. D'abord, il voyait qu'il ne pouvait
le rendre maître que de quelque État qui fût du domaine de l'Église ; et il
savait que le duc de Milan et Venise n'y consentiraient point, d'autant plus
que Faenza et Rimini étaient déjà sous la protection des Vénitiens. Il voyait
de plus toutes les forces de l'Italie, et spécialement celles dont il aurait
pu se servir, dans les mains de ceux qui devaient redouter le plus
l'agrandissement du pape ; de sorte qu'il ne pouvait compter nullement sur leur
fidélité, car elles étaient sous la dépendance des Orsini, des Colonna, et de
leurs partisans. Il ne lui restait donc d'autre parti à prendre que celui de
tout brouiller et de semer le désordre entre tous les États de l'Italie, afin
de pouvoir en saisir quelques-uns à la faveur des troubles. Cela ne lui fut
point difficile. Les Vénitiens, en effet, s'étant déterminés, pour d'autres
motifs, à rappeler les Français en Italie, non seulement il ne s'opposa point à
ce dessein, mais encore il en facilita l'exécution par la dissolution du
mariage déjà bien ancien du roi Louis XII avec Jeanne de France. Ce prince vint
donc en Italie avec l'aide des Vénitiens et le consentement du pape ; et à
peine fut-il arrivé à Milan, qu'Alexandre en obtint des troupes pour une
expédition dans la Romagne, qui lui fut aussitôt abandonnée par l'effet seul de
la réputation du roi. Le duc de Valentinois, ayant ainsi acquis cette province,
trouva son dessein de s'affermir et de faire des progrès ultérieurs contrarié
par deux difficultés : l'une venait de ce que les troupes qu'il avait ne lui
paraissaient pas bien fidèles ; l'autre tenait à la volonté du roi,
c'est-à-dire que, d'un côté, il craignait que les troupes des Orsini, dont il
s'était servi, ne lui manquassent au besoin, et non seulement ne l'empêchassent
de faire de nouvelles acquisitions, mais ne lui fissent même perdre celles
qu'il avait déjà faites ; de l'autre, il appréhendait que le roi n'en fît tout
autant. Quant aux troupes des Orsini, il avait déjà fait quelque épreuve de
leurs dispositions, lorsque, après la prise de Faenza, étant allé attaquer
Bologne, il les avait vues se conduire très froidement ; et, pour ce qui est du
roi, il avait pu lire le fond de sa pensée, lorsque, ayant voulu, après s'être
emparé du duché d'Urbin, tourner ses armes contre la Toscane, ce prince l'avait
obligé à se désister de son entreprise.
Dans ces circonstances, le duc forma le dessein de se rendre indépendant
des armes et de la volonté d'autrui. Pour cela, il commença par affaiblir dans
Rome les partis des Orsini et des Colonna, en gagnant tous ceux de leurs
adhérents qui étaient nobles, les faisant ses gentilshommes, leur donnant,
selon leur qualité, de riches traitements, des honneurs, des commandements de
troupes, des gouvernements de places : aussi arriva-t-il qu'en peu de mois
l'affection de tous les partis se tourna vers le due.
Ensuite, lorsqu'il eut dispersé les partisans de la maison Colonna, il
attendit l'occasion de détruire ceux des Orsini ; et cette occasion s'étant
heureusement présentée pour lui, il sut en profiter plus heureusement encore.
En effet, les Orsini, ayant reconnu un peu tard que l'agrandissement du duc et
de l'Église serait la cause de leur ruine, tinrent une sorte de diète dans un
endroit des États de Pérouse, appelé la Magione; et de cette assemblée
s'ensuivirent la révolte d'Urbin, les troubles de la Romagne, et une infinité
de dangers que le duc surmonta avec l'aide des Français. Ayant par là rétabli
sa réputation, et ne se fiant plus ni à la France ni à aucune autre force
étrangère, il eut recours à la ruse, et il sut si bien dissimuler ses sentiments,
que les Orsini se réconcilièrent avec lui par l'entremise du seigneur Pagolo,
dont il s'était assuré par toutes les marques d'amitié possibles, en lui
donnant des habits, de l'argent, des chevaux. Après cette réconciliation, ils
eurent la simplicité d'aller se mettre entre ses mains à Sinigaglia.
Ces chefs une fois détruits, et leurs partisans gagnés par le due, il
avait d'autant mieux fondé sa puissance, que, d'ailleurs, maître de la Romagne
et du duché d'Urbin, il s'était attaché les habitants en leur faisant goûter un
commencement de bien-être. Sur quoi sa conduite pouvant encore servir
d'exemple, il n'est pas inutile de la faire connaître.
La Romagne, acquise par le due, avait eu précédemment pour seigneurs des
hommes faibles, qui avaient plutôt dépouillé que gouverné, plutôt divisé que
réuni leurs sujets ; de sorte que tout ce pays était en proie aux vols, aux
brigandages, aux violences de tous les genres. Le duc jugea que, Pour y
rétablir la paix et l'obéissance envers le prince, il était nécessaire d'y
former un bon gouvernement : c'est pourquoi il y commit messire Ramiro d'Orco,
homme cruel et expéditif, auquel il donna les plus amples pouvoirs. Bientôt, en
effet, ce gouvernement fit naître l'ordre et la tranquillité ; et il
acquit par là une très grande réputation. Mais ensuite le due, pensant qu'une
telle autorité n'était plus nécessaire, et que même elle pourrait devenir
odieuse, établit au centre de la province un tribunal civil, auquel il donna un
très bon président, et où chaque commune avait son avocat. Il fit bien
davantage : sachant que la rigueur d'abord exercée avait excité quelque haine,
et désirant éteindre ce sentiment dans les cœurs, pour qu'ils lui fussent
entièrement dévoués, il voulut faire voir que si quelques cruautés avaient été
commises, elles étaient venues, non de lui, mais de la méchanceté de son
ministre. Dans cette vue, saisissant l'occasion, il le fit exposer un matin sur
la place publique de Césène, coupé en quartiers, avec un billot et un coutelas
sanglant à côté. Cet horrible spectacle satisfit le ressentiment des habitants,
et les frappa en même temps de terreur. Mais revenons.
Après s'être donné des forces telles qu'il les voulait, et avoir détruit
en grande partie celles de son voisinage qui pouvaient lui nuire, le due, se
trouvant très puissant, se croyait presque entièrement assuré contre les
dangers actuels ; et voulant poursuivre ses conquêtes, il était encore retenu
par la considération de la France : car il savait que le roi, qui enfin s'était
aperçu de son erreur, ne lui permettrait point de telles entreprises. En
conséquence, il commença à rechercher des amitiés nouvelles et à tergiverser
avec les Français, lorsqu'ils marchaient vers le royaume de Naples contre les
Espagnols, qui faisaient le siège de Gaëte ; il projetait même de les mettre
hors d'état de le contrarier ; et il en serait venu bientôt à bout, si
Alexandre avait vécu plus longtemps.
Telles furent ses mesures par rapport à l'état présent des choses. Pour
l'avenir, il avait d'abord à craindre qu'un nouveau pape ne fût mal disposé à
son égard, et ne cherchât à lui enlever ce qu'Alexandre, son père, lui avait
donné. C'est à quoi aussi il voulut pourvoir par les quatre moyens suivants :
premièrement, en éteignant complètement les races des seigneurs qu'il avait
dépouillés, et ne laissant point ainsi au pape les occasions que l'existence de
ces races lui aurait fournies; secondement, en gagnant les gentilshommes de
Rome, afin de tenir par eux le pontife en respect ; troisièmement, en
s'attachant, autant qu'il le pouvait, le sacré collège ; quatrièmement, en se
rendant, avant la mort du pape qui vivait alors, assez puissant pour se trouver
en état de résister par lui-même à un premier choc. Au moment où Alexandre
mourut, trois de ces choses étaient consommées, et il regardait la quatrième
comme l’étant à peu près. Il avait effectivement fait périr tous ceux des
seigneurs dépouillés qu'il avait pu atteindre; et fort peu d'entre eux lui
avaient échappé : il avait gagné les gentilshommes romains; il s'était fait un
très grand parti dans le sacré collège; et enfin, quant à l'accroissement de sa
puissance, il projetait de se rendre maître de la Toscane : ce qui lui semblait
facile, puisqu'il l'était déjà de Pérouse et de Piombino, et qu'il avait pris sous
sa protection la ville de Pise, sur laquelle il allait se jeter, sans être
retenu par la considération de la France, qui ne lui imposait plus ; car déjà
les Français avaient été dépouillés du royaume de Naples par les Espagnols; en
sorte que tous les partis se trouvaient dans la nécessité de rechercher
l'amitié du duc. Après cela, Lucques et Sienne devaient aussitôt se soumettre,
soit par crainte, soit par envie contre les Florentins; et ceux-ci demeuraient
alors sans ressources. S'il avait mis tout ce plan à exécution (et il en serait
venu à bout dans le courant de l'année où le pape mourut), il se serait trouvé
assez de forces et assez de réputation pour se soutenir par lui-même et ne plus
dépendre que de sa propre puissance et de se propre valeur, Mais la mort
d'Alexandre survint lorsqu'il n'y avait encore que cinq ans que le duc avait
tiré l'épée ; et, en ce moment, ce dernier se trouva n'avoir que le seul État
de la Romagne bien établi dans tous les autres, son pouvoir était encore
chancelant il était placé entre deux armées ennemies, et attaqué d'une maladie
mortelle.
Cependant, il était doué d'une telle résolution et d'un si grand
courage, il savait si bien l'art de gagner les hommes et de les détruire, et
les bases qu'il avait données à sa puissance étaient si solides, que s'il
n'avait pas eu deux armées sur le dos, ou s'il n'avait pas été malade, il eût
surmonté toutes les difficultés. Et ce qui prouve bien la solidité des bases
qu'il avait posées, c'est que la Romagne attendit plus d'un mois pour se
décider contre lui ; c'est que, bien qu'à demi mort, il demeura en sûreté dans
Rome, et que les Baglioni, les Vitelli, les Orsini, accourus dans cette ville,
ne purent s'y faire un parti contre lui ; c'est qu'il put, sinon faire nommer
pape qui il voulait, du moins empêcher qu'on ne nommât qui il ne voulait pas.
Si sa santé n'eût point éprouvé d'atteinte au moment de la mort d'Alexandre,
tout lui aurait été facile. Aussi me disait-il, lors de la nomination de Jules
Il, qu'il avait pensé à tout ce qui pouvait arriver si son père venait à
mourir, et qu'il avait trouvé remède à tout ; mais que seulement il n'avait
jamais imaginé qu'en ce moment il se trouverait lui-même en danger de mort.
En résumant donc toute la conduite du due, non seulement je n'y trouve
rien à critiquer, mais il me semble qu'on peut la proposer pour modèle à tous
ceux qui sont parvenus au pouvoir souverain par la faveur de la fortune et par
les armes d'autrui. Doué d'un grand courage et d'une haute ambition, il ne
pouvait se conduire autrement ; et l'exécution de ses desseins ne put être
arrêtée que par la brièveté de la vie de son père Alexandre, et par sa propre
maladie. Quiconque, dans une -principauté nouvelle, jugera qu'il lui est
nécessaire de s'assurer contre ses ennemis, de se faire des amis, de vaincre
par force ou par ruse, de se faire aimer et craindre des peuples, suivre et
respecter par les soldats, de détruire ceux qui peuvent et doivent lui nuire,
de remplacer les anciennes institutions par de nouvelles, d'être à la fois sévère
et gracieux, magnanime et libéral, de former une milice nouvelle et dissoudre
l'ancienne, de ménager l'amitié des rois et des princes, de telle manière que
tous doivent aimer à l'obliger et craindre de lui faire injure : celui-là,
dis-je, ne peut trouver des exemples plus récents que ceux que présente la vie
politique du duc de Valentinois.
La seule chose qu'on ait à reprendre dans sa conduite, c'est la
nomination de Jules Il, qui fut un choix funeste pour lui. Puisqu'il ne pouvait
pas, comme je l'ai dit, faire élire pape qui il voulait, mais empêcher qu'on
n'élût qui il ne voulait pas, il ne devait jamais consentir qu'on élevât à la
papauté quelqu'un des cardinaux qu'il avait offensés, et qui, devenu souverain
pontife, aurait eu sujet de le craindre ; car le ressentiment et la crainte
sont surtout ce qui rend les hommes ennemis.
Ceux que le duc avait offensés étaient, entre autres, les cardinaux de
Saint-Pierre-ès-liens, Colonna, Saint-Georges et Ascanio Sforza; et tous les
autres avaient lieu de le craindre, excepté le cardinal d'Amboise, et les
Espagnols : ceux-ci, à cause de certaines relations et obligations réciproques,
et d'Amboise, parce qu'il avait pour lui la France, ce qui lui donnait un grand
pouvoir. Le duc devait donc de préférence faire nommer un Espagnol; et s'il ne
le pouvait pas, consentir plutôt à l'élection de d'Amboise qu'à celle du
cardinal de Saint-Pierre-ès-liens. C'est une erreur d'imaginer que, chez lés
grands personnages, les services récents fassent oublier les anciennes injures.
Le due, en consentant à cette élection de Jules 11, fit donc une faute qui fut
la cause de sa ruine totale.
Le
Prince
CHAPITRE VIII
De ceux qui sont devenus princes
par des scélératesses.
On peut encore devenir prince de deux manières qui ne tiennent
entièrement ni à la fortune ni à la valeur, et que par conséquent il ne faut
point passer sous silence ; il en est même une dont on pourrait parler plus
longuement, s'il s'agissait ici de républiques.
Ces deux manières sont, oit de s'élever au pouvoir souverain par la
scélératesse et les forfaits, ou d'y être porté par la faveur de ses
concitoyens.
Pour faire connaître la -première, qu'il n'est pas question d'examiner
ici sous les rapports de la justice et de la morale, je me bornerai à citer
deux exemples, l'un ancien, l'autre moderne ; car il me semble qu'ils peuvent
suffire pour quiconque se trouverait dans la nécessité de les imiter.
Agathocle, Sicilien, parvint non seulement du rang de simple
particulier, mais de l'état le plus abject, à être roi de Syracuse. Fils d'un
potier, il se montra scélérat dans tour, les degrés que parcourut sa fortune;
mais il joignit à sa scélératesse tant de force d'âme et de corps, que, s'étant
engagé dans la carrière militaire, il s'éleva de grade en grade jusqu'à la
dignité de préteur de Syracuse. Parvenu à cette élévation, il voulut être
prince, et même posséder par violence, et sans en avoir obligation à personne,
le pouvoir souverain qu'on avait consenti à lui accorder. Pour atteindre ce
but, s'étant concerté avec Amilcar, général carthaginois qui commandait une
armée en Sicile, il convoqua un matin le peuple et le sénat de Syracuse, comme
pour délibérer sur des affaires qui concernaient la république ; et, à un
signal donné, il fit massacrer par ses soldats tous les sénateurs et les
citoyens les plus riches, après quoi il s'empara de la principauté, qu'il
conserva sans aucune contestation. Dans la suite, battu deux fois par les
Carthaginois, et enfin assiégé par eux dans Syracuse, non seulement il put la
défendre, mais encore, laissant une partie de ses troupes pour soutenir le
siège, il alla avec l'autre porter la guerre en Afrique ; de sorte qu'en peu de
temps il sut forcer les Carthaginois à lever le siège, et les réduire aux
dernières extrémités : aussi furent-ils contraints à faire la paix avec lui, à
lui abandonner la possession de la Sicile, et à se contenter pour eux de celle
de l'Afrique.
Quiconque réfléchira. sur la marche et les actions d'Agathocle n'y
trouvera presque rien, si même il y trouve quelque chose, qu'on puisse
attribuer à la fortune. En effet, comme je viens de le dire, il s'éleva au
pouvoir suprême non par la faveur, mais en passant par tous les grades
militaires, qu'il gagna successivement à force de travaux et de dangers ; et
quand il eut atteint ce pouvoir, il sut s'y maintenir par les résolutions les
plus hardies et les plus périlleuses.
Véritablement on ne peut pas dire qu'il y ait de la valeur à massacrer
ses concitoyens, à trahir ses amis, à être sans foi, sans pitié, sans religion
: on peut, par de tels moyens, acquérir du pouvoir, mais non de la gloire. Mais
si l'on considère avec quel courage Agathocle sut se précipiter dans les
dangers et en sortir, avec quelle force d'âme il sut et souffrir et surmonter
l'adversité, on ne voit pas pourquoi il devrait être placé au-dessous des
meilleurs capitaines. On doit reconnaître seulement que sa cruauté, son inhumanité
et ses nombreuses scélératesses, ne permettent pas de le compter au nombre des
grands hommes. Bornons-nous donc à conclure qu'on ne saurait attribuer à la
fortune ni à la vertu l'élévation qu'il obtint sans l'une et sans l'autre.
De notre temps, et pendant le règne d'Alexandre VI, Oliverotto da Fermo,
demeuré plusieurs années auparavant orphelin en bas âge, fut élevé par un oncle
maternel nommé Jean Fogliani, et appliqué, dès sa première jeunesse, au métier
des armes, sous la discipline de Paolo Vitelli, afin que, formé à une aussi
bonne école, il pût parvenir à un haut rang militaire. Après la mort de Paolo,
il continua de servir sous Vitelozzo, frère de son premier maître. Bientôt, par
son talent, sa force corporelle et son courage intrépide, il devint un des
officiers les plus distingués de l'armée. Mais, comme il lui semblait qu'il y
avait de la servilité à être sous les ordres et à la solde d'autrui, il forma
le projet de se rendre maître de Fermo, tant avec l'aide de quelques citoyens
qui préféraient l'esclavage à la liberté de leur patrie, qu'avec l'appui de
Vitelozzo. Dans ce dessein, il écrivit à Jean Fogliani, qu'éloigné depuis bien
des années de lui et de sa patrie, il voulait aller les revoir, et en même
temps reconnaître un peu son patrimoine ; que d'ailleurs tous ses travaux
n'ayant pour objet que l'honneur, et désirant que ses concitoyens pussent voir
qu'il n'avait pas employé le temps inutilement, il se proposait d'aller se
montrer à eux avec une certaine pompe, et accompagné de cent hommes de ses amis
et de Ses domestiques, à cheval; qu'en conséquence il le priait de vouloir bien
faire en sorte que les habitants de Fermo lui fissent une réception honorable,
d'autant que cela tournerait non seulement à sa propre gloire, mais encore à
celle de lui, son oncle, dont il était l'élève. Jean Fogliani ne manqua point
de faire tout ce qu'il put pour obliger son neveu. Il le fit recevoir
honorablement par les habitants ; il le logea dans sa maison, où, après
quelques jours employés à faire les préparatifs nécessaires pour
l'accomplissement de ses forfaits, Oliverotto donna un magnifique festin,
auquel il invita et Jean Fogliani et les citoyens les plus distingués de Fermo.
Après tous les services et les divertissements qui ont lieu dans de pareilles
fêtes, il mit adroitement la conversation sur des sujets graves, parlant de la
grandeur du pape Alexandre, de César, son fils, ainsi que de leurs entreprises.
Jean Fogliani et les autres ayant manifesté leur opinion sur ce sujet, il se leva
tout à coup, en disant que c'était là des objets à traiter dans un lieu plus
retiré ; et il passa dans une autre chambre, où les convives le suivirent. Mais
à peine furent-ils assis, que des soldats, sortant de divers lieux secrets, les
tuèrent tous, ainsi que Jean Fogliani. Aussitôt après ce meurtre, Oliverotto
monta à cheval, parcourut le pays, et alla assiéger le magistrat suprême dans
son palais ; en sorte que la peur contraignit tout le monde à lui obéir et à
former un gouvernement dont il se fit le prince. Du reste, tous ceux qui, par
mécontentement, auraient pu lui nuire ayant été mis à mort, il consolida
tellement son pouvoir par de nouvelles institutions civiles et militaires, que,
dans le cours de l'année durant laquelle il le conserva, non seulement il vécut
en sûreté chez lui, mais encore il se rendit formidable à ses voisins; et il
n'eût pas été moins difficile à vaincre qu'Agathocle, s'il ne se fût pas laissé
tromper par César Borgia, et attirer à Sinigaglia, où, un an après le parricide
qu'il avait commis, il fut pris avec les Orsini et les Vitelli, comme je l'ai
dit ci-dessus, et étranglé, ainsi que Vitelozzo, son maître de guerre et de
scélératesse.
Quelqu'un pourra demander pourquoi Agathocle, ou quelque autre tyran semblable,
put, malgré une infinité de trahisons et de cruautés, vivre longtemps en sûreté
dans sa patrie, se défendre contre ses ennemis extérieurs, et n'avoir à
combattre aucune conjuration formée par ses concitoyens ; tandis que plusieurs
autres, pour avoir été cruels, n'ont pu se maintenir ni en temps de guerre, ni
en temps de paix. Je crois que la raison de cela est dans l'emploi bon ou
mauvais des cruautés. Les cruautés sont bien employées (si toutefois le mot
bien peut être jamais appliqué à ce qui est mal), lorsqu'on les commet toutes à
la fois, par le besoin de pourvoir à sa sûreté, lorsqu'on n'y persiste pas, et
qu'on les fait tourner, autant qu'il est possible, à l'avantage des sujets.
Elles sont mal employées, au contraire, lorsque, peu nombreuses dans le
principe, elles se multiplient avec le temps au lieu de cesser.
Ceux qui en usent bien peuvent, comme Agathocle, avec l'aide de Dieu et
des hommes, remédier aux conséquences ; mais, pour ceux qui en usent mal, il
leur est impossible de se maintenir.
Sur cela, il est à observer que celui qui usurpe un État doit déterminer
et exécuter tout d'un coup toutes les cruautés qu'il doit commettre, pour qu'il
n'ait pas à y revenir tous les jours, et qu'il puisse, en évitant de les
renouveler, rassurer les esprits et les gagner par des bienfaits. Celui qui,
par timidité ou par de mauvais conseils, se conduit autrement, se trouve dans
l'obligation d'avoir toujours le glaive en main, et il ne peut jamais compter
sur ses sujets, tenus sans cesse dans l'inquiétude par des injures continuelles
et récentes. Les cruautés doivent être commises toutes à la fois, pour que,
leur amertume se faisant moins sentir, elles irritent moins; les bienfaits, au
contraire, doivent se succéder lentement, pour qu'ils soient savourés
davantage.
Sur toutes choses, le prince doit se conduire envers ses sujets de telle
manière qu'on ne le voie point varier selon les circonstances bonnes ou
mauvaises. S'il attend d'être contraint par la nécessité à faire le mal ou le
bien, il arrivera, ou qu'il ne sera plus à temps de faire le mal, ou que le
bien qu'il fera ne lui profitera point : car on le croira fait par force, et on
ne lui en saura aucun gré.
Le
Prince
CHAPITRE IX
De la principauté civile.
Parlons maintenant du particulier devenu prince de sa patrie, non par la
scélératesse ou par quelque violence atroce, mais par la faveur de ses
concitoyens : c'est ce qu'on peut appeler principauté civile; à laquelle on
parvient, non par la seule habileté, non par la seule vertu, mais plutôt par
une adresse heureuse.
A cet égard, je dis qu'on est élevé à cette sorte de principauté, ou par
la faveur du peuple, ou par celle des grands. Dans tous les pays, en effet, on
trouve deux dispositions d'esprit opposées : d'une part, le peuple ne veut être
ni commandé ni opprimé par les grands ; de l'autre, les grands désirent de
commander et opprimer le peuple; et ces dispositions contraires produisent un
de ces trois effets : ou la principauté, ou la liberté, ou la licence.
La principauté peut être également l'ouvrage soit des grands, soit du
peuple, selon ce que fait l'occasion. Quand les grands voient qu'ils De peuvent
résister au peuple, ils recourent au crédit, à J'ascendant de l'un d'entre eux,
et ils le font prince, pour pouvoir, à l'ombre de son autorité, satisfaire leurs
désirs ambitieux ; et pareillement, quand le peuple ne peut résister aux
grands, il porte toute sa confiance vers un particulier, et il le fait prince,
pour être défendu par sa puissance.
Le prince élevé par les grands a plus de peine à se maintenir que celui
qui a dû son élévation au peuple. Le premier, effectivement, se trouve entouré
d'hommes qui se croient ses égaux, et qu'en conséquence il ne peut ni commander
ni manier à son gré ; le second, au contraire, se trouve seul à son rang, et il
n'a personne autour de lui, ou presque personne, qui ne soit disposé à lui
obéir. De plus, il n'est guère possible de satisfaire les grands sans quelque
injustice, sans quelque injure pour les autres ; mais il n'en est pas de même
du peuple, dont le but est plus équitable que celui des grands. Ceux-ci veulent
opprimer, et le peuple veut seulement n'être point opprimé. Il est vrai que si
le peuple devient ennemi, le prince ne peut s'en assurer, parce qu'il s'agit
d'une trop grande multitude ; tandis qu'au contraire la chose lui est très
aisée à l'égard des grands, qui sont toujours en petit nombre. Mais, au pis
aller, tout ce qu'il peut appréhender de la part du peuple, c'est d'en être
abandonné, au lieu qu'il doit craindre encore que les grands n'agissent contre
lui; car, ayant plus de prévoyance et d'adresse, ils savent toujours se ménager
de loin des moyens de sa-lut, et ils cherchent à se mettre en faveur auprès du
parti auquel ils comptent que demeurera la victoire. Observons, au surplus, que
le peuple avec lequel le prince doit vivre est toujours le même, et qu'il ne
peut le changer; mais que, quant aux grands, le changement est facile ; qu'il
peut chaque jour en faire, en défaire ; qu'il peut, à son gré, ou accroître ou
faire tomber leur crédit : sur quoi il peut être utile de donner ici quelques
éclaircissements.
Je dis donc que, par rapport aux grands, il y a une première et
principale distinction à faire entre ceux dont la conduite fait voir qu'ils
attachent entièrement leur fortune à celle du prince, et ceux qui agissent
différemment.
Les premiers doivent être honorés et chéris, pourvu qu'ils ne soient
point enclins à la rapine : quant aux autres, il faut distinguer encore. S'il
en est qui agissent ainsi par faiblesse et manque naturel de courage, on peut
les employer, surtout si, d'ailleurs, ils sont hommes de bon conseil, parce que
le prince s'en fait honneur dans les temps prospères, et n'a rien à en craindre
dans l'adversité. Mais pour ceux qui savent bien ce qu'ils font, et qui sont
déterminés par des vues ambitieuses, il est visible qu'ils pensent à eux plutôt
qu'au prince. Il doit donc s'en défier et les regarder comme s'ils étaient
ennemis déclarés ; car, en cas d'adversité, ils aident infailliblement à sa
ruine.
Pour conclure, voici la conséquence de tout ce qui vient d'être dit.
Celui qui devient prince par la faveur du peuple doit travailler à conserver
son amitié, ce qui est facile, puisque le peuple ne demande rien de plus que de
n'être point opprimé. Quant à celui qui le devient par la faveur des grands,
contre la volonté du peuple, il doit, avant toutes chose, chercher à se
l'attacher, et cela est facile encore, puisqu'il lui suffi de le prendre sous
sa protection. Alors même le peuple lui deviendra plus soumis et plus dévoué
que si la principauté avait été obtenue par sa faveur ; car, lorsque les hommes
reçoivent quelque bien de la part de celui dont ils n'attendaient que du mal,
ils en sont beaucoup plus reconnaissants. Du reste, le prince a plusieurs
moyens de gagner l'affection du peuple ; mais, comme ces moyens varient suivant
les circonstances, je ne m'y arrêterai point ici : je répéterai seulement
qu'il est d'une absolue nécessité qu'un prince possède l'amitié de son peuple,
et que, s'il ne l'a pas, toute ressource lui manque dans l'adversité.
Nabis, prince de Sparte, étant assiégé par toute la Grèce et par une
armée romaine qui avait déjà remporté plusieurs victoires, pour résister et
défendre sa patrie et son pouvoir contre de, telles foi-ces, n'eut à s'assurer,
dans un si grand danger, que d'un bien petit nombre de personnes ; ce qui, sans
doute, eût été loin de lui suffire, s'il avait eu contre lui l'inimitié du
peuple.
Qu'on ne m'objecte point le commun proverbe : Qui se fonde sur le peuple
se fonde sur la boue. Cela est vrai pour un particulier qui compterait sur une
telle base, et qui se persuaderont que, s'il était opprimé par ses ennemis ou
par les magistrats, le peuple embrasserait sa défense ; son espoir serait
souvent déçu, comme le fui celui des Gracques à Rome, et, de messer Giorgio
Scali à Florence. Mais, s'il s'agit d'un prince qui ait le droit de commander,
qui soit homme de cœur, qui ne se décourage point dans l'adversité ; qui,
d'ailleurs, n'ait point manqué de prendre les autres mesures convenables, et
qui sache, par sa fermeté, dominer ses sujets, celui-là ne se trouvera point
déçu, et il verra qu'en comptant sur le peuple, il s'était fondé sur une base
très solide.
Les princes dont, il est question ne sont véritablement en danger que
lorsque, d'un pouvoir civil, ils veulent faire un pouvoir absolu, soit qu'ils
l'exercent par eux-mêmes, soit qu'ils l'exercent par l'organe des magistrats.
Mais, dans ce dernier cas, ils se trouvent pins faibles et en plus grand péril,
parce qu'ils dépendent de la volonté des citoyens à qui les magistratures sont
confiées, et qui, surtout dans les temps d'adversité, peuvent très aisément
détruire l'autorité du prince, soit en agissant contre lui, soit seulement en
ne lut obéissant point. En vain ce prince voudrait-il alors reprendre pour lui
seul l'exercice de son pouvoir, il ne serait plus temps, parce que les citoyens
et les sujets, accoutumés à recevoir les ordres de la bouche des magistrats, ne
seraient pas disposés, dans des moments critiques, à obéir à ceux qu'il
donnerait lui-même. Aussi, dans ces temps incertains, aura-t-il toujours
beaucoup de peine à trouver des amis auxquels il puisse se confier.
Un tel prince, en effet, ne doit point se régler sur ce qui se passe
dans les temps où règne la tranquillité, et lorsque les citoyens ont besoin de
son autorité : alors tout le monde s'empresse, tout le monde se précipite et
jure de mourir pour lui, tant que la mort ne se fait voir que dans
l'éloignement ; mais dans le moment de l'adversité, et lorsqu'il a besoin de tous
les citoyens, il n'en trouve que bien peu qui soient disposés à le défendre :
c'est ce que lui montrerait l'expérience ; mais cette expérience est d'autant
plus dangereuse à tenter qu'elle ne peut être faite qu'une fois. Le prince doit
donc, s'il est doué de quelque sagesse, imaginer et établir un système de
gouvernement tel, qu'en quelque temps que ce soit, et malgré toutes les
circonstances, les citoyens aient besoin de lui : alors il sera toujours
certain de les trouver fidèles.
Le
Prince
CHAPITRE X
Comment, dans toute espèce
de principauté, on doit mesurer
ses forces.
En parlant des diverses sortes de principautés, il y a encore une autre
chose à considérer : c'est de savoir si le prince a un État assez puissant pour
pouvoir, au besoin, se défendre par lui-même, ou s'il se trouve toujours dans
la nécessité d'être défendu par un autre.
Pour rendre ma pensée plus claire, je regarde comme étant capables de se
défendre par eux-mêmes les princes qui ont assez d'hommes et assez d'argent à
leur disposition pour former une armée complète et livrer bataille à quiconque
viendrait les attaquer ; et au contraire, je regarde comme ayant toujours
besoin du secours d'autrui ceux qui n'ont point les moyens de se mettre en
campagne contre l'ennemi, et qui sont obligés de se réfugier dans l'enceinte de
leurs murailles et de s'y défendre.
J'ai déjà parlé des premiers, et dans la suite je dirai encore quelques
mots de ce qui doit leur arriver.
Quant aux autres, tout ce que je puis avoir à leur dire, c'est de les
exhorter à bien munir, à bien fortifier la ville où s'est établi le siège de
leur puissance, et à ne faire aucun compte du reste du pays. Toutes les fois
que le prince aura pourvu d'une manière vigoureuse à la défense de sa capitale,
et aura su gagner, par les autres actes de son gouvernement, l'affection de ses
sujets, ainsi que je l'ai dit et que je le dirai encore, on ne l'attaquera
qu'avec une grande circonspection; car les hommes, en général, n'aiment point
les entreprises qui présentent de grandes difficultés ; et il y en a sans doute
beaucoup à attaquer un prince dont la ville est dans un état de défense
respectable, et qui n'est point haï de ses sujets.
Les villes d'Allemagne jouissent d'une liberté très étendue,
quoiqu'elles ne possèdent qu'un territoire très borné ; cependant elles
n'obéissent à l'empereur qu'autant qu'il leur plaît, et ne craignent ni sa
puissance ni celle d'aucun des autres États qui les entourent : c'est qu'elles
sont fortifiées de manière que le siège qu'il faudrait en entreprendre serait
une opération difficile et dangereuse ; c'est qu'elles sont toutes entourées
de fossés et de bonnes murailles, et qu'elles ont une artillerie suffisante ;
c'est qu'elles renferment toujours, dans les magasins publics, des provisions
d'aliments, de boissons, de combustibles, pour une année; elles ont même
encore, pour faire subsister les gens du menu peuple, sans perte pour le
publie, des matières en assez grande quantité pour leur fournir du travail
pendant toute une année dans le genre d'industrie et de métier dont ils
s'occupent ordinairement, et qui fait la richesse et la vie du pays ; de plus,
elles maintiennent les exercices militaires en honneur, et elles ont sur cet
article un grand nombre de règlements.
Ainsi donc, un prince dont la ville est bien fortifiée, et qui ne se
fait point haïr de ses sujets, ne doit pas craindre d'être attaqué ; et s'il
l'était jamais, l'assaillant s'en retournerait avec honte : car les choses de
ce monde sont variables ; et il n'est guère possible qu'un ennemi demeure campé
toute une année avec ses troupes autour d'une place.
Si l'on m'objectait que les habitants qui ont leurs propriétés au-dehors
ne les verraient point livrer aux flammes d'un oeil tranquille ; que l'ennui du
siège et leur intérêt personnel ne les laisseraient pas beaucoup songer au
prince, je répondrais qu'un prince puissant et courageux saura toujours
surmonter ces difficultés, soit en faisant espérer à ses sujets que le mal ne
sera pas de longue durée, soit en leur faisant craindre la cruauté de l'ennemi,
soit en s'assurant avec prudence de ceux qu'il jugerait trop hardis.
D'ailleurs, si l'ennemi brûle et ravage le pays, ce doit être
naturellement au moment de son arrivée, c'est-à-dire dans le temps où les
esprits sont encore tout échauffés et disposés à la défense : le prince doit
donc s'alarmer d'autant moins dans cette circonstance, que, lorsque ces mêmes
esprits auront commencé à se refroidir, il se trouvera que le dommage a déjà
été fait et souffert, qu'il n'y a plus de remède, et que les habitants n'en
deviendront que plus attachés à leur prince par la pensée qu'il leur est
redevable de ce que leurs maisons ont été incendiées et leurs campagnes
ravagées pour sa défense. Telle est, en effet, la nature des hommes, qu'ils
s'attachent autant par les services qu'ils rendent, que par ceux qu'ils
reçoivent. Aussi, tout bien considéré, On voit qu'il De doit pas être difficile
à un prince prudent, assiégé dans sa ville, d'inspirer de la fermeté aux
habitants, et de les maintenir dans cette disposition tant que les moyens de se
nourrir et de se défendre ne leur manqueront pas.
Le
Prince
CHAPITRE XI
Des principautés ecclésiastiques
Il reste maintenant à parler des principautés ecclésiastiques, par
rapport auxquelles il n'y a de difficultés qu'à s'en mettre en possession. En
effet, on les acquiert, ou par la faveur de la fortune, ou par l'ascendant de
la vertu ; mais ensuite on n'a besoin, pour les conserver, ni de l'une ni de
l'autre : car les princes sont soutenus par les anciennes institutions
religieuses, dont la puissance est si grande, et la nature est telle, qu'elle
les maintiennent en pouvoir, de quelque manière qu'ils gouvernent et qu'ils se
conduisent.
Ces princes seuls ont des États, et ils ne les défendent point ; ils ont
des sujets, et ils ne les gouvernent point. Cependant leurs États, quoique non
défendus, ne leur sont pas enlevés ; et leurs sujets, quoique non gouvernés, ne
s'en mettent point en peine, et ne désirent ni ne peuvent se détacher d'eux.
Ces principautés sont donc exemptes de péril et heureuses. Mais, comme cela
tient à des causes supérieures, auxquelles l'esprit humain ne peut s'élever, je
n'en parlerai point. C'est Dieu qui les élève et les maintient; et l'homme qui
entreprendrait d'en discourir serait coupable de présomption et de témérité.
Cependant, si quelqu'un demande d'où vient que l'Église s'est élevée à
tant de grandeur temporelle, et que, taudis qu'avant Alexandre VI, et jusqu'à
lui, tous ceux qui avaient quelque puissance en Italie, et non seulement les
princes, mais les moindres barons, les moindres seigneurs, redoutaient si peu
son pouvoir, quant au temporel, elle en est maintenant venue à faire trembler
le roi de France, à le chasser d'Italie, et à ruiner les Vénitiens ; bien que
tout le inonde en soit instruit, il ne me paraît pas inutile d'en rappeler ici
jusqu'à un certain point le souvenir.
Avant que le roi de France Charles VIII vint en Italie, cette contrée.
se trouvait soumise à la domination du pape, des Vénétiens, du roi de Naples,
du duc de Milan, et des Florentins. Chacune de ces puissances avait à s'occuper
de deux soins principaux : l'un était de mettre obstacle à ce que quelque
étranger portât ses armes dans l'Italie ; l'autre d'empêcher qu'aucune d'entre
elles agrandît ses États. Quant à ce second point, c'était surtout au pape et
aux Vénitiens qu'on devait faire attention. Pour contenir ces derniers, il
fallait que toutes les autres puissances demeurassent unies, comme il arriva
lors de la défense de Ferrare ; et, pour ce qui regarde le pape, on se servait
des barons de Rome, qui, divisés en deux factions, savoir, celle des Orsini et
celle des Colonna, excitaient continuellement des tumultes, avaient toujours
les armes en main, sous les yeux mêmes du pontife, et tenaient sans cesse son
pouvoir faible et vacillant. Il y eut bien de temps en temps quelques papes
résolus et courageux, tels que Sixte IV; mais ils ne furent jamais ni assez
habiles ni assez heureux pour se délivrer du fâcheux embarras qu'ils avaient à
souffrir. D'ailleurs, ils trouvaient un nouvel obstacle dans la brièveté de
leur règne : car, dans un intervalle de dix ans, qui est le terme moyen de la
durée des règnes des papes, il était à peine possible d'abattre entièrement
l'une des factions qui divisaient Rome ; et si, par exemple, ut) pape avait
abattu les Colonna, il survenait un autre pape qui les faisait revivre, parce
qu'il était ennemi ,des Orsini ; mais celui-ci, à son tour, n'avait pas le
temps nécessaire pour détruire ces derniers. Voilà pourquoi l'Italie respectait
si peu les forces temporelles du pape.
Vint enfin Alexandre, VI, qui, de tous les souverains pontifes qui-aient
jamais été, est celui qui a le mieux fait voir tout ce qu'un pape pouvait
entreprendre pour s'agrandir avec les trésors et les armes de l'Église.
Profitant de l'invasion des Français, et se servant d'un instrument tel que le
duc de Valentinois, il fit tout ce que j'ai raconté ci-dessus en parlant des
actions de ce dernier. Il n'avait point sans doute en vue l'agrandissement de
l'Église, mais bien celui du duc ; cependant ses entreprises tournèrent au
profit de l'Église, qui, après sa mort et la ruine du due, hérita du fruit de
leurs travaux.
Bientôt après régna Jules II, qui, trouvant que l'Église était puissante
et maîtresse de toute la Romagne ; que les barons avaient été détruits, et
leurs factions anéanties par les rigueurs d'Alexandre ; que d'ailleurs des
moyens d'accumuler des richesses jusqu'alors inconnus avaient été introduits,
non seulement voulut suivre ces traces, mais encore aller plus loin, et se
proposa d'acquérir Bologne, d'abattre es Vénitiens, et de chasser les Français
de l'Italie ; entreprises dans lesquelles il réussit avec d'autant plus de
gloire, qu'il s'y était livré, nuit pour son intérêt personnel, mais pour celui
de l'Église.
Du reste, il sut contenir les partis des Colonna et des Orsini dans les
bornes où Alexandre était parvenu à les réduire ; et, bien qu'il restât encore
entre eux quelques ferments de discorde, néanmoins ils durent demeurer
tranquilles, d'abord parce que la grandeur de l'Église leur imposait ; et, en
second lieu; parce qu'ils D'avaient point de cardinaux parmi eux. C'est aux
cardinaux, en effet, qu'il faut attribuer les tumultes ; et les partis ne
seront jamais tranquilles tant que les cardinaux y seront engagés : ce sont eux
qui fomentent les factions, soit dans Rome, soit au-dehors et qui forcent les
barons à les soutenir; de sorte que les dissensions et les troubles qui
éclatent entre ces derniers sont l'ouvrage de l'ambition des prélats.
Voilà donc comment il est arrivé que le pape Léon X a trouvé la papauté
toute-puissante ; et l'on doit espérer que si ses prédécesseurs l'ont agrandie
par les armes, il la rendra encore par sa bonté, el par toutes ses autres
vertus, beaucoup plus grande et plus vénérable.
Le
Prince
CHAPITRE XII
Combien il y a de sortes de milices
et de troupes mercenaires.
J'ai parlé des qualités propres aux diverses sortes de principautés sur
lesquelles je m'étais proposé de discourir ; j'ai examiné quelques-unes des
causes de leur mal ou de leur bien-être j'ai montré les moyens dont plusieurs
se sont servis soit pour les acquérir, soit pour les conserver : il nie reste
maintenant à les considérer sous le rapport de l'attaque et de la défense.
J'ai dit ci-dessus combien il est nécessaire à un prince que son pouvoir
soit éltabli sur de bonnes bases, sans lesquelles il ne peut manquer de
s'écrouler. Or, pour tout État, soit ancien, soit nouveau, soit mixte, les principales
bases sont de bonnes lois et de bonnes armes. Mais, comme là où il n'y a point
de bonnes armes, il ne petit y avoir de bonnes lois, et qu'au contraire il y a
de bonnes lois là où il y a de bonnes armes, ce n'est que des armes que j'ai
ici dessein de parler.
Je dis donc que les armes qu'un prince peut employer pour la défense de
son État lui sont propres, ou sont mercenaires, auxiliaires, ou mixtes, et que
les mercenaires et les auxiliaires sont non seulement inutiles, niais même
dangereuses.
Le prince dont le pouvoir n'a pour appui que des troupes mercenaires, ne
sera jamais ni assuré ni tranquille ; car de telles troupes sont désunies,
ambitieuses, sans discipline, infidèles, hardies envers les amis, lâches contre
les ennemis ; et elles n'ont ni crainte de Dieu, ni probité à l'égard des
hommes. Le prince lie Lardera d'être ruiné qu'autant qu'on différera de
l'attaquer. Pendant la paix, il sera dépouillé par ces mêmes troupes ; pendant
la guerre, il le sera par l'ennemi.
La raison en est, que de pareils soldats servent sans aucune affection,
et ne sont engagés à porter les armes que par une légère solde ; motif sans
doute incapable de les déterminer a mourir pour celui qui les emploie. Ils
veulent bien être soldats tant qu'on ne fait point la guerre ; mais sitôt
qu'elle arrive ils ne savent que s'enfuir et déserter.
C'est ce que je devrais avoir peu de peine à persuader. Il est visible,
en effet, que la ruine actuelle de l'Italie vient de ce que, durant un long
cours d'années, on s'y est reposé sur des troupes mercenaires, que quelques-uns
avaient d'abord employées avec certain succès, et qui avaient paru valeureuses
tant qu'elles n'avaient eu affaire que les unes avec les autres ; mais qui,
aussitôt qu'un étranger survint, se montrèrent telles qu'elles étaient
effectivement. De là s'est ensuivi que le roi de France Charles VIII a eu la
facilité de s'emparer de l'Italie la craie à la main ; et celui qui
disait que nos péchés en avaient été cause avait raison ; mais ces péchés
étaient ceux que je viens d'exposer, et non ceux qu'il pensait. Ces péchés, au
surplus, avaient été commis par les princes ; et ce sont eux aussi qui en ont
subi la peine.
Je veux cependant démontrer de plus en plus le malheur attaché à cette
sorte d'armes. Les capitaines mercenaires sont ou ne sont pas de bons guerriers
: s'ils le sont, on ne peut s'y fier, car ils ne tendent qu'à leur propre
grandeur, en opprimant, soit le prince même qui les emploie, soit d'autres
contre sa volonté ; s'ils ne le sont pas, celui qu'ils servent est bientôt
ruiné.
Si l'on dit que telle sera pareillement la conduite de tout autre chef,
mercenaire ou non, je répliquerai que la guerre est faite ou par un prince ou
par une république ; que le prince doit aller en personne faire les fonctions
de commandant; et que la république doit y envoyer ses propres citoyens : que
si d'abord celui qu'elle a choisi ne se montre point habile, elle doit le
changer; et que s'il a de l'habileté elle doit le contenir par les lois, de
telle manière qu'il n'outrepasse point les bornes de sa commission.
L'expérience a prouvé que les princes et les républiques qui font la
guerre par leurs propres forces obtenaient seuls de grands succès, et que les
troupes mercenaires ne causaient jamais que du dommage. Elle prouve aussi
qu'une république qui emploie ses propres armes court bien moins risque d'être
subjuguée par quelqu'un de ses citoyens, que celle qui se sert d'armes
étrangères.
Pendant une longue suite de siècles Rome et Sparte vécurent libres et
armées ; la Suisse, dont tous les habitants sont soldats, vit parfaitement
libre.
Quant aux troupes mercenaires, on peut citer, dans l'antiquité,
l'exemple des Carthaginois, qui, après leur première guerre contre Rome,
furent sur le point d'être opprimés par celles qu'ils avaient à leur service,
quoique commandées par des citoyens de Carthage.
On peut remarquer encore qu'après la mort d'Epaminondas, les Thébains
confièrent le commandement de leurs troupes à Philippe de Macédoine, et que ce
prince se servit de la victoire pour leur ravir leur liberté.
Dans les temps modernes, les Milanais, à la mort de leur duc Philippe
Visconti, se trouvaient en guerre contre les Vénitiens ; ils prirent à leur
solde Francesco Sforza : celui-ci, ayant vaincu les ennemis à Carravaggio, s'unit
avec eux pour opprimer ces mêmes Milanais qui le tenaient à leur solde.
Le père de ce même Sforza, étant au service de la reine Jeanne de
Naples, l'avait laissée tout à coup sans troupes; de sorte que, pour ne pas
perdre son royaume, cette princesse avait été obligée de se jeter dans les bras
du roi d'Aragon.
Si les Vénitiens et les Florentins, en employant de telles troupes,
accrurent néanmoins leurs États, et si les commandants, au lieu de les
subjuguer, les défendirent, je réponds, pour ce qui regarde les Florentins,
qu'ils en furent redevables à leur bonne fortune, qui fit que, de tous les
généraux habiles qu'ils avaient et qu'ils pouvaient craindre, les uns ne furent
point victorieux ; d'autres rencontrèrent des obstacles ; d'autres encore
tournèrent ailleurs leur ambition.
L'un des premiers fut Giovanni Acuto, dont la fidélité, par cela même
qu'il n'avait pas vaincu, ne fut point mise à l'épreuve ; mais on doit avouer
que, s'il avait remporté la victoire, les Florentins seraient demeurés à sa
discrétion.
Sforza fut contrarié par la rivalité des Braccio ; rivalité qui faisait
qu'ils se contenaient les uns les autres.
Enfin Francesco Sforza et Braccio tournèrent leurs vues ambitieuses,
l'un sur la Lombardie, l'autre sur l'Église et sur le royaume de Naples.
Mais voyons ce qui est arrivé il y a peu de temps.
Les Florentins avaient pris pour leur général Paolo Vitelli, homme
rempli de capacité, et qui, de l'état de simple particulier, s'était élevé à
une très haute réputation. Or, si ce général avait réussi à se rendre maître de
Pise, on est forcé d'avouer qu'ils se seraient trouvés sous sa dépendance; car
s'il passait à la solde de leurs ennemis, il ne leur restait plus de ressource
; et s'ils continuaient de le garder à leur service, ils étaient contraints de
se soumettre à ses volontés.
Quant aux Vénitiens, si l'on considère attentivement leurs progrès, on
verra qu'ils agirent heureusement et glorieusement tant qu'ils firent la guerre
par eux-mêmes, c'est-à-dire avant qu'ils eussent tourné leurs entreprises vers
la terre ferme. Dans ces premiers temps, c'étaient les gentilshommes et les
citoyens armés qui combattaient ; mais, aussitôt qu'ils eurent commencé à
porter leurs armes sur la terre ferme, ils dégénérèrent de cette ancienne
vertu, et ils suivirent les usages de l'Italie. D'abord, et dans le principe de
leur agrandissement, leur domaine étant peu étendu, et leur réputation très
grande, il eurent peu à craindre de leurs commandants ; mais, à mesure que leur
État s'accrut, ils éprouvèrent bientôt l'effet de l'erreur commune : ce fut
sous Carmignuola. Ayant connu sa. grande valeur par les victoires remportées
sous son commandement sur le duc de Milan, mais voyant, d'un autre côté, qu'il
ne faisait plus que très froidement la guerre, ils jugèrent qu'ils ne
pourraient plus vaincre, tant qu'il vivrait ; car ils ne voulaient ni ne
pouvaient le licencier, de peur de perdre ce qu'ils avaient conquis, et en
conséquence ils furent obligés, pour leur sûreté, de le faire périr.
Dans la suite, ils eurent pour commandant Bartolommeo de Bergame,
Roberto da San Severino, le comte de Pittigliano, et autres capitaines
semblables. Mais tous donnèrent bien moins lieu d'appréhender de leurs
victoires, que de craindre des défaites semblables à celle de Vailà, qui, dans
une seule journée, fit perdre aux Vénitiens le fruit de huit cents ans de
travaux ; car, avec les troupes dont il s'agit, les progrès sont lents, tardifs
et faibles, les pertes sont subites et prodigieuses.
Mais, puisque j'en suis venu à citer des exemples pris dans l'Italie, où
le système des troupes mercenaires a prévalu depuis bien des années, je veux
reprendre les choses de plus haut, afin qu'instruit de l'origine et des
progrès de ce système, on puisse mieux y porter remède.
Il faut donc savoir que lorsque, dans les derniers temps, l'empire eut
commencé à être repoussé de l'Italie, et que le pape eut acquis plus de crédit,
quant au temporel, elle se divisa en un grand nombre d'États. Plusieurs grandes
villes, en effet, prirent les armes contre leurs nobles, qui, à l'ombre de
l'autorité impériale, les tenaient sous l'oppression, et elles se rendirent
indépendantes, favorisées en cela par l'Église, qui cherchait à accroître le
crédit qu'elle avait gagné. Dans plusieurs autres villes, le pouvoir suprême
fut usurpé ou obtenu par quelque citoyen qui s'y établit prince. De là
s'ensuivit que la plus grande partie de l'Italie se trouva sous la dépendance,
et en quelque sorte sous la domination de l'Église ou de quelque république ;
et comme des prêtres, des citoyens paisibles, ne connaissaient nullement le
maniement des armes, on commença à solder des étrangers. Le premier qui mit ce
genre de milice en honneur fut Alberigo da Como, natif de la Romagne : c'est
sous sa discipline que se formèrent, entre autres, Braccio et Sforza, qui
furent, de leur temps, les arbitres de l'Italie, et après lesquels ou a eu
successivement tous ceux qui, jusqu'à nos jours, ont tenu dans leurs mains le
commandement de ses armées ; et tout le fruit que cette malheureuse contrée a
recueilli de la valeur de tous ces guerriers, a été de se voir prise à la
course par Charles VIII, ravagée par Louis XII, subjuguée par Ferdinand, et
insultée par les Suisses.
La marche qu'ils ont suivie pour se mettre en réputation a été de
décrier l'infanterie. C'est que, d'un côté, un petit nombre de fantassins ne
leur aurait point acquis une grande considération, et que, de l'autre, ne
possédant point d'état, et ne subsistant que de leur industrie, ils n'avaient
pas les moyens d'en entretenir beaucoup. Ils s'étaient donc bornés à avoir de
la cavalerie, dont une médiocre quantité suffisait pour qu'ils fussent bien
soldés et honorés : par là, les choses en étaient venues au point que, sur une
armée de vingt mille hommes, il n'y en avait pas deux mille d'infanterie.
De plus, ils employaient toutes sortes de moyens pour s'épargner à
eux-mêmes, ainsi qu'à leurs soldats, toute fatigue et tout danger : ils ne se
tuaient point les uns les autres dans les combats, et se bornaient à faire des
prisonniers qu'ils renvoyaient sans rançon ; s'ils assiégeaient une place, ils
ne faisaient aucune attaque de nuit ; et les assiégés, de leur côté, ne
profitaient pas des ténèbres pour faire des sorties ils ne faisaient autour de
leur camp ni fossés, ni palissades enfin ils ne tenaient jamais la campagne
durant l'hiver. Tout cela était dans l'ordre de leur discipline militaire ;
ordre qu'ils avaient imaginé tout exprès pour éviter les périls et les travaux,
mais par où aussi ils ont conduit l'Italie à l'esclavage et à l'avilissement.
Le
Prince
CHAPITRE XIII
Des troupes auxiliaires,
mixtes et propres.
Les armes auxiliaires que nous, avons dit être également inutiles, sont
celles de quelque État puissant qu'un autre État appelle à son secours et à sa
défense. C'est ainsi que, dans ces derniers temps, le pape Jules II ayant fait,
dans son entreprise contre Ferrare, la triste expérience des armes mercenaires,
eut recours aux auxiliaires et traita avec Ferdinand, roi d'Espagne, pour que
celui-ci l'aidât de ses troupes.
Les armes de ce genre peuvent être bonnes en elles-mêmes mais elles sont
toujours dommageables à celui qui les appelle; car si elles sont vaincues, il
se trouve lui-même défait, et si elles sont victorieuses, il demeure dans leur
dépendance.
On en voit de nombreux exemples dans l'histoire ancienne ; mais
arrêtons-nous un moment à celui de Jules 11, qui est tout récent.
Ce fut sans doute une résolution bien peu réfléchie que celle qu'il prit
de se livrer aux mains d'un étranger pour avoir Ferrare. S'il n'en éprouva
point toutes les funestes conséquences, il en fut redevable à son heureuse
étoile, qui l'en préserva par un accident qu'elle fit naître : c'est que ses
auxiliaires furent vaincus à Ravenne, et qu'ensuite survinrent les Suisses,
qui, contre toute attente, chassèrent les vainqueurs ; de sorte qu'il ne
demeura prisonnier ni de ceux-ci, qui étaient ses ennemis, ni de ses
auxiliaires, qui enfin ne se trouvèrent victorieux que par les armes d'autrui.
Les Florentins, se trouvant désarmés, prirent à leur solde dix mille
Français qu'ils conduisirent à Pise, dont ils voulaient se rendre maîtres ; et
par là ils s'exposèrent à plus de dangers qu'ils n'en avaient couru dans le
temps de leurs plus grandes adversités.
Pour résister à ses ennemis, l'empereur de Constantinople introduisit
dans la Grèce dix mille Turcs, qui, lorsque la guerre fut terminée, ne
voulurent plus se retirer. ce fut cette mesure funeste qui commença à courber
les Grecs sous la joug des infidèles.
Voulez-vous donc vous mettre dans l'impuissance de vaincre : employez
des troupes auxiliaires, beaucoup plus dangereuses encore que les mercenaires.
Avec les premières, en effet, votre ruine est toute préparée ; car ces troupes
sont toutes unies et toutes formées à obéir à un autre que vous; au lieu que,
quant aux mercenaires, pour qu'elles puissent agir contre vous, et vous nuire
après avoir vaincu, il leur faut et plus de temps et une occasion plus
favorable : elles ne forment Point un seul corps ; c'est vous qui les avez
rassemblées, c'est par vous qu'elles sont payées. Quel que soit donc le chef
que vous leur ayez donné, il n'est pas possible qu'il prenne à l'instant sur
elles une telle autorité qu'il puisse s'en servir contre vous-même. En un mot,
ce qu'on doit craindre des troupes mercenaires, c'est leur lâcheté ; avec des
troupes auxiliaires, c'est leur valeur. Aussi les princes sages ont-ils
toujours répugné à employer ces deux sortes de troupes, et ont-ils préféré
leurs propres forces, aimant mieux être battus avec celles-ci que victorieux
avec celles d'autrui ; et ne regardant point comme une vraie victoire celle
dont ils peuvent être redevables à des forces étrangères.
Ici, je n'hésiterai point à citer encore César Borgia et sa manière
d'agir. Ce duc entra dans la Romagne avec des forces auxiliaires composées
uniquement de troupes françaises, avec lesquelles il s'empara d'Imola et de
Forli ; mais jugeant bientôt que de telles forces n'étaient pas bien sûres, il
recourut aux mercenaires, dans lesquelles il voyait moins de péril ; et, en
conséquence, il prit à sa solde les Orsini et les Vitelli. Trouvant néanmoins,
en les employant, que celles-ci étaient incertaines, infidèles et dangereuses,
il embrassa le parti de les détruire et de ne plus recourir qu'aux siennes
propres.
La différence entre ces divers genres d'armes fut bien démontrée par la
différence entre la réputation qu'avait le duc lorsqu'il se servait des Orsini
et des Vitelli, et celle. dont il jouit quand il ne compta plus que sur
lui-même et sur ses propres soldats: celle-ci alla toujours croissant, et
jamais il ne fut plus considéré que lorsque tout le inonde le vit maître absolu
de ses armes.
Je voulais m'en tenir aux exemples récents fournis par l'Italie; mais je
ne puis passer sous silence celui d'Hiéron de Syracuse, dont j'ai déjà parlé.
Celui-ci, mis par les Syracusains à la tête de leur armée, reconnut bientôt
l'inutilité des troupes mercenaires qu'ils soldaient, et dont les chefs
ressemblaient en tout aux condottieri que nous avons eus en Italie. Convaincu
d'ailleurs qu'il ne pouvait sûrement ni conserver ces chefs, ni les licencier,
il prit le parti de les faire tailler en pièces ; après, il fit la guerre avec
ses propres armes, et non avec celles d'autrui.
Qu'il me soit permis de rappeler encore ici un trait que l'on trouve
dans l'Ancien Testament, et que l'on peut regarder comme une figure sur ce
sujet. David s'étant proposé pour aller combattre le Philistin Goliath, qui
défiait les Israélites, Saül, afin de l'encourager, le revêtit de ses propres
armes ; mais David, après les avoir essayées, les refusa, en disant qu'elles
gêneraient l'usage de ses forces personnelles, et qu'il voulait n'affronter
l'ennemi qu'avec sa fronde et son coutelas. En effet, les armes d'autrui, ou
sont trop larges pour bien tenir sur votre corps, ou le fatiguent de leur
poids, ou le serrent et en gênent les mouvements.
Charles VII, père de Louis XI, ayant par sa fortune et par sa valeur
délivré la France des Anglais, reconnut la nécessité d'avoir des forces à soi,
et forma dans son royaume des compagnies réglées de gendarmes et de fantassins.
Dans la suite, Louis, son fils, supprima l'infanterie et commença de prendre
des Suisses à sa solde ; mais cette erreur, qui en entraîna d'autres, a été
cause, comme nous le voyons, des dangers courus par la France. En effet, en
mettant ainsi les Suisses en honneur, Louis a en quelque sorte anéanti toutes
ses propres troupes : d'abord il a totalement détruit l'infanterie ; et quant à
la gendarmerie, il l'a rendue dépendante des armes d'autrui, en l'accoutumant
tellement à ne combattre que conjointement avec les Suisses, qu'elle ne croit
plus pouvoir vaincre sans eux. De là vient aussi que les Français ne peuvent
tenir contre les Suisses, et que sans les Suisses ils ne tiennent point contre
d'autres troupes. Ainsi les armées françaises sont actuellement mixtes,
c'est-à-dire composées en partie de troupes mercenaires, et en partie de
troupes nationales ; composition qui les rend sans doute beaucoup meilleures
que des armées formées en entier de mercenaires ou d'auxiliaires, mais très
inférieures à celles où il n'y aurait que des corps nationaux.
Si l'ordre établi par Charles VII avait été conservé et amélioré, la
France serait devenue invincible. Mais la faible prudence humaine se laisse
séduire par l'apparente bonté qui, dans bien des choses, couvre le venin
qu'elles renferment, et qu'on ne reconnaît que dans la suite, comme dans ces
fièvres d'étisie dont j'ai précédemment parlé. Cependant le prince qui ne sait
voir le mal que lorsqu'il se montre à tous les yeux, n'est pas doué de cette
habileté qui n'est donnée qu'à un petit nombre d'hommes.
Si l'on recherche la principale source de la ruine de l'empire romain,
on la trouvera dans l'introduction de l'usage de prendre des Goths à sa solde
: par là, en effet, on commença à énerver les troupes nationales, de telle
sorte que toute la valeur qu'elles perdaient tournait à l'avantage des
barbares.
Je conclus donc qu'aucun prince n'est en sûreté s'il n'a des forces qui
lui soient propres : se trouvant sans défense contre l'adversité, son sort
dépend en entier de la fortune. Or les hommes éclairés ont toujours pensé et
dit qu'il n'y a rien d'aussi frôle et d'aussi fugitif qu'un crédit qui n'est
pas fondé sur notre propre puissance.
J'appelle, au surplus, forces propres, celles qui sont composées de
citoyens, de sujets, de créatures du prince. Toutes les autres sont ou
mercenaires ou auxiliaires.
Et quant aux moyens et à la manière d'avoir ces forces propres, on les
trouvera aisément, si l'on réfléchit sur les établissements dont j'ai eu
l'occasion de parler. On verra comment Philippe, père d'Alexandre le Grand,
comment une foule d'autres princes et de républiques, avaient su se donner des
troupes nationales et les organiser. Je m'en rapporte à l'instruction qu'on
peut tirer de ces exemples.
Le
Prince
CHAPITRE XIV
Des fonctions qui appartiennent
au prince, par rapport à la milice.
La guerre, les institutions et les règles qui la concernent sont le seul
objet auquel un prince doive donner ses pensées et son application, et dont il
lui convienne de faire son métier: c'est là la vraie profession de quiconque
gouverne; et par elle, non seulement ceux qui sont nés princes peuvent se
maintenir, mais encore ceux qui sont nés simples particuliers peuvent souvent
devenir princes. C'est pour avoir négligé les armes, et leur avoir préféré les
douceurs de la mollesse, qu'on a vu des souverains perdre leurs États. Mépriser
l'art de la guerre, c'est faire le premier pas vers sa ruine; le posséder
parfaitement, c'est le moyen de s'élever au pouvoir. Ce fut par le continuel
maniement des armes que Francesco Sforza parvint de l'état de simple
particulier au rang de duc de Milan ; et ce fut parce qu'ils en avaient craint
les dégoûts et la fatigue que ses enfants tombèrent du rang de ducs à l'état de
simples particuliers.
Une des fâcheuses conséquences, pour un prince, de la négligence des
armes, c'est qu'on vient à le mépriser; abjection de laquelle il doit sur toute
chose se préserver, comme je le dirai ci-après. Il est, en effet, comme un
homme désarmé, entre lequel et un homme armé la disproportion est immense. Il
n'est pas naturel non plus que le dernier obéisse volontiers à l'autre ; et un
maître sans armes ne peut jamais être en sûreté parmi des serviteurs qui en ont
ceux-ci sont en proie au dépit, l'autre l'est aux soupçons et des hommes
qu'animent de tels sentiments ne peuvent pas bien vivre ensemble. Un prince qui
n'entend rien à l'art de la guerre peut-il se faire estimer de ses soldats et
avoir confiance en eux? Il doit donc s'appliquer constamment à cet art, et s'en
occuper principalement durant la paix, ce qu'il peut faire de deux manières,
c'est-à-dire en y exerçant également son corps et son esprit. Il exercera son
corps, d'abord en bien faisant manœuvrer ses troupes, et, en second lieu, en
s'adonnant à la chasse, qui l'endurcira à la fatigue, et qui lui apprendra en
même temps à connaître l'assiette des lieux, l'élévation des montagnes, la
direction des vallées, le gisement des plaines, la nature des rivières et des
marais, toutes choses auxquelles il doit donner la plus grande attention.
Il trouvera en cela deux avantages : le premier est que, connaissant bien
son pays, il saura beaucoup mieux le défendre ; le second est que la
connaissance d'un pays rend beaucoup plus facile celle d'un autre qu'il peut
être nécessaire d'étudier; car, par exemple, les montagnes, les vallées, les
plaines, les rivières de la Toscane ont une grande ressemblance avec celles des
autres contrées. Cette connaissance est d'ailleurs très importante, et le
prince qui ne l'a point manque d'une des premières qualités que doit avoir un
capitaine ; car c'est par elle qu'il sait découvrir l'ennemi, prendre ses
logements, diriger la marche de ses troupes, faire ses dispositions pour une
bataille, assiéger les places avec avantage.
Parmi les éloges qu'on a faits de Philopoemen, chef des Achéens, les
historiens le louent surtout de ce qu'il ne pensait jamais qu'à l'art de la
guerre ; de sorte que, lorsqu'il parcourait la campagne avec ses amis, il
s'arrêtait souvent pour résoudre des questions qu'il leur proposait, telles que
les suivantes : « Si l'ennemi était sur cette colline, et nous ici, qui serait
posté plus avantageusement? Comment pourrions nous aller à lui avec sûreté et
sans mettre le désordre dans nos rangs ? Si nous avions à battre en retraite,
comment nous y prendrions-nous ? S'il se retirait lui-même, comment
pourrions-nous le poursuivre ? » C'est ainsi que, tout en allant, il
s'instruisait avec eux des divers accidents de guerre qui peuvent survenir ;
qu'il recueillait leurs opinions ; qu'il exposait la sienne, et qu'il
l'appuyait sur divers raisonnements. Il était résulté aussi de cette
continuelle attention, que, dans la conduite des armées, il ne pouvait se
présenter aucun accident auquel il ne sût remédier sur-le-champ.
Quant à l'exercice de l'esprit, le prince doit lire les historiens, y
considérer les actions des hommes illustres, examiner leur conduite dans la
guerre, rechercher les causes de leurs victoires et celles de leurs défaites,
et étudier ainsi ce qu'il doit imiter et ce qu'il doit fuir. Il doit faire
surtout ce qu'ont fait plusieurs grands hommes, qui, prenant pour modèle
quelque ancien héros bien célèbre, avaient sans cesse sous leurs yeux ses
actions et toute sa conduite, et les prenaient pour règles. C'est ainsi qu'on
dit qu'Alexandre le Grand imitait Achille, que César imitait Alexandre, et que
Scipion prenait Cyrus pour modèle. En effet, quiconque aura lu la vie de Cyrus
dans Xénophon trouvera dans celle de Scipion combien l'imitation qu'il s'était
proposée contribua à sa gloire, et combien, quant à la chasteté, l'affabilité,
l'humanité, la libéralité, il se conformait à tout ce qui avait été dit de son
modèle par Xénophon dans sa Cyropédie.
Voilà ce que doit faire un prince sage, et comment, durant la paix, loin
de rester oisif, il peut se prémunir contre les accidents de la fortune, en
sorte que, si elle lui devient contraire, il se trouve en état de résister à
ses coups.
Le
Prince
CHAPITRE XV
Des choses pour lesquelles tous
les hommes, et surtout les princes,
sont loués ou blâmés.
Il reste à examiner comment un prince doit en user et se conduire, soit
envers ses sujets, soit envers ses amis. Tant d'écrivains en ont parlé, que
peut-être on me taxera de présomption si j'en parle encore ; d'autant plus
qu'en traitant cette matière je vais m'écarter de la route commune. Mais, dans
le dessein que j'ai d'écrire des choses utiles pour celui qui me lira, il m'a
paru qu'il valait mieux m'arrêter à la réalité des choses que de me livrer à de
vaines spéculations.
Bien des gens ont imaginé des républiques et des principautés telles
qu'on n'en a jamais vu ni connu. Mais à quoi servent ces imaginations? Il y a
si loin de la manière dont on vit à celle dont on devrait vivre, qu'en
n'étudiant que cette dernière on apprend plutôt à se ruiner qu'à se conserver;
et celui qui veut en tout et partout se montrer homme de bien ne peut manquer
de périr au milieu de tant de méchants.
Il faut donc qu'un prince qui veut se maintenir apprenne à ne pas être
toujours bon, et en user bien ou mal, selon la nécessité.
Laissant, par conséquent, tout ce qu'on a pu imaginer touchant les
devoirs des princes, et m'en tenant à la réalité, je dis qu'on attribue à tous
les hommes, quand on en parle, et surtout aux princes, qui sont plus en vue,
quelqu'une des qualités suivantes, qu'on cite comme un trait caractéristique,
et pour laquelle on les loue ou on les blâme. Ainsi l'un est réputé généreux et
un autre misérable (je me sers ici d'une expression toscane, car, dans notre
langue, l'avare est celui qui est avide et enclin à la rapine, et nous appelons
misérable (misero) celui qui s'abstient trop d'user de son bien; l'un est
bienfaisant, et un autre avide ; l'un cruel, et un autre compatissant; l'un
sans foi, et un autre fidèle à sa parole ; l'un efféminé et craintif, et un
autre ferme et courageux; l'un débonnaire, et un autre orgueilleux ; l'un
dissolu, et un autre chaste ; l'un franc, et un autre rusé ; l'un dur,. et un
autre facile; l'un grave, et un autre léger; l'un religieux, et un autre
incrédule, etc.
Il serait très beau, sans doute, et chacun en conviendra, que toutes les
bonnes qualités que je viens d'énoncer se trouvassent réunies dans un prince.
Mais, comme cela n'est guère possible, et que la condition humaine ne le
comporte point, il faut qu'il ait au moins la prudence de fuir ces vices
honteux qui lui feraient perdre ses ]États. Quant aux autres vices, je lui
conseille de s'en préserver, s'il le peut; mais s'il ne le peut pas, il n'y
aura pas un grand inconvénient à ce qu'il s'y laisse aller avec moins de
retenue ; il ne doit pas même craindre d'encourir l'imputation de certains
défauts sans lesquels il lui serait difficile de se maintenir ; car, à bien
examiner les choses, on trouve que, comme il y a certaines qualités qui
semblent être des vertus et qui feraient la ruine du prince, de même il en est
d'autres qui paraissent être des vices, et dont peuvent résulter néanmoins sa
conservation et son bien-être.
Le
Prince
CHAPITRE XVI
De la libéralité et de l'avarice.
Commençant par les deux premières qualités énoncées ci-dessus, je dis
qu'il serait bon pour un prince d'être réputé libéral ; cependant la libéralité
peut être exercée de telle manière qu'elle ne fasse que lui nuire sans aucun
profit ; car si elle l'est avec distinction, et selon les règles de la sagesse,
elle sera peu connue, elle fera peu de bruit, et elle ne le garantira même
point de l'imputation de la qualité contraire.
Si un prince veut se faire dans le monde la réputation de libéral, il
faut nécessairement qu'il n'épargne aucune sorte de somptuosité ; ce qui l'obligera
à épuiser son trésor par ce genre de dépenses ; d'où il s'ensuivra que, pour
conserver la réputation qu'il s'est acquise, il se verra enfin contraint à
grever son peuple de charges extraordinaires, à devenir fiscal, et à faire, en
un mot, tout ce qu'on peut faire pour avoir de l'argent. Aussi commencera-t-il
bientôt à être odieux à ses sujets, et à mesure qu'il s'appauvrira, il sera
bien moins considéré. Ainsi, ayant, par sa libéralité, gratifié bien peu
d'individus, et déplu à un très grand nombre, le moindre embarras sera
considérable pour lui, et le plus léger revers le mettra en danger : que si,
connaissant son erreur, il veut s'en retirer, il verra aussitôt rejaillir sur
lui la honte attachée au nom d'avare.
Le prince, ne pouvant donc, sans fâcheuse conséquence, exercer la
libéralité de telle manière qu'elle soit bien connue, doit, s'il a quelque
prudence, ne pas trop appréhender le renom d'avare, d'autant plus qu'avec le
temps il acquerra de jour en jour celui de libéral. En voyant, en effet, qu'au
moyen de son économie ses revenus lui suffisent, et qu'elle le met en état,
soit de se défendre contre ses ennemis, soit d'exécuter des entreprises utiles,
sans surcharger son peuple, il sera réputé libéral par tous ceux, en nombre
infini, auxquels il ne prendra rien ; et le reproche d'avarice ne lui sera fait
que par ce peu de personnes qui ne participent point à ses dons.
De notre temps, nous n'avons vu exécuter de grandes choses que par les
princes qui passaient pour avares ; tous les autres sont demeurés dans
l'obscurité. Le pape Jules Il s'était bien fait, pour parvenir au pontificat,
la réputation de libéralité ; mais il ne pensa nullement ensuite à la
consolider, ne songeant qu'à pouvoir faire la guerre au roi de France ; guerre
qu'il fit, ainsi que plusieurs autres, sans mettre aucune imposition
extraordinaire ; car sa constante économie fournissait à toutes les dépenses.
Si le roi d'Espagne actuel avait passé pour libéral, il n'aurait ni formé, ni
exécuté autant d'entreprises.
Un prince qui veut n'avoir pas à dépouiller ses sujets pour pouvoir se
défendre, et ne pas se rendre pauvre et méprisé, de peur de devenir rapace,
doit craindre peu qu'on le taxe d'avarice, puisque c'est là une de ces
mauvaises qualités qui le font régner.
Si l'on dit que César s'éleva à l'empire par sa libéralité, et que la
réputation de libéral a fait parvenir bien des gens aux rangs les plus élevés,
je réponds : ou vous êtes déjà effectivement prince, ou vous êtes en voie de le
devenir. Dans le premier cas, la libéralité vous est dommageable; dans le
second, il faut nécessairement que vous en ayez la réputation : or c'est dans
ce second cas que se trouvait César, qui aspirait au pouvoir souverain dans
Rome. Mais si, après y être parvenu, il eût encore vécu longtemps et n'eût
point modéré ses dépenses, il aurait renversé lui-même son empire.
Si l'on insiste, et que l'on dise encore que plusieurs princes ont régné
et exécuté de grandes choses avec leurs armées, et quoiqu'ils eussent cependant
la réputation d'être très libéraux, je répliquerai : le prince dépense ou de
son propre bien et de celui de ses sujets, ou du bien d'autrui : dans le
premier cas il doit être économe ; dans le second il ne saurait être trop
libéral.
Pour le prince, en effet, qui va conquérant avec ses armées, vivant de
dépouilles, de pillage, de contributions, et usant du bien d'autrui, la
libéralité lui est nécessaire, car sans elle il ne serait point suivi par ses
soldats. Rien ne l'empêche aussi d'être distributeur généreux, ainsi que le
furent Cyrus, César et Alexandre, de ce qui n'appartient ni à lui-même ni à ses
sujets. En prodiguant le bien d'autrui, il n'a Point à craindre de diminuer son
crédit; il ne peut, au contraire, que l'accroître : c'est la prodigalité de son
propre bien qui pourrait seule lui nuire.
Enfin la libéralité, plus que toute autre chose, se dévore elle-même ;
car, à mesure qu'on l'exerce, on perd la faculté de l'exercer encore : on
devient pauvre, méprisé, ou bien rapace et odieux. Le mépris et la haine sont
sans doute les écueils dont il importe le plus aux princes de se préserver. Or
la libéralité conduit infailliblement à l'un et à l'autre. Il est donc plus
sage de se résoudre à être appelé avare, qualité qui n'attire que du mépris
sans haine, que de se mettre, pour éviter ce nom, dans la nécessité d'encourir
la qualification de rapace, qui engendre le mépris et la haine tout ensemble.
Le
Prince
CHAPITRE XVII
De la cruauté et de la clémence,
et s'il vaut mieux être aimé
que craint.
Continuant à suivre les autres qualités précédemment énoncées, je dis
que tout prince doit désirer d'être réputé clément et non cruel. Il faut
pourtant bien prendre garde de ne point user mal à propos de la clémence. César
Borgia passait pour cruel, mais sa cruauté rétablit l'ordre et l'union dans la
Romagne ; elle y ramena la tranquillité de l'obéissance. On peut dire aussi, en
considérant bien les choses, qu'il fut plus clément que le peuple florentin,
qui, pour éviter le reproche de cruauté, laissa détruire la ville de Pistoie.
Un prince ne doit donc point s'effrayer de ce reproche, quand il s'agit
de contenir ses sujets dans l'union et la fidélité. En faisant un petit nombre
d'exemples de rigueur, vous serez plus clément que ceux qui, par trop de pitié,
laissent s'élever des désordres d'où s'ensuivent les meurtres et les rapines ;
car ces désordres blessent la société tout entière, au lieu que les rigueurs
ordonnées par le prince ne tombent que sur des particuliers.
Mais c'est surtout à un prince nouveau qu'il est impossible de faire le
reproche de cruauté, parce que, dans les États nouveaux, les dangers sont très
multipliés. C'est cette raison aussi que Virgile met dans la bouche de Didon,
lorsqu'il lui fait dire, pour excuser la rigueur de son gouvernement :
Res dura et regni novitas
me talia cogunt
Moliri, et late fines
custode tueri.
Virgile, Aeneid., lib. I.
Il
doit toutefois ne croire et n'agir qu'avec une grande maturité, ne point
s'effrayer lui-même, et suivre en tout les conseils de la prudence, tempérés
par ceux de l'humanité ; en sorte qu'il ne soit point imprévoyant par trop de
confiance, et qu'une défiance excessive ne le rende point intolérable.
Sur cela s'est élevée la question de savoir : S'il vaut mieux être aimé
que craint, ou être craint qu'aimé ?
On peut répondre que le meilleur serait d'être l'un et l'autre. Mais,
comme il est très difficile que les deux choses existent ensemble, je dis que,
si l'une doit manquer, il est plus sûr d'être craint que d'être aimé. On peut,
en effet, dire généralement des hommes qu'ils sont ingrats, inconstants,
dissimulés, tremblants devant les dangers et avides de gain ; que, tant que
vous leur faites du bien, ils sont à vous, qu'ils -vous offrent leur sang,
leurs biens, leur vie, leurs enfants, tant, comme je l'ai déjà dit, que le
péril ne s'offre que dans l'éloignement ; mais que, lorsqu'il s'approche, ils
se détournent bien vite. Le prince qui se serait entièrement reposé sur leur
parole, et qui, dans cette confiance, n'aurait point pris d'autres mesures, serait
bientôt perdu ; car toutes ces amitiés, achetées par des largesses, et non
accordées par générosité et grandeur d'âme, sont quelquefois, il est vrai, bien
méritées, mais on ne les possède pas effectivement ; et, au moment de les
employer, elles manquent toujours. Ajoutons qu'on appréhende beaucoup moins
d'offenser celui qui se fait aimer que celui qui se fait craindre ; car l'amour
tient par un lien de reconnaissance bien faible pour la perversité humaine, et
qui cède au moindre motif d'intérêt personnel ; au lieu que la crainte résulte
de la menace du châtiment, et cette peur ne S'évanouit jamais.
Cependant le prince qui veut se
faire craindre doit s'y prendre de telle manière que, s'il ne gagne point
l'affection, il ne s'attire pas non plus la haine ; ce qui, du reste, n'est
point impossible ; car on peut fort bien tout à la fois être craint et n'être
pas haï ; et c'est à quoi aussi il parviendra sûrement, en s'abstenant
d'attenter, soit aux biens de ses sujets, soit à l'honneur de leurs femmes. S'il
faut qu'il en fasse périr quelqu'un, il ne doit s'y décider que quand il y en
aura une raison manifeste, et que cet acte de rigueur paraîtra bien justifié.
Mais il doit surtout se garder, avec d'autant plus de soin, d'attenter aux
biens, que les hommes oublient plutôt la mort d'un père même que la perte de
leur patrimoine, et que d'ailleurs il en aura des occasions plus fréquentes. Le
prince qui s'est une fois livré à la rapine trouve toujours, pour s'emparer du
bien de ses sujets, des raisons et des moyens qu'il n'a que plus rarement pour
répandre leur sang.
C'est lorsque le prince est à la tête de ses troupes, et qu'il commande
à une multitude de soldats, qu'il doit moins que jamais appréhender d'être
réputé cruel; car, sans ce renom, on ne tient point une armée dans l'ordre et
disposée à toute entreprise.
Entre les actions admirables d'Annibal, on a remarqué particulièrement
que, quoique son armée fût très nombreuse, et composée d'un mélange de
plusieurs espèces d'hommes très différents, faisant la guerre sur le territoire
d'autrui, il ne s'y éleva, ni dans la bonne ni dans la mauvaise fortune, aucune
dissension entre les troupes, aucun mouvement de révolte contre le général.
D'où cela vient-il? si ce n'est de cette cruauté excessive qui, jointe aux autres
grandes qualités d'Annibal, le rendit tout à la fois la vénération et la
terreur de ses soldats, et sans laquelle toutes ses autres qualités auraient
été insuffisantes. Ils avaient donc bien peu réfléchi, ces écrivains, qui, en
célébrant d'un côté les actions de cet homme illustre, ont blâmé de l'autre ce
qui en avait été la principale cause.
Pour se convaincre que les autres qualités d'Annibal ne lui auraient pas
suffi, il n'y a qu'à considérer ce qui arriva à Scipion, homme tel qu'on n'en
trouve presque point de semblable, soit dans nos temps modernes, soit même dans
l'histoire de tous les temps connus. Les troupes qu'il commandait en Espagne se
soulevèrent contre lui, et cette révolte ne put être attribuée qu'à sa clémence
excessive, qui avait laissé prendre aux soldats beaucoup plus de licence que
n'en comportait la discipline militaire. C'est aussi ce que Fabius Maximus lui
reprocha en plein sénat, où il lui donna la qualification de corrupteur de la
milice romaine.
De plus, les Locriens, tourmentés et ruinés par un de ses lieutenants,
ne purent obtenir de lui aucune vengeance, et l'insolence du lieutenant ne fut
point réprimée ; autre effet de son naturel facile. Sur quoi quelqu'un, voulant
l'accuser dans le sénat, dit : « Qu'il y avait des hommes qui savaient mieux ne
point « commettre de fautes que corriger celles des autres. » On peut croire
aussi que cette extrême douceur aurait enfin terni la gloire et la renommée de
Scipion, s'il avait exercé durant quelque temps le pouvoir suprême ; mais heureusement
il était lui-même soumis aux ordres du sénat, de sorte que cette qualité,
nuisible de sa nature, demeura en quelque sorte cachée, et fut même encore pour
lui un sujet d'éloges.
Revenant donc à la question dont il s'agit, je conclus que les hommes,
aimant à leur gré, et craignant au gré du prince, celui-ci doit plutôt compter
sur ce qui dépend de lui, que sur ce qui dépend des autres: il faut seulement
que, comme je l'ai dit, il tâche avec soin de ne pas s'attirer la haine.
Le
Prince
CHAPITRE XVIII
Comment les princes doivent
tenir leur parole.
Chacun comprend combien il est louable pour un prince d'être fidèle à sa
parole et d'agir toujours franchement et sans artifice. De notre temps,
néanmoins, nous avons vu de grandes choses exécutées par des princes qui
faisaient peu de cas de cette fidélité et qui savaient en imposer aux hommes
par la ruse. Nous avons vu ces princes l'emporter enfin sur ceux qui prenaient
la loyauté pour base de toute leur conduite.
On peut combattre de deux manières : ou avec les lois, ou avec la force.
La première est propre à l'homme, la seconde est celle des bêtes ; mais comme
souvent celle-là ne suffit point, on est, obligé de recourir à l'autre : il
faut donc qu'un prince sache agir à propos, et en bête et en homme. C'est ce
que les anciens écrivains ont enseigné allégoriquement, en racontant qu'Achille
et plusieurs autres héros de l'antiquité avaient été confiés au centaure
Chiron, pour qu'il les nourrît et les élevât.
Par là, en effet, et par cet instituteur moitié homme et moitié bête,
ils ont voulu signifier qu'un prince doit avoir en quelque sorte ces deux
natures, et que l'une a besoin d'être soutenue par l'autre. Le prince devant
donc agir en bête, tâchera d'être tout à la fois renard et lion : car, s'il
n'est que lion, il n'apercevra point les pièges; s'il n'est que renard, il ne
se défendra point contre les loups ; et il a également besoin d'être renard
pour connaître les pièges, et lion pour épouvanter les loups. Ceux qui s'en
tiennent tout simplement à être lions sont très malhabiles.
Un prince bien avisé ne doit point accomplir sa promesse lorsque cet
accomplissement lui serait nuisible, et que les raisons qui l'ont déterminé à
promettre n'existent plus : tel est le précepte à donner. Il ne serait pas bon
sans doute, si les hommes étaient tous gens de bien; mais comme ils sont
méchants, et qu'assurément ils ne vous tiendraient point leur parole, pourquoi
devriez-vous leur tenir la vôtre? Et d'ailleurs, un prince peut-il manquer de
raisons légitimes pour colorer l'inexécution de ce qu'il a promis?
A ce propos on peut citer une infinité d'exemples modernes, et alléguer
un très grand nombre de traités de paix, d'accords de toute espèce, devenus
vains et inutiles par l'infidélité des princes qui les avaient conclus. On peut
faire voir que ceux qui ont su le mieux agir en renard sont ceux qui ont le
plus prospéré.
Mais pour cela, ce qui est absolument nécessaire, c'est de savoir bien
déguiser cette nature de renard, et de posséder parfaitement l'art et de
simuler et de dissimuler. Les hommes sont si aveugles, si entraînés par le
besoin du moment, qu'un trompeur trouve toujours quelqu'un qui se laisse
tromper.
Parmi les exemples récents, il en est un que je ne veux point passer
sous silence.
Alexandre VI ne fit jamais que tromper; il ne pensait pas à autre chose,
et il en eut toujours l'occasion et le moyen. Il n'y eut jamais d'homme qui
affirmât une chose avec plus d'assurance, qui appuyât sa parole sur plus de
serments, et qui les tint avec moins de scrupule : ses tromperies cependant lui
réussirent toujours, parce qu'il en connaissait parfaitement l'art.
Ainsi donc, pour en revenir aux bonnes qualités énoncées ci-dessus, il
n'est pas bien nécessaire qu'un prince les possède toutes ; mais il l'est qu'il
paraisse les avoir. J'ose même dire que s'il les avait effectivement, et s'il
les montrait toujours dans sa conduite, elles pourraient lui nuire, au lieu
qu'il lui est toujours utile d'en avoir l'apparence. Il lui est toujours bon,
par exemple, de paraître clément, fidèle, humain, religieux, sincère ; il l'est
même d'être tout cela en réalité : mais il faut en même temps qu'il soit assez
maître de lui pour pouvoir et savoir au besoin montrer les qualités opposées.
On doit bien comprendre qu'il
n'est pas possible à un prince, et surtout à un prince nouveau, d'observer dans
sa conduite tout ce qui fait que les hommes sont réputés gens de bien, et qu'il
est souvent obligé, pour maintenir l'État, d'agir contre l'humanité, contre la
charité, contre la religion même. Il faut donc qu'il ait l'esprit assez
flexible pour se tourner à toutes choses, selon que le vent et les accidents de
la fortune le commandent ; il faut, comme je l'ai dit, que tant qu'il le peut
il ne s'écarte pas de la voie du bien, mais qu'au besoin il sache entrer dans
celle du mal.
Il doit aussi prendre grand soin de ne pas laisser échapper une seule
parole qui ne respire les cinq qualités que je viens de nommer ; en sorte qu'à
le voir et à l'entendre on le croie tout plein de douceur, de sincérité,
d'humanité, d'honneur, et principalement de religion, qui est encore ce dont
il importe le plus d'avoir l'apparence : car les hommes, en général, jugent
plus par leurs yeux que par leurs mains, tous étant à portée de voir, et peu de
toucher. Tout le monde voit ce que vous paraissez ; peu connaissent à fond ce
que vous êtes, et ce petit nombre n'osera point s'élever contre l'opinion de la
majorité, soutenue encore par la majesté du pouvoir souverain.
Au surplus, dans les actions des hommes, et surtout des princes, qui ne
peuvent être scrutées devant un tribunal, ce que l'on considère, c'est le
résultat. Que le prince songe donc uniquement à conserver sa vie et son État :
s'il y réussit, tous les moyens qu'il aura pris seront jugés honorables et
loués par tout le monde. Le vulgaire est toujours séduit par l'apparence et par
l'événement : et le vulgaire ne fait-il pas le monde? Le petit nombre n'est
écouté que lorsque le plus grand ne sait quel parti prendre ni sur quoi asseoir
son jugement.
De notre temps, nous avons vu un prince (1) qu'il ne. convient pas
de nommer, qui jamais ne prêcha que paix et bonne foi, mais qui, s'il avait
toujours respecté l'une et l'autre, n'aurait pas sans doute conservé ses États
et sa réputation.
Le
Prince
CHAPITRE XIX
Qu'il faut éviter d'être
méprisé et haï.
Après avoir traité spécialement, parmi les qualités que j'avais d'abord
énoncées, celles que je regarde comme les principales, je parlerai plus brièvement
des autres, me bornant à cette généralité, que le prince doit éviter avec soin
toutes les choses qui le rendraient odieux et méprisable, moyennant quoi il
aura fait tout ce qu'il avait à faire, et il ne trouvera plus de danger dans
les autres reproches qu'il pourrait encourir.
Ce qui le rendrait surtout odieux, ce serait, comme je l'ai dit, d'être
rapace, et d'attenter, soit au bien de ses sujets soit à l'honneur de leurs
femmes. Pourvu que ces deux choses, c'est-à-dire les biens et l'honneur, soient
respectées, le commun des hommes est content, et l'on n'a plus à lutter que
contre l'ambition d'un petit nombre d'individus, qu'il est aisé et qu'on a
mille moyens de réprimer.
Ce qui peut faire mépriser, c'est de paraître inconstant, léger,
efféminé, pusillanime, irrésolu, toutes choses dont le prince doit se tenir
loin comme d'un écueil, faisant en sorte que dans toutes ses actions on trouve
de la grandeur, du courage, de la gravité, de la fermeté ; que l'on soit
convaincu, quant aux affaires particulières de ses sujets, que ses décisions
sont irrévocables, et que cette conviction s'établisse de telle manière dans
leur esprit, que personne n'ose penser ni à le tromper ni à le circonvenir.
Le prince qui a donné de lui cette idée est très considéré, et il est
difficile que l'on conspire contre celui qui jouit d'une telle considération;
il l'est même qu'on l'attaque quand on sait qu'il a de grandes qualités et
qu'il est respecté par les siens.
Deux craintes doivent occuper un prince : l'intérieur de ses États et la
conduite de ses sujets sont l'objet de l'une ; le dehors et les desseins des
puissances environnantes sont celui de l'autre. Pour celle-ci, le moyen de se
prémunir est d'avoir de bonnes armes et de bons amis; et l'on aura toujours de
bons amis quand on aura de bonnes armes : d'ailleurs, tant que le prince sera
en sûreté et tranquille au dehors, il le sera aussi au dedans, à moins qu'il
n'eût été déjà troublé par quelque conjuration ; et si même au dehors quelque
entreprise est formée contre lui, il trouvera dans l'intérieur, comme j'ai déjà
dit que Nabis, tyran de Sparte, les trouva, les moyens de résister à toute
attaque, pourvu toutefois qu'il se soit conduit et qu'il ait gouverné
conformément à ce que j'ai observé, et que de plus il ne perde point courage.
Pour ce qui est des sujets, ce que le prince peut en craindre, lorsqu'il
est tranquille au dehors, c'est qu'ils ne conspirent secrètement contre lui ;
mais, à cet égard, il est déjà bien garanti quand il a évité d'être haï et
méprisé, et qu'il a fait en sorte que le peuple soit content de lui ; chose
dont il est absolument nécessaire de venir à bout, ainsi que je l'ai établi.
C'est là, en effet, la plus sûre garantie contre les conjurations ; car celui
qui conjure croit toujours que la mort du prince sera agréable au peuple : s'il
pensait qu'elle l’affligeât, il se garderait bien de concevoir un pareil
dessein, qui présente de très grandes et de très nombreuses difficultés.
On sait par l'expérience que beaucoup de conjurations ont été formées,
mais qu'il n'y en a que bien peu qui aient eu une heureuse issue. Un homme ne
peut pas conjurer tout seul : il faut qu'il ait des associés ; et il ne peut en
chercher que parmi ceux qu'il croit mécontents. Or, en confiant un projet de
cette nature à un mécontent, on lui fournit le moyen de mettre un terme à son
mécontentement ; car il peut compter qu'en révélant le secret, il sera
amplement récompensé - et comme il voit là un profit assuré, tandis que la
conjuration ne lui présente qu'incertitude et péril, il faut qu'il ait, pour ne
point trahir, ou une amitié bien vive pour le conspirateur, on une haine bien
obstinée pour le prince. En peu de mots, le conspirateur est toujours troublé
par le soupçon, la jalousie, la frayeur du châtiment; au lieu que le prince a
pour lui la majesté de l'empire, l'autorité des lois, l'appui de ses amis, et
tout ce qui fait la défense de l'État; et si à tout cela se joint la
bienveillance du peuple, il est impossible qu'il se trouve quelqu'un d'assez
téméraire pour conjurer ; car, en ce cas, le conspirateur n'a pas seulement à
craindre les dangers qui précèdent l'exécution, il doit encore redouter ceux
qui suivront, et contre lesquels, ayant le peuple pour ennemi, il ne lui
restera aucun refuge.
Sur cela on pourrait citer une infinité d'exemples, mais je me borne à
un seul dont nos pères ont été les témoins.
Messer Annibal Bentivogli, aïeul de messer Annibal actuellement vivant,
étant prince de Bologne, fut assassiné par les Canneschi, à la suite d'une
conspiration qu'ils avaient tramée contre lui : il ne resta de sa famille que
messer Giovanni, jeune enfant encore au berceau. Mais l'affection que le peuple
bolonais avait en ce temps-là pour la maison Bentivogli fut cause qu'aussitôt
après le meurtre il se souleva, et massacra tous les Canneschi. Cette affection
alla même encore plus loin : comme après la mort de messer Annibal, il n'était
resté personne qui pût gouverner l'État, et les Bolonais ayant su qu'il y avait
un homme né de la famille Bentivogli qui vivait à Florence, où il passait pour
le fils d'un artisan, ils allèrent le chercher, et lui confièrent le gouvernement,
qu'il garda en effet jusqu'à ce que messer Giovanni fût en âge de tenir
lui-même les rênes de l'État.
Encore une fois donc, un prince qui est aimé de son peuple a peu à
craindre les conjurations ; mais s'il en est haï, tout, choses et hommes, est
pour lui à redouter. Aussi les gouvernements bien réglés et les princes sages
prennent-ils toujours très grand soin de satisfaire le peuple et de le tenir
content sans trop chagriner les grands : c'est un des objets de la plus haute
importance.
Parmi les royaumes bien organisés de notre temps, on peut citer la
France, où il y a un grand nombre de bonnes institutions propres à maintenir
l'indépendance et la sûreté du roi ; institutions entre lesquelles celle du
parlement et de son autorité tient le premier rang. En effet, celui qui
organisa ainsi la France, voyant, d'un côté, l'ambition et l'insolent orgueil
des grands, et combien il était nécessaire de les réprimer; considérant, de
l'autre, la haine générale qu'on leur portait, haine enfantée par la crainte
qu'ils inspiraient, et voulant en conséquence qu'il fût aussi pourvu à leur
sûreté, pensa qu'il était à propos de n'en pas laisser le soin spécialement au
roi, pour qu'il n'eût pas à encourir la haine des grands en favorisant le
peuple, et celle du peuple en favorisant les grands. C'est pourquoi il trouva
bon d'établir la tierce autorité d'un tribunal qui pût, sans aucune fâcheuse
conséquence pour le roi, abaisser les grands et protéger les petits. Une telle
institution était sans doute ce qu'on pouvait faire de mieux, de plus sage et
de plus convenable pour la sûreté du prince et du royaume.
De là aussi on peut tirer une autre remarque : c'est que le prince doit
se décharger sur d'autres des parties de l'administration qui peuvent être
odieuses, et se réserver exclusivement celles des grâces; en un mot, je le
répète, il doit avoir des égards pour les grands, mais éviter d'être haï par le
peuple.
En considérant la vie et la mort de plusieurs empereurs romains, on
croira peut-être y voir des exemples contraires à ce que je viens de dire, car
ou en trouvera quelques-uns qui, s'étant toujours conduits avec sagesse, et
ayant montré de grandes qualités, ne laissèrent pas de perdre l'empire, ou
même de périr victimes de conjurations formées contre eux.
Pour répondre à cette objection, je vais examiner le caractère et la
conduite de quelques-uns de ces empereurs, et faire voir que les causes de leur
ruine ne présentent rien qui ne s'accorde avec ce que j'ai établi. Je ferai
d'ailleurs quelques réflexions sur ce que les événements de ces temps-là
peuvent offrir de remarquable à ceux qui lisent l'histoire. Je me bornerai
cependant aux empereurs qui se succédèrent depuis Marc-Aurèle, jusqu'à Maximin,
et qui sont : Marc-Aurèle, Commode son fils, Pertinax, Didius Julianus,
Septime-Sévère, Antonin-Caracalla, son fils, Macrin, Hélio-gabale,
Alexandre-Sévère et Maximin.
La première observation à faire est que, tandis que dans les autres
États le prince n'a à lutter que contre l'ambition des grands et l'insolence
des peuples, les empereurs romains avaient encore à surmonter une troisième
difficulté, celle de se défendre contre la cruauté et l'avarice des soldats;
difficulté telle, qu'elle fut la cause de la ruine de plusieurs de ces princes.
Il est très difficile, en effet, de contenter tout à la fois les soldats et les
peuples ; car les peuples aiment le repos, et par conséquent, un prince modéré
: les soldats, au contraire, demandent qu'il soit d'humeur guerrière, insolent,
avide et cruel; ils veulent même qu'il se montre tel envers le peuple, afin
d'avoir une double paye, et d'assouvir leur avarice et leur cruauté. De là vint
aussi la ruine de tous ceux des empereurs qui n'avaient point, soit par leurs
qualités naturelles, soit par leurs qualités acquises, l'ascendant nécessaire
pour contenir à la fois et les peuples et les gens de guerre. De là vint encore
que la plupart, et ceux surtout qui étaient des princes nouveaux, voyant la
difficulté de satisfaire des humeurs si opposées, prirent le parti de contenter
les soldats, sans s'inquiéter de l'oppression du peuple.
Ce parti, au reste, était nécessaire à prendre ; car les princes, qui ne
peuvent éviter d'être haïs par quelqu'un, doivent d'abord chercher à ne pas
l'être par la multitude ; et, s'ils ne peuvent y réussir, ils doivent faire
tous leurs efforts pour ne pas l'être au moins par la classe la plus puissante.
C'est pour cela aussi que les empereurs, qui, comme princes nouveaux, avaient
besoin d'appuis extraordinaires, s'attachaient bien plus volontiers aux soldats
qu'au peuple ; ce qui pourtant ne leur était utile qu'autant qu'ils savaient
conserver sur eux leur ascendant.
C'est en conséquence de tout ce que je viens de dire, que des trois
empereurs Marc-Aurèle, Pertinax et Alexandre-Sévère, qui vécurent avec sagesse
et modération, qui furent amis de la justice, ennemis de la cruauté, humains et
bienfaisants, il n'y eut que le premier qui ne finit point malheureusement.
Mais s'il vécut et mourut toujours honoré, c'est qu'ayant hérité de l'empire
par droit de succession, il n'en fut redevable ni aux gens de guerre ni au
peuple, et que d'ailleurs ses grandes et nombreuses vertus le firent tellement
respecter, qu'il put toujours contenir tous les ordres de l'État dans les
bornes du devoir, sans être ni haï ni méprisé.
Quand à Pertinax, les soldats, contre le gré de qui il avait été nommé
empereur, ne purent supporter la discipline qu'il voulait rétablir après la
licence dans laquelle ils avaient vécu sous Commode : il en fut donc haï. A
cette haine se ,joignit le mépris qu'inspirait sa vieillesse, et il périt
presque aussitôt qu'il eut commencé à régner. Sur quoi il y a lieu d'observer
que la haine est autant le fruit des bonnes actions que des mauvaises ; d'où il
suit, comme je l'ai dit, qu'un prince qui veut se maintenir est souvent obligé
de n'être pas bon ; car lorsque la classe de sujets dont il croit avoir besoin,
soit peuple, soit soldats, soit grands, est corrompue, il faut à tout prix la
satisfaire pour ne l'avoir point contre soi ; et alors les bonnes actions
nuisent plutôt qu'elles ne servent.
Enfin, pour ce qui concerne Alexandre-Sévère, sa bonté était telle, que,
parmi les éloges qu'on en a faits, on a remarqué que, pendant les quatorze ans
que dura son règne, personne ne fut mis à mort sans un jugement régulier. Mais,
comme il en était venu à passer pour un homme efféminé, qui se laissait
gouverner par sa mère, et que par là il était tombé dans le mépris, son armée
conspira contre lui et le massacra.
Si nous venons maintenant aux empereurs qui montrèrent des qualités bien
opposées, c'est-à-dire à Commode, Septime-Sévère, Antonin-Caracalla et Maximin,
nous verrons qu'ils furent très cruels et d'une insatiable avidité; que, pour
satisfaire les soldats, ils n'épargnèrent au peuple aucune sorte d'oppression
et d'injure, et qu'ils eurent tous une fin malheureuse, à l'exception seulement
de Sévère, qui, par la grandeur de son courage et d'autres qualités éminentes,
put, en se conservant l'affection des soldats, et bien qu'il accablât le peuple
d'impôts, régner toujours heureusement ; car cette grandeur le faisait admirer
des uns et des autres, de telle manière que les peuples demeuraient frappés
comme d'étonnement et de stupeur, et que les soldats étaient respectueux et
satisfaits. Sévère, au surplus, se conduisit très habilement comme prince
nouveau : c'est pourquoi je m'arrêterai un moment à faire voir comment il sut
bien agir en renard et en lion, deux animaux dont, comme je l'ai dit, un prince
doit savoir revêtir les caractères.
Connaissant la lâcheté de Didius Julianus, qui venait de se faire
proclamer empereur, il persuada aux troupes à la tête desquelles il se trouvait
alors en Pannonie, qu'il était digne d'elles d'aller à Rome pour venger la mort
de Pertinax, que la garde impériale avait égorgé ; et, sans découvrir les vues
secrètes qu'il avait sur l'empire, il saisit ce prétexte, se hâta de marcher
vers Rome avec son armée, et parut en Italie avant qu'on eût appris son départ.
Arrivé à Rome, il fut proclamé empereur par le sénat épouvanté, et Julianus fut
massacré. Ce premier pas fait, il lui restait, pour parvenir à être maître de
tout l'État, deux obstacles à vaincre : l'un en Orient, où Niger s'était fait
proclamer empereur par les armées d'Asie qu'il commandait; l'autre en Occident,
où Albin aspirait également à l'empire. Comme il voyait trop de danger à se
déclarer en même temps contre ces deux compétiteurs, il se proposa d'attaquer
Niger et de tromper Albin. En conséquence, il écrivit à ce dernier que, nommé
empereur par le sénat, son intention était de partager avec lui la dignité
impériale : il lui envoya donc le titre de César et se le fit adjoindre comme
collègue, par un décret du sénat. Albin se laissa séduire par ces
démonstrations, qu'il crut, sincères. Mais lorsque Sévère eut fait mourir
Niger, après l'avoir vaincu et que les troubles de l'Orient furent apaisés, il
revint à Rome et se plaignit dans le sénat de la conduite d'Albin, l'accusa
d'avoir montré peu de reconnaissance de tous les bienfaits dont il l'avait
comblé, et d'avoir tenté secrètement de l'assassiner ; et il conclut en disant
qu'il ne pouvait éviter de marcher contre lui pour le punir de son ingratitude.
Il alla soudain l'attaquer dans les Gaules, où il lui ôta l'empire et la vie.
Telle fut la conduite de ce prince. Si l'on en suit pas à pas toutes les
actions, on y verra partout éclater et l'audace du lion et la finesse du renard
; on le verra craint et révéré de ses sujets, et chéri même de ses soldats : on
ne sera par conséquent point étonné de ce que, quoique homme nouveau, il pût se
maintenir dans un si vaste empire ; car sa haute réputation le défendit
toujours contre la haine que ses continuelles exactions auraient pu allumer
dans le cœur de ses peuples.
Antonin-Caracalla, son fils, eut aussi comme lui d'éminentes qualités
qui le faisaient admirer du peuple et chérir par les soldats. Son habileté dans
l'art de la guerre, son mépris pour une nourriture recherchée et les délices de
la mollesse, lui conciliaient l'affection des troupes ; mais sa cruauté, sa
férocité inouïe, les meurtres nombreux et journaliers dont il frappa une partie
des citoyens de Rome, le massacre général des habitants d'Alexandrie, le
rendirent l'objet de l'exécration universelle : ceux qui l'entouraient eurent
bientôt à trembler pour eux-mêmes ; et un centurion le tua au milieu de son
armée.
Une observation importante résulte de ce fait : c'est qu'un prince ne
peut éviter la mort lorsqu'un homme ferme et endurci dans sa vengeance a résolu
de le faire périr; car quiconque méprise sa vie est maître de celle des autres.
Mais comme ces dangers sont rares, ils sont, par conséquent, moins à
appréhender. Tout ce que le prince peut et doit faire à cet égard, c'est d'être
attentif à n'offenser grièvement aucun de ceux qu'il emploie et qu'il a autour
de lui pour son service ; attention que n'eut point Caracalla, qui avait fait
mourir injustement un frère du centurion, par lequel il fut tué, qui le
menaçait journellement lui-même, et qui néanmoins le conservait dans sa garde.
C'était là sans doute une témérité qui ne pouvait qu'occasionner sa ruine,
comme l'événement le prouva.
Pour ce qui est de Commode, fils et héritier de Marc-Aurèle, il avait
certes toute facilité de se maintenir dans l'empire : il n'avait qu'à suivre
les traces de son père pour contenter le peuple et les soldats. Mais,
s'abandonnant à son caractère cruel et féroce, il voulut impunément écraser le
peuple par ses rapines; il prit le parti de caresser les troupes et de les
laisser vivre dans la licence. D'ailleurs, oubliant tout le soin de sa dignité,
on le voyait souvent descendre dans l'arène pour combattre avec les
gladiateurs, et se livrer aux turpitudes les plus indignes de la majesté
impériale. Il se rendit vil aux yeux mêmes de ses soldats. Ainsi, devenu tout à
la fois l'objet de la haine des uns et du mépris des autres, on conspira contre
lui, et il fut égorgé.
Il ne me reste plus qu'à parler de Maximin. Il possédait toutes les
qualités qui font l'homme de guerre. Après la mort d'Alexandre-Sévère, dont
j'ai parlé tout à l'heure, les armées, dégoûtées de la faiblesse de ce dernier
prince, élevèrent Maximin à l'empire ; mais il ne le conserva pas longtemps.
Deux choses contribuèrent à le faire mépriser et haïr. La première fut la
bassesse de son premier état : gardien de troupeaux dans la Thrace, cette
extraction, connue de tout le monde, le rendait vil à tous les yeux. La seconde
fut la réputation de cruauté qu'il se fit aussitôt ; car, sans aller à Rome
pour prendre possession du trône impérial, il y fit commettre par ses lieutenants,
ainsi que dans toutes les parties de l'empire, des actes multipliés de rigueur.
D'un côté, l'État, indigné de la bassesse de son origine, et, de l'autre,
excité par la crainte qu'inspiraient ses barbaries, se souleva contre lui. Le
signal fut donné par l'Afrique. Aussitôt le sénat et le peuple suivirent cet
exemple, qui ne tarda pas à être imité par le reste de l'Italie. Bientôt à cette
conspiration générale se joignit celle de ses troupes : elles assiégeaient
Aquilée ; mais, rebutées par les difficultés du siège, lassées de ses
cruautés, et commençant à le moins craindre depuis qu'elles le voyaient en
butte à une multitude d'ennemis, elles se déterminèrent à le massacrer.
Je ne m'arrêterai maintenant à parler ni d'Héliogabale, ni de Macrin, ni
de Didius Julianus, hommes si vils qu'ils ne firent que paraître sur le trône.
Mais, venant immédiatement à la conclusion de mon discours, je dis que les
princes modernes trouvent dans leur administration une difficulté de moins :
c'est celle de satisfaire extraordinairement les gens de guerre. En effet, ils
doivent bien, sans doute, avoir pour eux quelque considération ; mais il n'y a
en cela nul grand embarras, car aucun de ces princes n'a les grands corps de
troupes toujours subsistants, et amalgamés en quelque sorte par le temps avec
le gouvernement et l'administration des provinces, comme l'étaient les armées
romaines. Les empereurs étaient obligés de contenter les soldats plutôt que les
peuples, parce que les soldats étaient les plus puissants ; mais aujourd'hui
ce sont les peuples que les princes ont surtout à satisfaire. Il ne faut
excepter à cet égard que le Grand Seigneur des Turcs et le soudan.
J'excepte le Grand Seigneur, parce qu'il a toujours autour de lui un
corps de douze mille hommes d'infanterie et de quinze mille de cavalerie ; que
ces corps font sa sûreté et sa force, et qu'en conséquence il doit sur toutes
choses, et sans songer au peuple, ménager et conserver leur affection.
J'excepte le soudan, parce que ses États étant entièrement entre les
mains des gens de guerre, il faut bien qu'il se concilie leur amitié, sans
s'embarrasser du peuple.
Remarquons, à ce propos, que l'État du soudan diffère de tous les
autres, et qu'il ne ressemble guère qu'au pontificat des chrétiens, qu'on ne
peut appeler ni principauté héréditaire, ni principauté nouvelle. En effet, à
la mort du prince, ce ne sont point ses enfants qui héritent et règnent après
lui; mais son successeur est élu par ceux à qui appartient cette élection ; et
du reste, comme cet ordre de choses est consacré par son ancienneté, il ne
présente point les difficultés des principautés nouvelles : le prince, à la
vérité, est nouveau, mais les institutions sont anciennes, ce qui le fait
recevoir tout comme s'il était prince héréditaire. Revenons à notre sujet.
Quiconque réfléchira sur tout ce que je viens de dire, verra qu'en effet
la ruine des empereurs dont j'ai parlé eut pour cause la haine ou le mépris, et
il comprendra en même temps pourquoi les uns agissant d'une certaine manière,
et les autres d'une manière toute différente, un seul, de chaque côté, a fini
heureusement, tandis que tous les autres ont terminé leurs jours d'une façon
misérable. Il concevra que ce fut une chose inutile et même funeste pour
Pertinax et pour Alexandre-Sévère, princes nouveaux, de vouloir imiter
Marc-Aurèle, prince héréditaire ; et que, pareillement, Caracalla, Commode et
Maximin se nuisirent en voulant imiter Sévère, parce qu'ils n'avaient pas les
grandes qualités nécessaires pour pouvoir suivre ses traces.
Je dis aussi qu'un prince nouveau peut et doit, non pas imiter, soit
Marc-Aurèle, soit Sévère, mais bien prendre, dans l'exemple de Sévère, ce qui
lui est nécessaire pour établir son pouvoir, et dans celui de Marc-Aurèle ce
qui peut lui servir à maintenir la stabilité et la gloire d'un empire établi et
consolidé depuis longtemps.
Le
Prince
CHAPITRE XX
Si les forteresses, et plusieurs autres choses que
font souvent les princes,
leur sont utiles ou nuisibles.
Les princes ont employé différents moyens pour maintenir sûrement leurs
États. Quelques-uns ont désarmé leurs sujets ; quelques autres ont entretenu,
dans les pays qui leur étaient soumis, la division des partis : il en est qui
ont aimé à fomenter des inimitiés contre eux-mêmes ; il y en a aussi qui se
sont appliqués à gagner ceux qui, au commencement de leur règne, leur avaient
paru suspects; enfin quelques-uns ont construit des forteresses, et d'autres
les ont démolies. Il est impossible de se former, sur ces divers moyens, une
opinion bien déterminée, sans entrer dans l'examen des circonstances
particulières de l'État auquel il serait question d'en appliquer quelqu'un. Je
vais néanmoins en parler généralement et comme le sujet le comporte.
Il n'est jamais arrivé qu'un prince nouveau ait désarmé ses sujets ;
bien au contraire, celui qui les a trouvés sans armes leur en a donné, car il
a pensé que ces armes seraient à lui ; qu'en les donnant, il rendrait fidèles
ceux qui étaient suspects ; que les autres se maintiendraient dans leur
fidélité, et que tous, enfin, deviendraient ses partisans. A la vérité, tous
les sujets ne peuvent pas porter les armes; mais le prince ne doit pas
craindre, en récompensant ceux qui les auront prises, d'indisposer les autres
de manière qu'il ait quelque lieu de s'en inquiéter : les premiers, en effet,
lui sauront gré de la récompense ; et les derniers trouveront à propos qu'il
traite mieux ceux qui auront plus servi et se, seront exposés à plus de
dangers.
Le prince qui désarmerait ses sujets commencerait à les offenser, en
leur montrant qu'il se défie de leur fidélité ; et cette défiance, quel qu'en
fût l'objet, inspirerait de la haine contre lui. D'ailleurs, ne pouvant pas
rester sans armes, il serait forcé de recourir à une milice mercenaire ; et
j'ai déjà dit ce que c'est que cette milice, qui, lors même qu'elle serait
bonne, ne pourrait jamais être assez considérable pour le défendre contre des
ennemis puissants et des sujets irrités. Aussi, comme je l'ai déjà dit, tout
prince nouveau dans une principauté nouvelle n'a jamais manqué d'y organiser
une force armée. L'histoire en présente de nombreux exemples.
C'est quand un prince a acquis un État nouveau, qu'il adjoint à celui
dont il était déjà possesseur, qu'il lui importe de désarmer les sujets du
nouvel État, à l'exception toutefois de ceux qui se sont déclarés pour lui au
moment de l'acquisition : encore convient-il qu'il leur donne la facilité de
s'abandonner à la mollesse et de s'efféminer, et qu'il organise les choses de
manière qu'il n'y ait plus d'armée que ses soldats propres, vivant dans son
ancien État et auprès de sa personne.
Nos ancêtres, et particulièrement ceux qui passaient pour sages,
disaient communément qu'il fallait contenir Pistoie au moyen des partis, et
Pise par celui des forteresses. Ils prenaient soin aussi d'entretenir la
division dans quelques-uns des pays qui leur étaient soumis, afin de les
maintenir plus aisément. Cela pouvait être bon dans le temps où il y avait une
sorte d'équilibre en Italie ; mais il me semble qu'on ne pourrait plus la
conseiller aujourd'hui; car je ne pense pas que les divisions pussent être
bonnes à quelque chose. Il me paraît même que, quand l'ennemi approche, les
pays divisés sont infailliblement et bientôt perdus ; car le parti faible se
joindra aux forces extérieures, et l'autre ne pourra plus résister. Les
Vénitiens, qui, je crois, pensaient à cet égard comme nos ancêtres,
entretenaient les partis guelfe et gibelin dans les villes soumises à leur
domination. A la vérité, ils ne laissaient pas aller les choses jusqu'à
l'effusion du sang, mais ils fomentaient assez la division et les querelles
pour que les habitants en fussent tellement occupés qu'ils ne songeassent point
à sortir de l'obéissance. Cependant ils s'en trouvèrent mal ; et quand ils
eurent perdu la bataille de Vailà, ces mêmes villes devinrent aussitôt
audacieuses, et secouèrent le joug de l'autorité vénitienne.
Le prince qui emploie de pareils moyens décèle sa faiblesse et un
gouvernement fort ne tolérera jamais les divisions : si elles sont de quelque
utilité durant la paix, en donnant quelques facilités pour contenir les sujets,
dès que la guerre s'allume, elles ne sont que funestes.
Les princes deviennent plus grands, sans doute, lorsqu'ils surmontent
tous les obstacles qui s'opposaient à leur élévation. Aussi, quand la fortune
veut agrandir un prince nouveau, qui a plus besoin qu'un prince héréditaire
d'acquérir de la réputation, elle suscite autour de lui une foule d'ennemis
contre lesquels elle le pousse, afin de lui fournir l'occasion d'en triompher,
et lui donne ainsi l'occasion de s'élever au moyen d'une échelle que ses
ennemis eux-mêmes lui fournissent. C'est pourquoi plusieurs personnes ont pensé
qu'un prince sage doit, s'il le peut, entretenir avec adresse quelque inimitié,
pour qu'en la surmontant il accroisse ma propre grandeur.
Les princes, et particulièrement les princes nouveaux, ont ,éprouvé que
les hommes qui, au moment de l'établissement de leur puissance, leur avaient
paru suspects, leur étaient plus fidèles et plus utiles que ceux qui d'abord
s'étaient montrés dévoués. Pandolfo Petrucci, prince de Sienne, employait de
préférence dans son gouvernement ceux que d'abord il avait suspectés.
Il serait difficile, sur cet objet, de donner des règles générales, et
tout dépend des circonstances particulières. Aussi me bornerai-je à dire que,
pour les hommes qui, au commencement d'une principauté nouvelle, étaient
ennemis, et qui se trouvent dans une position telle, qu'ils ont besoin d'appui
pour se maintenir, le prince pourra toujours très aisément les gagner, et que,
de leur côté, ils seront forcés de le servir avec d'autant plus de zèle et de
fidélité, qu'ils sentiront qu'ils ont à effacer, par leurs services, la
mauvaise idée qu'ils lui avaient donné lieu de prendre d'eux. Ils lui seront
par conséquent plus utiles que ceux qui, n'ayant ni les mêmes motifs ni la même
crainte, peuvent s'occuper avec négligence de ses intérêts.
Et, puisque mon sujet m'y amène, je ferai encore observer à tout prince
nouveau, qui s'est emparé de la principauté au moyen d'intelligences au dedans,
qu'il doit bien considérer par quels motifs ont été déterminés ceux qui ont agi
en sa faveur; car, s'ils ne l'ont pas été par une affection naturelle, mais
seulement par la raison qu'ils étaient mécontents de son gouvernement actuel,
le nouveau prince aura une peine extrême à conserver leur amitié, car il lui
sera impossible de les contenter.
En réfléchissant sur les exemples que les temps anciens et les modernes
nous offrent à cet égard, on verra qu'il est beaucoup plus facile au prince
nouveau de gagner ceux qui d'abord furent ses ennemis, parce qu'ils étaient
satisfaits de l'ancien état des choses, que ceux qui se firent ses amis et le
favorisèrent, parce qu'ils étaient mécontents.
Les princes ont été généralement dans l'usage, pour se maintenir, de
construire des forteresses, soit afin d'empêcher les révoltes, soit afin
d'avoir un lieu sûr de refuge contre une première attaque. J'approuve ce
système, parce qu'il fut suivi par les anciens. De nos jours, cependant, nous
avons vu Niccolo Vitelli démolir deux forteresses à Città di Castello, afin
de se maintenir en possession de ce pays. Pareillement, le duc d'Urbin Guido
Ubaldo, rentré dans son duché, d'où à avait été expulsé par César Borgia,
détruisit jusqu'aux fondements toutes les citadelles qui s'y trouvaient,
pensant qu'au moyen de cette mesure il risquerait moins d'être dépouillé une
seconde fois. Enfin les Bentivogli, rétablis dans Bologne, en usèrent de même.
Les forteresses sont donc utiles ou non, selon les circonstances, et même, si
elles servent dans un temps, elles nuisent dans un autre. Sur quoi voici ce
qu'on peut dire.
Le prince qui a plus de peur de ses sujets que des étrangers doit
construire des, forteresses; mais il ne doit point en avoir s'il craint plus
les étrangers que ses sujets : le château de Milan, construit par Francesco
Sforza, a plus fait de tort à la maison de ce prince qu'aucun désordre survenu
dans ses États. La meilleure forteresse qu'un prince puisse avoir est
l'affection de ses peuples - s'il est haï, toutes les forteresses qu'il pourra
avoir ne le sauveront pas ; car si ses peuples prennent une fois les armes, ils
trouveront toujours des étrangers pour les soutenir.
De notre temps, nous n'avons vu que la comtesse de Forli tirer avantage
d'une forteresse, où, après le meurtre de son mari, le comte de Girolamo, elle
put trouver un refuge contre le soulèvement du peuple, et attendre qu'on lui
eût envoyé de Milan le secours au moyen duquel elle reprit ses États. Mais,
pour lors, les circonstances étaient telles, qu'aucun étranger ne put soutenir
le peuple. D'ailleurs, cette même forteresse lui fut peu utile dans la suite,
lorsqu'elle fut attaquée par César Borgia, et que le peuple, qui la détestait,
put se joindre à cet ennemi. Dans cette dernière occasion, comme dans la
première, il lui eût beaucoup mieux valu de n'être point haïe que d'avoir des
forteresses.
D'après tout cela, j'approuve également ceux qui construiront des
forteresses et ceux qui n'en construiront point; mais je blâmerai toujours
quiconque, comptant sur cette défense, ne craindra point d'encourir la haine
des peuples.
Le
Prince
CHAPITRE XXI
Comment doit se conduire un prince pour acquérir de la
réputation.
Faire de grandes entreprises, donner par ses actions de rares exemples,
c'est ce qui illustre le plus un prince. Nous pouvons, de notre temps, citer
comme un prince ainsi illustré Ferdinand d'Aragon, actuellement roi d'Espagne,
et qu'on peut appeler en quelque sorte un prince nouveau, parce que, n'étant
d'abord qu'un roi bien peu puissant, la renommée et la gloire en ont fait le
premier roi de la chrétienté.
Si l'on examine ses actions, on les trouvera toutes empreintes d'un
caractère de grandeur, et quelques-unes paraîtront même sortir de la route
ordinaire. Dès le commencement de son règne, il attaqua le royaume de Grenade
; et cette entreprise devint la base de sa grandeur. D'abord il la fit étant en
pleine paix avec tous les autres États, et Bans crainte, par conséquent,
d'aucune diversion : elle lui fournit d'ailleurs le moyen d'occuper l'ambition
des grands de la Castille, qui, entièrement absorbés dans cette guerre, ne
pensèrent point à innover ; tandis que lui, de son côté, acquérait sur eux, par
sa renommée, un ascendant dont ils ne s'aperçurent pas. De plus, l'argent que
l'Église lui fournit et celui qu'il leva sur les peuples le mirent en état
d'entretenir des armées qui, formées par cette longue suite de guerres, le
firent tant respecter par la suite. Après cette entreprise, et se couvrant
toujours du manteau de la religion pour en venir à de plus grandes, il
s'appliqua avec une pieuse cruauté à persécuter les Maures et à en purger son
royaume : exemple admirable, et qu'on ne saurait trop méditer. Enfin, sous ce
même prétexte de la religion, il attaqua l'Afrique ; puis il porta ses armes
dans l'Italie ; et, en dernier lieu, il fit la guerre à la France : de sorte
qu'il ne cessa de former et d'exécuter de grands desseins, tenant toujours les
esprits de ses sujets dans l'admiration et dans l'attente des événements.
Toutes ces actions, au surplus, se succédèrent et furent liées les unes aux
autres, de telle manière qu'elles ne laissaient ni le temps de respirer, ni le
moyen d'en interrompre le cours.
Ce qui peut servir encore à illustrer un prince, c'est d'offrir, comme
fit messer Barnabo Visconti, duc de Milan, dans son administration intérieure,
et quand l'occasion s'en présente, des exemples singuliers, et qui donnent
beaucoup à parler, quant à la manière de punir ou de récompenser ceux qui, dans
la vie civile, ont commis de grands crimes ou rendu de grands services ; c'est
d'agir, en toute circonstance, de telle façon qu'on soit forcé de le regarder
comme supérieur au commun des hommes.
On estime aussi un prince qui se montre franchement ami ou ennemi,
c'est-à-dire qui sait se déclarer ouvertement et sans réserve pour ou contre
quelqu'un ; ce qui est toujours un parti plus utile à prendre que de demeurer
neutre.
En effet, quand deux puissances qui vous sont voisines en viennent aux
mains, il arrive de deux choses l'une : elles sont ou elles ne sont pas telles
que 'vous ayez quelque chose à craindre de la part de celle qui demeurera
victorieuse. Or, dans l'une et l'autre hypothèse, il vous sera utile de vous
être déclaré ouvertement et d'avoir fait franchement la guerre. En voici les
raisons.
Dans le premier cas : ne vous êtes-vous point déclaré, vous demeurez la
proie de la puissance victorieuse, et cela à-la satisfaction et au contentement
de la puissance vaincue, qui ne sera engagée par aucun motif à vous défendre ni
même à vous donner asile. La première, effectivement, ne peut pas vouloir d'un
ami suspect, qui ne sait pas l'aider au besoin ; et, quant à la seconde,
pourquoi vous accueillerait-elle, vous qui aviez refusé de prendre les armes en
sa faveur et de courir sa fortune?
Antiochus étant venu dans la Grèce, où l'appelaient les Étoliens, dans
la vue d'en chasser les Romains, envoya des orateurs aux Achéens, alliés de ce
dernier peuple, pour les inviter à demeurer neutres. Les Romains leur en
envoyèrent aussi pour les engager au contraire à prendre les armes en leur
faveur. L'affaire étant mise en discussion dans le conseil des Achéens, et les
envoyés d'Antiochus insistant pour la neutralité, ceux des Romains répondirent,
en s'adressant aux Achéens : « Quant au conseil qu'on vous donne de ne prendre
aucune part dans notre guerre, et qu'on vous présente comme le meilleur et le
plus utile pour votre pays, il n'y en a point qui pût vous être plus funeste ;
car si vous le suivez, vous demeurez le prix du vainqueur sans vous être acquis
la moindre gloire, et sans qu'on vous ait la moindre obligation. »
Un gouvernement doit compter que toujours celle des deux parties
belligérantes qui n'est point son amie lui demandera qu'il demeure neutre, et
que celle qui est amie voudra qu'il se déclare en prenant les armes.
Ce parti de la neutralité est celui qu'embrassent le plus souvent les
princes irrésolus, qu'effrayent les dangers présents, et c'est celui qui, le
plus souvent aussi, les conduit à leur ruine.
Vous êtes-vous montré résolument et vigoureusement pour une des deux
parties, elle ne sera point à craindre pour vous si elle demeure victorieuse,
alors même qu'elle serait assez puissante pour que vous vous trouvassiez à sa
discrétion; car elle vous sera obligée : elle aura contracté avec vous quelque
lien d'amitié; et les hommes ne sont jamais tellement dépourvus de tout
sentiment d'honneur, qu'ils veuillent accabler ceux avec qui ils ont de tels
rapports, et donner ainsi l'exemple de la plus noire ingratitude. D'ailleurs,
les victoires ne sont jamais si complètes que le vainqueur puisse se croire
affranchi de tout égard, et surtout de toute justice. Mais si cette partie
belligérante, pour laquelle vous vous êtes déclaré, se trouve vaincue, du moins
vous pouvez compter d'en être aidé autant qu'il lui sera possible, et d'être
associé à une fortune qui peut se rétablir.
Dans la seconde hypothèse, c'est-à-dire quand les deux puissances
rivales ne sont point telles que vous ayez à craindre quelque chose de la part
de celle qui demeurera victorieuse, la prudence vous conseille encore plus de
vous déclarer pour l'une des deux. Que s'ensuivra-t-il, en effet? C'est que
vous aurez ruiné une de ces puissances par le moyen et avec le secours d'une
autre qui, si elle oit été sage, aurait dû la soutenir, et qui se trouvera à
votre discrétion après la victoire que votre appui doit infailliblement lui
faire obtenir.
Sur cela, au reste, j'observe qu'un prince ne doit jamais, ainsi que je
l'ai déjà dit, s'associer à un autre plus puissant que lui pour en attaquer un
troisième, à moins qu'il n'y soit contraint par la nécessité, car la victoire
le mettrait à la discrétion de cet autre plus puissant; et les princes doivent,
sur toutes choses, éviter de se trouver à la discrétion d'autrui. Les Vénitiens
s'associèrent avec la France contre le duc de Milan ; et de cette association,
qu'ils pouvaient éviter, résulta leur ruine.
Que si une pareille association est inévitable, comme elle le lut pour
les Florentins, lorsque le pape et l'Espagne firent marcher leurs troupes
contre la Lombardie, il faut bien alors qu'on s'y détermine, quoi qu'il en
puisse arriver.
Au surplus, un gouvernement ne doit point compter qu'il ne prendra
jamais que des partis bien sûrs : on doit penser, au contraire, qu'il n'en est
point où il ne se trouve quelque incertitude. Tel est effectivement l'ordre des
choses, qu'on ne cherche jamais à fuir un inconvénient sans tomber dans un
autre; et la prudence ne consiste qu'à examiner, à juger les inconvénients et
à prendre comme bon ce qui est le moins mauvais.
Un prince doit encore se montrer amateur des talents, et honorer ceux
qui se distinguent dans leur profession. Il doit encourager ses sujets, et les
mettre à portée d'exercer tranquillement leur industrie, soit dans le commerce,
soit dans l'agriculture, soit dans tous les autres genres de travaux auxquels
les hommes se livrent ; en sorte qu'il n'y en ait aucun qui s'abstienne ou
d'améliorer ses possessions, dans la crainte qu'elles ne lui soient enlevées,
ou d'entreprendre quelque négoce de peur d'avoir à souffrir des exactions. Il
doit faire espérer des récompenses à ceux qui forment de telles entreprises,
ainsi qu'à tous ceux qui songent à accroître la richesse et la grandeur de
l'État. Il doit de plus, à certaines époques convenables de l'année, amuser le
peuple par des fêtes, des spectacles ; et, comme tous les citoyens d'un État
sont partagés en communautés d'arts ou en tribus, il ne saurait avoir trop
d'égards pour ces corporations ; il paraîtra quelquefois dans leurs assemblées,
et montrera toujours de l'humanité et de la magnificence, sans jamais
compromettre néanmoins la majesté de son rang, majesté qui ne doit l'abandonner
dans aucune circonstance.
Le
Prince
CHAPITRE XXII
Des secrétaires des princes.
Ce n'est pas une chose de peu d'importance pour un prince que le choix
de ses ministres, qui sont bons ou mauvais selon qu'il est plus ou moins sage
lui-même. Aussi, quand on veut apprécier sa capacité, c'est d'abord par les
personnes qui l'entourent que l'on en juge. Si elles sont habiles et fidèles,
on présume toujours qu'il est sage lui-même, puisqu'il a su discerner leur
habileté et s'assurer de leur fidélité ; mais on en pense tout autrement si ces
personnes ne sont point telles; et le choix qu'il en a fait ayant dû être sa
première opération, l'erreur qu'il y a commise est d'un très fâcheux augure.
Tous ceux qui apprenaient que Pandolfo Petrucci, prince de Sienne, avait choisi
messer Antonio da Venafro pour son ministre, jugeaient par là même que Pandolfo
était un prince très sage et très éclairé.
On peut distinguer trois ordres d'esprit, savoir : ceux qui comprennent
par eux-mêmes, ceux qui comprennent lorsque d'autres leur démontrent, et ceux
enfin qui ne comprennent ni par eux-mêmes, ni par le secours d'autrui. Les
premiers sont les esprits supérieurs, les seconds les bons esprits, les
troisièmes les esprits nuls. Si Pandollo n'était pas du premier ordre,
certainement il devait être au moins du second, et cela suffisait; car un
prince qui est en état, sinon d'imaginer, du moins de juger de ce qu'un autre
fait et dit de bien et de mal, sait discerner les opérations bonnes ou
mauvaises de son ministre, favoriser les unes, réprimer les autres, ne laisser
aucune espérance de pouvoir le tromper, et contenir ainsi le ministre lui-même
dans son devoir.
Du reste, si un prince veut une règle certaine pour connaître ses
ministres, on peut lui donner celle-ci: Voyez-vous un ministre songer plus à
lui-même qu'à vous, et rechercher son propre intérêt dans toutes ses actions,
jugez aussitôt qu'il n'est pas tel qu'il doit être, et qu'il ne peut mériter
votre confiance ; car l'homme qui a l'administration d'un État dans les mains
doit ne jamais penser à lui mais doit toujours penser au prince, et ne
l’entretenir que de ce qui tient à l'intérêt de l'État.
Mais il faut aussi que, de son côté, le prince pense à son ministre,
s'il veut le conserver toujours fidèle ; il faut qu'il l'environne de
considération, qu'il le comble de richesses, qu'il le fasse entrer en partage
de tous les honneurs et de toutes les dignités, pour qu'il n'ait pas lieu d'en
souhaiter davantage ; que, monté au comble de la faveur, il redoute le moindre
changement, et qu9il soit bien convaincu qu'il ne pourrait se soutenir sans
l'appui du prince.
Quand le prince et le ministre sont tels que je le dis, ils peuvent se
livrer l'un à l'autre avec confiance : s'ils ne le sont point, la fin sera
également fâcheuse pour tous les deux.
Le
Prince
CHAPITRE XXIII
Comment on doit fuir les flatteurs.
Je ne négligerai point de parler d'un article important, et d'une erreur
dont il est très difficile aux princes de se défendre, s'ils ne sont doués
d'une grande prudence, et s'ils n'ont l'art de faire de bons choix ; il s'agit
des flatteurs, dont les cours sont toujours remplies.
Si, d'un côté, les princes aveuglés par l'amour-propre ont peine à ne
pas se laisser corrompre par cette peste, de l'autre, ils courent un danger en
la fuyant : c'est celui de tomber dans le mépris. Ils n'ont effectivement qu'un
bon moyen de se prémunir contre la flatterie, c'est de faire bien comprendre
qu'on ne peut leur déplaire en leur disant la vérité : or, si toute personne
peut dire librement à un prince ce qu'elle croit vrai, il cesse bientôt d'être
respecté.
Quel parti peut-il donc prendre pour éviter tout inconvénient? Il doit,
s'il est prudent, faire choix dans ses États de quelques hommes sages, et leur
donner, mais à eux seuls, liberté entière de lui dire la vérité, se bornant
toutefois encore aux choses sur lesquelles il les interrogera. Il doit, du
reste, les consulter sur tout, écouter leurs avis, résoudre ensuite par
lui-même ; il doit encore se conduire, soit envers tous les conseillers
ensemble, soit envers chacun d'eux en particulier, de manière à leur persuader qu'ils
lui agréent d'autant plus qu'ils parlent avec plus de franchise ; il doit enfin
ne vouloir entendre aucune autre personne, agir selon la détermination prise,
et s'y tenir avec fermeté.
Le prince qui en use autrement est ruiné par les flatteurs, ou il est
sujet à varier sans cesse, entraîné par la diversité des conseils ; ce qui
diminue beaucoup sa considération. Sur quoi je citerai un exemple récent. Le
prêtre Lucas, agent de Maximilien, actuellement empereur, disait de ce prince «
qu'il ne prenait jamais conseil de personne, et qu'il ne faisait jamais rien
d'après sa volonté ». Maximilien, en effet, est un homme fort secret, qui ne se
confie à qui que ce soit, et ne demande aucun avis ; mais ses desseins venant à
être connus à mesure qu'ils sont mis à exécution, ils sont aussitôt contredits
par ceux qui l'entourent, et par faiblesse il s'en laisse détourner : de
là vient que ce qu'il fait un jour, il le défait le lendemain ; qu'on ne sait
jamais ce qu'il désire ni ce qu'il se propose, et qu'on ne peut compter sur
aucune de ses déterminations.
Un prince doit donc toujours prendre conseil, mais il doit le faire
quand il veut, et non quand d'autres le veulent; il faut même qu'il ne laisse à
personne la hardiesse de lui donner son avis sur quoi que ce soit, à moins
qu'il ne le demande ; mais il faut aussi qu'il ne soit pas trop réservé dans
ses questions, qu'il écoute patiemment la vérité, et que lorsque quelqu'un est
retenu, par certains égards, de la lui dire, il en témoigne du déplaisir.
Ceux qui prétendent que tel ou tel prince qui paraît sage ne l'est point
effectivement, parce que la sagesse qu'il montre ne vient pas de lui-même, mais
des bons conseils qu'il reçoit, avancent une grande erreur ; car c'est une
règle générale, et qui ne trompe jamais, qu'un prince qui n'est point sage par
lui-même ne peut pas être bien conseillé, à moins que le hasard ne l'ait mis
entièrement entre les mains de quelque homme très habile, qui seul le maîtrise
et le gouverne ; auquel cas, du reste, il peut, à la vérité, être bien conduit,
mais pour peu de temps, car le conducteur ne tardera pas à s'emparer du
pouvoir. Mais hors de là, et lorsqu'il sera obligé d'avoir plusieurs
conseillers, le prince qui manque de sagesse les trouvera toujours divisés
entre eux, et ne saura point les réunir. Chacun de ces conseillers ne pensera
qu'à son intérêt propre, et il ne sera en état ni de les reprendre, ni même de
les juger : d'où il s'ensuivra qu’il n'en aura jamais que de mauvais, car ils
ne seront point forcés par la nécessité à devenir bons. En un mot, les bons
conseils, de quelque part qu'ils viennent, sont le fruit de la sagesse du
prince, et cette sagesse n'est point le fruit des bons conseils.
Le
Prince
CHAPITRE XXIV
Pourquoi les princes d'Italie
ont perdu leurs États.
Le prince nouveau qui conformera sa conduite à tout ce que nous avons
remarqué sera regardé comme ancien, et bientôt même il sera plus sûrement et
plus solidement établi que si son pouvoir avait été consacré par le temps. En
effet, les actions d'un prince nouveau sont beaucoup plus examinées que celles
d'un prince ancien ; et quand elles sont jugées vertueuses, elles lui gagnent
et lui attachent bien plus les cœurs que ne pourrait faire l'ancienneté de la
race; car les hommes sont bien plus touchés du présent que du passé ; et quand
leur situation actuelle les satisfait, ils en jouissent sans penser à autre
chose ; ils sont même très disposés à maintenir et à défendre le prince, pourvu
que d'ailleurs il ne se manque point à lui-même.
Le prince aura donc une double gloire, celle d'avoir fondé un État
nouveau, et celle de l'avoir orné, consolidé par de bonnes lois, de bonnes
armes, de bons alliés et de bons exemples ; tandis qu'au contraire, il y aura
une double honte pour celui qui, né sur le trône, l'aura laissé perdre par son
peu de sagesse.
Si l'on considère la conduite des divers princes d'Italie qui, de notre
temps, ont perdu leurs États, tels que le roi de Naples, le duc de Milan et
autres, on trouvera d'abord une faute commune à leur reprocher, c'est celle qui
concerne les forces militaires, et dont il a été parlé au long ci-dessus. En
second lieu, on reconnaîtra qu'ils S'étaient attiré la haine du peuple, ou
qu'en possédant son amitié, ils n'ont pas su s'assurer des grands. Sans de
telles fautes, on ne perd point des États assez puissants pour mettre une armée
en campagne.
Philippe de Macédoine, non pas le père d'Alexandre le Grand, mais celui
qui fut vaincu par T. Quintus Flaminius, ne possédait qu'un petit État en
comparaison de la grandeur de la république romaine et de la Grèce, par qui il
fut attaqué ; néanmoins, comme c'était un habile capitaine, et qu'il avait su
s'attacher le peuple et s'assurer des grands, il se trouva en état de soutenir
la guerre durant plusieurs années ; et si, à la fin, il dut perdre quelques
villes, du moins il conserva son royaume.
Que ceux de nos princes qui, après une longue possession, ont été
dépouillés de leurs États, n'en accusent donc point la fortune, mais qu'ils
s'en prennent à leur propre lâcheté. N'ayant jamais pensé, dans les temps de
tranquillité, que les choses pouvaient changer, semblables en cela au commun
des hommes qui, durant le calme, ne s'inquiètent point de la tempête, ils ont
songé, quand l'adversité s'est montrée, non à se défendre, mais à s'enfuir,
espérant être rappelés par leurs peuples, que l'insolence du vainqueur aurait
fatigués. Un tel parti peut être bon à prendre quand on n'en a pas d'autre ;
mais il est bien honteux de s'y réduire : on ne se laisse pas tomber, dans
l'espoir d'être relevé par quelqu'un. D'ailleurs, il n'est pas certain qu'en ce
cas un prince soit ainsi rappelé ; et, s'il l'est, ce ne sera pas avec une
grande sûreté pour lui, car un tel genre de défense l'avilit et ne dépend pas
de sa personne. Or il n'y a pour un prince de défense bonne, certaine, et
durable, que celle qui dépend de lui-même et de sa propre valeur.
Le
Prince
CHAPITRE XXV
Combien, dans les choses humaines,
la fortune a de pouvoir,
et comment on peut y résister.
Je n'ignore point que bien des gens ont pensé et pensent encore que Dieu
et la fortune régissent les choses de ce monde de telle manière que toute la
prudence humaine ne peut en arrêter ni en régler le cours : d'où l'on peut
conclure qu'il est inutile de s'en occuper avec tant de peine, et qu'il n'y a
qu'à se soumettre et à laisser tout conduire par le sort. Cette opinion s'est
surtout propagée de notre temps par une conséquence de cette variété de grands
événements que nous avons cités, dont nous sommes encore témoins, et qu'il ne
nous était pas possible de prévoir - aussi suis-je assez enclin à la partager.
Néanmoins, ne pouvant admettre que notre libre arbitre soit réduit à
rien, j'imagine qu'il peut être vrai que la fortune dispose de la moitié de
nos actions, mais qu'elle en laisse à peu près l'autre moitié en notre pouvoir.
Je la compare à un fleuve impétueux qui, lorsqu'il déborde, inonde les
plaines, renverse les arbres et les édifices, enlève les terres d'un côté et
les emporte vers un autre : tout
fuit devant ses ravages, tout cède à sa fureur; rien n'y peut mettre obstacle.
Cependant, et quelque redoutable qu'il soit, les hommes ne laissent pas,
lorsque l'orage a cessé, de chercher à pouvoir s'en garantir par des digues,
des chaussées et autres travaux ; en sorte que, de nouvelles crues survenant,
les eaux se trouvent contenues dans un canal, et ne puissent plus se répandre
avec autant de liberté et causer d'aussi grands ravages. Il en est de même de
la fortune, qui montre surtout son pouvoir là où aucune résistance n'a été
préparée, et porte ses fureurs là où elle sait qu'il n'y a point d'obstacle
disposé pour l'arrêter.
Si l'on considère l'Italie, qui est le théâtre et la source des grands
changements que nous avons vus et que nous voyons s'opérer, on trouvera qu'elle
ressemble à une vaste campagne qui n'est garantie par aucune sorte de défense.
Que si elle avait été prémunie, comme l'Allemagne, l'Espagne et la France,
contre le torrent, elle n'en aurait pas été inondée, ou du moins elle n'en
aurait pas autant souffert.
Me bornant à ces idées générales sur la résistance qu~on peut opposer à
la fortune, et venant à des observations plus particularisées, je remarque
d'abord qu'il n'est pas extraordinaire de voir un prince prospérer un jour et
déchoir le lendemain, sans néanmoins qu'il ait changé, soit de caractère, soit
de conduite. Cela vient, ce me semble, de ce que j'ai déjà assez longuement
établi, qu'un prince qui s'appuie entièrement sur la fortune tombe à mesure
qu'elle varie. Il me semble encore qu'un prince est heureux ou malheureux,
selon que sa conduite se trouve ou ne se trouve pas conforme au temps où il
règne. Tous les hommes ont en vue un même but : la gloire et les richesses ;
mais, dans tout ce qui a pour objet de parvenir à ce but, ils n'agissent pas
tous de la même manière : les uns procèdent avec circonspection, les autres
avec impétuosité ; ceux-ci emploient la violence, ceux-là usent d'artifice ; il
en est qui sont patients, il en est aussi qui ne le sont pas du tout : ces
diverses façons d'agir quoique très différentes, peuvent également réussir. On
voit d'ailleurs que de deux hommes qui suivent la même marche, l'un arrive et
l'autre n'arrive pas ; tandis qu'au contraire deux autres qui marchent très
différemment, et, par exemple, l'un avec circonspection et l'autre avec
impétuosité, parviennent néanmoins pareillement à leur terme : or d'où cela
vient-il, si ce n'est de ce que les manières de procéder sont ou ne sont pas
conformes aux temps? C'est ce qui fait que deux actions différentes produisent
un même effet, et que deux actions pareilles ont des résultats opposés. C'est
pour cela encore que ce qui est bien ne l'est pas toujours. Ainsi, par exemple,
un prince gouverne-t-il avec circonspection et patience : si la nature et les
circonstances des temps sont telles que cette manière de gouverner soit bonne,
il prospérera ; mais il décherra, au contraire, si, la nature et les
circonstances des temps changeant, il ne change pas lui-même de système.
Changer ainsi à propos, c'est ce que les hommes même les plus prudents
ne savent point faire, soit parce qu'on ne peut agir contre son caractère, soit
parce que, lorsqu'on a longtemps prospéré en suivant une certaine route, on ne
peut se persuader qu'il soit bon d'en prendre une autre. Ainsi l'homme circonspect,
ne sachant point être impétueux quand il le faudrait, est lui-même l'artisan
de sa propre ruine. Si nous pouvions changer de caractère selon le temps et les
circonstances, la fortune ne changerait jamais.
Le pape Jules II fit toutes ses actions avec impétuosité ; et cette
manière d'agir se trouva tellement conforme aux temps et aux circonstances, que
le résultat en fut toujours heureux. Considérez sa première entreprise, celle
qu'il fit sur Bologne, du vivant de messer Giovanni Bentivogli : les Vénitiens
la voyaient de mauvais oeil, et elle était un sujet de discussion pour
l'Espagne et la France; néanmoins, Jules s'y précipita avec sa résolution et
son impétuosité naturelles, conduisant lui-même en personne l'expédition; et,
par cette hardiesse, il tint les Vénitiens et l'Espagne en respect, de telle
manière que personne ne bougea : les Vénitiens, parce qu'ils craignaient, et
l'Espagne, parce qu'elle désirait recouvrer le royaume de Naples en entier.
D'ailleurs, il entraîna le roi de France à son aide ; car ce monarque, voyant
que le pape s'était mis en marche, et souhaitant gagner son amitié, dont il
avait besoin pour abaisser les Vénitiens, jugea qu'il ne pouvait lui refuser le
secours de ses troupes sans lui faire une offense manifeste. Jules obtint donc,
par son impétuosité, ce qu'un autre n'aurait pas obtenu avec toute la prudence
humaine ; car s'il avait attendu, pour partir de Rome, comme tout autre pape
aurait fait, que tout eût été convenu, arrêté, préparé, certainement il
n'aurait pas réussi. Le roi de France, en effet, aurait trouvé mille moyens de
s'excuser auprès de lui, et les autres puissances en auraient eu tout autant de
l'effrayer.
Je ne parlerai point ici des autres opérations de ce pontife, qui,
toutes conduites de la même manière, eurent pareillement un heureux succès. Du
reste, la brièveté de sa vie ne lui a pas permis de connaître les revers qu'il
eût probablement essuyés s'il était survenu dans un temps où il eût fallu se
conduire avec circonspection ; car il n'aurait jamais pu se départir du système
de violence auquel ne le portait que trop son caractère.
Je conclus donc que, la fortune changeant, et les hommes s'obstinant
dans la même manière d'agir, ils sont heureux tant que cette manière se trouve
d'accord avec la fortune ; mais qu'aussitôt que cet accord cesse, ils
deviennent malheureux.
Je pense, au surplus, qu'il vaut mieux être impétueux que circonspect;
car la fortune est femme : pour la tenir soumise, il faut la traiter avec rudesse
; elle cède plutôt aux hommes qui usent de violence qu'à ceux qui agissent
froidement : aussi est-elle toujours amie des jeunes gens, qui sont moins
réservés, plus emportés, et qui commandent avec plus d'audace.
Le
Prince
CHAPITRE XXVI
Exhortation à délivrer l'Italie
des barbares.
En réfléchissant sur tout ce que j'ai exposé ci-dessus, et en examinant
en moi-même si aujourd'hui les temps seraient tels en Italie, qu'un prince
nouveau pût s'y rendre illustre, et si un homme prudent et courageux trouverait
l'occasion et le moyen de donner à ce pays une nouvelle forme, telle qu'il en
résultât de la gloire pour lui et de l'utilité pour la généralité des
habitants, il me semble que tant de circonstances concourent en faveur d'un
pareil dessein, que je ne sais s'il y eut jamais un temps plus propice que
celui-ci pour ces grands changements.
Et si, comme je l'ai dit, il fallait que le peuple d'Israël fût esclave
des Égyptiens, pour connaître la vertu de Moïse; si la grandeur d'âme de Cyrus
ne pouvait éclater qu'autant que les Perses seraient opprimés par les Mèdes;.
si enfin, pour apprécier toute la valeur de Thésée, il était nécessaire que les
Athéniens fussent désunis : de même, en ces jours, pour que quelque génie pût
s'illustrer, il était nécessaire que l'Italie fût réduite au terme où nous la
voyons parvenue; qu'elle fût plus opprimée que les Hébreux, plus esclave que
les Perses, plus désunie que les Athéniens, sans chefs, sans institutions,
battue, déchirée, envahie, et accablée de toute espèce de désastres.
Jusqu'à présent, quelques lueurs ont bien paru lui annoncer de temps en
temps un homme choisi de Dieu pour sa délivrance ; mais bientôt elle a vu cet
homme arrêté par la fortune dans sa brillante carrière, et elle en est toujours
à attendre, presque mourante, celui qui pourra fermer ses blessures, faire
cesser les pillages et les saccagements que souffre la Lombardie, mettre un
terme aux exactions et aux vexations qui accablent le royaume de Naples et la
Toscane, et guérir enfin ses plaies si invétérées qu'elles sont devenues
fistuleuses.
On la voit aussi priant sans cesse le ciel de daigner lui envoyer
quelqu'un qui la délivre de la cruauté et de l'insolence des barbares. On la
voit d'ailleurs toute disposée, toute prête à se ranger sous le premier
étendard qu'on osera déployer devant ses yeux. Mais où peut-elle mieux placer
ses espérances qu'en votre illustre maison, qui, par ses vertus héréditaires,
par sa fortune, par la faveur de Dieu et par celle de l'Église, dont elle
occupe actuellement le trône, peut véritablement conduire et opérer cette
heureuse délivrance.
Elle ne sera point difficile, si vous avez sous les yeux la vie et les
actions de ces héros que je viens de nommer. C'étaient, il est vrai, des hommes
rares et merveilleux; mais enfin c'étaient des hommes ; et les occasions dont
ils profitèrent étaient moins favorables que celle qui se présente. Leurs
entreprises ne furent pas plus justes que celle-ci, et ils n'eurent pas plus
que vous ne l'avez, la protection du ciel. C'est ici que la justice brille dans
tout son jour, car la guerre est toujours juste lorsqu'elle est nécessaire, et
les armes sont sacrées lorsqu'elles sont l'unique ressource des opprimés. Ici,
tous les vœux du peuple vous appellent; et, au milieu de cette disposition
unanime, le succès ne peut être incertain: il suffit que vous preniez exemple
sur ceux que je vous ai proposés pour modèles.
Bien plus, Dieu manifeste sa volonté par des signes éclatants : la mer
s'est entrouverte, une nue lumineuse a indiqué le chemin, le rocher a fait
jaillir des eaux de son sein, la manne est tombée dans le désert ; tout
favorise ainsi votre grandeur. Que le reste soit votre ouvrage : Dieu ne veut
pas tout faire, pour ne pas nous laisser sans mérite et sans cette portion de
gloire qu'il nous permet d'acquérir.
Qu'aucun des Italiens dont j'ai parlé n'ait pu faire ce qu'on attend de
votre illustre maison; que, même au milieu de tant de révolutions que l'Italie
a éprouvées, et de tant de guerres dont elle a été le théâtre, il ait semblé
que toute valeur militaire y fût éteinte, c'est de quoi l'on ne doit point
s'étonner : cela est venu de ce que les anciennes institutions étaient
mauvaises, et qu'il n'y a eu personne qui sût en trouver de nouvelles. Il n'est
rien cependant qui fasse plus d'honneur à un homme qui commence à s'élever que
d'avoir su introduire de nouvelles lois et de nouvelles institutions : si ces
lois, si ces institutions posent sur une base solide, et si elles présentent de
la grandeur, elles le font admirer et respecter de tous les hommes.
L'Italie, au surplus, offre une matière susceptible des réformes les
plus universelles. C'est là que le courage éclatera dans chaque individu,
pourvu que les chefs n'en manquent pas eux-mêmes. Voyez dans les duels et les
combats entre un petit nombre d'adversaires combien les Italiens sont
supérieurs en force, en adresse, en intelligence. Mais faut-il qu'ils
combattent réunis en armée, toute leur valeur s'évanouit. Il faut en accuser la
faiblesse des chefs ; car, d'une part, ceux qui savent ne sont point
obéissants, et chacun croit savoir; de l'autre, il ne s'est trouvé aucun chef
assez élevé, soit par son mérite personnel, soit par la fortune, au-dessus des
autres, pour que tous reconnussent sa supériorité et lui fussent soumis. Il est
résulté de là que, pendant si longtemps, et durant tant de guerres qui ont eu
lieu depuis vingt années, toute armée uniquement composée d'Italiens n'a
éprouve que des revers, témoins d'abord le Taro, puis Alexandrie, Capoue,
Gênes, Vailà, Cologne et Mestri.
Si votre illustre maison veut imiter les grands hommes qui, en divers
temps, délivrèrent leur pays, ce qu'elle doit faire avant toutes choses, et ce
qui doit être la base de son entre prise, c'est de se pourvoir de forces
nationales, car ce sont les plus, solides, les plus fidèles, les meilleures
qu'on puisse posséder : chacun des soldats qui les composent étant bon
personnellement, deviendra encore meilleur lorsque tous réunis se verront commandés,
honorés, entretenus par leur prince. C'est avec de telles armes que la valeur
italienne pourra repousser les étrangers.
L'infanterie suisse et l'infanterie espagnole passent pour être
terribles ; mais il y a dans l'une et, dans l'autre un défaut tel, qu'il est
possible d'en former une troisième, capable non seulement de leur résister,
mais encore de les vaincre. En effet, l'infanterie espagnole ne peut se
soutenir contre la cavalerie, et l'infanterie suisse doit craindre toute autre
troupe de même nature qui combattra avec la même obstination qu'elle. On a vu
aussi, et l'on verra encore, la cavalerie française défaire l'infanterie
espagnole, et celle-ci détruire l'infanterie suisse ; de quoi il a été fait,
sinon une expérience complète, au moins un essai dans la bataille de Ravenne,
où l'infanterie espagnole se trouva aux prises avec les bataillons allemands,
qui observent la même discipline que les Suisses : on vit les Espagnols,
favorisés par leur agilité et couverts de leurs petits boucliers, pénétrer
par-dessous les lances dans les rangs de leurs adversaires, les frapper sans
risque et sans que les Allemands puissent les en empêcher ; et ils les auraient
détruits jusqu'au dernier, si la cavalerie n'était venue les charger eux-mêmes
à leur tour.
Maintenant que l'on connaît le défaut de l'une et de l'autre de ces deux
infanteries, on peut en organiser une nouvelle qui sache résister à la
cavalerie et ne point craindre d'autres fantassins. Il n'est pas nécessaire
pour cela de créer un nouveau genre de troupe ; il suffit de trouver une
nouvelle organisation, une nouvelle manière de combattre ; et c'est par de
telles inventions qu'un prince nouveau acquiert de la réputation et parvient
à s'agrandir.
Ne laissons donc point échapper l'occasion présente. Que l'Italie, après
une si longue attente, voie enfin paraître son libérateur! Je ne puis trouver
de termes pour exprimer avec quel amour, avec quelle soif de vengeance, avec
quelle fidélité inébranlable, avec quelle vénération et quelles larmes de joie
il serait reçu dans toutes les provinces qui ont tant souffert de ces
inondations d'étrangers! Quelles portes pourraient rester fermées devant lui ?
Quels peuples refuseraient de lui obéir? Quelle jalousie s'opposerait à ses
succès? Quel Italien ne l'entourerait de ses respects ? Y a-t-il quelqu'un dont
la domination des barbares ne fasse bondir le cœur ?
Que votre illustre maison prenne donc sur elle ce noble fardeau avec ce
courage et cet espoir du succès qu'inspire une entreprise juste et légitime ;
que, sous sa bannière, la commune patrie ressaisisse son ancienne splendeur, et
que, sous ses auspices, ces vers de Pétrarque puissent enfin se vérifier !
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire